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Full text of "La Revue de Paris"

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LA  REVUE  DE  PARIS 


^^^ 


/ 


LA 


REVUE  DE  PARIS 


VINGT-DEUXIÈME    ANNÉE 


TOME    CINQUIÈME 


Septembre-Octobre   1915 


\ 


PARIS 

BUREAUX  DE  LA  REVUE  DE  PARIS 

85  ^'S    FAUBOURG     SAIXT-HOXOUÉ,    85**'* 


1915 


BP 

sept.-ôcJ'. 


LE  PETIT  PIERRE' 


XII 


FUREUR    SACREE 


Environ  cette  époque,  au  tomber  d'un  beau  jour  d'été,  je 
feuilletais,  près  de  la  fenêtre,  une  Bible  en  images,  très  antique, 
toute  dépenaillée,  et  dont  les  estampes,  d'un  style  pompeux 
et  dur,  excitaient  parfois  ma  surprise,  mais  ne  me  charmaient 
pas,  car  elles  manquaient  de  cette  douceur  sans  laquelle  rien  ne 
m'a  jamais  souri.  Une  seule  me  plaisait,  qui  représentait  une 
dame  portant  une  très  petite  coiffe,  les  cheveux  aplatis  sur 
le  haut  de  la  tête  et  bouffants  sur  les  oreilles,  le  chignon  en 
boule,  très  bien  attifée  à  la  mode  du  temps  de  Louis  XIII, 
avec  un  col  de  dentelle,  et  qui,  debout  sur  une  terrasse  à  l'ita- 
lienne, présentait  à  Jésus-Christ  un  verre  à  pied  rempli  d'eau. 
Je  contemplais  cette  dame  qui  me  semblait  belle,  je  méditais 
cette  scène  mystérieuse  et  surtout  j'admirais  le  verre  pour 
sa  forme  élégante  et  les  pointes  de  diamant  qui  en  ornaient 
le  pied.  Et  j'étais  plein  du  désir  d'un  tel  verre  quand  ma  bonne 
mère  m'appela  et  me  dit  : 

—  Pierre,  nous  irons  demain  voir  Mélanie...  Tu  es  content, 
je  pense? 

Oui,  j'étais  content.   Il  y  avait  déjà  dix-huit  mois  que 

1.  Voir  la  Rev  le  de  Paris  des  15  juillet  et  l»'  août  1915. 

1"  Septembre  1915.  1 


6  lyA     REVUE     DE    PARIS 

Mélanie  nous  avait  quittés  pour  se  retirer  chez  sa  nièce  qui 
était  fermière  à  Jouy-en-Josas.  J'avais  d'abord  désiré  avec 
ferveur  de  revoir  ma  vieille  bonne.  Je  suppliais  ma  chère 
maman  de  me  mener  auprès  d'elle  ;  avec  le  temps,  ce  désir 
s'attiédissait.  Maintenant,  j'étais  accoutumé  à  ne  plus  la 
voir  et  son  souvenir,  déjà  lointain,  s'effaçait  peu  à  peu  de  mon 
cœur.  Oui,  j'étais  content,  mais,  à  vrai  dire,  c'était  surtout 
l'idée  du  voyage  qui  me  réjouissait.  Ma  vieille  bible  ouverte 
sur  les  genoux,  je  pensais  à  Mélanie,  et,  me  reprochant  mon 
ingratitude,  je  m'évertuais  à  l'aimer  comme  autrefois.  Je 
tirai  son  souvenir  du  fond  de  mon  cœur  où  il  était  enfoui,  je 
le  frottai,  le  fis  reluire  et  parvins  à  lui  donner  l'aspect  d'une 
chose  un  peu  usée,   sans   doute,   mais  précieuse. 

A  dîner,  voyant  ma  mère  boire  dans  un  verre  assez  commun, 
je  lui  dis  : 

—  Maman,  quand  je  serai  grand,  je  te  donnerai  un  beau 
verre  à  pied,  long  comme  un  cornet  à  Heurs,  pareil  à  celui 
que  j'ai  vu  dans  une  ancienne  gravure  qui  représente  une 
dame  donnant  à  boire  à  Jésus-Christ. 

—  Je  t'en  remercie  d'avance,  Pierre,  —  répondit  ma  mère, 
—  mais  il  faut  penser  à  apporter  un  gâteau  à  cette  pauvre 
vieille  Mélanie,  qui  aime  beaucoup  la  pâtisserie. 

Nous  allâmes  par  le  chemin  de  fer  à  Versailles.  Au  débar- 
cadère, une  carriole  nous  attendait,  attelée  d'un  cheval  boiteux 
et  que  conduisait  un  garçon  à  jambe  de  bois,  qui  nous  mena  à 
Jouy,  à  travers  une  vallée  où  couraient  des  ruisseaux  dans  les 
prés  et  les  vergers,  et  que  des  bois  sombres  couronnaient. 

—  Cette  route  est  jolie,  —  dit  ma  mère.  —Sans  doute  elle 
était  encore  plus  jolie  au  printemps,  quand  les  pommiers, 
les  cerisiers,  les  pêchers  formaient  des  bouquets  d'une  blan- 
cheur avivée  de  rose.  Mais  il  n'y  avait  alors  dans  l'herbe  que 
des  fleurettes  timides  et  pâles,  telles  que  les  bassinets,  les 
marguerites  des  prés.  Vois  :  les  fleurs  d'été  sont  plus  hardies 
et  portent  au  soleil,  comme  ces  nielles,  ces  bleuets,  ces  pieds- 
d'alouette,  ces  coquelicots,  des  couleurs  éclatantes. 

J'étais  ravi  de  tout  ce  que  je  voyais.  Nous  arrivâmes  à  la 
ferme  et  trouvâmes  madame  Denizot  dans  la  cour,  près  d'un 
tas  de  fumier,  une  fourche  à  la  main. 

Elle  nous  conduisit  dans  la  salle  enfumée  où  Mélanie,  au 


LE     PETIT     PIERRE 


coin  de  la  cheminée,  dans  un  haut  fauteuil  de  bois  blanc  gros- 
sièrement paillé,  tricotait  de  la  laine  bleue.  Un  essaim  de  mou- 
ches bourdonnait  autour  d'elle.  Une  marmite  chantonnait 
dans  l'àtre.  A  notre  venue,  Mélanie  fit  effort  pour  se  sou- 
lever de  son  siège.  Ma  mère  l'y  retint  d'un  geste  affectueux. 
Nous  l'embrassâmes.  Ma  bouche  enfonçait  dans  ses  joues 
molles.  Elle  remuait  les  lèvres,  mais  il  n'en  sortait  pas  de  son. 

—  La  pauvre  vieille,  —  dit  madame  Denizot,  — •  a  perdu 
l'habitude  de  parler.  Ce  n"est  pas  surprenant  :  elle  en  a  si  peu 
l'occasion,  ici! 

Mélanie  essuya  d'un  coin  de  son  tablier  ses  yeux  brouillés. 
Elle  nous  sourit  et  sa  langue.se  délia  : 

—  C'est-il  Dieu  possible  que  vous  voilà,  madame  Nozière? 
Vous  n'avez  pas  changé.  Comme  votre  petit  Pierre  a  grandi  ! 

Il  ne  se  ressemble  plus Le  cher  enfant,  il  nous  pousse  dans 

l'autre  monde. 

Elle  s'enquit  de  mon  père  qui  était  bien  bel  homme  et 
pitoyable  au  pauvre  monde;  de  ma  tante  Chausson  qui  ramas- 
sait les  épingles  qu'elle  trouvait  à  terre,  louable  en  cela,  car 
il  ne  faut  rien  laisser  perdre  ;  de  la  bonne  madame  Laroque, 
qui  me  taillait  des  tartines  de  confitures,  et  de  son  perroquet 
Navarin  qui  m'avait,  un  jour,  mordu  le  doigt  jusqu'au  sang. 
Elle  demanda  si  M.  Danquin,  mon  parrain,  aimait  toujours 
autant  les  truites  au  bleu,  et  si  M.  Bellaguet  avait  marié  ses 
demoiselles.  Tout  en  questionnant  ainsi,  sans  attendre  les 
réponses,  la  bonne  Mélanie  avait  repris  son  ouvrage. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  là,  Mélanie?  —  demanda  ma 
mère. 

— •  Un  jupon  de  laine  pour  ma  nièce. 

La  nièce  dit  tout  haut,  en  haussant  les  épaules  : 

—  Elle  laisse  tomber  des  mailles  qu'elle  ne  relève  pas.  Son 
lé  va  s'apetissant.  C'est  de  la  laine  perdue. 

M.  Denizot,  ayant  décrotté  ses  sabots,  entra  et  salua  la 
compagnie. 

—  Madame  Nozière,  —  dit-il,  — -  vous  pouvez  vous  assurer 
que  la  vieille  ne  manque  de  rien. 

—  Elle  nous  coûte  assez  cher,  —  ajouta  madame  Denizot. 
Je  la  regardais  tricoter  son  jupon,  un  peu  centriste  pour  elle 

•que  ce  fût  de  la  laine  perdue.  Elle  n'avait   qu'un  verre  à 


LA     REVUE     DE    PARIS 


ses  lunettes;  encore  était-il  brisé  en  trois  morceaux,  ce  dont 
elle  ne  semblait  prendre  aucun  souci. 

Nous  causâmes  comme  de  bons  amis,  mais  nous  n'avions 
pas  grand'chose  à  nous  dire.  Elle  abondait  en  maximes  et 
m'enseignait  qu'on  doit  respecter  ses  père  et  mère,  ne  jamais 
perdre  un  morceau  de  pain  et  acquérir  du  savoir  pour  remplir 
ensuite  son  état.  Cela  m'ennuyait.  Donnant  un  autre  tour  à  la 
conversation,  je  lui  appris  que  l'éléphant  était  mort,  et  qu'il 
était  venu  un  rhinocéros  au  Jardin  des  Plantes. 

Alors,  elle  se  mit  à  rire  et  me  dit  : 

—  Je  ris  en  pensant  à  madame  de  Sainte-Luce,  chez  qui,, 
sur  mon  jeune  âge,  j'étais  en  condition.  Un  jour,  elle  alla  voir 
le  rhinocéros  à  la  foire  et  demanda  à  un  gros  homme  habillé 
en  Turc,  si  c'était  lui  le  rhinocéros.  «  —  Non,  madame, 
répondit  le  gros  homme,  mais  c'est  moi  qui  le  montre.  » 

Je  lui  parlai  ensuite  des  Cosaques  qui  étaient  venus  en  France 
en  1815.  Et  elle  me  conta  ce  qu'elle  m'avait  conté  maintes  fois, 
jadis,  dans  nos  promenades. 

—  Un  de  ces  vilains  Cosaques  voulut  m'embrasser.  Je  m'y 
refusai,  et  rien  au  monde  ne  m'y  aurait  lait  consentir.  Ma 
sœur  Célestine  me  disait  de  prendre  garde  que  nous  n'étions 
point  nos  maîtres  et  que,  si  je  rebutais  ainsi  les  Cosaques,  ils 
pourraient  mettre,  de  dépit,  le  feu  au  village.  Et  dans  le  fait, 
ils  étaient  vindicatifs.  Mais  je  ne  me  laissai  point  embrasser. 

—  Mélanie,  est-ce  que  tu  aurais  rebuté  le  Cosaque,  si  tu 
avais  été  sûre  qu'il  brûlerait  le  village  pour  cela? 

—  Je  l'aurais  rebuté,  dussent  mes  père  et  mère,  oncles,, 
tantes,  neveux,  nièces,  frères  et  sœurs,  et  monsieur  le  maire, 
monsieur  le  curé  et  tous  les  habitants,  être  grillés  dans  leurs 
maisons  avec  les  bêtes  et  les  denrées. 

—  Ils  étaient  bien  laids,  n'est-ce  pas,  Mélanie,  les  Cosaques? 

—  Oh  !  oui.  Ils  avaient  le  nez  écrasé,  les  yeux  bridés  et  des 
barbes  de  bouc.  Mais  grands  et  forts.  Et  celui  qui  voulut  m'em- 
brasser était  bel  homme,  en  ce  qu'il  était,  et  bien  découplé. 
C'était  un  chef, 

—  Et  très  méchants,  les  cosaques? 

—  Oh  !  oui.  S'il  arrivait  malheur  à  un  quelqu'un  des  leurs, 
ils  mettaient  le  pays  à  feu  et  à  sang.  On  allait  se  cacher  dans 
les  bois.  Ils  disaient  à  tout  propos  Capoiit  et  faisaient  signe 


LE    PETIT    PIERRE 


de  nous  couper  la  tête.  Quand  ils  avaient  bu  de  l'eau-de-vic, 
il  ne  fallait  pas  les  contrarier  ;  car  alors  ils  devenaient  furieux, 
et  frappaient  tout  autour  d'eux,  sans  regarder  à  l'âge  ni  au 
sexe.  A  jeun,  bien  souvent,  ils  pleuraient  du  regret  d'a\oir 
quitté  leur  pays  et  certains  d'entre  eux  jouaient  sur  une  petite 
guitare  des  airs  si  tristes  que  le  cœur  se  fendait  à  les  entendre. 
Mon  cousin  Niclausse  en  tua  un  et  le  jeta  dans  un  puits.  Mais 
personne  n'en  sut  rien...  Nous  en  logions  une  douzaine  à  la 
ferme.  Ils  puisaient  de  l'eau,  portaient  du  bois  et  gardaient 
les  enfants. 

J'avais  entendu  bien  des  fois  ces  histoires  ;  elles  m'intéres- 
saient toujours. 

Pendant  que  nous  étions  seuls  avec  Méîauie,  ma  mère  lui 
glissa  une  petite  pièce  d'or  dans  la  main,  et  je  vis  la  pauvre 
vieille  la  saisir  en  tremblant,  et  la  cacher  sous  son  tablier,  avec 
une  expression  de  crainte  et  d'avidité  qui  me  fit  de  l.a  peine. 
Était-ce  donc  là  cette  Mélanie  qui  jadis,  à  l'insu  de  ma  mère, 
tirait  tous  les  jours  des  sous  de  sa  poche  pour  m'acheter  de:] 
friandises?... 

Cependant,  la  bonne  créature,  redevenue  confiante  et  par- 
lante comme  autrefois,  rappelait  en  souriant  mes  espiè- 
gleries; disait  combien  je  la  faisais  endêver  soit  en  cachant  ses 
balais,  soit  en  mettant  des  poids  très  lourds  dans  son  panier 
quand  elle  s'apprêtait  pour  aller  au  marché.  Elle  était  gaie 
et  comme  rajeunie.  Alors,  il  me  passa  par  la  tête  de  lui  dire  : 

—  Et  tes  caslrolles,  Mélanie,  tes  belles  caslrolles  qui  relui- 
saient et  que  tu  aimais  tant? 

A  ce  souvenir,  Mélanie  soupira  et  de  grosses  larmes  coulèrent 
sur  ses  joues  ridées. 

Notre  couvert,  à  ma  mère  et  à  moi,  éta  it  mis  dans  la  cham- 
bre à  coucher  qui  sentait  la  lessive.  Les  murs  étaient  blanchis 
à  la  chaux  et  l'on  voyait,  contre  la  glace  de  la  cheminée,  les 
portraits  au  daguerréotype  de  monsieur  et  de  madame  Denizot 
<it  un  vieux  diplôme  de  maître  d'armes  tout  fleuri  de  drapeaux 
tricolores.  Je  demandai  qu'on  fît  déjeuner  ma  vieille  bonne 
avec  nous.  Mais  la  fermière  objecta  que  sa  tante  n'avait  plus 
de  dents,  mangeait  lentement,  qu'elle  avait  l'habitude  de 
prendre  ses  repas  seule  dans  la  salle,  et  que,  si  nous  la  placions 
à  table  à  notre  côté,  elle  se  sentirait  gênée. 


10  LA     REVUE     DE    PARIS 

Je  déjeunai  fort  bien  d'une  omelette  aux  fines  herbes, 
d'une  aile  de  poulet  au  gros  sel  et  d'un  morceau  de  fromage. 
Je  bus  un  doigt  de  vin  bleu,  et  ma  mère  me  conseilla  d'aller 
faire  une  promenade  autour  de  la  ferme. 

Le  soleil,  qui  commençait  à  descendre,  brisait  ses  flèches  de 
feu  contre  les  feuilles  tranquilles  des  arbres.  De  légers  nuages 
blancs  se  tenaient  immobiles  dans  le  ciel.  Des  alouettes  chan- 
taient au  ras  des  champs.  Une  joie  inconnue  s'empara  de  mon 
âme.  La  nature  pénétrait  en  moi  par  tous  les  sens  et  m'embra- 
sait d'une  ardeur  délicieuse.  Je  criai,  je  bondis  dans  la  futaie, 
ivre,  en  proie  à  ce  délire  que  j'ai  reconnu  plus  tard  dans  les 
poètes  grecs  qui  célèbrent  les  danses  des  Ménades.  Et  comme 
elles,  j'agitais  en  dansant  un  thyrse  arraché  à  un  jeune  cou- 
drier. Foulant  l'herbe  et  les  fleurs,  étourdi  d'air  et  de  parfums, 
llagellé  par  les  branches  flexibles,  je  fuyais. 

Ma  mère  m'appela,  m'attira  sur  son  cœur  : 

■ —  Pierrot,  ■ —  me  dit-elle,  un  peu  inquiète,  —  comme  tu  es 
rouge  !  Tu  es  tout  en  sueur  ! 


XIII 


PREMIERE  RENCONTRE  AVEC  LA  LOUVE  ROMAINE 

—  Il  ne  peut  pourtant  pas  rester  toujours  à  muser  du  matin 
au  soir  avec  Justine,  —  dit  ma  mère. 

■ —  Et  à  hre  tous  les  livres  qui  lui  tombent  sous  la  main, 
—  dit  mon  père.  —  Hier,  je  l'ai  trouvé  plongé  dans  un  traité 
d'obstétrique. 

L'on  résolut  de  me  mettre  en  pension. 

Après  de  longues  recherches,  mon  père  trouva  ce  qui  me 
convenait  ;  une  maison  d'éducation  tenue  par  des  prêtres  et 
fréquentée  par  des  enfants  de  bonne  famille,  deux  points^ 
essentiels  pour  mes  parents  qui  avaient  des  sentiments  reli- 
gieux et  des  penchants  aristocratiques.  Ne  voulant  point  se 
séparer  de  leur  enfant  unique,  ils  ne  firent  pas  de  moi  un 
pensionnaire,  ce  dont  je  leur  garde  une  reconnaissance  qui 
ne  finira  qu'avec  ma  vie.  Quant  à  m'envoyer  comme  externe 


LE     PETIT     PIERRE  11 

deux  heures  le  matin,  deux  heures  le  soir,  ils  ne  le  jugèrent  ni 
possible,  ni  désirable.  Ma  mère  souffrait  en  ce  temps-là  d'une 
maladie  de  cœur  et  Justine,  occupée  de  la  cuisine  et  du 
ménage,  n'avait  pas  le  temps,  en  vérité,  de  me  conduire  deux 
fois  le  jour  au  lieu  lointain  de  mes  études  et  de  m'y  aller  cher- 
cher deux  fois.  On  craignait  d'ailleurs  que,  dans  la  maison 
paternelle,  je  ne  fisse  pas  exactement,  faute  de  surveillance, 
les  travaux  prescrits.  Crainte  bien  fondée,  car  je  ne  me  serais 
pas  facilement  livré  aux  bonnes  études,  pendant  que  Justine 
préparait  dans  sa  cuisine  l'inondation  et  l'incendie,  ou  luttait 
dans  le  salon  avec  Moïse  et  Spartacus.  Pour  ne  me  point 
exiler  loin  des  miens,  et  cependant  me  soumettre  à  une  exacte 
discipline,  on  me  constitua  demi-pensionnaire.  Justine  eut  la 
charge  de  me  conduire  à  l'institution  Sainte-Anne  le  matin  à 
huit  heures,  et  d'aller  m'y  chercher  l'après-midi  à  quatre 
heures. 

Cette  institution  Sainte-Anne  occupait  un  vieil  hôtel  de  la 
rue  Bonaparte,  qui  avait  grand  air. 

Je  ne  dis  pas  que  j'en  goûtais  le  style,  ni  que  j'estimais  à  son 
prix  le  grand  escalier  de  pierre,  avec  sa  rampe  en  fer  forgé, 
et  les  grands  salons  blancs,  verdis  par  le  reflet  des  arbres, 
où  M.  Grépinet  nous  faisait  la  classe.  Mon  goût  mal  poli  me 
portait  plutôt  à  admirer  la  chapelle  avec  sa  Vierge  peinte, 
ses  fleurs  en  papier  dans  des  vases  sous  des  globes,  et  sa  lampe 
d'or  qui  pendait  d'un  ciel  bleu,  semé  d'étoiles. 

L'institution  Sainte-Anne  servant  d'école  préparatoire  au 
collège  X...,  on  n'y  gardait  que  des  petits  qui  n'y  étaient 
pas,  ainsi  que  dans  les  lycées,  en  proie  aux  grands  comme  les 
goujons  aux  brochets  dans  les  rivières  et  les  étangs.  D'un  âge 
tendre,  égaux  en  faiblesse,  encore  peu  avancés  en  méchanceté, 
nous  ne  nous  opprimions  pas  trop  les  uns  les  autres.  Les  maîtres 
montraient  de  la  douceur.  La  puérilité  des  surveillants  les 
rapprochait  de  nous.  Enfin,  sans  me  plaire  beaucoup  dans 
cette  maison,  je  n'y  éprouvai  pas  ces  tristesses  qui  devaient 
plus  tard  assombrir  ma  vie  scolaire. 

Jugeant  que  mademoiselle  Mérelle  m'avait  suffisamment 
appris  le  français,  on  me  mit  au  latin  et  je  fus  classé,  je  n'ai 
jamais  su  pour  quelle  raison,  parmi  les  élèves  sachant  un  peu 
de  grammaire  et  ayant  expliqué  VEpitome.  Mais  est-il  tou- 


12  LA     REVUE     DE     PARIS 

jours  si  facile  de  découvrir  une  raison  aux  actes  des  adminis- 
trations publiques  ou  privées?  Au  temps  où  l'on  me  mit  dans 
la  classe  de  M.  Grépinet,  un  penseur  à  l'œil  doux  et  portant 
des  moustaches  gauloises,  nommé  Victor  Considérant,  que 
je  vis  maintes  fois  péchant  à  la  ligne  sous  le  pont  Royal, 
annonçait,  sur  la  foi  de  Fourier,  son  maître,  que  les  hommes 
jouiront  d'une  bonne  administration  quand  ils  se  trouveront 
en  harmonie,  c'est-à-dire  dans  un  état  exactement  réglé  par 
Victor  Considérant  lui-même.  Alors  un  petit  animal  aussi 
ignorant  que  j'étais  n'entrera  pas  dans  la  classe  de  M.  Grépi- 
net, et  la  condition  humaine  s'améliorera  sur  beaucoup 
d'autres  points.  Nous  ne  ferons  que  ce  qu'il  nous  plaira  ;  nous 
aurons  comme  les  babouins  une  queue  pour  nous  pendre  aux 
arbres  et  un  œil  au  bout  de  cette  queue.  C'est  ainsi  du  moins 
que  mon  parrain  exposait  la  doctrine  phalanstérienne.  En 
attendant,  les  choses  continuent  à  marcher  du  même  train 
que  dans  mon  enfance,  et  le  sort  des  écoliers  d'aujourd'hui 
n'est,  à  tout  prendre,  ni  meilleur  ni  pire  que  celui  du  petit 
Pierre.  Mon  professeur  donc  s'appelait  Grépinet.  Je  le  vois 
comme  s'il  était  assis  devant  moi.  Doué  d'un  gros  nez  et  d'une 
lippe  disgracieuse,  il  ressemblait  à  Laurent  de  Médicis,  non 
par  la  libéralité  de  ses  mœurs,  mais  par  la  laideur  de  son 
visage.  C'est  ce  dont  je  me  suis  avisé  quand  j'ai  vu  des  médailles 
du  Magnifique.  Si  l'on  avait  des  médailles  de  M.  Grépinet,  on 
ne  les  distinguerait  de  celles  de  Laurent  que  par  la  facture  : 
les  deux  profils  seraient  semblables.  M.  Grépinet  était  très 
bon  homme,  ou  je  me  trompe  fort,  et  faisait  très  bien  sa  classe. 
Il  n'y  a  point  de  sa  faute  si  je  profitai  si  mal  de  ses  leçons. 
La  première  m'enchanta.  A  la  voix  de  M.  Grépinet,  je  vis  sortir 
comme  par  une  opération  magique,  d'un  livre  plus  indéchiffrable 
pour  moi  que  le  plus  indéchiffrable  grimoire,  le  De  Viris,  des 
scènes  ravissantes.  Un  berger  trouve  dans  les  roseaux  du  Tibre 
deux  enfants  nouveau-nés  qu'une  louve  nourrit  de  son  lait;  il 
les  porte  dans  sa  cabane,  où  sa  femme  en  prend  soin,  et  les  élève 
comme  des  pâtres,  ne  sachant  pas  que  ces  jumeaux  sont  du 
sang  des  rois  et  des  dieux.  Je  les  voyais  à  mesure  que  la  voix 
du  maître  les  tirait  des  ténèbres  du  texte,  les  héros  d'une  si 
merveilleuse  histoire,  Numitor  et  Amulius,  rois  d'Albe  la 
Longue,  Rhea  Silvia,  Faustulus,  Acca  Laurentia,  Remus  et 


LE     PETIT     PIEHRE  13 

Romulus.  Leurs  aventures  occupaient  toutes  les  facultés  de 
mon  âme  ;  la  beauté  de  leurs  noms  me  les  faisait  paraître 
beaux.  Quand  Justine  me  ramena  à  la  maison,  je  lui  décrivis 
les  deux  jumeaux  et  la  louve  qui  les  nourrissait,  et  lui  contai 
enfin  toute  l'histoire  que  je  venais  d'apprendre  et  qu'elle  eût 
mieux  écoutée,  si  ses  esprits  eussent  été  moins  émus  d'une  pièce 
fausse  de  deux  francs,  que  le  charbonnier  lui  avait  subrepti- 
cement passée  ce  jour  même. 

Le  De  Viris  me  causa  encore  quelques  joies.  J'aimai  la 
nymphe  Égérie  qui  inspirait  à  Numa,  dans  une  grotte,  au 
bord  d'une  fontaine,  des  lois  sages.  Mais  bientôt,  les  Sabins, 
les  Étrusques,  les  Latins,  les  Volsques,  me  tombèrent  sur  les 
bras  et  m'assommèrent.  Et  puis,  si  je  savais  mal  le  français, 
je  ne  savais  pas  du  tout  le  latin.  Un  jour,  M.  Grépinet  me 
demanda  d'expliquer  un  endroit  de  cet  obscur  De  Viris  où  il 
s'agissait  des  Samnites.  Je  m'en  montrai  tout  à  fait  incapable 
et  reçus  un  blâme  public.  J'en  pris  le  De  Viris  et  les  Samnites 
en  dégoût.  Mais  mon  âme  se  troublait  au  souvenir  de  Rhea 
Silvia,  à  qui  un  dieu  donna  deux  enfants  qui  lui  furent  ôtés  et 
qu'une  louve  nourrit  dans  les  roseaux  du  Tibre. 

Le  supérieur,  M.  l'abbé  Méyer,  plaisait  par  sa  douceur  et  sa 
distinction.  Il  me  reste  encore  aujourd'hui  l'idée  que  c'était 
un  excellent  homme,  prudent,  affectueux,  maternel. 

Il  dînait  à  onze  heures  au  réfectoire  au  milieu  de  nous  et 
portait  la  salade  à  sa  bouche  avec  ses  doigts.  Ce  que  j'en  dis 
n'est  pas  pour  nuire  à  sa  mémoire.  En  sa  jeunesse,  c'avait  été 
le  bel  usage  :  ma  tante  Chausson  m'a  affirmé  que  mon  oncle 
Chausson  ne  mangeait  pas  autrement  la  romaine. 

M.  le  directeur  venait  souvent  nous  voir  pendant  que 
M.  Grépinet  faisait  la  classe.  Il  nous  faisait  signe  en  entrant 
de  rester  assis  et,  passant  devant  les  bancs,  examinait  le  tra- 
A'ail  de  chacun.  Je  n'ai  pas  remarqué  qu'il  s'occupât  moins  de 
moi  que  des  autres,  qui  étaient  plus  riches  ou  de  plus  haute 
naissance.  Il  nous  parlait  à  tous  avec  une  aménité  qui  était 
surtout  sensible  dans  les  reproches  qu'il  nous  faisait,  et  qui  ne 
décourageaient  point.  Il  ne  grossissait  point  nos  fautes,  ne 
noircissait  point  nos  intentions.  Ses  blâmes  étaient  innocents 
et  légers  comme  nos  crimes.  M.  le  directeur  me  dit  un  jour 
que  j'écrivais  comme  un  chat,  et  cette  comparaison,  neuve  pour 


11  LA     REVUE     DE     PARIS 

moi,  me  donna  un  fou  rire,  qui  s'afïola  encore  de  ce  que  M.  le 
directeur,  pour  me  montrer  comment  on  forme  les  lettres,  prit 
ma  plume,  qui  n'avait  qu'un  bec,  et  écrivit  comme  un  chat  et 
demi. 

Depuis  lors  M.  le  directeur  ne  passa  pas  une  seule  fois  devant 
mon  pupitre  sans  me  recommander  de  ménager  mes  plumes, 
de  ne  les  point  plonger  brutalement  jusqu'au  fond  de  l'encrier, 
et  de  les  essuyer  après  m'en  être  servi. 

—  Une  plume  doit  faire  un  long  usage,  —  ajouta-t-il  un 
jour.  —  Je  connais  un  savant  qui  a  écrit  avec  une  seule  plume 
un  livre  entier,  grand  comme... 

Et  M.  le  directeur,  parcourant  du  regard  la  salle  nue, 
désigna  de  ses  deux  bras  ouverts  la  vaste  cheminée  de  marbre 
rouge. 

J'admirai. 

A  peu  de  temps  de  là,  comme  je  passais  avec  Justine  par  la 
rue  du  Vieux-Colombier,  apercevant  dans  une  cour,  devant 
un  magasin  d'antiquité,  un  saint  de  pierre  si  gigantesque  que 
sa  tête  touchait  aux  fenêtres  du  premier  étage,  et  qui  écrivait 
dans  un  livre  grand  comme  une  cheminée,  d'une  plume  à 
l'avenant,  je  le  donnai  pour  l'ami  de  M.  le  directeur  à  ma 
bonne,  qui  n'y  vit  pas  de  difficulté. 

A  défaut  de  bonheur,  j'avais  quelquefois  des  ivresses.  Il  me 
souvient  de  m'etre  enivré  de  mouvement  et  de  bruit  dans  la 
cour  de  l'institution  pendant  une  des  récréations  qui  suivaient 
le  déjeuner.  En  plaisirs  comme  en  travaux,  la  règle  m'impor- 
tunait. Je  n'aimais  pas  ces  jeux  géométriques  tels  que  les 
barres,  où  tout  était  ramené  à  des  combinaisons  simples.  Leur 
exactitude  m'ennuyait  ;  ils  ne  me  donnaient  pas  l'image  de 
la  vie.  J'aimais  les  jeux  abhorrés  des  mères  et  que  les  surveil- 
lants interdisent  tôt  ou  tard,  pour  le  désordre  qui  s'y  mêle,  les 
jeux  sans,  règle  ni  frein,  les  jeux  violents,  forcenés,  pleins 
d'horreur. 

Or,  ce  jour-là,  dès  que  sur  le  signal  accoutumé  nous  nous 
répandîmes  dans  la  cour,  notre  camarade  Hangard  qui  nous 
dominait  tous  de  sa  haute  taille,  de  sa  voix  forte  et  de  son 
caractère  impérieux,  monta  sur  un  banc  de  pierre  et  nous 
harangua 

loro  sic  orsus  ah  allô. 


LE    PETIT    PIERRE  15 

Hangard  était  bègue  mais  éloquent  ;  c'était  un  orateur,  un 
tribun  ;  il  y  avait  en  lui  du  Camille  Desmoulins. 

—  Moucherons,  —  nous  dit-il,  —  est-ce  que  vous  n'en  avez 
pas  assez  de  jouer  au  chat  perché  et  au  cheval  fondu?  Chan- 
geons de  jeu.  Jouons  à  l'attaque  de  la  diligence.  Je  vais  vous 
montrer  comment  on  s'y  prend.  Ce  sera  très  amusant  ;  vous 
verrez. 

Il  dit.  Nous  lui  répondons  par  des  cris  de  joie  et  des  accla- 
mations. Aussitôt,  faisant  succéder  l'action  à  la  parole,  Han- 
gard organise  le  jeu.  Son  génie  pourvoit  à  tout.  En  un  instant, 
les  chevaux  sont  attelés,  les  postillons  font  claquer  leur  fouet, 
les  brigands  s'arment  de  couteaux  et  de  tromblons,  les  voya- 
geurs bouclent  leurs  bagages  et  remplissent  d'or  leurs  sacs  et 
leurs  poches.  Les  cailloux  de  la  cour  et  les  lilas  qui  bordaient 
le  jardin  de  M.  le  directeur  nous  avaient  fourni  le  nécessaire. 
On  partit.  J'étais  un  voyageur  et  l'un  des  plus  humbles  ;  mais 
mon  âme  s'exaltait  à  la  beauté  du  paysage  et  aux  dangers  de 
la  route.  Les  brigands  nous  attendaient  dans  les  gorges  d'une 
montagne  affreuse,  formée  par  le  perron  vitré  qui  conduisait 
au  parloir.  L'attaque  fut  surprenante  et  terrible.  Les  postil- 
lons tombèrent.  Je  fus  renversé,  foulé  aux  pieds  des  chevaux, 
criblé  de  coups,  enseveli  sous  une  montagne  de  morts.  Se 
dressant  sur  cette  montagne  humaine,  Hangard  en  faisait  une 
forteresse  redoutable  que  les  brigands  escaladèrent  vingt  fois, 
et  dont  ils  furent  vingt  fois  rejetés.  J'étais  moulu,  j'avais  les 
<îoudes  et  les  genoux  écorchés,  le  bout  du  nez  incrusté  d'une 
multitude  de  petites  pierres  aiguës,  les  lèvres  fendues,  les 
oreilles  en  feu;  jamais  je  n'avais  senti  tant  de  plaisir.  La 
cloche  qui  sonna  me  déchira  l'âme  en  m' arrachant  à  mon 
rêve.  Pendant  la  classe  de  M.  Grépinet,  je  demeurai  stupide  et 
privé  de  sentiment.  La  cuisson  de  mon  nez  et  la  brûlure  de 
mes  genoux  m'étaient  agréables  en  me  rappelant  cette  heure 
où  j'avais  si  ardemment  vécu.  M.  Grépinet  me  fit  g)lusieurs 
questions  auxquelles  je  ne  pus  répondre,  et  il  me  traita  d'âne, 
ce  qui  me  fut  d'autant  plus  pénible  que  n'ayant  pas  lu  les 
Métamorphoses,  je  ne  savais  pas  encore  qu'il  me  suffisait  de 
manger  des  roses  pour  redevenir  homme.  L'ayant  appris  à  la 
fleur  de  mes  ans,  j'ai  promené  indolemment  mon  ânerie  dans 
les  jardins  de  la  métaphysique,  et  l'ai  nourrie  des  roses  de  la 


16  LA     REVUE    DE    PARIS 

science  et  de  la  méditation.  Elle  en  a  dévoré  des  buissons 
entiers  avec  leurs  parfums  et  leurs  épines  ;  mais,  sur  sa  tête 
humanisée,  il  a  toujours  percé  un  petit  bout  d'oreille  pointue. 


XIV 

COMMENT   j'eus  UNE   VIE   INTÉRIEURE 

M.  Bellaguet  jouit  jusqu'à  la  dernière  heure  de  la  considé- 
ration réservée  à  l'improbité  prospère.  Sa  famille  reconnais- 
sante lui  fit  des  funérailles  solennelles.  Des  personnages  de 
finance  tenaient  les  cordons  du  poêle.  Derrière  le  char,  le 
maître  des  cérémonies  portait  sur  un  coussin  les  honneurs, 
croix,  cordonSj^plaques  et  crachats. 

Sur  le  passage  du  cortège,  les  femmes  se  signaient,  les 
hommes  du  peuple  se  découvraient  et  murmuraient  les  mots 
de  filou,  d'escroc  et  de  vieux  gredin,  accordant  ainsi  les  res- 
pect de  la  mort  avec  le  sentiment  de  la  justice. 

Mis  en  possession  des  biens  du  défunt,  les  héritiers  fiFent 
opérer  divers  changements  dans  la  maison,  et  ma  mère  obtint 
que  notre  appartement  fût  remanié  et  rafraîchi.  Par  une  meil- 
leure distribution  et  en  supprimant  des  cabinets  noirs  et  des 
placards,  on  constitua  une  petite  pièce  de  plus,  qui  devint  ma 
chambre.  Jusque-là,  je  couchais,  soit  dans  un  cabinet  attenant 
au  salon  et  trop  petit  pour  qu'on  pût  en  tenir  la  porte  fermée 
pendant  la  nuit,  soit  dans  le  cabinet  des  robes  déjà  encombré 
de  meubles,  et  je  travaillais  sur  la  table  de  la  salle  à  manger. 
Justine  interrompait  sans  respect  mes  travaux  pour  mettre 
le  couvert  et  la  substitution  des  plats,  des  assiettes  et  de  l'ar- 
genterie, aux  livres,  au  cahiers  et  à  l'encrier,  ne  s'opérait  jamais 
sans  troj^ble.  Dès  que  j'eus  une  chambre,  je  ne  me  reconnus 
plus.  D'enfant  que  j'étais  la  veille,  je  devins  un  jeune  homme.^ 
Mes  idées,  mes  goûts  s'étaient  formés  en  un  moment.  J'avais 
une  manière  d'être,  une  existence  propre. 

De  ma  chambre,  la  vue  n'était  ni  belle  ni  étendue  ;  elle  don- 
nait sur  une  petite  cour  de  service.  Le  papier^de  tenture  offrait 
aux  yeux  un  semis  de  petits  bouquets  bleus  sur  fond  crème. 


LE     PETIT     PIERRE  17 

Un  lit,  deux  chaises  et  une  table  la  meublaient.  Le  lit  de  fonte 
mérite  d'être  décrit.  Il  était  peint  d'une  couleur  dont  le  choix 
ne  se  concevait  pas  tant  qu'on  n'avait  pas  saisi  qu'elle  imitait 
le  palissandre.  Ce  lit,  historié  en  toutes  ses  parties  dans  le  style 
Renaissance,  tel  qu'on  le  traitait  sous  Louis-Philippe,  présen- 
tait notamment,  à  son  devant,  un  médaillon  orné  de  perles,  d'où 
sortait  une  tête  de  femme  coiffée  d'une  féronnière.  Des  oiseaux 
dans  des  feuillages  ornaient  la  tête  et  le  pied  II  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  que  ces  têtes,  ces  oiseaux,  ces  feuillages  étaient 
de  fonte  de  fer  imitant  le  bois  de  violette  Comment  ma  pauvre 
maman  avait-elle  acheté  une  semblable  chose,  c'est  un  mys- 
tère cruel  que  je  n'ai  pas  le  courage  d'éclaircir?  Une  carpette 
étendue  au  pied  de  ce  lit  offrait  aux  regards  de  jeunes  enfants 
jouant  avec  un  chien.  Sur  les  murs  étaient  pendues  des  aqua- 
relles, représentant  des  Suissesses  en  costume  national.  Le 
mobilier  se  composait  encore  d'une  étagère  où  je  mettais  mes 
livres,  d'une  armoire  de  noyer,  et  d'une  petite  table  Louis  XVI 
en  bois  de  rose,  que  j'eusse  volontiers  échangée  contre  le  grand 
bureau  d'acajou  à  cylindre  de  mon  parrain,  qui  m'eût  acquis, 
à  mon  sens,  plus  de  considération. 

Dès  que  j'eus  une  chambre  à  moi,  j'eus  une  vie  intérieure. 
Je  fus  capable  de  réflexion,  de  recueillement.  Cette  chambre, 
je  ne  la  trouvais  pas  belle.  Je  ne  pensai  pas  un  moment  qu'elle 
dût  l'être.  Je  ne  la  trouvais  pas  laide.  Je  la  trouvais  unique, 
incomparable.  Elle  me  séparait  de  l'univers,  et  j'y  retrouvais 
l'univers.  Elle  m'inspira  le  goût  de  l'étude,  du  travail  et  de 
la  méditation. 


XV 

LES    MALHEURS    DE    LA    FILLE    DES    TROGLODYTES 

Je  ne  retrouvais  plus  en  Justine  cette  ardeur  destructive 
qui  s'était  exercée,  dans  les  premiers  temps  de  sa  condition, 
sur  la  vaisselle  confiée  à  ses  soins  et  les  bronzes  offerts  au 
docteur  Nozière  par  ses  malades  guéris  et  reconnaissants. 
La  cuisine  retentissait  moins  souvent  du  bruit  des  assiettes 

l<^''  Septembre  191.Ï  2 


LA     REVUE     DE    PARIS 


écroulées,  et  des  cris  frénétiques  de  la  jeune  servante  hachant 
le  bout  de  ses  doigts  avec  le  bœuf  bouilli.  Les  feux  de  cheminée 
et  les  inondations  devenaient  plus  rares  ;  les  lustres  ne  tom- 
baient plus  d'eux-mêmes  et  spontanément  sur  les  planchers, 
et  si  mon  père  la  disait  encore  féconde  en  catastrophes,  s'il 
dénonçait  le  génie  sivaïte  de  cette  simple  créature,  s'il  l'accu- 
sait de  troubler  sans  cesse  le  repos  nécessaire  à  l'homme 
d'études,  c'était  qu'incapable  ainsi  que  la  plupart  des  hommes 
de  réformer  ses  jugements  sur  de  nouvelles  expériences,  il 
s'en  tenait  aux  opinions  acquises  et  aux  idées  préconçues. 
Ma  mère,  plus  juste  et  mieux  avisée,  reconnaissait  qu'au  chaos 
des  premiers  jours  succédait,  en  cette  intelligence  servile, 
les  premiers  linéaments  de  l'ordre  et  les  premiers  accords  de 
l'harmonie. 

Justine  avait  fait  sa  paix  avec  le  Spartacus  de  la  pendule. 
Elle  ne  le  frappait  plus  de  la  hampe  de  son  plumeau  dépenaillé 
et  le  héros  ne  menaçait  plus  de  l'écraser  de  son  poids.  Mais  elle 
se  refusait  obstinément  à  croire  qu'il  s'appelât  Spartacus. 
En  vain,  je  m'efforçais  de  le  lui  prouver,  histoire  et  diction- 
naire en  main,  avec  le  pédantisme  niais  et  taquin  d'un  huma- 
niste de  treize  ans.  Elle  opposait  à  mes  démonstrations  un 
sourire  tranquille  et  répondait  invariablement  : 

—  Non  !  Non  !  mon  petit  maître,  il  ne  s'appelle  pas  du  nom 
que  vous  dites.  Oh  !  non  certes. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Vous  seriez  trop  content  si  je  vous  le  disais. 

—  Mais,  Justine,  comment  s' appelle- t-il,  s'il  ne  s'appelle 
pas  Spartacus? 

—  Il  s'appelle  rien  ;  c'est  vous  qui  avez  donné  à  ce  guignol 
un  vilain  nom. 

—  Justine,  apprenez  que  Spartacus  à  la  tête  d'une  troupe 
d'esclaves  défit  quatre  armées  prétoriennes,  trois  armées 
consulaires,  et  qu'enfin,  le  Sénat  ayant  envoyé  contre  lui,  les 
légions  de  Crassus  et  de  Pompée,  forcé  d'accepter  la  bataille, 
il  tua  son  cheval... 

Justine  m'interrompit  : 

— ■  Il  faut  que  j'aille  remuer  mes  lentilles  qui  sont  sur  le 
feu,  car  il  n'y  a  rien  de  traître  comme  les  lentilles  pour  s'atta- 
cher. 


LE     PETIT    PIERRE  19 

Je  la  retins  par  son  tablier. 

—  Justine,  cette  statue  de  Spartacus  est  le  chef-d'œuvre 
'de  monsieur  Foyatier,  un  ami  de  papa,  maintenant  très  vieux. 
Il  était  berger  dans  son  enfance,  et  en  gardant  les  troupeaux, 
il  sculptait  de  petits  animaux  dans  du  bois,  avec  son  couteau... 

—  C'est  comme  mon  frère  Phorien,  —  dit  Justine.  —  Pas 
plus  haut  qu'une  botte,  en  paissant  les  bêtes,  il  faisait  des 
pièges  à  prendre  les  oiseaux  et  toutes  sortes  d'engins.  Il  se 
montrait  déjà  très  capable.  Mais  faut  que  j'aille  remuer  mes 
lentilles. 

Et  Justine  courut  vers  la  cuisine  d'où  s'échappait  une  acre 
odeur  de  brûlé. 

Ce  Spartacus  du  doux  Foyatier,  dont  l'original,  dans  le 
jardin  des  Tuileries,  tournait  jadis  contre  le  château  ses 
regards  irrités  et  ses  poings  menaçants,  je  l'ai  pris  en  grippe 
pour  l'avoir  trop  vu  dans  mon  enfance,  et  parce  que  c'est  un 
morceau  insipide.  M.  Ménage  en  disait  :  «  Ce  bonhomme  est 
baudruchard.  »  Mon  père  l'aimait.  Je  ne  crois  pas,  entre  nous, 
qu'il  l'ait  jamais  vu,  ce  qu'on  appelle  vu.  Il  ne  regardait  rien 
de  ce  qui  ne  touchait  pas  à  sa  profession,  excepté  les  aspects 
de  la  nature,  quand  ils  étaient  riants  ou  sublimes.  Ce  qu'il 
admirait  dans  le  Spartacus  de  son  cher  Foyatier,  c'était  l'idée, 
le  symbole.  Il  considérait  en  cette  figure  le  libérateur  des  oppri- 
més, spectacle  agréable  à  ses  yeux,  car  il  aimait  la  justice  et 
détestait  la  tyrannie. 

—  Si  j'étais  républicain,  —  disait-il,  —  je  pourrais  à  la 
rigueur  admettre  l'oppression  au  nom  d'un  principe  fondamen- 
tal ou  d'un  intérêt  supérieur;  mais  je  suis  royaliste  et  la  pre- 
mière raison  d'être  d'un  roi,  je  dirai  même  son  unique  raison 
d'être,  c'est  de  garantir  la  liberté  des  peuples.  Une  royauté 
oppressive  est  un  non-sens. 

A  quoi  mon  parrain  répondait  : 

—  Malheureusement  le  souverain,  d'ordinaire,  retire  au 
peuple  les  libertés  nécessaires  pour  lui  garantir  les  autres. 

—  C'est  ce  qui  arrive  quand  le  peuple  est  souverain. 

—  Faut-il  qu'un  homme  possède  notre  bien  pour  nous  le 
garder,  et  ne  pouvons-nous  le  garder  nous-mêmes? 

—  En  possédant  tout,  le  roi,  qui  n'est  qu'un  homme,  ne 
possède  rien  que  par  fiction  et  le  peuple  jouit  de  tout.  Au  con- 


20  LA     REVUE     DE    PARIS 

traire,  dans  une  démocratie,  les  partis  qui  gouvernent  et 
forment  une  multitude,  possèdent  réellement  le  bien  commun  ; 
ils  frustrent  le  peuple  qui  ne  jouit  de  rien. 

—  La  liberté  est  le  plus  précieux  des  biens. 

—  A  condition  de  le  perdre.  On  aliène  sa  liberté  chaque  fois 
qu'on  en  use. 

—  Un  républicain  n'en  aliène  jamais  le  principe.  Voilà  la 
différence  ! 

Ainsi  ces  deux  excellents  hommes,  nés  sitôt  après  l'orage 
qui  bouleversa  la  société  jusque  dans  ses  fondements,  dispu- 
taient ensemble  sans  jamais  se  persuader  l'un  l'autre,  et  sans 
s'apercevoir  jamais  de  l'évidente  inutilité  de  leurs  paroles. 
Ils  étaient  Français  et  aimaient  l'éloquence. 

Cependant  Justine  avait  un  amoureux  et  elle  Faimait.  Je 
m'en  étais  aperçu.  A  quels  signes?  Était-ce  à  l'impatience 
anxieuse  avec  laquelle  elle  épiait  le  facteur?  A  la  joie  qui 
brillait  dans  ses  yeux  et  embellissait  son  pauvre  visage  quand 
elle  recevait  une  lettre,  et  à  sa  façon  de  la  glisser  sous  son  cor- 
sage? Au  rayonnement  de  toute  sa  personne?  A  son  humeur 
bizarre  et  changeante?  Aux  brusques  éclats  de  ses  joies,  au 
jaillissement  soudain  de  ses  larmes  très  douces?  Je  ne  saurais 
le  dire.  Mais  pour  moi  tout  en  elle  trahissait  ses  sentiments. 

Tout  à  coup  son  humeur  s'assombrit.  Elle  perdit  ses  cou- 
leurs. Ses  yeux  se  cernèrent  de  noir.  Elle  maigrit.  On  ne  pou- 
vait lui  arracher  une  parole.  Ses  lèvres  amincies  et  serrées, 
semblaient  arrêter  au  passage  des  plaintes  et  des  reproches. 
Le  soir,  elle  étalait  des  cartes  crasseuses  sur  la  table  de  la  cui- 
sine, les  consultait  comme  des  oracles,  puis  les  brouillait  avec 
colère.  Insensiblement,  elje  tomba  dans  un  abattement  pro- 
fond. Elle  ne  regardait  plus  ses  casseroles  ;  elle  oubliait  de 
boire  et  de  manger.  Ses  mouvements  devenaient  difficiles 
et  lents,  et  si  elle  brisait  encore  quelque  vaisselle,  ce  n'était 
plus,  comme  autrefois  dans  une  sorte  de  fureur  sauvage,  mais 
par  l'effet  d'une  langueur  qui  lui  coupait  les  bras  et  lui  amol- 
lissait les  doigts.  Je  ne  doutai  point  que  l'amour  causât  ces 
douleurs  et  que  Justine  eût  perdu  son  amoureux.  Et  il  n'y 
avait  pas  à  en  douter.  J'avais  vu  dans  le  magasin  de  madame 
Letort  une  gravure  représentant  «  l'Abandonnée  »,  une  jeune 
femme  en  robe  de  velours  noir,  assise  sur  un  banc  de  pierre, 


LE     PETIT    PIERRE  21 

dans  une  forêt  dépouillée  par  l'automne.  Justine,  dans  la 
cuisine,  immobile  sur  sa  chaise  de  paille,  ressemblait  à  l'aban- 
donnée, bien  que  moins  jolie  de  beaucoup.  Même  expression 
douloureuse  et  tranquille,  mêmes  regards  perdus  dans  l'espace, 
même  lassitude  des  bras  tombés  inertes  sur  les  genoux.  Son 
état  m'inspirait  un  extrême  intérêt.  Connaissant  la  cause  de 
son  chagrin,  je  souhaitais  qu'elle  me  la  confiât  et  me  permît 
de  la  consoler.  Mais  je  ne  l'espérais  pas.  Je  savais  bien  qu'elle 
ne  me  dirait  point  son  mal,  parce  qu'il  est  embarrassant  de 
parler  de  ces  choses  à  un  garçon,  et  aussi  parce  qu'elle  me 
jugeait  incapable  de  rien  comprendre.  Son  opinion  était  faite 
à  mon  égard.  Je  la  plaignais  çn  silence. 

Un  matin,  elle  resta  très  longtemps,  plus  d'une  heure,  seule 
avec  ma  mère,  dans  la  chambre  aux  boutons  de  rose.  Je  l'en 
vis  sortir  en  larmes  mais  avec  un  air  rasséréné,  et  je  ne  doutai 
pas  alors  quelle  n'eût  confié  son  chagrin  à  sa  maîtresse  et 
qu'elle  n'en  eût  reçu  des  consolations.  Ne  craignant  plus  d'être 
indiscret  je  dis  à  ma  mère  : 

—  Justine  a  été  abandonnée  par  son  fiancé.  C'est  bien 
triste. 

Ma  mère  me  regarda  avec  surprise. 

—  Elle  te  l'a  dit? 

—  Non  maman,  mais  je  le  sais. 

Et  je  lui  expliquai  comment  j'avais  surpris  par  la  seule 
finesse  de  mon  esprit  le  secret  de  Justine,  et  n'en  avais  rien 
révélé  par  discrétion. 

—  C'est  fort  bien  d'être  discret,  —  me  répondit  ma  chère 
maman,  —  mais  tu  l'aurais  été  davantage  en  ne  cherchant 
pas  à  surprendre  des  secrets  qu'à  tous  égards  tu  ne  devais  pas 
connaître.  Pierre,  j'aurais  attendu  de  toi  plus  de  déhcatesse. 

Elle  parlait  sévèrement,  mais  il  me  parut  qu'elle  admirait 
en  secret  ma  perspicacité. 

A  quelque  temps  de  là,  Justine  tomba  malade,  et  quitta  la 
maison  pour  plusieurs  semaines. 

(A  suivre.) 

ANATOLE    FRANCE 


TROUPES  COLONIALES 


LES    CONTINGENTS    CRÉOLES 


Des  mesures  récentes  viennent  d'appeler  les  originaires  de- 
nos  vieilles  colonies  à  participer  à  la  guerre  européenne.  Ainsi 
se  termine  victorieusement  la  longue  et  opiniâtre  campagne 
de  leurs  élus,  notamment  de  M.  Henry  Bérenger.  Ils  savaient 
le  loyal  et  valeureux  concours  que  nous  pouvions  attendre 
de  ces  Français  qui,  nés  hors  de  France,  se  trouvaient  victimes 
d'un  hasard  géographique.  En  nos  anciennes  possessions  — 
«  les  Isles  »  de  nos  pères  —  tout  natif,  quelle  que  soit  sa 
couleur,  est  bien  citoyen  français.  Mais,  par  une  anomalie  singu- 
lière, l'administration  des  Colonies  s'était  évertuée  à  soustraire 
ses  ressortissants  au  devoir  militaire,  en  dépit  des  lois  de  recru- 
tement du  15  juillet  1889  et  du  21  mars  1905.  Sous  des  dehors 
libéraux,  cette  exception  cachait  tout  bonnement  le  préjugé 
des  races.  Elle  faisait  de  ses  apparents  bénéficiaires  des 
«  citoyens  de  seconde  classe  »,  comme  l'assure  l'humour  séné- 
galais, par  forclusion  des  avantages  appréciables  qui  ont  comme 
condition  nécessaire  ou  suiïisante  le  service  militaire:  retraites, 
emplois  civils,  accès  à  certaines  fonctions. 

A  force  d'insistance,  MM.  Bérenger  et  Candace,  l'un  séna- 
teur, l'autre  député  des  Antilles,  étaient  parvenus,  en  1913, 
à  faire  incorporer  les  recrues  des  vieilles  colonies,  avec  les 
coHScrits  de  France,  dans  les  régiments  d'infanterie  coloniale 
du  Midi.  C'était  un  pr-emier  essai  de  vie  militaire  dans  la  métro- 
pole. 


TROUPES     COLONIALES  23 

Il  fut  désastreux.  Les  froids  rigoureux  qui  sévirent  dès  les 
premiers  jours  de  l'hiver  éprouvèrent  cruellement  les  fils  des 
Tropiques,  malgré  tous  les  soins.  Au  16  janvier  1914,  sur 
1  560  appelés,  28  étaient  morts  et  781  réformés.  Une  expé- 
rience aussi  cruelle  faillit  couper  court  à  tout  recrutement 
ultérieur.  Un  instant,  il  fut  même  décidé  de  rendre  incon- 
tinent à  leur  climat  moins  rude  les  survivants  de  l'aventure. 
Toutefois,  la  politique  veillait.  Pour  une  fois,  elle  n'eut  pas 
tort.  Elle  fit  surseoir  à  une  mesure  précipitée,  peut-être 
aussi  prématurée,  puisqu'on  avait  eu  contre  soi  toutes  les 
chances.  Une  fois  faite  cette  sélection  forcée,  les  recrues 
d'outre-mer  furent  versées  en  Algérie,  dans  les  régiments  de 
zouaves.  Elles  y  demeurèrent  sans  encombre.  Après  des 
débuts  que  dépaysement,  mauvaises  impressions  antérieures 
firent  un  peu  pénibles,  elles  satisfirent  vite  aux  données  du  pro- 
blème, faisant  sous  la  chéchia  fort  bonne  figure,  pour  noire 
qu'elle  fût.  M.  Noulens,  alors  ministre  de  la  Guerre,  décida 
donc,  en  appelant  la  classe  1913,  de  renouveler,  encore  en  Algé- 
rie, mais  au  mois  d'avril  et,  partant,  dans  des  conditions  plus 
favorables  que  précédemment,  un  essai  qui,  réussi,  serait  pro- 
fitable pour  le  pays.  Il  dépassait  en  effet  par  ses  conséquences 
les  raisons  peut-être  un  peu  étroites  qui  l'avaient  motivé.  Un 
contingent  minimum  de  1  500  hommes,  c'était  pour  trois  ans 
de  service  4  500  soldats,  soit  une  brigade,  qu'une  exploitation 
progressive  et  plus  expérimentée  de  la  matière  recrutable  eût 
doublé  très  vite  en  une  belle  division.  Appoint  fort  à  consi- 
dérer, pensait-on,  dans  l'état  de  notre  natalité  et  de  nos 
effectifs.  Mais  ce  n'était  pas  tout  —  et  même  après  la  guerre 
présente  qui  n'est  point  éternelle,  cet  argument  sera  de  poids. 
—  Le  service  actif  constituera,  les  hommes  de  retour  au  foyer, 
des  réserves  instruites.  Aux  Antilles,  cela  peut,  à  l'occasion, 
prendre  de  l'importance.  Panama  s'ouvre.  Autour  de  ce  cou- 
loir mondial,  une  fois  passé  l'ouragan  d'aujourd'hui,  des  con- 
voitises se  préciseront,  grandiront,  qui  ne  sont  pas  près  de 
s'éteindre.  Les  tentatives  défuntes  de  l'Allemagne  sont  encore 
présentes  aux  mémoires  :  son  spectre  a  rôdé  autour  de  Saint- 
Thomas,  l'îlot  danois,  facile  à  transformer  en  quelque  Heligo- 
land  ou  Gibraltar,  qu'une  menace  aux  frontières  du  Sleswig 
eût  pu  lui  donner. 


24  LA     REVUE     DE     PARIS 

De  quoi  demain  sera-t-il  fait?  La  France  ne  nourrit  là- 
bas,  c'est  entendu,  aucun  appétit  de  conquête.  Mais  elle  y  a 
des  capitaux,  partant  des  intérêts  auxquels  «  demain  »,  préci- 
sément, donnera  sans  aucun  doute  une  forme  fortement expan- 
sive.  Il  sera  bon  d'y  veiller.  Nous  sommes  payés  pour  savoir 
ce  que  pèsent  la  garantie  des  «  chiffons  de  papier  »  internatio- 
naux et  la  signature,  notamment  en  Amérique,  de  fantoches 
politiques  improvisés  par  les  hasards  électoraux  conducteurs 
de  peuples  et  chefs  d'État.  Concluons  que  le  plus  sur  sera  de 
nous  garder  nous-mêmes.  La  conscription  antillaise  y  pour- 
voira. Elle  nous  fournira  en  tout  temps  les  éléments  d'une 
forte  troupe,  50  000  hommes  au  moins,  à  pied  d' œuvre  et 
dont  on  ne  voit  pas  que  des  concurrents  aient  l'équivalent 
possible.  Nos  réserves  insulaires  pourraient  donc  nous  assurer 
dans  l'avenir,  à  peu  de  frais,  une  situation  militaire  respectable, 
dans  ce  golfe  du  Mexique  où  si  justement  Elisée  Reclus 
signala  une  «  Méditerranée  américaine  »  appelée  au  rôle  de 
«  seconde  sphère  d'attraction  du  monde  ». 

Ces  considérations,  pour  être  de  demain,  tirent  des  leçons 
de  l'actuelle  politique  internationale  une  singulière  valeur. 

Un  bienfait  n'est  jamais  perdu.  La  conscription  antillaise, 
en  consolant  la  France  de  certains  déboires  inhérents  au  geste 
généreux  qu'elle  fit  quand  elle  décida  d'assurer  le  droit  de 
vivre  à  des  races  opprimées,  pourrait  bien  aussi  l'en  récom- 
penser. Déjà  c'est  chose  faite.  Car  les  Français  des  «  Isles  »  ont 
quelque  mérite  à  demander  place  dans  l'armée,  juste  au  plus 
fort  de  la  bataille.  Voici  légitimés  du  coup,  s'il  en  était  besoin, 
tous  les  arguments  qu'ils  avaient  jusqu'alors  invoqués.  Mais 
leur  arrivée  dans  nos  rangs  pose  dans  l'esprit  du  public  une 
question  :  que  vaudront,  comme  militaires,  ces  défenseurs 
venus  de  si  loin?  Or  l'Histoire  nous  renseigne  sur  le  cas  qu'on 
en  fit  autrefois  :  nous  avons  eu  en  tout  temps  et  fréquemment 
l'occasion  d'éprouver  nos  soldats  d'Amérique,  en  immense 
majorité  noirs  ou  de  couleur.  ^ 

Déjà  en  1625,  année  où  Belain  d'Esnambuc,  Urbain  de 
Roissey  et  quelques  compagnons  normands  achètent,  aux 
Antilles,  de  compatriotes  venus  on  ne  sait  d'où  s'installer  là, 
«  deux  forts  èsquels  il  y  a  quatre-vingts  hommes  et  des  muni- 
tions pour  leur  conservation  et  aussi  des  esclaves  jusqu'au 


TROUPES     COLONIALES 


nombre  de  quarante  environ  ;>,  ceux-ci  sont  pour  leur  achar- 
nement au  combat  la  terreur  des  colons  anglais  qui  peu- 
plent les  îles  voisines.  Il  n'est  nullement  exagéré  de  dire  que 
sous  l'ancien  régime  et  jusqu'à  l'ordonnance  de  1765,  dite 
«  des  milices  »,  qui  institua  aux  «  Isles  »  les  premières  troupes 
coloniales  régulières,  pour  les  deux  tiers  d'ailleurs  formées 
d'hommes  de  couleur,  les  esclaves  armés  ont  fourni  le  gros, 
ou  tout  au  moins  partie,  de  toute  expédition,  soit  contre  les 
établissements  étrangers,  soit  contre  les  bandes  de  «  marrons  ». 
Ils  s'y  distinguent.  En  1697  par  exemple,  ils  prennent,  sous 
M.  de  Pointis,  une  part  si  honorable  à  l'assaut  de  Carthagène 
que  le  roi  libère  en  bloc  ceux  d'entre  eux  qui  ont  pris  part 
à  l'expédition.  Plus  tard,  nous  voyons  Maurice  de  Saxe  incor- 
porer à  son  régiment  de  «  Saxe- Volontaires  »,  sa  fameuse 
garde  particulière,  toute  d'Antillais  noirs  montés  sur  chevaux 
blancs,  troupe  incontinent  si  populaire  par  sa  bravoure  et 
son  originalité,  qu'elle  légua  pour  un  siècle  son  uniforme  vert 
à  nos  dragons.  Ceux  d'aujourd'hui,  tout  comme  nos  cuirassiers 
et  nos  gardes  républicains,  ne  se  doutent  guère  qu'ils  portent 
encore  le  casque  sous  lequel  leurs  devanciers  noirs  sabrèrent 
les  Anglais  à  Fontenoy  avec  l'illustre  et  bouillant  maréchal. 
Telle  était  son  estime  pour  sa  garde  que,  s'autorisant  de  son 
exemple,  il  soumit  au  roi  un  véritable  plan  d'armée  noire, 
trop  hardi  pour  cette  époque  esclavagiste  et  qui,  pour  cette 
raison,  échoua. 

Dans  son  volume  la  Force  Noire,  le  général  Mangin  a  résumé 
l'admirable  défense  du  conventionnel  Victor  Plugues  et  de  ses 
troupes  noires,  créées  de  toutes  pièces  sur  place,  à  la  Guade- 
loupe. Leurs  exploits  nous  conservèrent  la  colonie,  abandonnée 
de  la  métropole  impuissante.  La  Revue  de  Paris  du  15  août  1913 
a  signalé  sous  la  signature  de  M.  Jacques  Rambaud  les  sei-vices 
du  régiment  «  Royal-Africain  ^  »,  précédemment  «  Bataillon 
des  pionniers  dé  Mantoue  »,  dont  la  monographie,  curieuse 
à  souhait,  vaudrait  d'être  écrite.  Composé  de  noirs  jetés  en 
France  par  les  convulsions  politiques  des  Antilles,  ce  corps 
formait,  dans  l'armée  napolitaine,  une  troupe  d'élite,  et  l'une 
des  seules  solides.  Il  combat  les  Anglais  à  Gaëte,  Fra  Diavolo 

1.  Fra  Diavolo,  par  M.  Jacques  Rambaud. 


26  LA     REVUE    DE    PARIS 

dans  les  Calabres,  puis  les  Cosaques  dans  les  neiges  de  Russie^ 
toute  l'Europe  à  Leipzig.  Ségur,  dans  ses  Souvenirs  d'un  aide 
de.  camp  de  Napoléon,  rend  hommage  à  l'insouciante  bravoure 
des  noirs  du  Royal-Africain,  courant  après  les  bombes  pour 
en  arracher  la  mèche  avant  explosion.  Citons  cet  autre  témoi- 
gnage aussi  concluant,  moins  connu,  mais  confirmant  utile- 
ment les  précédents  : 

...  Voilà  les  hommes  qui  ne  cessent  de  dire  que  les  nègres  sont  des 
lâches  I  Qu'ils  interrogent  30  000  Français  qui  ont  vu  le  régiment  noir 
dans  les  Calabres  et  au  siège  de  Gaëte  :  ce  sont  des  noirs  de  Saint- 
Domingue  et  des  colonies  françaises  ;  il  n'y  a  pas  un  officier,  pas  un 
soldat  qui  n'ait  admiré  l'excessive  audace  de  ce  régiment. 

Au  siège  de  Gaëte,  ils  ont  fait  des  prodiges  de  valeur,  les  boulets 
les  enlevaient  par  rangs  ;  ils  n'étaient  pas  plus  ébranlés  que  les  plus 
intrépides  Français  ;  ils  couraient  après  les  bombes,  et,  avec  un  gazon 
à  la  main,  ils  empêchaient  presque  toujours  l'efTet  de  ce  projectile  '. 

En  1808,  une  compagnie  de  noirs,  commandée  par  un  capitaine 
blanc  et  un  ofTicier  noir,  fut  envoyée  en  colonne  mobile  dans  les  mon- 
tagnes de  la  Calabre.  Ils  furent  attaqués  par  plus  de  1  500  Calabrais  : 
la  compagnie  prit  position  et  se  battit  avec  un  sang-froid  digne  de  leur 
chef  et  d'eux.  N'ayant  plus  de  cartouches,  ayant  perdu  50  des  leurs» 
ou  leur  parla  de  se  rendre;  ils  s'y  opposèrent  :«  Quoil  nous  rendre? 
Quoi  1  Royal- Africain  déshonorer  l'armée  française?  Non.  «  disaient 
le  lieutenant  nègre  et  tous  les  autres.  ■ — «Mais  nous  sommes  cernés  l 
— ^  A  la  baïonnette,  capitaine,  et  nous  passerons  au  travers  de  ces- 
brigands.  » 

Le  capitaine  eut  la  faiblesse  de  capituler  ;  mais  jamais  les  nègres  ne 
voulurent  mettre  bas  les  armes.  Arrivés  à  leur  destination  et  se  croyant 
eu  sûreté,  ils  furent  fusillés  ainsi  que  leur  capitaine. 

Cette  horrible  action  irrita  tellement  les  Africains  que  l'on  n'osa 
pas  renvoyer  le  régiment  en  Calabre  ;  il  aurait  tout  tué  '. 

1.  Cf.  Séjur,  loc.  cil. 

2.  Des  Colonies  et  parlicnlièremenl  de  celle  de  Sainl-Domingue,  par  le  colo- 
nel Malenfant,  sous-inspecteur  aux  Revues,  propriétaire  à  Saint-Domingue, 
ec-délégué  du  gouvernement  français  -h  Surinam.  —  Paris,  Audibert,  1814, 
p.  242.  Cet  ouvrage  e;t  devenu  fort  rare. 

Malenfant,  né  à  Rennes,  commande  les  avant-postes  des  troupes  du  comte  de- 
Boutillier  pendant  les  troubles  de  Saint-Domingue  (1792)  ;  puis  une  compagnie 
de  gardes  nationaux  dans  la  colonie  (1793)  ;  joue  entre  les  commissaires  de  la 
Convention,  Polverel  et  Sautbonax,  et  la  municipalité  de  Port-au-Prince,  un  rôle 
conciliateur;  blessé  et  transporte  à  la  Jamaïque  par  les  Anglais,  il  demeure  pri- 
sonnier sur  parole,  grâce  à  la  recommandation  du  marquis  de  la  Rochejacquelein. 
Inspecteur  général  des  biens  et  cultures  séquestrés  à  Saint-Domingue  en  l'an  IV,. 
colonel  adjoint  à  l'état-major  du  général  Moreau  à  l'armée  du  Rhin  (1800),  sur  le- 
point  d'être  nommé  inspecteur  aux  Revues  à  Saint-Domingue,  est  l'objet  à  Brest 


TROUPES     COLONIALES  .    27 

Leur  couleur  n'empêchait  nullement  ces  soldats  exotiques 
d'avoir  leur  point  d'honneur.  Le  même  auteur  nous  apprend 
en  elîet  qu'  «  ils  vivaient  très  bien  avec  les  troupes  françaises,  à 
quelques  coups  de  sabres  et  de  fleurets  mouchetés  près,  qu'ils 
donnaient  aux  soldats  qui  les  appelaient  nègres  ou  mauri- 
cauds  (sic)  ». 

Arrivons  maintenant  à  d'autres  faits  quasi  oubliés,  sinon 
complètement  ignorés,  bien  qu'ils  datent  d'hier:  ils  remontent 
seulement  à  la  campagne  du  Mexique.  Plus  près  de  nous,  ils 
se  comparent  mieux  aux  cas  analogues  du  temps  présent. 

L'émancipation  définitive  des  esclaves  avait  eu  pour 
résultat  de  raréfier  à  l'extrême,  au  milieu  du  siècle  dernier, 
la  main-d'œuvre  au  Nouveau-Monde.  A  peine  échappés  à 
l'ergastule,  les  noirs  avaient  interprété  la  liberté  nouvellement 
acquise  surtout  comme  le  droit  de  vivre,  sous  leur  doux  climat, 
sans  rien  faire.  Si  la  nonchalance  créole,  passive  par  crainte 
de  l'efTort,  finissait  par  s'accommoder  d'une  situation  aussi 
défavorable  dans  le  privé,  la  chose  publique  avait,  elle,  d'autres 
exigences.  Or,  construire  un  pont,  une  route,  réparer  un  phare 
étaient  devenus  d'insolubles  problèmes.  On  avait  donc  dû, 
aux  Antilles,  se  servir  des  soldats  français  du  génie;  remède 
pire  que  le  mal.  Soumis  aux  fatigues  résultant  de  travaux  cor- 
porels, les  malheureux  sapeurs  mouraient,  sous  le  ciel  des 
tropiques,  de  fièvres,  paludéenne  ou  jaune,  et  de  fatigues. 
La  solution  était  donc  coûteuse  pour  un  rendement  presque 
nul.  Il  fallait  trouver  autre  chose. 

Le  gouvernement  local  de  la  Martinique  imagina  alors  de 
créer  un  corps  spécial  de  soldats-ouvriers  indigènes,  troupe 

d'une  dénonciation  du  général  Leclerc,  comme  présumé  favorable  aux  noirs  et 
parent  du  général  Moreau  dont  il  était  seulement  l'ami.  Débarqué  le  21  frimaire 
an  X,  pour  motif  de  santé,  est  inscrit  réformé.  Court  trois  ans  les  mers  avec  une 
cargaison  et  retrouve,  en  septembre  1805,  Moreau,  lors  de  son  arrivée  à  Phila- 
delphie. En  1808,  le  duc  de  Feltre,  ministre  de  la  Guerre,  rappelle  au  service 
Malenfant,  fort  prisé  du  maréchal  Perigron,  des  généraux  Dessoles  et  Grenier. 
On  le  reçoit  à  Naples.  Il  se  ralUe  le  3  avril  1814  aux  Bourbons  et  est  nommé 
soUs-inspecteur  aux  Revues  à  Rennes  (13«  division  militaire),  titre  sous  lequel 
il  figure  à  l'annuaire  royal  de  1814-1815.  On  perd  ensuite  sa  trace.  Il  n'est  pas 
décédé  à  Rennes  où  sa  famille  est  éteinte.  Par  les  détails  qu'elle  fournit  au  cours 
d'une  époque  et  d'une  vie  singulièrement  accidentées,  l'histoire  de  ce  personnage 
serait  intéressante  à  reconstituer.  (Renseignements  dus  à  l'aimable  obligeance 
de  M.  R.  le  Bourdellès,  conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  Rennes.) 


28      •  LA     REVUE     DE    PARIS 

éminemment  économique  en  même  temps  qu'insensible  aux 
atteintes  du  climat.  Les  propositions  du  gouverneur,  le  comte 
de  Gueydon,  retouchées  à  Paris,  aboutirent,  le  23  février  1854, 
à  la  formation  d'une  compagnie  de  sapeurs-mineurs  coloniaux, 
encadrée  par  l'artillerie  de  marine.  Le  projet  avait  vivement 
frappé  l'empereur  :  toutes  difficultés  s'en  trouvèrent  aplanies. 
Afin  de  développer  les  ressources  en  gradés  indigènes,  on  auto- 
risa, plusieurs  années  durant,  les  différentes  colonies  de  peuple- 
ment noir  à  envoyer  en  France  un  certain  nombre  de  jeunes 
gens  y  faire  leur  éducation  spéciale,  au  cours  d'un  engagement 
contracté  dans  les  troupes  métropolitaines  du  génie. 

Le  souverain  veilla  lui-même  au  bon  accord  —  assez  rare  - — 
entre  les  deux  départements  intéressés.  Guerre  et  Marine.  On 
vit  par  exemple  le  ministre  de  la  Marine  se  déclarer  «  très 
heureux  qu'il  fût  possible  de  former  avec  l'élément  indigène 
de  bons  sous-officiers  qui  fourniraient  un  contingent  précieux  ^ 
aux  compagnies  d'ouvriers  coloniaux  :  «  Je  me  suis  en  consé- 
quence entendu,  ajoute~t-il,  avec  S.  E.  le  Ministre  de  la 
Guerre  qui  m'a  fait  connaître  qu'il  était  tout  disposé  à  admettre 
dans  les  régiments  du  génie  les  jeunes  créoles  que  je  lui 
désignerai  ^  »  «  Créoles  »  est  ici  un  euphémisme  :  un  état  de 
mutation  des  «  créoles  »  passés  du  l^'*  génie  (Montpellier)  au  3<^ 
(Metz)  porte  en  effet,  vis-à-vis  du  nom  de  l'un  d'eux,  d'Erne- 
ville.  Sénégalais,  la  mention  «  presque  blanc  >^ 

Dans  ses  comptes  de  fin  d'exercice,  la  Martinique  s'aperçut 
très  vite  qu'elle  avait  fait,  en  créant  ses  sapeurs  noirs,  une 
heureuse  opération.  Les  résultats  obtenus  motivèrent  de 
l'Administration  centrale  un  projet  analogue,  étendu  à  toutes 
nos  colonies.  Comme  conséquence,  une  dépêche  du  ministre 
de  la  Marine,  datée  du  19  décembre  1856,  provoquait  la  forma- 
tion d'une  nouvelle  compagnie  à  la  Réunion.  En  1858,  la 
Guadeloupe  suivait  à  son  tour  cet  exemple.  L'empereur,  con- 
vaincu, se  fit  présenter,  lors  de  la  préparation  du  budget 
de  1860,  un  rapport  du  ministre  de  l'Algérie  et  des  Colonies  sur 
la  question.  Il  est  intéressant  d'y  relever  certaines  idées  qui 
sont,  pour  l'époque,  des  découvertes  : 

Lors  de  la  discussion  du  budget  de  1854,  en  séance  du  Conseil  d'État, 
Votre  Majesté  a  posé  en  principe  que  l'élément  indigène  devait  entrer 

1.  Dépêche  au  gouverneur  de  la  Guadeloupe,  en  date  du  4  mal  1861. 


TROUPES     COLONIALES  29 

dans  une  certaine  proportion  dans  la  composition  de  nos  garnisons  colo- 
niales... 

Parmi  les  corps  indigènes  dont  la  création  a  été  efïectuée  par  des 
arrêtés  locaux  figurent  trois  compagnies  d'ouvriers  militaires,  à  la 
Martinique,  à  la  Réunion  et  à  la  Guadeloupe. 

La  première,  organisée  depuis  environ  six  ans,  sous  la  dénomination 
de  «  compagnie  de  sapeurs-mineurs  »,  a  déjà  rendu  d'importants 
services  et  M.  le  Gouverneur  de  la  Martinique  ne  laisse  échapper  aucune 
occasion  de  manifester  la  confiance  que  lui  inspire  cette  troupe  indigène. 
Les  deux  autres  compagnies,  créées  plus  récemment,  sous  le  nom  de 
«  compagnies  indigènes  d'ouvriers  du  génie  »  sont  encore  en  voie  de 
formation  '... 

Puis,  venant  à  parler  de  l'unité  à  constituer  au  Sénégal  : 

L'aptitude  militaire  des  noirs  sénégalais  ne  saurait  être  mise  en 
doute,  depuis  que  le  bataillon  de  tirailleurs-  montre  chaque  jour  qu'on 
peut  tirer  de  ces  hommes  les  plus  utiles  services... 

Issu  de  ce  rapport,  un  décret  du  4  avril  1840  créa  quatre 
((  compagnies  indigènes  d'ouvriers  du  génie  »  stationnées  à 
la  Martinique,  la  Guadeloupe,  la  Réunion  et  au  Sénégal, 
dépendant  non  plus  des  gouvernements  locaux,  mais  de  l'auto- 
rité métropolitaine  :  de  locales  qu'elles  étaient,  ces  troupes 
devenaient  françaises. 

La  compagnie  de  la  Réunion  n'eut  aucun  rôle  militaire  à 
jouer  ;  celle  du  Sénégal  eut  une  page  brillante  dans  la  conquête 
du  Sénégal,  où  l'employa  Faidherbe  ;  mais  son  effort  y  resta 
confiné.  Les  compagnies  de  la  Martinique  et  de  la  Guadeloupe, 
au  contraire,  combattirent  au  Mexique  côte  à  côte  avec  les 
vétérans  de  Crimée  et  d'Italie,  —  comme  leurs  compatriotes  du 
Royal-Africain  avaient  marché  jadis  du  même  pas  que  les 
grognards  de  la  Révolution  et  de  l'Empiré  jusque  dans  les 
neiges  de  Russie.  Il  n'apparut  pas  que  les  fils  eussent  dégénéré 
et  cela  prouve  qu'en  ne  demandant  jusqu'ici  aucun  service 
à  ses  fils  noirs  des  Antilles,  la  France  s'est  privée  d'une  res- 
source précieuse,  qu'il  suffit  de  savoir  utiliser. 

Ils  furent  au  Mexique  de  redoutables  soldats. 

A  peine  débarqués  à  la  Vera-Cruz,  le  27  avril  1862,  ils  rele- 
vèrent l'infanterie  de  marine  du  service,  pénible  entre  tous,  où 

1.  L'effectif  fixé  n'avait  pu  être'atteint  complètement  par  voie  d'engagements 
volontaires,  mode  de  recrutement^adopté. 

2.  Créé  par  décret  du  21  juillet_1857. 


-30  LA     REVUE     DE     PARIS 

«lie  avait  vu  fondre  ses  effectifs,  victimes  de  la  fièvre  jaune  :  la 
garde  et  l'entretien  de  la  voie  ferrée  et  des  postes  dans  les 
Terres  chaudes.  Les  noirs  sont  insensibles,  on  le  sait,  à  la 
terrible  endémie.  Mais  il  n'en  restait  pas  moins  aux  compagnies 
antillaises,  pour  remplir  leur  tâche,  à  soutenir  une  guérilla 
meurtrière  contre  un  ennemi  habile  et  farouche.  Elles  vivaient 
dans  l'obligation  permanente,  sous  peine  de  massacre,  de 
prouver  à  tout  instant  avec  éclat  leur  valeur  militaire.  Elles 
n'y  faillirent  pas,  et  certains  combats  qu'elles  soutinrent  eurent 
parmi  les  troupes  du  corps  expéditionnaire  un  retentissement 
mérité.  Telle  l'affaire  de  Téjéria  qui  «  fait  d'autant  plus 
-d'honneur  à  M.  I^^^réchal,  capitaine  d'artillerie  de  marine, 
que  son  détachement  est  entièrement  composé  de  noirs  de  la 
Martinique  et  de  la  Guadeloupe  qu'il  a  recrutés,  disciplinés, 
formés  lui-même.  Pas  un  n'a  bronché  et  les  blessés  ont  con- 
tinué à  se  battre  tant  qu'ils  ont  pu  se  soutenir  ^..  »  Voici  au 
surplus  en  quels  termes  le  ministre  de  la  Guerre  en  informe 
son  collègue  de  la  rue  Royale  : 

Monsieur  le  Ministre  et  cher  collègue, 

Le  journal  des  marches  et  opérations  du  corps  expéditionnaire  du 
Mexique,  pendant  le  mois  de  septembre  dernier,  contient  des  détails 
concernant  une  attaque  qui  a  été  repoussée  par  M.  Maréchal,  capi- 
taine d'artillerie  de  marine.  J'ai  l'honneur  de  donner  ci-après  à  A'otre 
Excellence  extrait  du  journal  précité  : 

<c  Dans  la  nuit  du  23  au  24,  vers  trois  heures  du  matin,  le  poste  de 
la  Téjéria,  à  l'extrémité  du  chemin  de  ter,  est  attaqué  par  une  troupe 
assez  nombreuse  de  guérilleros  à  pied  et  à  cheval,  estimée  à  environ 
800  hommes.  M.  Maréchal,  capitaine  d'artillerie  de  marine,  comman- 
dant le  poste  de  Téjéria,  ayant  sous  ses  ordres  129  hommes  du  génie 
•colonial,  dont  59  malades,  a  opposé  une  énergique  résistance.  L'attaque 
s'est  manifestée  sur  trois  points  à  la  fois  ;  elle  a  été  partout  repoussée. 
L'ennemi  a  été  poursuivi  jusqu'à  1  500  mètres  du  camp.  A  huit  heures 
un  groupe  de  guérilleros,  venant  de  Medelin,  s'est  présenté  de  nouveau 
•et  a  été  également  mis  en  fuite.  » 

Pour  copie  conforme. 

Le  contre-amiral)  chef  d' état-major,  charge  de  la  V^  direction. 

Signé  :  de  la  roncière  le  xoury 

1.  Lettre  du  capitaine  de  vaisseau  Durand  Saint- Arnaud,  commandant  supc- 
rieur  à  la  Vera-Cruz,  au  commandant  en  chef  des  forces  navales  françaises  de 
l'expédition  du  Mexique,  30  septembre  1862. 


TROUPES     COLONIALES  31 

On  ne  peut  suivre  ici  l'histoire  des  compagnies  indigènes 
du  génie  au  Mexique.  Leurs  services,  oubliés  aujourd'hui, 
-étaient  fort  appréciés  comme  on  va  voir.  En  1865,  le  ministre 
de  la  Guerre,  estimant  trop  réduit  l'effectif  de  la  compagnie  de 
la  Guadeloupe,  invita  le  maréchal  Bazaine  à  la  renvoyer  dans 
l'île.  Il  s'agissait,  qu'on  le  remarque,  d'une  maigre  unité.  Il  est 
probable  que  pour  toute  autre  force  équivalente  le  comman- 
dant du  corps  expéditionnaire  n'eût  fait  aucune  objection. 
Or,  il  n'en  alla  point  ainsi.  Le  maréchal  présenta  d'abord 
des  observations  par  lettre  du  19  septembre  1865,  réitérées 
comme  il  suit  le  28  octobre  : 

Ces  compagnies,  dit-il,  n'ont  cessé  de  rendre  des  services  très  réels 
«t  aussi  bien  comme  travailleurs  que  comme  soldats  ;  tous  les  hommes 
qui  les  composent  ont  di'oit  à  la  reconnaissance  de  l'armée  pour  la 
double  tâche  qu'ils  ont  su  si  bien  remplir  dans  une  zone  dangereuse. 
Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible  de  se  priver  du  concours  d'une  troupe 
qui,  acclimatée  dans  les  Terres  chaudes,  peut  seule  exécuter  des  tra- 
vaux auxquels  succomberaient  nos  soldats  européens. 

Le  silence  du  département  obligea  le  maréchal  à  obéir.  Mais 
avant  de  se  conformer,  fort  mal  d'ailleurs,  aux  instructions 
reçues,  il  fit  publiquement  l'éloge  des  Antillais  —  ce  qui  était 
particulièrement  honorable,  en  un  temps  de  guerres  fréquentes 
•et  d'armées  de  métier,  où  l'on  n'abusait  pas  des  remercîments. 
L'ordre  général  n^  46  du  corps  expéditionnaire  du  Mexique 
en  date  de  Mexico,  le  10  octobre  1865,  est  sans  contredit  l'un 
des  plus  beaux  qu'ait  signé  son  chef  : 

La  compagnie  des  ouvriers  du  génie  de  la  Guadeloupe  va  retourner 
aux  Antilles  après  un  séjour  au  Mexique  de  plus  de  trois  ans.  Cette 
compagnie,  débarquée  à  Vera-Cruz  le  27  avril  1862,  a  pris  part  aux 
faits  de  guerre  suivants  : 

(Ici  une  liste  de  dix  opérations  où  les  sapeurs  de  la  Guadeloupe 
s'étaient  particulièrement  distingués.) 

Dans  ces  différentes  affaires  où  elle  a  toujours  déployé  un  courage 
et  un  dévouement  au-dessus  de  tout  éloge,  la  compagnie  du  génie  de 
la  Guadeloupe  a  eu  7 'soldats  tués  à  l'ennemi  et  1  ofTicier  et  12  sous- 
ofTiciers  et  soldats  blessés.  Mais  ce  ne  sont  pas  là  ses  titres  les  plus 
méritants. 

Cette  compagnie,  de  même  que  la  compagnie  de  la  Martinique, 
est,  depuis  le  débarquement,  restée  dans  les  Terres  chaudes,  agissant 
tantôt  comme  troupe  d'infanterie,  pour  assurer  la  tranquillité  du  pays, 
'Ct  tantôt  travaillant  à  fortifier  les  différents  points  qu'il  était  néces- 


'A'2  LA     REVUE     DE     PARIS 

saire  d'occuper.  Quel  que  soit  le  service  auquel  elle  ait  été  employée, 
la  compagnie  du  génie  de  la  Guadeloupe  a  toujours  donné  les  preuves 
de  la  plus  grande  abnégation,  affrontant  la  fièvre  jaune  avec  autant 
de  calme  et  de  sang-froid  qu'elle  en  avait  en  abordant  l'ennemi  *... 

Au  moment  de  se  séparer  de  cette  compagnie  qui  a  conquis  de  si 
beaux  titres  au  Mexique,  titres  qui  se  perpétueront  dans  sa  tradition, 
le  maréchal  commandant  en  chef  la  remercie  de  tous  les  services  qu'elle 
a  rendus. 

Le  maréchal  commandant  en  chef, 
Signé  :  bazaine 

Le  maréchal  s'arrangea  ensuite  de  manière  à  obéir  sans  se 
priver  toutefois  du  concours  des  Antillais.  Comme  il  gardait 
la  compagnie  de  la  Martinique,  il  y  versa,  hormis  cadres  et 
libérables,  celle  de  la  Guadeloupe.  Cela  fait,  il  demanda...  de 
renforcer  la  compagnie  de  la  Martinique  qu'il  avait  conservée  ^  ! 

Sa  demande  resta  sans  résultat.  Les  dépôts  étaient  vides  et 
on  mettait  de  la  nonchalance  à  les  remplir.  On  voit  appa- 
raître, à  ce  moment,  dans  la  correspondance  ofTicielle,  les 
lamentations  ordinaires  aux  autorités  coloniales  en  mal  de 
recrutement.  En  fait,  les  gouverneurs  n'avaient  pas  d'avan- 
tage à  envoyer  au  Mexique  des  jeunes  gens  intelligents,  qui 
pouvaient  fournir,  une  fois  dressés  dans  la  colonie,  de  bons 
ouvriers  d'art.  D'autre  part,  sous  la  pression  de  l'opinion 
libérale,  on  étudiait  en  France  un  programme  d'économies 
militaires.  Un  décret  du  15  octobre  1866  remplaça  par  des 
'  directions  du  génie  » —  cadres  sans  troupe  —  les  compagnies 
du  même  corps  :  elles  avaient  vécu. 

Les  Antillais  venaient  d'affirmer  encore  une  fois,  et  d'une 
façon  vraiment  concluante,  toutes  leurs  qualités  militaires;  à 
cette  occasion,  le  Ministère  de  la  Guerre,  alors  partisan  déclaré 
des  troupes  noires,  tenta  même  de  les  développer.  L'opposi- 
tion sourde  de  la  Marine  le  fit  échouer. 

Les  résultats  fournis  par  les  compagnies  antillaises  avaient 
ouvert  la  voie.  Le  concours  des  troupes  noires  était  au  Mexique  ^ 
—  comme  il  le  fut  au  Maroc  —  indispensable  ;  ainsi  pensait 
le  maréchal  Bazaine.  Dès  1862,  faute  d'unités  indigènes  fran- 
çaises, l'empereur  avait  demandé    au  khédive  un  bataillon 

1 .  Les  officiers  et  une  partie  des  sous-olTicicrs  étaient  blancs. 

2.  Lettre  au  ministre  de  la  Guerre,  du  28  octobre  1865,  loe.  cit. 


TROI'PICS     COLONT.Vr.lCS 


soudaiiieu  qui,  débarqué  à  la  Vera-Cruz,  le  23  lévrier  l.S6;j, 
demeura  dans  les  Terres  chaudes  jusqu'au  mois  de  mars  1867. 
Rapatrié  à  cette  époque,  il  fut  amené  à  Paris,  où  il  souleva 
une  curiosité  extraordinaire  :  «  Des  décorations  furent  distri- 
buées à  ces  troupes,  écrit  le  général  Mangin,  et  en  1898,  dans 
les  bataillons  envoyés  pour  réoccuper  Fachoda,  il  y  avait 
encore  un  sergent  titulaire  de  la  médaille  militaire  et  de  la 
médaille  du  Mexique  ^  »  Puisque  nous  avions  chez  nous,  au 
Sénégal,  l'étofle  de  pareilles  troupes,  on  songea  à  multiplier 
les  corps  indigènes  du  Mexique.  Le  ministre  de  la  Guerre 
s'adressa  à  son  collègue  de  la  Marine.  ^lais  entre  les  deux 
départements,  le  bel  accord  du  début  n'était  plus  qu'un  sou- 
venir. Il  n'avait  pas  résisté  au  dessaisissement  de  la  Marine 
par  la  Guerre,  dans  le  commandement  des  opérations,  pas.sé 
des  mains  de  l'amiral  Jurien  de  la  Gravière  à  celles  du  général 
Forey,  nommé  peu  a])rès  maréchal  de  France.  J.e  maréchal 
Randon,  ministre  de  la  Guerre,  pressé  par  la  nécessité,  risqua 
néanmoins  l'aventure.  Le  3  octobre  1863,  il  écrivait  à  M.  de 
Chasseloup-Laubat,  minislie  de  la  Marine  et  des  Colonies  : 

l.e  bataillou  égyptien  qui  a  été  envoyé  au  Mcxi([ue  pour  y  être 
employé  dans  les  Terres  chaudes  renfl  des  services  très  réels  dans  cette 
contrée,  où  il  est  impossible  aux  troupes  européennes  de  faire  un 
séjour  prolongé... 

Dans  cette  situation,  M.  le  colonel  commandant  supérieur  de  Vera- 
Cruz  et  des  Terres  chaudes  demande  l'envoi  au  [Mexique  d'un  ou  même 
de  deux  bataillons  de  noirs  sénégalais,  de  1  000  hommes  chacun. 

M.  le  colonel  Jeanningros  expose,  à  l'appui  de  sa  demande,  que 
ces  noirs  résisteraient  aussi  bien  que  les  Égyptiens  au  climat  des 
Terres  chaudes,  qui  a  beaucoup  d'analogie  avec  celui  du  Sénégal  et 
qu'ils  rendraient  même  plus  de  services  que  les  T^gyptiens,  parce  qu'ils 
sont  plus  habitués  aux  marches  et  à  la  guerre  et  qu'ils  jjourraient 
fournir  non  seulement  une  ])onne  infanterie,  mais  encoi-e  une  bonne 
cavalerie... 

La  proposition  dont  il  s'agit  me  paraissant  de  nature  a  être 
accueillie  favorablement,  j'ai  l'honneur  de  prier  Votre  Excellence  de 
me  faire  connaître  si  elle  partage  mon  opinion  à  cet  égard  et,  dans  le 
cas  de  i' affirmative,  dans  quelles  limites  elle  serait  disposée  à  me 
prêter  son  concours.  Le  Maréchal   de  France, 

Ministre   Secrétaire   d'État   à    la    Guerre, 
Signé  :  randon  ' 

1.  La  Force  \oire,  Hachette,  1910,  p.  167. 

2.  Lettre  du  3  octobre  1863,au  ministre  de  la  Marine  et  des  Colonies (Arrh.  col.). 

!'"'■  SoiihMnbre  191,'i.  3 


:M  la     }?HVrE     DE    PARIS 

Pour  la  forme,  le  ministre  de  la  Marine  acquiesça  à  la 
])ropositiou  de  son  collègue,  qui,  enchanté  et  impatient, 
demanda  de  presser  la  formation  des  nouveaux  corps  : 

J'ai  reçu,  écrit-il  le  4  novembre  au  marquis  de  Chasseloup-Lau- 
bat,  la  lettre  que  Votre  Excellence  m'a  fait  l'honneur  de  m'écrire  le 
.'U  octobre  dernier  au  sujet  du  projet  d'envoi  au  Mexique  d'un  corps 
de  noirs  sénégalais.  J'accepte  avec  empressement  l'offre  que  vous 
voulez  bien  me  faire  d'inviter  M.  le  général  Faidherbe  à  former  immé- 
diatement, pour  être  mis  à  la  disposition  de  mon  département,  un 
détachement  de  fantassins,  pris  parmi  les  hommes  de  bonne  volonté 
du  bataillon  de  tirailleurs  sénégalais.  Je  verrais  avec  plaisir  que 
M.  le  Gouverneur  du  Sénégal  fût,  en  même  temps,  ainsi  que  vous  le 
proposez,  invité...  à  procéder  avec  la  plus  grande  activité  à  l'instruc- 
tion des  nouveaux  admis... 

Or,  en  môme  temps  que  le  ministre  de  la  Marine  répondait 
favorablement  au  maréchal  Randon,  il  faisait  examiner  la 
question.  Mais,  loin  de  consulter  le  gouverneur  du  Sénégal, 
il  ordonnait  qu'on  lui  fît  dans  ses  bureaux  un  rapport,  qu'il 
avait  eu  soin  d'inspirer  :  son  siège  était  fait.  Voici  cette  pièce  : 

Son  Excellence  a  exprimé  la  crainte  qu'en  donnant  à  M.  le  Gou- 
verneur du  Sénégal  l'ordre  de  préparer  dès  à  présent  un  détachement 
de  troupes  indigènes  pour  être  envoyé  au  Mexique  et  en  l'invitant  à 
donner  une  grande  extension  au  recrutement,  on  pût  porter  atteinte  à 
notre  force  indigène  au  Sénégal  et  qu'elle  ne  se  trouvât  ainsi  affaiblie 
au  moment  même  où,  par  suite  d'une  autre  décision,  la  garnison  euro- 
péenne va  elle-même  être  réduite. 

Le  ministre  n'ignore  pas  d'ailleurs  que  l'élément  d'un  recrute- 
ment aussi  nombreux  que  le  désire  M.  le  .Ministre  de  la  Guerre  manque 
au  Sénégal. 

D'après  ces  considérations,  je  pense  qu'il  y  aurait  avantage  à  faire 
procéder  au  recrutement  du  corps  dont  il  s'agit  sur  un  autre  point  de 
la  Côte  Occidentale  d'Afrique  où  le  recrutement  offre  beaucoup  plus 
de  ressources  et  notamment  dans  nos  comptoirs  de  la  Côte  d'Or  et  du 
(iaboii.  M.  le  contre-amiral  Lafïon de  Ladébat  pourraitétre  immédiate- 
ment invité  à  ouvra*  les  enrôlements  dans  les  divers  postes  soumis  à 
notre  autorité  et  à  réunir  au  Gabon  même  toutes  les  recrues... 

Je  joins  ici  un  projet  de  lettre  à  adresser  à  M.  le  contre-amiral 
de  Ladébat  pour  l'exécution  des  dispositions  qui  précèdent.  Toute-» 
fois,  je  crois  devoir  soumettre  en  môme  temps  au  ministre,  pour  le  cas 
où  Son  Excellence  n'admettrait  pas  ces  propositions,  un  nouveau  pro- 
jet de  lettre  à  adresser  à  M.  le  Gouverneur  du  Sénégal  pour  le  consulter 
seulement  sur  la  possibilité  d'exécuter  le  recrutement  demandé. 

J.e  Directeur  du  Personnel, 
Signé  ;  x... 


TROUPES     COLONIALES  35 

Ce  rapport  était  un  chef-d'œuvre  de  machiavélisme.  On 
n'ignorait  pas,  en  effet,  rue  Royale,  que  Faidherbe  disposait 
d'une  troupe  toute  prête  et  excellente,  ses  tirailleurs  sénéga- 
lais, et  qu'il  y  refusait  du  monde.  On  savait  à  merveille  que 
lesdits  tirailleurs  fournissaient  précisément  les  garnisons  de 
la  Côte  d'Or  et  du  Gabon,  où,  parmi  des  populations  mari- 
times, quasi  amphibies,  le  recrutement  pour  une  troupe  de 
terre  a  donné  et  donnera  des  résultats  nuls.  On  n'«n  allait 
pas  moins  prier  sérieusement  l'amiral  Lafîon  de  Ladébat  d'y 
aller  opérer  lui-même,  en  lui  souhaitant  bonne  chance  ! 

Mais,  sur  ces  entrefaites,  on  trouva  le  prétexte  cherché  pour 
opposer  en  toute  sûreté  une  fin  de  non-recevoir  inattaquable. 
Une  note  au  crayon,  jointe  au  dossier  des  Sénégalais  demandés 
pour  le  Mexique,  nous  le  donne  et  démasque  les  véritables  sen- 
timents qui  animaient  les  protagonistes  de  cette  comédie, 
dont  nos  soldats  faisaient  les  frais  dans  les  Terres  chaudes  : 

Le  ministre  n'a  pas  contresigné,  expllque-t-ellè,  la  dépêche  au 
ministre  de  la  Guerre  au  sujet  des  noirs  à  recruter  au  bas  de  la  Côte 
(Gabon,  etc.)  pour  le  Mexique.  S.  E.  craint  qu'un  pareil  recrutement 
ne  ressemble  à  l'engagement  libre  contre  lequel  l'Angleterre  a  protesté 
avec  succès  '. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  d'expédier  ni  de  s'occuper  désormais  de  la 
dépêche  qui  avait  été  préparée  dans  le  même  but  pour  l'amiral  Laffon 
de  Ladébat. 

Quant  à  l'invitation  faite  au  gouverneur  du  Sénégal  touchant  le 
recrutement  des  noirs  demandés  par  le  maréchal  Forey,  elle  deviendra 
ce  qu'elle  pourra.  Le  ministre  ne  paraît  par  attacher  la  moindre  impor- 
tance à  une  réussite.  Il  faut  donc  nous  abstenir  avec  soin  de  quoi  que 
ce  soit  qui  serait  de  nature  à  compromettre  notre  recrutement  de 
troupes  indigènes  ou  à  engager  nos  crédits.  —  16  novembre  1863. 

Restait  à  se  couvrir,  par  prudence.  On  expédia  tout  de 
même  à  l'amiral  Lafîon  de  Ladébat  des  instructions  quel- 
conques, sur  le  compte  desquelles  on  ne  se  leurrait  pas. 
Mais  à  Faidhçrbe  qui  aurait  pu  efTicacement  agir  et  trouver 
du  monde,  le  ministre  de  la  Marine  écrivit  le  24  décembre  1 863  : 

M.  le  Ministre  de  la  Guerre  m'a  entretenu  de  l'utilité  que  pourrait 
présenter  l'envoi  au  Mexique  de  troupes  spéciales  placées  par  leur 

1.  Allusion  aux  engagements  libres  prévus  par  la  loi  du  9  mars  1831,  riont 
l'abus  servait  de  prétexte  à  une  traite  déguisée  et  florissante.  On  verra  plus  loin 
le  même  motif  invoqué  sur  l'initiative  de  l'empereur,  à  propos  d'un  recrutement 
pour  l'Extrême  Orient. 


[i(]  i.A    i;i;\i  i;    \u:   I'AIîis 

origine  à  l'ji])ri  des  influences  du  cliniat.  M.  le  luaréchal  Randon  a 
deinandé  qu'il  fût  ]M-océdé  dans  ce  l)ut  à  la  fornialiou  de  deux  batail- 
lons de  mille  hommes  chacun,  recrutés  ])armi  les  indi.tiènes  de  nos 
possessions  africaines. 

.l'ai  l'honneur  de  vous  ])rier  de  me  faire  savoir  dans  quelles  limlLos 
les  populations  sénégalaises  pourraient  olîrir  des  ressources  pour  cette 
formation  sans  nuire,  bien  entendu,  au  recrutement  de  nos  forces 
indigènes  du  Sénégal.  Je  crois  savoir  qu'un  recrutement  de  cette 
imi)ortance  y  présenterait  de  graves  difïicultés. 

Je  vous  invite  à  étudier  avec  soin  la  question  et  à  me  faire  connailrc 
le  plus  tôt  possible  votre  avis  à  ce  sujet,  en  indiquant  au  besoin  l'épocpic 
précise  à  laquelle  un  premier  contingent  de  cinq  cents  recrues  pour- 
rait être  réuni  à  (iorée  et  les  mesures  qu'il  y  aurait  à  ])ren(lre  dans  ce 
but. 

(a's  instructions  lurent  communiquées  au  maréchal  Randon, 
qui,  en  dépit  de  leurs  réticences  visibles,  se  confondit  en  remer- 
ciements. Mais  afin  d'en  préciser  le  sens,  on  prit  soin  de  les 
paraphraser  par  d'autres, /io/2  signées  du  minisire,  mi\h  adres- 
sées direelement,  au  méjiris  de  toute  règle  administrative,  par 
le  chef  du  bureau  des  troupes  de  la  Marine  au  gouverneur 
du  Sénégal.  Olles-là  sont  expliciles  : 

Mon  cher  gouverneur,  écrit  le  fonctionnaire  en  question,  vous 
allez  recevoir  par  ce  courrier  une  dépêche  du  ministre  vous  invitant 
h  vous  occujjer  d'un  recrutement  d'indigènes  pour  être  envoyés  au 
Mexique. 

.le  viens  de  la  part  de  mon  directeur  et  sur  l'ordre  du  ministre  lui- 
même,  vous  prier  de  faire  surtout  attention  à  la  reconunandation 
contenue  dans  la  dépêche  de  prendre  garde  de  nuire  au  recrutement 
de  nos  propres  troupes  indigènes. 

Il  est  donc  essentiel  cpie,  si  vous  croyez  pou\oir  faire  ])our  le 
compte  du  Département  de  la  Guerre  un  recrutement  séiieux,  vous 
insistiez  bien  sur  l'assurance  que  cela  ne  doit  point  nuire  au  recrute- 
ment de  nos  i)ropres  troupes.  Nous  avons  déjà  fait  savoir  au  Départe- 
ment de  la  Guerre  cjue  vous  rencontreriez  nécessairement  bcaucouji 
d'obstacles  dans  l'éparpillement  des  ])opulations,  dans  l'ignorance 
de  notre  langue,  dans  leur  répugnance  à  s'expatrier,  dans  l'habitude 
qu'ils  ont  d'emmener  leur  fenune  avec  eux,  etc.  Si  ces  obstacles  s6n' 
tels,  ce  sera  à  vous  de  les  faire  valoir  encore  mieux  dans  une  Iclhe  que 
nous  puissions  envoyer  au  Département  de  la  Guerre... 

...  .le  joins  d'ailleurs  iei  la  copie  de  la  demande  de  la  Guerre  et  la 
réponse  que  nous  y  avons  faite  et  du  rapport  que  nous  avons  sounns 
au  mini.stre  à  cette  occasion.  Cela  vous  mettra  mieux  que  tout  le  reste 
au  courant  (\c  la  situation. 


THOl'Pi:S     COLOXIAl.KS  M  7 

Faidherbe  comprit  et,  eu  soldat  discipliné,  s'inclina.  11  lit 
la  lettre  qu'on  lui  demandait  où  jure  cette  seule  phrase  :  <  Il 
est  vrai  que  notre  bataillon  de  tirailleurs  trouve  aujourd'hui 
facilement  à  se  recruter  »,  et  développa  par  lettre  du  26  jan- 
vier 1(S64,  la  leçon  qu'on  lui  avait  suggérée.  Expédiée  sans 
retard  à  la  Guerre,  en  février,  avec  cette  annotation  :  «  Trans- 
mettre en  attirant  l'attention  sur  les  dlifi cultes  résultant  de  ce 
que  les  hommes  n'aiment  pas  à  quitter  leurs  femmes,  la  reli- 
gion, etc..  ',  sa  réponse  enterrait  la  question  :  le  tour  était 
joué. 

Incapables  d'aboutir  chez  nous,  nous  dûmes  recourir  de 
nouveau  aux  troupes  khédiviales.  Un  second  bataillon  noir 
fut  mis  à  notre  disposition  à  Souakim  :  une  épidémie  de 
choléra  le  retint  et,  finalement,  il  ne  partit  pas. 

La  Marine  s'était  ingéniée  à  forger  a  priori  de  mauvaises 
raisons  :  encombrement  des  femmes,  religion,  recrutement 
malaisé,  dont  on  peut  mesurer  maintenant  le  peu  de  valeur, 
depuis  l'initiative  de  MM.  Ponty,  gouverneur  général  de 
l'Afrique  Occidentale,  et  comme  tel  successeur  de  Faidherbe, 
et  Clozel,  gouverneur  du  Soudan.  Mais  la  Marine  se  chargea 
bientôt  de  démontrer  elle-même  ce  qu'elle  pensait  de  ses 
arguments.  Nous  venions  de  nous  engager  en  Extrême  Orient 
de  façon  à  ne  plus  pouvoir  reculer.  Les  mômes  raisons  qui 
obligent  sous  toutes  les  latitudes  à  créer  un  outil  militaire 
approprié  au  milieu  conduisaient  fatalement  aux  mêmes  con- 
islusions  qu'au  Mexique.  Mais,  cette  fois,  la  Marine  allait 
travailler  pour  son  compte.  Le  28  mai  1867,  le  général  de 
Barolet  de  Purigny,  inspecteur  général  de  l'infanterie  de 
marine,  reprenait  par  ordre  les  projets  de  troupes  noires  à 
employer  en  Cochinchine.  Ses  négociations  avec  le  gouverneur 
du  Sénégal  allaient  aboutir,  quand  un  scrupule  de  l'empereur 
vint  tout  arrêter.  Aux  rapports  du  gouverneur  se  trouve 
épinglée  une  note,  le  préambule  de  la  convention  conclue  le 
l*""  juillet  1861  entre  Napoléon  III  et  la  reine  Victoria  : 

S.  M.  rEniperciir  des  Français,  ayant  fait  connaître  par  une  décla- 
ration en  date  de  ce  jour  sa  volonté  de  mettre  fin  au  recrutement  sur 
la  Côte  d'Afrique  de  travailleurs  noirs  par  voie  de  rachat  et  en  consé- 
quence S.  M.  la  freine  du' Royaume-Uni  désirant  faciliter  l'immigration 
des  travailleurs  libres  dans  les  colonies  françaises,  ont  résolu  de  cou- 


38  LA     REVUE     DE     PARIS 

dure  une  convention  destinée  à  régler  le  recrutement  pour  les  terri- 
toires britanniques  de  l'Inde... 

Rapprochée  d'une  déclaration  de  l'empereur,  ainsi  conçue  : 

Je  désire  que  le  recrutement  africain  par  voie  de  rachat  soit  com- 
plètement abandonné  par  le  commerce  français  à  partir  du  jour  où  le 
traité  commencera  à  recevoir  son  exécution. 

Cette  note  donne  l'explication  de  l'arrêt  imposé  au  recru- 
tement noir  :  les  deux  souverains  s'efforçaient  de  couper 
court  à  des  opérations  commerciales  à  grande  échelle  ayant 
pour  objet  le  recrutement  de  travailleurs  nécessaires  à  nos 
colonies,  traite  déguisée  qui,  même  de  nos  jours,  est  moins 
abolie  qu'on  ne  pense  dans  certaines  possessions  européennes. 

L'empereur  [avait  voulu  ôter  tout  prétexte  officiel  à  des 
expatriations  sans  garantie  de  retour.  La  question  ne  fut  pas 
reprise  et  le  recrutement  projeté  pour  l'Indo-Chine  n'eut  pas 
lieu.  L'idée  n'en  avait  pas  moins  impliqué  la  négation  même 
des  motifs  opposés  par  la  Marine  à  l'envoi  de  bataillons 
noirs  au  Mexique. 


* 
*  * 


L'emploi  des  troupes  noires  antillaises  et  leur  réussite  au 
Mexique  eurent,  on  le  voit,  des  répercussions  imprévues  :  à 
petites  causes  grands  effets.  S'il  en  faut  retenir,'  à  titre  docu- 
mentaire, les  démêlés  pharisaïques  entre  les  deux  départe- 
ments ministériels,  où  l'on  voit  un  homme  tel  que  M.  de  Chas- 
seloup-Laubat  berner  un  homme  tel  que  le  maréchal  Randon, 
il  convient  aussi  d'en  conclure  que  négliger  les  ressources  du 
recrutement  créole  eût  été  folie  pure.  En  toutes  ces  discus- 
sions, chacun  s'est  efforcé  de  prendre  ou  de  retenir,  mais  nul 
n'a  mis  en  doute,  au  contraire,  la  valeur  de  l'objet  en  litige. 

Toutefois  faut-il  encore  l'utiliser  congrûment.  Or,  actuel- 
lement, faute  d'avoir  consulté  le  passé,  une  fois  de  plus,  il 
semble  bien  qu'on  aille  un  peu  à  la  légère  :  on  a  réparti  les 
créoles  entre  les  régiments  français.  Est-ce  bien  la  solutipn 
juste?  Elle  est  contraire  aux  leçons  de  l'expérience.  Les  noirs 
venus  des  Antilles  étaient  dispersés  dans  les  armées  de  la 
République  :  Napoléon,   à  la  réflexion,  rassembla  aux  Pion- 


THOUPKS     COLONIALES  39 

niers  de  Mantoue  leurs  premiers  échantillons.  En  1814,  le 
colonel  Malenfant  constatait  <  combien  ils  étaient  intrépides 
et  audacieux  lorsqu'ils  étaient  commandés  par  des  blancs  », 
vérité  que  leurs  frères  de  race  soudanaise  ont  illustrée  en 
cimentant  de  leur  sang  l'immense  empire  français  d'Afrique. 
Au  Mexique,  les  compagnies  formèrent  corps.  Former  corps  ! 
toute  la  question  est  là.  Un  corps  de  troupe,  en  effet,  c'est 
une  personne  vivante,  douée  de  vertus  et  de  défauts, 
d'une  âme  immatérielle  :  l'esprit  de  corps.  Demandez-le  à  nos 
«  vitriers  »,  à  nos  «  marsouins  »  splendides.  C'est  à  ce  fond 
commun  que  l'homme  du  rang  puise  pour  vaincre  bien  des 
dépressions  physiques  et  morales,  pour  trouver  ces  sursauts 
de  fierté  qui  mènent  à  l'héroïsme.  Maintenant,  fortifiez  cela 
de  l'orgueil  de  race  !  Or  aucun  ordre  général  non  plus  qu'au- 
cun gradé  n'empêchera  le  troupier  blanc,  bienveillant,  mais 
rustaud  ou  gavroche,  d'appeler  son  camarade  noir  :  «  Boule- 
de-Neige  »  ou  «  Mal-Blanchi  »  dans  la  promiscuité  de  la  tran- 
chée ou  de  la  chambrée.  Ce  qui  blessera  Boule-de-Neige,  que 
la  rivalité  de  races  ou  les  malentendus  électoraux,  en  son  pays 
où  il  est  le  nombre,  ont  fait  très  fier.  11  souffrira,  s'aigrira. 
Ce  sera,  entre  Français  —  puisqu'il  l'est  et  le  prouve  —  bien 
inutile.  Mieux  vaudrait  donc  grouper  les  troupes  créoles.  Que 
craint-on?  Des  billevesées  politiques':  on  ne  veut  plus  de 
«  prétoriens  »  ou  bien  on  redoute  «  une  diminution  du  citoyen 
noir  confiné  dans  les  unités  spéciales  ».  Qui  songe  sérieusement 
à  quelques  bataillons  de  «  prétoriens  »  noyés  dans  l'armée 
française?  et  quant  à  l'autre  objection,  le  jour  où  les  troupes 
rentrant  de  Berlin  passeront  sous  l'Arc  de  Triomphe,  si  les 
régiments  antillais  se  sont  acquis  une  plus  large  part  d'hon- 
neur, ils  se  seront  évidemment  spécialisés,  mais  'de  la  belle 
façon,  celle  qu'ils  souhaitent.  Ils  sauront  bien  le  reconnaître 
aux  bravos  de  la  foule  et  l'on  peut  imaginer  qu'ils  en  seront 
fiers. 

Il  reste  un  point  à  examiner.  Ce  recrutement  d'outre-mer 
peut  porter,  enutihsant  toutes  les  classes,  sur  plusieurs  dizaines 
de  milliers  d'hommes.  Mais  l'enrôlement  de  1913  a  démontré 
que  si  leur  origine  première  est  la  même,  soldats  d'Afrique  et 
soldats  des  «  Isles  »  ne  sont  plus,  physiquement,  interchan- 


40  i-A    HKvib:    m:   l'AUis 

i^eables.  Ciel  cléinont,  vie  moins  dure,  atteintes  vénériennes 
et  alcooliques  ont  certainement  alTaibli  aux  Antilles  cette 
résistance  de  bète  humaine  supérieure  dont  nos  bataillons 
sénégalais  ont  donné  dans  les  sables  sahariens,  les  neiges  de 
l'Atlas,  les  brouillards  glacés  de  l'Yser  des  preuves  que  nul  ne 
songe  plus  à  contester.  Il  est  possible  qu'une  sélection  sévère, 
un  acclimatement  progressif,  la  suppression  de  l'alcool,  ren- 
dent aux  contingents  créoles  les  qualités  physiqnes  spéciales 
à  leur  race.  Mais  c'est  l'avenir.  Or,  c'est  dans  le  présent,  le 
présent  immédiat,  qu'il  faut  les  utiliser.  I.a  chose  est-elle 
possible?  (leci  n'est  point  de  ma  compétence,  mais  le  cas  a  été 
examiné  :  M.  le  docteur  A.  I.e  Dantec,  professeur  de  patho- 
logie exotique  à  la  Faculté  de  Bordeaux,  a  traité  la  question 
dans  le  Journal  de  Médecine  de  Bordeaux  et  de  la  région  du 
Sud-Ouesl\ 

Voici  en  substance  ses  conclusions  :  le  contingent  créole, 
spécialement  sensible  à  deux  ordres  de  faits  pathologiques  : 
infestation  par  parasites  intestinaux  (dangereux  pour  nous, 
Européens)  et  sensibilisation  par  le  froid  à  la  pneumonie, 
devrait  être  stérilisé  d'abord  —  on  le  peut  sans  peine,  —  au 
point  de  vue  parasitaire  dans  son  pays  d'origine,  pendant  les 
quelques  mois  d'instruction,  puis  transporté  au  mois  d'octobre 
en  Algérie,  où  il  tiendrait  gai'nison  et  remplacerait  f>  un 
nombre  correspondant  de  troupes  métropolitaines  devenues 
dis})onibles  pour  la  frontière  de  l'Est  ».  La  guerre  a  inversé 
les  propositions,  dit  le  docteur  Le  Dantec.  Les  contingents 
créoles  soiit  ou  arrivent  en  France  :  ils  s'acclimatent  en  ce 
moment.  Resl(>  à  les  stériliser,  sous  peine  qu'ils  soient  un 
danger  pour  les  troupes  européennes  où  ils  seront  versés. 

Xe  voit-on  pas  qu'encore  ici,  ce  serait  une  erreur  de  ne 
point  les  avoir  groupés  inter  se.  Après  l'histoire,  prenons 
fiarde  de  méconiuiîtrc  la  biologie,  autrement  inexorable. 

V 

(Concluons  nuiiiileuaul. 

Bien  évidemment,  cette  première  utilisation  de  nos  res- 
sources coloniales,  dont  il  faut  savoir  gré  au  gouvernement, 
doit  n'être  qu'une   toute  petite  étape  vers  des   possibilités 

1.  Numcro  du  15  innrs  1014. 


rUOLl'ES     COLONIALES  [1 

d'une  autre  envergure,  si  l'on  veut  bien  se  reporter  aux  pro- 
jets d'armée  noire  et  d'armée  jaune  qu'ont  exposés  dans  cette 
môme  Revue  de  Paris  deux  des  personnalités  militaires  les 
plus  considérables  de  cette  armée  coloniale  dont  la  valeur 
spéciale  de  troupe  de  métier  s'affirme  actuellement  avec  un 
incomparable  éclat  de  la  Belgique  aux  Dardanelles.  L'exemple 
impérial  que  nous  donne  aujourd'hui  l'Angleterre  doit  guider 
dans  cette  voie  ce  pays,  où  le  bon  sens  inné  met  à  rude 
épreuve  toute  idée  neuve,  mais  qui  en  revanche  possède  une 
si  admirable  puissance  d'intelligence  et  de  création. 

Cette  question  à  vrai  dire  demanderait  elle-même  toute 
une  étude.  Je  ne  puis  cependant  terminer  sans  suggérer  aux 
réflexions  du  pays  qu'il  suffit  de  le  vouloir,  pour  extraire  des 
50  millions  de  Français  et  d'apprentis  français  d'outre-mer  des 
centaines  de  milliers  de  soldats  alertes  et  braves,  à  l'heure 
précise  où  le  niveau  de  nos  effectifs,  pour  suffisant  qu'il  soit, 
devra  néanmoins  être  l'objet  de  l'examen  le  plus  attentif. 

JVs  a  long,  long  way  lo...  Berlin. 

x... 


CAHIERS  D'UN  ARTISTE  ' 

(1914-1915) 


Les  femmes  de  Paris  attendent  les  lettres  de  soldats,  der- 
rière des  fenêtres  qui  s'ouvrent  peu,  fenêtres  moroses  et 
muettes  dont  je  ne  puis  détacher  mes  yeux.  Les  femmes  de 
Paris  ont  la  patience,  et  elles  ont  l'énergie  ;  mais  à  elles,  plus 
qu'à  toutes  autres,  le  temps  dure,  et  il  en  est  dont  le  désir  de 
revoir  un  époux  ou  un  fils,  prend  la  forme  d'une  obsession. 

J'en  connais  une,  pour  qui  tout  obstacle  s'aplanit  entre 
elle  et  le  cantonnement  de  X...,  où  se  trouve  le  père  de  son 
enfant  de  trois  mois.  Un  matin,  elle  part,  le  bébé  dans  ses 
bras,  un  petit  sac  pendu  à  sa  taille. 

Elle  sait  quels  sont  les  dangers;  elle  part,  toute  de  can- 
dide assurance,  et  dans  un  long  manteau  de  laine  bise,  non 
pas  nantie  de  papiers  en  due  forme,  mais  prétextant,  chez  le 
commissaire  de  police,  d'une  cousine  malade  dans  un  village 
picard;  c'est  donc  bien  à  l'aventure  qu'elle  se  met  en  route, 
avec  un  permis  pour  le  chemin  de  fer. 

Quand  elle  descend  du  train  dans  la  ville  où  elle  a,  i^oi- 
disant,  affaire,  elle  marche. 

Le  poids  du  nouveau-né  est  lourd,  car  l'enfant  est  de  belle 
venue.  Elle  marche  à  travers  champs,  le  jour,  se  cache,  quand 
la  nuit  vient,  couche  dans  des  granges,  à  côté  d'inconnus.  Elle 

1.  Voir  la  Revue  de  Paris  du  15  août  1915. 


CAHIERS   d'un   autisti:   (1914-1913)  43 

ne  redoute  pas  les  outrages,  car  elle  porte  un  enfant,  son  bou- 
clier, avec  sa  candide  assurance.  Elle  marche  sous  la  pluie,  dans 
la  boue,  où  un  soir,  elle  perd  une  de  ses  bottines  ;  elle  retire 
l'autre,  et  attend  les  premières  lueurs  du  jour  pour  retrouver 
la  manquante.  Elle  ôte  ses  bas,  et  n'en  ayant  pas  de  rechange, 
marche  nu-pieds. 

Madame  Laplanche  se  dirige  vers  la  guerre,  et  comme  dans 
un  orage  le  tonnerre,  elle  croit  entendre  de  tous  côtés  le  canon. 
Elle  va  vers  la  guerre,  et  elle  ne  voit  qu'une  campagne  cul- 
tivée s'étendre  indéfiniment  ;  des  hameaux  aux  arbres  grêles, 
des  fermes,  un  simple  paysage  d'hiver.  Où  est-elle?  A  qui 
demander  son  chemin?  et  quoi  répondre  aux  questions  qu'on 
lui  pose?  Elle  se  dissimule,  elle  est  prise  de  désespoir;  quand 
les  gendarmes,  l'un  après  l'autre,  l'interrogent,  elle  n'a  plus 
d'esprit  pour  leur  répondre.  Une  fermière  lui  prête  un  tablier 
et  un  fichu,  elle  accroche  son  sac  à  sa  taille,  sous  ses  jupons, 
ce  qui  la  fait  paraître  difforme.  Elle  a  plusieurs  fois  envie  de 
s'enfuir,  commençant  à  comprendre  que  son  équipée  est  chi- 
mérique. 

Mais  un  militaire  lui  assure  qu'avec  prudence,  patience  et 
adresse,  peut-être  pourra-t-elle  le  voir  à  la  fin,  son  homme,  s'il 
est  encore  vivant,  car  «  ça  chauffait  dur  »,  ces  jours-ci,  près 
de  X... 

Et  son  désir  devient  si  impérieux  qu'elle  en  oublie  ses 
misères.  E'homme  avait  dit  :  «  Des  femmes  !  c'est  pas  ça  qui 
manque,  près  des  lignes.  Une  fois  que  vous  serez  à  Saint-Pol, 
il  y  aura  moyen  de  vous  arranger.  Il  y  en  aura  toujours  une 
pour  vous  donner  un  tuyau.  » 

Le  cinquième  jour,  l'enfant  tousse,  il  a  de  la  fièvre.  Il  refuse 
le  sein.  La  mère  croit  devenir  folle.  Elle  est  prise  de  vertige. 
A  bout  de  force,  elle  s'assied  le  long  de  la  route. 

Une  automobile  passe;  les  roues  ^e  devant  s'enlizent  dans 
la  boue,  à  quelques  mètres  de  l'endroit  où  madame  Laplanche 
s'est  effondrée. 

Une  femme  descend  de  la  voiture,  pendant  que  deux  chauf- 
feurs la  réparent.  Cette  personne  est  jeune,  cheveux  blonds 
frisés,  casquette  de  toile  cirée,  et  sa  voix  rauque,  les  mots 
immodestes  dont  elle  interpelle  ses  compagnons,  font  bien 
peur  à  madame  Laplanche. 


M  I.A     KKVUK     D1-:     PARIS 

Toutefois  un  colloque  s'établit  entre  les  deux  voyageuses, 
au  sujet  de  l'enfant  malade  ;  il  est  convenu  que  si  l'auto- 
mobile peut  se  remettre  en  marche,  la  mère  et  le  petit  seront 
convoyés  à  Saint-Pol. 

Madame  Laplanche  ne  se  sent  pas  de  courage  pour 
refuser  - —  ni  le  droit,  en  pareille  détresse  - —  quoique  la  soi- 
disant  infirmière  lui  paraisse  <(  bien  originale  »  et  d'un  genre 
qui  ne  lui  revient  pas. 

Ce  que  madame  Laplanche  dut  écouter,  je  n'en  appris  que  ce 
que  ses  gestes  m'en  ont  traduit,  par  des  bras  levés  au  ciel. 
«  Faut-il,  monsieur,  qu'il  y  en  ait,  des  gourgandines  !  Rniin 
j'avais  k  gosse,  et  je  voulais  voir  mon  mari  !  » 

Saint-Pol  est,  comme  le  décrit  l'heureux  Hélie,  une  ville 
assez  gaie,  en  temps  de  guerre.  Si  les  bombes  d'avions  i)leuvent 
parfois  sur  elle,  comme  des  dragées  de  baptême,  on  y  fait  chère 
lie.  Le  vin  de  Champagne  y  coule  comme  la  bière  ;  les  bijou- 
tiers, les  traiteurs,  les  libraires  s'y  enrichissent.  Les  Anglais 
ont  fait  venir  des  bar-maids  pour  les  servir  dans  des  salons  de 
thé  et  des  tavernes.  Le  long  des  trottoirs,  une  foule  d'olliciers 
en  khaki,  de  soldats  français,  des  goumiers  en  khaftans  bleus, 
et  des  filles  se  promènent,  haut  ])erchées  sur  les  talons  de 
souliers  à  empeignes  blanches,  une  badine  à  la  main,  velues 
de  ces  complets  à  redingote,  jupes  courtes  et  ])lates,  qui  les 
font  pareilles  à  de  jeunes  garçons. 

Madame  Laplanche  comprend  qu'elle  est  ddns  la  ijiwnc,  t  L 
j)ourquoi  l'on  dit  que  nos  hommes  ont  un  si  bon  moral.  Sa 
bienfaitrice  le  lui  a  assez  dit  :  «  Là  où  il  va  beaucoup 
d'hommes,  il  faut  bien  du  plaisir  et  des  femmes.  » 

Madame  Laplanche  n'avait  plus  d'illusions  sur  la  blonde 
à  la  voix  de  rogomme.  L'ayant  beaucoup  remerciée,  madame 
Laplanche  se  déroba;  elle  prit  une  chambre  chez  une  fruitière. 

Ce  n'était  pas  encore  la  tranchée  !  le  cantonnement  de  son 
mari  était  à  une  distance  qu'elle  désespéra,  une  fois  de  jilus. 
de  jamais  atteindr?,... 

De  Saint-Pol,  il  faudrait  gagner  Béthune,  et  de  là?... 

Un  paysan  lui  offrit  une  place  dans  sa  charrette,  il  allait 
lui  aussi  à  Béthune,  avec  un  chargement  de  carottes  et 
d'oignons. 

Le  temps  était  devenu  plus  froid,  il  avait  gelé,  une  neige  iin^ 


C.VUIKKS     d'un     AUTISTi:     (  1  D 1  1- 1  i)  l .'))  4  5 

saupoudrait  des  espaces  vides,  terrains  à  peine  ondulés  du 
])ays  du  charbon,  et  ces  routes  aux  rares  voyageurs,  où 
(lient  les  autos  militaires,  bolides  éclaboussant,  au  passage, 
kl  malheureuse  et  son  fardeau,  parmi  les  bottes  de  légumes. 

Passer  encore  des  nuits  dans  une  ville?  On  dit  Béthune  pis 
encore  que  Saiirt-Pol. 

Le  paysan  encourage  madame  Laplanche  : 

—  Voyez-vous,  la  mère,  c'sont  les  Parisiens  qui  croient  tout 
ça.  On  n'a  jamais  autant  travaillé  par  ici.  Y  s'en  fait  des 
fortunes!  Y  a  des  terrains  que  c'est  plus  riche  en  cuivre, en  fer 
qu'en  cailloux.  Un  vrai  arsenal  !  Ce  que  ça  vaudra,  quand  ils 
déterreront  les  balles,  la  mitraille,  les  morceaux  d'obus  !  Y'  en 
a  qui  veulent  acheter  tout  de  suite.  Si  on  avait  de  l'argent  ! 
Ah!  quel  beau  commerce!  La  guerre?  ça  n'arrête  rien  par 
ici. 

»  Les  semailles  sont  faites.  On  ne  lâche  pas  son  bien  à  cause 
des  shrapnells.  On  s'habitue.  Chacun  est  content  d'emplir 
ses  poches.  A  Béthune,  c'est  la  rigolade,  y  z'ont  de  quoi  godail- 
ler, les  officiers,  avec  leur  paye. 

Madame  Laplanche  se  décida  pour  Nœux-les-Mines,  village 
aux  maisonnettes  contiguës,  toutes  pareilles,  derrière  leur 
jardin  potager  ;  habitations  d'ouvriers,  propres  à  l'intérieur, 
r^lle  V  prit  quelque  repos  ;  elle  s'offrit  même  le  luxe  de  faire 
sa  follette  à  fond,  car  les  mineurs  ont  des  établissements  de 
bains  et  des  douches.  Elle  voulut  effacer  la  trace  de  ses  priva- 
fions,  à  l'approche  de  l'époux.  Mais  le  plus  difficile  de  l'expé- 
dition restait  encore  à  accomplir. 

Madame  Laplanche  s'arrangea  avec  une  commère  qui,  tous 
les  trois  jours,  portait  des  oranges,  du  sucre  et  des  quatre- 
quarts,  à  V...,  c'est-à-dire  à  l'ouverture  du  boyau  de  trois  kilo- 
mètres qui  mène  à  la  tranchée. 

Aufour  de  Béthune,  dans  les  corons,  ou  dans  les  fermes, 
(riniiombrables  errants  viennent  chercher  un  abri;  famille 
aux  patois  iiicomi)réhensibles,  pauvres  diables  que  ravitaillent 
les  braves  gens  de  la  ville.  Il  fallut  piétiner  dans  des  cours 
gluantes  de  fumier,  attendre  de  porte  en  porte,  pendant  que 
la  marchande  pérore. 

Sur  la  route,  ce  sont  des  patrouilles,  des  estafettes,  des  con- 
vois, des  sentinelles.  Plus  on  se  rapproche  ^lu  but,  plus  l'aspect 


46  LA     REVUE     DE     PAUIS 

des  lieux  déconcerte.  C'est  un  pays  congestionné  par  la  fièvre, 
comme  un  affreux  mal  crevant,  et  d'où  s'écouleraient  toutes 
sortes  de  sanies.  Une  pléthore  de  vie  dans  un  décor  de  ruines  ; 
des  constructions  à  moitié  détruites  et  qui  n'ont  plus  leurs 
trois  dimensions,  devenues  toutes  plates  comme  des  décou- 
pures d'ombres  chinoises  ;  des  pans  de  murs  avec  des  trous 
dedans,  et  qui  ne  se  raccordent  à  rien,  des  cheminées  tronquées 
comme  des  colonnes  de  sépultures  ;  des  cimetières,  le  long  des 
routes,  des  tombes,  des  tombes,  des  tombes,  des  croix  de  bois, 
la  mort  fleurie,  honorée  et  vite  oubliée,  dans  la  course  des 
cyclistes,  des  pétrolettes  et  des  automobiles.  Une  vie  grouil- 
lante, intense,  pressée  et  indifférente,  des  appels,  des  crépite- 
ments de  mitrailleuses,  des  salves,  au  loin  ;  le  silence,  puis  du 
bruit  encore  ;  dans  le  ciel,  un  nuage  blanc,  un  sifflement,  un 
obus  décrivant  sa  trajectoire,  un  ballon  captif  au  bout  d'une 
corde,  monte;  et,  —  si  incessante  que  bientôt,  accoutumés, 
vous  ne  l'entendez  plus,  —  la  canonnade. 

Madame  Laplaiiche,  joyeuse  à  la  fois  et  saisie  d'épouvante, 
rit,  pleure,  regarde  les  tiges  de  fer,  les  poutres  qui  pendent  des 
faîtes  sans  ardoises  ni  tuiles,  les  arbres  décapités,  les  branches 
hachées,  le  cloaque  où  la  voiture  s'embourbe  pour  faire  de  la 
place  à  un  détachement  de  soldats  —  la  dévastation  —  et  au 
milieu  de  ce  sinistre  chaos,  des  chansons,  des  hommes,  des 
hommes  boueux  qui  chantent,  visages  de  santé,  par  centaines, 
par  milliers,  anonymes,  des  hommes  parmi  lesquels,  peut-être, 
le  papa  du  paquet  qui  pleure  dans  les  bras  de  sa  mère,  chante 
aussi. 

Un  passage  à  niveau  ;  une  sentinelle.  Voici  V...,  le  dernier 
petit  village,  et  puis  la  tranchée.  Le  long  d'une  palissade  de 
planches,  des  femmes,  comme  un  jour  de  foire,  se  tiennent, 
assises  ou  debout,  leurs  paniers  à  terre.  De  la  volaille,  des 
lapins,  des  légumes  frais.  Une  de  ces  femmes  porte  sur  un  éven- 
taire  :  papier  à  lettres,  chaînes  de  montre,  menus  objets  dont 
elle  tire  un  gros  profit.  ' 

Madame  Laplanche  est  à  l'orifice  du  boyau.  C'est  de  ces  cou- 
lisses que,  peut-être,  z7  va  sortir. 

Elle  s'enhardit,  elle  demande  ;  elle  arrête  les  hommes  :  ont- 
ils  vu  le  caporal  Laplanche? 

—  Laplanche? 


CAHIERS   d'un   artiste  (1914-1915)  47 

—  Il  a  été  évacué  il  y  a  trois  jours. 

—  Blessé? 

—  Ah  !  oui,  ceux  qui  en  sont  revenus,  iis  peuvent  dire  que  la 
mort  ne  veut  pas  d'eux... 

Où  est-il?  Madame  Laplanche  ne  se  rappelle  pas  comment, 
elle  aussi,  en  est  revenue.  Quand  elle  rentra  à  Paris,  Laplanche 
était  au  Val-de-Grâce. 

Une  lettre  du  front. 
4  décembre  1914. 

«  J'ai  vu  enfin  notre  sergent.  J'avais  appris  que  des  chasseurs 
à  pied  redescendaient  de  Belgique,  et  cette  fameuse  ...^  divi- 
sion dont  nous  sommes  tous  deux.  Je  suis  donc  allé  de  can- 
tonnements en  cantonnements,  de  granges  en  granges,  criant  : 
«  Sergent  Desroches  !  Sergent  Desroches  !  »  Tous  dorment 
encore,  harassés  d'une  longue  étape  de  nuit  ;  mais,  peu 
m'importe  d'en  réveiller  cinquante  pour  en  trouver  un.  Enfin, 
de  sous  un  tas  de  vêtements  bleus,  une  voix  sort,  lourde  et 
grognante  :  —  Et  quoi?  —  C'est  Cacan  !  —  Quel  cri  et  quel 
bond!...  Ah!  vieux,  comment  vas-tu?  —  Car  tous  deux 
sommes  aussi  grognards  l'un  que  l'autre,  et  faits  aux  usages 
militaires. 

«  Ses  traits  sont  accentués  par  la  vie  brutale.  Sourcils  tendus 
et  allures  brusques,  et  sans  transition,  tout  d'un  coup  non- 
chalantes. Nos  visages  n'ont  plus  guère  que  deux  expres- 
sions... mornes  ou  hilares... 

«  Au  milieu  de  discussions  confuses  sur  un  tel  qui  a  pris  le  lit 
de  l'autre,  quand  tels  et  tels  couchent  sur  la  paille;  assourdis 
par  le  vacarme  de  ces  criards,  nous  avons  tout  de  même  pu 
nous  demander  des  nouvelles  de  chez  nous,  et  vous  imaginez 
ce  que  c'est,  de  se  retrouver  dans  ce  chaos  !  nous  sommes 
restés  cinq  heures  ensemble,  nous  communiquant  par  instant 
des  lettres  précieuses  des  êtres  qui  nous  sont  chers,  nous 
les  rendant  sans  commentaires,  et  continuant  avec  le  voi- 
sin d'occasion  à  causer  de  popote,  de  rapines  ou  de  faits  de 
guerre. 

«  Tout  de  même,  quelle  joie  de  redevenir  soi-même  pendant 
quelques  instants.  J'ai  pu  prononcer  et  entendre  votre  nom  ! 


4N  LA     HEVrE     DE     PAIUS 

oublier  la  guerre,  un  peu  1  Voyez-vous,  on  cesse  d'être  soi- 
même,  on  est  n'importe  qui,  jusqu'à  ce  que... 

«  Ah  !  les  cauchemars  des  blessés  que  je  garde  !  Et  les  lesta- 
ments  que  j'ai  lus  —  quelquefois  à  moi  dictés  !  Braves  gens 
que  la  mort  délivre  du  militaire,  et  laisse  paraître  enfin 
ce  qu'ils  sont  en  réalité.  On  ne  peut  pas,  ou  ne  peut  iiaturel- 
lemeiil  pas  être  autre  chose  qu'une  brute,  et  ne  pas  souhai- 
ter d'en  être  une  pendant  ces  longues  heures  vides.  On  ne 
peut  penser  —  il  ne  le  faut  pas.  Ou  ne  peut  agir  —  on  ne  peut 
ni  lire,  ni  écrire,  car  la  pensée  libre  vous  donne  le  «  cafard  », 
—  on  ne  peut  q  e  dormir,  ou  boire,  ou  jouer  aux  cartes...  Ou 
être  une  brute  gueularde  et  sans  morale. 

«'Nous  avons  dîné  ensemble,  il  m'avait  invité  au  mess  et 
nous  vous  aurions  voulu  à  cette  table  de  sous-ofïiciers  de  tous 
âges,  de  tous  pays,  de  toutes  conditions;  les  uns  tout  neufs, 
qui  n'ont  presque  })as  vu  le  feu,  les  autres,  vieux  de  quatre 
mois  de  guerre,  et  de  tous  les  combats.  Au  dessert,  ils  se 
lèvent,  et  chacun  lance  sa  petite  romance.  Il  y  a  le  comique, 
il  y  a  le  ténor  qui  module,  et  le  chanteur  sentimental  qui 
«  nuance  »,  les  yeux  à  demi  clos,  et  une  grimace  pour  sou- 
rire. 

«  Après,  Marcel  m'accompagnant  un  j)eu  sur  la  route  noire, 
à  l'abri  d'une  encoignure,  nous  avons  pu  causer  seuls.  Et  vous 
étiez  encore  présent.  .J'avais  lu  ses  notes,  dans  son  carnet. 
Entre  autres  choses,  m'avait  frappé  cette  crainte  de  ne  pas  en 
faire  assez;  tout  ce  que  l'on  a  le  droit  de  reprocher  au  «  mili- 
taire», il  le  retourne  contre  lui-même.  Pour  un  cœur  comme  le 
sien,  le  «  n  l'en  jais  jxis  »  qui  est  le  mot  d'ordre,  au  repos,  est 
un  défi  à  l'enthousiasme.  Il  ne  faut  surtout  pas  être  différent 
des  autres.  Je  crois  qu'il  a  eu  très  peur  de  descendre  au 
niveau  commun,  et  qu'il  a  beaucoup  soulTert  de  l'isolement 
parmi  ces  masses  d'hommes. 

«  C'est  très  difficile  de  voir  claire  sa  route  à  travers  la  dis- 
cipline. * 

<(  Prenez  n'importe  lequel  de  ces  hommes,  il  vous  dira  «  Vive- 
ment la   paix  !  >»  et  quelques  moments  après,  dites-lui  que 
l'Allemagne  cherche  à  négocier  avec  l'un  des  alliés  :  le  citoyen 
revient  à  lui,  et  alors,  quelle  résolution  !   Il  faudrait  que  les  - 
olliciers  comprissent  bien,  et  les  eussent  eux-mêmes,  les  senti- 


CAHIERS     d'un     AliTISTE    (191Î-1915)  49 

ments  du  moindre  paysan.  Trop  de  fois  les  formules  militaires 
éteignent  chez  l'ofiicier  ce  qui  pourrait  faire  la  communion. 
On  aurait  pu  aviver  la  flamme,  mais  n'importe,  cela  ira  jus- 
qu'au bout,  si  loin  soit-il.  Au  moment  du  danger,  chacun 
redevient  «  soi  »,  avec  le  souci  de  bien  faire  et  de  briller,  qui  est 
au  fond  de  tous  les  Français. 

«  Ce  qui  bientôt  sera  impossible,  c'est  le  civil.  Il  nous  gêne, 
et  nous  le  martyrisons.  Et  pour  nous,  en  effet,  il  est  un  suspect. 
C'est  par  lui  que  filent  les  renseignements  ;  et  pour  nos  vivres, 
il  empiète  sur  nos  rations,  dans  nos  marches,  il  encombre  la 
route.  Le  rêve  c'est  un  pays  évacué,  où  l'ennemi  n'est  plus  et 
où  l'on  fait  militairement  ce  que  l'on  veut.  On  s'installe  bien 
en  démolissant  tout  ce  qui  gêne.  On  allume  le  feu  avec  des 
meubles  fragiles  qui  font  du  petit  bois,  et  le  pied  d'une  table 
en  chêne  tourné  est  une  bûche  autrement  commode  que  le 
bois  de  sciage  de  l'habitant.  Il  n'y  a  pas  à  discuter.  On  vous 
répond,  bourru  et  indigné  :  «  Et  ceux  qui  ont  tout  perdu 
alors?...  Faudrait  qu'à  ce  salop-là  la  guerre  lui  profite?  » 
Car  voilà  le  fond  de  tout  :  l'égalité.  C'est  peut-être  l'obses- 
sion des  charniers  où  tous  se  ressemblent,  qui  nous  fait  si  égali- 
taires. 

«  Comment  la  nation  vivra-t-elle  durant  ces  jours  et  ces  jours 
que  la  guerredurera  encore?  Car  il  n'y  a  pas,  il  faut  que  la 
vie  reprenne  avec  tout  son  trafic  et  son  commerce.  Que  les 
écoles  soient  suivies;  que  les  navires  importent  des  produits, 
et  les  hommes  qui  restent,  les  manufacturent.  Le  paysan  ne 
lâche  pas  son  champ,  sous  les  obus  parfois,  il  le  soigne  et 
prépare  la  germination  prochaine.  (Ils  sont  têtus  dans  ce  Nord, 
et  autour  des  canons  de  troisième  ligne,  ils  viennent  cultiver, 
suivant  pas  à  pas  le  terrain  conquis...  la  force  de  vie  dans 
ceux-là  !)  Un  jour,  peut-être  proche,  nous  allons  donner  un 
effort  probablement  décisif.  Nous  sentons  que  l'on  prépare 
quelque  chose,  on  doit  fabriquer  des  canons  de  grosse  artil- 
krie  (on  les  avait  négligés),  des  obus  (depuis  un  mois  déjà, 
on  recherche  des  ouvrie  s  tourneurs);  nous  sentons  comme  un 
lutteur  qui  reprend  souffle  et  va  retendre  ses  nerfs.  Maintenant, 
au  travail  !  comme  les  paysans  entêtés  à  suivre  les  saisons, 
malgré  les  cataclysmes.  Ce  qui  serait  épouvantable,  ce  serait 
que,  derrière  les  troupes,  on  renonçât  à  la  lutte,  et  que  la  vie 

1"  Septembre  1915.  4 


50  LA     REVUE     DE     PARIS 

devînt  impossible,  à  notre  retour,  quand  il  y  aura  de  grandes 
choses  à  faire.  Ces  jours-ci  ont  été  très  bons  et  il  y  a  d'excel- 
lente besogne  d'accomplie.  Les  Russes  ont  tout  de  même  servi 
de  «  teinture  d'iode  »  et  décongestionnent  ce  front.  Cette 
bonne  besogne  en  prépare  d'autre,  et  nous  voyons  se  former 
de  nouvelles  divisions  que  l'on  entraîne  au  nez  des«  Boches  ». 
«  Mon  maître  bien  cher,  voici  mon  tour  d'aller  dormir,  je 
vous  quitte,  ceci  partira  tel  quel,  car  je  tombe  de  sommeille. 
A  vous  de  tout  cœur. 

.    h  i'.  ('..  )) 


10  décembre. 

Une  feuille  maculée,  prise  dans  le  calepin  d'un  camarade, 
et  puis  une  autre,  de  couleur  bise,  papier  de  sac  à  sel.  Une 
partie  de  la  lettre  écrite  au  crayon  Conté,  l'autre  à  la  plume, 
d'une  encre  étendue  de  salive  et  de  tabac.  Des  notes,  des 
impressions,  des  renseignements  souvent  bifîés;  des  mots  qui 
manquent;  des  réticences^^de  modestie. 

Ces  lettres  de  militaires  nous  raccrochent  à  la  vie,  par  une 
chaîne  qui  s'allonge  ou  se  raccourcit,  selon  les  jours  :  puisse- 
t-elle  ne  pas  se  rompre  dans  cette  solitude  des  êtres  que  les 
séparations  livrent  au  désarroi  ! 

Deux  hommes  se  retrouvent  là-bas,  perdus  dans  la  foule 
des  régiments,  comme  des  épingles  d'une  même  pelote  dans 
la  paille  d'un  champ.  Leurs  haleines  avinées  se  croisent,  les 
jurons  grasseyent  ;  deux  bonshommes  de  glaise,  sur  une 
litière  de  [fumier,  des  butors  parmi  les  charognes  ;  mais  entre 
deux  bouchées  de  cervelas  ou  de  «  singe  »,  les  voix  rauques 
s'adoucissent.  Ces  deux-là  parlent  d'un  troisième,  ils  pro- 
noncent un  nom,  et  leur  affection  géminée  le  répète  comme 
dans  une  prière  d'enfants. 

S'ils  le  voyaient,  cet  autre,  ainsi  que  les  chrétiens  croient 
que  Dieu  voit  les  hommes  !  S'ils  savaient  !  Ceux  qui  se  sentent 
égarés  dans  l'inconnu  des  camaraderies  sanguinaires,  si  près, 
si  loin  de  cet  Auteuil  qu'ils  imaginent  demeuré  pareil,  mais  où 
tout  s'assombrit  et  s'efface... 

Ciel  bleu  d'ardoise  mouillée,  vent  dans  les  arbres  aux 
mousses  trop  vertes,  rayons  horizontaux  du  bas  soleil  d'hiver, 


CAHIERS   d'un   artiste   (1914-1915)  51 

fenêtres  des  immeubles  d'en  face,  matinée  de  ce  10  décem- 
bre 1914  !  Le  balai  mécanique  rase  la  trame  des  vieux  entrelacs 
de  Smyrne  sur  lesquels  j'ai  grandi,  que  tous  les  miens  ont 
foulés,  par  combien  de  pieds  usés  qui  tour  à  tour  se  sont 
déchaussés  pour  le  suaire...  Nous  prendrons  bientôt  le  même 
chemin,  vers  les  hauteurs  de  Passy,  aux  cyprès  faméliques. 
Je  traîne  mes  sandales  dolentes  sur  les  entrelacs  du  tapis,  en 
relisant  mes  feuilles  de  papier  de  sac  à  sel. 

Le  Destin  réunit  deux  hommes,  à  confronter  leurs  méta- 
morphoses dans  la  lueur  d'un  sanglant  crépuscule,  ou  dans  le 
gel  de  la  lune  à  son  premier  quartier.  Et  quelque  chose  de 
moi-même,  impondérable  émanation,  fait  un  cercle  visible 
autour  de  leurs  capuchons,  un  halo  qui  tremble  comme  les 
feux  follets  dont  la  sentinelle,  pendant  les  nuits  de  garde, 
s'angoisse  au  voisinage  des  charniers. 

Nous  trois,  dépouillés  de  nos  enveloppes  de  jadis,  telles 
qu'elles  apparaissaient  dans  l'atelier  aujourd'hui  désert,  nous, 
revenants,  fantômes  de  temps  révolus,  recherchons  parmi  les 
ruines,  des  restes.  Trois  noms  volent  dans  la  ténèbre,  tels  les 
phalènes  qu'un  coup  de  vent  rapproche,  qu'un  autre  plus  fort 
dispersera. 

On  dit  que  la  vie  est  la  seule  chose  qui  nous  appartienne  : 
Folie  !  Nous  appartient-elle?  Du  moins  pouvons-nous  la 
donner. 

Si  nous  ne  donnions  qu'elle,  serait-ce  assez? 

«  Un  homme  ne  compte  pas,  écrit  William  James,  si  inca- 
pable d'aucun  sacrifice  ;  et  d'autre  part  quelles  que  soient  ses 
faiblesses,  s'il  est  prêt  à  donner  sa  vie  pour  la  cause  qui  lui  est 
sacrée,  son  héroïsme  l'ennoblit  assez  pour  que  nous  passions 
sur  tout  le  reste.  Quand  même  il  nous  serait  inférieur  à  bien 
des  égards,  si  nous  nous  cramponnons  à  la  vie,  tandis  qu'il 
s'en  défait  comme  on  jette  une  fleur,  nous  sentons  que  cet 
homme  nous  dépasse.  Chacun  de  nous  est  intimement  per- 
suadé qu'il  rachèterait  ses  fautes  aisément,  s'il  pouvait  traiter 
sa  propre  vie  avec  cette  magnanime  indifférence.  C'est  un 
mystère  métaphysique  dont  le  bon  sens  lui-même  a  quelque 


sj2  i.a   revue   de   paris 

intuition,  qu'en  embrassant  la  mort  vous  vivez  de  la  vie  la 
plus  haute,  la  plus  intense,  la  plus  parfaite,  dont  l'acétisme 
a  été  toujours,  dans  le  monde,  le  fidèle  champion.  La  folie  de 
la  croix,  que  l'intelligence  se  refuse  à  comprendre,  conserve  à 
jamais  sa  signification  profonde  et  vivante...  , 

Odon  déclame  ces  phrases  du  célèbre  philosophe  américain, 
ces  phrases  choisies;  Odon  l'élégant  qui  trépigne  dans  l'impa- 
tience d'une  mort  réparatrice,  et  croit  avoir  à  racheter  son 
inutilité  ou  ses  vices.  Rachat  !  Rachat  ? 

Odon  revient  des  bords  de  l'Yser  où  tout,  de  lui,  sauf  son 
anodin  visage,  lut  déchiqueté  par  un  obus.  L'oisif  voluptueux, 
l'inutile  et  las  essayeur  de  toutes  les  délices,  s'est  senti  supé- 
rieur à  ce  dont  il  se  croyait  capable.  N'aviez-vous  donc  rien 
aimé,  ni  cru  à  rien,  Odon?  • 

—  Pour  la  première  fois,  —  dit-il,  —  j'ai  fait  quelque  chose 
de  propre,  j'ai  vu  que  je  pourrais  valoir  quelque  chose. 

Modestie  touchante  d'Odon,  qui,  jusqu'ici,  prit  trop  de  soin 
de  la  cacher  aux  autres.  Il  se  vanta,  dilettante,  d'être  un 
égoïste. 

Nous  ne  demandons  pas  de  si  humbles  contritions  à  ceux 
qui  reviennent  vivants  des  bords  de  l'Yser.  J'admire  tout 
chez  ceux  qui  reviennent  de  la  Mort.  Laissez-nous  vous 
vénérer. 

Vous  a-t-il  donc  fallu,  Odon,  le  délire  du  carnage,  et  l'ivresse 
d'un  assaut  dans  les  fumées  de  la  poudre,  pour  que  vous  con- 
nussiez la  sainte  exaltation?  Enfin  !  Odon,  vous  vous  êtes 
conduit  d'une  façon  bien  magnifique.  Vous  comprendrez 
mieux,  maintenant,  la  vie  ;  il  faut  l'avoir  chérie,  pour  que 
s'en  défaire  comme  d'une  lleur  soit  un  geste  sublime. 

L'héroïsme  ne  semble  permis  au  soldat  que  rarement  — 
mais  toujours  le  sacrifice,  à  quoi  il  ne  se  soustrait  que  par  le 
crime,  et  au  prix  de  sa  propre  déchéance. 

La  guerre  donne  une  rude  leçon  d'humilité  à  l'orgueil- 
leux. V 

Le  soldat  n'a  pas  à  juger  si  la  cause,  est  juste,  et  elle  lui  doit 
être  sainte,  par  delà  les  limites  assignées  à  sa  raison.  Instinct 
ou  loi  subie,  qu'il  ne  cherche  pas  à  comprendre.  A  la  guerre, 
la  liberté  de  l'individu  peut  être  nulle,  et  le  plus  cruel  pour 
lui,  mais  le  plus  noble  aussi,  c'est  qu'elle  le  soit  dans  l'ano- 


CAHIERS     D    UN     ARTISTi: 


nymat  d'une  égalité  incessante.  La  guerre  commande  toutes 
les  vertus  dont  une  seule,  en  temps  de  paix,  signale  un 
homme  à  notre  respect. 

Maîtriser  ses  nerfs  :  pour  certains,  devoir  surhumain. 
Essayer  de  faire  mieux  que  les  autres  :  magnanime  effort. 
Cherche  l'occasion  héroïque:  peut-être  te  fuira-t-elle  toujours. 
Sois  amputé  d'un  bras  et  d'une  jambe,  meurs  dans  d'horribles 
souffrances  :  ce  n'est  pas  encore  assez,  car  tu  veux,  héros, 
que  ton  acte  comporte  le  choix,  la  conscience  pleine  du  risque, 
la  responsabilité,  et  le  don  de  toi-même,  qui  est  plus,  écoute- 
moi,  qu'une  fleur  qu'on  jette  négligemment. 

Lisez  les  citations  à  l'ordre  du  jour.  Pour  une  de  ces  missions 
d'honneur,  réparties  comme  les  corvées  et  les  rations  de  soupe  : 
le  chef  a  besoin  d'un  homme  ;  quatre  lèvent  la  main,  veulent 
être  celui-là  :  quatre  héros,  comme  celui  qui  se  précipite  sous 
le  tramway  pour  sauver  l'inconnue  qui  tombe;  comme  celui 
qui  refuse  une  place  dans  la  barque  au  moment  du  naufrage; 
comme  votre  ordonnance,  Odon,  quand  elle  accourut  parmi 
la  mitraille,  pour  vous  empêcher  d'être  fait  prisonnier.  Et 
vous  ne  croyiez  pas  que  cet  homme  fût  de  la  même  race  que 
vous  I 

Ceux-là  sont  des  héros  nés.  Dans  la  guerre,  et  hors  de  la 
guerre.  Mais  la  guerre  unificatrice  brouille  les  noms,  comme 
les  numéros,  pêle-mêle,  dans  un  sac  de  loto,  qu'une  main, 
plongée  dans  le  noir,  en  tire  au  hasard.  La  guerre  moderne 
porte  en  elle  la  fatalité  du  cataclysme;  elle  étouffe  sous  sa 
pluie  de  cendre  la  voix  du  héros  dont  elle  cache  le  geste. 

Nous  disons  qu'il  «  est  tombé  au  champ  d'honneur  »  et 
nous  avons  encore  des  formules  plus  sèches.  «  Heldentod  » 
est  celle  dont  l'Allemagne  ennoblit  la  mort  de  ses  plus  obscurs 
soldats. 

Non,  en  voulant  embrasser  la  mort,  vous  ne  vécûtes  pas, 
Odon,  la  seule  vie  qui  vaille,  ni  la  plus  haute,  si  la  plus 
intense.  La  page  de  William  James  est  écrite  pour  les  salons; 
elle  sonne,  aujourd'hui,  comme  le  discours  cauteleux  d'uîi 
professeur  à  la  table  du  riche. 

Ne  méprisez  rien,  et  surtout  pas  la  vie,  vous  qui  avez  vu  la 
mort  sans  effroi! 

Tout  semble  fade,  cet  hiver,  qui  n'est  pas  jailli  de  la  source 


54  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'amertume  où  les  lèvres  gercées  trompent  leur  soif.  Ne  par- 
lons pas  aux  soldats  d'ascétisme  ;  qu'ils  surmontent  l'horreur 
de  la  mort,  par  passion  de  la  vie,  par  amour  de  ceux  qu'ils 
aiment,  de  ce  qu'ils  regrettent  d'avoir  quitté,  de  ce  qu'ils 
veulent  perpétuer,  de  ce  qu'ils  voient  dans  la  nuit  qui 
n'est  pas  menteuse,  elle,  l'impitoyable  nettoyeuse  des  cer- 
veaux. 

«  Parle,  parle,  sergent!  Je  ne  comprends  pas  tout  ce  que 
tu  dis,  mais  ta  voix  est  un  son  de  vie  dans  le  concert  de  la 
mort.  » 

Matinée  de  ce  décembre  1914,  ciel  bleu  d'ardoises  mouillées, 
squelettes  des  arbres  aux  mousses  d'un  vert  métallique  sous 
le  soleil  sans  chaleur,  solitude  des  fenêtres  derrière  les  palis- 
sades nues  du  jardin,  paysage  d'agonie,  combien  vous  rendez 
plus  précieux  et  plus  désirable  le  juillet  assoupi  dans  sa  cha- 
leur de  vie! 

Une  lettre  du  front. 

«Ainsi,  parce  que  je  vous  demande  des«  nouvelles  »  vous  avez 
cru  que  je  souhaite  des  journaux.  Que  non  !  nous  en  avons 
ici,  quelques-uns  arrivent  et  nous  ne  les  lisons  que  pour  passer 
le  temps  :  ils  ne  nous  intéressent  pas. 

«  A  part  ce  qui  transparaît  des  efforts  de  la  diplomatie,  nous 
n'y  trouvons  rien  de  ce  que  nous  désirerions  tant  savoir  et 
qui  nous  obsède  et  nous  inquiète  :  votre  vie  à  vous  tous,  vos 
pensées,  ce  que  vous  faites  1;ous,  en  attendant  ainsi.  Nous 
voudrions  tant  qu'en  ouvrant  un  de  ces  journaux,  ce  fût  comme 
une  grande  lettre  de  vous  tous,  et  croire  entendre  de  chères 
voix  parlant  de  vos  petits  soucis  à  côté  de  notre  grand  devoir. 
Elles  sont  si  précieuses,  ces  lettres  de  famille  où  l'on  nous  dit 
que  tel  jour  il  a  fait  froid,  que  des  poussins  sont  nés  ou  que  la 
mare  sera  vidée...  Savez-vous  que  nous  sommes  bien  surpris 
qu'il  n'y  ait  plus  d'accidents  de  tramways  !  Nous  restons 
sceptiques  —  et  nous  lisons  par  désœuvrement  ces  histoires 
de  héros  dont  les  journaux  sont  pleins  et  dont  déjà  un  journal, 
fait  exprès  pour  nous,  nous  fatigue. 

«  Au  fait,  il  est  vrai  que  vous,  n'est-ce  pas,  ces  histoires 
vous   intéressent'?  et  ne  songeant  qu'à  nous,  il  vous   plaît 


CAHIERS   d'un   artiste   (1914-1915)  55 

qu'on  VOUS  donne  de  nous  un  portrait  «  arrangé  »  comme 
les  photographies  offertes  en  prime  par  les  grands  magasins. 
Nous  ne  pouvons  tout  de  même  regarder  sans  raillerie  l'image 
d'un  monsieur  si  avantageusement  campé  devant  l'éternité. 

«  Je  suis  certain  que,  chezvous,  les  garçons  allant  au  collège 
portent  un  bonnet  de  police  et  tendent  le  jarret  en  rêvant  à  la 
manière  de  devenir  un  héros.  Ils  ne  savent  pas,  les  chers  gosses, 
que  cette  gloire  n'a  pas  d'éclat  ici,  et  que  nous  sommes  des 
hommes  tout  ordinaires  sur  lesquels  le  sort  s'appesantit.  Sous 
l'étreinte  chacun  réagit  à  sa  manière,  selon  ses  jforces,  ses 
nerfs,  heureux  s'il  peut  n'être  pas  au-dessous  de  la  circons- 
tance. » 

«  Nous  sommes  ici  pour  le  devoir;  l'accomplir  nous  suffit  et 
qui  cherche  la  gloire  ou  défie  le  sort,  nous  agace  ;  il  a  un  peu 
l'air,  celui-là,  d'un  avantageux  qui  se  pavane  devant  nos 
pensées  douloureuses.  Nous  savons  si  bien  que,  même  pour 
la  gloire,  le  hasard  ici  encore  est  dieu.  C'est  à  lui  que  nous 
devons  et  le  poste  dangereux  où  nous  tomberons  obscuré- 
ment, et  la  place  en  lumière  où  l'honneur  nous  touchera.  Com- 
bien reposent  sous  un  tertre  anonyme,  qui  mériteraient  la 
stèle  des  héros  !  Seuls,  des  camarades  répètent  leurs  noms  et 
honorent  leur  mémoire;  on  ne  sait  pas  toujours  ce  qu'ils  ont 
fait  ;  mais  on  sait  ce  qu'ils  valurent  parmi  ceux  qui  attendent 
leur  tour  de  combat,  comme  on  attend  la  corvée,  en  exigeant 
que  ce  ne  soit  pas  toujours  les  mêmes  qui  y  aillent.  Nous 
savons  lesquels  n'écoutent  jamais  l'épouvante.  Nous  connais- 
sons les  braves  avant  qu'ils  se  connaissent  eux-mêmes,  et 
ceux  que  l'occasion  a  déjà  révélés,  leurs  [noms  sont  sur  toutes 
les  lèvres  et,  à  leur  passage,  les  faibles  se  rapprochent  d'eux 
pour  s'encourager.  » 

* 

«  J'avoue,  m'écrit  Philipp,  de  Dixmude,  que  si  l'on  n'ob- 
jecte pas  d'argument  plus  sérieux  contre  la  guerre  que  ses 
inconforts  et  ses  privations  dans  l'ordre  de  la  vie  matérielle, 
je  ne  vois  pas  le  bien-fondé  des  plaintes  pacifistes.  L'humanité 
ne  peut  pas  se  révolter  contre  ses  souffrances,  plus  que  contre 
l'accouchement  par  exemple,   qui  est  douloureux  aussi,  et 


56  i.A    i;k\ n:   de   paris 

dont  riiiévitabililc  est  admise  par  les  mères.  La  i^uene  est  la 
suprême  exigence  que  la  nature  impose  au  sexe  mâle,  comme 
la  parturition  aux  femmes.  Les  guerres  sont  les  tortures  de 
l'enfantement  de  l'ère  nouvelle...  Brilish  Ilead  Quarters.  « 

Ces  lignes  sur  uji  grand  papier-diplomate,  luisant,  solide, 
timbré  aux  armes  d'Angleterre.  Le  gamin  qui  les  écrit  était 
encore  à  Oxford,  il  y  a  six  mois.  Il  méprisait  l'action,  croyait 
à  la  sainteté  de  l'art,  à  l'inutilité  du  mouvement  qui  dérange 
les  lignes,  entre  son  sofa  où  il  fumait  l'opium,  et  son  liarpsichord 
sur  lequel  il  joue  des  fugues  de  Bach  ! 

«  Dans  les  moments  de  repos,  il  y  a  près  d'ici  un  piano  et 
je  continuerais  mes  études  du  grand  Sébastien,  si  je  n'étais 
aussi  sollicité  d'accompagner  mes  chanteurs  de  camarades, 
amateurs  du  u  (ïaieiii  ■». 

«  Tipperanj  »,  «  Bcauiijul  Baby  Doll  »,  et  «  Canl  ijou  go 
back  to  Michigan  »  sont  parmi  les  disconforts  de  la  campagne, 
les  plus  pénibles  pour  votre  petit  «  Father  Bach  !  » 

Une  photographie,  dans  la  même  enveloppe,  représente 
Philipp  avec  une  moustache  noire  et  des  yeux  qui  reviennent 
de  l'autre  monde.  Mélancolie  pathétique  de  cette  silhouette 
en  khaki  ;  métempsychose  1  Je  dresse  cette  image  à  côté  de 
la  reproduction  du  groupe  de  deux  petits  garçons  et  de  deux 
filles  que  je  faisais  poser  avec  tant  de  peine,  pendant  qu'Aunt 
Brunnel  lisait  à  haute  voix  les  aventures  de  Mr.  Pickwick. 

Philipp  n'écoutait  rien,  mais  éclatait  de  rire,  chaque  fois 
que  mes  lunettes  tombaient  sur  le  parquet.  C'était  à  cette 
époque-ci,  un  peu  avant  Noël,  et  l'on  se  préparait  à  partir 
pour  le  Nord,  chez  le  grand-père,  auprès  de  ses  fabriques  du 
Northumberland.  Philipp  s'est  engagé,  comme  devait  le  faire 
l'héritier  du  baronnet,  le  futur  directeur  du  Creusot  de  l'Angle- 
terre. Jim,  seize  ans,  veut  s'échapper  d'Eton  et  imitera  son 
frère  aîné.  Marjorie  interrompt  son  rêve  d'Alice  in  Wonder- 
land  pour  faire  la  cuisine  des  réfugiés  belges,  et  Cynthia 
apprend  à  bander  des  plaies. 


Scarborough  vient  d'être  bombardé  par  la  flotte  allemande; 
elle  est  venue  ;  elle  a  tiré  ses  boulets  ;  elle  est  repartie  comme 


CAHIERS     d'un     AiniSTK     (1914-1915)  .')7 

elle  était  venue.  Londres  attend  les  zeppelins.  «  Bon  pour  le 
recrutement»,  grogne  Kitchener. 

Un  secrétaire  de  l'ambassade  à  Paris,  me  téléphone  que  la 
grande  victoire  navale  de  la  semaine  dernière  (navires  alle- 
mands capturés  là-bas,  là-bas,  dans  l'océan  Pacifique  —  et 
dont  nos  journaux  ne  parlent  pas)  est  un  fait  gigantesque 
pour  le  commerce  et  le  ravitaillement,  que  l'on  ne  doit 
pas  arrêter  son  attention  sur  une  misérable  plaisanterie 
comme  celle  de  Scarborough.  Pourquoi  l'ambassade  ne 
force- t-elle  pas  nos  journaux  à  nous  donner  ces  bonnes  nou- 
velles? 

Personne  en  France  ne  se  doute,  en  effet  de  l'œuvre  colos- 
sale que  l'Angleterre  accomplit  dans  le  silence  hautain  de  son 
Amirauté.  Sans  elle,  que  seraient  nos  côtes  de  la  Manche 
et  de  l'Océan?  Elle  nettoie  les  mers  en  traînant  un  grand 
filet  où  se  prennent  les  bateaux  ennemis  comme  du  white  bail 
dans  la  Tamise. 

Xous  ne  pouvons  oublier  les  paroles  de  Kitchener  :  «  Même 
Paris  dévasté,  et  aurions-nous  à  descendre  jusqu'aux  Pyrénées 
nous  reprendrions  l'offensive  et  serions  vainqueurs,  ensuite.  )•- 
Propos  de  cabinet  sur  les  bords  de  la  Tamise,  tenus  devant  le 
feu,  avant  d'aller  à  l'Alhambra.  L'Angleterre  n'est,  pas  plus 
que  la  Russie,  angoissée. 

Londres  s'amuse  encore.  Londres  dira  toujours  :  No  use 
making  one  self  ioo  misérable.  Vienne  danse  au  son  des  czar- 
das;  Berlin  est  à  son  ordinaire.  Les  deux  jeunes  comtes  russes 
qui  soignent  leurs  bronches  à  Cannes,  nous  écrivent  qu'ils 
n'ont  pas  un  parent  ni  un  ami  sur  le  front  :  «  Est-ce  que  vous 
seriez  troublé  de  l'expédition  à  Madagascar?...  »  deman- 
dent-ils. 

Non,  il  n'y  a  pas  la  guerre,  mais  des  guerres.  Tenons  à  la 
nôtre.  Français  de  l'Ile-de-France  qui  y  avons  nos  fils  et  nos 
amis. 

Mais  comment  toutes  ces  guerres  vont-elles  se  fondre  et 
s'achever  en  un  bouquet  de  fusées  d'artifice? 

Je  suis  chez  moi,  à  Paris,  la  pensée  aussi  lucide  que  celle  de 
Lord  Ivitchener,  mais  ma  pensée  ne  rejoint  pas  toujours  la 
sienne.  Pour  nous,  la  guerre  ne  se  passe  pas  sur  la  terre 
étrangère  ! 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Le  Gouvernement  est  rentré  à  Paris. 

(  La  vie  reprend  »  ;  des  affîches  de  cinémas,  de  music-halls, 
de  concerts  et  de  théâtres,  bariolent  les  kiosques  Morris  qui, 
hier  encore  striés  de  bleu,  de  blanc  et  de  rouge,  ressemblaient 
à  des  guérites  de  sentinelles. 

Le  Parlement  va  siéger,  les  magasins  rouvrent  ;  le  gaz 
s'allume,  les  rues  s'encombrent  de  voitures  ;  le  mot  d'ordre 
est  :  «  Reprise  des  affaires  »,  confiance,  sérénité. 

Tel  olTicier  écrit  à  sa  famille  :  «  Surtout  pas  de  mélancolie. 
Ne  changez  rien  à  vos  habitudes.  »  Et  il  conseille  les  visites, 
les  cadeaux  du  jour  de  l'an.  C'est  la  trêve  des  confiseurs.  Une 
vie  factice  s'organise  à  l'instar  de  Berlin  et  de  Vienne.  Paris, 
si  digne  et  si  lavé  de  ses  taches,  le  Paris  d'hier  va  faire  des 
grâces,  vaporise  ses  parfums  de  femmes,  comme  pour  faire 
oublier  l'incongru  voisinage. 

La  politique  reprend  langue.  Les  partis  doublent  leurs  pro- 
visions de  cartouches  et  mettent  la  main  sur  le  revolver. 

«  La  réaction,  par  le  prêtre,  essaie  de  se  saisir  de  la  tran- 
chée, laquelle  son  adversaire  lui  cède,  exaspéré. 

«  Qui  ne  voit  donc  que  nous  sommes  entre  les  mains  de 
ceux  ^ui,  ne  voulant  pas  la  guerre,  sans  préparation,  mais 
l'ayant  acceptée  et  prônée  même,  au  nom  de  l'égalité,  de  la 
liberté  et  de  la  justice,  ont  plus  d'action  que  vous,  timides 
d'hier,  sur  un  peuple  qu'ils  ont  mentalement  formé  à  leur 
manière?  Les  uns  agissent  avec  les  autres,  pour  nous  tous, 
dans  la  collaboration  de  ces  heures  décisives,  loin  de  la  poli- 
tique. 

«  Ayant  besoin  de  toutes  les  bonnes  volontés  et  de  tous 
les  optimismes  même  les  plus  suspects,  il  n'est  pas  encore 
temps  de  nous  épier  et  de  nous  reconnaître.  Accommodons- 
nous  des  voisinages  indésirables,  quitte  à  les  déplorer  plus 
tard,  quand  nous  serons  vainqueurs.   » 

Ainsi  parle  mon  ami  le  député  socialiste,  mais  est-il  sûr 
que  ses  collègues  ne  s  épient  pas'^  Il  revient  de  la  guerre. 
Qu'il  attende! 

Les  parlementaires  sont  gardés  par   des   flottilles   d'aéro- 


CAHIERS  d'un   artiste  (1914-1915)  59 

planes  au-dessus  du  Palais-Bourbon.  Pourquoi  sont-ils  partis, 
s'ils  devaient  revenir  si  tôt?  Si  demain  l'ennemi  faisait  une 
nouvelle  marche  contre  Paris,  un  autre  départ  ne  serait  plus 
possible.  Le  président  et  ses  ministres  auraient  à  jouer  les 
Bourgeois  de  Calais.  La  corde  au  cou.  Et  pourtant,  leur  devoir 
serait  ailleurs  que  dans  Paris. 

Les  pianos  se  font  entendre  quand  on  passe  sous  les  fenêtres. 
Pourquoi  ?  Le  Gouvernement  est  rentré.  Sécurité  dans  l'air. 
Alors  la  guerre  est  finie?  Voulez-vous  donc  la  paix? 

Les  Parisiennes  en  allant  faire  leurs  emplettes  de  jour  de  l'an, 
dépliant  leur  journal,  ont  lu  ceci  :  «Bombardement  de  la  côte 
anglaise  par  la  flotte  allemande.  »  La  flotte  fraîche  sort  de  sa 
boîte  de  joujoux  pour  Christmas,  quitte  ses  eaux  avec  les- 
quelles la  couleur  dont  elle  est  peinte  se  confond,  et  surprend 
la  Licorne  endormie  dans  son  île.  Asquith,  Churchill,  Lord 
Charles  Beresford,  chacun  occupé  à  manger  vos  rôties  à 
l'heure  du  thé,  qu'avez-vous  pensé,  en  recevant  les  télégram- 
mes de  Scarborough? 


* 


La  princesse  T.  de  X...  est  allée  voir  son  mari,  près  du 
front. 

Elle  le  rencontra  à  la  poste,  où,  vaguemestre,  il  portait  la 
correspondance  de  son  bataillon.  Le  prince  savait  que  sa 
femme  devait  tenter  le  voyage,  mais  ignorait  quand. 

Surpris,  d'abord,  il  ne  la  reconnaît  pas  dans  son  tailleur 
«  genre  guerre"»  et  sa  toque  de  toile  cirée.  Il  laisse  choir  le 
paquet  de  lettres  qu'il  tient  dans  son  sarrau.  On  s'embrasse, 
il  demande  des  nouvelles  des  enfants,  et  puis  se  tait,  n'ayant 
plus  rien  à  dire.  On  ne  va  pas  ainsi  au  pays  des  héros. 

—  Maintenant  que  je  t'ai  vue,  c'est  bien,  va-t-en.  Je  n'ai 
rien  à  te  raconter. 

—  Mais,  je  suis  venue  de  Biarritz,  jusqu'ici,  —  dit-elle. 

—  Merci,  f...  ton  camp  ! 

Elle  lui  apportait  des  tricots,  des  passe-montagnes.  Le 
vaguemestre,  dédaigneux,  regarde  et  ordonne  : 


60  LA     KEVUE     DE     PARIS 

—  Remporte  cela;  ce  n'est  pas  d'ordonnance.  Nous  n'avons 
besoin  de  rien. 

Madame  de  X...  fut  mieux  reçue  par  ceux  qui  ne  sont  pas 
son  mari.  Elle  a  pris  un  repas  dans  la  tranchée,  et  sa  malle, 
dans  la  gare  de  Biarritz,  était  lourde  de  casques,  de  fer  bar- 
belé, et  de  quelques  balles  dum-dum,  quand  elle  débarqua, 
décidée  à  ne  plus  faire  de  zèle. 

18  décembre. 

Alain,  pour  deux  jours  à  Paris,  demande  à  sa  sœur  où  l'on 
peut  danser.  Y  a-t-il  un  Ciro's? 

—  Vous  vous  morfondez  là,  comme  si  ce  n'était  pas  assez 
que  nous  battions  la  semelle  dans  la  neige.  Dansez  donc  1 

Son  meilleur  ami  était  mort  la  veille,  dans  ses  bras.  Alain 
a  reçu  la  médaille  militaire  et  fut  blessé  deux  fois. 

Que  la  vie  continue  :  telle  est  la  loi,  et  sans  doute  la  sagesse. 

22  décembre. 

—  La  victoire  s'installe  lentement  mais  sûrement.  Nous  en 
sommes  à  l'acte  ennuyeux  et  traînant  du  drame,  avant  la 
magnifique  scène  finale  qui  le  dénoue,  —  dit  Jean,  tout  ébloui 
des  spectacles  aériens.  Compagnon  de  Garros,  il  voit  la  guerre 
en  poète  qui  laisse  la  terre,  bien  loin,  en  bas,  sous  son  biplan. 

Mais  comment  la  victoire  s' organise- t-elle?  Je  vais  m'en- 
quérir  auprès  de  mon  ami  le  député  qui  est  revenu  siéger, 
après  quatre  mois  de  campagne. 

Une  conversation  avec  lui  nous  ramène  ici-bas.  Ses  poches 
sont  pleines  de  lettres  de  soldats,  camarades  socialistes;  des 
ouvriers,  des  artisans  intellectuels.  A  entendre  cet  autre  son 
de  la  douleur  —  moins  résignée  —  du  citoyen  encore  dans  la 
vie  de  luttes,  de  revendications,  de  libre  examen,  de  révolte 
sociale,  je  me  demande  quelle  sera  l'attitude  des  parlemen- 
taires. Vont-ils  recommencer  à  «  causer  »?  ' 

Ces  hommes  supplient  qu'on  les  relève.  Ils  n'en  peuvent 
plus.  Ils  n'ont  pas  le  soutien  moral  d'une  foi  religieuse  ou 
profonde  ou  d'occasion,  qui  aide  les  autres  dans  le  constant 
voisinage  de  la  mort. 

La  force  morale  et  la  force  physique  ont  leurs  limites,  dans 


CAHIERS   d'un   artiste  (1914-1015)  61 

le  gel,  la  neige  et  l'inconfort  des  disciplines.  L'esprit  critique 
des  électeurs  de  T...  n'est  pas  endormi  par  les  promesses  d'une 
vie  future. 

Pour  eux,  il  n'y  a  pas  de  Dieu  qui  nous  surveille  d'entre  les 
nuages,  ils  ne  se  gênent  pas  pour  avouer  leurs  angoisses,  et 
s'ils  adressent  des  prières,  ce  n'est  pas  aux  saints,  mais  à  leurs 
mandataires  du  Corps  législatif. 

X...  a  confiance  dans  les  «  camarades  »,  mais  «  il  est  urgent 
que  le  Parlement  siège,  et  que  les  députés  servent  de  «  régu- 
lateurs de  V administration  militaire  ». 

Nous  devinons  déjà  quel  est  l'ennemi,  non  encore  avoué, 
quels  sont  les  noms  suspects  des  chefs  entre  les  mains  des- 
quels la  France,  un  bandeau  sur  les  yeux,  a  remis  ses  pouvoirs. 
Les  «  camarades  demandent  à  voir  »  :  cinq  mois  de  crédit, 
cinq  mois  d'applaudissement  à  des  actes  Joués  derrière  le 
rideau  de  fer.  Va-t-on  réclamer  aujourd'hui  la  grande  lumière 
pour  tous,  et  que  les  vedettes  de  la  troupe  défilent  devant 
la  rampe? 

Il  n'est  pas  encore  temps  de  juger;  va-t-on  exiger  des 
représailles? 

X...,  avant  de  venir  dîner,  hier  soir,  est  allé  voir  M.  Poin- 
caré. 

Le  président,  en  chapeau  mou,  molletières,  tenue  de  cam- 
pagne, car  il  revient  du  front,  possède  «  la  plus  absolue 
confiance  ».  Les  membres  du  Gouvernement  partagent  cet 
optimisme  serein  et  leur  opinion  s'exprime  par  les  mots  : 
«  Nous  les  tenons  I  » 

—  Ne  les  portons-nous  pas  plutôt  sur  nos  épaules? 

—  Nos  lignes  sont  maintenant  si  fortes,  qu'il  serait  impos- 
sible de  les  percer. 

Les  Allemands  s'expriment  de  même,  quant  à  leurs  armées, 
leurs  positions,  leurs  retranchements. 

Si  nous  sommes  de  chaque  côté  inamovibles,  c'est  une 
muraille  de  la  Chine.  La  muraille  de  la  Chine  est  debout  depuis 
combien  de  siècles? 

La  muraille  de  la  Chine  gémit.  La  boue  monte  jusqu'à  la 
ceinture  des  hommes  à  qui  sont  infligées  des  souffrances  telles, 
que  jamais  notre  planète  n'en  connut  de  semblables.  C'est 
dans  cette  géhenne,  perdue  dans  les  brumes  du  solstice  d'hiver. 


62  LA     REVUE     DE    PARIS 

que  la  France  militaire  apprend  son  métier,  comme  dans  un 
four  à  bachot,  met  les  bouchées  doubles,  rattrape  en  quelques 
semaines  le  temps  perdu,  sûre  de  son  génie  créateur. 

De  l'autre  côté  de  la  muraille,  il  y  a  de  bons  élèves,  des 
f  ïforts  en  thème  »  jqui  pleurent  et  s'impatientent  de  ne 
pas  retourner  pour  la  fin  de  l'année  à  Berlin,  manger  l'oie 
de  Noël  dans  leurs  maisons  intactes.  Ce  que  le  kaiser  leur  a 
promis. 

C'est,  d'un  côté  et  de  l'autre,  la  popote  ensanglantée,  le 
fourneau,  la  marmite  grasse  d'une  cuisine  régimentaire,  l'hi- 
vernage raidi  de  sommeil;  c'est  la  guerre  morne,  la  terre  vue 
comme  par  les  chiens,  qui  marchent  la  tête  basse.  Plus 
haut,  l'aviateur  file  à  travers  l'espace  «  survole  »  les  régiments, 
les  divisions,  les  armées,  le  'soleil  ou  la  lune  dans  l'œil,  se 
trompe  sur  les  différentes  nuances  de  khaki,  de  brun  ou  de 
beige,  laisse  tomber  des  bombes  sur  ses  frères  comme  sur 
ses  ennemis,  tape  dans  le  tas,  sans  y  voir,  et  s'évade  vers 
le  zénith. 

C'est  peut-être  là-haut,  dans  les  nuages,  que  tu  te  ferais 
des  idées  nettes!... 

A   miss  T.. 

Londres,  23  décembre. 
Chère  amie. 

Il  faut  pourtant  bien  nous  souhaiter  quelque  chose,  à  l' occa- 
sion de  Christmas.  Merci  du  Home-made  plum-pudding,  lequel 
nous  mangerons  mélancoliquement  après-demain,  en  pensant 
à  vous  tous  ;  puisqu'il  ne  serait  point  sage  de  souhaiter  pour 
nos  deux  pays  la  fin  prochaine  de  ces  horreurs,  souhaitons- 
nous  la  force  d'âme,  la  patience,  la  résolution,  sans  quoi  nous 
n'atteindrions  pas  le  but  de  tant  d'efforts  déjà  accomplis,  de 
tant  d'autres  que  la  patrie  exigera  encore,  pour  abattre  le 
géant.  Avec  vous,  j'ose  écrire  ce  mot  ;  en  public,  il  serait  inter- 
dit, du  moins  ici,  où  je  me  rends  compte  que  la  fiction  est 
nécessaire.  Et  tant  mieux  qu'on  ignore  si  complètement  l'ogre 
qui  aiguise  la  lame  de  son  coutelas  à  dépecer  l'Europe. 

Si  les  échecs  de  vos  armes  ou  une  surprise  comme  celle  de 
Scarborough  fouettent  vos  énergies,   nous  avons  besoin  de 


CAHIERS   d'ux   artiste  (1914-1015j  63 

croire  au  succès.  De  nos  journaux,  les  hommes  du  front  ne 
lisent  que  le  communiqué  :  le  reste,  ces  braves  l'appellent 
«  guerre  pour  les  civils  ».  Eh  !  bien,  nos  journaux  sont  excel- 
lents, leurs  articles,  la  littérature  qui  convient  à  la  ville. 

Le  plus  admirable,  c'est  que  jusqu'ici  des  esprits  sceptiques 
et  judicieux  à  l'ordinaire  se  soumettent  à  la  règle  et  récitent 
le  nouveau  catéchisme.  Dans  un  immeuble  parisien,  chaque 
locataire  partage  les  espérances  de  la  concierge  et  ne  se  méfie 
que  de  l'espion  inofïensif  qui  porte  un  nom  «  boche  ».  On 
répète  :  «  Nous  ne  leur  permettrons  plus  d'avoir  ni  un  fusil, 
ni  un  canon,  nous  les  écraserons  comme  des  punaises  »,  et  l'on 
parle  déjà  de  «  l'anéantissement  »  définitif  de  l'Allemagne. 

«  Nous  donnerons  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  notre 
sang.  »  Cette  formule  ne  suffirait-elle  pas?  Autour  de  moi, 
l'on  objecte  :  Guillaume  fixa  des  dates  pour  la  prise  de  Paris, 
de  Calais  et  de  Varsovie  ;  pourquoi  n'annoncerions-nous,  pas 
que  nous  ne  nous  arrêterons  qu'à  Berlin? 

Une  phraséologie  encourageante  est  la  colle  qui  sert  à  tenir 
ensemble  les  différents  partis  politiques,  dans  V union  sacrée 
des  civils  qui  sera  moins  durable,  je  le  crains,  que  celle  de  la 
troupe  où  l'union  est  une  conséquence  du  péril,  et  une  néces- 
sité. Toutefois,  n'oublions  pas  que  «  Poilu  »  sait  lire,  et  qu'il 
connaît  mieux  que  nous  la  lourdeur  de  sa  tâche.  Prenez  garde 
qu'il  ne  se  rie  de  nous. 

On  m'écrit  :  «  Nous  ne  sommes  ni  dans  la  sociale,  ni  dans 
la  réaction.  C'est  du  bon  sens,  du  gros  bon  sens,  bien  confiant 
en  sa  raison,  sûr  de  sa  cause  juste.  Mon  cher  Pitou  !  Je  l'aime 
beaucoup,  même  quand  il  est  saoul,  ce  qui  lui  arrive  assez  sou- 
vent. La  guerre  me  révèle  cette  espèce  de  gens  très  terre  à 
terre.  Pas  de  génie,  pas  d'élan,  même  pas  de  vues  sur  la  mission 
du  pays,  quoi  qu'en  aient  dit  les  «  genre  Hervé  »  ;  tout  bon- 
nement la  conception  claire  que  l'on  doit  d'abord  se  défendre 
contre  les  voleurs.  Le  sacrifice,  la  douleur,  la  ruine,  nos  hommes 
les  supportent  avec  la  volonté  de  tout  rebâtir  ensuite.  » 

Admirables  caractères  d'hommes,  ces  Français  de  1914  que 
vous  apprécierez  bientôt,  puisque  vos  amies,  les  misses  W... 
vous  prendront  dans  l'ambulance  qu'elles  organisent  en  Nor- 
mandie. 

Nos  pauvres  campagnards  seront  surpris  de  vos  soins,  de 


Gl  LA     REVUE     DE     PARIS 

VOS  manières,  et  ils  vous  étonneront  aussi.  Je  vois  d'ici  votre 
ambulance  modèle,  dans  le  village  que  vous  allez  secouer  de  sa 
torpeur.  Avec  l'administration  du  service  médical,  vous  aure? 
])eut-être  des  démêlés... 

Félicien  n'y  tient  plus,  je  nai  qu'une  crainte,  c'est  qu'il 
ne  parvienne  un  de  ces  jours  à  jeter  aux  orties  son  sarrau 
d'infirmier.  Il  a  rejoint  Desroches,  le  nouveau  sergent  de  chas- 
seurs, qui  a  fini  par  partir  pour  le  front  (car  chacun  y  va,  s'il 
le  veut,  quoi  qu'on  en  dise).  Cacan  n'aura  de  cesse  qu'il  n'ait 
un  fusil  sur  l'épaule,  il  juge  plus  nécessaire  de  tuer  que  de 
relever  ceux  qui  tombent. 

C'est  une  conception  bien  française  du  devoir  patriotique, 
dont  les  conséquences  sont  incertaines  :  faut-il  qu'un  diplo- 
mate lâche  son  ambassade  pour  aller  au  front,  qu'un  fabri- 
cant de  munitions  dise  adieu  à  ses  ouvriers,  qu'un  médecin 
devienne  colonel?  Chez  nous,  je  redoute  un  gaspillage  ou  une 
mauvaise  répartition  des  valeurs  et  des  spécialités  :  un  hommt^ 
y  est  rarement  in  the  right  place.  Dès  qu'un  travail  a  pris 
forme,  le  Français  se  détourne  vers  un  autre  objet.  Il  a  trop 
d'idées.  wSon  imagination  l'appelle  ailleurs.  Il  veut  toujours 
faire  mieux  et  entreprendre  autre  chose. 

Je  ne  dis  pas  cela  pour  mon  ami,  car  je  .sais  son  enthousiasme 
et  devine  ses  larmes,  son  découragement  dans  ces  ambulances 
d'évacuation,  démunies  de  tout,  auprès  des  amputés  dont 
l'insufTisance  du  service  sanitaire  double  le  nombre  ;  quelle 
rage  de  n'y  pouvoir  rien  et  de  savoir  ce  qu'il  faudrait  faire  ! 

Félicien  est  utile  à  ses  malades  avec  la  douceur  maternelle 
de  son  geste,  ses  paroles  affectueuses,  son  intelligence  souple 
et  inventive.  Il  est  à  la  fois  un  ancien  carabin  et  une  «  reli- 
gieuse poilue»,  comme  l'appellent  ses  malades;  il  est,  avant 
tout,  un  organisateur  ingénieux,  un  chef.  Voilà  l'homme  qui 
balaye,  vide  des  cuvettes  et  assiste  au  pansement  des  plaies 
par  des  doigts  non  lavés,  sans  même  avoir  le  droit  de  faire 
llamber  les  ciseaux  de  l'opérateur.  , 

I.e  service  de  santé,  dans  les  postes  de  première  ligne,  plus 
improvisé  qu'existant,  aura  commis  de  terribles  fautes; 

Routine,  bâtons  dans  les  roues,  négligences,  et  surtout  : 
rivalités  bureaucratiques.  Enfin,  bientôt,  vous  serez  admise  à 
regarder  derrière  le  paravent. 


CAHiEus   d'un  artiste  (1914-1915)  65 

Chère  amie,  quelle  lettre  de  Noël!  Quel  sera  le  prochain 
Christmas?  Où  le  célèbrerons-nous?  Quand  pourrons-nous 
parler  de  choses  moins  graves?  Peut-être  jamais  plus... 

.Je  voudrais  vous  montrer  les  Ghristmas-cards  que  je  reçois 
de  Béthune  :  des  prisonniers  allemands,  des  faces  rendues 
vertes  par  l'arrêt  du  sang,  que  la  terreur  plombe,  des  chevaux 
éventrés,  des  cadavres.  L'art  est  vivant  tout  de  même,  si  j'en 
juge  d'après  les  merveilleux  cahiers  de  croquis  dont  je  vous 
expédie,  par  cette  poste,  un  échantillon. 

A  bientôt  !... 

23  décembre. 

Barrés  n'a  pas  maintenu  sa  motion  relative  à  la  fête  natio- 
nale de  Jeanne  d'Arc.  Barrés  a  su  plier,  par  discipline.  Il  ne 
faut  pas  mécontenter  M.  Homais  ;  Jeanne  est  suspecte. 

Grande  séance  de  rentrée.  Personne  n'a  dit  de  paroles  impru- 
dentes ;  la  séance,  voulue  historique,  et  un  pendant  à  celle  du 
4  août,  fut  digne  et  belle. 

Il  fallait  une  séance  modèle  pour  nos  ennemis  et  nos  alliés, 
une  séance  que  les  câblogrammes  porteraient  au  loin  comme 
un  écho  du  cri  de  la  France.  Les  parlementaires  ne  montrent 
que  la  coque  de  l'œuf,  avant  de  la  briser.  Qui  dira  ce  que 
valent  le  blanc  et  le  jaune? 

Journaux  enthousiastes  ;  discours  de  Viviani,  discours  de 
Paul  Deschanel  «  un  vrai  petit  bijou  »,  m'a  dit  mon  médecin. 

Aujourd'hui,  autre  séance.  Ce  n'est  point  encore  celle-ci, 
qu'on  redoute. 

Les  parlotes  de  bureaux  et  de  couloirs  débrident  les 
plaies,  le  pus  tombe  dans  les  crachoirs  des  buvettes  ;  mais 
«  il  II  est  pas  possible,  écrit  Barrés,  que  les  séances  régulières 
de  la  Chambre  et  du  Sénat  reprennent;  on  ne  pourrait  pas  éter- 
nellement les  remplir  de  somptueuses  draperies  qui  étouffent  les 
querelles  et  les  imprudences.  » 

Il  proteste  contre  des  sessions  en  janvier.  On  n'étale  pas 
aux  yeux  du  public  ses  misères,  comme  les  blessés  ont  tant 
envie  de  découvrir  les  leurs.  Mais  qui  croit  encore  aux  blessures 
sales?  Habitude  d'hôpital. 

Taisons-nous  ;  laissons  le  cancer  de  guerre  suivre  son  cours. 
Pour  l'enrayer,  espérons  en  le  génie  d'un  grand  inconnu  qui 

l^.ScpLcmbre  1915.  5 


66  LA     REVUE     DE     PARIS 

cherche  dans  son  laboratoire  un  nouveau  radium.  Mais  gare 
à  celui-là  I  Personne,  alors,  pour  célébrer  l'auteur  de  la  décou- 
verte, pas  plus  qu'une  Jeanne  d'Arc  ou  une  sainte  Gene- 
viève. 

Chacun,  une  fois  le  remède  trouvé,  avec  un  clignement 
d'yeux  désignera  sa  poitrine  :  c'est  moi  1  laissera-t-il  entendre 
et  s'appellera  :  «  Bibi  ».  Et  une  autre  guerre  se  prépare  dans 
le  Parlement.  Les  députés  croient  leur  mission  éternelle  ; 
qu'une  fois  la  paix  signée,  ils  retourneront,  chacun  à  son 
pupitre  et  à  son  fauteuil,  comme  des  employés  à  leur  minis- 
tère. Et  il  n'y  aura  rien  de  changé  dans  leurs  âmes  ! 

Le  monde  se  transforme,  un  monde  va  naître  et  la  fourmi 
n'interrompt  pas  son  œuvre  ! 

«  L'union  sacrée  »,  si  elle  existe  dans  la  partie  de  la  nation 
qui,  par  la  mort,  recrée  une  vie,  transforme  l'humanité, 
existera-t-elle  chez  ceux  qui  ne  songent  (ju'à  replâtrer  les 
fissures  de  la  demeure  ancestrale;  chez  cet  autre  qui  bâtit 
la  sienne  avec  de  patientes  économies,  ou  chez  celui-là  surtout 
dont  le  toit  lui  fut  prêté,  et  qu'il  ne  lâchera  plus?  Nous  par- 
lions une  langue  nouvelle  :  que  les  parlementaires  ne  nous 
en  enseignent  pas  encore  une  autre  ! 

Il  y  a  «  union  sacrée  »  entre  nos  défenseurs  et  nous  qu'ils 
défendent,  il  y  a  union  sacrée  dans  la  partie  de  la  nation  qui 
est  déjà  dans  la  nouvelle  cité  qu'elle  bâtit,  sans  le  savoir,  en 
s'ofïrant  à  la  mort,  hors  du  vieux  monde  qui  se  cramponne  à 
la  vie.  Comment  y  aurait-il  union  chez  ceux  qui  proposeraient, 
chacun  son  plan  de  reconstruction,  ou  de  restaurer  des  ruines? 
Ne  soyons  pas  des  Viollet-Leduc. 

Le  futur  s'élaborera  dans  les  régions  où  le  héros  a  fait 
l'union  sacrée.  Si,  pour  qu'elle  se  prolonge  parmi  nous,  nous 
devions  encore  penser  comme  la  concierge,  soumettons-nous, 
ainsi  que  Maurice  Barrés. 

Les  parlementaires,  qu'ils  s'occupent  de  nos  fabriques 
de  munitions.  Combien  d'obus  aujourd'hui,  combien  pour' 
demain,  combien  pour  le  printemps,  et  de  quelle  qualité? 
Voilà  ce  que  je  veux  savoir.  Faire  plus,  faire  mieux,  mais  pas 
encore  de  représailles  contre  celui  qui  a  failli  I  Ne  demandez 
pas  s'il  va  à  la  messe,  ou  s'il  est  mécréant.  Donnez-nous  plus 
d'obus. 


CAHIERS  d'un  artiste  (1914-1915)  67 

•  25  décembre,  Noël. 

Elle  portait  un  voile  de  crêpe  qui  moulait  son  crâne.  C'était 
un  casque  de  crêpe,  et  elle  était  toute  noire  comme  les  cils  de 
ses  yeux,  qui  paraissent  voir  les  choses,  et  ne  voient  que  dans 
les  âmes.  Elle  tenait  un  mouchoir  sur  ses  lèvres,  quand  nous 
nous  sommes  dit  adieu.  Elle  me  regarda  longuement  par  la 
vitre  de  son  automobile,  jusqu'à  ce  que  je  disparusse  dans  la 
voûte  du  métro. 

Quand  nous  rencontrerons-nous  sur  cette  place  de  la  Con- 
corde qu'elle  ne  croyait  plus  retrouver  avec  les  colonnades 
de  Gabriel,  les  fontaines  et  les  chevaux  de  Marly? 

La  voilà  déjà  qui  repart  pour  l'autre  bout  de  l'Europe. 

Jamais  deux  mains  ne  se  pressèrent  avec  plus  d'éloquence. 
Elle  inclina  sa  tête  comme  une  reine  qui  remercie  en  s'en 
allant. 

Elle  est  venue  par  l'Allemagne,  par  l'Autriche  et  l'Italie. 

Elle  compara  les  capitales.  Son  cœur  s'est  angoissé  dans 
Paris.  Elle  sait.  Elle  sent.  Enfin,  elle  s'en  va  et  je  ne  puis  pas 
deviner  la  couleur  de  ses  visions  d'avenir,  sous  son  casque  de 
crêpe,  dans  la  rue  de  Rivoli. 

«  Bien  rares,  les  heures  où,  à  des  questions  comprises,  nous 
obtenons  des  réponses  qui  y  répondent.  Le  jeu  des  propos  inter- 
rompus qu'est  la  conversation  journalière  dérange  inutile- 
ment les  molécules  de  l'air.  Point  de  départ  et  but  opposés; 
va-et-vient  des  tramways  qui  passent  à  côté  l'un  de  l'autre  et 
ne  se  rencontreront  pas  sur  leurs  lignes  parallèles...  ou  peut- 
être  dans  l'infini,  qui  est  vraiment  trop  loin.  Nous  sommes 
entraînés  dans  ce  rythme  mécanique,  et  l'on  ne  s'étonne 
que  si  l'un  des  wagons  déraille.  Il  se  produit  alors  un  tumulte, 
on  s'empresse  pour  remettre  la  machine  en  marche,  et  l'on  se 
relance  sur  les  lignes  parallèles. 

(c  Les  hommes  se  battront  toujours  à  cause  de  la  confusion 
de  la  parole,  dans  cette  Tour  de  Babel.  On  se  heurte  contre 
la  pensée  irréductible  :  on  en  meurt  dans  les  peuples,  comme 
dans  les  ménages  d'époux  »,  m'a-t-elle  dit. 

C'est  pourquoi  nous  devons  nous  taire  en  rentrant  chez 
nous,  et  sourire  et  approuver,  quelles  que  choses  qui  soient 
dites. 


68  LA     REVUE     DE     PARIS 

Elle  et  moi,  nous  nous  sompies  entendus. 

Elle  a  dit  encore  :  «  Les  bons  se  sont  fait  une  âme  de  la  Légende 
dorée.  Ils  croient  à  tout,  acceptent  tout,  ignorent  l'impossible. 
Les  expulsés  du  Nord  et  de  la  Belgique,  dont  les  maisons 
n'existent  plus,  même  les  corps  coupés  en  plusieurs  morceaux, 
sejressoudant  comme  par  un  miracle  de  saint  Nicolas,  se 
retrouveront,  heureux  et  tels  qu'avant,  dans  leurs  demeures 
rebâties,  pour  la  fête  de  l'Ascension. 

Le  premier  dit  :  j'ai  bien  dormi, 
Le  second  dit  :  et  moi  aussi, 
Et  le  troisième  répondit  : 
Je  me  croyais  en  Paradis. 

Bouclier,  boucher  ne  t'enfuis  pas, 
Repens-toi,  Dieu  t'pardonnera  ! 

«  Dieu  pardonnera,  le  boucher  pardonnera,  les  enfants  seront 
contents,  coupés,  hachés,  recollés.  » 

* 

Bertrand,  mon  compagnon  de  collège  est  venu  chez  moi 
pour  le  jour  de  Noël.  Il  s'écrie  en  entrant  : 

—  Quelle  purification  1  Que  cela  est  beau  !  Quel  avenir 
splendide  I 

J'en  suis  témoin,  Bertrand  adresse  depuis  quarante-quatre 
ans  des  rogations  au  Ciel,  et.  Dieu  soit  loué  1  Bertrand  n'est 
pas  mort  avant  que  ne  tombât  la  purificatrice  averse  de 
sang. 

Puissions-nous  glaner  les  blés  futurs  avec  les  coquelicots 
rouges,  devenus  géantes  pivoines  sombres,  dans  l'or  des 
champs,  et  vivre  heureux  d'une  hécatombe  si  pleinement 
réparatrice.  Mais  Bertrand,  en  cet  obscur  crépuscule  de  1914 
se  rappelle-t-il  que  nous  sommes  à  une  époque  où  rien  n'a, 
depuis  longtemps,  reçu  de  solution,  où  il  n'y  a  plus  la  pro- 
portion juste  entre  les  moyens  et  le  but,reflort  et  le  résultat? 
Les  hommes  posent  les  chiffres,  et  s'arrêtent  devant  la  preuve. 
Comme  le  bon  lecteur  de  journaux,  Bertrand  croit  à  une 
«  liquidation  » .  Il  y  a  ceux  qui  s'attendent  à  une  Révolution 
incomparable.  Bertrand  croit  à  un  âge  d'or;  il  s'apprête  à 


CAHIERS   d'un   artiste  (1914-1915),  69 

entrer  dans  la  ronde  des  bienheureux  qui  tressent  des  guir- 
landes de  pâquerettes  et  sourient  séraphiquement,  tels  que 
J.-D.  Ingres  les  représenta  dans  sa  fresque  de  Dampierre. 

Réconciliation,  allégresse  religieuse.  Finale  de  la  Sonate 
pour  piano  et  violon  de  César  Franck. 

Le  Paris  de  cette  fin  d'année  1914,  obéit  à  l'ordre  parti  du 
front;  les  magasins  illuminent,  les  petites  boutiques  du  bou- 
levard dressent  leurs  lampes  d'acétylène,  une  foule  se  presse 
sur  les  trottoirs,  des  paquets  de  bonbons  sous  le  bras,  et  les 
marchandes  de  fleurs  poussent  leurs  charrettes  où  le  houx  se 
mélange  aux  blanches  boules  de  gui. 

Pourtant,  il  y  a  un  nouveau  timbre  dans  les  journaux  :  ne 
pas  perdre  patience,  ne  pas  se  déprimer.  Je  crois  que  le  mot 
déprimer  est,  pour  la  première  fois,  mis  en  noir  sur  du  blanc, 
cet  hiver.  Le  public  s'attendait  à  une  offensive,  la  grande 
marche  en  avant  de  Jofîre.  Et  puis  l'on  cherche  «  VEspion  ». 
Quand  le  trouvera-t-on?  N'y  en  a-t-il  qu'un?  En  est-il  plu- 
sieurs? Voici  une  question  que  Bertrand  néglige. 

Notre  terre  doit  être  bien  étonnante,  vue  de  la  planète 
Sirius. 

Dans  l'éther,  Garros  mène  sa  bataille  à  lui  tout  seul.  Sur 
son  biplan,  maître  de  ses  ailes,  de  ses  bombes,  de  sa  tactique. 
Sa  virtuosité  d'aviateur  est  faite  de  son  intelligence.  Éta- 
blissons, même  dans  la  guerre,  une  préséance  des  cerveaux. 

Deux  artistes  dans  le  ciel,  duel  des  avions  :  Garros  dans  l'un, 
et  H...,  dans  son  taube.  Les  deux  virtuoses,  comme  des  bret- 
teurs  champions,  s'étaient  si  souvent  mesurés,  que  leurs 
passes,  leurs  feintes,  leur  rythme,  leur  sont  reconnaissables 
comme  le  bouquet  d'un  viri  à  des  dégustateurs  profession- 
nels. 

Garros  écoute,  croit  percevoir  un  son,  entend  et  ne  voit 
pas.  C'est  son  rival  d'hier,  peut-être  son  ami,  son  égal,  aujour- 
d'hui l'adversaire  qu'il  faut  abattre. 

Ils  se  cherchent  dans  la  nue.  Garros  plonge  de  l'aile  gauche, 
l'autre  fait  de  même  ;  des  boucles  savantes,  entrelacs  en  huit, 
belles  formes  géométriques,  ils  inscrivent  leur  signature  dans 
l'air  :  les  deux  chevaliers  sans  peur  foncent  l'un  sur  l'autre. 


70  LA     REVUE     DE    PARIS 

Serrement  de  cœur,  angoisse...  mais  non,  en  voulant  se  détruire, 
ils  s'évitent  à  cause  de  leur  virtuosité  même. 

31  décembre. 

Dans  le  Times  d'hier,  ces  lignes  que  les  journaux  français 
reproduisent  aujourd'hui  :  «Guerre  dure,  très  dure,  terrible- 
ment dure.  La  terre  est  de  boue,  le  ciel  est  de  boue,  nos  soldats 
sont  des  blocs  de  boue;  boue  liquide  et  froide  où  les  hommes 
se  meuvent.  Elle  remplit  les  culasses,  on  ne  peut  plus  tirer, 
les  hommes  se  battent  à  coups  de  crosse  et  à  coups  de  poing.  » 

C'est  pour  cet  holocauste  qu'on  prépare  les  petits  jeunes 
gens  que  de  grandes  affiches  vertes  appellent  aux  cours  du 
soir,  jeudis  et  dimanches,  après  la  soupe  en  famille.  Cent 
cinquante  et  un  jours  ont  fait  —  des  Français  —  des  Spar- 
tiates ;  les  mères  admirables  doivent  sourire  et  encouragent, 
elles  entrent,  le  cœur  fier,  dans  la  seconde  année  de  guerre. 

«  Il  les  grignote.  «  On  répète  le  mot  de  JofTre,  dont  la 
silhouette  encourageante,  placide,  ronde,  paterne,  est  celle 
d'un  bon  gros  chien  de  garde,  qui  sait  qu'il  a  le  temps  ;  il 
grignote  l'immense  quartier  de  chair  et  d'os  qu'il  tient  entre 
ses  pattes. 

Je  suis  seul  éveillé  dans  la  maison  à  attendre  les  douze  coups 
de  minuit.  Ils  l'attendent,  nos  amis  de  là-bas,  et  les  carillons  des 
villages,  comme  à  Noël  vont  se  mettre  en  branle,  dans  les 
plaines  de  boue  et  de  sang  ;  le  vin  de  Champagne,  frappé  par 
le  gel,  grésille  sur  des  langues  brûlantes  de  fièvre,  comme  de 
l'alcool  sur  une  pelle  rougie,  et  le  suc  de  fête  s'y  consume 
immédiatement.  Les  sacs  de  bonbons,  les  chocolats  à  la  crème 
dégringolent  sur  le  fumier  avec  les  papiers  d'enveloppe  des 
inutiles  présents  de  la  reconnaissance  et  de  l'amour.  Sur  ma 
table,  ces  deux  lettres,  d'il  y  a  huit  jours  : 

Noël.  I 

«  ...  Comme  au  temps  jadis,  je  voudrais  faire  des  vœux, 
pour  vous,  les  vôtres,  votre  maison.  Qu'en  dépit  des  deuils, 
des  larmes,  persiste  la  coutume!  A  la  porte  de  l'Enfer,  je  veux 
songer  à  la  vie  comme  si  demain  était  à  nous.  Maison  si  chère, 
si   accueillante,  où  des   amitiés   toujours   attentives    surent 


CAHIERS   d'un  artiste  (1914-1915)  71 

•embellir  le  spectacle  de  la  vie,  foyer  de  tendresse,  restez 
intact  I 

«  J'ai  aux  lèvres  le  goût  de  la  mort,  et  de  détruire  devient 
un  geste  peut-être  utile,  s'il  protège  ce  foyer,  s'il  prépare  la 
matière  de  quoi  seront  faites  des  œuvres  nouvelles. 

«  On  entend  des  cloches,  malgré  le  tonnerre  des  canons,  et 
j'aime  plus  que  jamais  tous  ceux  qui  j'ai  aimés  ;  c'est  dur,  ce 
soir,  de  n'être  qu'une  carne  qui  rendra  plus  grasses  les  pro- 
chaines moissons.  Œuvres,  famille,  travail  de  Pénélope,  sur 
un  métier  qui  se  brise  ! 

«  Est-ce  l'idée  seule  de  la  Patrie  qui  sanctifie  Tabjection  de 
la  guerre?  Mystère  impénétrable,  fatalité  cosmique  qui  dépasse 
notre  fragile  raison.  Les  Allemands,  aux  tranchées  voisines, 
célèbrent  leur  Dieu  par  des  cantiques.  Tout  à  l'heure,  une 
voix  de  ténor  chantait  la  Jeune  fille  et  la  mort.  Ils  ont  Schu- 
"bert,  ils  ont  Schumann  et  la  Bible  avec  eux. 

«  J'ai  une  Bible,  aussi,  dans  mon  sac,  je  l'ai  découverte 
dans  des  ruines,  et  je  relis  Ézéchiel  et  le  livre  de  Job. 

«  Tout  recommencera  :  c'est  notre  réponse  éternelle  et 
notre  orgueil... 

((  A  vous  de  tout  moi-même. 

u  F.    C.  » 

Et  celle-ci  : 

(t ...  Ne  croyez  pas  ce  qu'il  vous  dit,  nous  avons  de  tout 
•assez,  et  trop  même.  Il  nous  vient,  d'on  ne  sait  où,  les  choses 
les  plus  bizarres,  certaines  de  formes  tellement  inconnues, 
que  la  question  se  pose  souvent  :  pourquoi  est-ce  faire? 

«  Mes  braves  chasseurs  ont  le  sang  chaud,  beaucoup  de 
courage  et  de  bonne  humeur.  Ce  soir,  je  me  demande  si  je  rêve  : 
l'odeur  des  choux  de  Bruxelles  vient  jusqu'ici,  Cacan  parta- 
gera notre  gigot  de  Noël,  un  pot-au-feu  ronronne  depuis  ce 
matin,  et  le  boulanger  du  petit  patelin  confectionne  des  tar- 
telettes que  nous  mangerons  avec  honte,  en  pensant  à  ceux 
qui  n'ont  plus  rien  chez  eux.  Est-ce  vrai  ce  que  les  journaux 
racontent,  qu'à  la  cour  de  Berlin,  les  Altesses  en  sont  aux 
■épluchures  de  pommes  de  terre?  Je  ne  le  crois  pas,  mais  je 
le  répète  aux  «  poilus  ». 

«  Ne  nous  plaignez  pas.  Quelle  joie  de  voir  Cacan  quand  il 
vient  dans  mon  gourbi  I  chaque  fois  qu'une  course  l'amène 


72  LA     REVUE     DE    PARIS 

par  ici,  c'est  un  peu  de  vous  qui  entre.  Mais  il  s'en  va  après! 
Je  suis  sa  silhouette  sur  la  route  boueuse,  qui  coupe  une 
plaine  comme  celle  d'Hautot.  J'ai  à  ce  moment-là  une  émo- 
tion que  je  refoule  vite,  car  on  ne  se  permet  pas  ces  fai- 
blesses-là. 

«  Il  veut  passer  aux  chasseurs,  et  il  finira  par  y  venir.  Je  ne 
puis  pas  imaginer  Cacan  sous  mes  ordres.  Ce  serait  ridicule  1 
Mais  c'est  bien  là  un  des  effets  de  cette  guerre  de  1914.  Il 
est  étonnant,  il  a  une  figure  de  Christ,  et  après  lui  pendent 
des  albums,  une  boîte  à  couleurs  ;  c'est  un  rapin  et  un  mili- 
taire magnifique. 

«  L'autre  jour,  il  pleuvait  à  verse,  puis  soudain  un  splendide 
arc  septicolore  apparut.  Son  cintre  était  au-dessus  de  nos 
lignes,  l'une  de  ses  bases  dans  le  camp  ennemi,  l'autre,  par 
ici.  Cela  semblait  une  invitation  divine  à  la  fraternité.  Mais 
peu  d'instants  après,  la  fusillade  qui  s'était  tue,  comme  par 
magie,  a  repris  de  plus  belle 

«    M.    D.    » 

Des  millions  d'hommes  écrivent  ainsi,  et  des  millions 
d'hommes  et  de  femmes  lisent  les  cartes,  les  chiffons  de 
papier  à  chandelle,  sur  quoi  les  mêmes  pensées  s'expriment 
ou  essayent  de  s'exprimer  ;  la  bonté  emplit  le  monde,  l'être 
humain  exulte  d'amour  et  d'appétance,  au  moment  où  il 
tombe  dans  le  néant.  Hommes  de  la  glèbe,  hommes  des 
fabriques,  bétail  humain,  et  vous  princes,  artistes,  poètes, 
tous  confondus  comme  les  grains  de  sable  du  désert,  la  blan- 
cheur de  votre  gloire  scintille,  telle  cette  poudre  lumineuse 
d'étoiles  que  verse,  cette  nuit,  sur  vos  tètes  inclinées,  le  noir 
firmament. 

Minuit  a  sonné.  Nous  voici  dans  un  autre  inconnu. 

A  miss  T... 

Londres,  2  janvier  1915. 
Ma  bonne  amie, 

Combien  je  souhaite  vous  voir  ici,  et  que  votre  affaire 
d'ambulance  s'arrange  au  plus  vite,  et  d'enfui  vous  dire  ce 
que  les  lettres  ne  peuvent  raconter.  Je  sais  bien  qu'une  âme 


CAHIERS   d'un   artiste  (1914-1915)  73 

amie  devine,  mais  selon  vos  conseils  j'évite  tout  ce  qui  est 
personnel.  Vous  vous  méfiez  du  cabinet  noir.  Votre  correspon- 
dance devient  sibylline,  avec  les  noms  manquants. 

Je  crois  que  la  politique  est  chez  vous  sinon  autant 
qu'ici,  nerveuse.' Dans  cette  improvisation  quotidienne,  pour 
tous  hormis  les  Allemands,  l'on  marche  à  tâtons.  Je  crois 
que  1915  va  nous  prouver  que  nous  n'avons  rien  su  encore 
de  ce  que  devait  être  la  guerre  moderne.  Il  n'y  a  rien  de  fait, 
il  n'y  a  rien  de  commencél  De  tout  ce  qu'a  prévu  celui  qui 
inflige  au  monde  cette  épouvantable  misère  ;  de  l'ordre  et  de 
la  marche  de  son  programme,  il  ne  reste  rien  debout.  Ce  qui 
devait  être  court,  brusque,  d'un  effet  foudroyant,  le  Maître 
l'a  «  raté  ».  Tout  est  remis  en  question.  Celui  qui  a  voulu 
hésite-t-il?  Quels  seront  ses  nouveaux  atouts  ? 

Jusqu'au  printemps,  nous  serons  encore  dans  cette  inerti- 
tude  à  laquelle  tant  d'esprits  mous  s'accommodent.  La  clair- 
voyance dans  le  danger  n'est  un  stimulant  que  pour  les  forts. 
Les  forts  peuvent  se  permettre  ce  que  les  faibles  appellent 
pessimisme,  terme  inexact. 

Notre  adaptabilité  dépasse  ce  que  j'aurais  cru  possible. 
Mais  elle  comporte  aussi  trop  de  confiance,  et  certains  prennent 
leur  irréflexion  pour  une  vertu  de  guerre. 

Le  1er  janvier,  nous  avons  dîné  chez  nos  cousins  X..., 
traditionnel  repas  qui  remonte  au  temps  de  mon  père.  Sauf 
({ue  les  deux  gendres  présents  sont  en  uniformes  d'officiers,  ce 
fut  à  l'ordinaire. 

Comme  pendant  «  l'Affaire  »,  pour  avoir  quelques  minutes 
de  détente,  on  «  n'en  parla  pas  ».  Il  est  convenu  de  dire  que 
tout  va  au  mieux.  Mais  chacun  garde  devers  soi  son  opi- 
nion. 

Le  cliquetis  des  aiguilles  à  tricoter  la  laine  aide  beaucoup 
les  femmes  pour  remplir  les  silences  et  l'on  détourne  la  con- 
versation, dès  qu'elle  s'échauffe.  Les  ouvroirs,  les  ambulances, 
«  le  ménage  des  blessés  »,  occupent  les  maîtresses  de  mai- 
son, et  celles-ci  parlent  comme  des  gardes-malades.  C'est  à 
mourir  d'ennui,  mais  c'est  moins  dangereux  que  les  «  points 
de  vue  ». 

Madeleine,  dès  le  matin  de  ce  jour  de  fête  où  les  jeunes 
viennent  voir  les  vieux  comme  nous,  Madeleine  qui  ne  sortait 


74  LA     REVUE     DE     PARIS 

plus  jamais  le  jour  du  nouvel  an,  est  partie  pour  le  Bourget, 
dans  une  automobile  pleine  de  cadeaux  anonymes. 

Est-ce  une  faiblesse?  Sans  des  figures  aimées,  ou  du  moins 
connues,  sur  lesquelles  je  fixe  mon  attention,  il  me  semble 
que  je  deviendrais  machinal,  et  fonctionnaire.  Je  sais,  d.'ail- 
leurs,  que  servir,  c'est  cela  même. 

Aux  ambulances,  je  crains  que  les  femmes  n'endorment 
trop  leur  sensibilité.  A  voir  tellement  souffrir  les  hommes, 
elles  deviendront  comme  les  carabins  et  les  infirmiers  civils. 
On  les  dit  compliquées  :  leur  psychologie  nous  paraît  souvent 
telle,  alors  qu'elle  est  d'une  simplicité  désarmante,  à  un  point 
que  l'homme  ne  peut  concevoir. 

Et  nous  cherchons  en  vous  des  mobiles  mystérieux,  alors 
•que  vous  n'avez  qu'un  instinct  !... 

«  Vous  )),  il  est  bien  entendu  que  c'est  «  les  autres  »... 

Ayez  soin  de  votre  beauté,  même  sous  la  coifïe  et  le  voile 
blanc,  soyez  coquettes,  sans  avoir  la  franchise  de  cette  dame, 
•qui  disait,  minaudant  dans  ses  fourrures,  et  si  jolie  sous  sa 
toque  de  loutre  : 

—  Je  suis  fataliste  ;  puisque  nous  sommes  environnés  de 
terreur  et  de  dangers,  je  ferme  mes  paupières;  je  sais  ce  qui 
arrive  avec  une  simple  lampe  à  alcool,  j'ai  failli  être  défigurée 
en  me  lavant  les  cheveux.  Surtout,  qu'on  ne  touche  pas  à 
mon  visage  ! 

Les  vertueuses  et  les  sages,  dans  leur  professionnelle  dili- 
gence d'infirmières,  exercent  une  sorte  de  justice  distributive 
5ans  doute  d'ordonnance,  mais  d'une  rigueur  un  peu  trop 
militaire. 

Qu'avons-nous  donc  tant  besoin  de  vos  mains  sur  notre 
front  au  moment  de  la  fièvre  et  de  la  crise,  si  vous  devez  les 
enlever,  alors  que  le  patient  vous  crie  :  «  Encore  !  encore,  vos 
mains  et  votre  voix  !...  » 

Et  le  malade  appelle  pendant  que  l'infirmière  passe  dans 
l'autre  salle,  pour  ne  pas  faire  d'injustice. 

Il  y  a  dans  les  meilleurs  hôpitaux  des  thermomètres  détra- 
qués, et  qui  ne  marquent  pas. 

Les  brevets  ne  sont  rien,  sans  le  diagnostic. 

Pardon,  chère  amie,  de  ce  procès  aux  femmes.  Vous  me 


CAHIERS   d'un   autiste  (1911-1915)  75 

comprenez,  vous  savez  combien  l'égoïsme  des  hommes  peut 
les  rendre  injustes,  quand  ils  se  croient  frustrés. 

Combien  difficile  d'être  une  bonne  infirmière!  Rappelez- 
vous  que  si  les  hommes  sont  très  naïfs,  ils  sont  bien  plus  com- 
pliqués que  vous.  Ne  devenez  pas  aussi  dures  pour  vous- 
mêmes  que  pour  les  autres,  dans  l'exercice  de  votre  aide 
patriotique 


A  la  même. 

7  janvier. 

La  politique  commence  à  combiner  le  mélange  de  ses  poi- 
sons. Depuis  le  retour  des  Chambres,  le  téléphone  m'appelle 
(parce  que  je  ferme  ma  porte  aux  visiteurs).  J'entends  trop  de 
bruits  de  couloirs,  je  devine  les  manœuvres  et  prévois  les 
guets-apens.  L'armée  passe  au  second  plan,  dans  cette  guerre 
comme  il  n'y  en  eut  jamais.  On  ne  sait  dire  où  notre  destin  se 
joue,  mais  c'est  ailleurs  que  là  où  le  public  porte  son  regard  : 
dans  les  cabinets  de  ministres,  d'ambassadeurs,  conseils 
d'administration,  Bourses,  fabriques,  loges  maçonniques, 
«  trades  unions  »?  Peut-être  ailleurs  encore.  Les  rouages 
politiques  d'une  démocratie  comme  la  France  sont  d'une 
complication  telle,  que  l'on  se  demande  comment,  à  chaque 
minute,  la  machine  ne  s'arrête  pas.  Si  elle  s'arrêtait  tout 
court? 

Nous  ne  supporterions  pas  une  crise  ministérielle.  Amertume 
des  arrivistes,  malveillance  jalouse,  bas  sentiments  que  la 
présence  du  péril  empêche  de  remonter  à  la  surface,  ou  qui 
se  cachent  encore  dans  l'eau  trouble  où  se  pèchent  les  porte- 
feuilles ;  incompétence  des  ambitieux  ;  hélas  !  aussi,  incom- 
pétences des  spécialistes,  que  d'autres  incompétences  veulent 
remplacer.  Il  est  des  ambitieux  à  tous  les  étages. 

La  conscience  de  nos  politiciens  ne  s'éclaire  pas,  comme 
celle  des  monarques,  des  lumières  du  Saint-Esprit.  Icônes, 
tabernacles,  médailles,  cathédrales,  il  n'est  pas  trop  de  votre 
prestige  spirituel,  pour  unir  les  fils,  les  mères,  les  empereurs 
autour  du  columbarium.  Puisse  l'union  sacrée  de  nos  gou- 


76  LA     REVUE     DE    PARIS 

veriiants  survivre  aux  grandes  séances  publiques,  historiq-ues 
de  la  Défense  nationale. 

S'ils  est  encore  des  espions,  nous  sommes  à  la  merci  des 
«  traîtres  »,  des  traîtres  inconscients,  souvent  involontaires  ; 
traîtres  par  ancienne  vénération  pour  l'Allemagne  ;  par 
foi  dans  cette  Allemagne  qui  les  forma  intellectuellement  ; 
traîtres  par  impatience,  par  dilettantisme,  par  élégance,  et 
traîtres  surtout  par  imbécillité.  Peut-être  braves  gens  dans 
le  privé. 

Il  faudrait  se  mettre  à  l'écart  de  la  politique  ;  mais  n'est-ce 
pas  un  enfantillage,  que  de  dénier  au  député,  qui  dépose  son 
uniforme  militaire,  de  «  venir  voir  aux  affaires  de  l'État  »  ? 
Déjà  l'on  dit  :  «  embusqués  parlcmenlnires  ».  Il  aurait  convenu 
qu'une  loi  ne  les  laissât  pas  libres  de  choisir  entre  le  front  et 
le  Parlement.  Ou  bien,  dissoudre  la  Chambre. 

Le  puzzle  du  moment  semble  être  celui-ci  :  expliquez  la 
victoire  de  la  Marne.  Monseigneur  le  cardinal  de  Paris  dira  : 
reliques  de  Sainte-Geneviève.  Péguy  n'eût  pas  contredit  le 
cardinal  Amette,  notre  grand  Péguy  qui,  de  son  épée,  signa  la 
plus  belle  strophe  de  son  ode,  au  moment  du  miracle. 

Vous  entendrez  dire  :  Jofîre;  ou  bien  Galliéni.  D'autres  noms 
de  généraux  seront  prononcés.  Chaque  parti  en  réserve  plu- 
sieurs, à  l'aide  desquels  il  veut  ternir  l'éclat  d'autres  étoiles  : 
politique,  politique  ! 

Le  jeune  Clampin,  employé  à  la  gare  du  Nord,  est  venu 
m'olïrir  ses  vœux  de  nouvel  an.  Je  le  fis  placer,  jadis,  à  la 
compagnie  dont  il  est  aujourd'hui  un  serviteur  modèle.  Il 
me  raconte  comment  l'obstination  du  kronprinz  à  rester  dans 
l'Est,  retarda  de  vingt-quatre  heures  la  rencontre  du  prince 
avec  le  général  Von  Kluck.  Celui-ci  attendit  ;  ce  serait  à  ce 
hasard  que  Paris  doit  son  salut. 

Cette  ligne  du  Nord  était  un  repaire  de  «  Boches  ».  Chefs 
de  gare,  ouvriers  fraîchement  naturalisés,  espions  aidant  les 
espions  propriétaires  d'usines,  de  châteaux,  de  vignobles.' 
Il  y  a  peu  de  jours,  on  fusilla  un  des  plus  hauts  fonctionnaires 
de  la  gare  de  Paris. 

Encore  dix  ans  de  paix,  et  nous  étions   «  Boches  ». 

En  septembre,  des  tauben  survolent,  chaque  fois  qu'un 
train  de  troupes  se  forme  pour  partir  ;  la  gare  du  Nord  est 


CAHIERS   d'un   artiste  (1911-1915)  77 

visée,  les  Allemands  ont  des  compères  dans  la  place,  dont  ils 
obtiennent  tous  renseignements. 

Votre  cousin  de  Scotland  Yard  doit  avoir  de  belles  histoires 
d'espionnage.  Nos  deux  nations  gardèrent  trop  longtemps  la 
sereine  confiance  du  brave  homme  qui  ne  veut  pas  connaître 
ses  ennemis  et  s'étonne  d'en  avoir,  jusqu'à  ce  qu'il  reçoive  des 
coups  dans  la  rue.  Aussi  bien,  X.  et  Y.  vous  diront  que  les 
Allemands...  mais  je  viens  de  vous  parler  de  ces  traîtres,  ou 
de  ces  esprits  trop  ingénieux,  qui  ne  peuvent  se  résoudre  à 
voir  l'Allemagne  telle  qu'elle  est. 

A  la  même. 
9  janvier. 

...Vous  avez  donc  aussi  vos  différends  avec  les  réfugiés  belges. 
L'auréole  des  héros  et  des  martyrs  pâlit,  en  dehors  de  l'arène. 
Le  roi  et  la  reine,  ces  personnages  de  légende,  s'enfoncent 
de  plus  en  plus  dans  le  lyrisme  de  l'épopée. 

Et.  de  B.  et  sa  femme  ont  fait  encore  un  mois  de  travail  à 
Furnes.  Aujourd'hui,  la  comtesse  souhaite  un  repos,  l'oubli 
de  l'enfer  dont  elle  est  sortie.  Une  heure  après  son  départ, 
la  petite  hôtellerie  où  elle  descendit  a  reçu  les  dernières 
bombes  qui  la  démolirent.  Un  mois  de  disette,  de  froid  dans 
l'obscurité,  au  bord  de  la  mer  phosphorescente,  sous  les 
tauben,  les  zeppelins  et  les  shrapnells  ;  chemins  imprati- 
cables, service  d'ambulance  impossible.  L'auto  de  B.  dut 
bondir  par-dessus  deux  chevaux  d'artillerie,  une  bouillie 
rouge,  fumante  encore  d'un  obus  reçu.  Les  B.  allèrent  à  la 
Panne  voir  la  comtesse  Ghislaine  de  Caraman-Chimay,  en 
service  d'honneur  auprès  de  la  reine  Elisabeth.  Les  souve- 
rains, dont  la  tête  est  mise  à  prix,  et  que  les  avions  guettent, 
n'ont  pas  voulu  abandonner  cette  langue  de  terre  qui  est  le 
royaume  de  Belgique. 

Une  petite  villa  de  bains  de  mer  fut  prise,  d'où  les  pro- 
priétaires avaient  fui.  Sans  vivres  presque,  sans  vêtements 
de  rechange,  la  reine  est  là,  ne  quittant  pas  le  roi,  allant 
dans  les  tranchées  remonter  le  moral  de  ces  quelques  soldats 
belges,  qui  «  n'en  peuvent  plus  ».  Pommes  de  terre  des  dunes, 


78  LA     REVUE     DE     PARIS 

viandes  de  conserve,  c'est  tout  ce  dont  «  la  cour  »  dispose 
pour  la  table.  Le  déjeuner  fut  interrompu  par  la  chute  des. 
bombes,  et  c'est  toujours  dans  l'air,  comme  le  ronflement  d'un 
immense  vol  d'abeilles,  à  l'heure  où  les  avions  sont  le  plus 
haut  ;  mais  ils  descendent  parfois  très  bas.  La  comtesse  Ghis- 
laine fait  de  l'aquarelle,  comme  jadis,  sur  la  falaise  de  Dieppe. 
Elle  ne  tient  plus  compte  des  zeppelins  depuis  Anvers,  où, 
la  nuit  elle  voyait  la  silhouette  de  ces  monstres  sur  les  stores 
de  sa  chambre,  comme  un  tramway  qui  passerait  très  vite. 
Elle  ne  se  lève  pas  quand  elle  entend  leur  moteur. 

La  reine  croit  reconnaître  la  canonnade  des  Bavarois. 
Malgré  sa  haine  pour  les  envahisseurs,  elle  s'informe,  et 
n'admet  pas  que  les  Bavarois,  ses  cousins,  son  frère  lui- 
même,  «  fassent  le  mal  »,  combattent  contre  son  peuple  à  elle. 

Quel  formidable  tragique,  ce  ménage  royal  sans  royaume, 
presque  sans  armée,  aussi  pauvre  que  les  réfugiés  d'André 
Gide,  ce  couple  souverain  dans  un  chalet  de  bains  de  mer, 
symbole  réduit  au  plus  élémentaire  schéma  d'une  cour  royale 
au  xx^  siècle  I 

La  reine  pense  être  de  retour  à  Laeken  pour  le  prin- 
temps. 

M.  le  G.,  le  maréchal  des  logis  de  l'expédition,  avoue 
n'avoir  jamais  fermé  l'œil,  dans  l'hôtellerie  de  Furnes,  pen- 
dant que  Et.  de  B.  dormait  si  tranquille  qu'on  n'osait  le 
réveiller  pour  le  faire  descendre  dans  la  cave,  quand  «  ça  chauf- 
fait ». 

Ils  connurent  la  fameuse  proclamation  de  Joffre,  qu'interdit 
la  censure.  Ce  devait  être  la  grande  offensive.  Nos  amis  avaient 
l'ordre  d'attendre  les  blessés  à  six  heures  du  matin.  Ils  se 
couchèrent  de  bonne  heure,  mais  furent  réveillés  par  un  bruit 
de  mascaret  ou  de  torrent  dans  la  montagne.  C'étaient  des 
moteurs,  des  roues  sur  la  route  pavée.  B.  se  leva.  Une  file 
d'autobus  de  Paris,  phares  éteints,  stores  baissés,  emmenaient 
au  combat  les  pauvres  agneaux  endormis  et  rêvant  de  gloire,' 
les  enfants  de  la  classe  14. 

B.  se  découvrit  comme  devant  des  condamnés  au  passage 
de  ces  voitures,  plus  noires  que  des  corbillards.  Il  avait  si 
souvent  fait  la  route  !  Il  savait  où  aurait  lieu  l'attaque,  tout 
droit  au  bout  de  la  route,  puis  à  droite,  jusqu'au  point  rap- 


CAHIERS   d'un   artiste  (1914-1915)  79» 

proche  où  descendraient  les  dormeurs,  en  s' étirant.  Il  comp- 
tait les  heures. 

A  peine  B.  était-il  à  son  poste,  avec  ses  brancards  et  ses 
aides,  que  déjà  revenaient  quelques  déchets  de  ce  bataillon  de 
gosses.  L'hécatombe  avait  été  inutile  !  Pas  moyen  de  prendre 
l'offensive.  Et  ces  enfants  blessés  racontèrent  qu'ils  «  pion- 
çaient  »  dans  l'autobus,  ayant  cru  se  rendre  à  quelque  dépôt.. 
On  les  avait  versés  dans  la  fournaise  comme  du  coke. 

Les  quatre  membres  de  l'expédition  sont  venus  hier  chez. 
M.  M...  ;  j'ai  pu  confronter  les  témoignages.  Ils  concordent. 

A  les  entendre,  on  ne  comprend  pas  ces  jeunes  êtres  gais,, 
de  nouveau  en  vêtements  civils,  autour  de  la  table  à  thé,  qui 
ont  faim  de  gâteaux,  et  décrivent  l'enfer.  Sur  leurs  visages, 
ainsi  que  chez  les  blessés,  passe,  de  temps  à  autre,  comme 
une  brume  dans  le  ciel  clair.  Il  y  a  des  arrêts  subits  dans 
leur  discours,  comme  s'ils  avaient  peur  de  ce  qu'ils  vont 
dire.  Le  plus  merveilleux,  c'est  cette  liberté  d'esprit,  chez 
des  gens  qui  vont,  des  bords  de  l'Yser  à  leur  maison  de 
Paris  et  retournent  au  feu  avec  une  belle  humeur  que  rien, 
n'entame. 

Et.  de  B.  est  brave  et  même  téméraire,  le  boute-en-traiiï 
de  toute  la  bande  ;  en  voilà  un  pour  qui  la  bravoure  fait, 
partie  de  la  bonne  éducation.  Il  se  tient  sous  la  mitraille 
comme  sous  les  lustres  de  fête.  Il  n'a  point  d'effort  à  dépenser 
et  repartira  après-demain,  comme  il  est  venu  hier.  Le  service 
qu'il  organisa  dès  le  début,  aura  servi  de  modèle  aux  autres- 
entreprises  volontaires.  Son  équipe  a  été  citée  à  l'ordre  du 
jour. 

12  janvier. 

...  Je  suis  de  votre  avis  sur  les  paroles  tenues  par  les  ministres- 
de  nos  deux  pays.  Je  relisais  tantôt  les  discours  de  décembre; 
La  déclaration  de  votre  Gouvernement  ne  me  semble  pas  très, 
politique,  mais  sonne  plutôt  comme  une  fanfaronnade  hors  de 
saison.  Pourquoi  s'engager  d'avance,  jusqu'à  l'extrême  de  ce 
qu'on  souhaite  d'accomplir,  en  des  formules  péremptoires- 
qu'on  agite  comme  du  rouge  devant  le  taureau?  Il  y  a  certes, 
notre  courage  à  soutenir  et  il  faut  préparer  la  France  à  la  longue 
attente;  mais  nos  journaux  passent  les  frontières,  et  si  vous. 


80  T-^     REVUE     DE     PARIS 

VOUS  moquez  des  manifestes  impériaux,  prenez  garde,  vous- 
mêmes,  à  la  grandiloquence.  La  vraie  dignité  est  plus  réti- 
cente. Les  vertus  de  la  paix  ne  cessent  pas  d'être  des  qualités 
assez  belles,  en  temps  de  guerre,  surtout  puisque  l'ennemi 
est  chez  nous,  et  si  difficile  à  déloger.  Gardons  les  crépines 
d'or  pour  le  jour  béni  de  la  victoire  définitive,  et  d'une  paix 
satisfaisante.  Les  alliés  se  présentent  trop  comme  des  vain- 
queurs. 

Chez  nous  l'enquête  sur  les  atrocités  devait  être  faite,  mais 
j'aurais  attendu,  pour  la  divulguer,  le  retour  après  notre 
invasion,  espérée,  mais  non  pas  certaine,  de  l'Allemagne. 

D'ailleurs  cette  enquête  est  expurgée,  l'auteur  s'arrête  là 
où  le  sadisme  commence  et  le  sadisme  fait  partie  de  la  religion 
du  guerrier  germain. 

Ne  comparons  pas  les  «  atrocités  »  des  différentes  nations,  des 
soudards  grisés  par  l'odeur  du  sang  et  dont  la  raison  chavire; 
ou  je  réclame  le  huis-clos.  Chez  les  Caraïbes,  ceux  qui  doivent 
être  des  guerriers  sont,  à  leur  naissance,  pris  par  les  prêtres 
et  les  sorciers.  On  entoure  leur  tête  de  bandelettes,  compri- 
mant le  front,  modelant  pour  ainsi  dire  le  cerveau.  Ainsi 
faisant,  ces  peuplades  sauvages  croient  former  une  race  de 
brutes  combatives. 

Vous  me  demandez  des  nouvelles  de  mes  garçons.  Quand 
vous  serez  ici,  je  vous  donnerai  leurs  lettres,  lesquelles  je 
classe  dans  des  cartons  que  vous  me  fîtes  faire,  pour  d'autres 
fins.  Je  me  familiarise  petit  à  petit  avec  la  nouvelle  psycho- 
logie de  ces  êtres  de  douceur  et  de  tendresse,  avec  qui  je 
vivais  sans  soupçonner  ce  dont  ils  seraient  un  jour  capables. 

Félicien  me  fait  peur.  Certaines  de  ses  lettres  sont  d'un  fou. 
Desroches  qui  le  voit  souvent,  et  avec  qui  il  s'échauffe  et 
s'exalte,  me  le  décrit  tour  à  tour  comme  un  bandit,  ou  comme 
un  halluciné.  Si  ces  deux-là  passent  le  Rhin,  quel  appétit  de 
carnage  auront  ces  bêtes  à  bon  Dieu  I 

Félicien  s'adapte  à  notre  guerre  française  de  hasard,  d'im- 
provisation, d'ingéniosité,  d'indépendance,  de  fol  héroïsme, 
avec  les  illusions,  l'enthousiasme,  puis  les  tristesses,  les  révoltes 
de  l'intelligence  dans  l'abnégation  même.  Ce  soldat  de  fortune 
sera  militaire,  comme  le  furent  nos  hommes  de  la  Révolution. 
Je  l'aurais  vu  partir  pour  la  conquête  de  l'Alsace-Lorraine, 


CAHIERS   d'un   artiste  (1914-1915)  81 

avec  un  fusil  fleuri  d'une  rose  ;  le  romantique-classique  de  la 
Revanche.  Mais  il  y  a  plus  que  la  revanch,  car  maintenant, 
il  me  semble  que  la  guerre  pour  laquelle  il  nous  quitta  en 
août,  est  sur  le  point  de  se  fondre  en  une  autre,  beaucoup 
plus  vaste,  moins  définie,  où  le  plan  de  ceux  qui  l'ont  voulue 
est  débordé,  et  dont  les  proportions  sont  surhumaines. 

Je  n'ose  pas  dire  ces  choses  ;  cependant  vous  sentez  n'est-ce 
pas,  mon  amie,  que,  s'ils  ont  jamais  été  entre  les  mains  des 
monarques;  nos  destins  vont  s'organiser  bien  au-dessus  de  ces 
têtes  augustes.  Il  ne  s'agit  plus  d'une  guerre.  Dès  le  jour  de  la 
mobilisation.  J'ai  cru  au  cataclysme  universel.  Autour  de  moi, 
les  gens  n'ont  vu  qu'une  chance  de  revanche.  Vous,  Anglais, 
je  ne  sais  ce  que  vous  imaginez,  mais  vous  avez  tout  de  suite 
conclu  des  baux  de  trois-six-neuf.  Au  seuil  de  cette  année  1915, 
on  peut  frémir  en  songeant  aux  complications  de  la  maladie 
initiale.  Les  docteurs  vont  perdre  leur  science.  Il  s'agit  bien 
(entre  nous)  d'être  pessimiste  ou  optimiste  !... 

Mais  je  m'arrête,  il  n'est  pas  encore  temps  de  parler  franc 
même  à  vous,  chère  Licorne,  qui  dressez  votre  blanche  défense 
dans  votre  île... 

Vous  trouverez  avec  cette  lettre,  des  notes  sur  l'ambulance 
de  X...,  que  je  vous  prie  de  ne  pas  montrer  à  ces  dames  de  la 
British  Red  Cross,.. 

P. -S.  — Frédéric  Nietzche  dit,  dans  Zarathustra,  ie  crois  : 
«  Qui  ne  sait  pas  mentir,  ne  sait  dire  la  vérité.  »  Mentir,  soit, 
pour  pouvoir  mieux  dire  la  vérité. 

Ambulance  de  l^e  ligne  à  X... 

Toutes  les  chambres  sont  encore  pleines  de  blessés,  même 
la  pièce  qu'ils  ont,  entre  eux,  appelée  la  chambre  de  malheur. 

Sept  mourants  y  râlent,  et  l'on  ne  peut  rien  faire  d'autre 
que  d'attendre  la  fin  ;  blessés  à  la  poitrine,  ils  suffoquent,  la 
soif  les  brûle,  et  ils  ne  peuvent  boire  ;  ils  vomissent,  se  vident, 
s'infectent  et  meurent  en  gémissant  :  à  boire  !  La  nuit  en 
faisant  la  ronde,  j'écoute  à  la  porte  et  je  retarde  de  l'ouvrir. 

Dans  le  noir,  le  moindre  bruit  prend  des  proportions  fantas- 
tiques, des  souffles  haletants  remplissent  cette  grande  maison 
dont  ma  lanterne  sourde  est  la  seule  lumière.  J'enjambe  des 

1"  Septembre  1915.  G 


82  LA     REVUE     DE     PARIS 

corps  étendus,  des  yeux  s'écarquilleiit,  effarés,  sous  le  rayon 
aveuglant.  Ceux  qui  ne  remuent  pas,  on  les  touche  du  doigt, 
légèrement,  craignant  de  les  sentir  froids.  Certains  se  lèvent, 
fantômes  surgis  de  l'ombre,  on  ne  les*  entend  pas,  mais  on  se 
heurte  à  eux,  qui  poussent  un  cri  ;  on  a  frôlé  une  plaie.  L'un, 
entre  autres,  la  tête  bandagée  jusqu'au  menton,  n'y  voyant 
pas,  butte  inconscient  contre  les  lits,  monte  dessus,  trébuche 
et  réveille  des  douleurs  qui  protestent  et  hurlent  ;  il  cherche 
inlassablement  une  issue...  seule  pensée  qui  lui  reste.  Il  ne 
souffre  pas,  paraît-il,  malgré  son  crâne  défoncé,  mais  nous 
devons  l'attacher,  parce  qu'il  grimpe  sur  les  camarades  et  les 
piétine.  Quelques  moments  après,  je  le  trouve  fourrageant 
avec  ses  mains  du  côté  de  sa  bouche  ;  ce  sont  des  pommes  de 
terre  crues  qu'il  a  ramassées.  La  brute  d'infirmier  qui  le  veille 
dit  :    «  Il  est  idiot,  il  s'amuse.  » 

Il  y  a  des  coups  qui  ne  laissent  rien  à  un  homme  de  ses 
facultés  cérébrales.  A  vingt  ans,  être  comme  en  enfance,  l'œil 
à  peine  sensible  à  la  lumière,  et  peut-être  pour  ne  pas  mourir 
tout  de  même  ! 

Un  autre  a  la  moitié  de  la  joue  en  moins  ;  on  l'a  cru  perdu  ; 
hâtivement  pansé  avec  des  chiffons  sales,  parce  qu'on  en  a  peu 
et  que  ce  ne  serait  pas  la  peine,  on  l'a  mis  à  l'écart,  dans  un 
cabinet,  en  attendant  qu'il  meure  ;  il  sent  déjà  la  pourriture. 

Deux  jours  plus  tard,  il  brise  un  carreau,  et  je  vois  des 
lambeaux  de  chair  violette,  avec  un  œil  suspendu  dans  son 
orbite,  un  paquet  monstrueux  et  répugnant.  Il  n'est  pas 
mort,  il  réclame,  il  arrache  son  pansement,  il  est  dans  l'or- 
dure, une  odeur  asphyxiante  sort  du  réduit,  dont  il  a  brisé 
une  vitre  avec  son  coude,  car  ses  mains  sont  en  bouillie. 

Celui-là,  j'ai  pu  en  faire  mon  affaire,  je  sais  qu'il  vit  encore. 
On  voit  sa  langue  par  un  trou,  et  son  front  est  emporté 
jusqu'à  l'oreille.  Si  nous  avions  de  quoi  les  soigner,  ces  pauvres 
bougres  1  Mais  non,  rien,  et  il  faut  que  j'assiste  à  cela  impuis- 
sant! Oh!  faites-nous  parvenir  des  linges,  un  peu  de  phar- 
macie !... 

Certaines  nuits,  l'habituel  convoi  des  brancardiers  ne 
rapplique  pas.  Ah  !  ceux  qui  n'ont  qu'un  seul  mot  dans  la 
bouche  :  pas  faire  de  zèle  ! 

Ou  alors  c'est  un  officier,  un  lieutenant  d'artillerie,  comme 


CAHIERS   d'un   artiste  (1914-1915)  83 

ïiier,  qui  nous  ramène  sur  ses  caissons  des  rescapés  d'entre  les 
lignes  ennemies,  d'un  terrain  oi^i  le  combat  date  de  trois  ou 
quatre  jours  :  jours  de  pluie,  sans  nourriture,  sans  assistance, 
entre  deux  feux,  là  où  personne  ne  va  plus.  Mais  il  y  a,  par- 
fois, l'audace  d'un  canonnier,  qui  connaît  les  lieux  et  se 
détourne  de  la  route  dans  la  nuit,  pour  faire  le  bon  Samaritain. 

Magnifique  apparition,  celle  d'hier  soir,  d'un  lieutenant 
sous  le  rayon  de  ma  lanterne. 

Je  remarque  une  persistance  —  ou  une  renaissance  —  du 
type  militaire  peint  par  Géricault.  Et  on  les  verrait  aussi,  ces 
braves,  comme  ces  cavaliers  francs  que  taillèrent  dans  le 
marbre  les  Romains.  Ils  pourraient  porter  aussi  bien  que  le 
képi,  la  calotte  d'étain,  et  monter  à  cheval  sans  selle  et  sans 
étriers.  Ils  caracolent  dans  le  carnage,  heureux  du  coup  de 
main  réussi.  Mon  lieutenant  s'est  dressé  sur  ses  étriers  pour 
raconter  les  effets  de  sa  première  pièce  à  répétition  :  «  Les  bras, 
les  jambes  sautaient  dans  la  poussière,  et  la  pétarade  était 
telle,  que  mon  cheval  dansait  de  bonheur.  « 

Et  c'est  ce  diable-là  qui  rapporte  à  l'ambulance  d'autres 
bras  et  d'autres  jambes  à  ressouder  ;  mais  des  membres  fran- 
çais, ceux-là  !... 

«  Le  Créateur  voulait  détourner  les  yeux  de  lui-même,  alors 
il  créa  le  Monde.  » 

(A  suivre.) 

JACQUES-E.    BLANCHE 


LA  GUERRE  SOUS-MARINE 


Il  n'en  est  point  de  la  guerre  sous-marine  comme  de  la 
guerre  aérienne,  qui  ne  date  que  d'hier.  Elle  est  ancienne 
déjà,  mais  elle  a  connu  une  longue  période  de  stagnation. 
Entre  le  torpillage  du  Housalonic,  devant  Charleston,  le 
18  février  1864,  et  celui  des  trois  croiseurs  cuirassés  anglais, 
le  22  septembre  1914,  un  demi  siècle  s'est  écoulé  pendant 
lequel  on  ne  peut  relever  aucune  action  militaire  de  la  part 
des  nombreux  types  de  bâtiments  sous-marins  mis  au  jour 
au  cours  de  cette  longue  période.  Les  mines,  engins  passifs 
ou  qui  n'agissent  qu'à  l'aveuglette,  engins  simples,  par  consé- 
quent, jouèrent  un  rôle  beaucoup  plus  marqué.  Torpilles 
fixes  et  torpilles  dérivantes  firent  des  victimes  pendant  la 
guerre  de  Sécession,  la  guerre  turco-russe  de  1877-1878,  la  guerre 
russo-japonaise,  etc..  Je  ne  parle  pas  de  la  guerre  franco- 
allemande  de  1870-1871,  où  il  faudrait  noter  cependant  l'atti- 
tude expectante  de  la  flotte  française  devant  les  estuaires 
de  la  mer  du  Nord  que  l'on  savait  semés  de  mines.  Les 
marins  d'alors  avaient  l'excuse  qu'on  ne  mettait  à  leur 
disposition  aucun  moyen  de  draguer  ou  de  détruire  ces 
engins. 

Entre  temps,  toutefois,  une  autre  arme  sous-marine,  l'arme 


LA     GUERRE     SOUS-MARINE  85 

par  excellence,  parce  qu'elle  est,  si  je  puis  dire,  «  auto-offen- 
sive »,  en  même  temps  qu'automobile,  la  torpille  Whitehead, 
avait  beaucoup  fait  parler  d'elle  et  signalé  sa  redoutable  puis- 
sance par  maints  hauts  faits.  Mais,  faute  d'un  véhicule  sous- 
marin  approprié,  elle  avait  été  obligée  d'emprunter  le  secours 
des  bâtiments  de  surface.  On  en  avait  même  créé  un  tout 
exprès  pour  elle,  qu'on  appela  le  bateau  torpilleur.  C'était 
bien  un  bateau,^  en  effet,  un  simple  bateau  tout  petit  et  qu'on 
avait  raison  de  faire  tout  petit,  puisqu'il  s'agissait  de  sur- 
prendre les  grands  bâtiments  et,  donc,  de  se  dissimuler  à 
leurs  vues  sur  la  surface  unie  de  la  mer  le  plus  longtemps 
possible.  C'était  l'époque  où  la  torpille  automobile  n'avait 
que  quelque  trois  ou  quatre  cents  mètres  comme  portée  effi- 
cace. On  lui  en  attribue  aujourd'hui  quinze  ou  seize,  avec  une 
vitesse  double  et  une  justesse  remarquable.  Et  l'on  pres- 
sent de  plus  grands  progrès. 

Tant  y  a  que,  par  ambition  —  l'ambition  si  naturelle 
de  grandir  — ,  le  bateau-torpilleur  ou  torpilleur  tout  court, 
perdit  bientôt  son  essentielle  caractéristique,  l'invisibilité 
relative.  La  mer,  la  mer  des  côtes  tourmentées  de  nos  pays, 
comme  la  mer  du  large,  n'est  point  clémente  aux  petits.  Sans 
doute  ses  grandes  vagues  ne  les  engloutissent  pas  toujours, 
mais  soulevant  ces  coques  de  noix  et  les  laissant  brusquement 
retomber,  elle  les  arrête  tout  net,  elle  «  casse  leur  erre  ».  Com- 
ment arriver  à  quatre  cents  mètres  du  cuirassé  sans  être  coulé 
par  ses  gros  obus  quand,  au  lieu  de  vingt  nœuds  on  n'en  filait 
plus  que  cinq  ou  six?  Fallait-il  donc  attendre  l'embellie  et 
manquer  ainsi  d'excellentes  occasions?  Fallait-il  se  restreindre 
aux  opérations  de  nuit,  avec  toutes  leurs  incertitudes?  Non, 
assurément.  On  voulut  gagner  en  force  et  en  résistance,  passer 
de  50  tonnes  à  100,  puis  à  200  et  300,  car,  à  peine  arrivé  à 
100  tonnes  et  même  un  peu  avant,  on  s'était  armé  de  petits 
canons  pour  repousser  les  torpilleurs  ennemis  et  puis,  timide- 
ment, sournoisement  presque,  on  avait  blindé  de  fortes  tôles 
son  appareil  moteur,  on  s'était  cuirassé  !...  Oui,  mais  en  même 
temps,  on  offrait  au  gros  canon  du  mastodonte  la  belle  cible 
qu'il  attendait. 

C'en  est  fait,  aujourd'hui.  Il  n'y  a  plus,  à  proprement  parler, 
de  torpilleur  ;   ou   plutôt   c'est  le  sous-marin,  le  seul  sous- 


86  LA     REVUE     DE     PARIS 

marin  qui  a  droit  à  cette  dénomination.  Les  anciens  torpil- 
leurs de  surface,  devenus  contre-torpilleurs  ou  destroyers  (des- 
tructeurs) de  torpilleurs  —  et  l'ironie  est  assez  forte  !  —  ne 
sont  plus  que  des  avisos  légers,  auxquels  on  donne  en  ce 
moment  un  millier  de  tonnes  de  déplacement  et  qui  rendent 
d'ailleurs  aux  escadres  d'excellents  services  comme  engins  de 
reconnaissance,  de  flanquement,  de  liaison,  comme  porteurs 
d'ordres  rapides,  comme  «  découvertes  »,  ainsi  que  l'on  disait 
autrefois,  des  divisions  légères  chargées  de  l'éclairage  à  grande 
distance. 

Cela  ne  veut  pas  dire,  bien  entendu,  qu'un  torpilleur  de  sur- 
face ne  puisse,  à  l'occasion,  lancer  efficacement  une  de  ces^ 
torpilles  automobiles  dont  il  continue  à  s'armer.  On  l'a  vu  aux 
Dardanelles  où  un  torpilleur  turc  —  revanche  lointaine  des 
coups  heureux  des  torpilleurs  russes  en  1878  —  réussit,  en  se 
glissant  le  long  d'une  côte  accidentée,  à  mettre  à  mal  un  cui 
rassé  anglais,  le  Goliath,  engagé  dans  une  violente  action  d'ar- 
tillerie où  s'absorbaient  évidemment  toutes  ses  facultés 
d'attention. 

Mais  c'est  là  un  fait  exceptionnel.  On  a  même  eu  la  surprise, 
au  début  de  cette  grande  guerre,  si  singulière  à  tant  d'égards, 
de  ne  pouvoir  mettre  aucun  coup  d'éclat  à  l'actif  des  grandes 
flottilles  de  torpilleurs  de  500  à  600  tonnes  que  les  Allemands 
entraînaient  si  bien  et  avec  lesquelles  ils  se  proposaient  —  j'ai 
eu  souvent  l'occasion  de  le  rappeler  ici  —  de  diminuer  immé- 
diatement l'écart  numérique  qui  sépare  le  gros  de  leur  force 
navale  de  celui  de  la  flotte  britannique. 

Il  est  vrai  qu'ils  y  ont  un  peu  mieux  réussi  avec  leurs  sous- 
marins,  et  c'est  où  nous  entrons  dans  le  vif  d'une  étude  où  je 
ne  me  propose  point  de  faire  du  technisme,  mais  où  je  vou- 
drais commenter  brièvement  des  opérations,  évaluer  des 
résultats  matériels,  en  peser  d'autres,  les  effets  moraux, 
qui  ne  sont  point  si  «  impondérables  »  qu'on  l'a  dit,  enfin 
tâcher  d'écarter  un  peu  les  voiles  de  l'avenir  et  de  discerner 
le  sort  qui  attend,  après  le  conflit  actuel,  les  armes  et  les 
véhicules  des  armes  qui  servent  en  ce  moment  à  la  guerre 
navale... 


LA    GUERRE     SOUS-MARINE  87 


Lorsqu'on  étudiera,  plus  tard,  à  tête  reposée,  les  péripéties 
de  la  lutte  dramatique  engagée  depuis  un  an  pour  la  maîtrise 
de  la  mer,  la  date  du  22  septembre  1914  apparaîtra  comme 
vraiment  mémorable.  C'est  celle  de  la  destruction  de  trois 
beaux  croiseurs  cuirassés  par  un  sous-marin.  Dans  mes  précé- 
dentes études,  ici,  j'ai  essayé  d'expliquer  comment  un  tel 
événement  avait  pu  se  produire.  Mais  toutes  les  explications, 
tous  les  commentaires  n'affaiblissent  pas  ïeffet  moral,  l'effet 
sur  l'opinion  d'un  coup  si  violent  et  qui  n'est  pas  resté  isolé, 
puisque,  pour  ne  parler  que  des  grandes  unités,  on  compte 
jusqu'au  moment  où  j'écris  vingt  torpillages  exécutés  avec 
succès  parks  sous-marins  allemands,  autrichiens  ou  alliés. 

Les  marins  de  la  vieille  roche  ne  furent  cependant,  tout 
d'abord,  ni  aussi  émus,  ni  même  aussi  surpris  qu'on  pouvait 
le  croire  :  «  Nous  savions  fort  bien,  disaient-ils,  que  la  torpille 
automobile  est  un  fort  dangereux  engin  et  il  était  déjà  de 
doctrine,  chez  nous,  que  les  sous-marins  rendraient  fort  diffi- 
ciles, sinon  impossibles,  les  blocus  de  côtes...   » 

On  pouvait  observer  là-dessus  que  si  l'on  était  si  bien  ins- 
truit de  la  terrible  efTicacité  de  la  torpille,  on  eût  bien  dû 
prendre  contre  elle  des  mesures  préservatrices  du  genre  de 
celles  qui  défendent  depuis  longtemps  déjà  contre  les  pro- 
jectiles de  l'artillerie  les  œuvres  mortes  des  bâtiments  de 
combat  ;  ou  que,  si  les  ingénieurs  se  déclaraient  impuissants  à 
donner  aux  œuvres  vives,  à  la  carène  plongée,  une  protection 
analogue,  il  fallait  envisager  résolument  un  changement 
complet  d'orientation,  aussi  bien  dans  les  constructions  navales 
que  dans  les  méthodes  de  guerre  et  de  combat. 

Mais  laissons  là  le  passé  et  ses  imprévoyances. 

Le  torpillage  de  VAboukir,  du  Hogue,  du  Cressy,  comme 
plus  tard  et  dans  une  autre  mer  ceux  du  Jean-Bart  et  du 
Léon-Gambetla,  ne  firent  donc  que  fortifier  l'opinion  qu'il 
n'était  plus  possible  aux  grands  bâtiments  de  se  tenir  — 
même  en  marche  continuelle  ■ —  aux  environs  des  ports  défen- 
dus par  les  sous-marins.   Les  cuirassés  reculèrent,  les  uns 


88  LA    REVUE     DE    PARIS 

jusque  vers  l'Ecosse,  les  autres  jusque  vers  la  Grèce  ;  bien 
mieux,  ils  s'établirent  dans  des  rades  défendues,  elles  aussi, 
d'où,  à  la  vérité,  ils  détachaient  des  croiseurs  et  des  bâtiments 
légers  du  côté  de  l'ennemi,  se  tenant  toujours  prêts  eux- 
mêmes  à  appareiller  aussitôt  que  la  force  navale  ennemie 
prendrait  la  mer.  Il  y  a  lieu  de  croire,  d'ailleurs,  que  ce  repos 
forcé  était  utilisé  pour  l'étude  attentive  «  d'appareils  de 
fortune  »  propres  à  atténuer  le  péril-torpille,  aussi  bien  que 
pour  la  création  de  moyens  d'action  nouveaux  en  vue  de  la 
grande  bataille  rangée  dont  on  continuait,  non  sans  quelque 
raison,  à  admettre  l'éventualité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  conséquences  de  cette  attitude  pas- 
sive étaient  intéressantes.  En  premier  lieu,  si  un  blocus  loin- 
tain pouvait  à  la  rigueur  paralyser  le  gros,  toujours  assez  lent, 
des  escadres  cuirassées  de  l'adversaire,  les  unités  rapides  de 
grande  taille  —  les  «  croiseurs  de  combat  »  —  restaient  tou- 
jours capables,  après  avoir  rompu  les  faibles  mailles  du  réseau 
de  surveillance  des  bâtiments  légers,  d'aller  frapper  un  coup 
violent  sur  le  littoral  opposé.  Elles  n'y  manquèrent  pas,  du 
côté  allemand  ;  mais  elles  furent,  la  seconde  fois,  au  combat 
de  Doggerbank,  rudement  châtiées  par  des  unités  de  type 
analogue  qui  se  trouvaient  supérieures  en  nombre  et  indivi- 
duellement plus  fortes  dans  le  camp  adverse.  La  Grande-Bre- 
tagne dut  se  féliciter  en  cette  occasion  que  la  guerre  eût  éclaté 
deux  ou  trois  ans  avant  l'achèvement  du  nouveau  programme 
naval  allemand.  Comme  elle  avait  arrêté,  avec  le  Tiger,  lancé 
en  1913,  la  construction  de  ses  croiseurs  de  combat,  elle  se 
fût  trouvée,  en  1917,  en  infériorité  très  nette  quant  à  cette 
précieuse  catégorie  de  bâtiments. 

En  second  lieu,  il  ne  fallait  plus  compter  sur  le  bénéfice 
d'opérations  combinées  entreprises  sur  le  littoral  ennemi. 
Pour  mener  à  bonne  fin  ces  opérations,  il  était  nécessaire  de 
masquer  la  force  navale  de  l'adversaire  en  se  rapprochant  de 
ses  ports,  en  semant  force  mines  automatiques  à  l'entrée 
de  ses  chenaux  ou  de  ses  détroits  et  en  se  tenant  toujours 
prêt  à  combattre  pour  interdire  le  dragage  de  ces  engins.  Mais 
on  n'acceptait  pas  l'idée  de  se  rapprocher  ainsi,  et,  quelqu'en 
pût  être  l'intérêt,  d'exposer  les  « dreadnoughts  «à  un  contact 
trop  immédiat  avec  les  sous-marins  allemands,  qui  pourtant. 


LA    GUERRE    SOUS-MARINE  89 

au  début  des  hostilités,  se  montraient  aussi  maladroits  dans 
leurs  tirs  que  peu  entreprenants  dans  leurs  opérations.  [Les 
résultats  de  cette  réserve  des  grandes  escadres,  que  nous 
devons  jusqu'à  plus  ample  informé  considérer  comme  fondée, 
furent  d'abandonner  à  l'adversaire  un  théâtre  d'opérations 
—  diplomatiques  d'abord,  militaires  ensuite  —  où  la  cause 
des  Alliés  eût  pu  rallier  d'anciennes  sympathies  qui  allaient 
bientôt  se  perdre  dans  l'âpre  recherche  des  profits  matériels 
d'une  neutralité  purement  conventionnelle,  puisqu'elle  ne 
profite  qu'à  l'un  des  belligérants.  Les  événements  qui  viennent 
de  se  dérouler  sur  le  front  oriental  et  dont,  au  moment  où 
j'écris,  il  n'est  pas  aisé  de  mesurer  toutes  les  conséquences, 
montrent  l'intérêt  qu'il  y  aurait  eu  à  ce  que  les  puissantes 
marines  de  l'Ouest  pussent  immédiatement  tendre  la  main  à 
celle  de  la  Russie  et  combiner  avec  celle-ci  des  coups  de 
vigueur  sur  la  partie  du  littoral  allemand  la  plus  étendue,  la 
plus  abordable,  la  moins  bien  défendue,  enfin  la  plus  voisine 
du  cœur  de  l'Empire. 

En  troisième  lieu,  la  détermination  prise  de  s'en  tenir  à  ce 
que  j'ai  appelé  le  «  blocus  lointain  »  allait  nécessairement 
entraîner  à  des  difficultés  avec  les  neutres,  particulièrement 
avec  l'Union  américaine,  n^  fût-ce  que  sur  la  question  qui  appa- 
raît aujourd'hui  si  capitale,  si  essentielle,  du  réapprovisionne- 
ment de  l'Allemagne  en  coton.  J'entends  bien  que  ce  textile  — 
qui  est  aussi  la  base  de  toutes  les  poudres  à  canon  et  à  fusil,  en 
même  temps  que  des  charges  de  torpilles  —  n'avait  pas  été  et 
n'est  même  pas  encore  déclaré  contrebande  de  guerre  condi- 
tionnelle. L'eût-il  été,  aussi  bien  que  tant  d'autres  produits, 
denrées,  vivres,  charbon,  pétrole,  matières  premières,  etc., 
qu'il  n'en  restait  pas  moins  à  l'ennemi  la  faculté,  dont  il  use 
si  largement,  de  le  faire  passer  par  la  Hollande  et  surtout 
par  les  Pays  Scandinaves,  sans  que  les  Alliés  eussent  rien  à 
objecter,  puisque  le  droit  de  s'opposer  au  «  voyage  con- 
tinu »  (ou,  mieux,  au  «  voyage  par  étapes  «,  comme  le  dit 
notre  éminent  ingénieur  naval,  M.  Bertin  i)  n'a  été  accordé 
par  les  conventions  de  la  Haye  qu'en  ce  qui  touche  la  contre- 


1.    «  Droit  international  et  guerre  navale  »  (Revue  des  Deux-mondes  du  15 
août  1915). 


90  LA     REVUE     DE    PARIS 

bande  de  guerre  absolue,  telle  que  les  armes,  équipements 
militaires,  munitions  confectionnées,  etc  ^ 

Mais  il  y  a  mieux  :  «  On  insiste  partout  ici,  dit  le  correspon- 
dant américain  du  Daily  Mail,  dans  les  premiers  jours  d'août, 
sur  ce  fait  que  le  blocus  britannique  est  incomplet  parce  qu'il 
ne  peut  englober  les  eaux  de  la  Baltique  dans  ses  opérations...  » 
Et,  en  effet,  la  déclaration  de  Paris  (16  avril  1856),  que  l'on 
retrouve  toujours  à  la  base  du  droit  international  en  ces 
matières,  n'accorde  de  force  opérante  qu'au  blocus  complet 
et  efjeciif  de  ports  déterminés,  de  sorte  qu'eu  droit  strict  un 
neutre  qui  ne  porte  que  de  la  contrebande  conditionnelle  ne 
peut  être  saisi  dans  l'Atlantique  par  un  croiseur  allié,  si  son 
port  destinataire  est  Stettin,  par  exemple,  qui  certainement 
n'est  pas  bloqué.  Et  les  Allemands  ajoutent  :  «  Si  son  port  des- 
tinataire est  Hambourg,  dont  le  blocus  n'est  pas  effectif  )\ 
prétention  qu'il  est  d'ailleurs  aisé  de  combattre,  encore  qu'elle 
ait  certaine  apparence  spécieuse. 

Fort  heureusement,  nos  adversaires  se  sont  chargés  eux- 
mêmes  de  tourner  contre  eux  le  monde  entier  par  la  guerre  de 
«  représailles  »  qu'ils  ont  adoptée  et  dont  nous  allons  parler 
un  peu  plus  loin.  Le  correspondant  que  je  citais  tout  à  l'heure 
exprime  fort  bien  les  résultats  moraux  obtenus  par  les  torpil- 
lages que  l'on  sait,  en  disant  le  succès  que  trouvent  aux  États- 
Unis  les  illustrations  «  qui  représentent  les  victimes  saignantes 
de  l'Allemagne,  drapées  dans  le  drapeau  étoile,  pesant  lourde- 
ment dans  la  balance  qui  penche  de  leur  côté  et  dont  l'autre 
plateau  ne  contient  que  les  petits  paquets  de  contrebande  que 
les  Anglais  ont  confisqués  ». 

Mais  je  reviens  à  mon  sujet  pour  noter,  en  dernier  lieu,  que 
l'attitude  effacée,  en  apparence,  de  la  grande  flotte  anglaise 
n'a  pas  été  sans  influer  en  sens  divers  sur  le  moral  des  peuples 
belligérants.  Les  uns  en  ont  éprouvé  une  pénible  surprise,  une 
sorte  de  déception,  que  les  déclarations  officielles,  les  discours 
et  explications  des  hommes  d'État  britanniques  ont  com-* 
battu  vivement,  et  efTicacemcitt  sans  doute.  Les  autres  ont 
ingénument  célébré  la  puissance  de  leur  marine  qui,  malgré 
son  infériorité  numérique,  réussissait  à  tenir  en  échec,  jusqu'au 

1.  Le  coton  vient  d'être  doclaré  contrebanc'e  (.bsoliic. 


LA     GUERRE     SOUS-MARINE  91 

jour  prochain  où  elle  la  battrait,  cette  invincible  flotte  anglaise- 
à  laquelle  rien  ne  devait  résister.  La  guerre  actuelle  ne  se  ter- 
minera pas  sans  que  la  querelle  ne  soit  en  effet  vidée  dans  le 
champ  clos  de  la  mer  du  Nord.  Le  Doggerbank  verra  peut-être 
encore  cette  bataille  mémorable  où,  certainement,  un  grand 
nombre  de  cuirassés  allemands  iront,  comme  le  Blùcher,  s'en- 
foncer dans  le  lit  de  sable  vaseux  qui,  dans  les  grandes  guerres- 
maritimes  d'autrefois,  reçut  tant  de  vaisseaux  anglais  et 
hollandais. 

Mais,  ce  jour-là,  que  nos  alliés  prennent  bien  garde  à  la  mise 
en  jeu  de  nouveaux  engins  de  guerre  sous-marine,  soit  offen- 
sifs, soit  défensifs.  Les  Allemands  emploient  en  ce  moment  à. 
préparer  leurs  coups  de  surprise  tout  ce  qu'ils  ont  d'expérience 
acquise  et  d'ingéniosité  destructrice. 


Ainsi,  dès  le  début  du  conflit,  l'influence  des  sous-marins 
allemands  s'était  fait  sentir,  non  seulement  pour  «  chasser  les 
cuirassés  de  la  mer  du  Nord  »,  comme  l'avait  prédit  quelques- 
mois  avant  la^  guerre  l'amiral  Percy  Scott,  mais  aussi,  par  voie 
de  conséquence,  pour  rendre  impossible  aux  yeux  des  états- 
majors  navals  toute  action  énergique  dans  la  Baltique,  pour 
rendre  incertains  et  précaires  les  effets  du  blocus  économique, 
enfin,  pour  surexciter  tout  au  moins  la  confiance  de  nos  enne- 
mis dans  l'efficacité  de  leur  force  navale. 

Chez  les  Alliés,  cependant,  quelques  marins  se  demandaient 
si,  ces  conséquences  une  fois  acceptées  comme  inévitables, 
le  parti  qui  était  le  plus  fort  et  qui,  cependant,  semblait  rece- 
voir la  loi  du  plus  faible,  ne  pourrait  pas  à  son  tour  faire  usage 
des  engins  de  la  guerre  sous-marine  pour  infliger  des  dom- 
mages sensibles  à  la  marine  allemande  ou  pour  la  resserrer 
si  étroitement  dans  ses  estuaires  que  le  blocus  en  parût 
décidément  effectif,  non  seulement  au  plus  pointilleux  des 
juristes,  mais  au  général  le  plus  soucieux  de  ne  pas  risquer 
des  transports  de  troupes  sur  une  mer  qui  n'est  pas  parfai- 
tement sûre. 


92  LA     REVUE     DE     PARIS 

En  d'autres  termes  et  d'une  manière  précise,  allait-on  laisser 
aux  Allemands  le  monopole  de  l'emploi  des  mines  sous-marines 
et  des  sous-marins? 

Il  semble  probable  qu'il  s'était  produit,  chez  les  Alliés  de 
l'Ouest,  avant  le  début  des  hostilités,  des  propositions  rela- 
tives, soit  au  blocus  rapproché  des  embouchures  des  fleuves 
allemands,  soit  à  l'attaque  immédiate  et  directe  des  escadres 
impériales  par  les  submersibles  que  l'on  avait  sous  la  main 
à  ce  moment  même.  Ces  propositions  ne  purent  sans  doute 
être  agréées,  pour  des  raisons  dont  nous  ne  saurions  être 
juges;  mais  quelques  semaines  plus  tard,  on  apprenait,  d'une 
manière  officielle,  que  des  sous-marins  de  l'une  des  deux 
nations  croisaient  dans  les  eaux  de  la  «  Helgolànderbucht  »  et, 
tout  dernièrement,  à  la  suite  des  succès  retentissants  d'un 
sous-marin  anglais  dans  la  Baltique  orientale,  on  nous  faisait 
connaître  que  trois  submersibles  britanniques  opéraient  dans 
cette  mer,  de  concert  avec  les  sous-marins  russes,  depuis  le 
début  des  hostilités. 

Il  n'est  donc  pas  douteux  que  l'emploi  des  sous-marins  avait 
été  envisagé,  du  côté  des  Alliés,  comme  susceptible  de  causer 
des  pertes  à  la  force  navale  allemande,  encore  que  celle-ci  eût 
pris  toutes  ses  précautions  pour  se.  garder  d'attaques  de  ce 
genre.  Il  en  était  de  même  dans  l'Adriatique  pour  les  sous- 
marins  français  et  l'on  sait  qu'il  y  eut,  de  la  part  de  ces 
derniers,  d'intéressantes  tentatives  pour  pénétrer  dans  la 
port  de  Pola.  Le  Curie  fut  à  deux  doigts  d'y  réussir... 

Que  tentèrent  exactement  les  Anglais  dans  la  mer  du  Nord? 
Nous  l'ignorons.  Du  moins  ne  connaissons-nous  que  les  quel- 
ques succès  qu'ils  obtinrent  au  large  des  ports  et  estuaires 
contre  les  bâtiments  légers  allemands.  Les  deux  sorties  des 
croiseurs  de  combat  ne  donnèrent  lieu  à  aucun  torpillage,  sans 
doute  à  cause  de  la  brume,  ou  peut-être  parce  que  nos  adver- 
saires, toujours  bien  renseignés,  —  surtout  sur  ce  qui  se  passe 
en  Angleterre  —  avaient  su  choisir  le  moment  où  les  submer-  ' 
sibles  britanniques  procédaient  à  leur  ravitaillement. 

Les  Allemands  ont  été  moins  heureux  dans  la  Baltique. 
Les  opérations  qui  se  déroulent  depuis  trois  mois  sur  la  côte 
de  Courlande  les  ayant  conduits  à  se  risquer,  soit  avec  des 
transports,  soit  avec  de  grands  bâtiments  de  guerre  en  dehors 


LA    GUERRE     SOUS-MARINE  93 

de  leurs  rades  défendues,  ils  ont  éprouvé  des  pertes  sensibles 
et  ont  vu  couler  notamment,  le  2  juillet,  un  cuirassé  de  sérieuse 
valeur,  le  Pommern^. 

Mais,  pour  brillants  qu'ils  soient,  les  succès  ainsi  remportés 
par  les  submersibles  anglais  dans  les  mers  du  Nord  ne  résolvent 
pas  l'importante  question  de  savoir  si  un  sous-marin  peut 
pénétrer  dans  un  port  ou  dans  une  rade  pourvus  de  tous  les 
obstacles  classiques  et,  une  fois  là,  — ■  quitte  à  n'en  pas  sortir 
lui-même  —  détruire  à  peu  près  autant  de  bâtiments  de  haut 
bord  qu'il  a  de  torpilles  dans  ses  tubes,  ou  en  réserve. 

Que  faut-il  donc  pour  obtenir  ce  résultat  si  désiré  et  qui 
semble  inaccessible,  jusqu'ici? 

Pour  répondre  à  cette  question  d'une  manière  précise,  il 
faudrait  savoir  quelle  est  exactement  la  nature  des  obstacles 
que  l'on  oppose,  chez  nos  adversaires,  à  la  pénétration  des 
sous-marins.  Cela  n'est  pas  facile.  On  peut  seulement  conjec- 
turer, sans  grandes  chances  d'erreur,  que  ces  obstacles  con- 
sistent surtout  en  filets  et  en  mines  automatiques  mouillées 
plus  profondément  que  celles  qui  visent  à  atteindre  les  carènes 
des  bâtiments  naviguant  en  surface. 

D'une  manière  générale,  la  coque  d'un  sous-marin  ne  peut 
guère  supporter  une  pression  supérieure  à  celle  de  3  kilo- 
grammes par  centimètre  carré  de  surface,  c'est-à-dire  qu'il 
lui  faut  éviter  des  plongées  de  plus  de  30  mètres.  Ces  plongées, 
on  les  exécute  cependant  quand  il  le  faut  ;  et  il  le  faut,  par 
exemple,  aux  Dardanelles,  où  les  filets  métalliques  tendus 
d'une  rive  à  l'autre  des  «  Narrows  »  descendent,  affirme-t-on, 
jusqu'à  30  mètres.  On  les  exécute,  dis-je,  mais  non  sans 
risques.  Est-ce  à  ces  risques  qu'il  faut  attribuer  l'insuccès 
du  Saphir  et  du  Mariotte'^  Il  se  peut.  Je  n'ai,  là-dessus,  aucun 
renseignement  particulier.  Le  certain,  c'est  que  des  sous-marins 
anglais  de  la  série  austrahenne  ont  réussi  à  passer,  peut-être 
aussi  quelques-uns  des  nôtres. 

Restent  les  mines  spécialement  mouillées  en  vue  de  la  des- 
truction des  sous-marins.  C'est  à  l'un  de  ces  engins  que  l'on 


1.  Ceci  était  écrit  avant  la  victoire  de  la  marine  russe  dans  le  golfe  de  Riga 
(16-21  août)  et  avant  le  torpillage  du  Molike,  à  l'ouvert  de  ce  golfe,  par  un  sous- 
marin  anglais  encore. 


•94  LA     REVUE     DE     PARIS 

attribue  la  perte  du  Joule,  le  quatrième  de  nos  submersibles 
-disparu,  et,  celui-là,  sans  laisser  aucune  trace.  L'explosion, 
•en  effet,  est  assez  violente  pour  tout  supprimer  du  malheu- 
reux bateau.  Les  débris,  qui  ont  pu  s'élever  jusqu'à  la  sur- 
face, retombent  sur  le  fond,  et  tout  est  dit.  L'ennemi  même 
ne  peut  faire  que  des  hypothèses  sur  la  signification  exacte 
du  bouillonnement  et  de  la  gerbe  d'eau,  plus  ou  moins  haute, 
qu'il  aperçoit. 

Mais  s'il  en  est  ainsi  aux  Dardanelles  et  que  les  moyens 
•employés,  s'ils  sont  souvent  efficaces,  ne  le  soient  du  moins 
pas  toujours,  puisque,  répétons-le,  plusieurs  submersibles 
ont  réussi  à  échapper  à  tous  les  dangers,  comment  peuvent  se 
passer  les  choses  dans  les  estuaires  allemands? 

Là,  il  faut  le  reconnaître,  l'adversaire  a  un  avantage,  c'est 
que,  s'il  s'agit  des  filets,  ceux-ci  arrivent  aisément  jusqu'au 
fond,  qui  varie  dans  les  passes  de  10  à  15  mètres,  tandis  qu'aux 
Dardanelles  il  reste  au  sous-marin  —  si  sa  coque  est  assez 
résistante  —  une  zone  de  plusieurs  dizaines  de  mètres  au-des- 
sous du  filet  et  par  où  il  peut  franchir  l'obstacle.  Mais  ce  filet 
que  l'on  ne  peut  tourner  par-dessous  quand  il  touche  le  fond, 
est-il  donc  impossible  de  le  percer?  Les  torpilles  automobiles 
ont  bien  prouvé  qu'elles  le  savaient  faire  et  les  filets  qui  cein- 
turaient le  Majeslic,  pour  ne  parler  que  de  ce  cuirassé  coulé 
-dans  les  Dardanelles,  se  sont  laissé  couper  par  les  lames  tran- 
chantes qui  garnissent  l'avant  du  cône  de  charge  de  l'engin. 
Ne  pourrait-on  imaginer  quelque  chose  d'analogue  pour  le 
sous-marin  qui,  s'il  marche  beaucoup  moins  vite  que  la  tor- 
pille, a  une  masse  incomparablement  plus  forte?  J'entends 
bien  que  la  comparaison  pèche  en  ce  que  l'engin  ne  présente, 
à  sa  surface,  aucun  des  obstacles  qui  hérissent  celle  du  bateau  : 
kiosque,  périscopes,  manches,  gouvernails  horizontaux,  tubes- 
carcasse,  quand  ils  sont  à  l'extérieur,  etc.,  etc..  Il  est  vrai; 
mais  ce  n'est  pas  là  une  difficulté  insurmontable  et  avec  un 
peu  d'imagination  on  aperçoit  le  moyen  d'y  parer.  D'ailleurs,  v 
il  y  a  d'autres  procédés.  Il  est  naturel  de  penser  que  ce  que 
le  sous-marin  ne  saurait  faire  lui-même,  un  simple  pétard 
peut  y  réussir.  Emmancher  cette  petite  mine  au  bout  d'une 
longue  tige  fixée  à  l'avant  et  la  munir  d'antennes  actionnant 
le  détonateur,  cela  paraît  simple  ;  mais  la  proue  du  submer- 


LA    GUERRE     SOUS-MARINE  95 

sible  pourrait  courir  des  risques.  Et  puis  l'explosion,  encore 
qu'assez  faible,  serait  perçue  à  la  surface  et  la  gerbe  pro- 
duite indiquerait  trop  bien  l'endroit  où  l'assaillant  invisible 
est  en  train  d'opérer. 

Mieux  vaut  charger  un  ou  deux  hommes  de  couper  le  filet 
(ou  les  filets,  car  il  y  en  aura  probablement  plusieurs  disposés 
à  faible  distance  les  uns  des  autres).  Mais  comment  envoyer 
des  hommes  à  l'extérieur  du  sous-marin?  Rien  de  plus  simple 
dans  le  cas  que  nous  étudions.  Il  n'y  a  qu'à  s'inspirer  des  traits 
caractéristiques  du  type  Lake,  dont  il  est  aisé  de  prévoir  que 
la  fortune,  très  indécise  jusqu'ici,  va  grandir  pendant  ou  après 
cette  guerre.  L'ingénieur  américain  Lake  avait,  en  effet, 
depuis  longtemps  pensé  qu'il  serait  intéressant  pour  un  bateau 
de  plongée  de  reposer  sur  le  fond,  de  s'y  mouvoir  même,  d'ou- 
vrir un  compartiment  à  sas  et  d'en  faire  sortir  un  scaphandrier 
chargé  d'explorer  les  alentours.  En  1901-1902,  M.  Lake  pré- 
senta un  sous-marin  nommé  le  Protedor,  dont  je  ne  dirai  pas 
autre  chose,  ici  —  où,  je  le  répète,  je  ne  vise  pas  à  faire  de  la 
discussion  technique  —  que  ce  qu'en  dit  M.  l'ingénieur 
Ch.  Radiguer,  dans  son  livre  sur  la  Navigation  sous-marine  : 

Le  Protedor  fut  examiné  par  une  commission  officielle  (de  la  marine 
des  États-Unis)  qui  fit  ressortir  les  facilités  que  le  bâtiment  avait  pour 
circuler  à  travers  les  mines  sous-marines  et  envoyer  des  hommes  en 
dehors  couper  les  câbles  des  mines  ennemies.  La  commission  deman- 
dait l'achat  de  cinq  de  ces  sous-marins  ^ 

Je  pense  que  ceci  suffit  pour  l'édification  de  mes  lecteurs. 
J'ajouterai  cependant  que  l'un  des  commandants  de  sous- 
marins  français  actuels,  officier  dont  je  connais  depuis  long- 
temps la  haute  valeur,  me  disait,  quelques  mois  avant  la  guerre 
actuelle  :  «  J'essaierais  volontiers,  le  cas  échéant,  de  péné- 
trer dans...  avec  mon  bateau  en  me  traînant  sur  le  fond,  qui 
est  de  sable  mou  et  vaseux  ;  et  j'aurais  certainement  des 
chances  de  réussir-...  » 

1.  La  Navigation  sous-marine,  par  M.  Ch.  Radiguer,  ingénieur  du  génie 
maritime,  p.  64. 

2.  Il  est  entendu  que  je  traite  la  question  d'une  manière  très  générale.  En 
réalité,  il  existe  des  difficultés  de  détail,  nullement  insurmontables,  que  je  dois 
passer  sous  silence. 


96  LA     REVUE     DE    PARIS 


* 
:      * 


En  examinant  ce  qu'on  peut  entreprendre  avec  les  engins 
de  la  guerre  sous-marine  contre  ce  littoral  de  l'ennemi  qui, 
jusqu'ici,  a  semblé  inviolable,  je  n'ai  guère  parlé  que  des 
sous-marins  eux-mêmes  et  du  rôle  offensif  qu'on  leur  pouvait 
faire  jouer. 

Ne  peut-on  se  servir  aussi  des  mines  automatiques? 

Sans  doute.  Comme  toutes  les  armes  possibles,  ces  engins 
sont  aussi  utiles  au  parti  assaillant  qu'au  défenseur  ;  elles 
interdisent,  prétendent-elles  du  moins,  l'entrée  d'un  port; 
elles  peuvent  également  en  interdire  la  sortie. 

Supposons  —  encore  une  fois  il  ne  s'agit  que  de  pures  spécu- 
lations théoriques,  qui  ne  peuvent  tenir  compte  des  circons- 
tances de  fait,  —  supposons,  dis-je,  que,  le  23  janvier  1915, 
le  «  groupe  des  croiseurs  »  de  la  Hochsee  Flotte,  en  sortant  de 
l'Elbe,  ou  de  l'Ems,  ou  de  la  Jade,  se  fût  trouvé  dans  la  néces- 
sité de  franchir  une  ou  plusieurs  lignes  de  mines  automa- 
tiques semées  à  quelque  distance  du  littoral  par  les  mouil- 
leurs de  mines  anglais,  il.  aurait  probablement  éprouvé  des 
pertes  et  le  «  raid  »  n'aurait  pas  eu  lieu.  Il  est  vrai  que  les 
Anglais  n'eussent  pas  porté  à  leur  actif  le  joli  succès  du  len- 
demain et  que  le  Blûcher  n'eût  pas  été  coulé  à  coups  de  canon. 
Mais  il  l'eût  peut-être  été  par  l'explosion  d'une  mine  ;  et  ceci 
me  fait  penser  aux  termes  d'une  lettre  de  l'un  de  mes  cama- 
rades, capitaine  de  vaisseau  en  retraite,  qui  s'indigne  contre 
les  torpilles  et  les  mines,  «  armes  terribles,  mais  bêtes  »,  dit-il. 
Hé  oui!  c'est  tout  justement  ce  que  disaient  à  Crécy  les 
victimes  des  premières  bombardes.  Aujourd'hui  c'est  le  canon 
qui  est  l'arme  noble,  au  lieu  de  l'épée  à  double  tranchant,  de 
la  lance  et  de  la  masse  d'armes.  Les  hommes  ont  toujours  la 
même  répugnance  à  changer  d'habitudes,  même  en  ce  qui 
touche  les  moyens  de  se  détruire... 

Revenons  aux  mines  automatiques,  à  celles  que  l'on  appela 
d'abord  «  mines  de  blocus  »,  parce  que,  justement,  on  comp- 
tait s'en  servir  pour  bloquer,  pour  embouteiller  l'ennemi 
dans  ses  ports.  Les  Anglais  ont  des  mouilleurs  de  mines;  ils  en 


LA    GUERRE     SOUS-MARINE  97 

avaient  sept  grands  —  anciens  croiseurs  de  3  500  tonnes  —  au 
début  de  la  guerre  et  rien  n'est  plus  facile  que  de  transformer 
un  paquebot  assez  rapide,  un  croiseur  qui  a  encore  quelque 
vitesse,  de  manière  à  lui  faire  porter  plusieurs  centaines  de 
mines.  Nous  en  avions,  ou  plutôt  nous  allions  en  avoir  deux, 
en  août  1914.  Anglais  et  nous,  comme  d'ailleurs  les  Allemands 
et  les  Autrichiens,  donnaient  des  mines  automatiques,  qui  plus 
qui  moins,  à  tous  leurs  navires  de  combat.  Nos  cuirassés,  par 
exemple,  en  portaient  au  moins  une  douzaine.  Tout  cela  a-t-il 
servi?  Les  abords  des  estuaires  allemands,  en  particulier, 
ont-ils  été  semés  de  mines?  Je  l'ignore.  J'avoue  qu'il  ne  le 
semble  pas  et  je  ne  sais  à  quoi  l'on  peut  attribuer  une  absten- 
tion qui  doit  certainement  avoir  ses  raisons.  Il  est  vrai  que  le 
croiseur  cuirassé  York  a  coulé  à  l'entrée  de  la  Jade,  à  la  suite 
de  la  première  sortie  des  croiseurs  allemands  ;  mais  il  paraît 
bien  établi  que  c'est  sur  une  mine  de  la  défense  qu'il  a  sombré, 
ayant  eu  l'imprudence  de  vouloir  rentrer  dans  ces  passes  diffi- 
ciles au  moment  où  la  brume  ne  permettait  pas  de  recon- 
naître les  <(  amers  »  des  portières  ménagées  dans  les  lignes  de 
mines. 

En  tout  cas,  depuis  cet  événement,  qui  s'est  produit  le 
3  novembre,  il  ne  paraît  pas  que  les  mouvements  des  navires 
germains  aient  été  gênés  par  d'autres  mines  que  les  leurs, 
dont  le  gisement  —  déplacement  accidentel  à  part —  leur  est 
connu. 

Quelles  sont,  ces  constatations  faites,  les  conditions  dans 
lesquelles  un  blocus  peut  être  organisé  avec  le  concours  des 
mines  automatiques? 

Que  l'on  puisse  arriver  a  les  mouiller,  ces  engins,  aux 
bons  endroits  et  d'après  un  plan  arrêté,  c'est  ce  qui  n'est 
guère  douteux,  encore  qu'il  soit  nécessaire  d'attendre  des 
circonstances  favorables.  Le  difficile  est  surtout  d'empêcher 
que  l'adversaire  ne  les  drague,  ou  ne  les  fasse  sauter  au 
moyen  de  contre-mines.  Pour  y  parer,  il  ne  faut  pas  moins 
que  l'organisation  d'une  surveillance  continue,  toujours  active, 
toujours  en  force  suffisante.  Cela  ne  paraît  pas  impossible  à 
réaliser  pour  une  marine  puissante,  mais  qui  a  pourtant  beau- 
coup de  besoins  à  satisfaire  et  qui  disperse  nécessairement 
son  effort. 

,1-"  Septembre  1915.  7 


LA     REVUE     DE    PARIS 


J'ai  eu  maintes  fois  l'occasion  de  dire  que  l'on  n'a  jamais 
assez  de  bâtiments  légers,  à  telles  enseignes  que,  remarquez-le, 
il  est  de  plus  en  plus  question,  dans  les  télégrammes  jour- 
naliers, des  navires  auxiliaires  de  toute  sorte,  des  yachts, 
grands  et  petits,  des  remorqueurs,  des  navires  de  port 
ou  de  plaisance,  voire  des  chalutiers,  des  canots  à  vapeur  ou 
à  essence,  tous  chargés  d'une  mission  de  surveillance  par- 
ticulière ;  car  l'ennemi,  le  navire  de  surface  rapide  ou  le  sous- 
marin,  est  toujours  là,  peu  visible  ou  invisible,  menaçant, 
à  l'alïût  de  toute  occasion  d'agir  à  l'improviste,  de  détruire, 
de  couler,  de  tuer...  Or,  des  navires  légers,  mais  cette  fois  de 
vrais  navires  de  guerre,  bien  armés,  endurants,  prêts  à  mar- 
cher vite  à  la  première  alerte,  il  en  faudrait  déjà  beaucoup 
pour  veiller  sur  les  lignes  de  mines  de  blocus,  la  nécessité 
d'une  «  relève  »  étant  admise.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Pour 
appuyer  ses  dragueurs,  l'ennemi  fera  venir,  lui  aussi,  des  bâti- 
ments légers  —  précisons  :  des  contre-torpilleurs  ou  «  des- 
troyers »  — ,  d'où  premier  combat,  première  canonnade,  d»' 
part  et  d'autre  du  champ  de  mines  contesté.  Inévitablement, 
les  croiseurs  interviendront.  Chez  les  Anglais,  ce  seraient,  s'il 
y  en  avait  assez,  les  excellents  «  light  armoured  cruisers  •, 
les  croiseurs  cuirassés  légers,  des  types  Areihiisa  et  Calliope  \ 
ou  encore  les  éclaireurs  d'escadre  de  4  500  à  5  500  tonnes 
qui  portent  les  noms  de  villes  d'Angleterre.  Du  côté  alle- 
mand, riposte  immédiate,  avec  les  «  kleine  Kruiser  »  qui  ont 
à  peu  près  la  même  force  que  ces  derniers  et  qui  portent  des 
noms  de  villes  d'Allemagne,  Karlsriihe,  Rostock,  Graiidcnz, 
etc.,  etc. 

Voilà    déjà   un    combat  plus   sérieux.  Bientôt    ce    seront 
les  grands  croiseurs,  attirés  par  la  canonnade,  avertis  d'ailleurs  ^ 
par  la  T.  S.  F.  ;  enfm     -  et  pourquoi  pas?  —  puisqu'on  ne  peut 


1.  CuLiope  (type  le  plus  récent)  :  4  400  tonnes;  30  nœuds  (chaulTe  au 
pétrole)  ;  76  mm.  de  cuirasse  d'acier  spécial  à  la  ceinture  de  flottaison  ;  2  canons 
de  152  mm.  ;  6  de  102  ;  4  tubes  lance-torpilles. 


LA     GUERRE     SOUS-MARINE  99 

laisser  compromettre  les  siens,  les  cuirassés  d'escadre.  Qui 
sait  si  la  rencontre,  la  première  rencontre  au  moins,  entre  les 
«  gros  »  de  ces  deux  flottes  qui  s'épient  l'une  l'autre,  chacune 
à  un  bout  de  la  diagonale  nord-ouest-sud-est  de  la  mer  du 
Nord,  ne  se  serait  pas  ainsi  imposée?  Et  ce  n'est  pas  nos 
alliés  qui  l'eussent  regretté  ! 

Un  combat  récent  donne  une  idée  de  ce  qui  se  passerait 
en  pareil  cas.  C'est  celui  du  8  août  où,  dans  la  Baltique,  à 
l'orée  du  golfe  de  Riga,  si  bien  gardé  par  les  bancs  rocheux 
de  la  grande  île  d'Œsel,  une  forte  escadre  allemande  a  essayé 
de  franchir,  sous  le  feu  d'une  force  navale  russe,  les  lignes  de 
mines  qui  complètent  la  barrière  de  roches  noires  où  s'ouvre 
la  passe  de  Domesnces.  Quoiqu'ielle  fût  probablement  plus  nom- 
breuse et  plus  puissante  que  l'escadre  russe,  composée  surtout, 
je  pense,  des  garde-côtes  de  la  défense  avancée  de  Riga,  l'al- 
lemande n'a  pu  franchir  le  passage.  Elle  a  fait  trois  tentatives 
infructueuses  qui  lui  ont  coûté  un  croiseur  et  deux  «  des- 
troyers ». 

Au  fond,  cela  ne  rappelle-t-il  pas  la  guerre  à  terre,  ce 
combat  où  l'on  se  dispute  une  ligne  de  mines  au  lieu  d'une 
ligne  de  tranchées?  Et  c'est  bien  là  l'une  des  physionomies 
intéressantes  des  conflits  navals  de  l'avenir.  Mais  encore, 
demanderont  des  lecteurs  obstinés,  pourquoi  donc  n'a-t-il 
point  été  question  de  tout  cela  dans  la  mer  du  Nord, 
où  de  telles  péripéties  semblaient  assurément  plus  indiquées 
que  la  stagnation  profonde  qui  surprend  si  justement  le 
pubhc? 

La, guerre  n'est  pas  finie.  Il  s'en  faut,  puisqu'un  ministre 
anglais  nous  parlait  tantôt  de  trois  années  et  que,  dans  la 
Grande-Bretagne  belliqueuse  qui  se  révèle  peu  à  peu,  on  cons- 
truit et  l'on  outille  les  usines  de  guerre  pour  cinq  années.  Ne 
reprochons  donc  pas  à  nos  vaillants  alliés  une  réserve  derrière 
laquelle  se  prépare  visiblement  un  formidable  effort.  Pensons 
plutôt  que  cet  effort  vise  les  opérations  navales  aussi  bien 
qu'il  va  satisfaire  aux  besoins  si  étendus,  si  complexes  des 
opérations  continentales.  Ne  lisais-je  pas  dernièrement,  dans 
les  lettres  d'un  correspondant  de  grand  journal,  que  nul  ne 
pouvait  se  douter  des  surprises  que  la  marine  anglaise  ménage 
à  la  rivale  dont  elle  a  solennellement  juré  la  perte?  J'en  accepte 


100  LA     UL:\  L   1,     i>L     l'AIUS 

l'augure  avec  d'autant  plus  de  satisfaction  que,  j'en  ai  la 
conviction  et  je  ne  crains  pas  de  le  répéter,  la  marine  alle- 
mande, renfermée  dans  son  grand  camp  retranché,  au  milieu 
de  ses  immenses  usines  navales  dont  les  événements  nous  ont 
révélé  la  puissance,  prépare,  elle  aussi,  pour  la  lutte  suprême 
des  moyens  d'action  absolument  inattendus. 


* 
*  * 


Tant  que  la  mise  en  jeu  des  éléments  de  la  guerre  sous- 
marine  ne  visait  que  la  défense  des  eaux  territoriales  —  à  la 
vérité  ce  mot  étant  entendu  dans  un  sens  très  large  —  de 
l'empire  allemand,  les  prévisions  des  adversaires  de  l'Alle- 
magne n'étaient  pas,  malgré  la  rudesse  de  certains  coups, 
trop  sensiblement  dépassées. 

On  s'était,  en  somme,  accommodé  à  une  situation  qui,  si 
elle  ne  satisfaisait  qu'assez  médiocrement  l'amour-propre  de 
la  vieille  Angleterre,  n'en  devait  pas  moins  avoir  l'avantage 
de  la  conduire  au  but  poursuivi,  l'anéantissement  de  la 
puissance  extérieure  de  la  Germanie,  par  l'usure  progressive 
de  tous  les  moj'ens  d'action  de  cette  dernière. 

Cette  situation  changea  de  face  le  18  février  1915.  Ce  jour-là 
l'Allemagne  exaspérée  des  entraves  que  ses  adversaires  met- 
taient à  son  ravitaillement,  ou,  peut-être  (car  elle  ne  souffrait 
pas  autant  qu'elle  le  disait  de  ces  entraves)  résolue  à  essayer 
de  ce  blocus  commercial  dont  on  avait  autrefois  parlé  chez 
nous,  à  l'époque  de  nos  dissentiments  avec  la  Grande-Bre- 
tagne, l'Allemagne,  dis-je,  prit  nettement  l'offensive  avec  ses 
sous-marins  et  déclara  que,  sous  peine  d'être  coulé  par  eux, 
sans  appel  ni  miséricorde,  aucun  navire  ne  pourrait  se  risquer 
dans  les  eaux  de  l'archipel  anglais,  déclarées  «  zone  de 
guerre  ». 

On  sourit  d'abord  en  Angleterre  —  et  chez  nous  —  d'uiic 
prétention  qui  semblait  exorbitante.  Il  était  entendu,  je 
l'ai  dit,  que  le  sous-marin  était  une  arme  de  portée  très  res- 
treinte. Après  lui  avoir  concédé  qu'il  défendrait  assez  bien  les 
atterrages  d'un  port,  il  avait  fallu  reconnaître  que  la.  mer  du 


LA     GUERRE     SOUS-MARINE  101 

Nord  lui  appartenait  quand  il  jugeait  convenable  de  s'y 
mouvoir.  Peut-être,  sans  le  dire,  s'estimait-on  heureux  qu'il 
n'essayât  pas  - —  ou  qu'il  essayât  sans  succès  —  de  forcer 
la  porte  des  rades  où  l'on  tenait  les  «  Home  lleets  »  abritées, 
tout  aussi  bien  que  la  «  Hochsee  Flotte  »  se  dissimule  dans 
l'Elbe  ou  dans  le  canaf  maritime,  inviolable  refuge,  sauf  pour 
les  avions  et  hydravions. 

Mais  enfin  la  mer  du  Nord,  la  partie  méridionale  de  la  mer 
du  Nord  du  moins,  c'était  déjà  beaucoup.  Comment  le  sous- 
marin  irait-il  plus  loin,  comment  surtout  s'établirait-il  à 
demeure,  croiserait-il,  ne  fût-ce  qu'une  semaine,  dans  la 
Manche,  dans  la  mer  d'Irlande,  dans  le  canal  Saint-Georges, 
aux  Scilly,  vers  la  Grande  Sole  si  tempétueuse,  aux  Hébrides 
si  battues,  aux  Orcades  et  aux  Shetland,  si  funestes  aux  petites 
unités?  Quelle  résistance  à  la  mer,  quelle  endurance  physique 
et  morale  ne  faudrait-il  pas  et  à  l'équipage  et  au  bateau 
lui-même?  Et  puis,  surtout,  comment  se  ravitaillerait-il, 
ce  tout  petit  bâtiment  isolé,  délicat,  faible,  dont  l'appareil 
moteur,  si  économique  qu'on  l'eût  voulu  faire,  était  encore 
bien  exigeant?... 

A  la  vérité  on  savait  que,  poursuivant,  sans  que  rien  les 
en  pût  écarter,  un  plan  hien  mûri,  bien  concerté,  les  Alle- 
mands venaient  de  s'établir  sur  la  côte  belge,  où  on  les  avait 
laissés  prendre  un  port  tout  neuf  et  de  tout  premier  ordre, 
Zeebrugge.  Leurs  lignes  d'opérations  s'en  trouvaient  accour- 
cies  de  200  milles,  en  ce  qui  touche  la  Manche  et  le 
débouché  de  cette  mer  dans  l'Atlantique,  de  plus  encore, 
en  ce  qui  touche  la  mer  d'Irlande.  A  Zeebrugge,  d'ailleurs, 
avec  les  chantiers  d'Hoboken  (Anvers)  et  de  Termonde  en 
deuxième  ligne,  toutes  les  opérations  de  ravitaillement,  d'en- 
tretien, de  réparations,  petites  et  grosses,  s'exécutaient  avec 
un  plein  succès.  Il  y  avait  bien  les  bombardements  des  navires 
ou  des  aéroplanes  alliés,  mais  on  se  retirait  jusqu'à  Bruges, 
à  18  kilomètres  dans  les  terres,  on  se  dissimulait  aux  vues 
des  avions  et  en  définitive,  toujours  intermittents  s'ils  étaient 
intenses,  ces  bombardements  laissaient  au  défenseur  le  loisir 
de  réparer  les  dégâts  qu'ils  causaient. 


102  LA     REVUK     DE     PAUIS 


* 
sic     :!: 


Malheureusement,  les  torpillages  n'y  perdirent  rien.  II 
apparut  clairement  qu'aucune  des  difTpcultés  que  l'on  jugeait 
insurmontables  ne  rebutait  les  submersibles  allemands  de 
forte  taille,  les  (7-17  à  U-2Q  et  surtout  les  17-27,  etc. 
(550-700  tonneaux;  700-(S50  tonneaux)  que  l'on  venait  d'aclu- 
ver  en  1914.  Peuf  à  peu  et  au  grand  étonnement  de  nos 
voisins,  on  s'aperçut  qu'une  foule  de  complicités  inattendues 
s'accordaient  pour  résoudre  le  problème  le  plus  difTicile, 
celui  du  ravitaillement  ;  qu'une  foule  de  cargos  «  neutres 
se  trouvaient  juste  à  point  nommé  sur  le  passage  des  sous- 
marins  allemands  naviguant  en  surface  pour  leur  faire  inno- 
cemment passer  quelques  barils  d'huile  minérale,  qu'il  n'y 
avait  criques  profondes  des  archipels  atlantiques  qui  ne  pus- 
sent receler  quelque  magasin  improvisé  et  qu'enfin,  partout 
où  il  existait  du  pétrole  et  une  Ame  vénale,  un  submersible 
ennemi  était  assuré  de  refaire  le  plein  de  ses  caisses. 

11  y  eut,  osons  le  reconnaître,  une  période  de  lourdes  préoccu- 
pations. Les  esprits  réfléchis  virent  bien  que  l'effet  moral  du 
nouveau  système  de  guerre  navale  dépasserait  de  beaucoup 
l'eflet  matériel.  Mais,  au  fond,  n'était-ce  pas  là  ce  que 
voulait  un  adversaire  qui,  si  peu  psychologue  qu'il  soit,  se 
pique  de  savoir  frapper  l'opinion?  La  première  et  vive 
impression  passée,  toutefois,  une  balance  exacte  s'établis- 
sait, d'une  part  entre  l'incontestable  émoi  que  provoquaient 
des  destructions  sensationnelles,  de  l'autre  entre  l'appât  de 
gains  considérables,  que  les  risques  courus  augmentaient  peu 
à  peu.  Et  puis,  la  fermeté  anglaise  se  montrait  là  tout  à 
plein,  dans  son  mépris  hautain  des  odieux  procédés  des 
«  pirates  ».  On  s'encouragea  d'ailleurs  à  remarquer  —  sta- 
tistiques en  mains,  statistiques  un  peu  complaisantes  peut-^ 
être  ^  —  que  la  proportion  des  sinistres  était  singulièrement 

1.  Les  chiffres  donnant  les  entrées  et  les  sorties  des  ports  d'un  pays  considoi> 
sont  très  élastiques  :  on  peut,  pour  les  grossir,  y  comprendre  le  petit  cabotage, 
la  pêclie,  les  mouvements  des  navires  de  port  eux-mêmes,  les  services  locaux  de 
communications,  etc.,  etc.. 


LA    GUERRE     SOUS-MARINE  103 

faible  dans  le  chiffre  toujours  croissant  des  entrées  et  des 
sorties  de  navires  marchands.  Enfin  il  fallait,  Jl  fallait  abso- 
liunenl,  marcher  quand  même  et  l'on  marcha.  Le  gros  du 
péril  est  passé  aujourd'hui  ;  on  peut  donc  examiner  l'affaire 
avec  plus  de  sang  froid.  Elle  en  vaut  la  peine,  puisque 
ce  qu'il  y  avait  en  question,  ce  n'était  pas  seulement  l'issue 
du  conflit  actuel,  mais  les  destinées  futures  de  la  Grande- 
Bretagne. 

«  La  campagne  des  sous-marins  allemands  a  été  un  lamen- 
table échec  »,  ont  dit  des  publicistes  dont  on  eût  attendu  plus 
de  clairvoyance,  mais  qui  avaient  sans  doute  l'excuse  de 
vouloir  rassurer  le  public,  moins  effrayé,  du  reste,  qu'ils  ne 
le  supposaient.  Avant  de  se  prononcer  sur  l'effet  de  cette 
campagne,  au  moins  eût-il  fallu  en  attendre  la  fm.  On  sait 
que  l'Allemagne  est  e  itrée  dans  la  lice  avec,  à  peine,  une 
trentaine  de  sous-marins  réellement  disponibles.  Elle  en  a 
perdu  un  bon  nombre,  mais  un  nombre  difficile  à  préciser,  une 
douzaine,  une  quinzaine  peut-être.  Quelle  a  été  sa  production, 
jusqu'ici?  Quelle  sera-t-elle  avant  que  cette  longue  guerre  .ne 
finisse?  Cela  non  plus  n'est  point  facile  à  établir.  Le  programme 
naval  définitif,  celui  qui  devait  être  complètement  rempli 
en  1917,  comportait  54  sous-marins  armés  et  18  en  résèr^^e, 
72  en  tout.  On  avait,  à  la  vérité,  hésité,  tâtonné  longtemps  ; 
en  1913-1914  on  était  fort  en  retard,  mais  le  budget  de  l'exer- 
cice 1914-1915  (24  à  25  millions,  comme  le  précédent,  pour 
les  constructions  neuves  de  submersibles) .  admettait  la  mise 
en  chantier,  la  construction  ou  l'achèvement  à  flot  de 
24  unités  nouvelles  :  12  à  Dantzig,  12  à  Kiel  (établissement 
'<  Germania  »). 

Il  est  bien  certain  que  tout  cela  doit  être  achevé  et 
tout  près,  au  moins,  d'entrer  en  service.  On  disposait,  de 
plus,  de  5  submersibles  destinés  à  l'Autriche.  Les  a-t-on 
gardés?  Beaucoup  de  journaux  ont  affirmé  que  deux  ou 
trois  de  ces  bateaux  avaient  été  envoyés  à  Pola  par  les 
voies  ferrées,  «  découpés  en  tranches  ».  Cela  n'est  pas  abso- 
lument impossible  et  cela  s'est  fait  déjà.  Cependant  il  semble 
que  ces  informations  ne  s'appliquent,  en  réalité,  qu'à  des 
moteurs  à  combustion  interne  envoyés  d'Allemagne  —  d'Augs- 
bourg-Nuremberg,   probablement  —  pour  des  coques  rapi- 


101  LA     REVUE     DE     PARIS 

demment  construites  à  Fiume.  En  tout  cas,  nous  pouvons 
compter,  sans  crainte  d'erreur,  sur  27  unités  résultant  de 
l'exécution  des  programmes  de  l'une  et  de  l'autre  marine 
pour  l'exercice  financier  en  cours.  Mais  ce  n'est  pas  tout. 
Les  Allemands  ont  annoncé,  il  y  a  quelque  mois,  cent  mises 
en  chantiers  nouvelles  depuis  un  an.  Evidemment,  ce  chiiïre 
est  très  exagéré.  A  supposer  que  les  chantiers  de  l'Empire, 
augmentés  de  ceux  de  la  Belgique  (Hoboken,  Termonde,  etc.) 
et  de  la  Russie  (Liban)  pussent  entreprendre  et  pousser  vigou- 
reusement la  construction  de  cent  coques  de  sous-marins 
qui,  dans  ce  cas,  seraient  nécessairement  de  tonnage  modéré, 
les  établissements  industriels  de  l'Allemagne,  de  la  Suisse,  du 
Danemark,  d'autres  pays  neutres  peut-être,  seraient  assez 
empêchés  de  construire  les  cent  moteurs  correspondants.  Et 
la  marine  impériale,  si  admirablement  organisée  qu'elle  soit, 
n'arriverait  pas  à  mettre  au  point,  en  situation  de  rendre  des 
services  de  guerre,  en  quelques  mois,  les  cent  «  ensembles  » 
ainsi  constitués.  Réduisons  donc,  réduisons  largement.  Nous 
ne  serons  probablement  pas  très  éloignés  de  la  vérité  en  admet- 
tant que,  vers  la  fin  de  la  présente  année,  l'elTectif  des  sous- 
marins  allemands  sera  très  voisin  de  celui  que  l'amiral  von 
Tirpitz  avait  fixé  pour  1917,  soit  72. 

On  conviendra  sans  doute  que,  dans  ces  conditions,  et 
si  les  Allemands  persistent  dans  l'application  de  la  méthode 
de  guerre  qui  leur  vaut  en  ce  moment  des  succès  qui  semblent 
les  satisfaire,  en  même  temps  que  des  embarras  contre  lesquels 
ils  se  roidissent  vainement,  il  sera  sage  de  s'attendre  à  des 
pertes  plus  sensibles  de  navires  de  commerce  ^ 

J'ajoute  que  ce  n'est  pas  précisément  du  nombre  de  navires 
coulés,  ni  même  de  leur  tonnage  global  qu'il  faudrait  se 
préoccuper,  mais  que  c'est  surtout  de  la  nature  du  chargement. 
Or,  c'est  ce  que  les  statistiques  des  pertes  n'accusent  pas. 
Nous  savons  assez  maintenant,  et  les  Américains  mieux  que 
nous  encore,  par  quelle  variété  de  moyens  ingénieux  les  Alle-^ 

1.  Au  moment  où  j'écris  —  13  août  —  le  Berliner  Tagehlatt  publie  une 
étude  du  capitain  de  vaisseau  von  Persius,  critique  naval  distingué,  qui 
reconnaît  que,  jusqu'ici,  la  campagne  des  sous-marins  allemands  n'a  pas  donne 
tout  ce  qu'on  en  attendait.  Mais  il  réserve  l'avenir.  Faisais  comme  lui. et  tenons- 
nous  sur  nos  gardes. 


LA     GUERRE     SOUS-MARINE  105 

mands  arrivent  à  conliaître  le  jour  et  l'heure  du  départ  d'un 
paquebot,  l'itinéraire  qu'il  suivra,  son  port  d'arrivée  et  tout 
ce  que  contient  sa  cale.  Ils  choisissent  leurs  victimes.  Ils  con- 
tinueront à  les  choisir,  si  nous  n'y  mettons  bon  ordre,  comme 
il  y  a  lieu  de  l'espérer.  Hé  !  que  peut  bien  me  faire  qu'il  rentre 
aujourd'hui  dans  les  ports  des  alliés  cent  cargo-boats  chargés 
d'objets  indifïérents  ou  dont  je  n'ai  pas  un  besoin  immédiat, 
si  j'apprends  qu'un  sous-marin  a  justement  coulé,  hier,  celui 
que  j'attendais  avec  impatience,  le  seul  qui  portât  ce  qui 
m'est  indispensable  ou  seulement  utile?... 

Je  n'insiste  pas.  Comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  ce  qu'il  y 
avait  de  dangereux  dans  la  situation  que  j'expose  à  grands 
traits,  du  fait  de  l'urgence  de  nos  besoins,  besoins  que  notre 
implacable  ennemi  connaissait  si  bien  —  car  il  ne  s'agissait 
pas  pour  lui  d'aïïamer  l'Angleterre  !  —  ce  qu'il  y  avait  de 
préoccupant  dans  cette  situation  s'est  déjà  largement  amélioré. 
Encore  un  peu  et  nous  pourrons  sourire  de  tous  les  efforts  des 
submersibles  allemands;  mais,  en  attendant,  chassons  les, 
traquons-les  de  plus  belle  et  par  tous  les  moyens... 


* 


Cette  immobilité,  cette  stagnation  systématiques  des  belles 
escadres  de  cuirassés,  paralysées  par  l'emploi  intensif  des 
mines  automatiques  et  par  l'entrée  en  jeu  des  sous-marins 
allemands  et  autrichiens,  pesaient  singulièrement  aux  géné- 
reux marins  qui  les  montaient,  autant  qu'aux  amirautés  et 
aux  peuples  même.  Il  y  eut  à  cet  égard  une  sorte  de  soula- 
gement quand  on  apprit  que,  sinon  les  magnifiques  «  dread- 
noughts  »  trop  grands,  trop  coûteux,  trop  précieux  pour 
qu'on  les  voulût  compromettre  ailleurs  que  dans  la  «  grande 
bataille  rangée  »,  du  moins  les  unités  de  combat  de  deuxième 
ligne,  celles  qui,  il  y  a  quelques  années,  nous  paraissaient  déjà 
bien  encombrantes  et  bien  chères,  allaient  enfin  combattre 
et  donner  leur  mesure  sur  un  théâtre  d'opérations  oîi, 
Dieu  merci  !  il  n'était  point  question  de  sous-marins,  encore 
qu'il  pût  y  avoir  des  mines,  que  l'on  aurait  tôt  fait  de 
draguer. 


lOo  LA     REVUE     DE     PARIS 

Il  n'y  avait  point  de  sous-marins,  en'eiïet,  dans  les  Darda- 
nelles, lorsqu'on  les  attaqua,  le  18  mars.  Si  l'on  se  fût  résolu 
plus  tôt  à  cette  opération,  d'ailleurs  poliliquement  judicieuse, 
on  n'aurait  même  trouvé  dans  le  détroit  que  peu  de  mines 
automatiques  et  probablement  pas  de  mines  dérivantes.  Mais 
ne  revenons  pas  là-dessus. 

Un  jour,  vers  le  10  ou  15  mai,  un  télégramme  d'Athènes, 
d'allure  assez  mystérieuse,  informait  le  public  que  l'Amirauté 
anglaise  offrait  une  récompense  considérable  à  qui  lui  donne- 
rait un  avis  utile  sur  le  sous-marin  allemand  qui,  disait-on, 
avait  apparu  dans  la  Méditerranée  et  semblait  se  diriger  vers 
la  mer  Egée.  Quelques  mois  plus  tôt,  la  nouvelle  eût  soulevé 
une  incrédulité  générale.  Mais  on  commençait  à  ne  se  point 
étonner  si  aisément  et,  seules,  quelques  «  compétences  «expri- 
mèrent des  doutes  sur  la  possibilité  d'une  randonnée  que 
celles  de  nos  propres  submersibles,  il  y  a  quelques  années 
déjà,  pouvaient  cependant  faire  considérer  comme  très  pos- 
sible. 

Quelques  jours  se  passèrent  à  se  demander  oii  pouvait 
être  le  sous-marin  que  tous  les  caïques  de  l'archipel  juraient 
avoir  aperçu.  On  crut  savoir  toutefois  que  l'intrus,  après 
avoir  franchi  en  surface  et  en  plein  jour  le  canal  d'Oro,  la 
grande  porte  de  l'Egée,  était  allé  se  ravitailler  à  Smyrne. 
Le  25  mai,  le  cuirassé  anglais  Triiimph  était  torpillé  à  l'entrée 
des  Dardanelles  et  coulé  en  quelques  instants.  Le  27,  le  cui- 
rassé Majesiic  éprouvait  le  même  sort,  au  moment  où  son 
équipage  dînait,  confiant  dans  les  doubles  filets  d'acier  dont 
se  ceinturait  la  coque  de  cette  belle  unité  de  combat.  Le  doute 
n'était  plus  permis  :  il  y  avait  bien  au  moins  un  sous-marin 
devant  les  Dardanelles  et  ce  sous-marin  ne  pouvait  être  qu'un 
allemand. 

Telle  fut  la  troisième  phase  de  la  guerre  sons-marine  et 
la  plus  importante  peut-être.  Le  sous-marin,  ou  plutôt,  néces- 
sairement   ici,   le    submersible  S    beaucoup    plus    apte    aux 


1.  Le  snbmerfiihle  insère  une  coque  de  sous-marin  pur  dans  une  coque  de  contre- 
torpilleur.  Le  vide  compris  entre  les  deux  coques  forme  «  water-ballast  »,  se 
remplissant  d'eau  ou  se  vidant  suivant  que  l'on  veut  s'immerger  ou  émerger. 
Le  submersible   navigue  donc  en  surface  comme  un  «  destrover  »  et  il  est,  en 


LA     GUERRE     SOUS-MAUINE  107 

opérations  de  grande  envergure,  ne  se  contentait  plus  de 
défendre  victorieusement  la  côte  qui  constituait  sa  base 
fondamentale,  ni  d'interdire  à  l'adversaire  —  j'entends  aux 
grandes  unités  de  l'adversaire  —  une  large  zone  de  mers 
territoriales  ;  il  ne  lui  suffisait  même  pas  d'agir  ofïensivement 
contre  cet  adversaire  si  celui-ci  se  trouvait  près  de  lui  et,  pour 
ainsi  dire,  à  portée  de  sa  main  ;  non,  il  allait  chercher  les 
cuirassés  ennemis  à  3000  milles  de  ses  points  d'appui  naturels 
et  les  obligeait,  dans  la  mer  Egée,  aux  mêmes  précautions 
minutieuses  que  dans  la  mer  du  Nord.  Ne  craignons  pas  de  le 
dire  :  si.  au  lieu  d'un  ou  deux  submersibles,  trois  peut-être, 
en  comptant  celui  qui  aurait,  dit-on,  été  remonté  sur  les 
chantiers  de  Constantinople,  les  Allemands  avaient  pu  en 
envoyer  là-bas  dix  ou  douze,  la  force  navale  anglo-française 
et  ses  innombrables  transports  ou  bâtiments  auxiliaires  eussent 
été  dans  le  plus  grave  embarras,  ne  disposant  à  Moudros 
que  d'une  rade  [insuffisante  ^  pour  s'abriter  avec  quelque 
sécurité. 

Je  considère  qu'il  y  a,  pour  les  marins  alliés,  un  mérite  rare 
et  sur  lequel  l'attention  n'a  peut-être  pas  été  suffisamment 
attirée,  à  n'avoir  perdu,  depuis  le  torpillage  des  deux  cui- 
rassés anglais,  qu'un  transport  et  quelques  unités  sans  impor- 
tance. Il  est  vrai  qu'en  outre  des  judicieuses  mesures  de 
défense  qu'il  prenaient,  les  alliés  jouaient  hardiment  à  leur 
tour  de  l'ofïensive  avec  leurs  sous-marins  et  il  est  assez  curieux 
de  constater  —  mais  n'est-ce  pas  là  l'application  d'une  loi 
générale?  —  que  le  meilleur  moyen  d'éviter  à  nos  bâtiments 
de  dangereuses  attaques  fut  encore  d'aller  torpiller  dans  la 
mer  de  Marmara,  dans  la  partie  Est  des  Dardanelles,  et  —  admi- 
rable audace  —  jusque  dans  la  Corne  d'Or,  les  bâtiments  de 
l'ennemi.  L'ofïensive  est  la  meilleure  des  défenses.    . 


somme,  très  habitable.  Au  point  ce  vue   exclusivement  technique  il  .se  diffé- 
lencie  du  sous-marin  par  une  fîollcbiliié  heaucoup  plus  grande. 

1.  Ils  ont  maintenant  les  deux  beaux  ports  complètement  fermés  de  Mitylène. 
D'autre  part,  j'apprends  à  l'instant  le  torpillage  du  beau  transport  anglais 
Royal  Edward. 


108  LA     REVUE     DE     PARIS 


*     * 


Je  disais  tout  à  l'heure  que  nous  en  élions,  ici,  au  troisième 
stade  de  l'évolution  de  la  guerre  sous-marine.  Pour  être  plus 
complet,  comprenons  dans  notre  exposé  une  opération  du  même 
genre  que  celle  qui  a  i'ailli  paralyser  les  escadres  alliées  dans  le 
Levant,  mais  qui  n'en  est  encore  qu'à  l'état  de  menace  des  Alle- 
mands contre  les  Américains.  Nos  adversaires  voient  grand,  on 
le  sait,  et  j'ai  essayé  ici  même  ^  d'expliquer  comment  ils  avaient 
su  développer  leur  imagination  au  point  de  vue  du  concept  des 
opérations  militaires  et  de  la  création  des  moyens  d'action 
correspondants.  Aussitôt  qu'ils  ont  compris  que  l'Union  amé- 
ricaine ne  céderait  pas  à  leurs  prétentions,  ils  ont  admis  la 
possibilité  d'une  rupture  et  parlé  de  l'envoi  de  leurs  terribles 
sous-marins  sur  le  littoral  des  États-Unis.  Vaine  menace, 
dira-t-on,  et  «  blufï  »  évident  !  Une  chose  est  d'aller  de 
Wilhelmshaven  à  Smyrne,  puis  à  Constantinople,  où  l'on 
retrouve  une  base  complète  d'opérations,  une  autre  de  traverser 
tout  l'Atlantique  et  d'aller  s'établir  «  en  l'air  »  —  si  l'on  peut 
juxtaposer  ces  deux  mots  —  en  face  d'une  côte  immense  où 
tout  serait  ennemi.  A  mon  avis  la  menace  n'est  point  si  mépri- 
sable, ni  si  insurmontable  la  difficulté  ;  et  je  suis  assuré  que 
l'état-major  naval  de  Berlin  a  déjà  méthcdiquement  et  minu- 
tieusement dressé  le  plan  de  cette  opération. 

De  quoi  s'agit-il,  en  fin  de  compte  :  1^  d'avoir  des  submer- 
sibles de  grand  rayon  d'action  ;  2°  de  se  créer  une  base,  un 
point  d'appui  et  de  ravitaillement  dans  le  voisinage  du  littoral 
qu'il  s'agit  d'écumer. 

Sur  le  premier  point,  il  faut  dire  que  les  Allemands,  s'ils 
construisent  en  ce  moment  et  en  hâte  plutôt  des  sous-marins 
de  tonnage  moyen  (400  tonnes  en  surface,  550  environ  en 
plongée),  destinés  aux  opérations  dans  les  eaux  européennes,  ^ 
peuvent  parfaitement  répéter  à  quelques  exemplaires  leur 
type  L'-33  —  U-3S  (710-850  tonnes)  dont  le  rayon  d'action 
est  de  3  000  milles,  à  condition  d'embarquer,  au  départ,  du 

1.  «Les  Mentalités  «{Reinie  de  Paris  du  15  juillet  1915). 


I,A     GIKKIIK     SOUS-MAl'.IXE  1  OU 

combustible  liquide  eu  surcharge.  Ils  peuveut  même  aller 
beaucoup  plus  loin,  et  ils  out  dit  qu'ils  allaient  le  faire  : 
comme  sous-marin  d'escadre  et  comme  sous-marin  «  du 
large  -,  ils  aurout,  quand  ils  le  voudront,  un  type  atteignant 
1000  et  1  200  tonnes  en  surface,  avec  une  vitesse  comparable 
à  celle  des  cuirassés  (22  nœuds  au  moins),  tandis  que  le  dépla- 
cement en  plongée  arrivera  à  près  de  1  500  tonnes,  avec  14  ou 
15  nœuds  de  vitesse. 

Mais  ne  considérons  que  les  L'-33  qui  ont  l'avantage 
d'exister  déjà,  d'entrer  en  service  en  ce  moment.  On  ne  voit 
pas  pourquoi  ces  bâtiments  ne  traverseraient  pas  l'Atlantique 
par  la  route  de  l'extrême  nord  qui  leur  assurerait  relâches 
et  ravitaillements,  soit  en  pays  neutres,  soit  en  terres  anglaises, 
le  tout  admirablement  préparé,  machiné  comme  le  savent 
faire  les  Allemands.  La  traversée  la  plus  longue,  celle  de  la 
pointe  sud  du  Groenland  à  un  fjord  quelconque,  écarté,  peu 
connu,  presque  désert,  de  la  côte  du  New-found-land,  ne 
dépasserait  pas  800  milles.  Ce  n'est  pas  là  de  quoi  les  effrayer. 
Et  je  ne  parle  pas  du  moyen  très  pratique,  quand  il  est  bien 
réglé,  du  remorquage  par  un  «  neutre  »  complaisant,  ni 
des  réapprovisionnements  en  pleine  mer,  à  des  rendez-vous 
marqués,  qui  sont  toujours  possibles  s'il  n'y  a  pas  trop  mau- 
vais temps.  Bref,  il  ne  s'agit  que  de  vouloir.  Nous  n'avons 
pas  le  droit  de  douter  que  nos  adversaires  y  soient  fort 
entendus. 

La  .création  immédiate,  de  toutes  pièces,  d'une  base  navale 
secondaire  dans  une  île,  ou  un  groupe  d'îles  voisines  de  la  côte 
ennemie,  est  assurément  une  opération  délicate,  mais  nulle- 
ment irréalisable.  J'en  ai  parlé  —  à  propos  des  Allemands, 
justement  —  ici  même  \  il  y  a  peu  d'années.  J'envisageais 
alors  cette  création  au  point  de  vue  de  l'organisation  des 
croisières  de  grands  bâtiments  rapides.  C'est  que  je  voyais  nos 
adversaires  y>  incliner,  fort  préoccupés  qu'ils  étaient  alors, 
déjà,  de  leur  lutte  contre  l'Angleterre.  A  cette  époque  à 
peine  pensaient-ils  aux  sous-marins  dont  ils  construisaient 
négligemment  quelques  unités,  types  d'expériences... 


1.  Ri  vue  d.:  Puris  du  l'^'^  décembre  1909  :  «  L?  Débarquement  des  Allemands 
en  Angleterre  ». 


110  LA     REVUE     DE     PARIS 

Tant  y  a  que,  du  cap  Breton  au  cap  Hatteras,  il  ne  manque 
point  d'îles  —  je  m'abstiens  de  les  désigner  —  qui  satisfe- 
raient fort  bien  aux  conditions  requises  et  qu'il  ne  serait  pas 
aisé  de  reprendre  aux  Allemands  s'ils  avaient  pu  réussir  à 
s'y  installer.  La  principale  dilficulté  que  je  vois  à  cette  alîaire 
est  dans  la  sortie  de  la  force  navale  assez  considérable  qu'il 
faudrait  employer  à  cette  opération.  A  la  vérité  cette  force 
navale  ne  serait  composée  que  d'unités  rapides  —  croiseurs 
de  combat  en  tête  —  mais  il  lui  faudrait  cependant  des  com- 
binaisons de  mouvements  fort  délicates  et  le  secours  d'une 
brume  favorable  pour  se  dérober  par  le  nord  à  la  surveillance 
si  exacte  des  croiseurs  anglais. 


*■  * 


Je  viens  de  parler  des  «  sous-marins  d'escadre  ».  Cela  me 
conduit  tout  naturellement  au  dernier  stade  que  l'on  peut 
envisager  pour  le  développement  de  la  guerre  sous-marine. 
Ce  n'est  pas,  certes,  que  l'idée  soit  nouvelle  de  faire  figurer 
les  petites  unités  qui  nous  occupent  dans  la  composition  des 
escadres  et  de  leur  assignw  un  rôle  dans  la  bataille  navale. 
C'est  ainsi  qu'on  a  constitué  dans  plusieurs  marines  des 
groupes  de  sous-marins  auxquels  on  a  donné,  en  même  temps 
qu'un  ravitailleur  particulier  —  bâtiment  construit  ad  hoc 
ou  croiseur  rapide  désafl'ecté  —  un  commandant  d'escadrille 
monté  sur  un  navire  léger,  petit  croiseur  ou  contre-torpilleur 
de  forte  taille.  Il  est  arrivé  malheureusement  que  dans  ces 
formations,  qui  tendaient,  par  une  pente  naturelle,  à  se  modeler 
sur  celles  des  bâtiments  de  surface,  le  caractère  très  particu- 
lier de  l'action  militaire  des  sous-marins  était,  peu  à  peu, 
perdu  de  vue.  N'a-t-on  pas  cité  de  ces  groupes  où  les  «  plon- 
gées )>  étaient  devenues  exceptionnelles?  Restons  en  tout  cas 
dans  les  généralités  en  constatant  que  la  guerre  actuelle  pro-^ 
clame  la  nécessité  de  laisser  au  sous-marin  la  plus  grande 
autonomie  qui  se  puisse  concilier  —  s'il  s'agit  du  submersible 
d'escadre  —  avec  l'intérêt  de  combiner  ses  mouvements  avec 
ceux  des  grands  bâtiments,  en  vue  de  la  rencontre  tactique 
décisive. 


LA     GUERRE     SOUS-MARIXE  111 

Cette  combinaison  de  mouvements  sera  d'autant  plus  aisée, 
c'est  évident,  que  les  vitesses  des  deux  catégories  de  navires  — 
navires  de  surface  et  navires  de  plongée  —  seront  plus  rappro- 
chées. Or,  c'est  par  là  que  péchait  jusqu'ici  l'alliance,  toujours 
équivoque,  du  cuirassé,  devenu  peu  à  peu  assez  rapide,  et  du 
sous-marin,  dont  on  ne  se  préoccupait  pas  d'accélérer  l'allure, 
plutôt  lente.  Comment  courir  au  combat,  dans  un  cas  pressé, 
avec  des  petits  bâtiments  qui  ne  pouvaient  dépasser  une 
douzaine  de  nœuds,  tandis  que  les  cuirassés  en  donnaient 
facilement  quinze  ou  seize  «  en  route  »?  Et  comment,  avec 
leur  marche  réduite,  en  plongée,  de  12  nœuds  à  8  ou  9,  obtenir 
sur  le  champ  de  bataille  ces  concentrations  rapides  sur  tel  ou 
tel  point  de  la  ligne  de  l'adversaire  qui  peuvent,  seules, 
assurer  le  succès? 

On  ne  tarda  pas  à  comprendre,  un  peu  partout,  qu'il  fallait 
que  les  sous-marins  acquissent  une  vitesse  comparable,  ainsi 
que  je  le  disais  tout  à  l'heure,  à  celles  des  cuirassés.  Ce  fut  là 
(et  non  pas,  comme  on  le  pourrait  croire  aujourd'hui,  pour 
étendre  leur  rayon  d'action)  le  motif  essentiel  de  l'augmen- 
tation des  tonnages  dans  cette  nouvelle  classe  de  bâtiments. 
Attendons-nous  donc  à  ce  que,  dans  la  grande  bataille  navale 
qui  marquera  certainement  la  phase  finale  de  la  guerre  actuelle, 
on  mette  en  ligne,  de  part  et  d'autre,  de  très  grands  sous-marins, 
des  submersibles,  bien  entendu,  de  vrais  «  destroyers  »  sus- 
ceptibles de  s'immerger  rapidement  et  qui,  s'étant  rapprochés 
de  l'ennemi  à  21  ou  22  nœuds,  en  surface,  termineront  leur 
marche  offensive  en  plongée  à  la  vitesse  de  13  ou  14.  Ces  bâti- 
ments ne  pourront  guère  déplacer  moins  de  1200  tonnes.  Leur 
construction,  quelque  hâte  qu'on  y  mette,  durera  au  moins 
une  année,  à  supposer  que  l'on  ait  déjà  fait  choix  de  moteurs 
appropriés  et  que  ces  moteurs  soient  commandés  —  car  c'est 
là,  en  ce  moment,  la  grosse  et  grave  question.  Il  n'y  a  donc 
pas  un  moment  à  perdre  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  pourvus 
déjà... 


*  * 

«  L'alliance  équivoque  )>,  écrivais-je  plus  haut,  du   sous- 
marin  et  du  cuirassé...  Le  fait  est  que  l'on  est,  en  ce  moment. 


112  LA     REVUE     DE     PARIS 

plutôt  habitué  à  l'idée  d'un  conflit  fondamental,  obstiné,  impla- 
cable, entre  ces  deux  éléments  si  divers  de  la  «  force  navale  . 
Faut-il  absolument  entrer  dans  cette  vue  et  se  demandei, 
après  tant  d'autres,  comment  finira  cette  angoissante  lutte? 
Je  pourrais,  pour  réserver  mon  opinion,  alléguer  justement 
qu'une  des  données  de  la  question  ne  sera  bien  définie  qu'après 
cette  bataille  rangée  où  les  sous-marins,  utilisés  en  groupe 
suivant  des  règles  tactiques  bien  établies,  donneront  l'exacte 
mesure  de  leur  efficacité.  Mais  qui  sait  si  leur  intervention, 
se  produisant  de  l'un  ou  de  l'autre  côté  avant  que  la  lutte  dar- 
tillerie  ne  s'engage  ou  même  avant  que  les  deux  armées  ne 
s'aperçoivent,  n'aura  précisément  pas  pour  effet  de  supprimer 
la  bataille  rangée  en  supprimant  la  majeure  partie  des  unités 
qui  allaient  y  prendre  part?  Tout  est  mystère  encore  dans  la 
physionomie  de  cette  rencontre  et  puisqu'aussi  bien  je  ne 
veux  pas  me  dérober  au  périlleux  honneur  d'émettre  un  avis 
sur  les  destins  futurs  des  deux  antagonistes,  ne  tablons  que  sur 
ce  que  nous  savons  déjà  de  bonne  source,  sur  ce  qu'établit 
solidement  l'expérience  de  douze  mois  de  guerre. 

Or  qu'établit  cette  expérience?  Que  le  cuirassé,  tel  qu'il  est 
aujoiircrimi,  est  perdu  s'il  se  laisse  approcher  par  le  sous-marin, 
tel  qiiil  est,  lui  aussi.  Le  cuirassé  ne  pourra  donc  subsister 
que  s'il  se  modifie  profondément  et  si  —  notons  bien  ce  point 
—  les  modifications,  les  transformations  plutôt,  qu'il  acceptera 
tiennent  compte  de  l'augmentation  des  facultés  offensives  dont 
il  faut  dès  maintenant  attribuer  le  bénéfice  au  sous-marin  et, 
plus  encore  peut-être,  de  l'accroissement  continu  de  puis- 
sance destructive  de  la  torpille  automobile.  Que  restera-t-il, 
ceci  admis,  du  grand  cuirassé  d'escadre  —  réserve  faite  du  cui- 
rassé très  rapide  improprement  appelé  «  croiseur  de  combat  » 
que  sauveront  quelque  temps  encore  et  sa  grande  vitesse  et 
son  rôle  essentiel  de  coureur  agile  de  ces  vastes  espaces  de 
mer  où  se  perdent  les  facultés  actuelles  du  sous-marin?  Que 
restera-t-il  de  ces  magnifiques  dreadnoughts  qu'on  n'a  su  ou  ^ 
pu  protéger  que  contre  le  canon  et  qui  chavireraient  lamen- 
tablement sous  la  formidable  explosion  des  120  kilogrammes 
de   fulmicoton   du  terrible  silure? 

Ajoutons  ceci,  qu'il  n'est  point  du  tout  question,  quoi  qu'en 
puissent  dire  quelques  attardés  des  discussions  du  passé,  de 


LA     GUERRE     SOUS-MARINE  113 

la  suppression  de  la  cuirasse.  Tant  qu'il  y  aura  bâtiment  de 
surface  —  et  le  submersible,  lui-même,  n'est-il  pas  le  plus 
souvent  bâtiment  de  surface?  — ^  il  y  aura  canon  ;  et  tant 
qu'il  y  aura  canon,  il  faudra  bien  qu'il  y  ait  cuirasse.  Ne 
déplaçons  donc  pas  ni  n'embrouillons  la  question,  qui  se 
résume  en  ceci  : 

Jusqu'oi^i  sera  poussée  la  transformation  du  cuirassé  d'es- 
cadre, de  l'instrument  de  combat  principal  des  eaux  côtières 
et  des  mers  intérieures  oi^i  se  jouent  toujours  les  grandes  parties 
de  dés  des  conflits  maritimes? 

Personne  n'en  sait  rien  encore.  Je  n'en  sais  pas  plus  que 
les  autres.  Je  n'oserais  même  pas  dire  :  jusqu'à  la  création  du 
bélier-torpilleur  rapide  que  j'ai  proposé  ici  même,  il  y  a  neuf 
mois,  justement  parce  que  c'est  moi  qui  l'ai  proposé  ^.  En  tout 
cas  il  paraît  certain  qu'en  dépit  des  suggestions  de  la  logiqua 
abstraite  et  des  calculs  purement  économiques,  on  sera  con- 
duit à  diminuer  beaucoup  le  déplacement  des  unités  en  aug- 
mentant sensiblement  leur  nombre,  ne  fût-ce  que  pour  cesser 
de  «  mettre  tous  ses  œufs  dans  le  même  panier»,  un  panier 
auquel  on  n'ose  plus  faire  courir  aucun  risque  et  qu'on  (  ntoure 
de  tant  de  précautions  !  Il  faudra,  en  d'autres  termes,  spécia- 
liser les  instruments  de  combat  et  appliquer  plus  complète- 
ment le  principe  de  la  division  du  travail.  Cela  n'est  pas 
nouveau.  On  en  parlait  beaucoup  dans  la  marine  d'il  y  a 
vingt  ans.  Nous  y  reviendrons. 

CONTRE-AMIRAL    DEGOUY 


1    Rcpue  de  Pcris  du  15  npvembre  1914  :  «  Cuirassés  et  sous-marius  )-. 


1"  Septembre  1915. 


QUELQUES  SOUVENIRS 


SUR  FRANÇOIS-JOSEPH 


Depuis  Sadowa,  l'Europe,  à  chaque  catastrophe  nouvelle 
tombant  sur  la  maison  d'Autriche,  témoignait  à  la  personne 
de  l'empereur  François-Joseph  un  sentiment  de  respect,  sou- 
vent mêlé  d'étonnement.  D'étonnement,  parce  que  la  cons- 
cience universelle  des  peuples,  pour  accessible  qu'elle  fût  à  la 
compréhension  d'une  haute  résignation  en  face  de  désastres 
exceptionnels,  n'en  était  pas  moins  surprise  de  constater  que 
chaque  fois,  à  côté  de  cette  dignité  extérieure  avec  laquelle 
on  portait  à  la  cour  les  deuils  successifs  des  disparitions  et  des 
amoindrissements,  rien  n'apparaissait  à  la  lumière  du  dehors 
qui  eût  pu  faire  croire  à  une  douleur  éternelle.  Les  consciences 
françaises,  qui,  avec  une  si  pieuse  obstination,  savaient  con- 
server le  deuil  des  provinces  perdues,  n'étaient  pas  les  der- 
nières à  trouver  parfois  qu'à  Vienne,  les  coups  les  plus  inat- 
tendus et  les  plus  cruels  du  destin,  ceux  même  qui  atteignaient 
les  bases  de  l'existence  impériale,  comme  une  hache  atteint 
les  racines  maîtresses  d'un  chêne,  que  ces  coups  ne  pouvaient 
rien  sur  le  vieillard  couronné,  et  que  le  lendemain  des  catas- 
trophes, que  dis-je,  les  heures  suivaptes,  le  trouvaient  debout 
à  peu  près  comme  auparavant,  allant  de  son  pas  tranquille 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  115 

à  ses  occupations  journalières,  une  fois  qu'il  avait,  avec  la 
parfaite  correction  de  son  sentiment  du  devoir,  rempli  les 
obligations  souvent  pesantes  et  assisté  aux  écrasantes  céré- 
monies commandées  par  les  circonstances. 

Pour  expliquer  cette  façon  de  réagir  contre  la  mauvaise  for- 
tune, si  surprenante  pour  la  sensibilité  normale  de  l'homme 
moderne,  il  ne  suffît  point  de  dire  que  François-Joseph  est 
un  «  égoïste  »,  comme  on  se  plaît  parfois  à  l'affirmer  avec  cette 
tendance  à  la  simplification  si  chère  aux  foules,  et  si  précieuse 
à  l'incompétence. 

L'égoïsme  de  l'empereur,  au  dire  des  personnes  les  plus  auto- 
risées pour  le  connaître,  n'est  pourtant  point  compliqué.  Se 
considérant  comme  usufruitier  naturel  des  privilèges  et  des 
malheurs  publics,  le  souverain  a  toujours  accepté  sans  émo- 
tion apparente  des  faits  inévitables  et  accomplis.  Un  sort 
presque  unique  au  monde,  celui  d'avoir  régné  aussi  longtemps 
sur  un  empire,  et  qu'un  loyalisme  de  plus  de  soixante 
années  à  sa  personne  avait  légitimé,  l'avait  bercé  de  quié- 
tude, malgré  les  revers,  et  un  trop  grand  nombre  de  désas- 
tres avait  émoussé  sa  sensibilité  dans  l'habitude.  Mais  cet 
«  égoïsme  »  ne  lui  a  jamais  fait  perdre  de  vue  ses  obligations 
envers  l'État  et,  même  aux  moments  les  plus  troublés  de  sa  vie, 
il  expédiait,  avec  une  scrupuleuse  conscience,  des  affaires  dif- 
ficiles à  examiner,  et  plus  difficiles  à  arranger.  De  la  sensibilité, 
il  en  eut  peut-être  davantage  autrefois,  mais  le  vieillard  ne 
s'en  souvient  plus,  et,  depuis  la  présente  guerre,  nous  ne 
sommes  que  peu  instruits  sur  ses  agissements  par  des  sources 
dignes  de  foi. 

Dans  la  représentation  extérieure,  il  apporte  toujours  le 
strict  respect  de  la  tradition,  sans  essayer  jamais  d'en  retran- 
cher des  devoirs  dont  la  suppression  eût  flatté  sa  simplicité 
ou  agrémenté  ses  commodités.  Lorsqu'il  allait,  selon  la  cons- 
titution, faire  des  séjours  comme  roi  de  Bohême  sur  le  Hrads- 
chin  à  Prague,  il  y  menait  sa  bonhomie,  un  peu  distante 
pourtant,  et  comme  refroidie  par  une  ambiance  que  parfois  il 
suspectait.  Car,  dans  maintes  circonstances,  il  avait  exprimé 
le  regret  que  le  loyalisme  dont  il  recevait  les  témoignages  dans 
ces  pays  tchèques,  fût  moins  un  hommage  de  fidélité  rendu  à  la 
dynastie,  qu'un  compliment  de  sympathie  allant  à  sa  personne. 


h 


116  LA    REVUE    DE    PARIS 

En  Hongrie,  son  attitude  s'inspirait  visiblement  de  plus  de 
confiance  et  il  aimait  les  séjours  parmi  les  Magnats  et  le  peuple 
hongrois,  dont  il  avait  toujours  goûté  la  passion  et  l'ardeur,  et 
dont  il  disait  volontiers  :  «  es  ist  eiii  Herrenuolk  »  (un  peuple 
de  seigneurs). 

Mais,  en  réalité,  il  n'est  entièrement  lui-môme  que  dans  ses 
pays  de  langue  germanique,  oîi  il  est  comme  fondu  dans  l'essence 
même  de  la  terre  natale.  Jamais  son  puissant  prestige  personnel, 
son  talent  de  conciliation  et  sa  cordialité  voulue,  si  bien  faits 
«  pour  fusionner  l'inassimilable  et  réaliser  l'impossible  »,  ne 
se  sont  autant  exercés  que  dans  l'archiduché  d'Autriche,  en 
Styrie  et  dans  le  comté  du  Tyrol.  Car,  pour  bien  comprendre 
le  monarque,  il  faudrait  connaître  à  fond  ce  tj^pe  de  gen- 
tilhomme autrichien  qu'en  d'innombrables  spécimens  on  peut 
rencontrer  dans  ses  domaines.  Il  y  est  tout  entier,  on  y  trouve 
tout  son  caractère,  assez  médiocre  d'ailleurs.  Rien  d'exception- 
nel ne  jaillit  donc  de  la  personne  de  François-Joseph  en  dehors 
du  fait  même  de  sa  mission  dynastique.  Qu'on  veuille  bien  faire 
connaissance  avec  ce  gentilhomme,  et  peu  de  traits  sans  doute 
demeureront  à  l'ombre  dans  la  psychologie  de  l'empereur. 

Débonnaire,  de  cette  jovialité  épicurienne  que  la  race  austro- 
allemande  du  Saint-Empire  romain  charrie  dans  ses  veines 
depuis  des  siècles  avec  tous  ses  déchets,  il  est  avant  toutes 
choses  «  l'homme  qui  va  à  la  chasse  ».  Dans  ces  fonctions  pri- 
mitives de  l'être  humain,  il  puisa  longtemps  la  robustesse  de 
son  tempérament,  toute  l'étroitesse  et  toute  la  signification  de 
son  caractère.  Il  y  puise  ses  qualités  et  ses  travers,  sa  socia- 
bilité et  son  amour  pour  la  solitude,  sa  rondeur  et  sa  brusque- 
rie, sa  bienveillance  et  son  indifférence.  La  nature  du  sol,  les 
grandes  forêts,  les  vastes  terres  de  la  noblesse  l'invitaient  à 
rester  non  seulement  fidèle  à  ces  sports  et  à  leur  conserver  la 
priorité  sur  tous  les  autres  divertissements,  mais  la  plupart  des 
préoccupations,  fussent-elles  importar  tes  et  d'ordre  public, 
devaient  céder  le  pas  devant  ce  sport  ancestral.  C'est  qu'er\ 
vérité,  la  chasse,  il  la  considère  comme  un  acte  national  et 
comme  une  religion  nationale  dont  on  ne  discute  même  pas  les 
devoirs.  Dans  ses  châteaux,  ce  gentilhomme  vit  au  milieu 
d'innombrables  trophées  :  les  bois  de  cerf,  les  bêtes  empail- 
lées, les  aigles  aux  ailes  déployées  descendent  des  plafonds, 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUK    FRANÇOIS- JOSEPH  117 

s'alignent  parmi  les  armures  des  "chevaliers  ;  sa  maison  est 
un  musée  cynégétique  où  l'on  fait  bonne  chère  avec  plus  de 
mesure  que  de  raffinement.  On  s'acquitte  fort  décemment 
de  ses  devoirs  envers  l'Église,  avec  cette  fidélité,  pour  la  tra- 
dition, assez  commode  en  somme  et  obstinée  qui  fut  toujours 
une  des  marques  fondamentales  de  la  race,  et  sans  l'apport 
des  réflexions  et  des  critiques,  qui,  déjà  avant  la  Réforme, 
avaient,  en  Allemagne,  attaqué  les  principes  de  la  Foi.  La 
guerre,  il  ne  l'aime  point  comme  on  l'aime  en  Prusse,  et  ce 
serait  porter  une  méconnaissance  absolue  au  caractère  du 
(t  gnâdige  Herr  »  que  de  le  supposer  naturellement  belli- 
queux. Si,  dans  les  manuels  de  l'Histoire,  on  lit  infatigable- 
ment :  V abaissement  de  la  Maison  cV Autriche,  il  revient  une 
partie  des  responsabilités  précisément  au  fait  que  le  désir 
d'aventure,  que  l'instinct  de  l'attaque  et  de  la  conquête 
se  sont,  dans  cette  race,  singulièrement  affaiblis  depuis  la 
guerre  de  Trente  ans,  et  que  la  combativité  était  moins  dans 
l'âme  du  gentilhomme  épicurien  que  dans  une  infime  minorité 
virulente,  parfois  même  dans  une  personnalité  unique,  qui 
arrivait  à  devenir  l'arbitre  de  la  situation,  en  même  temps 
que  les  seigneurs  nonchalants  s'accommodaient  d'une  molle 
défensive. 

Si  l'amour  très  marqué  pour  la  maison  et  la  terre  constitue 
pour  le  gentilhomme  de  solides  vertus  patriarcales,  l'instinct 
épicurien  altère  ces  dispositions.  Les  Allemands  du  nord 
l'appellent  la  «  frivolité  autrichienne  »  alors  même  que  celle-ci 
affecte,  en  dehors  du  mariage,  la  forme  d'un  louable  attache- 
ment consacré  par  l'habitude  et  respecté  par  la  société.  Telle 
est  cette  manière  de  galanterie  qui  en  Autriche  a  souvent  force 
de  loi,  et  qui  réalise  cet  état  paradoxal  :  la  fidélité  dans 
l'inconstance. 

Lorsqu'un  prince  de  l'illustre  Maison  d'Autriche  annonçait 
à  François-Joseph,  avec  des  ménagements,  ou  par  l'entremise 
d'une  persona  gratissima,  sa  résolution  inébranlable  de  s'unir 
dans  les  liens  du  mariage  avec  une  dame  de  ses  pensées,  ren- 
contrée en  dehors  des  limites  de  la  Ebenbiïrtigkeit  (équivalence 
dans  la  hiérarchie),  l'empereur  se  fâchait,  puis  exprimait  hau- 
tement ses  regrets  qu'un  archiduc  ne  pût  pas  aimer  sans  perdre 
complètement  la   raison.   Et    lorsque  l'intermédiaire   diplo- 


118  LA    REVUE    DE    PARIS 

malique  voulait  lui  olîrir  des  arguments  conciliants  et  énumé- 
rer  les  qualités  de  la  fiancée,  il  l'interrompait  généralement  en 
s'écriant  :  «  Oui,  je  m'en  doute,  elle  est  vertueuse  comme  une 
sainte,  elle  sait  rôtir  une  oie  et  elle  va  avoir  un  enfant.  » 

Puis,  il  se  retirait  dans  un  grand  courroux,  mais  acceptait 
parfois  le  fait  accompli,  tout  de  même,  car  il  pratiquait  rare- 
ment l'intransigeance  autrement  qu'en  matière  de  religion,  et 
désarmait  souvent  devant  l'inévitable.  Mais  rarement  aussi 
il  demandait  à  connaître  la  personne  «  si  belle  et  si  bonne  ». 
Quand  l'occasion  s'en  présentait  et  que  la  «  morganatique  » 
lui  plaisait,  il  lui  arrivait  de  témoigner  à  celle-ci,  tantôt  en 
catimini,  tantôt  devant  toute  la  cour,  des  marques  de  bien- 
veillance dont  le  prix  se  doublait  de  la  surprise.  Il  avait  une 
fois  envoyé  un  diadème  à  la  comtesse  H...  au  moment  où 
elle  était  encore  l'objet  de  la  réprobation,  et  il  lui  avait  dit  : 
«  J'espère  que  vous  séduirez  toute  la  ville,  mais  pour  Dieu, 
que  l'empereur  ne  le  sache  jamais.  » 

C'est  dans  son  goût  marqué  pour  le  théâtre  que  le  gen- 
tilhomme autrichien  satisfait  le  mieux  son  penchant  pour  le 
marivaudage,  pour  la  femme  gaie  et  aimable.  Elle  lui  fait 
parfois  un  second  foyer  par  le  double  attrait  de  son  art  vien- 
nois toujours  souriant  et  de  ses  vertus  familiales,  qu'elle  pra- 
tique, dans  le  cadre  d'une  vie  de  coulisses,  avec  la  robuste 
aisance  d'une  épouse  ordonnée. 

Je  fus,  voici  longtemps,  témoin  du  goût,  ou  plutôt  —  en 
cette  circonstance  —  de  la  curiosité  de  François-Joseph  pour 
le  théâtre,  non  pas  à  Vienne,  mais  dans  un  paysage  d'une 
extrême  rusticité.  Je  m'étais  attardé  près  de  Kufstein,  dans  la 
vallée  de  l'Inn,  non  loin  d'un  village  qui,  avec  ses  propres 
éléments,  avait  constitué  une  troupe  de  comédiens.  C'était 
moins  le  «  théâtre  de  la  nature  »  tel  que  nous  le  connaissons 
en  France  avec  des  professionnels  en  tournée  et  un  public 
bourgeois  en  vacances,  que  proprement  une  tradition  du 
moyen  âge,  un  théâtre  de  paysans,  continuation  directe  des 
mifslères  qui  s'étaient  créés  autrefois  avec  les  seules  ressources 
des  milieux  populaires. 

C'était  un  dimanche.  Des  villages  voisins,  les  Tyroliens  arri- 
vaient dans  leurs  beaux  costumes  de  fêtes,  les  femmes,  les 
filles  aux  nattes  luisantes  roulées  autour  de  leur  tête.  Elles 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  119 

portaient  toutes  le  fichu  de  soie,  blanc  et  rose,  des  chaînes 
d'argent  croisées  en  tous  sens  dansaient  sur  leur  poitrine. 
Elles  semblaient  toutes  fort  émues  dans  l'attente  du  drame 
qu'elles  allaient  voir.  Car  on  y  jouait  un  drame,  et  même 
un  mélodrame,  tiré  d'une  de  ces  nombreuses  légendes  de  la 
féodalité  qui  alimente  l'imagination  des  campagnes.  Un 
Guillaume  Tell  transposé,  la  liberté  du  sol  défendue  contre  le 
Tyran,  le  moine  bénissant  l'union  secrète  du  vaillant  berger 
,  avec  la  fille  du  chevalier  qu'il  avait  sauvée  d'un  incendie... 

Ce  spectacle  se  passait  au  fond  d'une  vaste  grange  qu'on 
avait  débarrassée  de  son  foin.  Déjà  remplie  de  paysans  à  mon 
arrivée,  c'étaient  d'étranges  demi-ténèbres  où  couraient  des 
lumières  rousses  filtrant  à  travers  les  planches  ensoleillées. 
Les  décors  représentaient  des  murs  crénelés,  d'une  sombre 
maladresse  de  peintures  de  foire.  Sur  la  scène,  des  person- 
nages criaient,  déclamaient  et  s'apostrophaient,  irrésistible- 
ment comiques  dans  leurs  accoutrements  romantiques,  comme 
découpés  d'un  plaisant  gothique  d'almanach  dédié  à  la 
duchesse  de  Berry. 

Soudain,  au  milieu  de  l'action,  j'aperçus  un  groupe  de 
messieurs  en  tenue  de  chasseurs,  se  frayant  péniblement  un 
passage  parmi  les  paysannes  qui  encombraient  la  porte  de  la 
«  grange  dramatique  ».  Deux  breaks  stationnaient  un  peu 
plus  loin  sur  une  prairie  où  rôdaient  les  poules.  Les  nouveaux 
venus  ne  pouvant  s'avancer  davantage,  le  groupe  demeura 
debout,  comme  une  cognée  dans  un  tronc  d'arbre,  parmi  ce 
peuple  serré  l'un  contre  l'autre,  assis  sur  les  bancs  de  l'école. 
Les  messieurs  se  haussèrent  sur  la  pointe  des  pieds,  fort  inté- 
ressés, s'amusant  discrètement  du  jeu  des  acteurs,  de  leurs 
gestes  convaincus  et  empruntés.  Puis,  à  la  chute  du  rideau, 
après  une  scène  particulièrement  tragi-comique,  les  inconnus 
s'en  retournèrent  à  leurs  voitures. 

Lorsque  je  sortis  à  mon  tour,  je  me  trouvai  face  à  face  avec 
M.  de  G...,  ministre  d'État  à  Vienne,  dont  j'avais  fait  la  con- 
naissance en  chemin  de  fer  et  qui  habitait  fort  simplement  dans 
le  même  hôtel  que  moi,  je  veux  dire  une  délicieuse  auberge 
pleine  de  savoureuse  couleur  locale,  depuis  longtemps  disparue 
et  où  l'on  mangeait  la  plus  honnête  nourriture  qui  soit.  Il 
m'apprit,  à  mon  vif  étonnement,  que  François-Joseph  venait 


120  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  sortir  de  la  grange.  Il  s'y  était  fort  diverti  et,  en  essuyant 
de  son  mouchoir  des  larmes  de  rire  que  la  naïveté  des  artistes 
lui  avaient  fait  verser,  il  avait  manifesté  un  vif  regret  de  ne 
connaître  point  la  fin  de  cette  «  affreuse  histoire  »,  son  temps 
étant  limité  dans  ce  court  déplacement. 

Ainsi,  il  était  venu  sans  avoir  été  remarqué  et  sans  avoir  été 
annoncé  dans  le  pays.  Le  surlendemain,  M.  de  G...,  assis  à  la 
table  commune  pour  le  repas  du  soir,  me  raconta  que  l'empe- 
reur, ce  jour-là,  au  fond  de  la  montagne,  avait  pénétré  chez  un 
petit  aubergiste  fermier  avec  les  personnes  de  sa  suite.  L'un 
d'eux  s'était  penché  sur  l'homme  et,  lui  ayant  appris  qu'il 
avait  l'honneur  d'avoir  l'empereur  sous  son  toit,  lui  demanda 
d'aller  chercher  le  bourgmestre  qu'il  désirait  voir.  L'aubergiste 
s'approcha  de  François-Joseph,  le  dévisagea  Ionguen\ent  et  lui 
dit  :  «  C'est  bon  !  Vous  voulez  vous  payer  ma  tête  I  Eh  bien  ! 
c'est  moi  le  bourgmestre  !  Que  me  voulez-vous?  »  Et,  comme 
François-Joseph,  fort  amusé  de  ce  jeu,  lui  avoua  qu'en  effet 
on  avait  voulu  faire  une  farce,  le  Tyrolien,  débonnaire,  dési- 
gnant avec  sa  pipe  le  dessus  de  la  porte  où  trônait  le  portrait 
de  l'empereur,  jeune,  en  une  grossière  imagerie  populaire, 
s'écria  :  «  Je  le  savais  bien  !  Le  voilà  l'empereur  !  Il  n'est  pas 
aussi  craquelé  que  vous  !  « 

La  vie,  entre  la  chasse  et  le  théâtre,  est  déjà  si  bien 
remplie  et  si  bien  équilibrée  qu'il  reste  pour  les  préoccupations 
politiques  moins  de  place  qu'on  ne  pense.  C'est  l'insouciance, 
l'usure  des  énergies  et  la  tolérance  nonchalante  qui  a  affaibli 
l'Autriche  et  qui  lui  a  fait  perdre  la  place  qu'elle  avait  si  long- 
temps occupée  en  Europe.  Peu  à  peu,  de  plus  audacieux  gagnent 
du  terrain,  et  un  jour  le  fait  est  accompli  :  le  gentilhomme  a 
trop  chassé...  En  1813,  pendant  le  mouvement  de  délivrance,Ja 
Prusse  s'était  ostensiblement  indignée  de  l'inertie  de  l'Au- 
triche et  en  1870  elle  s'en  était  réjouie. 

François-Joseph  malgré  la  conscience  avec  laquelle  il  était  ^ 
—  selon  le  témoignage  de  l'Europe  entière  jusqu'à  la  guerre  de 
1914  —  demeuré  le  chef  de  l'État,  soucieux  de  bien  faire,  ne 
fut-il  pas  un  peu  le  hobereau  submergé  par  les  événements? 
Un  fonctionnaire  qui  l'approche  beaucoup  me  le  décrivit  de 
cette  manière  : 


QUELQUES    SOUVENIRS     SUR    FUA  X  ÇOI  S- JO  SEPII  121 

('■  L'empereur,  levé  tôt,  est  rentré  de  la  promenade  solitaire. 
Il  trouve  les  nouvelles  condensées  venant  de  son  vaste  empire. 
Il  écoute  les  rapports.  Il  doit  signer  deux  condamnations  à 
mort.  Il  apprend  que  de  terribles  inondations  ont  ravagé  telles 
provinces,  que  tel  incendie;  que  telle  émeute  ont  fait  de  nom- 
breuses victimes.  Il  écoute  en  silence,  puis  il  déplore  haute- 
ment ces  malheurs  et  demande  qu'on  fasse  le  nécessaire... 
Enfin  la  conversation  privée  s'engage.  On  lui  apprend  que  la 
comtesse  C...  a  été  tuée  dans  un  drame  intime.  Et  le  voilà 
qui  tout  à  coup  s'anime,  s'agite,  se  lamente.  Ce  fait-divers  a 
pris  une  place  considérable  dans  sa  vie.  Il  connaît  la  pauvre 
dame.  Il  connaît  le  mari.  Il  connaît  l'autre...  «  Das  ist  ja 
schrecklicli  »  (cela  est  terrible  !),  s'écrie-t-il  dans  son  fort  accent 
viennois.  Il  demande  des  détails,  demeure  un  instant  songeur. 
A  ce  moment,  on  lui  apporte  la  collation  de  midi.  Un  plateau 
est  posé  sur  son  bureau  même,  un  plateau  de  vieux  célibataire. 
Il  supporte  une  escalope  de  veau  pannée,  un  légume  et  un 
verre  de  bière.  «  Schrecklich  !  «  répète-t-il.  Puis  d'une  main 
tranquille  il  repousse  des  papiers  et,  comme  un  bourgeois 
qui  prend  dans  son  bureau  ses  repas,  montés  par  les  soins 
diligents  d'un  garçon  de  restaurant,  il  mange  alors  de  très 
bon  appétit.  «  Schrecklich  !  »  répète-t-il  tout  à  coup  se  sou- 
venant une  dernière  fois  du  drame  de  la  ville,  puis  il  allume  sa 
pipe  et  en  tire  de  larges  bouffées.  » 

Il  est  simple  et  borné.  Tout  son  caractère  s'explique  par  ces 
deux  mots.  Point  d'embarras  avec  cette  inutile  légion  de 
domestiques,  fort  dévoués  d'ailleurs  pour  la  plupart,  qui 
peuplent  ses  châteaux.  L'étiquette,  le  faste,  pour  les  grandes 
circonstances,  dans  la  cour  la  plus  aristocratique  qui  soit  et 
qui  par  beaucoup  de  côtés  rappelle  encore  celle  de  Louis  XIV 
et  de  Louis  XV.  Mais  à  l'ordinaire,  pour  lui,  le  plus  strict 
minimum.  Point  de  grands  gestes.  Pas  d'autre  théâlreqne  celui 
où,  sur  les  petites  scènes,  on  joue  les  pièces  gaies,  oîi  la  vie 
aimable  et  tout  ce  qu'on  préfère  dans  le  commerce  du  monde 
se  reflète  comme  dans  un  miroir. 

*  * 

Si  malgré  la  gravité  de  l'heure  il  m'est  permis  de  rappeler 
ici  des  souvenirs  personnels  —  bien  minces  en  vérité  en  face  de 


122  LA    REVUE    DE    PARIS 

la  tragédie  actuelle  —  concernant  François-Joseph,  que  je  vis 
maintes  fois,  je  dois  rechercher  mes  premières  impressions 
dans  ses  rapides  passages  en  voiture,  d'une  souriante  banalité, 
et  dans  les  récits  fort  détaillés  que  j'entendis  pendant  mon 
enfance,  dans  mon  entourage  immédiat  d'alors,  fort  instruit 
sur  son  intimité. 

Dans  les  notes  d'un  témoin  oculaire,  je  relève  un  amusant 
propos  de  l'empereur  pendant  un  séjour  de  la  cour  au  château 
de  Gôdôlô,  en  Hongrie,  après  la  guerre  de  1866.  Le  couple 
impérial  se  trouvait  là  sous  le  même  toit  pendant  plusieurs 
semaines,  et  l'impératrice  avait  l'habitude  de  faire  de  longues 
chevauchées  matinales  avec  les  officiers  d'un  régiment  de 
hussards  qui  tenait  garnison  en  cet  endroit.  Parfois,  elle  trou- 
vait plaisant  dans  sa  fougue  cavalière,  de  vouloir  se  mettre  à 
la  tête  de  ses  troupes  et  de  partir  ainsi  au  grand  galop  des  che- 
vaux vers  le  vaste  horizon  de  la  plaine  automnale.  Elle  jouis- 
sait alors  de  cette  sensation  incomparable  de  liberté  qu'elle 
avait  tant  aimée  comme  le  premier  et  le  plus  précieux  bien 
dans  sa  vie  trop  lourde  de  servitudes  souveraines,  et  lorsqu'elle 
entendait  le  souffle  i-ythmé  de  sa  monture  écumante,  elle 
avouait  «  qu'une  ivresse  d'espace,  de  mouvement  et  de  fuite 
tout  à  la  fois  »  envahissait  tout  son  être  jusqu'à  la  dérober 
à  sa  conscience  d'elle-même. 

C'est  ainsi,  qu'un  matin,  l'auguste  époux  la  vit  revenir 
après'une  de  ces  courses  folles,  ayant  sur  ses  épaules  une  natte 
défaite  de  ses  magnifiques  cheveux.  François-Joseph  fut  tou- 
jours de  ces  parfaits  gentilshommes  qui,  fort  chevaleresques 
et  galants  avec  les  femmes,  gardent  pour  l'épouse  et  ses 
caprices  une  souriante  indulgence,  dont  ils  aiment  à  être  payés 
en  retour  dans  certaines  circonstances.  Mais  il  tenait  par- 
dessus tout  aux  apparences  et  à  la  dignité  des  démonstrations 
extérieures;  lorsqu'il  aperçut  l'impératrice,  il  eut  un  geste 
désolé  et,  se  tournant  vers  un  familier,  il  dit  sur  un  ton  dont 
la  décision  et  le  sérieux  accentuaient  le  comique  :  «  Faites-moi 
le  plaisir  de  lever  pour  moi,  sans  tarder,  un  régiment  d'ama- 
zones avec  les  belles  filles  du  pays,  si  toutefois  vous  en 
trouvez.  Je  me  mettrai  à  leur  tête,  et  je  ne  reviendrai 
plus...  » 

Et,  après  une  courte  réflexion,  il  avait  achevé,  bonhomme  et 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  123 

goguenard  :  «  Mais  ça  lui  sera,  probablement,  tout  à  fait 
égal.  » 

On  parlait  à  mots  couverts  des  difficultés  d'ordre  intime 
qui,  dès  les  premières  années  de  son  mariage,  se  seraient 
élevées  entre  lui  et  l'impératrice.  Aux  appréciations  du  monde 
sur  une  situation  que  l'empereur  aurait  rendue  peu  compa- 
tible avec  les  strictes  lois  de  l'Église,  s'ajoutaient  des  récits  que 
la  Fama  amplifiait  à  volonté  et  qui  dépassaient  de  beaucoup 
la  vérité.  Il  n'en  était  pas  moins  certain  qu'une  scission  pro- 
fonde s'était  produite  dès  le  début,  et,  pour  qui  connaissait  le 
caractère  de  l'un  et  le  tempérament  de  l'autre,  il  n'y  avait 
point  là  de  quoi  s'étonner. 

La  vie  conjugale  continuait  dès  lors  sur  le  mode  des  gens 
du  monde  «  qui  se  rencontrent  quelquefois  ».  Néanmoins 
les  époux  se  consultaient  encore  sur  mille  choses  du  dehors 
et  du  dedans  avec  le  ton  d'une  amitié  que  tant  d'intérêts 
communs  avaient  scellée  dans  l'habitude  et  dans  la  nécessité. 

Durant  les  séjours  que  je  fis  autrefois  dans  les  montagnes 
du  Tyrol  et  de  la  Styrie,  j'aperçus  parfois  l'empereur,  et  je  pus 
constater  que  la  vénération  dont  il  jouissait  était  partout, 
même  au  lendemain  de  l'effondrement  de  1866,  mêlée  d'une 
affection,  d'une  confiance  quand  même,  peut-être  sans  exemple 
chez  un  peuple.  Non  seulement  on  ne  le  rendait  pas  respon- 
sable des  revers,  de  la  diminution  de  l'empire  et  de  l'humilia- 
tion subie,  non  seulement  la  rancune  populaire,  même  des 
Slaves  plus  ardents  à  la  haine,  ne  se  tournait  jamais  contre  lui, 
mais  on  semblait,  dans  ces  heures  de  malheur,  redoubler 
d'amour  et  de  fidélité  pour  le  souverain  éprouvé,  qui,  d'ail- 
leurs, acceptait  ces  rares  témoignages  avec  la  douce  satisfac- 
tion d'un  homme  qui  y  comptait  bien.  Ni  le  rigide  royalisme 
de  la  Prusse,  ni  la  foi  mystique  de  la  Russie  envers  leurs  sou- 
verains ne  sauraient  être  comparés  à  cet  amour  d'un  peuple. 
Mais  on  trouverait  dans  la  spontanéité  du  cœur,  dans  les  élans 
de  la  vieille  France,  des  exemples  semblables,  notamment  dans 
le  récit  qu'on  nous  a  fait  des  braves  gens  se  portant  au-devant 
de  Marie  Leczinska,  lorsqu'elle  traversa  les  provinces  pour 
aller  voir  le  roi,  malade  à  Metz.  C'est  ainsi  que,  durant  tout  le 
règne  de  François-Joseph,  on  vit  le  peuple  se  porter  à  son  pas- 
sage, et  avec  la  complexité  des  races  s' entremêlant,  se  cho- 


12  1  L.\    REVUE    DE    PARIS 

quant,  se  combattant  sans  cesse  dans  les  limites  de  l'empire, 
il  fallait  considérer  une  telle  popularité  comme  une  manière 
de  miracle.  A  ce  résultat,  le  caractère  du  monarque,  sa 
simplicité  extrême,  son  esprit  de  conciliation  n'étaient  certes 
pas  étrangers.  Toujours  il  entendait  demeurer  le  seigneur  qui 
fait  le  tour  de  ses  terres,  arrête  les  paysans  au  passage  et  cause 
avec  les  bûcherons,  comme  les  princes  des  images  d'Épinal. 
Il  n'était  pas  dépourvu  d'une  certaine  brusquerie,  il  avait  de 
rententissantes  colères,  vite  apaisées  d'ailleurs  et,  à  part  des 
dispositions  qui  lui  firent  abolir  la  «  schlague  »,  spécialité 
barbare  de  l'armée  autrichienne  où  les  déliquants  étaient 
ficelés  sur  une  planche  et  recevaient  la  bastonnade,  il  tolérait, 
parallèlement  à  la  bonhomie,  cette  rudesse  native  d'un  peuple 
qui,  dans  les  [guerres,  pouvait  facilement  dégénérer  en  bru- 
talité et  même,  dans  certaines  provinces,  en  jvandalisme, 
ainsi  que  le  prouvent  [les  [exploits  du  sinistre  feld-maréchal 
Radetzky  et  ceux  de  la  guerre  contre  les  Serbes. 

* 
*  * 

En  1<S78,  l'année  précisément  de  la  campagne  d'Herzé- 
govine et  de  Bosnie,  je  me  trouvais  à  Vienne,  et  par  une  période 
de  chaleurs  étouffantes,  j'assistai  au  retour  des  troupes.  Elles 
arrivaient  des  gares  par  petits  paquets,  minables,  les  uni- 
formes en  loques,  harassées,  assoiffées  et  couvertes  dépoussière. 
Croates,  Allemands,  Polonais,  ils  parlaient  dix  langues  à  la 
fois,  se  cherchaient,  se  rassemblaient  difficilement  au  milieu 
du  désordre  des  gens,  des  paquetages  sortis  des  wagons  qui 
s'accumulaient  le  long  des  voies.  Ils  n'étaient  point  glorieux. 
Ils  venaient  d'une  aventure  qui  avait  réussi  contre  les  Turcs 
et  qui  ne  laissait  guère  à  ce  moment  d'autres  traces  qu'une 
ligne  fléchie  dans  les  Balkans.  L'enthousiasme  du  public  était 
nul.  Partout  l'indifférence  pour  un  mince  fait  d'armes  qu'on 
sentait  sans  prestige.  Au  Prater,  les  chevaux  de  bois  conti- 
nuaient à  tourner,  en  même  temps  que  les  couples  enlacés  sui- 
vaient avec  leur  insouciance  légendaire  le  gai  rythme  des  valses 
de  Johann  Strauss  dirigeant  son  orchestre.  L'empereur  était 
arrivé  d'Ischl  pour  quelques  jours  seulement,  et  venait  en 
passant  visiter  l'atelier  d'un  peintre  hongrois,  mort  depuis, 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  125 

pour  voir  le  portrait  d'une  dame  qu'il  avait,  je  crois,  com- 
mandé, et  qui  était  en  voie  d'exécution.  Amené  là  par  un  artiste 
transylvanien,  je  m'y  trouvai  à  ce  moment.  L'empereur, 
simple  comme  toujours,  y  demeura  assez  longtemps  et,  après 
les  remarques  et  critiques,  fort  anodines  d'ailleurs,  sur  le  por- 
trait, il  parlait  de  la  cour  et  de  la  ville,  puis  enfin  des  différents 
types  de  femmes  d'Europe  auxquels  il  préférait  celui  de  son 
pays,  dans  la  double  incarnation  de  la  Viennoise  et  de  la  Hon- 
groise. Je  me  rappelle  avoir  été  frappé  de  la  rondeur  toute 
particulière  avec  laquelle,  dans  son  bon  patois  du  peuple,  il 
énumérait  les  qualités  de  l'une  et  de  l'autre,  et  du  silence  com- 
plet qu'il  gardait  sur  l'événement  du  jour  :  le  retour  des  troupes 
de  l'Herzégovine.  Bien  que  le  lieu  de  cet  entretien  fût  tout 
désigné  pour  causer  d'art  et  de  beauté  plutôt  que  de  guerre, 
il  m'avait  semblé  qu'il  parlait  de  tout  son  cœur  d'un  sujet 
qu'il  préférait  à  l'autre.  Mais,  peu  de  temps  après,  je  recueillis 
sur  lui  un  mot  qu'il  avait  prononcé  au  sujet  de  cette  conquête 
et  qui,  aujourd'hui,  à  la  lumière  des  événements  actuels,  prend 
un  relief  singulier.  Il  avait  dit  à  propos  de  la  Bosnie  et  de 
l'Herzégovine  :  «  Ce  sont  d'excellentes  populations,  auxquelles 
il  ne  manque  qu'un  bon  maître  et  de  l'ordre  dans  l'adminis- 
tration. Nous  allons  inaugurer  là  «  ein  gùtiges  Patronat  »  (un 
régime  de  bienveillance)  et  nous  les  amènerons  complètement 
à  nous  en  moins  de  temps  qu'on  le  suppose.  Nous  nous  sommes 
bien  fait  aimer  de  nos  Polonais,  et  il  n'y  a  pas  de  meilleurs 
sujets.  » 

A  Ischl,  je  le  rencontrai  bien  plus  tard,  dans  des  circonstances 
qui  pouvaient  encore  fournir  un  prétexte  de  critiques  à  ceux 
qui  accusaient  l'empereur  d'opposer  aux  malheurs  des  autres 
la  placidité  de  son  indifférence  et  des  nerfs  durcis  par  trop 
d'adversité.  J'étais  alors  en  visite  chez  une  dame  qui  venait 
d'être  plongée  dans  un  cruel  deuil  par  la  mort  de  son  mari. 
Celui-ci  avait  longtemps  rempli  auprès  de  François-Joseph 
d'importantes  fonctions  honorifiques.  Le  salon  était  plein 
de.  monde  qui  entourait  les  membres  de  la  famille  ;  une 
atmosphère  oppressante  planait,  faite  de  crêpe  noir  et  de 
silences  qu'interrompaient  des  sanglots  et  des  soupirs,  le 
va-et-vient  discret  des  personnes  apportant  des  paroles  de 
circonstance. 


126  LA    REVUE    DE    PARIS 

Tout  à  coup  on  annonça  l'empereur  qui  déjà  montait 
l'escalier.  Vite  on  improvisa  un  vide  relatif.  On  s'écarta  autour 
des  portes.  Les  hommes  se  retirèrent  au  fond  de  la  pièce  contre 
les  lourdes  portières  à  demi  baissées  qui  s'ouvraient  sur  d'au- 
tres salons.  François-Joseph  parut,  la  tète  un  peu  penchée,  le 
visage  tanné,  et  comme  entaillé  «  des  rides  robustes  du  plein 
air,  des  rides  en  largeur  »,  ainsi  qu'un  physionomiste  aimait 
à  les  définir,  pour  les  distinguer  de  celles  «  en  longueur  «  des 
hommes  moroses  et  calfeutrés.  Son  crâne  luisant  et  jaune  avait 
la  forme  un  peu  allongée  d'un  œuf.  Ses  favoris  gris  étaient  bien 
détachés  des  joues  rondes  et  petites,  «  de  pommes  bien  con- 
ser\'ées  de  l'année  dernière  ».  Dans  son  regard  ordinairement 
distrait  et  aquatique  se  lisait  une  sincérité  et  une  bonhomie 
qui  ne  pouvaient  point  tromper,  et  je  ne  sais  quelle  animation 
réelle,  qui  n'était  pas  de  la  tristesse,  et  qui  ne  pouvait  passer 
pour  de  l'émoi.  Il  avança  à  petits  pas  zélés  et  demeura  debout 
devant  la  veuve,  à  laquelle  il  exprimait,  dans  des  termes 
fort  simples  et  sur  un  ton  assourdi,  ses  sentiments  d'une  cor- 
rection parfaite. 

Empressé,  en  quelques  phrases  courtes  de  curiosité  bien- 
veillante, il  interrogea  la  famille,  demanda  quelques  détails 
sur  la  maladie  et  sur  la  fin  prématurée  de  l'ami  qu'il  disait 
avoir  perdu.  Puis  il  prit  congé  de  l'assistance  qui,  rangée  contre 
les  murs,  s'inclina  profondément.  Reconduit  par  la  famille 
jusqu'au  seuil  de  la  porte,  il  s'opposa  énergiquement  à  être 
reconduit  plus  loin,  avec  un  mouvement  nerveux  de  sa  main 
gantée.  C'était  un  ordre.  On  obéit,  et  je  songeai  à  ce  mot  de 
Louis  XIV  à  son  entourage,  qui  avait  désigné  un  ambassadeur 
comme  «  l'homme  le  plus  poli  du  monde  »  pour  avoir  obéi 
simplement  à  son  ordre  de  monter  avant  lui  dans  son  carrosse, 
sans  faire  des  embarras.  Plus  penché  encore  qu'à  son  entrée, 
la  tête  légèrement  inclinée  ^ur  l'épaule,  je  vis  le  souverain 
s'éloigner,  suivi  de  son  aide  de  camp. 

Le  départ  de  l'empereur  avait  rapproché  les  groupes,  ^ 
chacun  s'empressant  de  louer  la  grande  bonté  du  monarque 
et  de  se  déclarer  flatté  pour  la  famille  de  l'honneur  qui  venait 
de  lui  être  fait.  Je  me  trouvais  debout  contre  la  porte  d'entrée, 
lorsqu'une  dame  étrangère,  arrivée  à  ce  moment,  s'approcha 
d'un  monsieur,  avant  de  saluer  la  veuve  et,  comme  en  état  de 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  127 

gourmandise  aiguë,  elle  engagea  devant  moi  un  caquet  on  cati- 
mini et,  en  un  flot  de  paroles  hâtives  et  amusées,  elle  raconta 
ses  plus  récentes  impressions  :  «  Je  montais,  disait-elle,  l'esca- 
lier, lorsque  j'entendis  quelqu'un  qui  descendait,  siffler  dis- 
crètement entre  ses  lèvres  un  air  de  la  Belle  Hélène.  Qui  donc, 
me  demandais-je,  peut  ainsi  étourdiment  s'oublier  dans  cette 
maison  en  deuil  et  en  partir  aussi  gaiement  ?  Je  levai  la  tête, 
mais  je  n'aperçus  que  l'empereur,  avec  le  comte  H...,  qui 
tenait  la  rampe  de  l'escalier...  » 

L'auditeur,  gros  gentilhomme  jovial,  qui  trouvait  cela  fort 
drôle,  s'apprêtait  déjà  à  sourire  discrètement  dans  son  cha- 
peau, lorsqu'une  vieille  dame  attachée  à  la  cour,  qui  avait 
entendu  ce  récit,  s'approcha  viveinent  ;  avec  un  geste  à  la  fois 
contrit  et  suppliant,  elle  prit  la  main  de  la  dame  indiscrète 
et  murmura  :  «  Vous  n'avez  rien  vu,  n'est-ce  pas,  chère 
madame,  vous  n'avez  rien  entendu  !  » 

Le  séjour  presque  continuel  de  l'empereur  dans  un  cercle 
étroit  et  national,  toujours  le  même,  et  qu'interrompait  seul 
le  séjour  constitutionnel  à  Prague  et  à  Budapest,  lui  a  consei-vé 
un  caractère  prodigieux  du  terroir.  Depuis  longtemps  il  a 
oublié  le  contact  vivant  du  monde  extérieur  qui  jadis,  avant 
Solférino,  et  avant  Garibaldi,  l'avait  lié  personnellement  à 
l'étranger.  Plus  ou  moins  bien  renseigné  sur  la  politique,  chaque 
désastre  l'avait  éloigné  davantage  des  peuples  dont  il  ne  com- 
prenait peut-être  pas  entièrement  les  aspirations  nouvelles. 

Nullement  dupe  de  la  prudence  de  son  cabinet  qui  ne  lais- 
sait filtrer  que  l'indispensable,  il  se  plaisait  à  dire  parfois  à 
une  dame  étonnée  de  lui  apprendre  un  fait  de  notoriété 
pubhque  :  «  Les  souverains  sont  comme  les  médecins,  ils 
ignorent  à  peu  près  tout.  » 

Les  fréquentes  visites  de  l'empereur  Guillaume  prenaient 
chaque  année,  au  dire  des  personnes  de  la  cour,  une  impor- 
tance moins  grande  pour  lui,  à  mesure  que  le  malaise  de  l'Eu- 
rope allait  grandissant,  car  Guillaume  II  avait  trouvé  dans 
l'archiduc  François-Ferdinand  un  auditeur  plus  attentif, 
plus  jeune  et  plus  ardent  à  l'avenir  que  le  vieux  monarque. 


128  LA     REVUE     DE    PARIS 

J'eus  même  l'afTirmatioii  en  ces  temps  récents  —  huit  jours 
avant  la  guerre  ■ —  que  rarchiduc  avait  «  dépassé  les  espé- 
rances »  que  l'empereur  allemand  avait  mises  dans  ses  ambi- 
tions belliqueuses. 

François-Joseph,  avec  son  profond  désir  de  repos,  a  dit  à 
plusieurs  reprises,  après  les  visites  de  son  «  cousin  »,  sur  son 
ton  familier  et  bonhomme,  <<  qu'il  ne  goûtait  rien  tant  que 
la  conversation  animée  de  l'empereur  d'Allemagne,  lorsque 
celle-ci  roulait  sur  des  anecdotes  de  chasse,  et  qu'il  se  moquait 
un  peu  de  ses  amis  ». 

François-Joseph  recevait  visiblement,  depuis  les  dernières 
années,  sur  beaucoup  d'affaires  qui  se  tramaient  dans  les  cabi- 
nets, le  seul  écho  du  fait  accompli  et  son  esprit  ne  s'alimentait 
pas  suffisamment  des  importantes  réalités,  des  courants  nou- 
veaux qui  venaient  des  peuples  étrangers.  Il  les  suspectait 
silencieusement  et,  pour  ne  parler  que  de  la  France,  il  consi- 
dérait qu'elle  avait  entièrement  perdu  les  traditions  qui  lui 
semblaient  les  plus  indispensables  facteurs  de  sa  vitalité 
morale.  Mais  il  parlait  toujours  avec  une  extrême  courtoisie 
aux  Français  qu'il  avait  l'occasion  d'approcher,  et  il  acceptait 
avec  plaisir  les  nouvelles  venant  des  sources  diplomatiques 
et  mondaines.  Il  rappelait  alors  avec  agrément  des  jours  loin- 
tains qu'il  avait  passés  dans  notre  pays,  mais  il  s'obstinait  à 
apporter  dans  son  jugement  sur  l'ensemble  de  la  France 
moderne  une  méfiance  atavique  que  la  fin  du  Concordat  avait 
singulièrement  augmentée.  Dans  ses  conversations  avec  les 
diplomates  et  quelques  dames  françaises,  il  évoquait  avec 
plaisir  les  années  brillantes  du  second  Empire,  mais  les  qua- 
rante années  de  République  n'avaient  pas  contribué  à  aug- 
menter ses  sympathies  pour  une  France  libérale  et  il  ne  se 
gênait  pas  pour  le  dire. 

La  physionomie  de  l'impératrice,  sa  femme,  ne  saurait  être 
évoquée  ici  qu'incidemment.  Si  je  me  permets  d'en  parler  à  cette^ 
place,  c'est  parce  qu'elle  complète  par  certains  côtés  l'ensemble 
des  souvenirs  que  j'ai  conservés  de  François-Joseph,  et,  dans 
l'attitude  de  cette  souveraine,  on  pouvait  parfois,  lorsqu'il 
était  question  de  son  époux,  découvrir  comme  une  sourde 
réprobation  de  tout  ce  qu'il  était  et  de  tout  ce  qu'il  faisait. 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  129 

Au  cours  des  dernières  années  de  l'impératrice  Élisabetli, 
j'eus  à  différentes  reprises  l' occasion Jd' approcher  celle-ci  ; 
dans  ses  entretiens,  elle  parlait  peu  de  l'empereur  et,  sans 
appréciation  directe  ;  mais  son  mutisme  était  éloquent.  Une 
fois,  au  cours  d'une  conversation  sur  François-Joseph,  je  crus 
remarquer  une  extrême  sécheresse  dans  le  ton  de  sa  voix. 
Je  lui  parlai  alors  de  Louis  II  de  Bavière,  pour  qui  elle  pro- 
fessait un  culte  passionné.  Je  m'occupais  déjà  de  ce  «  cheva- 
lier au  Cygne  »;  je  rassemblai  plus  tard  les  éléments  d'une 
étude  sur  sa  vie  et  sur  sa  tragique  destinée.  Aussi,  parlant  des 
derniers  jours  de  sa  captivité,  où  tant  de  choses  demeureront 
inexpliquées,  je  racontai  à  l'impératrice  qu'au  cours  d'un 
voyage  à  Insbruck,  j'avais  recueilli,  de  la  bouche  même  du 
premier  piqueur  du  roi,  la  certitude  d'une  tentative  de  fuite 
qui  avait  été  faite  avec  le  concours  de  quelques  rares  per- 
sonnes restées  fidèles  à  son  infortune.  Il  s'agissait,  disais-je, 
d'une  évasion  sur  le  territoire  autrichien  où  le  roi  eût  trouvé 
un  accueil  enthousiaste,  une  protection,  une  sécurité  parmi 
les  populations  du  Tyrol  fanatiques  pour  le  défendre,  et  déjà 
soulevées.  A  ce  moment,  elle  m'interrompit  assez  brusque- 
ment et  me  dit,  avec  un  accent  presque  dur  et  qui  révélait 
une  longue  rancune  contenue  que,  pour  des  raisons  politiques, 
il  n'avait  pas  été  dans  les  intentions  de  l'empereur,  son  époux, 
de  se  prêter  à  cette  hospitalité,  et  que  des  ordres  avaient  été 
donnés  de  s'opposer  au  passage  du  roi  à  la  frontière. 

Je  n'insistai  plus  sur  le  sujet  de  conversation  que  j'avais 
abordé,  car  j'avais  senti  dans  son  souvenir  une  animosité 
profonde  contre  ceux  qui  avaient  empêché  le  roi  de  recouvrer 
la  liberté.  Au  cours  de  cette  causerie,  l'impératrice  me  parla 
des  voyages  et  du  bénéfice  qui  en  résultait  pour  l'esprit.  J'ai 
noté  au  retour  ce  qu'elle  m'en  a  dit,  notamment  ceci  :  «  Les 
gens  du  monde  se  déplacent,  mais  ils  ne  voyagent  pas.  Ils  ne 
connaissent  rien  et  restent  avec  leurs  idées  étroites  sur  toutes 
choses.  )) 

Je  songeai  alors,  sans  le  dire,  à  l'empereur  qui  demeurait  si 
obstinéihent  confiné  dans  ses  États,  et  qu'elle  semblait  avoir 
désigné  avec  toute  la  cour,  lorsqu'elle  ajouta  avec  cet  air  d'un 
fugitif  mais  incommensurable  mépris  qu'elle  pouvait  prendre, 
lorsqu'elle  exécutait  son  entourage  : 

l-'  Septembre  1915.  9 


130  LA    REVUE    DE    PARIS 

'<  Il  est  vrai  que  c'est  aussi  une  grande  force  de  ne  rien  vou- 
loir connaître.  Un  homme  qui  reste  dans  son  pays  n'hésite 
jamais  dans  son  jugement  sur  les  voisins.  Celui  qui  les  con- 
naît bien  hésite  toujours.  Savoir  est  une  chose  bien  lourde  à 
porter  et,  loin  de  vous  donner  une  supériorité  parmi  le  monde, 
si  généralement  ignorant,  les  idées  larges  et  les  connaissances 
étendues  vous  isolent  de  la  terre.  Il  ne  reste  plus  alors  qu'à  s'en 
évader,  et  à  demeurer  seul  avec  ce  que  l'on  sait,  sans  profit 
pour  le  prochain.  » 

Lors  d'un  séjour  au  Cap  Martin,  j'eus  une  dernière  fois 
l'occasion  de  voir  François-Joseph.  J'aperçus  le  vieux  monar- 
que, se  promenant  seul  sur  la  route  qui  longeait  la  mer  et  qui 
depuis  fut  déviée  pour  agrandir  la  propriété  de  M.  Kahn. 
Il  marchait  de  son  pas  régulier  et  un  peu  penché,  le  feutre  sur 
l'oreille  ;  lorsqu'il  longea  la  clôture  de  la  villa  Cyrnos,  je  le 
saluai. 

Ce  fut  précisément  en  face  d'une  modeste  petite  porte  qui 
existe  encore  et  qui  a  son  histoire  :  c'est  par  cette  entrée 
qu'à  l'aube  naissante  l'impératrice  d'Autriche  avait  l'habitude 
de  pénétrer  dans  le  domaine  de  ceUe  qui  avait  régné  sur  la 
France.  De  son  pas  élastique  et  aérien  qui  rappelait  le  mot 
de  Saint-Simon  sur  la  duchesse  de  Bourgogne  :  «  elle  marchait 
comme  une  déesse  si|f  les  nues  »,  Elisabeth  de  Bavière  venait 
errer  dans  les  beaux  jardins  d'Eugénie  de  Montijo.  La  petite 
porte  grinçait  sur  ses  gonds,  ses  pieds  rapides  frôlaient  le  sable 
fm  du  sentier  qui,  en  des  lacets  innombrables,  descendait 
jusqu'à  la  mer.  A  travers  les  pins,  dans  l'admirable  rusticité 
des  broussailles  parfumées  de  thym  et  de  marjolaine,  dont 
l'auguste  hôtesse  avait  respecté  la  beauté  sauvage,  sa  frêle 
silhouette  noire  paraissait,  puis  disparaissait  sans  cesse  dans 
sa  course  vers  le  soleil  levant.  Elle  allait  toujours  à  la  lumière 
comme  si  elle  eût  voulu  s'absorber  en  elle,  se  baigner  dans 
sa  sereine  incandescence.  Je  la  vis  ainsi  plusieurs  fois  errer 
«d'un  pas  de  plus  en  plus  rapide,  comme  portée  par  une  ivresse 
■surnaturelle  et  absente  de  la  terre  «  qui  lui  avait  trop 
donné  eit  rop  ravi  »,  comme  elle  disait  dans  ses  minutées  téné- 
breuses. 

L'impératrice  Eugénie  me  rappelait,  il  y  a  quelques  années, 
devant  cette  porte  même,  l'impression  et  presque  l'émotion 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  131 

que  lui  avait  parfois  causée  au  lever  du  jour  l'apparition  sou- 
daine de  cette  dame  noire  si  mince  et  si  fragile,  qui  surgissait 
sous  ses  fenêtres  dans  l'imprévu  de  l'heure  matinale.  Elle 
m'en  parlait  avec  un  souvenir  profondément  attendri,  comme 
d'un  être  lointain  que  le  destin  avait  dévoré  ainsi  qu'un  frêle 
oiseau  créé  par  l'azur. 

Au  moment  le  plus  tragique  de  sa  vie,  au  lendemain  de  la 
mort  de  l'archiduc  Rodolphe,  l'impératrice  avait  eu  une  crise 
particulièrement  grave  de  misanthropie  farouche.  L'empereur 
fut  frappé  comme  par  le  double  tranchant  d'une  épée,  dans  son 
cœur  de  père  et  de  souverain,  surpris  par  l'événement  qui, 
aux  dires  de  certains,  en  avait  révélé  un  autre  plus  boulever- 
sant encore.  Il  n'avait,  pour  résister  à  de  tels  coups  du  destin, 
trouvé  que  le  silence.  Tout  à  fait  muet  sur  le  drame,  il  avait 
à  son  tour  cherché  la  solitude.  La  première  tempête  passée, 
iiprès  le  déchaînement  des  racontars  les  plus  invraisemblables, 
deux  versions  persistèrent  :  celle  du  suicide,  généralement 
admise,  et  qui  eût  été  la  conséquence  d'un  refus  de  l'empereur 
concernant  le  mariage  de  Rodolphe  avec  la  baronne  Vescera, 
la  fille  de  l'éleveur  qui  fournissait  des  chevaux  à  l'impé- 
ratrice. Pour  d'autres,  les  causes  de  la  mort  de  l'archiduc 
étaient  moins  liées  à  un  fait  passionnel  qu'à  une  série  de  faits 
politiques  et  de  projets  conçus  en  dehors  de  l'empereur  et 
concernant  le  régime  de  la  Hongrie.  Cette  circonstance,  et  la 
vie  profondément  dissolue  de  son  fils  auraient  fait  accepter  à 
François-Joseph  l'horrible  disparition  de  celui-ci  avec  une  rési- 
gnation plus  grande  que  celle  dont  on  le  savait  capable  en 
temps  ordinaire.  Aujourd'hui  encore  il  serait  audacieux  de 
préciser  des  faits  dont  le  secret  est  resté  dans  le  cercle  des 
familiers  et  des  acteurs  responsables.  Le  prince  Philippe  de 
Cobourg,  seul  survivant  de  ce  drame,  a  gardé  le  plus  profond 
silence,  et  de  la  Hongrie  dont  l'avenir  était,  semble-t-il,  inti- 
mement mêlé  à  ce  drame,  n'est  pas  davantage  venu  un  éclair- 
cissement suffisant. 

Quel  tempérament  eût  résisté  à  de  telles  adversités  î  Et 
pourtant,  l'empereur  avait  repris  bientôt  le  cours  de  sa  vie  si 
simple,  de  plus  en  plus  réduite,  et  dans  laquelle  ne  demeura 
debout  que  le  strict  nécessaire,  convenable  à  l'homme  si 
fruste  dans  ses  goûts  et  dans  ses  habitudes. 


132  L.\     REVUE     DE     PARIS 


* 


François-Joseph,  depuis  l'habituelle  résignation  aveclaquelle 
il  avait  accepté  l'avènement  de  la  Prusse  et  son  alliance, 
avait-il  conçu  d'autres  ambitions  que  celle  de  demeurer  fidèle 
à  ce  compromis?  Privé  de  ce  ressort  de  volonté  et  d'intelli- 
gence qui  produit  les  grandes  actions,  il  n'en  nourrissait 
personnellement  aucune  avec  le  ferme  dessein  de  l'atteindre. 
Pendant  des  années,  l'aventure  éternellement  menaçante  des 
Balkans  l'irritait,  sans  le  préparer  à  des  décisions  vigou- 
reuses. Il  en  parlait,  il  s'emportait,  puis  en  fin  de  compte  il 
préférait  le  statu  quo  et  s'en  rapportait  au  hasard  dont  il  atten- 
dait toujours  plus  que  de  son  initiative  propre.  C'était  fuir  les 
responsabilités  et  espérer  l'imprévu.  Au  fond  de  son  cœur, 
tout  imprégné  des  traditions  de  sa  Maison,  il  n'a  pas  oublié 
que  celle-ci  a  été  durant  des  siècles  la  protectrice  naturelle 
et  ethnographique  des  pays  de  l'Allemagne  du  Sud.  Il 
apporte  dans  ce  souvenir  la  même  impuissance  de  revendi- 
cation sérieuse  et  sans  nourrir,  à  l'égard  d'un  retour  à  l'an- 
cienne confédération,  un  espoir  illusoire,  il  y  pensait  souvent, 
sans  d'ailleurs  jamais  rien  tenter  pour  le  réaliser.  Il  savait 
parfaitement  que  la  Prusse  a  fait  l'impossible  pour  élever  l'es- 
prit de  la  nouvelle  Allemagne  dans  le  mépris  des  Habsbourg 
et  des  Autrichiens,  dont  elle  soulignait  à  tous  propos  les 
défaites,  la  négligence  et  la  sottise.  C'était  une  œuvre  sournoise 
et  savante  sous  le  couvert  d'une  amitié  extérieure  qu'elle  fai- 
sait sentir  comme  une  grâce,  et  d'une  aide  matérielle  qu'elle 
faisait  sentir  comme  une  massue.  Tout  ce  que  cette  situation 
comportait  d'équivoque,  l'empereur  l'acceptait  en  apparence 
et  nous  pouvons  avoir  la  certitude  que  son  optimisme  lui 
promettait  néanmoins  un  heureux  imprévu  qui  pouvait  lui 
venir  même  d'une  défaite  de  son  alliée  la  Prusse. 

Dans  les  conversations  avec  dps  personnes  qui  jouissaient 
de  sa  confiance,  l'empereur,  sceptique,  parlait  sans  haine,  sans 
récrimination  de  cette  alliée,  mais  souvent  avec  le  souvenir 
d'un  temps  où  le  Sud  de  l'Allemagne  était  encore  sous  le 
charme  de  sa  Maison'et  d'une  situation  qui  lui  paraissait  tout 
de  même  plus  conforme  aux  lois  de  groupements  naturels. 
Ainsi,  au  moment  'de  l'époque  troublée  d'Agadir,  oii  l'Aile- 


QtJELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS- JOSEPH  l."3 

magne  pour  la  seconde  fois  avait  appuyé  ses  prétentions  avec 
une  singulière  brutalité,  François-Joseph  avait  abordé  un  jour 
à  Schœnbrunn  la  brûlante  question  d'une  guerre  avec  la 
France,  et  le  comte  de  H...  au  cours  d'un  dîner,  me  com- 
muniqua à  ce  sujet,  à    Rome,  ces   curieuses  paroles  impé- 

iales  : 

«  Je  crois  l'Allemagne  du  Nord  dans  son  état  actuel  tout  à 
lait  invulnérable  à  l'est  et  à  l'ouest.  Il  n'en  est  peut-être  pas 
vie  même  du  sud  que  la  Prusse  ne  se  chargera  pas  de  défendre 
avec  la  même  énergie  que  ses  propres  frontières.  Il  en  résultera 
peut-être  un  état  de  choses  nouveau  qui,  pour  pénible  qu'il 
-oit,  pourra  amener  plus  tard  une  orientation  qui  ne  sera 
plus  la  Vernunjlheirath  (mariage  de  raison).  C'est  que  les 
États  du  Sud,  nos  vieux  compagnons  d'armes,  ont  toujours 
fait  à  la  Prusse  l'effet  de  parents  pauvres,  appelés  à  partici- 
per à  la  maison  de  commerce  en  apportant  leurs  économies. 
Qu'il  arrive  une  crise,  le  plus  fort  retombera  sur  ses  pieds, 
mais  l'autre  aura  tout  perdu. i» 

Puis,  trouvant  que  sa  comparaison  ne  rendait  pas  entiè- 
rement sa  pensée,  il  en  chercha  une  autre,  puisée  dans  les 
mœurs  du  peuple  autrichien,  et  il  avait  ajouté  : 

«  V03  ez-vous,  pour  le  Nord,  les  Allemands  du  Sud  n'ont 
jamais  été  au  fond  que  des  «  Schùtzenfreunde  »  (des  amis  qui 
se  réunissent  aux  fêtes  de  tir)  mais,  pour  nous,  c'étaient  des 
«  Kegdfreunde  »  (des  amis  de  jeu  de  quilles).  On  a  essayé 
de  renverser  ces  rôles,  mais  le  Passé  avait  raison.  » 

Pour  comprendre  le  caractère  de  ces  exemples,  il  faut  con- 
naître les  particularités  de  ces  sports  en  Autriche.  Les 
Schiitzenfreunde  sont  des  gens  que  les  grandes  circonstances 
des  fêtes  annuelles  ont  réunis,  où  l'on  chante,  boit  et  tire 
ensemble  sans  être  véritablement  lié  d'amitié,  tandis  que,  par 
les  Kegelfreunde  François-Joseph  avait  désigné  la  réunion 
intime  et  cordiale  des  gens  du  même  village  faits  pour  vivre 
et  pour  vieillir  ensemble. 

Un  jour,  au  retour  d'un  séjour  à  Carlsbad,  c'était,  si  mes  sou- 
venirs sont  exacts,  en  1888,  je  tombai  à  Stuttgard  dans  la 
grande  fête  internationale  qui  avait  amené  en  cette  ville 
plus  de  vingt  mille  tireurs.  François-Joseph  s'y  intéressait 
personnellement,  en  raison  de  la  participation  nombreuse  de 


l[')\  LA    REVUE    DE    PARIS 

ses  meilleurs  fusils.  Un  immense  cortège  devant  défiler  dans 
la  ville,  je  louai  une  fenêtre  chez  un  particulier  et,  durant  des 
heures,  je  vis  se  dérouler  la  fête  dans  le  claquement  des  grands 
drapeaux  et  l'encens  de  résine  que  dégageaient  sous  le  soleil 
ardent  les  arcs  de  triomphe,  ornés  de  branches  de  sapins 
fraîchement  coupées.  Si  un  étranger,  complètement  ignorant 
des  races  germaniques  eût  voulu,  à  cette  place,  recevoir  un 
enseignement  plastique  de  leur  caractère,  il  eût  reçu  à  cette 
fenêtre  la  démonstration  la  plus  précise  d'une  incompati- 
bilité inguérissable.  Les  sociétés  du  nord  passaient  dans  un 
silence  réfrigérant,  en  masses  compactes  comme  des  murs, 
au  pas  de  parade  prussien,  présomptueux  et  outrecuidant. 
En  pleine  canicule,  sous  le  soleil  implacable,  ils  portaient  des 
chapeaux  hauts  de  forme  et  des  redingotes  noires  !  Ces  milliers 
d'hommes  funèbres,  solennels  et  raides,  jetaient  une  note 
étrange,  d'une  extraordinaire  sécheresse  dans  le  remous  joyeux 
de  cette  fête  pacifique.  Je  me  souviens  encore  de  ce  défilé  des 
sociétés  de  Cologne,  des  villes  industrielles  du  Rhin  —  et  du 
malaise  qu'il  avait  produit  en  moi. 

Mais  soudain  au  loin  d'immenses  clameurs  soulevaient  les 
populations.  De  toutes  les  fenêtres  fleuries,  de  tous  les  balcons, 
du  haut  des  toits,  des  cris  couraient,  frénétiques.  On  agitait 
des  mouchoirs,  on  jetait  des  fleurs  et  des  rubans  :  «  Les  Autri- 
chiens !  criait-on,  voici  les  Autrichiens  !  »  Ce  fut  du  délire 
lorsque  parurent  les  Tyroliens.  Des  bandes  joyeuses  en  désordre, 
pittoresques  et  colorées,  les  visages  martiaux,  les  yeux  clairs 
pétiOants  de  malice  et  d'audace,  jetaient  leurs  chapeaux 
en  l'air  en  lançant  des  trilles  de  montagne.  Je  verrai  toujours 
un  immense  gaiflard  noueux  comme  un  chêne,  qui  agitait  un 
étendard.  Il  semblait,  avec  sa  face  rude  et  tannée  et  sa  longue 
moustache,  la  personnification  du  Lansquenet  du  Saint- 
Empire  romain,  éternisé  par  Albert  Durer.  Cette  manière  de 
lièvre  qui  s'était  communiquée  à  cette  cité  à  la  vue  des  Autri- 
chiens, après  le  glacial  accueil  des  gens  du  Nord,  m'avait 
montré  comme  un  soudain  réveil  de  leur  sang  particularistc 
—  vite  étouffé  sous  la  pression  prussienne.  Mais  j'avais  réelle- 
mentassisté  à  une  rapide  fusion  ^de  ces  éléments  d'autre- 
fois. 

Ces  indications,  plus  que  jamais  aujourd'hui,  ont  leur  valeur 


QUELQUES    SOUVENIRS    SUR    FRANÇOIS-JOSEPH  135 

et  méritent  sans  doute  une  attention  supérieure  à  celle  qu'on 
donne  à  un  fait-divers  rétrospectif.  Par  un  attaché  d'ambas- 
sade qui  quelques  jours  après  se  retrouva  à  Ischl  avec  François- 
Joseph,  j'appris  qu'il  s'était  montré  très  touché  de  l'accueil 
que  ses  tireurs  avaient  reçu  et  il  avait  dit  :  «  wo  das  Jodeln 
aufhôrt,  da  hôrt  eben  aiich  das  wahre  Diutschland  auf  »  (que 
voulez-vous  !  Où  l'on  cesse  de  chanter  la  «  Tyrolienne  »  cesse 
aussi  la  vraie  Allemagne). 

Ces  mots  qui  dépeignent  tout  entier  le  vieux  monarque 
prennent  une  singulière  importance  au  jour  présent  où  cet 
empire  va  vers  d'autres  destinées,  et  si  nul  ne  peut  peser 
'avenir,  ni  se  hasarder  sans  ridicule  au  jeu  des  hypothèses, 
il  est  néanmoins  permis  de  dire  que  les  vieux  groupements  des 
fédérations  du  Sud  avec  Vienne  et  du  Nord  avec   Berlin, 
avaient  apporté  à  l'Europe  des  garanties  de  paix  plus  solides, 
eur  reconstitution  affaiblirait  pour  longtemps  la  virulence 
e  l'hégémonie  prussienne.  Avec  une  habileté  consommée, 
elle-ci  a  attiré  à  elle  par  la  force  les  ressources,  les  servilités 
t  les  ambitions  purement  matérielles  des  pays  du  Sud,  jadis 
i  profondément  pacifiques.  Elle  a  déplacé  l'axe  même  des 
peuples  germaniques  en  érigeant  au  nord  un  centre  artificiel 
dépoun'u  des  bases  nécessaires  à  la  véritable  homogénéité 
des  races.  Le  vieux  François-Joseph  fut  le  nonchalant  auxi- 
liaire, tantôt  volontaire,  tantôt  involontaire,  d'une  influence 
qui  a  fini  par  grandir  jusqu'à  devenir  un  grand  crime  contre 
la  civilisation. 

Monarque  médiocre  dans  un  empire  affaibli  par  les  défaites, 
par  les  discordes  et  les  habitudes  de  jouissances  qui  primèrent 
tout  dans  la  vie  intime  et  nationale,  il  est  le  riche  héritier 
qui  s'ensevelit  lentement  sous  les  ruines  de  sa  maison  mal  admi- 
nistrée. 

Avant  la  guerre  de  1914,  François-Joseph  était  certainement 
moins  parfait  qu'on  le  disait.  Mais  sans  doute  est-il  devenu 
depuis  un  peu  plus  noir  qu'il  n'est.  Car  dans  l'éternelle  fluc- 
tuation des  événements,  l'opinion  ne  peut  juger  qu'avec  ses 
nerfs  et  avec  ses  moyens  d'information.  C'est  là  une  base  bien 
fragile  et  bien  incomplète  pour  une  telle  complexité. 

Victime  complaisante  d'un  voisinage  dont  l'impérieuse 
autorité  l'acculait  sans  cesse  à  la  cruelle  alternative  «  de  se 


136  LA    REVUE    DE    PARIS 

soumettre  ou  de  se  démettre  »,  l'empereur  d'Autriche  subis- 
sait plus  qu'il  n'aimait  une  amitié  intéressée,  hautaine  et 
dangereuse  et,  héritier  d'une  agglomération  de  races  que  les 
siècles  avaient  maintenu  déjà  par  miracle  jusqu'à  ce  jour,  il 
sera  jugé  à  la  fois  sur  la  tragédie  de  l'heure  présente  et  sur  la 
fatalité  de  son  destin  à  la  hauteur  duquel  il  n'aura  jamais 
été. 

F  E  R  1  )  I  X  A  N  D     B  A  C 


LA  MOBILISATION  CIVILE 
DE  LA  RUSSIE 


a  Tous  et  tout  pour  l'armée!  »  Tel  est  le  cri  qui  retentit 
à  travers  la  Russie  depuis  que  ses  troupes  ont  commencé  à 
évacuer  la  Galicie, 

Ce  n'est  pas,  en  effet,  par  un  fléchissement  de  foi  ni  par  un 
mouvement  de  désespoir,  c'est  au  contraire  par  un  sursaut 
d'énergie  et  de  volonté  que  les  Russes  accueillirent  les  tristes 
nouvelles  de  l'abandon  de  Przemysl  et  de  Lemberg.  Notre 
armée,  disent-ils,  a  prouvé  sa  vaillance  en  soutenant  durant 
de  longs  mois  une  lutte  gigantesque;  elle  reste  intacte,  malgré 
la  retraite;  en  se  repliant,  elle  continue  de  combattre,  infligeant 
à  l'ennemi  des  pertes  effroyables.  Pourquoi  donc  désespérer? 
Si  l'armée  doit  reculer,  c'est  parce  qu'elle  manque  de  muni- 
tions, que  son  outillage  de  guerre  est  insuffisant,  que  son  élan 
se  brise  contre  -le  formidable  matériel  allemand. 

Mais  le  pays  a-t-il  fait  tout  son  devoir  pour  donner  à  l'armée 
ce  dont  elle  a  besoin,  l'assister  de  tout  son  effort  industriel,  la 
seconder  de  toutes  ses  forces  productrices,  techniques,  intel- 
lectuelles? A  lui  de  s'organiser,  de  se- mobiliser  à  l'arrière  de 
l'armée. 

Tout  le  monde  en  a  compris  la  nécessité.  Aussi,  depuis  le 
mouvement  de  retraite  de  l'armée  russe,  assistons-nous  en 


138  LA     UEVUE     DE     PARIS 

Russie  à  un  mouvement  de  mobilisation  civile  du  pays,  mou- 
vement spontané  et  considérable  qui  entraîne  toutes  les 
classes,  unit  toutes  les  énergies  dans  le  désir  commun  de 
vaincre. 

Dans  les  brèves  notes  qui  suivent,  nous  tâcherons  de  faire 
connaître  ce  mouvement,  qui  donnera  d'abord  à  la  Russie- 
plus  de  force  dans  la  guerre  actuelle,  et  qui,  de  plus,  la  pré- 
parera, par  un  profond  renouvellement  de  la  vie  nationale, 
à  un  avenir  de  paix  et  de  prospérité. 

* 
*  * 

Dès  le  début  des  hostilités  surgirent  en  Russie  deux  grandes 
organisations  dont  l'apparition  attestait  la  popularité  de  la 
guerre  et  l'union  du  pays  dans  la  volonté  de  vaincre:  l'Union 
des  villes  (ou  municipalités)  et  l'Union  des  zemstvos. 

On  ignore  à  peu  près,  dans  les  pays  d'Occident,  l'institu- 
tion des  zemstvos  qui  est  tout  à  fait  particulière  à  la  Russie. 
Ils  assurent  le  selfgovernment  de  la  Russie  agricole,  et  on 
a  parfaitement  raison  de  les  appeler  les  conseils  de  la  terre 
russe  ^  L'administration  municipale  n'existe  en  Russie  que 
dans  les  villes  d'une  certaine  importance,  plus  ou  moins  déve- 
loppées industriellement.  Les  communes,  c'est-à-dire  toute  la 
Russie,  sont  administrées  par  les  zemstvos,  qui,  bien  qu'élus 
au  suffrage  restreint  et  n'ayant  pas  toute  l'indépendance  dési- 
rable, ont  néanmoins  un  champ  d'action  assez  considérable, 
puisque  l'instruction  etla  santé  publiques,  l'entretien  des  routes 
communales  et  départementales,  l'approvisionnement,  etc., 
sont  de  leur  compétence.  Les  zemstvos  sont  organisés  par 
districts;  de  plus  dans  chaque  province  ou  département, 
pour  les  affaires  d'intérêt  général  existe  une  assemblée  com- 
mune où  sont  représentés  les  zemstvos  de  tous  les  districts. 
Ainsi,  s'il  faut  les  comparer  aux  institutions  françaises,  les 
zemstvos  sont  à  la  fois  les  conseils  municipaux  des  com- 
munes, les  conseils  d'arrondissement  et  les  conseils  généraux. 

Depuis  leur  création  par  Alexandre  II,  les  zemstvos  eurent 
une  tendance  très  naturelle  à  élargir  leur  activité,  et  à  obtenir 

1.  I.e  nom  de  zemstvos  provient  d'ailleurs  du  mot  «  zemlia  »,  qui  veut  dire 
terre. 


LA     MOBILISATION     CIVILE     DE     LA     RUSSIE  139 

plus  d'indépendance.  D'où  une  lutte  entre  eux  et  le  gouver- 
nement, qui  s'efforçait  de  les  tenir  soumis  au  pouvoir  central. 
Se  méfiant  de  ce  qu'on  appelait  leurs  tendances  constitution- 
nelles, le  gouvernement  russe  s'est  gardé  d'avoir  recours  à  eux, 
même  dans  des  moments  critiques,  comme  la  guerre  russo- 
japonaise,  où  ils  auraient  pu  rendre  des  services  inappréciables 
à  l'approvisionnement  et  au  service  sanitaire  de  l'armée. 

C'est  précisément  pendant  la  guerre  russo-japonaise,  peu 
populaire  en  Russie,  que  la  lutte  entre  les  zemstvos,  ces 
foyers  du  libéralisme,  et  le  gouvernement  atteignit  son  maxi- 
mum d'intensité.  C'est  une  assemblée  des  représentants  des 
zemstvos,  non  autorisée,  mais  siégeant  ouvertement,  qui  vers 
la  fin  de  1904  formula  la  première  un  programme  nettement 
constitutionnel,  donnant  ainsi  un  essor  considérable  au  mou- 
vement qui  devait  aboutir  à  la  convocation  du  Parlement 
russe  —  de  la  Douma  de  l'Empire. 

Dans  la  guerre  actuelle,  guerre  essentiellement  nationale,  les 
zemstvos  obtinrent  l'autorisation  de  former  une  Union  pour 
venir  en  aide  aux  soldats  et  à  leurs  familles.  Le  gouverne- 
ment permit  également  aux  municipalités  des  villes  de  former 
une  autre  Union  dans  le  même  but.  La  Russie  s'est  ainsi 
trouvée  dotée  de  deux  organisations  puissantes,  capables  de 
grouper,  en  dehors  de  l'administration,  toutes  les  initiatives 
privées,  et  qui,  secondant  le  gouvernement,  la  Croix-Rouge 
et  même  l'intendance,  ont  rendu  de  précieux  services  à  la 
défense  nationale.  Grâce  à  ces  organisations,  qui  émanent  plus 
ou  moins  directement  du  peuple,  le  pays  entier  se  trouve  en 
quelque  sorte  à  l'arrière  de  l'armée,  pour  en  améliorer  la 
nourriture,  l'habillement  et  surtout  pour  évacuer  les  innom- 
brables blessés,  les  soigner  dans  les  ambulances  et  hôpitaux, 
les  faire  rentrer  dans  leurs  foyers. 

Chaque  zemstvo,  comme  chaque  municipalité,  fait  son 
devoir  sur  place,  son  devoir  pour  ainsi  dire  local,  mais  en 
même  temps,  par  leurs  Unions,  ils  s'entr'aident  et  agissent  en 
commun. 

C'est  par  ce  concours  que  dans  la  guerre  actuelle  le  service 
sanitaire  russe  est  vraiment  à  la  hauteur  de  sa  lourde  tâche, 
tâche  d'autant  plus  ardue  que  le  front  russe  est  très  mou- 
vant, faisant  des  bonds  considérables  en  avant  et  en  arrière. 


140  I.A     REVUE     DE     PARIS 

contrairemeiiL  à  ce  qui  se  passe  sur  le  front  occidental.  Durant 
seulement  les  deux  premiers  mois  de  la  guerre,  l'Union  des 
zemstvos,  à  elle  seule,  a  installé  150  000  lits,  les  échelonnant 
à  travers  le  pays  de  manière  à  pouvoir  évacuer  les  blessés 
et  les  malades,  selon  leur  état  et  les  circonstances,  plus 
près  ou  plus  loin  du  théâtre  des  opérations. 

Les  zemstvos  et  les  villes  ont  enrôlé  toute  la  jeunesse  uni- 
versitaire russe,  hommes  et  femmes;  ils  ont  véritablement 
levé  toute  une  armée  de  médecins,  d'infirmiers  et  infirmières, 
de  brancardiers,  de  techniciens.  Il  n'y  a  pas  actuellement  en 
Russie  de  ville,  si  humble  soit-elle,  qui  n'ait  son  hôpital  ou  son 
ambulance,  organisé  par  les  zemstvos  ou  les  municipalités  ou 
placé  sous  leurs  auspices  ;  car  beaucoup  de  sociétés  ou  de 
particuliers  qui  créèrent  de  leurs  propres  moyens  des  hôpitaux, 
ambulances  ou  postes  de  ravitaillement,  les  mirent  sous  le 
contrôle  des  zemstvos  et  des  villes. 

Au  front  même,  les  villes  et  particulièrement  les  zemstvos 
ont  de  multiples  formations  sanitaires  qui  accomplissent  le 
travail  le  plus  pénible  et  le  plus  dangereux.  C'est  sur  le  champ 
de  bataille  même  qu'ils  vont  au  secours  de  la  vaillante  armée 
qui  depuis  un  an  combat  héroïquement  et  sans  trêve.  Nom- 
breux sont  ceux,  hommes  et  femmes,  qui,  faisant  le  service 
des  zemstvos,  furent  tués,  blessés  ou  faits  prisonniers. 

Les  zemstvos  et  les  villes  ont  aussi  au  front  des  postes  de 
ravitaillement  d'où  des  serviteurs  zélés,  appartenant  à  toutes 
les  classes  de  la  société  russe,  portent  aux  soldats  jusque 
dans  les  tranchées  la  tasse  de  thé  dont  aucun  Russe  ne  peut 
se  passer.  Dans  les  villes  voisines- du  front,  les  deux  Unions 
ont  installé  des  dépôts  de  produits  pharmaceutiques,  d'ins- 
truments de  chirurgie,  de  vêtements,  de  linge.  Pendant  l'hiver 
elles  ont  fait  travailler  tout  le  pays  pour  assurer  aux  soldats 
des  vêtements  chauds.  Elles  ont  installé,  en  peu  de  temps, 
des  usines  pharmaceutiques  pour  fabriquer  des  produits  que 
la  Russie  recevait  auparavant  de  l'étranger  et  parliculièret 
ment  de  l'Allemagne.  Elles  ont  constitué  des  commissions 
savantes  pour  rechercher  les  moyens  de  fabriquer  en  Russie 
même  certains  produits  chimiques  indispensables  à  l'armée, 
ou  pour  trouver  les  moyens  de  combattre  elTicacement  les  gaz 
asphyxiants  allemands.  Elles  ont  aménagé  de  multiples  trains 


LA     MOBILISATION     CIVILE     DE     LA     RUSSIE  141 

sanitaires,  avec  lits,  cuisine,  salle  d'opération,  salle  de  panse- 
ment, et  un  personnel  de  choix.  Elles  ont  organisé  des  trains- 
bains  où  les  soldats  trouvent   du  linge  propre  de  rechange. 

Les  zemstvos  ont  aussi  créé  des  sections  techniques  «  volan- 
tes »,  qui  se  transportent  très  facilement  et,  installent,  selon 
les  besoins,  des  cuisines,  des  bains,  des  réfectoires,  des  lavoirs, 
des  postes  de  secours.  Les  deux  Unions,  dans  leurs  formations 
sanitaires,  ont  des  sections  auxqualles  on  a  également  donné 
le  nom  de  «  volantes  )\{letoiitzki)  parce  qu'elles  font  le  ser- 
vice sanitaire  dans  les  positions  de  première  ligne  et  donnent 
Jes  premiers  secours  aux  blessés  sur  le  champ  de  bataille  ^ 

Plus   d'une  fois  les  Unions  ont  organisé  des  quêtes   pour 

învoj'er  aux  soldats  des  paquets  individuels  contenant  tabac, 

victuailles,  linge,  papier  à  lettres,  envois  bienfaisants  si  l'on 

)ense  à  l'isolement  du  soldat  russe  qui  ne  reçoit  pas  aisé- 

lent  comme  ses  camarades  français  ou  anglais,  des  paquets 

ou  de  l'argent  de  sa  famille. 

Les  zemstvos  et  les  villes  ont  aussi  fait  beaucoup  pour 
l'évacuation  et  l'assistance  des  réfugiés.  Il  faut  encore  men- 
tionner la  lutte  des  zemstvos  contre  la  propagation  des  mala- 
dies épidémiques,  conséquence  habituelle  de  la  guerre. 

Aussi  les  services  des  zemstvos  et  des  villes  sont-ils  haute- 
ment appréciés  par  tous,  comme  le  prouvent  les  félicitations 
des  commandants  des  armées,  du  généralissime  russe,  le  grand 
duc  Nicolas  Nicolaïevitsch,  et  du  tsar  Nicolas.  Le  gouverne- 
ment a  même  contribué  à  développer  leur  action  en  alimen- 
tant largement  leurs  caisses,  car  leurs  propres  ressources  ne 
leur  auraient  pas  suffi  pour  donner  une  telle  extension  à  leurs 
œuvres  -. 

1 .  Une  (Us  rccenles  formations  sanitaires  de  l'I 'nion  des  villes,  celle  de  Tomsk, 
partie  au  front  au  mois  de  juin,  avait  un  personnel  de  5  médecins,  1  dentiste. 
22  infirmières,  10  infirmiers,  145  sanitaires,  plusieurs  tailleurs,  cordonniers,  serru- 
riers, menuisiers.  Elle  emportait,  en  outre,  des  médicaments,  instruments,  provi- 
sions, etc.,  tout  le  matériel  nécessaire  pour  l'installation  d'un  établissement  de 
bain  pouvant  servir  à  1  500  hommes  en  vingt-quatre  heures  et  un  poste  de  ravi- 
taillement pouvant  fournir  3  000  repas  par  jour.  La  formation  avait  en  outre 
plusieurs  «  letoutzki  »  devant  faire  le  service  dans  les  positions  de  première  ligne. 
Enfin,  plusieurs  chimistes  y  étaient  attachés  pour  étudier  sur  place  les  moyens 
de  combattre  les  gaz  asphyxiants  allemands. 

2.  Selon  le  dernier  rapport  de  la  direction  du  Service  sanitaire  et  d'évacua- 
tion, il  y  avait  en  Russie,  durant  les  mois  janvier-juin,  au  moins  180  000  lits 


142  LA     KEVUE     DK     PARIS 

Mais  le  gouvernement  a  trouvé  aussi  le  moyen  de  réaliser 
des  économies  considérables  en  s'adressant  aux  zemstvos 
pour  l'approvisionnement  de  l'armée  et  en  évitant  ainsi  les 
fournisseurs  intermédiaires,  car  les  zemstvos  achètent  hlé, 
fourrage,  chevaux  sur  place,  et  ne  cherchent,  bien  entendu, 
à  faire  aucun  bénéfice.  Ils  sont  les  fournisseurs  les  plu 
consciencieux  et  les  plus  désintéressés  de  l'État. 

* 

*  * 

Quand  vinrent  les  heures  d'épreuves,  le  pays  vit  dans 
l'action  des  zemstvos  et  des  villes  un  admirable  exemple  à 
suivre  et  à  généraliser  pour  satisfaire  à  tous  les  besoins  de 
l'armée. 

Le  devoir  du  pays  envers  l'armée  était  clair,  impérieux  : 
lui  fournir  en  grande  quantité,  sans  arrêt  et  toujours  en  plus 
grand  nombre,  des  canons,  des  fusils,  des  munitions.  Le  tsar 
constitua  donc,  sous  la  présidence  du  ministre  de  la  guerre,  un 
conseil  supérieur  des  munitions  où  furent  invités  quatre 
membres  du  Conseil  d'État  et  quatre  membres  de  la  Douma, 
parmi  lesquels  son  président,  M.  Rodzianko  ^  Pour  la  pre- 
mière fois  depuis  la  guerre,  le  gouvernement  appela  ainsi 
des  représentants  du  pays  à  collaborer  à  la  direction  de  la 
défense  nationale. 

C'était  la  première  innovation  que  le  gouvernement,  cédant 
aussi  bien  à  la  force  des  choses  qu'à  l'opinion  publique,  appor- 
tait à  l'organisation  de  la  guerre.  D'autres  devaient  suivre, 
comme  les  remaniements  dans  le  ministère-  et  la  convocation 

disponibles  et  qui  restaient  libres  même  au  moment  des  batailles  les  plus  achar- 
nées de  Galicie  et  de  Pologne.  —  Sur  le  nombre  des  établissements  sanitaires, 
un  tiers  avait  été  installé  et  organisé  par  les  soins  du  gouvernement  et  deu; 
tiers  par  la  Croix-Rouge,  les  zemstvos,  les  municipalités  et  des  particuliers. 
Le  gouvernement,  pendant  les  six  premiers  mois  de  1915,  avait  subventionné 
les  organisations  pour  les  sommes  suivantes  :  à  la  Croix-Rouge,  28  167  736  ;  à 
l'Union  des  zemstvos,  71  305  050  ;  à  l'Union  des  villes,  28  158  448  ;  à  certains 
Zîmstvos,  7  406  000  ;  à  la  municipalité  de  Pétrograd,  9  500  000  ;  à  celle  de  Mos- 
cou, 13  656  000  roubles. 

) .  L'initiative  de  la  création  de  ce  conseil  appartient  à  M.  Rodzianko,  ce  qui 
explique  les  bruits  qui  lui  en  attribuaient  la  présidence. 

2.  Sans  compter  la  nomination  du  comte2Ignatieff  à  la  direction  du  minis- 
tère de  l'Instruction  publique,  en  remplacement  de  M.  Kasso,  décédé,  ont  été 


I 


LA     MOBILISATION     CIVILE     DE    LA     KUSSIE  143 

e  la  Douma,  appelée  cette  fois  non  plus  à  siéger  quelques  jours 
ur  entendre  des  déclarations  officielles  et  voter  le  budget, 
mais  à  travailler  efficacement  à  l'œuvre  nationale. 

Les  actes  du  gouvernement  furent  accomplis  quand  le  pays 
était  déjà  en  mouvement  pour  se  masser  à  l'arrière  de  l'armée, 
quand  avait  déjà  retenti  le  cri  :  «  Tous  pour  la  guerre!  » 

Dans  son  mémorable  rescrit  du  14-27  juin,  le  tsar,  ordon- 
nant la  convocation  du  Parlement,  attestait  déjà  la  grandeur 
du  mouvement  : 

De  tous  les  côtés  du  pays  natal,  je  reçois  des  appels  témoignant  une 

Ijrte  volonté  de  tous  les  Russes  de  consacrer  leurs  forces  à  l'œuvre 
e  l'approvisionnement  de  l'armée.  Je  puise  dans  cette  unanimité 
ationale  l'assurance  inébranlable  d'un  avenir  radieux. 
La  guerre  prolongée  demande  des  efforts  toujours  nouveaux;  mais 
iirmontant  les  difficultés  croissantes  et  parant  aux  vicissitudes 
inévitables  de  la  guerre,  nous  raffermissons  et  trempons  dans  nos 
cœurs  la  résolution  de  mener  la  lutte,  avec  l'aide  de  Dieu,  jusqu'au 
triomphe  complet  des  armées  russes. 

L'ennemi  devra  être  abattu,  sans  quoi  la  paix  est  impossible.  Avec 
une  foi  ferme  dans  les  inépuisables  forces  de  la  Russie,  j'attends 
que  les  institutions  gouvernementales  et  publiques  i,  l'industrie  russe 
et  tous  les  fidèles  fils  de  la  patrie,  sans  distinction  de  tendance  ni  de 
classe,  travaillent  solidairement  et  unanimement  pour  satisfaire  les 
besoins  de  l'armée.  C'est  ce  problème  unique  et  désormais  national 
qui  doit  attirer  toutes  les  pensées  de  la  Russie  unie  et  invincible  dans 
son  unité  -'. 

La  première  grande  manifestation  de  ce  mouvement  est  le 
congrès  des  industriels,  qui  s'est  réuni  vers  la  fin  du  mois  de 

remplacés  en  peu  de  temps  :  le  général  Soukhomlinoiï  par  le  général  Polivanoff, 
au  ministère  de  la  Guerre  ;  M.  Maklakoff  par  M.  Stzerbatoff,  au  ministère  de 
l'Intérieur  ;  M.  Stcglovitoff  par  M.  Khvostofï,  au  ministère  de  la  Justice  ;  M.  Sabler 
par  M.  Samarine,  à  la  direction  des  Cultes  (Saint-Synode).  Nous  n'avons  pas  à 
apprécier  ici  ces  changements  dans  le  cabinet  de  Pétrograd,  mais  il  est  de  toute 
évidence  qu'ils  ont  été  faits  avec  l'intention  d'un  rapprochement  entre  le  gou- 
vernement et  la  Douma.  En  ce  qui  concerne  la  nomination  du  général  Polivanoff, 
qui  est  le  grand  réformateur  de  l'artillerie  russe,  elle  a  été  dictée  en  outre  par  des 
considérations  sans  doute  plus  strictement  militaires. 

T.  Le  mot  publiques  qui  est  dans  la  traduction  offlcielle  du  rescrit  est  plutôt 
mal  choisi  pour  définir  les  obszzslvennya  outzrejdenia  dont  parle  le  tsar  pour 
désigner  les  institutions  du  pays,  comme  les  zemstvos  et  les  municipalités. 

2.  A  remarquer  que  la  date  du  rescrit  est  celle  de  la  mémorable  réunion  de 
tous  les  ministres,  sous  la  présidence  du  tsar,  au  grand  quartier  général  des 
armées. 


I  1   1  I.A     llEVUE     DE     PARIS 

mai  à  Pétrograd.  Dès  l'ouverture  du  congrès,  son  président, 
le  grand  industriel  M.  AvdakofT,  et  l'adjoint  du  ministre 
du  Commerce  et  de  l'Industrie,  M.  Veselavo,  parlèrent  de  la 
nécessité  d'intensifier  l'industrie  russe,  de  la  mettre  toute 
entière  au  service  de  l'armée.  «  Il  faut,  déclara  le  représen- 
tant du  gouvernement,  M.  Veselavo,  que  tous,  industriel 
ouvriers,  techniciens,  savants,  s'unissent  pour  venir  en  aide 
à  l'armée  combattante.  »  Les  orateurs  suivants,  alïirmant  le 
grand  devoir  que  la  situation  imposait  à  tous,  parlèrent  des 
différentes  mesures  à  prendre  et  surtout  de  la  convocation  de 
la  Douma. 

Mais  le  congrès  n'a  pris  toute  sa  portée  qu'avec  l'arrivée 
du  délégué  de  Moscou,  M.  Riabouchinsky,  qui  venait  du 
théâtre  des  opérations  ;  dans  un  discours  vibrant  et  fort,  il  dit 
ses  impressions  du  front,  parla  ouvertement  des  erreurs 
sinon  des  fautes  commises,  engagea  le  congrès  à  entrer  immé- 
diatement dans  la  voie  des  réalisations  pratiques. 

Nous  ne  pouvons  plus  nous  occuper  de  nos  affaires  de  tous  les 
jours,  —  dit  M.  Riabouchinsky.  Tous,  dans  nos  usines  et  fabriques, 
nous  ne  devons  plus  penser  et  travailler  que  pour  abattre  l'ennemi. 
Nous  devons  tout  oublier  et  nous  unir  dans  le  seul  but  de  le  vaincre. 

II  ne  s'agit  plus  maintenant  de  parler  ;  il  faut  agir...  Vainqueurs,  nous 
pouvons  tout  espérer,  tout  atteindre...  Le  congrès  doit  donc  affirmer 
qu'il  faut,  malgré  toutes  les  difficultés,  continuer  la  guerre  jusqu'au 
dernier  souffie...  Nous  devons  coûte  que  coûte  obtenir  une  victoire, 
non  pas  indécise,  mais  définitive,  qui  nous  délivrera  pour  toujours  du 
danger  germanique. 

Le  président  de  la  Douma,  M.  Rodzianko,  invité  à  assister 
au  congrès  et  revenu,  lui  aussi,  d'un  voyage  au  front,  appuya 
encore  ce  langage  en  donnant  sa  devise  au  mouvement  qui 
allait  naître. 

Je  viens,  dit-il,  de  parcourir  des  milliers  de  kilomètres  au  front  et 
à  l'arrière,  je  viens  de  voir  nos  troupes  qui  ne  se  lassent  pas  de  com- 
battre, et  nos  jeunes  soldats  qui  s'instruisent  pour  prendre  la  place 
de  ceux  qui  tombent  au  champ  d'honneur.  Je  ne  trouve  pas  de 
paroles  suffisantes  pour  exprimer  toute  l'émotion  que  j'ai  éprouvée, 
toute  l'admiration  que  j'ai  ressentie  au  contact  des  uns  et  des  autres, 
également  prêts  à  faire  le  sacrifice  suprême  pour  la  patrie.  Mais  tous 
les  citoyens  russes  ont  un  devoir  immédiat  et  impérieux  :  nous  devons 
tous  assister  l'armée  et  travailler  sans  trêve  pour  elle,  pour  sa  victoire. 


V 

I 


LA     MOBILISATION     CIVILE     DE     LA     RUSSIE  x4o 

Désormais,  tous  les  citoyens  russes  ne  doivent  avoir  qu'un  mot  d'ordre  : 
Tour  et  tout  pour  l'armée  .'  Tout  doit  être  fait  pour  obtenir  la  victoire 
par  iunion  de  tous...  De  même  que  la  société  est  venue  en  aide  au  gou- 
vernement pour  assister  les  malades  et  les  blessés,  pour  assurer  l'ap- 
provisionnement de  l'armée,  de  même  le  pays  doit  s'organiser  pour 
procurer  à  l'armée  tout  ce  dont  elle  a  besoin  et  surtout  les  munitions. 
La  bureaucratie  plus  ou  moins  archaïque  ne  peut  pas  suffire  à  la  tâche... 
Il  faut  que  le  pays  intervienne  de  toute  sa  force  vitale... 

Le  congrès,  sans  longues  discussions  et  dans  une  véritable 
iiè\  re  de  travail,  prit  une  série  de  résolutions  inspirées  par  le 
désir  d'aboutir  immédiatement,  résolutions  que  le  pays  entier 
aj)prou\  a  avec  enthousiasme. 

Afin  de  diriger  toutes  les  forces  productives  de  la  Russie 
vers  l'organisation    du   travail   national   pour  la  guerre,   le 
ongrès  décida  : 

1°  d'organiser   dans   toutes   les    régions    industrielles   des 
omités  locaux  chargés  : 

a)  de  dresser  la  liste  des  entreprises  pouvant  être  utilisées 
pour  la  production  des  munitions  ; 

b)  d'élaborer  un  plan  de  travail  pour  chaque  entreprise 
et  de  déterminer  les  besoins  des  usines  et  des  fabriques  en 
matières  premières,  en  combustibles,  moyens  de  transport  et 
personnel  ; 

c)  de  coordonner  le  travail  des  usines  et  des  fabriques  dans 
chaque  région  ; 

2°  d'organiser  à  Pétrograd  un  comité  militaro-industriel 
central,  dont  l'action  doit  consister  à  coordonner  le  travail  des 
comités  régionaux  et  à  réaliser  une  collaboration  étroite  avec 
le  gouvernement.  Ce  comité  doit  comprendre,  outre  les  indus- 
triels désignés  par  le  congrès,  des  représentants  des  société^ 
savantes,  des  administrations  des  chemins  de  fer  et  des  com- 
pagnies de  navigation,  de  l'Union  des  zemstvos  et  de  celle 
de3  municipalités^ 

Le  gouvernement,  qui  voyait  ainsi  naître  une  formidable 
organisation,  résolue  moins  à  aider  l'administration  qu'à  la 
suppléer,  se  rendit  pourtant  à  l'évidence  :  le  tsar,  comme  le 
grand-duc  Nicolas,  félicitèrent  le  congrès  en  souhaitant  à  la 
nouvelle  organisation  d'aboutir  pleinement  dans  son  admi- 
rable initiative. 

1"  Septembre  1915.  10 


14G  I>A     lîEVUK     DE     PARIS 

Quelques  jours  plus  tard  commença  le  remaniement  du 
ministère  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Le  mouvement 
était  déclanché,  les  barrières  étaient  rompues. 


*  * 

Aussitôt  après  les  industriels,  l'Union  des  zemstvos  et 
l'Union  des  villes  réunirent  à  Moscou  ^  des  congrès  de  leurs 
représentants. 

Au  congrès  de  l'Union  des  zemstvos,  son  président,  le 
prince  Lvofï,  prononça  un  discours  retentissant  qui  posa  le 
problème  du  jour  dans  toute  son  ampleur  : 

II  ne  peut  plus  y  avoir  de  doute  actuellement,  déclara  le  prince 
Lvoff.  Le  problème  qui  se  pose  devant  la  Russie,  devant  nous  tous, 
ne  peut  pas  être  résolu  par  le  gouvernement  tout  seul.  C'est  un  pro- 
blènxe  national  dont  la  solution  exige  l'effort  du  pays  entier.  Les 
zemstvos  ne  peuvent  pas  rester  à  l'écart  de  la  grande  tâche  qui  s'im- 
pose... 

Jetons  un  regard  en  arrière.  Voyons  comment  la  guerre  a  élc 
naenée  pendant  les  dix  mois  écoulés.  Était-elle  faite  avec  toute  la 
tension  de  toutes  les  forces  nécessaires,  était-elle  faite  par  l'union 
de  tous?  Nous  devons  nous  rendre  compte  de  l'état  réel  des  choses, 
nous  devons  les  voir  telles  quelles,  sans  crainte  et  sans  vouloir  nous, 
dissimuler  aucunement  l'avenir.  Nous  connaissons  la  puissance  de 
notre  pays  et  nous  pouvons  garder  tout  notre  sang-froid,  quelque 
difficile  ou  dangereuse  que  soit  la  situation.  Mais  nous  ne  devons  pas 
avoir  d'illusions... 

Nous,  les  zemstvos,  nous  travaillons  partout  où  combat  notre 
armée,  assurant  le  service  de  l'évacuation  et  l'assistance  des  blessés 
et  des  malades.  Nous  avons  complètement  fusionne  avec  l'armée. 
Demandez  à  nos  délégués  aussi  bien  qu'aux  commandants  des  armées, 
et  tous  vous  l'affirmeront.  Il  faut  qu'ici,  à  l'intérieur^  de  l'Empire,  soit 
réalisée  la  même  union  que  sur  les  champs  de  bataille,  et  quand  cela 
sera  fait,  quand  l'armée  le  saura,  l'ennemi  sera  vaincu... 

Nous  pouvons  bien  dire  que  tous  les  services  auxquels  partici- 
pent les  forces  vives  du  pays,  le  service  sanitaire  comme  celui  de  l'ap- 
provisionnement, fonctionnent  bien  et  sont  complètement  assurés. 
Seuls  les  services  auxquels  les  organisations  du  pays  ne  furent  pas 
appelées  à  participer,  comme  le  ravitaillement  de  l'armée  en  muni- 
tions, le  transport  des  munitions,  l'approvisionnement  de  la  popula- 
tion à  l'intérieur  du  pays,  sont  défectueux.  Mais  je  suis  loin  d'en  déses- 

1.   Le  6/19  juin. 


I 


LA     MOBILISATION     CIVILK     DE    LA     RUSSIE  147 

pérer.  Dans  ce  fait  même  que  les  forces  du  pays  ne  sont  pas  encore 
absorbées,  je  vois  la  garantie  du  succès  final.  Nous  ne  sommes  pas. 
encore  mobilisés,  alors  que  nos  ennemis  épuisent  leurs  dernières  forces. 
Il  n'est  pas  encore  trop  tard  et  tant  qu'il  n'est  pas  trop  tard  nous, 
devons  nous  hâter  de  nous  mobiliser.  Toute  la  Russie  doit  devenir  une 
organisation  militaire.  Toute,  elle  doit  se  transformer  en  un  énormes 
arsenal  de  l'armée.  A  toute  demande,  à  toute  réclamation  de  son 
armée,  le  pays  doit  pouvoir  immédiatement  répondre  :  Présent  ! 

L'Union  des  zemstvos  ainsi  que  l'Union  des  villes,  qui  tint 
ses  assises  le  même  jour,  décidèrent  de  se  joindre  au  mouve- 
ment du  pays.  Les  deux  Unions  élurent  des  comités  chargés 
spécialement  de  rechercher  les  moyens  d'intensifier  la  pro- 
duction des  munitions  et  d'en,  organiser  la  fabrication  dans 
les  usines  et  les  ateliers  des  villes  et  des  villages  non  encore 
touchés  par  la  mobilisation  industrielle.  Elles  déléguèrent  des 
représentants  au  comité  central  des  industriels  et  se  mirent 
immédiatement  à  l'œuvre,  montrant  dans  la  nouvelle  tâche 
qu'elles  ont  assumée  la  même  initiative,  la  même  énergie,  le 
même  esprit  pratique  que  dans  leur  organisation  du  service 
médico-sanitaire. 

Vinrent  ensuite  le  congrès  des  chefs  de  tous  les  chemins  de 
fer  de  Russie,  le  congrès  des  kousiari  (petits  artisans  villageois) 
du  gouvernement  de  Moscou,  le  congrès  des  petits  indus- 
triels, le  congrès  des  écoles  techniques,  la  conférence  pour 
l'approvisionnement  de  l'armée  en  blé,  la  conférence  pour 
donner  du  travail  aux  ouvriers  réfugiés  des  régions  envahies 
—  d'autres  congrès  encore  ayant  tous  le  même  but  :  réaliser 
la  mobilisation  civile  du  pays. 


* 
*  * 


Le  Comité  central  des  industriels  se  constitua  aussitôt  après 
le  congrès,  laissant  ses  portes  largement  ouvertes  à  tous  ceux 
dont  le  concours  lui  pouvait  être  utile.  Sous  la  présidence  du 
célèbre  industriel,  membre  du  Conseil  d'État,  M.  Avdakolï,. 
il  comprend  des  industriels  comme  MM.  Riabouchinsky,  NobeU 
Joukovsky  ;  des  représentants  des  zemstvos,  dont  leur  prési-^ 
dent,  le  prince  Lvofî;  des  représentants  des  municipalités^ 
dont  les  maires  de  Pétrograd  et  de  Moscou,  le  comte  I.  Tolstoï 
et  M.  Tchelnokofî;  des  membres  de  la  Douma,  dont  le  président 


1   !8  h\     HEVUE     DE     PARIS 

actuel  et  l'ancien  président  MM.  Rodzianko  et  Alexandre 
Goutchkoff  et  les  députés  Protopopolï,  Dmitrukoff,  Boublikoff, 
Savitch,  Feldmann  ;  des  anciens  ministres  comme  MM.  Koutler 
et  Fedorofï;  l'ancien  chef  de  l'Office  de  travail,  M.  Litvinoff- 
Falinsky  ;  des  délégués  des  ministères  de  la  guerre  et  de  l'in- 
dustrie; des  délégués  des  sociétés  savantes;  des  ingénieurs, 
des  techniciens,  etc.,  etc. 

Le  comité  militaro-industriel  s'est  divisé  en  sections,  au 
nombre  de  douze  :  sections  des  machines,  des  explosifs,  des 
obus,  des  inventions,  des  avions,  des  transports,  des  combus- 
tibles, sections  ouvrière,  financière,  juridique,  etc.  Chaque 
section  a  le  droit  de  s'adjoindre  toutes  les  personnes  dont  la 
collaboration  peut  lui  être  utile. 

S'étant  assuré  du  concours  du  gouvernement,  le  comité  cen- 
tral commença  à  organiser  partout  des  comités  locaux,  envoya 
des  délégués  dans  toutes  les  régions  industrielles  afin  d'étudier 
sur  place  toutes  les  questions  concernant  le  ravitaillement 
de  l'armée,  obtint  du  gouvernement  tous  les  renseignements 
nécessaires  sur  les  "munitions  et  l'outillage,  organisa  à  travers 
le  pays  une  enquête  pour  établir  quelles  sont  les  usines  et  les 
fabriques  inutilisées  jusqu'ici,  mais  pouvant  travailler  pour 
l'armée,  quel  est  le  matériel  dont  elles  ont  besoin  pour  cela 
et  dans  quelle  mesure  on  peut  intensifier  le  travail  des  entre- 
prises privées  qui.  fabriquent  déjà  des  munitions. 

L'Union  des  zemstvos  et  celle  des  villes  constituèrent  aussi 
des  comités  de  défense  nationale.  Mais  alors  que  le  comité  des 
industriels  étend  son  action  particulièrement  sur  la  grande 
industrie,  les  zemstvos  et  les  municipalités  dirigent  princi- 
palement leurs  efïorts  vers  la  mobilisation  des  petits  industriels, 
dans  les  villes  ou  à  la  campagne. 

Les  zemstvos  se  sont  demandé  s'il  n'était  pas  possible  de 
faire  travailler  pour  l'armée  les  koustari  si  nombreux  dans 
les  provinces  du  centre  et  qui  sont  dcr,  ouvriers  fort  habiles. 
Sans  doute,  on  ne  peut  pas  leur  confier  la  fabrication  des  obus, 
mais  ils  peuvent  parfaitement  faire  des  ciseaux,  des  pelles,  des 
haches,  des  voiturettes,  des  harnais,  sans  parler  des  vêtements, 
du  linge  et  de  tant  d'autres  objets  si  nécessaires  à  l'armée.  Les 
zemstvos  envoyèrent  donc  partout  des  spécimens  de  ces  objets 
et  organisèrent  même  dans  cerlaines  villes  des  expositions  afin 


LA     MOBILISATION     CIVILE     I)  K     LA     UL'SSIÎ.  140 

que  chacun  pût  voir  ce  dont  l'armée  a  besoin  et  ce  qu'ii  peut 
utilement  fabriquer  pour  elle. 

Enfin  l'Union  des  municipalités  s'emploie  particulièrement 
à  mobiliser  les  écoles  techniques  et  professionnelles.  Après  un 
certain  temps  d'action  indépendante,  les  comités  militaires 
des  deux  Unions  ont  fusionné  et  forment  maintenant  une 
seule  organisation  d'autant  plus  importante  et  forte. 

* 

Comment  le  pays  a-t-il  répondu  aux  appels  de  ces  grandes 
organisations?  Comment  la  population  réalise-t-elle  l'effort 
que  la  situation  militaire  exige  d'elle?  Il  nous  suffît  de  repro- 
duire ici,  telles  quelles,  les  informations  que  nous  trouvons 
à  ce  sujet  dans  les  journaux  russes. 

TamhofJ  :  Il  vient  de  se  constituer  dans  notre  ville  un  comité  mili- 
taro-industriel.  Les  zemstvos,  la  municipalité  et.  l'administration  du 
chemin  de  fer  y  sont  représentés.  Il  a  été  décidé  d'utiliser  tous  les  ate- 
liers disponibles  dans  toute  la  province  pour  la  fabrication  des  muni- 
tions. Une  commission  spéciale  est  allée  faire  une  enquête  sur  place 
pour  établir  quels  ateliers  peuvent  être  mobilisés  immédiatement. 

Voronej  :  Un  comité  militaro-industriel  s'est  constitué,  composé 
des  représentants  de  la  municipalité,  du  zemstvo,  de  l'industrie,  du 
commerce.  A  la  première  réunion  du  comité,  on  a  fait  une  quête  qui 
a  donné  12  000  roubles.  Il  a  été  décidé  d'organiser  la  fabrication  de 
grenades.  On  a  pour  cela  une  usine  dont  l'aménagement  ne  prendra 
que  très  peu  de  temps. 

Vidtka  :  A  une  réunion  des  notables  de  notre  ville,  on  a  élu  un  comité 
militaro-industriel  qui  a  décidé  d'ouvrir  des  sections  dans  toutes  les 
villes  de  la  province. 

Ekatcrinodar  :  Les  représentants  des  banques,  des  industriels,  des 
commerçants,  des  artisans  viennent  de  se  réunir  et  ont  décidé  d'orga- 
niser un  comité  militaro-industriel. 

Pcrm  :  Les  représentants  des  usines  de  l'Oural  ont  décidé  de  mobi- 
liser toute  l'industrie  de  notre  contrée. 

Novotzerkask  :  Le  comité  militaro-industriel  considère  parfaite- 
ment possible  d'aménager  une  de  nos  grandes  usines  pour  la  fabrica- 
tion des  munitions.  Ce  sera  chose  faite  d'ici  peu  de  temps. 

Krementchoug  :  L'organisation  du  comité  militaro-industriel  est 
achevée.  Il  est  composé  des  ingénieurs,  techniciens,  industriels,  repré- 


lôO  i.A    iii:vri:    ni:    i>aius 

sentants  du  zcmstvo  et  de  la  nuinicipalité.  Dès  sa  constitution  il  s'est 
mis  à  l'œuvre. 

Samara  :  Le  zenistvo  a  voté  un  crédit  de  100  000  roubles  pour  le 
«comité  militaro-industriel  de  notre  ville. 

Kalouga  :  Le  comité  militaro-industriel  a  décidé  de  mobiliser  immé- 
<liatement  les  nombreuses  usines  de  notre  contrée  pour  la  fabrication 
des  munitions. 

Tiflis  :  Il  vient  de  se  constituer  ici  un  comité  militaro-industriel 
pour  tout  le  Caucase.  Ce  comité  régional  créera  des  organisations 
pour  la  mobilisation  du  pays  dans  toutes  les  autres  villes  du  Caucase. 

Taganrog  :  Le  comité  militaro-industriel  vient  de  recevoir  une 
commande  considérable  de  l'État.  Le  travail  est  partagé  entre  les 
grandes  usines.  Mais  le  comité  vient  de  convoquer  une  réunion  de 
petits  industriels  et  d'artisans  pour  savoir  lesquels  d'entre  eux  pour- 
ront se  charger  de  la  fabrication  des  munitions... 

Il  eu  est  ainsi  dans  toutes  les  villes,  grandes  et  petites,  et  en 
continuant  ces  citations  nous  aurions  pu  faire  vraiment  le  tour 
de  la  Russie,  depuis  la  mer  Blanche  jusqu'à  la  mer  Noire  et 
depuis  Pétrograd  jusqu'à  Vladivostok. 

Voici  maintenant  quelques  exemples  en  ce  qui  concerne  la 
mobilisation  des  sociétés  savantes  et  des  écoles  : 

La  grande  Société  Impériale  technique  russe  a  constitué  un 
comité  de  concours  militaro-industriel  qui  se  distingue  par 
une  activité  vraiment  prodigieuse.  Il  s'emploie  surtout  à 
adapter  les  usines  de  toutes  les  industries  à  la  fabrication  des 
munitions.  Il  s'elîorce  aussi  d'intensifier  partout  le  travail  : 
c'est  ailisi  qu'en  peu  de  temps  il  a  plus  que  triplé  la  force 
productrice  des  grandes  usines  de  Pétrograd.  —  L'Institut 
technologique  de  Kharkolï  a  organisé  le  travail  pour  l'armée 
•dans  toutes  les  écoles  techniques  et  professionnelles  de  plu- 
sieurs gouvernements  (provinces).  —  La  Haute  École  technique 
<ie  Moscou  prépare  des  instructeurs  pour  la  fabrication  des 
obus  et  des  explosifs.  Tous  les  ateliers  de  l'École  fabriquent 
des  munitions.  —  La  faculté  physico-mathématique  de  l'Uni- 
versité de  Kieiï  est  mobilisée  et  s'occupe  particulièrement  de  la 
réparation  des  instruments  de  physique  employés  par  l'armée. 
—  L'Institut  de  commerce  de  Moscou  a  organisé  des  cours  pour 
les  étudiants  et  les  ouvriers  afin  de  leur  donner  des  connais- 


I 


LA     MOBILISATION     CIVILE     DE    LA     RUSSIE  151 

sances  chimiques  et  techniques  suffisantes.  En  outre,  l'Institut 
fabrique  lui-même  les  appareils  de  protection  contre  les  gaz 
asphyxiants,  —  Les  laboratoires  de  l'Université  de  Pétrograd 
travaillent  aussi  pour  l'armée.  Cette  mobilisation  des  écoles 
acquiert  chaque  jour  plus  d'extension. 

Il  faut  enfin  citer  quelques  manifestations  de  l'initiative 
privée. 

A  une  réunion  du  comité  de  la  Bourse  de  Moscou  qui  eut 
lieu  peu  après  le  congrès  des  zemstvos,  on  présenta  une  liste 
de  souscription  et  on  recueillit  ainsi  près  de  dix  millions  de 
roubles  que  le  comité  décida  d'employer  pour  la  construction 
immédiate  de  deux  usines  à.  munitions.  En  six  semaines, 
ces  usines  doivent  être  bâties  et  prêtes  à  fonctionner  !  —  Les 
gros  industriels  et  commerçants  de  Nijni-Novgorod  ouvri- 
rent également  une  souscription  pour  la  fabrication  des  muni- 
tions. Nous  relevons  sur  la  liste  des  sommes  de  50  000  roubles 
souscrits  par  la  Compagnie  de  navigation  «  Volga  »,  de  76  500 
par  les  Sociétés  Bachkiroff,  de  15  000  par  la  Société  Bou- 
groff,  etc.  —  La  Société  des  industries  textiles  des  régions  de 
Pétrograd  et  d' Ivanovo-Vosnesensk  a  décidé  de  construire  en 
toute  hâte  une  usine  métallurgique  pour  fabriquer  des  muni- 
tions, en  plus  des  usines  qu'elle  a  déjà  mises  à  la  disposition 
■du  Comité  central  des  industriels. 

En  ce  qui  concerne  ces  initiatives  privées  nous  aurions  pu 
également  multiplier  les  exemples.  Mais  les  faits  que  nous 
venons  d'énumérer  nous  semblent  suffire  pour  attester  la  gran- 
deur de  l'efîort. 

«  La  guerre  est  nationale  et  elle  doit,  par  conséquent,  être 
faite  par  toutes  les  forces,  par  tous  les  moyens  de  la  nation  !  >» 
a  déclaré  un  délégué  au  Congrès  des  industriels  à  Pétrograd. 

C'est  à  la  réalisation  de  ce  grand  principe  que  nous  assistons 
actuellement  en  Russie. 

* 

Sans  doute,  on  ne  peut  pas,  du  jour  au  lendemain,  indus- 
trialiser un  pays  et  surtout  un  pays  comme  la  Russie,  immense 
^t  peu  organisé,  manquant  de  chemins  de  fer  et  de  routes, 
•d'écoles  et  de  liberté,  et  gouverné  encore  selon  des  principes 


i:y2 

recoiuiiis  depuis  longtemps  archaïques  par  tous  les  a.iues 
États  de  l'Europe.  Mais  sans  accomplir  de  miracles,  la  Russie 
est  capable  d'égaler  son  effort  industriel  à  toutes  les  nécessités 
de  cette  guerre,  à  condition  que  ses  forces  vives  puissent 
se  manifester.  Le  mouvement  actuel  en  est  une  preuve 
éclatante. 

Voici  quelques  exemples  des  lacunes  et  des  oublis  que  le 
mouvement  actuel  est  appelé  à  combler  et  à  réparer  :  Le 
comité  militaro-industriel  de  l'Union  des  zemstvos,  après  avoir 
fait  une  enquête  auprès  des  zcmstvos  de  provinces,  a  pu  cons- 
tater que  toute  une  catégorie  de  grandes  usines  pouvant 
fabriquer  du  matériel  de  guerre  n'a  pas  encore  été  utilisée  K 
A  sa  première  réunion,  le  comité  militaro-industriel  de  Moscou 
a  ])u  constater  que  seulement  un  nombre  infime  des  entre- 
prises industrielles  de  la  région  de  Moscou  participe  à  l'œuvre 
de  la  défense  nationale  -.  —  Le  comité  central  des  industriels, 
après  enquête,  a  pu  constater  que  la  production  de  la  fonte, 
pendant  les  six  premiers  mois  de  la  guerre,  a  diminué  de 
15  p.  100  à  cause  surtout  du  manque  de  personnel.  Or,  pour  y 
remédier,  le  comité  dut  faire  des  démarches  auprès  du 
ministère  de  l'Intérieur  pour  obtenir  certaines  libertés  de 
transport  pour  les  ouvriers  ;  ceux-ci  ne  manquent  pas,  mais 
souvent  sont  empêchés  par  des  prescriptions  administratives 
surannées  d'aller  où  l'on  a  le  plus  besoin  d'eux  \  —  Dans 
une  réunion  des  patrons  des  usines  et  ateliers  de  constructions 
mécaniques  (automobile  et  aviation),  on  constate  avec  stu- 
peur que  la  plupart  des  ateliers  qui  à  Pétrograd  même, 
jiourraient  parfaitement  travailler  pour  l'armée,  ne  sont  aucu- 
nement utilisés.  A  Moscou,  une  usine  allemande  qui  ne  fonc- 
tionne plus,  renferme  tout  un  matériel  utile,  et  c'est  le  zemstvo 
qui  s'en  aperçoit  et  réclame  à  l'administration  l'autorisation  de 
s'en  servir.  —  On  n'a  commencé  à  adapter  à  la  fabricatioîi 
des  munitions  les  distilleries  de  l'État  rendues  plus  ou  moins 
libres  par  la  suppression  de  la  vodka,  que  quand  a  éclaté  le 
mouvement  de  la  mobilisation  civile. 

1.  Roiisskid  V(donosli,  de  Mo«;rnu.  <in   2(   juin  lOlô. 

2.  Jbid  m.  12  juin   1015. 

3.  Jbid  m.  1.5  juin  1015. 


LA     MOBlî.I  SATIOX     CINILE     1)K     i.\     JUSSIJ,  153 

Et  un  député,  le  comte  Bobrinsky,  a  pu  citer  à  la  tribune 
ide  la  Douma  ce  fait  vraiment  incroyable:  la  direction  de  l'ar- 
tillerie, répondant  au  comité  des  industriels,  pour  les  ques- 
tions concernant  la  défense  nationale,  qu'elle  ne  pouvait  pas 
examiner  les  propositions  du  comité,  car  elles  n'étaient  pas 
formulées  sur  un  papier  affranchi  de  la  façon  réglementaire. 

La  mobilisation  civile  du  pays  a  déjà  rompu  certaines  bar- 
rières, jeté  bas  certains  obstacles. 

Avec  sa  Douma,  avec  ses  zemslvos,  avec  ses  municipalités, 
avec  ses  multiples  comités  d'action,  avec  sa  volonté  ardente, 
avec  son  orgueil  d'aboutir,  le  pays  est  maintenant  prêt  à 
donner  toutes  ses  forces  à  la  défense  nationale. 

La  Russie  est  debout  :  c'est  pour  vaincre ^et  se  rénover. 


GENS  DE   MER 


XIV 


—  Par  votre  Virginité  très  sainte  et  votre  Immaculée 
Conception,  ô  Vierge  des  Vierges,  préservez  de  toute  souillure 
mon  cœur,  mon  esprit  et  mon  corps  !  Ainsi  soit-il  ! 

Les  bras  de  Rose  tombèrent  sur  ses  genoux.  Elle  regarda 
sans  la  voir  la  statuette  de  pierre.  Les  avertissemeits  du  rec- 
teur bourdonnaient  dans  sa  tète.  Il  disait  que  c'était  mal 
d'aimer  la  créature  autrement  que  comme  prochain,  citant  ce 
commandement  :  «  Œuvre  de  chair  ne  désireras  qu'en  mariagi' 
seulement.  »  Rose  s'effrayait.  Faisait-elle  œuvre  de  chair  en 
pensant  à  Madhouas,  outrageant  Dieu  qui  la  voyait  et  la  ])uni- 
rait?  Sans  aucun  doute.  L'homme,  c'était,  ou  le  prochain  qu'on 
aime  en  ami,  ou  la  chair,  qu'on  aime  d'amour. 

Elle  se  savait  amoureuse  à  n'en  plus  pouvoir  dauter.  Tou- 
jours, entre  son  ouvrage  et  ses  yeux,  entre  la  Vierge  même  el 
elle.  Désiré  s'interposait.  Il  efïaçait  tout  le  reste  :  les  devoirs 
pieux,  la  joie  d'être  adroite  au  travail  et  la  peur  de  Boulhuec 
le  méchant.  Tout  cela  disparaissait,  comme  si  un  brouillard 
se  fût  tendu  devant.  Rose  ne  voyait  plus  que  le  matelot,  seul, 
fort,  beau,  séduisant.  Elle  rêvait. 

Son  rêve  n'était  pas  que  douceur.  Sa  conscience  soulîraiL  du 

1.  Voir  la  Rrviie  di;  Paris  des  l«f  el  15  août  1915. 


GENS     DE     MER  155 

)éché  commis.  Elle  récitait  dix  actes  de  contrition  par  jour, 
m  plus  de  ses  pénitences,  pour  attendrir  Jésus  irrité.  La  souil- 
lure de  sa  pensée,  écartée  de  la  religion,  se  voyait  à  son  front, 
;t  tout  le  monde  la  regardait  d'une  manière  étrange.  Elle 
[sentait  monter  autour  d'elle  la  réprobation  générale.  D'abord, 
[il  y  avait  eu  l'unanime  mouvement  de  sympathie,  après  la 
|démaiche  ridicule   de  la  Boulhuec  à   Vannes.   Plus   encore 
^qu'avant,  les  gens  la  saluaient  de  loin  et  s'approchaient  en 
lui  disant  bonjour.  Les  pêcheurs  lui  donnaient  en  cadeau  les 
lomards  bleus  pris  dans  leurs  dragues,  ou  des  coquillages 
Kolis.  Chacun  tenait  à  la  féliciter  tle  sa  bonne  mine,  ou  sollici- 
tait d'elle  un  renseignement,  sur  le  prochain  voyage  de  la  Fitte, 
)u  sur  les  intentions  de  son  père.  A  présent,  ces  mêmes  gens 
)araissaient  gênés  de  la  voir  et  se  djétournaient.  Les  marins 
iffectaient  de  regarder  la  mer,  lorsqu'elle  traversait  le  Rebar- 
[uère,  allant  à  l'ouvroir,  et  Fhostilité  des  femmes  se  devinait 
dans  leur  lenteur  à  la  saluer. 

Qu'avait-elle  fait,  la  malheureuse,  et  que  devait-on  dire 
derrière  elle?  Elle  croyait  entendre  les  justes  propos  mépri- 
sants. Elle  avait  fauté  :  elle  pensait  à  Madhouas,  et  tous  le 
savaient.  C'était  visible  ;  son  cœur  éclatait. 

Son  père  aussi  changeait  d'attitude.  Il  paraissait  taciturne, 
lui  jovial  autrefois.  Elle  surprenait  souvent  ses  yeux  tristes, 
son  regard  fixé  sur  elle,  avec  une  grosse  expression  de  reproche 
muet.  Il  s'irritait  facilement,  imposait  silence  à  sa  femme 
bavarde,  ressassant  l'incident  Boulhuec,  s'émei-veillant  de  la 
pétition  nombreuse,  de  la  justice  rendue  au  syndic  honnête 
par  le  commissaire.  Il  n'aimait  pas  entendre  parler  de  cela. 
Puis,  il  \ieillissait  vite,  soudain.  En  huit  jours,  ses  tempes 
s'argentaient.  N'était-ce  pas  la  honte  de  savoir  sa  fille  égarée 
qui  courbait  ainsi  ses  épaules?  Il  souffrait.  Quand  il  l'embras- 
sait, il  ne  la  serrait  plus  comme  jadis,  et  il  lui  arrivait  même 
de  ne  pas  lui  donner  le  baiser  du  soir.  Il  ne  lui  disait  rien,  mais 
une  sorte  de  trou  se  creusait  entre  eux,  les  séparait.  Ils  n'étaient 
plus  l'un  contre  l'autre.  Leurs  bras  devraient  se  tendre  pour 
les  réunir.  C'était  Rose  la  coupable.  Elle  n'aurait  pas  dû 
attendre  pour  lui  confier  son  secret.  Mais  comment  le  lui  dire 
sans  l'irriter  plus  encore,  en  avouant  des  fautes  anciennes 
déjà? 


156  i.A 

Elle  demeura  songeuse.  Dehors,  il  faisait  beau  ;  un  gai 
soleil  jouait  sur  la  lande  brune  et  verte,  et  la  mer  n'était  pas 
mauvaise.  Les  voiles  rouges  des  barques  s'égaillaient  dans  le 
golfe,  de  Biriac  au  plateau  Saint-Jacques,  sans  qu'aucune 
menace  de  vent  les  fît  tanguer. 

Dans  la  salle,  les  petites  voyaient  bien  qu'il  y  avait  quelque 
chose  d'anormal.  Elles  échangeaient  des  clins  d'yeux  par- 
dessus leurs  coutures,  et  des  chuchotements  voletaient  d'une 
chaise  à  l'autre.  Mademoiselle  Merrien  conversait,  chez  les 
grandes,  a\ec  sœur  Thérèse,  et  celle-ci  apparaissait  parfois, 
troublée,  avec  un  faux  air»de  vigilance  inquiète,  et  faisait  : 
chut  !  du  bout  des  lèvres,  pour  réclamer  le  silence.  Tantète 
Jorace  disait  dans  les  coins,  en  baissant  son  museau  futé,  que 
Rose  avait  été  grondée  et  que  ses  yeux  restaient  rouges  de 
dépit.  Toutes  lespionnaient  à  la  dérobée.  Elle  semblait  pour- 
tant attentive  à  son  travail,  mais  on  voyait  à  son  attitude 
qu'elle  réprimait  un  gros  chagrin  secret.  Il  y  avait  de  la  dou- 
leur dans  la  crispation  de  sa  bouche  humide.  Cet  air  de  souf- 
france contenue  excitait  les  curiosités  des  fillettes  nerveuses, 
comme  la  vue  du  sang  exaspère  les  compagnes  d'une  poule 
blessée.  D'abord  Rose  mordait  ses  lèvres  et  ne  paraissait  pas 
entendre  les  murmures  défendus.  Plusieurs  avaient  déjà  pu 
quitter  la  salle  sans  permission,  ou  dégourdir  leurs  jambes  en 
frottant  à  terre  leurs  sabots,  sans  réprimande.  Quand  la  sacris- 
taine  levait  les  paupières  et  qu'on  s'attendait  à  quelques 
paroles,  on  était  surpris  de  la  voir  fixer  avec  une  longue  atten- 
tion le  jour  cru  de  la  fenêtre,  devant  laquelle  les  nuages  rou- 
laient. Elle  rêvait  des  minutes  entières,  regardant  un  point 
éloigné,  par  delà  le  Piot,  vers  la  mer  dont  la  ligne  claire  barrait 
l'horizon.  Puis  elle  soupirait  et  reprenait  son  ouvrage.  Elle 
avait  eu  des  gestes  d'impatience  aux  premières  questions 
posées  le  matin,  et  n'avait  pu  débrouiller  un  échcveau  de  fil, 
tant  ses  mains  tremblaient.  Cela,  toutes  le  remarquèrent.  Et 
aussi  qu'elle  n'avait  pas  fait  la  prière  à  haute  voix  avec 'les 
autres. 

En  partant  déjeuner,  à  onze  heures,  les  approbanistes 
demandaient  aux  moyennes  des  renseignements.  Elles  avaient 
appris  que  le  recteur  viendrait  le  tantôt.  Sœur  Thérèse  le 
disait.  C'était  pour  Rose,  peut-être?  Ces   choses  se  mêlaient 


G  E  N  s     D  E     M  K  R  15  7 


I .,„ ,...,..„.. 

^^ernier  conseil,  assurait  que  les  affaires  allaient  mal  du  côté 
des  pêcheurs.  Bouihuec  avait  encore  fait  du  tapage,  la  veille 
au  soir,  en  injuriant  la  Fitte  au  débit.  On  en  jasait  dans  les 
maisons.  Et  des  petites,  qui  avaient  rencontré  l'infirme  au 
calvaire,  contaient  qu'il  effrayait,  avec  ses  mouvements  péni- 
bles, plus  encore  ce  jour-là,  parce  qu'il  mâchonnait  entre  ses 
dents  des  gros  mots,  comme  un  homme  ivre.  Ses  yeux  bril- 
laient d'une  lueur  singulière.  Alors  qu'il  s'était  approché  des 
têtes  blondes,  elles  s'étaient  égaillées  en  se  moquant  de  lui. 
Il  avait  lâché  derrière  leurs  jupes  envolées  un  vilain  juron, 

Iui  les  avait  fait  se  signer. 
Elles  se  répétaient  leurs  découvertes,  intriguées.  Clémence 
sert,  même,  interrogeait  Rose,  qui  la  renvoyait  doucement, 
/d  langue  démangeait  à  toutes  de  lui  parler  encore,  mais  elles 
n'osaient  pas.  D'ailleurs  la  directrice  l'appelait.  Elle  posait 
son  dé,  et,  lentement,  obéissante,  traversait  les  salles.  Les  con- 
versations s'élevèrent  dès  qu'elle  disparut. 

Puis,  on  se  tut  pour  écouter.  Mais  les  grandes  faisaient  du 
bruit  dans  leur  salle,  et  la  mélopée  chantant  des  gamins  réci- 
tant l'alphabet  à  l'école  bourdonnait  au-dehors.  On  [n'entendit 
rien  de  ce  qui  fut  dit,  mais  on  put  voir  que  Rose  venait  de 
pleurer,  lorsqu'elle  revint,  et  qu'elle  avait  peine  à  contenir  ses 
sanglots.  On  la  plaignit.  Le  seul  crissement  du  fil  dans  les 
linges  s'éleva,  avec  le  claquement  métallique  des  ciseaux 
fermant  leurs  mâchoires  coupantes, 

A  la  vérité.  Rose  venait  d'être  grondée  très  fort  par  made- 
moiselle Merrien,  pour  n'avoir  pas  rendu  compte  de  la  démar- 
che de  Madhouas  chez  son  père.  Elle  était  coupable  de  dissi- 
mulation, et  la  directrice  le  lui  reprochait  sévèrement,  comme 
une  faute  très  grave,  qui  indisposait  le  curé.  Elle  avait  désobéi 
à  l'esprit  de  la  Congrégation  et  péché  par  orgueil,  en  gardant 
secrète  une  action  dont  elle  devait  confidence  à  ses  direc- 
teurs. Le  curé  viendrait  la  tancer  à  cet  égard,  et,  peut-être, 
prendrait-on  contre  elle  une  sanction  disciplinaire  qu'elle  méri- 
tait. Sa  conduite  scandalisait  la  vieille  demoiselle.  C'était 
presque  un  outrage  envers  elle  que  ce  mutisme  pervers  et 
cette  obstination  à  ne  pas  avouer  un  penchant  délictueux. 

Madhouas,  on  le  savait,  guettait  sa  maison.  On  l'avait  vu. 


ir)8  LA     REVIIC     I>K     l'AlUS 

Puis,  il  y  avait  les  bruits  sur  Boulhuec.  Qu'est-ce  que  c'était? 
On  prétendait  qu'il  se  vengeait  du  dédain  de  Rose  en  cherchant 
noise  au  syndic.  Le  château  l'avait  su,  par  la  mairie,  et  la 
directrice  trouvait  cent  bonnes  raisons  de  plainte  à  n'avoir  été 
avertie  que  par  son  frère.  Elle  réprimandait  encore  : 

—  Tu  excites  donc  les  hommes,  à  présent,  l'un  contre 
l'autre?  Quelle  pitié  !  Tu  n'as  pas  honte?  Réponds  !  Tu  pleures, 
ce  n'est  pas  une  réponse... 

L'abbé  Rèze  entrait  précisément  dans  la  cour,  d'un  air 
pressé.  Il  tenait  entre  ses  mains  grasses  son  bréviaire  à  fermoir 
de  cuivre,  et  son  chapeau  penchait  en  arrière  pour  dégager 
son  front  échaulTé.  Quelque  chose  d'alerte  dans  son  allure 
montrait  qu'il  arrivait  pour  combattre.  Il  avait  un  pas  brusque 
et  sonore  de  soldat.  Tout  de  suite,  il  saluait  mademoiselle  Mer- 
rien  et  sœur  Thérèse,  puis  inspectait  les  salles  en  tapotant 
du  bout  des  ^oigts,  de  ci,  de  là,  une  joue  fraîche  et  ronde.  Il 
avait  plaisir  à  se  trouver  dans  l'atmosphère  laborieuse,  mais  il 
restait  plus  préoccupé  qu'à  l'ordinaire.  Il  ne  se  détendait  pas 
en  riant,  après  avoir  conté  une  histoire  amusante  tirée  des 
Écritures.  Cependant,  il  forma  le  rond,  les  petites  au  centre 
et  les  grandes  derrière. 

—  Mes  chères  filles,  —  dit-il,  —  je  vous  réunis  pour  mettre 
en  garde  votre  innocence  contre  les  ruses  du  Malin.  Il  est  bien 
perhde,  le  Démon,  et  il  faut  une  attention  constante  pour 
déjouer  ses  embûches.  Veillez  particulièrement  sur  l'obser- 
vance de  l'article  14  de  notre  règlement,  si  précis,  si  nécessaire 
à  la  pureté  de  vos  âmes  :  «  Les  congréganistes  doivent  fuir 
soigneusement  la  fréquentation  des  jeunes  gens,  les  conversa- 
tions suspectes,  les  lectures  dangereuses,  en  un  mot,  tout  ce 
qui  peut  blesser  la  retenue  et  la  modestie.  »  Ayez  toujours 
ceci  présent  à  l'esprit.  Ne  vous  laissez  pas  tenter  par  le  mal 
du  siècle.  Je  sais  que  beaucoup  d'entre  vous  n'ont  pas  toujours 
dans  leur  entourage  le  bon  exemple.  Mais  elles  ont  plus  de 
mérite  encore  à  résister  et  à  triompher.  Qu'elles  se  réfugient 
ici  !  qu'elles  n'oublient  pas  que  le  but  suprême  des  Enfants  de 
Marie  est  de  servir  et  d'honorer  la  Vierge  immaculée,  non  seu- 
lement par  les  prières,  mais  encore  par  toute  la  conduite  de 
la  vie  ! 

Rose  écoutait  avec  les  autres.  Elle  attendait.  Elle  sentait 


IGEXS     DE     MER  1Ô9 

bien  que  le  recteur  pensait  à  elle,  qu'il  parlait  pour  elle  sans 
avoir  besoin  de  la  regarder. 
—  Toute  la  conduite  de  la  vie  !  —  continuait  le  prêtre.  — 
Tous  ceux  qui  disent  :  «  Seigneur  !  Seigneur  !  »  n'entreront  pas 
au  royaume  des  Cieux;  mais  celui-là  qui  fait  la  volonté  de 
Dieu  !  Qu'on  ne  puisse  dire  à  aucune  de  vous,  mes  enfants  : 
i        «  Tu  as  péché  !  » 

Il  tournait  le  dos  à  la  sacristaine.  Elle  ne  voyait  de  lui  que 
ses  larges  épaules  et  son  auréole  de  cheveux  argentés.  Seule- 
ment, mademoiselle  Merrien,  placée  devant  elle,  la  fixait  obsti- 
nément, pour  observer  l'effet  immédiat  du  discours  et  rensei- 
gner le  conférencier.  Paternel,  il  achevait  en  demandant  à 
quelques-unes  des  indications  sur  leurs  travaux  ou  sur  la  santé 
de  leurs  vieilles  grand'mères.  Cette  familiarité  faisait  rire  et 
causait  du  brouhaha.  Il  l'apaisait  à  sa  volonté,  en  haussant 
la  voix,  récitant  une  invocation  comme  conclusion  : 

—  Nous  vous  saluons,  ô  Vous  qui  êtes  notre  vie,  notre 
consolation,  notre  espérance  !  Nous  élevons  vers  Vous  nos 
voix,  nous  Vous  présentons  nos  soupirs  et  nos  gémissements 
dans  cette  vallée  de  larmes,  ô  Vierge  Marie,  pleine  de  clémence, 
de  douceur  et  de  tendresse  pour  les  hommes  ! 

Pendant  que  le  cercle  se  disloquait,  il  abordait  enfin  Rose, 
s'arrêtait,  plantait  son  regard  dans  sa  figure  cramoisie  : 

—  Tu  viendras  te  confesser,  —  dit-il  simplement. 
Et  il  passa,  escorté  de  la  directrice  et  de  la  sœur,  empressées 

à  le  conduire.  La  jeune  fille  resta  stupéfaite  et  confuse.  Ce 
n'était  pas  son  jour  de  tribunal.  Pourtant,  elle  ne  chercha 
pas  à  résister.  Elle  se  sentait  si  malheureuse  d'être  déchue 
qu'elle  aspirait  à  l'absolution.  Elle  éprouvait  le  besoin  impé- 
rieux de  laver  son  âme,  pour  retrouver  sa  tranquillité  per- 
due. 

Une  envie  de  secours  et  de  repos  la  tendait  toute  vers  le 
pardon  apaisant^  vers  la  purification.  Ses  prières  ardentes  ne 
suffisaient  pas,  trop  alourdies  de  réticences.  Elle  ne  voyait 
plus  Dieu. 

A  quatre  heures,  elle  courut  à  l'église.  La  nef  était  claire, 
agrandie  par  le  vide.  Mais,  dans  un  bas  côté,  vingt  gamins 
écoutaient  la  voix  sévère  de  l'abbé  Rèze,  Ils  étaient  assis,  tête 
nue,  sur  les  bancs  de  noyer  sculpté.  Leurs  coiffures  s' entas- 


iGO  LA  .     i)l-:     l'v.KlS 

saieut  sur  le  catafalque  noir,  écarlelé  de  blanc,  posé  sur  un 
tréteau.  Le  curé  disait  : 

—  Où  étiez-vous,  il  y  a  cent  ans?  Vous  n'étiez  pas.  La  feuille 
existait  sur  les  arbres  ;  cette  petite  chose,  que  le  vent  porte  si 
haut,  tenait  déjà  sa  petite  place  sur  la  terre.  Et  vous,  vous 
n'étiez  pas.  Si  je  me  reporte  par  la  pensée  à  des  siècles  en 
arrière,  je  vois  cette  église  qui  nous  abrite,  je  vois  la  terre  qui 
nous  porte,  je  vois  l'arbre,  je  vois  le  ver  de  terre  que  vous  écra- 
sez, et  j'ai  beau  regarder  à  droite,  regarder  à  gauche,  je  ne  vous 
vois  pas... 

Cela,  scandé,  écrasait  les  enfants.  Ils  se  sentaient  si  petits 
sous  l'œil  du  prêtre  qu'ils  n'osaient  remuer  les  doigts.  Il  les 
appelait  à  la  piété  envers  Celui  qui  est  de  tous  les  temps;  par- 
lait de  devoir,  de  tradition.  Debout,  il  les  dominait  de  sa  haute 
taille  corpulente.  Ils  étaient  de  pauvres  petits  oiseaux  fris- 
sonnants. Mais  soudain  leur  angoisse  de  catéchumènes  se 
dissipa  dans  un  soupir  d'aise.'  Le  recteur  fermait  sa  claquette 
et  tous  se  levèrent.  Le  Paler  bourdonna  sous  le  cintre  aux 
poutres  brunes.  Puis  les  gamins  reprirent  leurs  chapeaux 
et  leurs  bonnets  et  partirent  en  tapant  leurs  sabots  sur  les 
dalles.  Alors  l'abbé  considéra  sa  pénitente  agenouillée,  avant 
d'entrer  dans  le  confessionnal.  Elle  vint,  craintive,  à  son  appel. 
Elle  s'écroula. 

—  Récitez  votre  acte  de  contrition,  —  ordonna-t-il,  —  dites 
avec  moi  :  Mon  Sauveur  .Jésus,  qui  êtes  mon  Créateur  et  mon 
Rédempteur,  j'ai  une  douleur  sincère  de  vous  avoir  offensé, 
parce  que  vous  êtes  mon  Dieu  et  que  le  péché  vous  déplaît. 
Je  vous  aime  plus  que  toutes  les  créatures...  Eh  bien?...  je 
vous  aime  plus  que  toutes  les  créatures... 

—  Je  suis  résolue  à  tout  abandonner  et  à  mourir  plutôt 
que  de  vous  offenser... 

Rose  redisait  les  paroles  connues.  Mais  leur  signiiication 
précise  lui  apparaissait  tout  à  coup,  traversait  sa  tête  avant 
de  s'échapper  des  lèvres.  Elle  les  comprenait,  les  paroles 
rituelles,  prononcées  d'habitude  au  fil  des  phrases  monotones. 
Elles  vivaient,  à  présent.  Elles  disaient  quelque  chose  d'ef- 
froyable. Elles  renonçaient  ;  elles  repoussaient  Madhouas, 
l'amour,  les  rêves.  Elles  tuaient  la  perfide  douceur  intérieure. 
Le  ton  de  la  pénitente  dénonça  sa  révolte  intérieure.  Elle  ne 


GENS     DE     MEIl  161 

pouvait  pas  achever.  Elle  tremblait  de  la  netteté  implacable 
des  mots.  Elle  balbutiait,  se  reprenait,  s'arrêtait.  Inflexible, 
le  prêtre  continuait  la  torture,  arrachait  la  plante  poussée 
dans  l'âme.  ' 

—  Je  me  propose,  moyennant  Votre  sainte  grâce,  de  con- 
fesser tous  mes  péchés,  avec  une  ferme  résolution  de  n'en  plus 
commettre,  de  m'éloigner  des  occasions  qui  peuvent  me  porter 
au  mal... 

Et  comme  elle  hésitait  encore,  la  voix  coléreuse  du  recteur 
gronda. 

—  Allons  donc  !  Vous  le  savez  bien,  pourtant  !...  Je  me 
pro-po-se  de  m'é-loi-gner  des  oc-ca-sions  qui  peu-vent  me 
por-ter  au  mal  !  d'accomplir  la  pénitence  qui  me  sera  imposée  l... 
Sainte  Vierge  !  comme  il  est  dur  d'arriver  [au  bout  I  Vous 
péchez  envers  Dieu,  mon  enfant,  par  vos  négligences  dans  vos 
devoirs  de  piété  et  vos  distractions  dans  vos  prières.  Vous 
résistez  à  la  grâce  et  vous  manquez  de  résignation.  Je  ne  pour- 
rai vous  absoudre. 

—  Mon  père  ! 

—  Je  vais  réciter  pour  vous...  Répétez  mentalement  :  Sei- 
gneur 1  je  vais  me  présenter  au  prêtre  à  qui  Vous  avez  donné 
le  pouvoir  de  remettre  les  péchés... 

Rose  pleurait,  silencieusement,  la  main  comprimant  sa 
bouche.  Son  front  se  meurtrissait  au  bois  dur  de  la  lucarne 
à  glissières.  Toute  sa  peine  montait  en  ondes  chaudes  de  son 
cœur  gonflé,  coulait  par  ses  yeux,  cuisait  son  visage.  Elle 
voulait  le  sacrifice  ;  elle  ne  pouvait  pas  l'offrir. 

—  Faites  que  je  n'aie  point  de  honte  à  confesser  toutes 
mes  offenses,  puisque  je  n'en  ai  pas  eu  à  les  commettre... 

Sacrilège  !  Elle  n'osait  mentir  jusqu'au  bout,  jurer  la  fidé- 
lité impossible.  Elle  restait  croyante  et  humble  pourtant, 
soumise  à  l'église  et  à  la  religion.  Une  force  triomphait  de 
sa  conscience,  imposait  sa  puissance. 

—  Rose,  prenez  garde  !  —  morigénait  l'abbé,  grave.  —  Vous 
vous  détournez  des  saintes  voies  de  Dieu.  Vous  qui  étiez  tout 
notre  espoir...  Reprenez-vous  !  Est-il  possible  que  vous  fassiez, 
vous,  une  mauvaise  confession? 

—  Mon  père  l 

—  Renoncez  ! 

1"  Septembre  1915.  11 


162  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Je  ne  peux  pas,  mon  père  ! 

Il  la  sentait  à  la  fois  obéissante  et  rebelle,  et  la  lutte  l'exci- 
tait. 

—  Vous  venez  au  tribunal  de  la  pénitence  avec  un  cœur 
impur,  pour  railler  Notre  Seigneur  Jésus-Christ.  Vous  n'êtes 
pas  contrite.  Vous  retombez  clans  le  péché.  Vous  vous  laisserez 
tenter  encore  et  vous  vous  perdrez  tout  à  fait. 

Il  la  repoussait  maintenant  et  son  débit  se  précipitait. 
Chaque  mot  se  faisait  pierre  pour  la  lapider.  Mais  en  elle,  le 
mal  résistait,  tenace,  tassé,  intact  au  fond  de  sa  poitrine. 
Elle  supplia  encore,  la  voix  faible. 

—  Mon  père  ! 

Alors,  il  la  ramassa,  comme  l'on  fait  d'une  pauvresse,  lui  jeta 
de  l'espoir,  ainsi  qu'une  aumône,  avec  des  reproches. 

—  Faites  pénitence.  Trois  Ave,  trois  Pater,  et  les  psaumes 
6,  31  et  37  de  la  Pénitence,  dix  fois  chacun  :  Ayez  pitié  de  moi, 
mon  Père...  et  Parce  que  je  me  suis  tue  sur  mon  péché... 

Il  ferma  brutalement  le  judas,  quitta  la  logette.  Elle  pria, 
anéantie  par  sa  grande  douleur.  Elle  aurait  crié  de  n'être  pas 
absoute,  tant  cela  lui  était  monstrueux.  Elle  en  avait  comme 
une  plaie  vive  dans  sa  tête  vide.  Dès  qu'elle  se  leva,  elle  courut 
pour  revoir  le  recteur,  l'implorer  encore.  Sa  vue  brouillée  ne 
pénétrait  pas  les  coins  ombreux  de  l'église  déserte,  ses  jambes 
vacillaient.  Elle  sortit  du  sanctuaire,  attendit  sous  l'auvent. 

Le  crépuscule  violaçait  la  lande  déclive,  embrumait  la  mer 
mêlée  au  ciel.  Les  arbres  fumaient  leur  filet  léger  de  branches 
vaporeuses,  roux  dans  la  rousseur  des  nuages.  Une  torpeur 
tranquille  enveloppait  les  choses.  Autour  de  Rose  immobile, 
les  petits  tas  de  sable,  qui  étaient  des  tombes,  enflaient  le 
sol  de  bosses  régulières,  qui  semblaient  des  êtres  couchés. 
Là  dormaient  les  anciens  du  bourg,  ceux  qui  étaient  morts 
dans  leurs  lits,  les  pères,  les  aïeux,  les  ancêtres,  les  hardis 
marins,  les  laboureurs,  les  marchands  ;  et  les  épouses,  les 
mères,  les  filles,  les  aïeules  ;  et  les  vieux  et  les  jeunes  du 
passé  ;  tous  ceux  et  celles  qui  avaient  vécu  avant,  qui  avaieni 
habité  les  maisons,  neuves  alors,  décrépites  à  présent,  et  qui 
avaient  prié  dans  cette  même  église,  prononcé  les  mêmes  mots, 
répété  les  mêmes  invocations,  les  mêmes  cantiques.  Ils  étaient 
là,  groupés  sous  la  croix,  morts^dans  la  foi  de  leurs  pères.  On 


GENS     DE     MER  163 

disait  encore  des  messes  pour  le  repos  de  leurs  âmes.  C'était 
pour  eux  que  revenaient  si  souvent  les  paroles  charitables, 
au  prône  :  un  tel  et  ses  défunts!  une  telle  et  ses  défunts!  telle 
famille  et  ses  défunts  !  On  priait  pour  soi  et  pour  eux.  Tous, 
ils  étaient  poussière  dans  la  poussière.  Ils  avaient  aimé,  ils 
avaient  souffert,  ils  avaient  cru.  Ils  étaient  l'humanité  per- 
pétuelle, qui  naît,  vit,  passe  et  pourtant  demeure,  toujours 
pareille,  petite,  craintive  et  misérable. 

Rose  sentait  confusément  ces  vérités,  tandis  que  son  attente 
se  prolongeait.  Elle  ne  distinguait  presque  plus  les  croix 
modestes,  les  bouquets  fanés,  les  couronnes.  Sur  la  place, 
par  delà  le  cimetière,  des  fenêtres  flambaient  soudain,  papil- 
lons lumineux  ouvrant  leurs  ailes  claires  sur  les  maisons.  On 
tendait  sur  elles  les  rideaux  discrets,  pour  que  le  regard  du 
passant  s'y  heurtât  et  n'y  pût  pénétrer.  Et  le  recteur  ne 
venait  pas. 

Sa  silhouette  noire  parut  enfin.  Rose  se  détacha  du  mur 
sombre,  s'approcha.  Le  prêtre  l'avait  déjà  reconnue. 

—  C'est  toi?  —  dit-il  durement.  —  Que  veux-tu? 

—  Mon  père,  absolvez-moi. 

U  demeura  muet.  Elle  n'osait  tendre  le  bras  pour  le  saisir 
par  sa  manche.  Elle  ne  voyait  pas  sa  figure,  mais  seulement 
l'auréole  de  ses  cheveux  d'argent. 

—  Pitié  !  ~  dit-elle. 

Il  frappa  du  pied,  tassant  le  sable  d'une  sépulture. 

—  Tu  ne  veux  pas  sincèrement,  —  dit-il,  —  tu  veux  tromper 
Jésus.  Quelle  démence  !  Pauvre  petite  !  Ne  sais-tu  pas  qu'il 
te  voit,  comme  il  nous  voit  tous,  et  qu'il  te  juge?  Que  me 
veux-tu?  Que  moi,  son  serviteur,  je  le  trahisse  à  mon  tour? 
Recule-toi  !  Humilie-toi  !  Sa  bonté  est  infinie  et  immense  sa 
miséricorde.  Prie  ! 

Il  n'écoutait  pas  ses  sanglots.  Il  posa  sa  main  sur  son  épaule, 
plaça  ses  yeux  près  des  siens  pour  bien  les  voir. 

—  Prie  !  —  répéta-t-il. 

Et  il  s'en  alla.  Son  large  soulier  égratigna  le  gravier.  Il 
s'enfonça  dans  la  nuit. 

Rose  était  seule  dans  les  ténèbres.  Elle  était  réprouvée. 
Mais,  au  milieu  de  cette  souffrance,  la  vie  résistait  encore, 
chantait  en  sourdine  sa  joie  éternelle  de  victorieuse.  Madhouas 
lui  devenait  plus  cher,  du  combat  pénible  livré  pour  le  garder. 


16  1  LA     REVUE     DE     PAIIIS 

Il  était  comme  un  rocher  solide  sur  la  mer  furieuse.  Elle  s'y 
appuyait.  Il  l'avait  voulue,  lui,  demandée,  et,  comme  elle, 
avait  été  repoussé.  Une  sensation  courageuse  la  pénétra.  Elle 
sécha  ses  yeux  rouges,  décida  sa  marche,  entra  dans  la  rue 
obscure,  gardée  par  les  maisons.  Un  vent  léger  venu  du  large 
rafraîchissait  sa  figure,  calmait  la  cuisson  des  larmes  à  ses 
paupières.  Il  bavardait  tout  bas  en  frôlant  ses  cheveux,  appor- 
tait de  la  lande  un  vagissement  atténué  de  bête  plaintive  et 
le  halètement  lointain  du  flot  berceur.  Des  senteurs  d'humus 
et  de  varechs  le  parfumaient.  La  lune  mince  émettait  une 
clarté  diffuse  et  calme,  qui  se  posait  sur  les  toits,  sur  les  mares, 
ourlait  les  murs,  blanchissait  la  grande  nuée  grise  tendue  ainsi 
qu'un  voile.  * 

La  jeune  fille  ralentissait  son  pas  pour  laisser  reposer  ses 
traits.  La  pensée  de  Madhouas  se  reformait  plus  précise  dans 
sa  cervelle.  Elle  ne  la  chassait  plus,  lui  laissait  conquérir  tout 
son  être,  et,  soudain,  elle  ne  voulut  plus  d'obstacles,  refusa  le 
renoncement,  serra  sa  volonté.  Elle  devait,  tenter  encore  une 
démarche,  parler  à  son  père,  avouer  son  amour,  demander 
l'autorisation.  Elle  saurait  l'attendrir,  le  convaincre.  Il  la  pro- 
tégerait et  consentirait  à  la  voir  heureuse.  Il  l'aimait.  Elle  lui 
dirait  tout  :  comment  le  matelot  l'avait  intéressée,  puis  sur- 
prise et  charmée,  et  que  son  cœur  en  était  rempli,  qu'elle  le 
voulait  pour  mari,  lui  et  nul  autre,  et  qu'elle  mourrait  si  on 
ne  voulait  pas  la  satisfaire.  La  solution,  si  simple,  l' éblouissait, 
et  elle  était  surprise  de  n'y  avoir  pas  songé  plus  tôt,  sûre  de 
la  réussite  et  de  la  joie  prochaine. 

Elle  touchait  sa  maison.  Ayant  franchi  d'un  bond'les  pierres, 
elle  monta.  Un  rais  lumineux  soulignait  la  porte  du  bureau. 
Vite,  elle  toqua,  entra.  Le  syndic  courbé  tourna  la  tête,  le 
front  plissé. 

—  Tiens  !  c'est  Rose,  -  fit-il,  —  laisse-moi,  petite,  j'ai  des 
comptes. 

Elle  ferma  le  battant,  se  retourna,  gênée.  La  chose,  main- 
tenant, était  difficile  à  dire.  Mais  elle  comprit  que  son  beau 
courage  allait  fondre,  si  elle  attendait,  et,  jetant  son  aveu  d'un 
élan,  elle  prononça  le  nom  cher,  le  nom  évocateur,  gros  de 
promesses  et  de  menaces. 

—  Père,  c'est  pour  Madhouas,  que  je  viens,  —  fit-elle. 


I 


GENS     DE     MER  165 

Il  s'ébahit  une  seconde,  puis  se  renfrogna.  Mais  elle  n'avait 
pas  de  temps  à  perdre,  et  vite  elle  expliquait, 

—  Je  sais  qu'il  est  venu.  Tu  lui  as  refusé.  Tu  ne  savais  pas, 
toi  !  Dame  non  !  Tu  ne  savais  pas.  Nous  sommes  bien  d'accord^ 
tous  deux. 

Il  se  dressa,  l'attira,  les  doigts  noués  à  ses  poignets,  et  la 
dévisagea. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis  là?  —  cria-t-il,  soupçonneux  d'une 
horrible  supposition.  —  Regarde  moi  1  Fi  de  garce  I  Lève  tes 
yeux  !  Non,  hein?  Tu  plaisantes? 

—  Puisque  je  l'aime,  —  murmura- t-elle. 

Il  s'affolait  et  scrutait  sa  fille.  Puis,  vite  rassuré  par  ses  pru- 
nelles de  vierge,  candides  et  pures,  il  souffla.  La  pourpre  de 
ses  joues,  atténuée,  revint  avec  violence  et  la  colère  succéda 
à  sa  douleur  profonde. 

—  Est-ce  que  ce  sont  les  filles  qui  commandent?  —  cria-t-il. 
'  —  Je  veux?  Je  veux?  Ah,  tu  veux!  Eh  bien,  moi,  je  ne  veux 

pas!  entends-tu?  Je-ne-veux-pas !  Est-ce  clair?  Et  puisque 
vous  êtes  si  bien  d'accord  tous  les  deux,  vous  resterez  d'accord 
chacun  de  votre  côté.  C'est  compris?  File  en  haut  et  tiens-toi 
tranquille,  c'est  tout  ce  que  j'ai  à  te  dire.  Ouste  !  Je  veux?... 
Il  enfonça  ses  mains  dans  ses  poches,  fixa  le  plancher. 

—  Je  l'ai  flanqué  à  la  porte,  ton  galant,  —  reprit-il,  —  et  je 
ne  lui  conseille  pas  de  remettre  les  pieds  ici,  ni  à  d'autres  !  Ma 
parole,  ils  sont  tous  fous,  dans  ce  pays.  L'un,  c'est  au  père 
qu'il  en  a,  et  l'autre,  c'est  à  la  fille!  Mais,  qu'ils  bronchent,  et, 
aussi  vrai  que  mon  nom  est  Pourru,  je  leur  brise  les  reins  ! 
Voilà  ce  que  je  ferai,  tu  entends?  Je  ne  veux  de  personne  dans 
ma  maison.  Personne  !  Je  ne  veux  pas  qu'on  farfouille  dans 
mes  affaires,  et  tu  resteras  comme  tu  es,  ou  tu  t'en  iras.  Te 
voilà  prévenue!  jamais  un  faraud  n'entrera  ici.  Jamais,  jamais 
et  jamais  ! 

Il  marchait  sUr  elle,  l' éloignait  des  écritures  accumulées 
sur  sa  table,  la  conduisit  dehors.  Elle  ne  résistait  plus,  affai- 
blie et  navrée,  mais  soumise,  n'ayant  plus  de  larmes,  plus  de 
volonté  ni  même  de  désirs.  Elle  avait  peur,  seulement,  peur  de 
son  père  courroucé,  peur  du  mal  qu'elle  faisait,  peur  de  son 
aveu  inutile,  peur  de  demain  et  de  la  vie. 

Mais  elle  emportait  serré  contre  elle,  cramponné  à  sa  chair. 


166  LA     REVUE     DE     PARIS 

rivé  à  son  âme,  à  elle  toute,  son  amour  vivant,  pelotonné 
comme  un  petit,  frileux,  cherchant  son  cœur  pour  s'y  blottir. 
Elle  se  réfugia  dans  sa  chambre. 


XV 


La  colère  du  syndic  ne  manquait  pas  de  sérieuses  raisons. 
Pourru  n'était  pas  sûr,  absolument,  d'avoir  tué  le  bruit  mau- 
vais dans  le  bourg,  et  rien  ne  pouvait  empêcher  qu'il  y  per- 
sistât. L'élan  cordial  des  pêcheurs  posant  leurs  signatures 
n'avait  d'autre  valeur  que  celle  mesurée  par  leur  mentalité 
à  courte  vue.  Il  suspendait  le  danger  hiérarchique,  l'ennui 
d'une  enquête  du  commissaire,  soulageait.  Il  ne  supprimait  pas 
le  bruit,  qui  existait,  tapi  quelque  part. 

Pourtant  le  syndic  se  réjouissait  de  la  dure  défaite  de  l'ad- 
versaire. Boulhuec  était  châtié.  Sa  mère  devait  maintenant 
aller  plus  loin  que  Murzac,  au  Bourg-Jacques,  et  même  jusqu'à 
Noyai  et  Guerneau,  toute  courbée  par  l'âge  et  lasse  au  long 
des  routes,  pour  vendre  sa  pénible  récolte  de  moules.  Les  gen& 
de  Sohec,  indignés,  refusaient  d'entr'ouvrir  les  portes  qu'elle 
cognait  de  son  bâton  d'épine.  Elle  voyait,  derrière  les  vitres 
sombres,  s'agiter  les  têtes  des  femmes  guetteuses,  et,  lorsqu'elle 
approchait,  celles-ci  quittaient  les  fenêtres,  s'enfonçaient  dans 
l'ombre  des  pièces.  Une  longue  semaine  passa  ainsi.  Hyacinthe, 
le  boiteux,  dut  choisir  un  lieu  de  repos  éloigné  du  calvaire, 
car  les  enfants  et  les  mousses,  en  jouant  à  îa  mailloche,  l'attei- 
gnaient trop  souvent  avec  leurs  pienes. 

Boulhuec  rongeait  son  frein  et  cherchait,  en  se  traînant 
accablé,  un  coin  de  silence.  Il  s'échouait  de  l'autre  côté  des 
Gloses,  sur  un  chemin  envahi  d'herbes  où  personne  ne  passait, 
que,  parfois,  des  laveuses  robustes  portant  d'énormes  paquets 
de  linge  humide.  Elles  se  moquaient  de  lui,  qui  restait  accroupi, 
immobile,  les  yeux  fixes.  La  haine  corrodait  sa  poitrine.  Il 
regardait  la  mer  déferler  sur  une  plage  de  cailloux,  et,  des 
fois,  hurlait  comme  un  chien  pris  de  rage. 

Voilà  ce  qui  rendait  Pourru  joyeux.  Mais  tout  n'était  pas 
fini  ;  le  bruit  n'était  pas  mort,  aboli.  Il  ressuscitait,  comme  le 


GENS     DE     MEK  167 

feu,  SOUS  la  cendre  grise,  rejaillit.  Il  courait  de  porte  en  porte, 
de  bouche  à  oreille.  On  ne  l'entendait  pas.  On  savait  qu'il 
était.  Chacun  le  colportait  un  peu,  en  y  ajoutant  une  toute 
petite  part  d'invention.  Il  faisait  le  tour  du  bourg,  galopait 
jusqu'à  une  demeure  éloignée,  revenait,  sautait  deux  maisons, 
entrait  dans  la  troisième,  se  glissait  au  bâillement  des  portes, 
sortait  par  les  fenêtres.  Il  traînait  au  long  des  haies  et  sur  le 
Rebarquère,  le  jour.  La  nuit,  il  frôlait  les  talus,  porté  par  la 
brise.  Il  s'amplifiait.  Trois  mots  le  tenaient  au  début,  et  des 
phrases  entières  ne  le  contenaient  plus  ensuite.  Parfois  on  le 
croyait  disparu,  puis  il  revenait,  plus  important,  plus  impé- 
rieux plus  véridique.  Le  syndic  humait  sa  présence,  le  trou- 
vait dans  les  yeux,  dans  les  attitudes,  dans  les  bouches  muettes 
Il  ne  pouvait  le  saisir,  l'écraser,  l'anéantir. 

Le  bruit  planait.  Personne  ne  voulait  le  recevoir,  ni  l'héber- 
ger, mais  tous  l'attendaient.  Les  commères  se  défendaient  tout 
haut  de  lui,  et  le  susurraient  tout  bas.  Pas  de  conversation, 
de  rencontre  même,  sans  qu'il  s'y  coulât,  insinuât,  apparût. 
On  le  rencontrait  à  Murzac,  à  Bourg-Jacques,  à  Denescu, 
ailleurs.  Il  semait  des  idées  sur  sa  route,  des  regrets  de  perte. 
Il  traînait  après  lui  de  grosses  sommes  d'argent,  impossible 
à  évaluer.  On  faisait  des  réserves.  On  aurait  bien  voulu  savoir 
le  fin  mot. 

On  épluchait  la  vie  du  syndic,  de  sa  femme,  de  sa  fille  et 
de  la  Fitte.  On  remarquait  que  Pourru  faisait  beaucoup  de 
cadeaux,  pour  un  homme  de  son  emploi,  mais  on  y  était 
habitué.  On  recevait  ce  qu'il  offrait.  Donner  c'était  son  droit. 
La  Fitte,  elle,  calmait  fréquemment  des  pleurnicheurs  en  sor- 
tant de  sa  poche  des  cent  sous,  des  dix  et  même  des  quinze 
francs,  qu'elle  prêtait  sans  être  bien  sûre  de  les  revoir.  Ce 
n'était  pas  tout  à  fait  naturel,  cela,  dame  !  L'un  ou  l'autre, 
parmi  les  gens,  ne  donnerait  pas  ainsi,  aux  lieu  et  place  de 
la  Marine. 

La  Boulhuec  avait  peut-être  bien  raison,  après  tout,  quoi 
qu'en  dît  Madhouas.  Il  n'y  a  jamais  de  fumée  sans  feu.  Mais 
elle  n'avait  pas  su  s'expliquer.  Son  fils  aurait  dû  avoir  sa  pen- 
sion, en  somme.  Il  avait  été  blessé,  sûr,  puisqu'il  lui  fallait  une 
béquille  pour  se  traîner.  Et  la  mère  et  le  fils  crevaient  de  faim. 
Pourtant,  ceux  de  Damgan,  ceux  de  Pénerf,  touchaient,  eux. 


168  LA     REVUE     DE    PARIS 

On  en  connaissait.  On  savait  jusqu'à  des  Sinagots  qui  avaient 
eu  des  secours  considérables.  Quelqu'un  avait  dit  qu'à  Qui- 
beron,  à  Port  Haliguen  et  i)artout  par  là,  il  n'y  avait  même 
pas  besoin  de  demander  pour  recevoir.  Ainsi  !... 

Tout  bien  regardé,  qui  donc  gagnait  le  plus  d'argent  à 
Sohec? 

La  Fitte. 

On  comptait.  Elle  gagnait  comme  débitante,  comme  com- 
missionnaire, comme  marchande  de  poisson.  Elle  gagnait 
surtout  en  prêtant  des  sous  qu'il  fallait  lui  rendre,  et  plus 
qu'on  n'avait  reçu. 

Qui  la  nourrissait?  Tout  le  monde.  Tout  l'argent  du  bourg 
passait  das  ses  poches.  Elle  avait  le  bras  long. 

Et  Pourru?  C'était  un  brave  homme,  -ayant  le  cœur  sur  la 
main,  volontiers  obligeant  et  pas  fier.  Mais,  s'il  fallait  tout 
dire,  peut-être  bien,  dame,  qu'il  n'était  pas  le  plus  fort  dans 
son  ménage.  Il  y  a  des  hommes  qui  se  laissent  conduire  par 
les  femmes,  et  celui-là  en  avait  trois  à  ses  trousses  :  la  Fitte, 
capable  de  tout,  la  Pourru,  qui  ne  se  privait  de  rien,  et  Rose, 
mignonne,  mais  coquette.  Une  grande  fdle  pareille,  qui  s'attife 
sans  être  regardante,  coûte.  Celui  qui  voudrait  devenir  son 
mari,  Madhouas,  par  exemple,  devrait  suer  pour  la  vêtir,  la 
fournir  de  coiffes  ajourées,  de  guimpes  en  dentelle,  de  mou- 
choirs dé  soie.  Sans  doute,  elle  avait  raison  d'en  porter,  puis- 
qu'elle pouvait  les  acheter.  Nul  ne  la  jalousait.  Mais,  qui 
payait,  en  définitive? 

Quelqu'un  interrogea  la  Boulhuec,  un  jour,  sans  en  avoir 
l'air.  Méfiante  et  revêche,  elle  fit  la  discrète,  son  visage  ridé 
clos  aux  lèvres  et  aux  yeux.  La  curiosité  s'aviva.  Elle  savait 
plus  qu'elle  ne  voulait  dire,  pour  être  ainsi  muette.  Elle  était 
peut-être  payée  pour  se  taire,  elle  qui,  si  pauvre,  était  propre, 
toujours.  La  pêche  des  moules,  une  besogne  de  miséreux  ou 
de  vieillard  impotent,  ne  pouvait  la  nourrir.  Elle  savait  des 
choses.  Alors,  on  l'amadoua.  , 

Les  femmes  s'en  chargèrent.  Comme  elle  passait  courbée 
sous  son  lourd  sac  de  mollusques,  l'une  d'elles  l'arrêta. 

-  -  Mais  ils  étaient  très  beaux  ses  coquillages.  Où  allait-elle 
donc  les  pêcher  ?  Par  là  ?  Tiens  donc  I  Et  elle  les  vendait,, 
comme  ça,  à  Questembert,  et  partout,  dans  les  terres?  C'était 


GENS     DE     MER.  169 

bien   loin   pour    elle,  à  son    âge,  et  elle  devait  être  lasse,  au 
soir  ? 

—  C'est  vrai,  dame,  qu'après  le  malheur  de  son  gars,  plus 
bon  à  rien  qu'à  être  nourri,  il  lui  fallait  trimer  dur.  Eh  bien, 
donc!  qu'elle  passe  de  temps  en  temps.  Elle  pouvait  aussi 
apporter  des  crabes  et  des  anguilles,  quand  elle  aurait  l'occa- 
sion. 

—  Et  pour  ses  affaires,  il  n'y  avait  rien  de  neuf  encore? 
Sainte  Vierge  !  elle  réclamait,  au  moins,  elle  ne  se  laissait  pas 
faire,  pour  sûr?  Le  gars  avait  droit  à  quelque  chose.  Enfin,  ça 
la  regardait,  et  on  ne  voulait  pas  s'y  mêler,  mais,  à  sa  place... 

La  vieille  s'étonna  un  jour  ou  deux,  puis  comprit  à  moitié, 
et  la  confiance  lui  revint.  Elle  économisait  ses  pas  en  vendant 
ses  coquilles  dans  le  bourg.  Elle  répondit  donc. 

—  Bien  sûr  qu'elle  avait  droit;  mais,  à  cause  des  écritures, 
on  l'avait  embrouillée.  Si  son  gars  allait  à  Vannes  lui-même, 
il  s'expliquerait  et  on  ne  le  roulerait  pas  comme  elle,  qui  n'était 
qu'une  pauvre  imbécile.  Le  malheur,  c'est  qu'il  ne  voulait 
plus  bouger,  maintenant.  Il  se  rongeait  les  sangs,  tout  seul, 
à  traînailler,  et,  certains  soirs,  il  avait  des  yeux  de  vrai  fou. 
C'est  ainsi  qu'on  excite  les  gens,  dame,  et  qu'il  arrive  des 
malheurs.  Elle  qui  était  la  mère,  pourtant,  il  y  avait  des  fois 
où  son  fils  lui  faisait  peur,  fi  de  garce,  oui  ! 

Et  le  bruit  emphssait  Sohec,  errait  avec  le  vent,  grondait 
avec  la  mer. 

Un  beau  matin  clair,  alors  qu'il  ramenait  la  drague  déchirée, 
maniant  l'aiguille  double,  sur  le  pont  net  de  la  V.  2208, 
Madhouas  entendit  le  bruit. 

—  Tout  de  même,  si  Pourru  était  un  voleur,  comme  on  pré- 
tend?... 

D'abord,  l'indignation  scella  les  lèvres  du  matelot,  puis  la 
colère  chauffa  sa  cervelle. 

—  Voilà  donc  que  cette  infamie  recommençait  ! 

Il  en  souffrait  comme  d'une  injure  personnelle.  Elle  attei- 
gnait le  père  et  la  mère  de  Rose,  et  souillait  Rose  elle-même. 
Il  ne  pouvait  la  supporter.  Le  syndic  était  un  homme  violent, 
qui  l'avait  chassé,  mais  c'était  affaire  entre  hommes,  et  cela 
ne  faisait  pas  de  Pourru  un  malhonnête.  Il  était  impossible 
que  ce  fût  un  brigand,  ou  alors  il  n'y  avait  plus  d'espoir  de  le 


170  LA     REVUE     DE     PARIS 

fléchir  un  jour,  et  Dieu  n'était  plus  Dieu,  ni  le  soleil  chaud  et 
jaune,  ni  la  nuit  noire. 

Madhouas  questionna  Dréan. 

—  Tu  y  crois,  toi,  à  ces  balivernes? 

—  Dame,  je  ne  les  écoute  pas,  ça  vaut  mieux. 
Beaucoup   d'autres   pêcheurs   restaient  indifférents   à   ces 

propos  de  jupes.  Bien  sûr,  ils  regrettaient  que  leurs  vieux,  les 
pères,  mères,  oncles,  tantes  ou  voisins,  n'eussent  pas  de  secours 
plus  importants,  et  que  la  Marine  n'augmentât  pas  le  chiffre 
de  ses  pensions.  Plus  d'argent  ne  cause  jamais  déplaisir.  Mais 
ils  étaient  forts,  eux  autres,  leurs  muscles  étaient  durs,  leurs 
poitrines  larges.  Ils  avaient  du  travail  :  la  barque,  la  pêche. 
Tant  qu'ils  pourraient  prendre  du  poisson,  l'apporter  dans  les 
corbeilles,  le  déposer  aux  pieds  des  marchandes  loquaces, 
empocher  leur  salaire,  payer  les  Invalides,  chiquer  toute  la 
semaine  et  boire  la  goutte  le  dimanche,  en  maniant  les  cartes 
venues  d'Espagne  en  contrebande  et  ramenées  de  Bordeaux, 
ils  avaient  bien  assez  de  tourments  et  de  joies  sans  en  chercher 
de  nouveaux.  La  plupart  se  souvenaient  de  leurs  obligations 
envers  Pourru  ;  d'autres  devaient  à  la  Fitte.  Ils  protestaient 
contre  l'insinuation. 

—  On  dit  ça,  et  puis,  quelles  preuves  qu'on  a?  Rien  du  tout. 
C'est  des  on  dit.  Faut  pas  y  faire  cas  ! 

Ils  crachaient,  clignaient,  puis  lançaient  au  loin  leur  regard 
de  matelots.  Mais  Madhouas,  obstiné,  pensait  à  Rose.  Il  ne 
voulait  pas  qu'elle  fût  la  fille  d'un  voleur  et  qu'on  pût  la  soup- 
çonner complice.  Il  comprenait  bien  aux  propos  à  son  sujet 
qu'elle  était  hors  de  cause  ;  cela  ne  lui  suffisait  pas.  Il  la  vou- 
lait immaculée  pour  tous.  Il  serrait  les  poings  comme  s'il  eût 
dû  s'en  servir  tout  de  suite  contre  Boulhuec.  La  menace  mys- 
térieuse de  l'infirme  occupait  sa  mémoire. 

—  Ni  toi,  ni  d'autres  !  —  avait-il  dit.  —  Personne  ne 
l'aura. 

Quelle  canaille  d'avoir  combiné  un  coup  pareil  !  Malgré 
l'évidence  du  mensonge,  un  doute  subsistait  dans  les  esprits. 
Quand  lui,  Madhouas,  montrait  l'inanité  de  la  plainte,  les  gens 
r  écoutaient  la  tête  hochante. 

—  Bien  sûr  qu'il  avait  peut-être  raison?... 

Mais  ils  se  réservaient  et  cela  l'exaspérait.  En  croyant  un 


GENSDEMER  171 

peu  la  médisance,  on  salissait  Rose,  qui  pleurerait;  Rose  la 
douce,  l'inaccessible,  pour  l'instant  gardée  par  son  père  comme 
le  trésor  de  la  maison.  L'amcureux  allait  de  l'un  à  l'autre, 
interrogeait,  niait,  se  débattait. 

—  Bien  sûr,  fi  de  garce,  —  répondaient  les  hommes. 

—  Bien  sûr,  dame,  —  répondaient  les  femmes. 

On  les  sentait  impénétrables,  fermés  comme  des  logis  dans 
l'ombre.  Leurs  regards  guettaient  dans  leurs  yeux,  comme  à 
l'affût.  Leur  idée  restait  secrète  sous  leur  crâne  dur,  et  ils 
attendaient  sans  hâte  l'événement  qui  leur  donnerait  raison  ou 
tort.  Ou  bien  ils  s'informaient  de  la  santé  de  la  Madhouas. 

—  Allait-elle  mieux,  à  cette  heure?  Plus  de  fièvre?  Il 
devrait  lui  faire  prendre  de  la  rhubarbe  de  moine,  pour  la 
soulager.  C'était  bon. 

Il  remerciait  :  elle  allait  bien  à  présent,  solide,  vaquant  à 
ses  besognes,  le  dos  sous  le  châle,  la  bride  de  la  coiffe  au  men- 
ton, le  ventre  sous  le  tablier.  Elle  en  avait  pour  des  ans  encore, 
heureusement.  Et  il  disait  vite,  après,  à  son  interlocuteur  : 

— •  Tu  y  crois,  toi,  aux  dires  de  Boulhuec? 

—  Que  qu'on  sait?  — •  objectait  l'autre.  —  Nous  autres,  on 
ne  saura  jamais  le  fm  bout.  C'est  peut-être  des  menteries, 
peut-être  des  vérités. 

—  En  tout  cas,  —  remarquait-il,  —  s'il  y  avait  apparence 
de  trafic,  le  commissaire  serait  venu  enquêter. 

—  Des  fois... 

Il  n'y  avait  pas  moyen  d'en  tirer  autre  chose,  pas  plus  que 
d'arrêter  le  bruit  méchant  et  faux.  Il  était  comme  un  souffle 
de  maladie  mahgne  qui  pénètre  partout,  dans  les  logis  les 
plus  clos,  les  plus  écartés,  apporte  le  mauvais  air  et  ravage. 
Du  bien,  au  lieu  du  mal,  n'aurait  jamais  pu  se  répandre 
ainsi.  Du  moins,  Madhouas,  chagriné,  le  pensait. 


XVI 


Le  vent  soufflait.  Il  y  mettait  une  sorte  de  rage,  lancé  comme 
une  brute.  Il  arrivait  par  rafales,  reprenant  à  peine  haleine 
pour  mieux  courir  ensuite.  Après  avoir  franchi  d'un  saut  la 


172  LA     REVUE     DE     PARIS 

surface  plane  de  la  lande,  il  se  heurtait  à  tout  ce  qui  était 
debout.  Les  arbres  ployaient  en  gémissant  aux  cassures  de 
leurs  branches.  Les  maisons  frémissaient  sur  leurs  bases,  et 
leurs  ardoises  s'envolaient.  La  couverture  de  zinc  du  clocher 
se  déchirait  comme  une  peau  qui  s'écaille. 

La  mer,  Ilagellée,  s'irritait.  Elle  était  glauque  et  trouble,  et, 
chassée  vers  la  terre,  lançait  sur  elle  de  grosses  lames  furieuses 
qui  arrivaient  du  large,  ramassaient  tous  les  clapotis,  toutes 
les  pointes  provocantes  d'eau  et  de  mousse,  hérissaient  leur 
dos,  et,  soudain,  se  heurtaient  aux  rochers  pointus,  culbutaient 
à  moitié,  bavaient,  poursuivaient  leur  course  et  frappaient  le 
rivage  à  grand  fracas.  La  falaise  grondait  de  sa  clameur  sourde, 
et  les  galets  arrachés,  roulés,  broyés,  hurlaient  leur  plainte 
stridente. 

Depuis  dix  jours,  les  barques  ne  sortaient  plus.  Depuis  dix 
jours,  les  pêcheurs  venaient  par  les  ruelles  au  Rebarquère,  en 
surouêt,  les  mains  dans  les  poches  de  leurs  cirés,  examinaient 
le  baromètre  indiquant  la  tempête,  causaient  et  s'assuraient, 
de  loin,  que  leurs  barques  alignées  dans  le  Piot  ne  se  détachaient 
pas  de  leurs  ancres.  Le  vieil  Isert,  le  nez  rougi  par  la  brise, 
affirmait  n'avoir  pas  vu  pareille  fureur  depuis  vingt  ans,  pour 
le  moins. 

Cette  tornade  venait  de  l'autre  côté  de  l'océan,  des  Florides, 
ou  de  par  delà  la  Guyane.  Elle  ravageait  tout  sur  son  passage. 
M.  Merrien  avait  dit,  à  la  mairie,  qu'elle  suivait  le  gulf-stream, 
et  cela  semblait  possible.  Sohec  était  isolé  comme  une  île,  sur 
sa  butte.  Tout  autour,  la  marée  entrait  par  le  Piot,  envahis- 
sait le  lit  étroit  de  la  rivière  Saint-Martial  et  prenait  de  l'aise 
dans  la  lande.  L'herbe  ne  se  voyait  plus  guère  qu'aux  talus, 
et  les  arbres  plongeaient  jusqu'à  mi-corps.  L'eau  battait  l'em- 
pierrement de  la  route  de  Murzac,  au  pied  du  grand  calvaire. 
On  se  serait  cru  aux  équinoxes,  lorsque  les  grandes  marées 
inondent  les  bas  terrains,  remontent  par  les  sources  jusqu'à 
Ambon,  fdtrent  partout.  ^ 

On  attendait  l'accalmie  en  geignant.  Il  fallait  se  priver,  car 
le  manque  de  poisson  supprimait  l'abondance.  Les  marchandes, 
surtout,  se  lamentaient  avec  des  termes  én'ergiques.  Elles  res- 
taient des  lieures  assises  au  Rebarquère,  les  genoux  serrant 
leurs  jupes  épaisses,  les  yeux  mauvais.  Leurs  glapissements 


I 


GENS     DE     MER  ll'.< 

irritaient  les  hommes  patients.  Elles  regrettaient  le  profit  de 
leurs  courses  dans  les  terres,  sous  les  charges  des  corbeilles 
pleines. 

—  Les  gars  de  Moustériau,  —  assurait  l'une,  —  vont  sur  des 
mers  plus  démontées,  et  leurs  femmes  les  suivent... 

—  J'ai  vu,  à  rile-aux-Moines,  —  disait  l'autre,  —  des 
gamins  bondir  de  vague  en  vague,  sur  des  plates  sans  avirons. 

Chacune  contait  son  anecdote,  pour  faire  honte  aux  marins 
de  Sohec.  Il  ne  fut  pas  jusqu'à  Boulhuec  qui  ne  profitât  de 
l'angoisse  commune  pour  reparaître  et  dire  son  mot,  calé 
sur  sa  béquille. 

—  J'ai  navigué  par  des  temps  plus  durs,  dans  les  mers  de 
Chine.  Seulement,  on  était  des  vrais  matelots,  là-bas... 

—  J'ai  vu  mieux  aussi,  —  contait  Dréan,  —  au  cap  Horn, 
sur  des  voiliers... 

D'autres  parlaient  de  la  Terre  de  Feu,  d'autres  de  Dakar, 
en  Sénégal.  Puis  on  regardait  à  nouveau  le  golfe  aux  rochers 
empanachés  d'écume.  Le  phare  blanc  disparaissait  par  inter- 
valles sous  un  embrun.  On  se  serrait,  eii  groupes,  à  l'abri  des 
murs,  pour  voir. 

—  Il  y  en  a  qui  craignent  bien  le  vent,  —  remarquait 
Boulhuec,  —  on  ne  les  voit  jamais  ici. 

—  Qui  donc? 

—  Des  gens,  des  marins,  qu'on  dit... 

Il  clignait  en  voyant  arriver  Madhouas,  qui  distribuait 
quelques  bonjours  brefs  et  s'en  allait  en  l'apercevant. 

— ^  Il  a  mieux  à  faire  qu'à  rester,  sans  doute,  —  ricanait 
l'infirme,  dans  son  dos. 

Désiré  se  réjouissait  presque  de  la  tempête.  Il  tournait  le 
Rebarquère  occupé  par  le  monde,  enfilait  la  route  du  Rohec 
et  montait  lentement  la  côte  taillée  dans  la  roche  rouge.  Des 
ormes  enlacés  par  le  lierre  ébouriffaient  leurs  têtes  chauves. 
Les  champs  étroits  s'enclosaient  de  petits  murs  aux  pierres 
rousses  tachetées  de  lichens  et  de  mousses.  Il  montait  encore, 
émergeait  au  sommet,  près  du  moulin,  sur  le  plateau  couvert 
de  bruyères  et  d'ajoncs.  Il  dominait  de  là  six  lieues  de  pays 
à  la  ronde,  découvrant  un  immense  panorama  circulaire,  par- 
semé de  bouquets  d'arbres,  de  villages  et  de  landes  où  pais- 
saient des  moutons.  Son  regard  dépassait  Limerzel,  Noyai, 


171  LA     REVUK     DE     PARIS 

le  Gueriio,  se  promenait  à  Arzal,  franchissait  la  Vilaine,  et 
devinait  au  loin  Camoël  et  Tréhiguier,  avec  la  côte  plus  proche 
où  se  campaient  Pénerf,  Damgan  et  Ambon. 

Mais  le  vent  assaillant  le  plateau  frappait  violemment  sa 
poitrine.  Il  aimait  le  sentir  courir  sur  sa  peau.  Il  restait  adossé 
au  moulin,  derrière  les  ailes  immobiles,  que  le  remous  de  l'air 
faisait  gémir  et  craquer.  Il  guettait,  de  son  œil  perçant,  tout  au 
long  de  la  route  sinueuse  de  Sohec  et  voyait  soudain  une  voi- 
ture minuscule  sortir  des  Gloses.  Elle  longeait  le  mur,  traver- 
sait le  bourg,  descendait  vers  Murzac.  Parfois,  une  haie  la 
cachait  pour  la  rendre,  plus  proche  et  grossie.  Au  grand  cal- 
vaire, elle  s'arrêtait. 

Deux  femmes  en  descendaient  et  s'avançaient  en  quêtant 
sur  le  sol.  Elles  se  baissaient  parmi  les  plantes,  cueillaient  des 
tiges,  s'encombraient  les  bras  de  gerbes  et  montaient  vers  le 
moulin. 

Ce  jour-là  encore.  Désiré  distingua  les  visages  de  made- 
moiselle Merrien  et  de  Rose.  Il  dégringola  alors  dans  une 
grande  crevasse  sciant  la  terre.  On  y  avait  autrefois  extrait 
de  la  pierre  dure,  et,  entre  ses  deux  hauts  murs  rouges,  on 
pouvait  disparaître  comme  dans  une  rue.  Des  flaques  de  pluie 
y  croupissaient,  auxquelles  des  pies  venaient  boire.  Embusqué, 
Madhouas  siffla  court,  par  inter\'alles,  comme  le  hulot.  Rose 
s'agita.  Elle  s'assura  que  la  directrice  était  absorbée  par  ses 
recherches  et  se  redressa  ;  puis,  fascinée,  elle  vint  vers  la 
cachette  et  vit  Désiré. 

La  première  rencontre  ainsi  préparée  l'avait  mise  en  fuite 
vers  sa  compagne.  Elle  en  était  restée  apeurée  deux  ou  trois 
jours.  Mais  elle  s'était  habituée  à  savoir  Madhouas  près  d'elle, 
à  agir  sous  ses  yeux.  Elle  avait  ensuite  aimé  venir.  Il  faisait 
des  signes,  disait  bonjour  par  gestes,  envoyait  même  des  bai- 
sers qu'elle  recevait  sur  le  cœur,  comme  des  coups.  Appri- 
voisée, elle  tournait  souvent  la  tête.  Mademoiselle  Merrien 
admirait  l'ardeur  qu'elle  montrait  soudain  pour  la  cueillette* 
des  simples  nécessaires  à  l'ouvroir.  Rose  s'y  attardait,  com- 
plaisante. Il  lui  semblait  être  sous  l'œil  de  Dieu  dans  la  colline 
broussailleuse  où  s'accomplissait  sa  besogne  charitable  et 
qu'elle  ne  faisait  pas  le  mal  en  écoutant  un  peu  son  amour. 
Le  grand  souffle  marin  arrivant,  parfumé  de  sel  et  d'iode, 


GENS     DE     MER  175 

■  apportait  les  claires  sonneries  des  cloches  de  Sohec  et  de 
Noyai.  Toute  une  musique  de  bronze  s'éparpillait  sur  la 
[hauteur,  mêlée  à  l'immense  ahan  de  la  mer  furieuse.  Le  vent 
sifflait  sur  le  sol,  zézayait  dans  les  branches,  chantait  sous  les 
nuages.  Des  oiseaux  filaient  dans  le  ciel,  lancés  comme  des 
flèches.  Des  brins  de  paille,  pris  par  des  tourbillons,  tour- 
noyaient en  s'élevant  de  terre,  dans  une  forme  mobile  de 
danseuse  légère  et  fragile. 

—  Arrache  donc  cette  toute-saine,  à  tes  pieds  !  —  disait  la 
directrice. 

—  Tiens,  du  mille-pertuis  !  Nous  le  ferons  macérer  dans 
l'huile  pour  les  plaies. 

Rose  se  baissait,  cueillait  la  plante.  Et,  sous  ses  cils,  elle 
distinguait,  entre  deux  pierres,  les  yeux  guetteurs  de  son 
amoureux. 

—  Ça  te  rend  toute  rouge,  s'étonnait  la  châtelaine,  tu  as 
une  bonne  mine  de  santé. 

Le  compliment  la  rendit  pourpre  davantage.  Elle  appuya 
fort  sa  cueillette  sur  son  sein,  pour  comprimer  les  battements 
de  son  cœur.  Il  lui  semblait  qu'ils  pouvaient  la  trahir.  Elle 
esquissa  un  mouvement  d'effroi,  parce  que  sa  compagne  allait 
vers  la  crevasse. 

La  catastrophe  fut  prompte,  nette,  décisive.  Madhouas, 
entendant  un  pas  vers  lui,  se  montra  et  fut  en  présence  de  la 
directrice  des  Enfants  de  Marie.  Il  posait  au  bout  de  ses  doigts 
un  baiser  qu'il  ne  pouvait  retenir.  Il  resta  interdit,  gauche, 
sans  même  songer  à  ôter  son  bonnet.  La  vieille  fille  eut  un 
haut-le-corps  et  se  rejeta  en  arrière.  Elle  courut  sur  Rose 
pâlie. 

—  Je  n'aurais  jamais  cru  cela  de  vous  !  —  cria-t-elle.  — 
Vous  êtes  une  mauvaise  fille  !  Vous  m'avez  trompée.  N'êtes- 
vous  pas  honteuse?  Impure! 

Elle  arrachait  de  ses  mains  les  simples,  les  éparpillait. 

—  Laissez  cela,  qui  vous  a  servi  à  cacher  votre  ignominie. 
Allez  devant  ! 

Elle  entraîna  Rose,  le  pas  saccadé,  et,  sans  lui  permettre  de 
tourner  la  tête,  descendit  à  sa  suite  le  sentier  tordu,  aux  hal- 
liers  frissonnants.  Les  feuilles  palpitaient  et  chuchotaient,  les 
pierres  roulaient  en  claquant  sur  les  marches  rustiques  creu- 


17G  LA    REVri;    di.    I'Aiiis 

sées  de  place  en  place  dans  la  roche.  La  sente  zigzaguait  entre 
des  arbres  noueux  et  trapus,  et  des  touffes  violettes  de  blé 
noir.  Elle  rampait  ici  comme  un  serpent  agile,  galopait  là, 
dégringolait  plus  loin.  Peu  à  peu,  la  croix  du  grand  calvaire 
montait  du  carrefour  ;  puis  les  statues  paraissaient,  et  les 
balustres,  enfin,  tout  le  reposoir  divin,  édifié  à  la  rencontre 
des  routes  pour  la  prière,  le  repentir  et  l'espérance.  La  voiture 
attendait,  sur  la  petite  pelouse  d'herbe  fine,  devant  le  monu- 
ment. Mademoiselle  Merrien  ouvrit  la  portière. 

—  Vous  arrêterez  chez  le  syndic,  —  ordonna-t-elle  au 
cocher,  qui  se  hâtait  d'éteindre  sa  pipe  pour  monter  sur  le 
siège. 

L'homme  toucha  son  cheval.  Le  paysage  s'anima  dans  les 
vitres  et  s'éploya,  virant  sur  l'horizon.  De  grands  pans  de 
landes  et  de  labours  passaient.  La  route  grimpait,  rude, 
empierrée  par  les  deux  cantonniers,  qui  égalisaient  avec  du 
gazon  pris  aux  talus  leur  travail  du  matin.  Les  femmes  se 
taisaient,  séparées  par  l'irréparable.  Rose  se  pelotonnait  dans 
un  angle,  et  elle  voyait  aux  lèvres  agitées  de  la  directrice  que 
celle-ci  priait  en  silence.  Elle  détourna  son  regard.  Sohec 
barrait  la  route.  Quelques  ormes  d'un  pré  vert  secouaient  au 
vent  leur  chevelure  hérissée,  et  les  roues  grinçaient  sur  le 
pont  enjambant  la  rivière  Saint  Martial.  Le  cheval,  au  pas, 
tirait  par  secousses.  Des  petites  filles,  qui  jouaient  à  la  marelle, 
crièrent  bonjour,  puis  restèrent  interdites. 

—  Je  pense  que  vous  vous  confesserez,  —  dit  tout  à  coup 
mademoiselle  Merrien. 

Le  tapage  du  fer  cogné  chez  Jorace  annonçait  l'arrivée.  Le 
cocher  arrêtait  devant  l'enseigne  officielle  :  Syndic  des  Gens  de 
mer.  Rose  sauta  à  terre.  Ses  pensées  même  s'émiettaient.  Elle 
avait  le  sentiment  immense  et  triste  du  désastre  irrémédiable. 
Il  n'y  avait  plus  à  résister,  à  attendre  ou  à  vaincre.  Sa  répu- 
tation était  perdue.  Elle  allait  être  chassée  de  l'ouvroir,  cette 
fois,  étant  prévenue  lors  du  premier  scandale.  On  la  montre- 
rait au  doigt.  Les  fillettes  informeraient  les  parents,  et,  dans 
chaque  maison,  dans  les  rues,  au  Rebarquère,  partout  où  les 
gens  se  rencontrent,  où  les  épouses  trouvent  leurs  maris,  où 
les  amis  se  parlent,  s'entendrait  la  même  phrase  impitoyable 
et  moqueuse  : 


GENS     DE     MER  177 

—  Rose  Pourru  a  été  surprise  au  Rohec  avec  Désiré 
Madhouas  ! 

Elle  entendait  ces  mots  grimper  l'escalier  avec  elle,  se 
grouper,  l'entourer,  cruels  comme  un  vol  de  guêpes.  Ils  arri- 
vaient en  essaim  à  l'étage,  traversaient  le  palier,  entraient 
dans  sa  chambre.  Des  commentaires,  déjà,  naissaient  à  leur 
approche,  ricaneurs,  hostiles. 

Sa  mère,  étonnée,  poussait  la  porte,  s'exclamait,  facile  au 
parlage. 

—  Tiens  !  tu  ne  vas  pas  aux  Gloses? 

Elle  inventait  vite  un  prétexte  pour  éviter  les  explications 
immédiates,  se  débarraissait,  incapable  de  sangloter  sur 
ce  cœur  vain,  dont  la  mollesse  ne  pouvait  lui  offrir  d'appui 
dans  la  crise.  Et,  solitaire,  elle  examinait  encore,  une  à  une, 
les  phases  de  sa  situation  :  son  éviction  des  Enfants  de  Marie 
et  des  Gloses,  l'allusion  certaine  du  recteur  au  prêche  pro- 
chain, la  fureur  paternelle  et  la  rumeur  pareille  à  une  fumée 
acre  et  invisible,  qui  séparerait  les  honnêtes  gens  de  l'hypo- 
crite Rose  Pourru. 

Elle  n'avait  plus  du  tout  conscience  du  Dieu  clément  et  secou- 
rable,  qui  pardonnait  toujours  aux  Madeleines  repentantes. 
Elle  abandonnait  la  piété  pour  l'amour.  L'obstacle  attirait 
sa  pensée,  l'irritait,  la  retenait.  Dans  le  calme  du  village,  vidé 
le  jour  de  ses  hommes  et  clos  la  nuit  par  l'ombre,  elle  songeait 
à  Madhouas.  Elle  ne  pouvait  l'effacer.  Les  yeux  ouverts,  elle 
le  voyait  ;  ses  yeux  fermés,  il  été  it  visible  encore.  Il  appa- 
raissait dans  la  veille  et  dans  le  sommeil.  Elle  ne  lui  avait  pas 
parlé  depuis  des  jours,  mais,  parfois,  elle  tressaillait  en  enten- 
dant sa  voix,  et  il  lui  fallait  une  bonne  minute  d'attente  pour 
reconnaître  l'endroit  où  elle  se  trouvait  seule.  Et,  lorsqu'on 
la  croyait  occupée  à  prier,  le  front  dans  ses  mains,  toute 
recueillie  et  immobile,  elle  s'entretenait  avec  Désiré,  et  le 
voyait  distinctement,  au  delà  de  ses  paumes  tendues  devant 
ses  yeux. 

Dans  son  trouble  actuel,  il  s'imposait  encore,  alerte  dans 
son  maillot  foncé,  la  moustache  blonde  et  l'œil  gai.  Il  espérait 
contre  tout  espoir,  ne  renonçait  pas  à  elle  pour  une  autre,  et, 
repoussé  du  père,  ne  se  dédisait  pas.  Il  demeurait  fidèle,  attentif 
à  plaire.  Elle  l'aimait  davantage  d'être  têtu.  Il  lui  semblait 

15  Septembre  1915.  12 


178  LA     RKVUE     DE     PARIS 

qu'ils  étaient  liés  ensemble  par  leurs  volontés  pareilles  et  qu'on 
ne  pourrait  les  séparer,  même  en  les  éloignant.  C'était  à  lui 
qu'ingénument  elle  offrait  la  souffrance  appréhendée,  au  lieu 
de  l'offrir  à  Jésus,  en  bonne  chrétienne.  Pieuse  encore,  elle 
doutait  déjà  des  prêtres  ;  timide,  elle  défiait  l'opinion  ;  rejr- 
pectueuse,  elle  désobéissait  à  ses  parents  ;  dans  son  âme,  pour 
lui,  cela  était  à  la  fois  terrible  et  doux. 


xvn 

Il  y  avait  du  monde  dans  le  débit  clos  et  tiède,  presque 
autant  qu'un  dimanche.  Devant  les  fenêtres,  la  Gutte  avait 
tiré  les  rideaux  de  toile  blanche,  puis  tendu  un  grand  morceau 
de  molleton  rouge.  La  lampe  de  cuivre,  lourde  comme  un  fanal 
de  bord,  éclairait  les  faces  rudes  de  plus  de  vingt  gars  de 
Sohec,  jouant  aux  cartes,  en  buvant  sur  les  tables.  Il  y  avait 
des  vieux  et  des  jeunes,  des  matelots  robustes  en  jersey  ou 
en  blouse,  le  béret  serrant  la  tête,  .Torace,  aux  doigts  forts 
comme  des  pinces,  et  des  retraités,  l'œil  vif  dans  le  masque 
ridé,  les  ongles  jaunes,  les  jambes  maigres  dans  les  pantalons 
à  pièces  de  futaine.  Tous  parlaient,  fumaient,  chiquaient,  cra- 
chaient sur  la  terre  battue,  écrasant  leur  salive  du  pied.  L'air 
puait  l'humide,  l'alcool,  le  tabac  et  le  suint  de  sueur,  de  sel  et 
de  goudron  évaporé  des  vestes. 

Hors  cette  chambrée,  le  vent  courait  dans  les  rues  cognait 
les  murs,  glissait  des  toits.  Il  venait  de  la  mer,  traversait 
la  lande,  rencontrait  le  bourg  et  le  secouait,  en  passant» 
comme  il  secouait  les  branches  des  arbres.  On  ne  se  hasardait 
pas  à  le  subir,  préférant  les  intérieurs  tranquilles  à  ses  vio- 
lents caprices  vagabonds.  On  avait  vu,  le  matin,  la  grande 
hurleuse  s'écraser  sur  les  roches  et  rebondir  en  écume  jus- 
qu'au feu  du  Piot,  et,  dans  ce  vacarme  de  tempête,  la  V.  220S 
partir  au  large,  Dréan,  Madhouas  et  Angeloc  à  bord,  poin 
pêcher.  On  avait  haussé  les  épaules  à  cette  avidité  téméraire 
de  gain,  puis  regardé  les  voiles  rouges  s'éployer  aux  mâts,  et 
la  barque  glisser  dans  la  passe.  Elle  dansait  dès  le  travers, 
piquait,  redressait,  roulait,  puis  entrait  dans  la  brume.  Cer- 


GENS     DE     MER  179 

tains  disaient  qu'elle  ne  tiendrait  pas  et  rentrerait  vite.  Il 
lui  fallait  courir  droit  sur  l'île  Dumet  et  se  tenir  loin  de  la  côte. 
Elle  embarquerait,  pour  sûr,  sans  même  faire  bonne  pêche. 
La  drague  pouvait  s'accrocher  aux  fonds  et  se  perdre,  par  la 
dérive,  et  beaucoup  pensaient  que  risquer  ainsi  des  vies  et  un 
bateau  était  tenter  le  sort. 

Puis,  l'un  tirait  vers  sa  maison,  l'autre  entrait  au  débit 
avaler  une  goutte,  y  trouvait  des  camarades,  s'asseyait  et 
maniait  les  cartes  graisseuses,  pour  passer  le  temps  maus- 
sade. On  écoutait  de  bonnes  historres  déjà  connues,  qui  fai- 
saient tout  de  même  plaisir  à  entendre,  dans  la  quiétude. 
Grégam,  l'ancien,  contait,  en  mangeant  des  syllabes,  son  aven- 
ture de  Tahiti,  du  temps  des  corvettes  à  deux  poots,  la  fois 
qu'allant  porter  à  son  capitaine  un  petit  baril  de  farine,  11 
s'était  noyé  sur  la  côte,  et  qu'on  l'avait  retrouvé,  raide,  dans 
les  galets.  Jorace  insistait,  la  voix  haute,  pour  placer  ses  sou- 
venirs, et  comment  il  était  allé  jusqu'à  la  Cévenne  sans  trou- 
ver du  travail.  On  n'entendait  pas  tous  les  mots,  parce  qu'on 
parlait  soi-même,  ou  qu'un  causait  près  de  soi,  et  l'on  ne  prê- 
tait plus  attention  à  qui  entrait  ou  sortait.  On  avait  bu,  on 
avait  chaud,  et  l'on  criait  pour  un  coup  douteux  de  l'adver- 
saire. 

Mais,  soudain,  il  y  eut  une  rumeur,  près  de  la  porte.  Une 
phrase  voleta  sur  les  gens  ;  des  mots  dits,  qui  se  répétaient. 
On  se  tut  pour  entendre,  on  se  regarda.  Le  petit  Pierre 
Touce,  pâle  et  essoufflé,  redisait  la  chose. 

—  Le  Dréan  est  aux  Darges  !  Puis,  il  y  a  Isert  etsa  fille  qui 
ont  chaviré... 

Chacun  resta  suspendu,  un  instant,  coi,  pour  comprendre. 
Jorace  questionnait. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis  d'Isert? 

— ^  Il  a  chaviré,  —  répéta  le  messager.  —  Il  péchait  aux 
moules,  avec  Clémence,  dans  leur  canot.  Il  s'est  fait  prendre  à 
la  remorque  par  Dréan,  pour  rentrer. 

D'instinct,  le  sens  de  la  nouvelle  parvint  à  tous  les  cerveaux 
des  hommes.  Ils  imaginaient  bien  l'accident,  la  barque  empor- 
tée par  le  vent,  avec  cette  coquille  à  l'arrière,  au  bout  d'un  fdin, 
et  la  lame  qui  survenait,  attrapait  le  canot,  le  culbutait  et  le 
vidait.  Ils  ne  s'émouvaient  pas  tout  de  suite.  L'enfant  courait 


180  I,A     REVUE     DE     PARIS 

ailleurs  répandre  l'alarme.  Les  matelots,  indécis,  achevèrent 
leur  geste  arrêté,  posèrent  leurs  cartes  sur  les  tables,  en  silence. 
Le  vent  cria  plus  fort  dans  la  nuit. 

—  C'était  son  idée  de  sortir  tout  de  même, —  dit  quelqu'un. 
Il  parlait  de  la  V.  2208,  échouée. 

—  Aux  Darges,  heureusement,  il  y  a  du  sable. 

—  C'était  sûr  qu'il  arriverait  du  mal,  —  prononça  un  autre. 

—  Le  vent  était  norouêt,  ce  matin  ! 
— ^  Il  a  tourné  vite  surouêt  ! 

—  Oui,  même  plein  sud  ! 

C'était  tout.  Ils  savaient,  maintenant,  les  causes  et  les  effets. 
Ils  n'avaient  plus  rien  à  dire,  pour  le  moment. 

—  Il  faudrait  y  aller,  tout  de  même,  —  prononça  la  Fitte,  à 
son  comptoir. 

—  Dame,  il  peut  avoir  besoin,  —  fit  Jorace. 

—  Mais,  Isert,  qu'est-ce  qu'il  faisait  là?  —  reprit  un  homme. 

—  Avec  sa  fille,  qu'on  dit... 

Ils  clamaient  au  hasard,  un  peu  égarés  de  n'avoir  pas  de 
chef  qui  commandât,  pour  agir. 

—  Faut  prévenir  Pourru,  —  jeta  une  voix. 

Cette  phrase  les  rassura.  Puis,  le  syndic  devait  y  être; 
c'était  son  devoir.  Malgré  les  doutes  que  certains  avaient  de  son 
honnêteté,  il  était  le  syndic,  le  représentant  du  commissaire 
des  classes.  Ils  se  levaient  enfin,  en  appuyant  leurs  poings 
pour  enjamber  les  bancs.  Ils  quittaient  le  chaud,  partant 
comme  au  travail,  sans  hâte  ni  retard,  du  même  pas  dont  ils 
descendaient  chaque  jour  la  côte,  et  dont  ils  la  remontaient, 
longeant  le  mur  des  Gloses,  la  cadence  régulière  et  paisible. 
Leurs  sabots  s'accrochaient  à  des  cailloux.  Des  lanternes 
paraissaient  au  seuil  des  maisons,  erraient.  Ils  allaient.  Ils 
luttaient  contre  l'air,  rattrapant  leurs  bérets  et  serrant  leurs 
blouses.  Ils  ne  parlaient  pas,  baissant  la  tête  pour  respirer. 

Pourru  fut  tout  à  coup  présent  dans  un  groupe,  et  demanda 
des  détails  qu'on  lui  donna  en  déboulant  la  lande  velue,  sur 
les  levées  des  marais  qu'une  clarté  douteuse  faisait  deviner 
pâles.  Les  premiers  partis  escaladaient  déjà  la  dune  assaillie 
d'embruns.  Les  autres  les  rejoignirent.  Ils  virent  tous,  au  loin, 
le  feu  de  l'île  Dumet,  clignotant  comme  une  étoile  tombée 
flottant  sur  la  mer,  et,  dans  la  crique  rocheuse  des  Darges, 


GENS     DE     MEK  181 

ils  aperçurent  la  V.  2208  échouée.  Elle  touchait  juste  entre 
deux  pointes,  inclinée  sur  le  flanc,  les  mâts  fichés  de  biais  dans 
sa  coque,  et  la  moindre  dérive  pouvait  la  soulever  et  la  jeter 
à  la  côte,  pour  la  briser. 

—  Il  faut  une  plate  !  —  ordonna  le  syndic. 

Plusieurs  coururent  au  Piot,  de  l'autre  côté,  tandis  que 
d'autres  criaient  pour  faire  connaître  leur  présence.  Mais  le 
vent  emplissait  leurs  bouches  et  emportait  leurs  voix.  Ils  se 
tenaient  difficilement  debout  sur  le  sol  immobile,  fauchés 
par  la  bourrasque.  Pourru  guida  la  manœuvre  pour  la  plate. 
La  marée  amenait  l'eau  haute  et  l'on  ne  pouvait  crocher  la 
bosse  du  corps  mort  sans  entrer  jusqu'au  ventre  dans  la  vase. 
Il  y  entra,  hala  le  canot  jusqu'à  la  jetée,  où  sa  troupe  le  saisit, 
aidée  du  flot  dans  la  nuit  gênante.  Alors,  tirant  et  poussant  à 
bras  la  lourde  charge,  ils  s'arcboutèrent  tous,  l'enlevèrent, 
muscles  tendus,  et  traversèrent  la  terre,  jusqu'à  la  plage.  Il 
y  avait  cent  pas,  pénibles  sous  le  poids.  En  un  instant,  la 
toue  flotta.  Trois  hommes  embarquèrent  et  se  mirent  aux 
rames  ;  Pourru  prit  la  barre.  On  n'avait  pas  le  temps  de 
s'étonner. 

—  Nage  !  —  dit  le  syndic. 

Les  avirons  tombèrent.  Les  matelots  souquaient,  le  canot 
bondit.  Des  embruns  se  jetaient  sur  lui.  Les  vagues  s'écrê- 
taient  avec  fureur  contre  la  coque  et  rugissaient  autour,  dans 
les  roches.  Elles  bourlinguaient  le  petit  esquif,  et  de  gauche 
à  droite,  et  d'avant  en  arrière,  comme  un  fétu.  Toute  la  mer 
vivante  semblait  accourir  du  fond  du  golfe  pour  défendre  sa 
proie  contre  les  sauveteurs.  Elle  dépêchait  ses  lames  rousses 
et  vertes,  noires  et  blanches,  guidées  par  le  vent  vers  l'épave 
en  danger,  et  sa  colère  impétueuse  emplissait  l'espace  obscurci 
par  les  nuages  mous.  Elle  crachait  et  bavait,  crissante,  rageuse, 
poussant  son  troupeau  farouche,  sautait,  glapissait,  allait, 
revenait. 

—  Tiens  bon  !  —  criaient  les  marins  secoués. 

De  la  barque  naufragée,  on  leur  répondit.  Ils  approchèrent, 
jetèrent  un  câble,  à  trois  reprises.  Mais  leur  canot,  léger  comme 
un  bouchon,  dansait  sur  la  lame,  trop  haut  ou  trop  bas.  Ils 
l'éloignèrent,  pour  ne  pas  être  broyés  sur  l'épave,  et  ils  voyaient 
mal,  les  yeux  emplis  d'eau  et  d'ombre.  Enfin,  le  câble  fut  saisL 


182  LA     REVUE     DE     PARIS 

Angeloc  se  laissa  glisser,  puis  Madhouas,  et  Dréan,  qui  portait 
les  corbeilles. 

—  J'ai  ancré,  —  dit  simplement  le  patron.  —  Fichu  temps  ! 
Un  tourbillon  emporta  son  dire  ;  les  autres  n'avaient  pas  le 

loisir  de  répondre.  Ils  nageaient,  plongeant  leurs  rames  dans 
l'écume.  Désiré  cherchait  à  les  reconnaître,  surpris  de  voir 
Pourru  à  la  barre.  Pour  qui  le  syndic  risquait-il  le  danger 
certain  ? 

—  Oh  !  Eho  !  Hô  !  —  criaient  les  camarades,  de  la  dune, 
pour  guider. 

On  accosta.  Les  groupes  se  serrèrent,  pour  savoir.  Tout  le 
monde  parlait. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a,  à  Isert? 

—  Il  est  péri. 

—  Avec  sa  fille? 

—  Noyé;  quand? 

—  Où  ça? 

—  A  la  remorque,  qu'on  dit,  donc. 

Dréan  expliquait  à  Pourru.  C'était  le  vieux  qui  les  avait 
perdus.  Il  péchait  des  moules  avec  Clémence,  et  la  marée  entraî- 
nait leur  plate.  Ils  ne  pouvaient  bientôt  plus  revenir,  car  la 
mer  était  trop  forte  pour  leurs  bras,  et,  comme  ils  avaient 
aperçu  la  Y.  2208,  ils  avaient  demandé  une  amarre.  Seulement, 
ils  refusaient  de  monter  à  bord,  disant  que  ce  n'était  pas  la 
peine,  et  qu'ils  étaient  bien,  à  cause  de  la  petite,  pour  sûr, 
et  qui  aurait  pu  se  hisser,  pourtant.  Et  soudain,  une  lame  les 
prenait  en  traître,  par-dessous,  et  les  chavirait.  Isert  apparais- 
sait un  moment,  cramponné  à  la  quille.  Clémence,  elle,  coulait 
à  pic,  comme  une  pierre.  Cela  se  passait  avant  la  nuit  fermée, 
mais  il  n'y  avait  rien  à  tenter  pour  le  sauvetage,  dans  un  flot 
si  brassé  qu'on  tirait  des  bordées  soi  même.  On  avait  la  grand 
voile  carguée  et  trois  ris  dans  la  misaine,  et  c'était  de  la  toile 
trop  lourde  t  ncore,  avec  le  rocher  derrière  et  devant.  ' 

On  remontait  vers  Sohec  en  écoutant  cela.  Sauveteurs  et 
sauvés  étaient  ruisselants,  pareils.  Angeloc  insoucieux  con- 
tait à  deux  novices  comment  l'ancre  n'avait  pas  mordu  du 
premier  coup,  et  qu'on  avait  réussi  à  échouer  aux  Darges,  oîi 
la  V.  2208  ne  souffrirait  pas  trop,  si  elle  n'allait  pas  sur  le 
caillou.  On  la  tirerait  demain. 


GENS     DE     MER  183 

Madhouas,  renfrogné,  ne  répondait  pas  aux  questions.  Il 
suivait  Pourru,  en  songeant,  et  s'interrogeait  :  est-ce  qu'il 
lui  en  voulait  encore,  le  syndic,  qui  l'avait  sauvé  ce  soir,  au 
péril  de  sa  vie?  C'était  donc  pas  un  mauvais  bougre,  comme 
il  l'avait  cru,  lui,  par  dépit  d'amoureux  éconduit,  et  il  savait 
montrer  de  la  générosité.  Alors,  fallait  lui  parler,  ou  non? 
Des  bouts  de  phrases,  criés  par  les  voisins,  le  gênaient  pour 
réfléchir. 

—  Fi  de  garce!  Aller  aux  moules  d'un  failli  temps  comme 
ça  ! 

—  Le  père  et  la  fdle  ensemble! 

Sauf  cette  mort,  qui  endeuillait  le  bourg,  le  reste  paraissait 
simple  à  tous,  étant  naturel.  Des  leurs  étaient  en  danger,  ils 
allaient  les  chercher,  les  ramenaient.  Dans  la  pêche,  on  est 
■des  concurrents,  pour  mieux  vendre  le  poisson  et  gagner  plus 
d'argent,  mais,  dans  le  danger,  il  n'y  a  ni  amis,  ni  ennemis. 
Il  y  a  des  hommes  qui  vont  périr,  si  on  ne  les  aide  pas.  On 
peut  les  aider,  on  les  aide,  ils  le  rendront  quelque  jour,  à  vous 
ou  à  d'autres.  Il  n'y  a  pas  de  mérite  à  faire  cela,  qui  ne  coûte 
pas.  On  n'en  parle  guère.  C'est  un  accident  coutumier  de  la  vie 
sur  la  côte  ;  chacun  peut  y  passer,  à  son  tour,  chez  les  matelots. 

Mais  on  arrivait  en  haut  de  la  butte.  On  débouchait  sur  le 
Rebarquère.  Il  y  avait  là  des  gens  qui  attendaient,  entourant 
<les  femmes  anxieuses,  qu'il  avait  fallu  empêcher  de  courir 
aux  Darges. 

La  Dréan  riait  en  voyant  son  mari  sauf. 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  là,  donc?  —  s'exclamait  le  syndic 
«n  apercevant  Rose.  --  Veux-tu  bien  rentrer  ! 

—  Isert  est  mort,  donc?  —  lui  demandait  le  recteur  accouru. 

—  Oui,  et  sa  fdle. 

La  vieille  Madhouas,  embéguinée  de  sa  cape  de  laine,  pal- 
pait son  lils  en  l'embrassant.  Elle  avait  eu  grand'peur  tout  le 
jour,  avec  ce  tumulte  de  tempête,  et  n'avait  plus  senti  ses 
jambes  lorsqu'on  lui  avait  appris  la  nouvelle.  Si  on  ne  l'eût 
retenue,  elle  serait  descendue  au  Piot,  Sainte  Vierge  !  pour 
être  plus  près.  Elle  tenait  Désiré,  et  voulait  l'entraîner.  Mais 
il  avait  du  poisson  à  vendre,  et  le  posait  à  terre.  Toute  l'assis- 
tance rit  de  le  voir  faire,  car  on  ne  songeait  plus  à  acheter. 
L'abbé  Rèze  aussi,   qui  écoutait  Pourru,   sourit  de  voir  le 


181  I>A     REVUE     DE    PARIS 

matelot  promener  la  lanterne  maternelle  sur  les  corBeilles, 
disant  que,  tout  de  même,  la  pêche  était  bonne.  C'était  vrai. 

—  Rose  !  répéta  le  syndic  en  se  retournant,  veux-tu  filer  ! 
Elle  est  incorrigible. 

—  Cette  petite,  —  remarqua  le  prêtre,  —  porte  beaucoup 
d'intérêt  aux  sinistrés,  n'est-ce  pas? 

Elle  s'arrachait,  passait  devant  Pourru  pour  partir,  puis, 
prise  par  l'ombre,  elle  revenait  vite  dans  son  dos,  s'arrêtait 
tout  contre  Madhouas. 

—  Désiré,  j'ai  eu  bien  peur,  —  soufïla-t-elle, —  mais,  grâce 
à  Dieu,  vous  êtes  réchappé.  J'ai  voulu  vous  dire...  que...  que... 

Il  fit  un  geste  pour  la  saisir,  l'étreindre,  soudain  boule- 
versé. Elle  se  déroba,  se  sauva  tout  à  fait.  La  nuit  se  ferma 
sur  elle. 

—  Qui  veut  mes  soles,  là,  pour  rien?  —  cria  Madhouas.  — 
C'est  pas  le  jour  de  vendre,  après  tout. 

Il  empoigna  ses  corbeilles.  Ses  yeux  le  piquaient.  Il  aban- 
donna la  place. 


XVIII 

Tous  les  pêcheurs  étaient  là,  sérieux  et  tristes,  leurs  cas- 
quettes neuves  à  la  main.  Les  femmes  caquetaient.  Elles  y 
étaient  toutes  aussi,  les  jeunes  épouses  guettées  par  l'avenir; 
celles  des  hommes  aux  métiers  sédentaires,  comme  Malhric, 
le  cordonnier,  Potrel,  le  boucher,  et  d'autres,  les  femmes  de 
marins,  et,  les  plus  nombreuses,  les  veuves,  pensionnées  par 
la  Marine.  Il  y  avait  les  vieilles,  voûtées,  édentées  et  branlantes, 
si  cassées  qu'on  croyait  ne  jamais  devenir  comme  elles.  Leux 
yeux  conservaient  des  rougeurs  de  larmes,  et  leurs  voix,  un 
tremblement.  Elles  hésitaient  en  leurs  mémoires  comme  en 
leurs  gestes,  ruineuses  et  ratatinées,  quelques-unes  amères 
et  hargneuses,  d'autres  apaisées  et  douces,  d'autres  encore  si 
minces,  si  racornies,  qu'elles  n'étaient  plus  qu'une  sorte  de 
cep  rugueux,  sous  leurs  vêtements  noirs,  avec  un  visage  tail- 
ladé dans  du  buis.  Puis,  il  y  avait  les  jeunes,  plaisantes  à 
voir,  avec  leurs  guimpes  bombées  par  la  poitrine,  leurs  coiffes 
en  dentelle  et  leurs  tabliers  à  bavette. 


GENS     DE     MER  185 

Un  enfant  de  chœur  secouait  l'encensoir  fumeux.  Un  autre 
ramassait  dans  ses  doigts  les  chaînes  du  bénitier,  d'où  sortait 
le  manche  du  goupillon,  et  Mahel  attendait  pour  lever  sa  croix 
que  le  cortège  fût  formé.  L'abbé  Rèze,  en  surplis,  la  barette 
en  tête,  pressa  le  mouvement.  Les  camarades  d'Isert  sou- 
levèrent le  catafalque  où  il  s'allongeait,  dans  sa  bière.  Celle 
de  Clémence  était  couverte  d'un  drap  blanc  et  suivie  des 
Enfants  de  Marie,  pieuses  et  graves.  On  partit,  suivant  la 
rue  du  Rebec  pour  traverser  le  bourg.  Au  Rebarquère,  M.  Mer- 
rien,  qui  attendait,  salua  largement.  Le  curé  toucha  sa 
coiffe. 

A  mesure  qu'on  passait  devant  les  portes,  des  gens  se  joi- 
gnaient au  convoi.  D'autres,  plus  loin,  se  signaient  en  voyant 
arriver  les  cercueils.  Des  mots  s'échangeaient  à  voix  basse 
entre  les  proches  voisins.  Puis,  Pourru  arriva,  rouge,  et  s'in- 
troduisit au  premier  rang.  Des  chuchotements  coururent,  à 
son  sujet,  rapport  au  sauvetage.  On  l'approuvait.  Cela  faisait 
oublier  davantage  la  dénonciation  périmée.  On  aimait  mieux 
avoir  confiance  en  lui,  qu'on  connaissait,  en  sa  bonne  face 
joviale  et  colorée,  que  défiance.  On  avait  l'habitude  de  le 
savoir  syndic.  Les  plus  jeunes  n'en  avaient  jamais  vu  d'autre. 
Et,  pour  sûr,  il  s'était  bravement  conduit,  cette  fois  encore, 
pour  des  matelots.  On  lui  en  savait  gré.  Mais,  comme  il  subsis- 
tait quelque  chose  d'inavoué,  on  ricana  un  peu,  lorsqu'on  vit 
au  passage,  la  Pourru  guetter  à  la  fenêtre,  ses  gros  seins  emplis- 
sant sa  camisole,  indécemment.  L'irrévérence  envers  l'épouse 
compensait  le  respect  dû  au  mari.  Personne  d'ailleurs  n'ou- 
bliait complètement  l'histoire  méchante,  et  beaucoup  savaient 
que  la  femme  d'Isert,  devenue  veuve  à  présent,  n'était  pas 
femme  à  se  laisser  faire.  Sa  réputation  d'avaricieuse  était 
justement  établie.  Par  elle,  on  saurait  vite  quoi  penser  de 
Pourru  et  de  ses  manigances,  s'il  y  en  avait,  car  elle  possédait 
bec  et  griffes  de  mauvaise  gale. 

Les  méchants  y  pensaient  en  suivant  les  morts.  Les  bons  ne 
songeaient  qu'à  l'épreuve  de  la  grande  famille,  diminuée  d'un 
vieillard  et  d'une  vierge,  la  grande  famille  des  gens  de  mer  de 
Sohec,  la  grande  famille  bretonne.  Ils  se  sentaient  solidaires, 
rapprochés  par  le  malheur.  La  marche  scandait  leur  rêverie 
affligée.  Ils  n'entendaient,  outre  le  moutonnement  des  pas, 


186  LA     REVUE     DE    PARIS 

que  l'habituel  halètement  de  la  mer  enragée,  qui  avait  rejeté 
les  corps  après  leur  avoir  ôté  la  vie. 

Puis,  les  premières  notes  du  glas  tintèrent  au  clocher,  lentes; 
des  sanglots  aériens,  hoquetés  par  la  tour.  Elles  vibraient  en 
résonant  dans  les  poitrines,  comme  si  le  battant  de  bronze 
eût  touché  la  peau  de  chacune.  On  ne  pensait  plus  à  rien,  en 
l'entendant,  qu'à  la  prière,  à  Dieu,  à  la  mort.  Madhouas  lui- 
même,  qui  portait  avec  trois  autres  Isert  défunt,  ne  voulut 
plus,  au  moment  du  relais  sur  la  place,  parler  au  syndic  une 
fois  encore,  ainsi  qu'il  y  songeait  depuis  la  veille.  Le  grand 
bourdonnement  funèbre  de  la  cloche  l'attristait  trop.  Il  aurait 
fallu  qu'il  répétât  ce  qu'il  avait  dit  déjà  :  qu'il  aimait  Rose. 
Et  puis,  s'entendre  refuser  peut-être,  bien  qu'il  ne  fût  pas, 
cette  fois-ci,  un  peu  bu,  comme  F  autre  jour  ! 

Le  cortège  entrait  dans  l'église.  Les  gars  ôtaient  leurs  bon- 
nets, regardant  loin  devant  eux.  Les  femmes  se  signaient  au 
bénitier,  et,  délibérées,  allaient  droit  à  leurs  stalles  avec  une 
aisance  d'habitude.  Madhouas  songeait  toujours.  Il  n'avait 
rien  à  dire  au  syndic  qu'un  grand  merci,  et  n'avait  même  plus 
à  le  défendre  des  imputations  calomnieuses.  Le  temps  avait 
bien  calmé  les  esprits,  en  apparence,  et  rares  étaient  ceux  que 
le  silence  de  l'administration  n'avait  pas  convaincus  de  la 
bonne  foi  de  la  Fitte  et  de  Pourru.  Alors,  qu'aurait-il  fait,  lui, 
Madhouas?  Oui,  quoi?  D'avoir  été  tiré  d'une  mauvaise  passe 
par  le  père,  cela  ne  donnait  pas  la  fille,  même  consentante. 
Et  Pourru  l'avait  bien  dit,  ferme. 

—  Il  ne  voulait  pas  de  gars  chez  lui  ! 

C'était  comme  cela.  Il  fallait  attendre,  être  patient.  Plus 
tard,  on  ne  savait  pas  la  vie.  Ce  qui  n'arrivait  pas  aujourd'hui 
survenait  très  bien  demain  !  Puis,  ce  n'était  pas  vraiment  le 
jour  de  parler  de  joie,  au  milieu  du  deuil.  Une  seule  chose  res- 
tait possible,  qui  était  de  regarder  Rose  à  son  banc,  parmi  les 
Enfants  de  Marie,  entourant  la  bière  de  leur  petite  compagne 
d'une  garde  juvénile  aux  rubans  bleus,  aux  médailles  scintil- 
lantes. Mademoiselle  Merrien  et  la  sœur  Thérèse  surveillaient 
les  jeunes,  faciles  aux  rires.  Les  grandes  lisaient  leur  parois- 
sien, attentives,  cependant  que  le  recteur  bénissait  l'assistance 
et  aspergeait  d'eau  lustrale  les  humbles  caisses  de  bois  enfer- 
mant les  novés.  Sa  chasuble  violette  le  faisait  ressembler  à 


GENS     DE     MER  187 

une  lleiir  énorme,  montant  les  marches  de  l'autel.  Il  appuyait 
sur  la  première  syllabe  des  versets  latins,  dont  les  répons 
étaient  susurrés  dans  la  nef. 

—  Requiem  œternam  doua  eis.  Domine... 

—  Absolve,  Domine,  animas  omnium  fidelium... 

—  Donum  jac  remissionis... 

—  Lux  œierna  luceat  eis.  Domine... 

L'invocation  dépassait  les  crânes  baissés,  montait  vers  le 
ciel,  hors  des  voûtes,  vers  la  Divinité,  que  la  foi  des  fidèles 
faisait  présente.  Cela  était  triste  encore,  mais  Désiré  avait  sa 
joie.  Sans  attirer  l'attention  de  personne,  il  pouvait  voir  à  son 
aise  la  Rose,  grâce  au  pilier  contre  lequel  il  s'appuyait.  Elle 
était  prise  dans  un  rayon  lumineux  qui  traversait  une  verrière, 
et  les  couleurs  vives  jouaient  sur  elle,  l'enveloppaient,  met- 
taient comme  des  rubans  autour  de  sa  tête,  sur  sa  coiffe  et  sa 
guimpe,  et  rosissaient  ses  joues  et  ses  lèvres.  Madhouas  la 
voyait  par-dessus  le  catafalque  de  Clémence,  posé  sur  des 
chaises,  parce  quil  n'y  avait  qu'un  support  et  que  le  cercueil 
d'Isert  Toccupait. 

Devant  la  jeune  fille  et  derrière,  il  y  avait  d'autres  jeunesses, 
les  filles  de  l'ouvroir,  au  teint  blanchi  par  la  retraite.  On  pou- 
vait les  comparer  entre  elles  et  regarder  Rose  ensuite.  Elle 
était  mieux  que  la  plus  belle.  Son  plus  petit  geste  était  gra- 
cieux, comme  aussi  la  rondeur  de  son  cou,  sa  taille,  ses  mains. 
Il  la  contemplait  dans  la  lumière  teinte,  détachée  sur  le  fond 
assombri  du  transept  où  s'élevait  la  chapelle  de  la  Vierge. 
Il  pouvait  voir  combien  elle  était  plus  belle  que  la  statuette 
peinte,  avec  le  charme  de  la  vie  épanouissant  ses  formes. 

Mais  Mahel  ouvrit  à  deux  battants  la  grande  porte  centrale 
et  le  jour  blafard  entra.  Des  gens  s'ébrouèrent.  Un  mouvement 
unanime  passa  dans  l'assistance.  C'était  fini.  Des  hommes 
empoignaient  les  cercueils.  Des  femmes  sanglotaient.  Les 
Enfants  de  Marie  pleuraient  presque  toutes  et  se  mouchaient 
en  tamponnant  leurs  yeux.  On  sortait  en  un  défilé  contraint,  on 
se  rangeait  dans  le  cimetière,  près  des  tombes  fraîches  ouvertes. 
Il  n'y  avait  d'autre  préséance  que  celle  due  au  prêtre  et  au 
maire.  Pourra  restait  dans  la  foule,  proche  de  Madhouas  et 
de  Dréan. 

Désiré  trépignait  un  peu  d'impatience  à  parler  au  syndic, 


188  LA     REVUE     DE    PARIS 

mais  il  devait  attendre,  parce  que  l'abbé  Rèze  récitait  les 
ultimes  paroles,  puis  se  baissait,  prenait  une  pincée  de  gravier, 
dessinait  le  geste  rituel,  et  lâchait  le  sable,  qui  sonna  sur  les 
planches.  Le  maire  l'imita,  puis  les  autres  suivirent.  Les  fillettes 
passaient  une  à  une,  ouvrant  leurs  menottes  pour  l'offrande 
pieuse  de  la  terre  paroissiale.  Les  pêcheurs  défilaient  aussi, 
la  mine  grave.  Tous  les  visages  restaient  soucieux  et  tristes  de 
la  peine  commune.  Les  femmes  succédaient  aux  hommes,  lar- 
moyantes. Cela  durait,  et,  la  toute  dernière,  soutenue  par  Rose, 
vint  la  nouvelle  veuve,  défaillante  et  douloureuse.  Son  visage 
tuméfié  était  fripé  par  le  chagrin.  Il  contrastait  si  vivement 
avec  celui,  frais  et  plein,  de  la  jeune  fille  que  les  plus  distraits 
en  étaient  frappés.  Désiré,  planté,  s'extasiait,  sans  voir  que  le 
syndic  suivait  Dréan,  qui  partait  avec  les  premiers  groupes, 
dépassait  l'abside  sans  hâte,  et  quittait  l'enceinte  sépulcrale. 
Les  pêcheurs,  désœuvrés  pour  le  reste  du  jour,  biaisaient 
vers  le  débit,  tandis  que  les  femmes  jasaient  déjà  et  disaient 
les  mérites  des  défunts,  avec  des  remarques  moins  généreuses 
sur  quelques  vivants.  Leurs  voiles  noirs  et  leurs  coiffes  blanches 
s'enfonçaient  dans  les  maisons.  L'air  était  pur  maintenant  et 
le  ciel  à  moitié  bleu  s'ouatait  de  nuages  légers,  qui  voguaient 
vers  la  terre  du  côté  du  moulin  de  Rohec  tournoyant  dans  le 
vent.  Il  ne  restait  plus  à  sortir  que  la  veuve  Isert  et  la  Rose. 
L'abbé  demeurait  avec  les  enfants  de  chœur  et  Mahel.  La 
solitude  coutumière  du  cimetière  succédait  au  mouvement  de 
la  cérémonie  funéraire.  La  veuve  approchait  à  son  tour  de  la 
sortie  et  avisait  Madhouas,  qui  la  saluait. 

—  T'as  bien  failli  y  rester  aussi,  —  mon  pauvre  Désiré,  — 
dit-elle. 

—  Dame  oui,  —  fit-il,  —  je  dois  [une  chandelle  au  syndic. 
Je  ne  l'oublierai  pas. 

Il  regardait  Rose,  émue  de  sa  déférence,  et  de  le  retrouver 
seul,  l'attendant,  gauche  du  désir  qu'il  n'osait  formuler  et 
qu'elle  partageait  avec  lui,  tremblante  encore  de  la  crainte 
qu'elle  avait  ressentie  à  l'idée  de  sa  mort  possible,  là-bas, 
sur  les  Darges.  Leurs  regards  se  croisèrent.  Ils  sentirent  qu'ils 
s'appartenaient,  même  séparés,  qu'ils  s'appartenaient  contre 
tout  et  tous,  sans  avoir  besoin  de  se  le  dire,  simplement  parce 
que  leurs  âmes  étaient  unies  et  que  leurs  cœurs  battaient  d'un 


GENS     DE     MER  '  189 

rythme  pareil.  Ils  ne  se  détachaient  pas  en  s'éloignant  l'un  de 
l'autre,  comme  la  vie  les  y  obligeait.  Ils  restaient  ensemble 
pour  supporter  les  bonheurs  et  les  peines,  se  retrouvant  aux 
jours  de  joie  et  aux  jours' de  deuil,  au  baptême  de  la  V.  2208, 
dans  la  liesse,  et  à  l'ensevelissement  des  morts,  dans  les  larmes. 
Rien  ne  pouvait  morceler  ce  qui  n'était  pas  divisible  :  leur 
amour.  Les  persécutions,  l'attente,  les  railleries  même,  le  forti- 
fieraient. Il  était  la  force  qui  soutient,  qui  donne  la  patience 
et  la  certitude.  Il  était  le  soleil  qui  illumine  et  chauffe,  le  par- 
fum subtil  qu'on  ne  respire  que  sur  le  sol  natal,  l'espoir  qui 
console  et  protège.  Ils  savaient  qu'ils  s'attendraient  et  qu'ils 
seraient  vainqueurs  des  obstacles,  de  la  fatalité,  de  tout  ce  qui 
s'élevait  de  provisoire  entre  eux.  Ils  avaient  la  confiance  des 
simples. 

Et  Rose  s'en  allait  avec  la  veuve.  Elle  tournait  à  gauche, 
Désiré  tournait  à  droite.  Ils  s'écartaient  sans  se  hâter,  sans  se 
retourner,  "paisibles  et  troublés  à  la  fois,  fortifiés  par  la  pro- 
messe mutuelle  de  leurs  yeux.  Car  ils  s'étaient  dit  dans  ce 
regard  tout  ce  qu'ils  avaient  à  se  dire  :  leur  fidélité  inébran- 
lable, leur  don  d'eux-mêmes.  Ils  ne  doutaient  pas  l'un  de 
l'autre  ;  elle  était  sa  douce,  il  était  son  galant.  Plus  tard,  ils 
seraient  mari  et  femme,  s'il  se  pouvait,  lorsque  le  seul  obstacle, 
la  volonté  de  Pourru,  aurait  fléchi,  et  ils  s'aimeraient  comme 
aujourd'hui,  ils  en  étaient  sûrs,  parce  que  cela  était  doux  et 
nécessaire,  aussi  naturel  que  respirer  et  vivre. 

(La  fin  prochainemcnL) 

EMMANUEL    BOURCIER 


LES  LOIS  DE  LA  GUERRE 


DANS 


L'ANTIQUITÉ  GRECQUE 


Toute  guerre,  quoique  étant  une  per- 
turbation de  l'état  de  droit,  n'en  a  pas 
moins  des  lois  spéciales. 

POLYBE,  dans  Diodore,  XXX,  18,  2. 


Notre  ville  est  ouverte  à  tous.  Pas  de  loi  chez  nous  qui  écarte  les 
étrangers  d'une  étude  ou  d'un  spectacle  dont  nos  ennemis  pourraient 
profiter.  Car  notre  confiance  repose  moins  sur  des  préparatifs  et  des 
stratagèmes  prémédités  que  sur  le  courage  que  nous  portons  en  nous- 
mêmes.  D'autres,  par  un  laborieux  exercice  commencé  dès  l'enfance, 
se  font  de  la  bravoure  une  vertu  d'éducation;  nous,  au  contraire, 
malgré  une  disposition  naturelle  au  laisser-aller,  nous  sommes  à  la 
hauteur  de  tous  les  dangers...  Et  quand  il  serait  vrai  que  nous  aimons, 
mieux  nous  former  à  la  vaillance  par  une  vie  facile  que  par  un  entraî- 
nement pénible,  à  l'aide  des  moeurs  plutôt  que  des  lois,  nous  avons 
l'avantage  de  ne  pas  nous  tourmenter  à  l'avance  des  épreuves  à  venir 
et,  quand  il  faut  être  là,  nous  ne  nous  montrons  pas  moins  intrépides 
que  ceux  dont  la  vie  est  un  travail  sans  fin'. 

Qui  donc  oppose  ainsi  à  un  État  militarisé  en  permanence  * 
une  nation  trop  insouciante  pour  mettre  toute  son  existence 
au  régime  de  F  avant-guerre?  L'homme  qui  parle  ici  n'est  pas 
un  citoyen  de  Paris  ou  de  Londres  en  l'an  1915  après  Jésus- 
Christ  ;  c'est  Périclès  s'adressantaux  Athéniens  en  431  avant 

1.  Thucydide,  II,  {  39. 


LES    LOIS    DE    LA    GUEUIIE  191 

Jésus-Christ.  Ces  mots,  qui  expriment  si  bien  les  plus  graves 
préoccupations  de  l'heure  présente,  et  qu'on  dirait  découpés 
dans  un  de  nos  journaux,  ont  été  prononcés  il  y  a  plus  de  vingt- 
trois  siècles. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  à  l'une  de  ces  étranges  coïncidences 
que  l'éternelle  identité  de  la  nature  humaine  fait  surgir  à 
chaque  coin  de  l'histoire.  Quand  il  s'agit  des  Grecs,  les  ressem- 
blances de  l'antiquité  la  plus  reculée  avec  les  temps  modernes 
ne  sont  pas  fortuites  ;  elles  méritent  toujours,  le  premier 
moment  de  surprise  passé,  de  fixer  l'attention  et  de  stimuler 
la  pensée.  Car  c'est  dans  l'Hellade  que  se  trouve  la  source 
même  de  toutes  nos  conceptions.  Bien  des  fois  il  a  été  dit  que 
les  Grecs  sont  des  précurseurs,  qu'ils  ont  allumé  au  feu  sacré 
de  leurs  autels  les  flambeaux  que  se  sont  transmis  les  généra- 
tions successives,  qu'ils  ont  répandu  dans  le  monde  toutes  les 
grandes  idées,  vérités  ou  erreurs,  qu'ils  ont  essayé  toutes  les 
formes  de  la  vie  politique  et  sociale.  Et  précisément  chez  eux, 
soit  dans  les  petites  cités  où  la  race  avait  ses  cadres  naturels, 
soit  dans  les  monarchies  qu'elle  fonda  en  Orient,  se  trouvaient 
réunies  les  conditions  nécessaires  à  la  formation  et  au  déve- 
loppement d'un  droit  international  :  la  pluralité  des  États  et 
l'unité  de  civilisation.  Au-dessus  d'un  «  droit  commun  aux 
hommes  »  apparut  un  «  droit  commun  aux  Grecs  ».  Toutes 
les  questions  que  soulève  maintenant  la  grande  guerre  ont  été 
débattues  jadis.  Au  fracas  des  batailles  se  mêle,  dans  les  récits 
des  plus  vieux  historiens,  l'écho  de  discussions  tragiques. 
Cherchons-y  ce  que  Polybe  appelait  déjà  «  les  lois  et  le  droit 
de  la  guerre  »  ;  nous  entendrons  des  paroles  qui  sont  d'aujour- 
d'hui. 


* 


La  guerre  doit  être  juste.  Elle  ne  peut  l'être  qu'à  condition 
de  ne  pas  rompre  injustement  les  traités.  La  vindicte  divine 
et  l'opinion  publique  des  nations  ont  un  tel  prestige,  elles  sont 
à  ce  point  capables  de  renforcer  ou  d'affaiblir  une  cause,  que 
les  cités,  même  une  fois  décidées  à  la  guerre,  font  tout  ce 
qu'elles  peuvent  pour  ne  pas  avoir  l'air  d'en  prendre  l'initia- 


192  LA     REVUE     DE    PARIS 

tive.  Quand  Athènes  et  Sparte  sont  bien  résolues  à  en  venir 
aux  mains,  elles  restent  encore  un  an  à  se  tâter  ;  elles  imaginent 
les  roueries  les  plus  subtiles  et  les  provocations  les  plus  per- 
fides pour  rejeter  sur  la  partie  adverse  la  responsabilité  d'hos- 
tilités inévitables.  C'est  que  le  respect  de  la  foi  jurée  est  la 
condition  de  la  vie  sociale,  —  condition  naturelle,  puisque  la 
vie  sociale  est  un  fait  de  nature.  Isocrate  loue  les  Athéniens 
«  de  se  soumettre  aux  traités  comme  à  des  lois  nécessaires  ». 
Une  obligation  élémentaire  est,  par  cela  même,  universelle. 

Telle  est  la  puissance  des  traités,  dit  encore  Isocrate,  qu'ils  règlent 
presque  entièrement  l'existence  des  Grecs  et  des  barbares  :  c'est  le 
seul  bien  commun  dont  ne  cessent  de  jouir  tous  les  hommes  *. 

Mais  à  la  sainteté  des  traités  s'opposent  la  force  et  la  raison 
d'État  qui  essaient  de  se  constituer  en  droit.  A  maintes 
reprises  Thucydide  donne  à  entendre  que  les  Athéniens  du 
v^  siècle  finirent  par  ne  plus  vouloir  d'autre  base  juridique 
pour  leur  empire.  A  la  veille  de  la  guerre  du  Péloponèse,  l'am- 
bassadeur athénien  qui  assiste  au  congrès  de  Sparte  défend 
ainsi  la  politique  de  ses  concitoyens  devant  leurs  adversaires  : 

De  tout  temps  il  a  été  admis  que  le  plus  faible  est  maîtrisé  par  le 
plus  fort...  Vous  parlez  de  justice.  La  justice  a-t-elle  jamais  empêché 
personne  de  prendre  par  la  force  tout  ce  qu'il  pouvait  ^  ? 

En  427,  les  Athéniens  délibèrent  sur  le  sort  des  Mityléniens 
réduits  à  merci.  Les  rebelles  méritent  la  mort.  Tous  les  ora- 
teurs sont  d'accord  sur  le  principe  ;  ils  ne  diffèrent  que  sur  la 
question  d'opportunité.  Cléon  est  partisan  de  la  rigueur. 

Votre  domination,  dit-il  à  ses  compatriotes,  est  une  véritable 
tyrannie,  imposée  à  des  hommes  malintentionnés  qui  n'obéissent  qu'à 
contre-cœur...  Injuste  ou  non,  si  vous  voulez  conserver  votre  empire, 
il  faut  punir  sans  tenir  compte  de  la  justice,  par  intérêt. 

L'adversaire  de  Cléon,  Diodotos,  ne  conteste  nullement  le 
droit  des  Athéniens  ;  c'est  l'utilité  seulement  qu'il  considère. 

1.  Isocrate,  Panégyrique,  §  81  ;  Contre  Callimaque,  §  28. 

2.  Thucydide,  I,  §  76. 


LES     LOIS     DE    LA     GUERIîE  193 

Je  ne  vois  aucune  raison,  réplique-t-il,  de  conclure  à  la  niort,  si 
nous  n'y  trouvons  pas  notre  avantage,  comme  aussi  je  ne  veux  de  clé- 
mence que  si  le  bien  de  l'État  l'exige  '. 

Quelques  années  après,  quand  Athènes  veut  mettre  lin  à 
l'indépendance  des  Méliens,  les  négociateurs  qui  parlent  en  son 
nom  exposent  péremptoirement  une  théorie  qui,  pour  eux, 
ne  fait  plus  de  doute  -. 

Cette  théorie,  qui  ne  servit  pas  seulement  aux  Athéniens, 
trouva  des  philosophes  pour  la  soutenir.  Aristote,  sans  lui 
donner  raison,  ne  voulut  pas  lui  donner  tort  : 

Bien  des  juristes,  dit-il,  accusent  ce  droit,  comme  on  accuse  un 
orateur  politique,  d'illégalité,  parce  cju'il  est  horrible  que  le  plus  Tort, 
par  cela  seul  qu'il  peut  employer  la  violence,  fasse  de  sa  victime  son 
esclave  et  son  sujet.  Ces  opinions  opposées  sont  soutenues  toutes  les  deux 
par  des  sages.  La  cause  de  ce  dissentiment,  le  motiï  allégué  au  fond  de 
part  et  d'autre,  c'est  que  le  mérite  peut,  quand  il  ena  le  moyen,  user 
jusqu'à  un  certain  point  même  de  la  violence,  et  que  la  victoire  suppose 
toujours  une  supériorité  quelconque.  Il  semble  doue  qu'il  n'y  a  pas  de 
force  sans  mérite  ;  mais  toute  la  contestation  ])orte  sur  la  notion  du 
droit  :  les  uns  placent  le  droit  dans  le  bon  vouloir  réciproque  ;  pour  les 
autres  le  droit  même  est  la  domination  du  plus  fort.  Or,  chacune  de 
ces  argumentations  contraires,  prise  séparément,  est  également  faible 
et  fausse  ;  car  elles  insinuent  l'une  et  l'autre  que  le  droit  de  com- 
mander n'appartient  pas  à  la  supériorité  du  mérite. 

Du  moins  Aristote  n'admet  pas  que  les  abus  de  la  force 
soient  justifiés  «  priori. 

Il  y  a  des  gens,  ajoute-t-il,  cjui,  s'en  tenant  à  ce  qu'ils  croient  un 
droit,...  avancent,  sans  toutefois  l'affirmer  d'une  façon  absolue,  que 
tout  asservissement  est  juste  qui  résulte  du  fait  de  la  guerre  ;  mais  le 
principe  de  la  guerre  elle-même  peut  être  injuste  '. 

En  fait,  dans  les  pires  abus  de  la  force,  apparaît  une  inquié- 
tude chez  ceux  qui  les  commettent.  On  a  beau  marcher  à  la 
tête  d'une  armée  irrésistible  ;  avant  d'envahir  un  territoire 
couvert  par  la  foi  des  traités,  on  invoque  les  dieux  et  les  héros 
locaux,  on  les  prend  à  témoin  qu'on  a  fait  tout  son  possible 

1.  Thucydide,  111,  §  37,  40,  44. 

2.  Thucydide,  V,  §  89  et  suiv. 

3.  Aristote,  Politique,  I,  §  2,  16-18. 

l"  Septembre  1915.  is 


194  LA    REVUE    DE    I>AH1S 

pour  s'entendre  avec  les  habitants  et  que  leur  refus  est  une 
offense  qu'on  doit  venger  :  on  admet  la  nécessité  pour  la 
guerre  d'être  juste,  par  cela  même  qu'on  prétend  mettre  la 
justice  de  son  côté.  Si  puissant  qu'on  soit,  on  ne  nie  pas  l'exis- 
tence d'une  vindicte  divine. 

On  est  plus  disposé  à  dédaigner  l'opinion  publique  des 
nations.  Mais  il  faut  bien  qu'on  en  tienne  compte,  à  partir 
du  moment  où  elle  ne  se  contente  plus  de  timides  murmures 
et  groupe  contre  le  ^  abus  de  la  force  tous  les  États  qui  ont  un 
égal  intérêt  à  s'y  opposer.  Ainsi  la  Grèce  vit  naître  la  politique 
de  l'équilibre.  Elle  la  pratiqua  d'abord  d'une  façon  spontanée, 
presque  inconsciente,  chaque  fois  qu'une  puissance  voulait 
'  imposer  une  hégémonie  oppressive.  Déjà  Démosthènes  trou- 
vait, pour  la  définir,  quelques  traits  saisissants  que  Hume,  le 
théoricien  moderne  de  l'équilibre  européen,  a  soigneusement 
relevés  ^.  C'était  au  temps  où  Athènes,  déchue  de  ses  rêves, 
pouvait  craindre  à  la  fois  les  jeunes  ambitions  de  Thébes  et 
le  retour  de  la  suprématie  Spartiate.  Que  faire  alors? 

Changer  de  rivaux,  dit  l'orateur,  ce  n'est  pas  là  ce  que  nous  cher- 
chons ;  nous  voulons  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  soient  de  force  à 
nous  laire  tort  :  voilà  le  moyen  d'obtenir  le  maximum  de  sûreté  -. 

Mais  c'est  seulement  après  les  grandes  guerres  qui  mirent 
aux  prises  les  successeurs  d'Alexandre,  travaillant  pour  ou 
contre  la  monarchie  universelle,  c'est  à  propos  de  la  formi- 
dable lutte  entre  Rome  et  Carthage  que  Polybe  formule  le 
principe  définitif  : 

On  ne  doit  laisser  prendre  à  aucune  i)uissance  un  tel  empire,  que 
ses  projets  puissent  s'exécuter  sans  résistance  •'. 

Cette  coalition  de  la  justice  divine  et  de  la  solidarité  humaine 
fut  souvent  capable  de  maîtriser  la  violence.  D'ailleurs,  dans 
les  luttes  continuelles  qui  déchiraient  la  Grèce,  tour  à  tour 
chaque  cité  eut  à  invoquer  les  lois  qui  protégèrent  les  faibles 
et  les  vaincus.  L'expérience  accumulée  donna  ainsi  au  droit 

1.  Hume,  The  balance  of  poioer,  édit.  Grcen  et  Grose,  I,  p.  318  et  suiv. 

2.  Démosthènes,  Pour  les  Mégopolilains,  §  5.  , 

3.  Polybe,  I,  §  83,  3 


LES     LOIS    DE    LA    GUERRE  195 

une  validité  reconnue  et  une  force  de  plus  en  plus  efficace. 
L'obligation  de  ne  commencer  une  guerre  que  pour  de  justes 
motifs  fit  hésiter  bien  des  ambitions  ;  car,  selon  Démétrios 
de  Phalère,  qui  n'était  pas  un  esprit  chimérique, 

Quand  la  cause  d'une  guerre  paraît  juste,  elle  augmente  la  valeur 
des  succès  et  diminue  le  danger  des  échecs  ;  quand  elle  est  honteuse  et 
inique,  c'est  le  contraire  qui  arrive  *. 

Mais  c'est  une  redoutable  question  de  savoir  à  quel  moment 
les  griefs  d'un  pays  contre  un  autre  justifient  la  guerre. 

Des  sages,  dit  Xénophon,  ne  doivent  'point  commencer  les  hosti- 
lités quand  ils  sont  séparés  par  de  faibles  dissentiments...  Si  les  dieux 
ont  voulu  qu'il  y  ait  des  guerres  parmi  les  hommes,  il  faut  du  moins 
ne  les  commencer  qu'à  la  dernière  limite  -. 

La  plupart  des  différends  peuvent  être  vidés  par  arbitrage, 
et  un  grand  nombre  le  sont  en  effet  :  les  Publications  de  Vlns- 
iitui  Nobel  norvégien  débutent  par  un  volume  sur  l'arbitrage 
international  chez  les  Hellènes,  où  sont  étudiés  plus  de  quatre- 
vingts  exemples  connus  depuis  le  viii^  siècle  jusqu'à  l'ère 
chrétienne  ^  et,  à  chaque  instant,  de  nouvelles  inscriptions 
viennent  allonger  la  liste.  Même  en  dehors  des  cas  prévus  par 
les  conventions  d'arbitrage,  un  peuple  ne  peut  légitimement 
avoir  recours  aux  armes  qu'en  face  d'exigences  qui  mettent 
en  péril  sa  vie  ou  son  honneur.  Repousser  la  force  par  la  force, 
demander  raison  pour  la  rupture  flagrante  d'un  traité,  pour 
un  acte  d'inimitié  formelle  ou  pour  une  offense  particulière- 
ment grave  :  voilà  les  seuls  motifs  de  guerre  qu'autorise  le 
droit  des  gens  hellénique. 

En  somme,  le  droit  à  la  résistance  est  certain,  dès  lors  qu'il 
apparaît  comme  un  devoir.  Il  ne  faut  pas  que  l'injustice,  si 
forte  qu'elle  soit,  puisse  compter  sur  la  résignation  de  ses 
victimes.  Qu'on  s'accroche,  tant  que  c'est  possible,  à  «  ce  bien 
qui,  de  l'aveu  général,  est  le  plus  grand  de  tous  »,  à  «  ce  bien 
que  nous  demandons  tous  aux  dieux,  que  nous  sommes  prêts 

1.  Polybe,  XXXV I,  §  la. 

2.  Xénophon,  Helléniques,  VI,  §  3,  5. 

3.  A.  Rœdcr,  /'A/Z)i7/-a(7e  inlernational  chez  les  Hellènes.  Kristiania,  1912. 


196  LA    REVUE    DE   PAKIS 

à  acheter  au  prix  de  mille  souffrances,  qui  seul  a  chez  les 
hommes  une  valeur  incontestée,  la  paix  ^  ».  Mais  l'amour  de 
la  paix  ne  doit  pas  dégénérer  en  lâcheté.  Quand  Polybe  vient 
de  raconter  que  les  Messéniens  laissaient  envahir  leur  pays  par 
les  Étoliens  sans  le  défendre,  il  s'indigne  : 

Oui,  je  le  reconnais,  c'est  un  ternl)le  fléau  que  la  guerre,  nuiis 
non  pas  terrible  au  point  qu'il  faille  tout  supporter  pour  l'éviter.  Que 
signifient,  en  effet,  tous  ces  beaux  mots  d'égalité,  de  liberté,  d'indé- 
pendance, s'il  n'y  a  rien  au-dessus  de  la  paix?...  Sans  doute  la  paix  avec 
la  justice  et  l'honneur  est  le  plus  beau  et  le  plus  précieux  des  biens. 
Mais,  au  prix  d'une  vilenie  et  d'une  servitude  honteuse,  c'est  la  suprême 
infamie  et  le  mal  le  plus  funeste  ^. 

De  même,  Thucydide  déclare  qu'il  y  a  des  circonstances  où 
«  la  guerre  est  une  nécessité  autant  qu'un  acte  de  sagesse  », 
parce  que  «  c'est  par  la  guerre  que  la  paix  s'alîcrmit,  tandis 
que  l'inertie  pacifique  ne  préserve  pas  de  la  guerre  ».  Et  voici 
comment  il  fait  parler  les  Corinthiens,  iassés  de  la  tyrannie 
athénienne  : 

Certes,  discut-ils  à  ^ears  alliés,  il  est  de  la  prudence  ilc  rester  tran- 
quilles tant  que  nul  ne  nous  outrage  ;  mais,  quand  on  les  offense,  les 
hommes  de  cœur  n'hésitent  pas  à  courir  aux  armes...  Vous  ne  serez 
pas  les  premiers  à  rompre  la  paix...  ;  vous  en  vengerez  plutôt  la  viola- 
tion ;  car  la  rupture  ne  vient  pas  de  ceux  qui  se  défendent,  mais  de 
ceux  qui  commettent  la  première  agression...  Soyez  donc  persuadés 
que  l'État  qui  s'érige  en  tyran  de  la  Grèce  est  une  menace  pour  nous 
tous  également,  puisqu'il  tient  déjà  les  uns  sous  sa  domination  et  qu'il 
aspire  à  y  placer  les  autres.  Marchons  pour  l'abattre,  afin  de  vivre 
désormais  en  sécurité  et  de  délivrer  les  Grecs  maintenant  asservis  •'. 

*   * 

La  manifestation  la  plus  odieuse  du  droit  que  s'arroge  la 
force,  celle  où,  par  conséquent,  le  véritable  droit  est  le  plus  sûr 
de  soi  et  peut  inspirer  le  plus  d'héroïsme,  c'est  l'agression 
contre  un  petit  pays  qui  veut  garder  la  neutralité.  Les  contem- 
porains de  Thucydide  réfléchirent  beauconp   sur  ce  cas.  A 

1.  TlHU-yilidi'.   IV.  S  ()2.  2  ;  l'olyl)c,   IV,  Si  71.  3. 

2.  Polyl.c.   \\\  §  :!l. 

:•..   ■rinicvdidc.   I,  <  !2n-!2  1. 


LES     LOIS    DE    LA    GUERRE  197 

deux  reprises  riiistorieii  présente  longuement,  avec  une  froide 
impartialité  dont  l'effet  est  saisissant,  les  arguments  qu'es- 
saient de  faire  valoir  la  force  qui  se  heurte  au  droit  et  le  droit 
qui  se  débat  contre  la  force.  On  dirait  chaque  fois  entendre, 
comme  dans  la  fable  d'Hésiode,  l'épervier  insulter  le  rossignol 
qu'il  tient  entre  ses  serres. 

En  429,  le  roi  de  Sparte  Archidamos  paraît  devant  Platées  ; 
il  somme  la  ville  de  lui  livrer  passage,  pour  qu'il  puisse  se  jeter 
sur  l'Attique.  Les  Platéens  lui  envoient  des  députés,  qui  lui 
disent  : 

Archidamos  et  vous,  Lacédémoniens,  ce  n'est  pas  une  conduite 
juste,  ni  digne  de  vous  et  de  vos  pères,  que  d'entrer  à  main  armée  dans 
le  pays  des  Platéens.  Lorsque  le  Lacédémonien  Pausanias  eut  délivré 
la  Grèce  '...,  en  présence  de  tous  les  alliés  .assemblés,  il  rendit  aux  Pla- 
téens la  libre  possession  de  leur  ville  et  de  leur  territoire,  déclarant 
que,  si  jamais  personne  les  attaquait  injustement  et  pour  les  asservir, 
les  alliés  présents  les  assisteraient  de  tout  leur  pouvoir.  Voilà  ce  que 
vos  pères  nous  garantirent...  Et  vous,  vous  faites  précisément  le 
contraire.  Vous  venez  pour  nous  asservir.  Prenant  donc  à  témoin 
les  dieux  qui  reçurent  alors  vos  serments,  nous  vous  sommons  de  res- 
pecter le  territoire  de  Platées.  , 

Archidamos  répond  : 

Ce  que  vous  dites  est  juste...  Gardez  l'indépendance  que  Pausa- 
nias vous  a  garantie  ;  mais  joignez-vous  à  nous...  en  observant  la  neu- 
tralité. Recevez  les  deux  partis  à  titre  d'amis,  sans  aider  ni  l'un  ni 
l'autre  de  vos  armes.  C'est  tout  ce  que  nous  vous  demandons. 

Les  députés  vont  soumettre  cette  proposition  à  leurs  conci- 
toyens. Ils  reviennent  dire  qu'une  pareille  convention  ferait 
courir  à  Platées  le  plus  grand  danger,  soit  de  la  part  des  Athé- 
niens, qui  s'y  opposeraient  sûrement,  soit  de  la  part  des  Thé- 
bains,  ennemis  de  Platées  et  alliés  de  Sparte,  qui  profiteraient 
de  l'occasion  pour  garder  la  ville.  Archidamos  s'efforce  de  les 
rassurer  : 

Eh  bien  !  remettez  aux  Lacédémonieiis  votre  ville  et  vos  maisons... 
Retirez-vous  où  bon  vous  semblera...  pour  toute  la  durée  des  hostilités. 

1.  Allusion  à  la  victoire  de  Platées,  qui  délivra  la  Grèce  continentale  de  l'in- 
vasion perse  en  479. 


198  LA    REVUE    DE    PARIS 

La  guerre  finie,  nous  vous  restituerons  le  tout  avec  fidélité.  Jusque-là 
nous  le  garderons  en  dépôt. 

Cependant  les  Platéens  obtiennent  un  délai.  D'autres  dépu- 
tés vont  demander  à  Athènes  quelles  sont  ses  intentions.  Ils 
rapportent  la  déclaration  suivante  : 

Platéens,  depuis  le  jour  où  vous  êtes  devenus  leurs  alliés,  les  Athé- 
niens ne  vous  ont  jamais  laissés  en  butte  à  un  outrage  ;  ils  ne  vous 
abandonneront  pas  davantage  aujourd'hui,  et  leur  appui  ne  vous  fera 
pas  défaut. 

Sur  ce  rapport,  les  Platéens  décidèrent  de  ne  pas  céder  aux 
exigences  des  Lacédémoniens,  «  mais  de  supporter  au  besoin 
que  leurs  terres  fussent  ravagées  sous  leurs  yeux  et  de  se 
résigner  à  toutes  les  extrémités  ^  ». 

En  416,  les  Athéniens  suivent  l'exemple  donné  par  les 
Spartiates.  La  neutralité  de  Mélos  est  une  insulte  à  la  toute- 
puissance  de  leur  empire.  Ils  sont  décidés  à  mettre  la  main  sur 
cet  îlot,  coûte  que  coûte.  Leurs  troupes  débarquent.  Une 
conférence  réunit  les  représentants  des  deux  parties. 

Les  Athéniens  vont  droit  au  fait  : 

Nous  n'irons  point  chercher  de  belles  phrases  pour  justifier  notre 
domination  par  notre  triomphe  sur  le  Mède,  et  notre  agression  actuelle 
par  vos  torts  envers  nous  :  ces  longs  discours  ne  convaincraient  per- 
sonne... Il  faut  partir  d'un  principe  constant  :  c'est  que,  dans  les 
affaires  humaines,  on  se  règle  sur  la  justice  quand  on  en  sent  la  néces- 
sité de  part  et  d'autre,  mais  que  les  forts  exercent  leur  puissance  et  que 
les  faibles  la  subissent. 

Les  Méliens,  ainsi  contraints  de  se  placer  sur  le  terrain  de 
l'intérêt,  demandent  qu'au  moins  on  ne  fasse  pas  abstraction 
de  l'utilité  commune. 

LES  ATHÉNIENS  :  Si  uous  sommes  ici  pour  le  bien  de  notre  empire, 
nous  ne  perdons  pas  de  vue  le  salut  de  votre  ville  :  nous  voulons  que 
vous  acceptiez  notre  souveraineté  docilement  et  que  vous  soyez 
sauvés  dans  l'intérêt  des  deux  parties. 

LES  MÉLIENS  :  Et  si  iious  icstioiis  neutres  et  tranquilles,  en  étant 
vos  amis  au  lieu  d'être  vos  ennemis,  vous  n'y  consentiriez  pas? 

LES  ATHÉNIENS  i  Noii  ;  Car  votre  hostilité  nous  est  moins  préju- 

1.  Thucydide,  II,  §71-74. 


LES    LOIS    DE    LA    GUERRE  199 

diciable  qu'une  amitié  où  nos  sujets  verraient  un  signe  de  faiblesse, 
tandis  que  votre  haine  atteste  notre  puissance. 

LES  MÉLiENS  :  Mais  pensez  à  ceux  qui  sont  neutres  aujourd'liui  ; 
comment  pourrez-vous  ne  pas  vous  en  faire  des  ennemis,  quand  ils 
verront  ce  qui  se  passe  ici  et  qu'ils  se  diront  qu'un  jour  ou  l'autre  ce 
sera  leur  tour? 

Les  Athéniens  ne  veulent  pas  de  conseils. 

LES  MÉLIENS  :  II  y  aurait  faiblesse  et  lâcheté,  à  nous  qui  sommes 
encore  libres,  à  ne  pas  tout  risquer  plutôt  que  de  tomber  dans  l'escla- 
vage. 

LES  ATHÉNIENS  :  Nou,  si  VOUS  délibérez  sagement.  Il  ne  s'agit  pas 
ici  de  courage,  ni  d'une  lutte  d'égal  à  égal,  où  vous  ne  pourriez  suc- 
comber sans  ignominie  ;  il  s'agit  d'aviser  à  votre  conservation,  sans 
vous  hasarder  contre  des  forces  infiniment  supérieures. 

LES  MÉLIENS  :  Nous  savous  qu'il  est  difficile  d'entrer  en  luLte  avec 
votre  puissance  et  votre  fortune...  Toutefois,  pour  ce  qui  est  de  la  for- 
tune, nous  plaçons  notre  confiance  dans  la  faveur  divine,  car  notre 
cause  est  juste,  et  la  vôtre  ne  l'est  pas  ;  et,  pour  ce  qui  est  de  nos  forces, 
l'infériorité  en  sera  compensée  par  l'alliance  des  Lacédémoniens,' 
alliance  dictée  par  la  communauté  d'origine  et  par  un  sentiment 
d'honneur. 

LES  ATHÉNIENS  :  Nous  lie  craignoûs  pas  non  plus  que  la  protec- 
tion divine  nous  manque...  Quant  à  votre  confiance  dans  les  Lacé- 
démoniens, que  vous  vous  figurez  prêts  à  vous  secourir  par  un  senti- 
ment d'honneur,  nous  admirons  votre  innocence,  tout  en  plaignant 
votre  crédulité.  Les  Lacédémoniens,  entre  eux  et  pour  tout  ce  qui 
touche  à  leurs  lois  nationales,  sont  pleins  de  vertus  ;  mais  leur  poli- 
tique extérieure,  on  peut  la  résumer  en  deux  mots  :  c'est  l'exemple 
le  plus  éclatant  qu'on  connaisse  de  la  confusion  entre,le  bon  plaisir  et 
l'honnête,  entre  l'utile  et  le  juste. 

LES  MÉLIENS  :  C'est  là  précisément  ce  qui  nous  rassure  :  dans  leur 
propre  intérêt,  ils  ne  voudront  pas  abandonner  Mélos. 

LES  ATHÉNIENS  :  Ne  peusez-vous  pas  que  l'intérêt  ne  va  pas  sans 
la  sûreté,  tandis  que  la  justice  et  la  droiture  sont  inséparables  des 
dangers?...  Vous  n'allez  pas  suivre  le  chemin  qui  mène  presque  tou- 
jours à  la  ruine,  celui  ûe  l'honneur...  Réfléchissez,  et  dites-vous  bien 
que  c'est  ici  pour  votre  patrie  une  question  de  vie  ou  de  mort. 

La  discussion  est  close.  Les  Méliens,  demeurés  seuls,  adop- 
tent une  résolution  définitive  : 

Athéniens,  notre  manière  de  voir  n'a  pas  changé.  Il  ne  sera  pas 
dit  qu'une  cité  qui  compte  sept  siècles  d'existence  se  soit  laissé  en 
quelques  instants  ravir  sa  liberté.  Pleins  de  confiance  dans  la  protec- 


200  I.A    REVUE    DE    PARIS 

tion  divine,  qui  nous  a  préservés  jusqu'à  ce  jour,  dans  le  secours  des 
hommes  el  notamment  des  Lacédémoniens,  nous  essaierons  de  pour- 
voir à  notre  salut  '. 

S'opposer  par  tous  les  moyens  aux  attentats  de  la  force  bru- 
tale contre  l'indépendance  pu  la  neutralité  des  cités,  c'est  donc 
bien  un  devoir.  Devoir  imprescriptible,  non  seulement  pour 
ceux  que  l'État  despote  a  choisis  comme  adversaires,  mais 
même  pour  ceux  qu'il  a  préféré  s'enchaîner  comme  alliés.  Un 
peuple  entier  j)cut  ainsi  se  trouver  placé  devant  un  terrible 
cas  de  conscience,  lorsque,  engagé  dans  les  liens  d'une  alliance 
occasionnelle,  il  s'aperçoit  que  les  obligations  qu'il  a  contrac- 
tées l'entraînent,  au  mépris  de  son  passé,  au  détriment  de  son 
avenir,  dans  des  complicités  qu'il  abhorre.  C'est  dans  une 
pareille  circonstance  que  Démosthènes  eut  un  jour  à  montrer 
aux  Athéniens  le  droit  chemin.  Les  Spartiates,  voyant  Thèbes 
occupée  par  une  guerre  lointaine  et  désastreuse,  voulaient  se 
Jeter  sur  sa  protégée,  la  faible  Mégalopolis.  Ils  savaient  bien 
qu'Athènes,  quoique  associée  à  eux  depuis  quelques  années, 
n'était  pas  du  tout  disposée  à  les  suivre.  Ils  lui  envoyèrent  un 
ambassadeur  avec  mission  spéciale  de  lui  promettre  un  terri- 
toire limitrophe  qu'elle  avait  perdu  en  des  temps  malheureux 
et  ([u'elle  ne  cessait  de  regretter.  Certains  politiciens  conseil- 
laient d'accepter  une  olïre  aussi  tentante.  Mais  Démosthènes 
tint  tète  à  ces  gens  «  qu'on  eût  pris  pour  des  Laconiens,  s'ils 
}ravaient  pas  été  si  connus  et  n'avaient  pas  parlé  la  langue 
attique  -  ».  Dénoncer  l'alliance,  c'était,  disait-on,  déconsidérer 
Athènes.  Non;  si  l'alliance  est  rompue,  la  responsabilité  en 
retombe  tout  entière  sur  la  partie  qui  agit  en  contradiction 
avec  l'esprit  de  l'alliance.  En  concluant  le  traité,  Athènes 
entendait  sauvegarder  ses  intérêts,  maintenir  l'équilibre  hellé- 
nique, assurer  le  droit  international  ;  du  moment  qu'on  lui 
demande  de  compromettre  son  existence,  d'élever  un  État 
au-dessus  des  autres  et  de  faire  régner  l'injustice  en  Grèce, 
elle  refuse  son  concours,  et  elle  en  a  le  droit. 

.Je  m'étonne  qu'on  ose  dire  qu'en  agissant  de  la  sorte  la  cité 
paraîtra  changer  de  ])olitique  et  ne  plus  mériter  aucune  confiance. 

1.  Thiicyciick',   V,   §  89,  111. 

2.  I),ni()stlu'iu-s,   Pour  1rs  Mégalopilnins.   §  2. 


LES    LOIS    DE    LA    GUERRE  201 

C'est  le  contraire  qui  me  paraît  la  vérité.  Et  pourquoi?  Parce  que 
personne  ne  niera  qu'en  sauvant  les  Lacédémoniens  après  les  Thébains, 
et  puis  les  Eubéens,  pour  faire  ensuite  alliance  avec  eux,  la  cité  ait 
toujours  poursuivi  le  même  but.  Lequel?  Sauver  les  opprimés.  S'il  en 
est  ainsi,  ce  n'est  pas  nous  qui  avons  changé,  mais  ceux  qui  refusent 
de  rester  dans  le  droit  ;  c'est  la  situation  qui  a  changé,  manifestement,, 
et  toujours  par  la  faute  d'un  peuple  qui  veut  être  au-dessus  de  tout*. 

Contre  la  nation  qui  prétend  ériger  la  force  en  droit,  la 
guerre  est  donc  juste  pour  les  ennemis  qu'elle  attaque  directe- 
ment, pour  les  neutres  qu'elle  violente,  pour  les  alliés  qu'elle 
voudrait  captiver. 

*  * 

Les  conditions  même  qui  légitiment  la  guerre  en  déterminent 
le  but.  Il  ne  saurait  être  question  d'anéantir  un  peuple,  pour 
prendre  possession  de  ses  terres  et  de  ses  biens.  Il  s'agit  seule- 
ment d'obtenir  le  redressement  d'un  tort  collectif  par  une 
contrainte  collective.  Aux  barbares  on  peut  faire  la  guerre 
«  jusqu'à  extermination  »  ;  entre  gens  de  même  race,  on  ne 
doit  la  faire  que  «  jusqu'à  la  victoire  ».  Dans  la  République 
de  Platon,  Socrate,  parlant  pour  les  Grecs  et  les  traitant  en 
peuples  frères,  demande  que  la  guerre  ait  toujours  pour  objet 
de  donner  une  correction  quasiment  amicale  en  exigeant  une 
satisfaction  légitime,  et  qu'elle  soit  toujours  menée  en  vue 
d'une  prompte  réconciliation  -.  Est-ce  là  une  utopie  senti- 
mentale? Écoutons  le  réaliste  Polybe  : 

Un  peuple  généreux  combat  un  peuple  même  criminel,  non  pas 
pour  exterminer  et  pour  détruire,  mais  pour  redresser  et  réparer  les 
torts,  non  pour  envelopper  dans  un  même  châtiment  coupables  et 
innocents,  mais  plutôt  pour  sauver  et  ménager  avec  les  justes  ceux 
qui  paraissent  ne  l'être  point  ■'. 

Déjà  Thucydide  avait  fait  dire  par  les  Corinthiens  que  la 
guerre  nécessaire  et  sage  est  celle  qui  se  propose  un  affermisse- 
ment de  la  paix  *.  Aristote  prononce  le  mot  décisif  : 

La  guerre  a  pour  but  la  paix  •'*. 

1.  Id.,  ibid.,  §.  14. 

2.  Platon,  Ménexcne,  p.  239  ;  République,  V,  p.  471. 

3.  Polybe,  V,  p.  §  5. 

4.  Thucydide,  I,  §  124,  2. 

5.  Aristote,  Politique,  IV,  §  13,  16. 


202  LA    REVUE    DE    PARIS 

La  guerre  ainsi  comprise  doit  obéir  à  des  lois. 

Toute  guerre,  dit  Polybe,  quoique  étant  une  perturbation  de  l'état 
de  droit,  n'en  a  pas  moins  des  lois  spéciales  '.  , 

Comment  est-ce  possible?  Le  but  suprême  de  chaque  belli- 
gérant n'est-il  pas  de  faire  à  l'ennemi  le  plus  de  mal  qu'il  peut? 
N'importe  ;  il  est  des  règles  positives,  confirmées  par  le  consen- 
tement tacite  des  peuples  et  par  une  politique  constante,  qui 
défendent  rigoureusement  certains  actes, 

A  l'égard  des  combattants,  les  règles  sont  assez  simples.  Les 
lois  de  la  guerre  interdisent  de  violer  les  armistices,  de  porter 
la  main  sur  les  parlementaires,  de  tuer  tout  homme  qui  se 
rend,  de  dépouiller  les  morts,  de  refuser  à  l'ennemi  une  trêve 
pour  les  ensevelir.  Toutes  les  armes  ne  sont  pas  licites,  ni  toutes 
les  ruses.  Strabon  mentionne  un  traité  très  ancien  où  Chalcis 
et  Érétrie  convenaient  de  ne  pas  employer  certains  projec- 
tiles 2.  Mais  déjà  Polybe  regrette  le  temps  où  l'on  s'engageait 
réciproquement  à  ne  se  servir  ni  d'armes  cachées,  ni  de  traits 
lancés  de  loin,  où  l'on  se  battait  au  grand  jour,  corps  à  corps  ; 
il  constate  avec  amertume  que  la  pratique  des  moyens  réprou- 
vés dans  la  conduite  de  la  guerre  s'est  tellement  répandue, 
qu'agir  à  découvert  passe  pour  le  fait  d'un  mauvais  général 
et  que  la  fourberie  paraît  une  nécessité  \ 

En  ce  qui  concerne  les  non-combattants,  les  questions  sont 
plus  complexes,  et  plus  variables  les  solutions.  Le  principe  est 
toujours  le  même  :  «  une  loi  universellement  reconnue  attribue 
les  biens  acquis  en  temps  de  guerre  à  ceux  qui  les  ont  acquis  ^  », 
et  ces  biens  comprennent  les  personnes  mêmes  du  peuple 
vaincu.  Mais,  dans  l'application,  ce  principe  se  restreint  et 
s'adoucit  plus  ou  moins.  Tantôt  on  fait  prévaloir  l'idée  que  la 
guerre  est  un  mode  d'acquisition  légitime  ;  tantôt  on  s'en 
tient  à  la  conception  de  l'utilité  militaire,  et  l'on  autorise 
tous  les  actes  qui  ont  pour  effet  d'affaiblir  l'adversaire  ;  enfin, 


1.  Polybe,  dans  Diodore,  XXX,  §  18,  2. 

2.  Strabon,  X,  §  1,  12. 

3.  Polybe,  XIII,  §  3. 

4.  Aristote,  Politique,!,  §  2,  10. 


LES    LOIS    DE    LA    GUERRE  203 

dans  l'une  et  l'autre  de  ces  théories,  on  tient  compte  ou  non 
de  la  différence  entre  Grecs  et  barbares. 

Le  droit  de  faire  des  esclaves  à  la  guerre  s'est  donc  prêté  à 
des  pratiques  très  diverses.  On  admet  de  bonne  heure  qu'il  ne 
s'exerce  pas  dans  les  villes  et  villages  qui  capitulent  ou  ne  se 
défendent  pas.  Dans  les  places  emportées  d'assaut,  le  droit 
strict  subsiste.  Nombreux  sont  les  sièges  qui  se  terminent  par 
la  vente  des  femmes  et  des  enfants,  et,  si  l'on  adjoint  les 
hommes  au  troupeau,  c'est  par  clémence,  parce  qu'on  ne  veut 
pas  les  passer  au  fil  de  l'épée.  Cependant  des  hésitations  se 
produisent  lorsqu'il  s'agit  de  Grecs.  Épaminondas  et  Pélopi- 
das,  par  exemple,  furent  loués  de  n'avoir  jamais  tué  uu  seul 
homme  après  la  victoire  et  de  n'avoir  réduit  aucune  ville  en 
servitude.  Mais  l'arrivée  des  Macédoniens  amena  une  régression 
dans  les  usages  de  la  guerre.  Philippe  faisait  le  plus  d'esclaves 
possible,  pour  lui,  pour  les  siens,  pour  tous  ceux  qu'il  voulait 
récompenser  ou  gagner  à  sa  cause.  Bientôt  on  ne  fait  plus 
aucune  réserve  en  faveur  des  Grecs,  et  les  tempéraments  admis 
deviennent  moins  obligatoires.  Au  temps  de  Polybe,  les  lois  de 
la  guerre  ne  distinguent  plus  entre  les  villes  prises  d'assaut  et 
les  autres  :  «  laisser  partir  tout  le  monde  en  vertu  d'une  capi- 
tulation »,  ce  n'est  plus  qu'une  «  concession  ^  ». 

La  vieille  loi  qui  mettait  les  biens  de  l'ennemi  à  la  discré- 
tion de  l'armée  envahissante  ne  l'autorisait  cependant  pas  à 
tout  piller,  à  tout  saccager.  Voici  comment  Platon  détermine 
les  droits  de  l'envahisseur  en  territoire  grec  : 

Quand  tes  soldats  auront  pour  ennemis  des  Grecs,  leur  permet- 
tras-tu de  dévaster  les  champs  et  de  mettre  le  feu  aux  maisons?... 
Moi,  je  ne  permettrai  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  seulement  d'emporter 
la  récolte  de  l'année...  Comme  ils  sont  eux-mêmes  des  Grecs,  ils  ne 
vont  pas  dévaster  la  Grèce,  ni  brûler  les  habitations,  ni  traiter  en 
ennemie  toute  la  population...  Les  vainqueurs  se  contenteront  d'en- 
lever les  récoltes  aux  vaincus,  dans  la  pensée  qu'ils  se  réconcilieront 
et  ne  se  feront  pas  toujours  la  guerre  '-. 

Polybe  s'inspire  certainement  de  Platon,  quand  il  écrit  : 

Je  ne  puis  approuver  ceux  qui  se  laissent  emporter  contre  des 
gens  de  même  race  au  point,  non  seulement  de  saccager  la  récolte 

1.  Polybe,  II,  §  58,  9  et  5. 

2.  Platon,  République,  \,  §  16,  p.  470a-471a. 


20  f  lA    i'>i;vri;   di;   fahis 

annuelle  de  l'ennemi,  mais  de  détiuiic  les  arbres  et  tout  le  matériel, 
sans  laisser  même  de  place  au  repentir. 

Et  Polybe,  qui  entend  être  toujours  «  pragmatique  ^  », 
ajoute  : 

Il  faut  laisser  tout  ce  qui  ne  sert  pas  pour  le  moment  à  la  défense. 
Dévaster  la  campagne  pour  des  années  est  une  cruauté  ;  épargner  les 
villes  prises,  quand  leur  destruction  n'est  pas  absolument  nécessaire, 
est  une  loi  d'humanité  '-. 

Ces  restrictions,  forcément  très  vagues,  ne  gênaient  guère  la 
rapacité  ou  la  férocité  des  armées  victorieuses  ;  mais  une  loi 
d'une  valeur  universelle  et  absolue  assurait  l'inviolabilité  aux 
temples.  Si  un  peuple  s'en  prenait  aux  sanctuaires,  l'excuse 
même  des  représailles  n'autorisait  pas  à  venger  le  sacrilège 
par  le  sacrilège. 

Tous  les  actes  contraires  au  droit  de  la  guerre  sont  réunis 
par  Polybe  dans  le  récit  où  il  raconte  les  incursions  des  Étn- 
liens.  Leur  chef  Scopas  arrive  en  Macédoine,  à  Dion. 

Les  habitants  avaient  évacué  la  ville.  Il  y  entre,  rase  les  nuus. 
les  maisons  et  le  gymnase,  incendie  les  portiques  qui  entourent  l'en- 
ceinte sacrée  et  renverse  toutes  les  statues  des  rois.  Et  dire  que  pour 
avoir  fait  la  guerre,  non  seulement  aux  hommes,  mais  aux  dieux 
mêmes,  il  reçut  des  éloges  1  Quand  il  revint  en  Ktolie,  on  ne  le  traita 
pas  en  impie,  mais  en  brave,  en  serviteur  dévoué  de  l'Ktat  :  on  l'honora, 
on  le  regarda  de  toutes  parts  avec  admiration,  tant  il  avait  rendu  aux 
Étoliens  l'espérance  et  gonflé  leur  orgueil  ! 

Un  autre  stratège  des  Étoliens,  Dorimachos,  ])énèlre  dans 
la  Haute  Êpire. 

Il  ravage  le  pays  avec  acharnement,  moins  dans  l'intérêt  de  sa 
lampagne  que  pour  le  plaisir  de  faire  le  mal.  Arrivé  au  sanctuaire  de 
Dodone,  il  en  brûle  les  portiques,  y  détruit  un  grand  nombre  d'ex-voto 
et  renverse  l'édifice  sacré  ■', 

Polybe  condamne  les  excès  des  Étoliens  ;  il  n'est  pas  moins 

1.  Le  mot    est  (If  l'iilybo  lui-niCmo  et   se  tromf  an   (lol)ut    de    son  llisloir. 
(h  S  2,  S). 

2.  Polybe,  XXIII,  §  15,  1-2. 

:i  Polybe,  IV.  §  62,  67. 


LES     LOrS    DE    r..V    GUERRE  205 

sévère  pour  Philippe  V  de  Macédoine,  quand  ce  roi,  par  repré- 
sailles, met  le  feu  au  temple  de  Thermos  : 

Par  le  pillage  des  offrandes  il  se  rendit  sacrilège  envers  les  dieux 
et,   par  la   violation   des   droits   de   la   guerre,   coupable    envers  les 

hommes  * 

C'est  à  ce  propos  que  Polybe  résume,  avec  une  admirable 
précision,  tout  ce  qui  est  permis  et  défendu  par  les  usages  de 
la  guerre  : 

Enlever  à  l'ennemi  et  détruire  forteresses,  ports,  villes,  soldats, 
vaisseaux,  récoltes,  en  un  mot  faire  tout  ce  qui  peut  affaiblir  l'adver- 
saire et  donner  plus  d'efflcacité  à  nos  plans  et  à  nos  opérations,  c'est 
chose  que  les  lois  et  le  droit  de  la  guerre  nous  contraignent  à  faire. 
Mais,  sans  aucun  espoir  d'augmenter  ses  propres  forces  ou  de  dimi- 
nuer celles  de  l'adversaire  pour  la  poursuite  de  la  guerre,  renverser 
de  gaîté  de  cœur  les  temples  avec  les  statues  et  tous  les  objets  sacrés, 
n'est-ce  pas  le  fait  de  la  i)assion  aveugle  et  de  la  rage  folle-? 


De  tout  cela  rien  n'a  vieilli.  On  a  vu,  par  des  exemples  carac- 
téristiques, qu'à  mesure  que  les  événements  politiques  et  mili- 
taires se  déroulent,  tous  les  problèmes  que  les  hommes  agitent 
aujourd'hui  parmi  des  tourbillons  de  feu  et  des  Ilots  de  sang 
ont  passionné  les  esprits  au  même  degré  et  reçu  des  solutions 
identiques  chez  le  peuple  en  qui  nous  devons,  pour  tout  ce  qui 
est  de  l'ordre  intellectuel  et  moral,  reconnaître  nos  ancêtres. 
Chez  les  Grecs  comme  chez  nous,  le  droit  des  gens  a  dû  se 
dégager,  à  force  de  souftrances,  des  sophismes  homicides  et 
incendiaires.  Qu'il  s'agisse  des  motifs  de  guerre,  du  respect  de 
la  neutralité,  du  maintien  des  alliances,  des  moyens  de  con- 
duire les  hostilités,  la  Grèce  a  eu  ses  Frédéric  le  Grand  et  ses 
Guillaume  II,  ses  Bethmann-Hollweg  et  ses  Biilow,  ses  Clau- 
sewitz  et  ses  Bernhardi  ;  elle  a  médité,  elle  aussi,  les  vieilles 
Instructions  pour  la  direction  de  l'Académie  des  nobles  et  les 
dernières  Instructions  du  grand  état-major  allemand.  Mais 
elle   a  entendu    d'autres  voix  exprimer  d'autres   idées   que 

1.  i'olylx',  §  7.  'S. 

2.  Polybe.  V.  ni.  l'-l. 


206  LA    REVUE    DE    PARIS 

l'expérience  a  fortifiées  et  que  la  conscience  humaine  a  précieu- 
sement recueillies,  celles  que  les  siècles  ont  transmises  aux 
hommes  d'État  français  et  anglais  et  qui  ont  donné  un  si  bel 
accent  au  langage  d'un  Broqueville  ou  d'un  Salandra.  Et 
—  on  peut  en  être  sûr  —  chaque  fois  que  dans  l'avenir  se 
poseront  de  nouvelles  questions  de  droit  international,  on  en 
trouvera  les  antécédents  chez  les  Grecs,  jusqu'au  jour  où 
l'on  pourra  dire  avec  Platon  : 

Il  ne  faut  pas  prolonger  la  lutte  au  delà  du  moment  où  les  cou- 
pables seront  forcés  par  les  iniîocents,  las  de  souffrir,  à  donner  satis- 
faction K 

GUSTAVE     GLOTZ 


1.   Platon,  République,  V,  §  10,   p.  471. 


! 


PROBLÈMES  YOUGO-SLAVES' 


On  parle  beaucoup  de  l'expérience  politique  ;  or,  il  arrive 
souvent  que  ceux-là  mêmes  qui  devraient  en  avoir  le  plus  en 
manquent  tout  à  fait.  Voici,  par  exemple,  le  gouvernement 
autrichien  :  ses  pertes  en  Italie  auraient  dû  le  renseigner  sur 
la  politique  à  suivre  envers  les  nationalités  qui  lui  restaient 
soumises.  Or,  il  n'a  jamais  consenti  à  les  traiter  avec  équité; 
il  a  voulu  avoir  une  mesure  pour  les  Allemands  et  les  Magyars 
et  une  autre  pour  les  Slaves,  à  moins  qu'ils  ne  fussent  russo- 
phobes,  comme  parfois  les  Polonais.  Quand  des  nationalités 
ont  résisté,  il  s'est  proposé  ouvertement  d'étouffer  les  unes 
au  profit  des  autres. 

Il  est  d'ailleurs  curieux  d'observer  que  le  régime  autrichien 
a  fait  lui-même  germer  et  croître  ce  qu'il  s'est  efforcé  plus  tard 
de  détruire.  Au  xviii^  siècle,  l'empereur  Joseph  II  a  permis 
l'ouverture  d'écoles  en  langue  nationale  ;  elles  se  sont  multi- 
pliées, développées  dans  toutes  les  directions.  Puis  est  venu, 

1.  M.  Stoyau  Novakovitch  est  mort  subitement,  cet  hiver,  quelques  jours  après 
avoir  écrit  cet  article,  qu'il  n'avait  pas  entièrement  mis  au  point.  Nous  nous 
sommes  permis  de  l'abréger  ;  quelques  développements  historiques  n'auraient 
pu  être  utiles  pour  le  lecteur  français  qu'avec  des  éclaircissements.  Il  sera, 
d'ailleurs,  intégralement  publié  en  serbe. 

Est-il  utile  de  rappeler  que  M.  Novakovitch  a  été  le  plus  éminent  des  histo- 
riens serbes,  et  que,  plusieurs  fois  ministre  et  président! du  Conseil,  notamment 
iors  de  la  crise  provoquée  par  l'annexion  de  la  Bosniejet  de  l'Herzégovine,  il  a 
encore  représenté  la  Serbie  au  congrès  de  Londres  en  1913?  Avec  lui  a  disparu 
une  des  plus  hautes  personnalités  du  monde  balkanique. 


208  LA     REVUE     DE     PARIS 

au  xix«  siècle,  rinfluence  du  nationalisme  romantique  et  laii- 
tastiquei  importé  crAllemagne,  où  il  servait  le  germanisme, 
en  Autriche  où  il  favorisa  l'éveil  des  nationalités  les  plus 
diverses.  Slaves,  Magyars,  Roumains  sentirent  une  douce 
mélancolie  à  s'envelopper  des  ténèbres  des  mythes  nationaux 
à  demi  historiques;  leur  littérature  populaire  ressuscita 
légendes  et  héros  d'autrefois.  L'exemple  des  uns  entraînait  les 
autres  ;  les  Tchèques  éveillaient  les  Slovaques  ;  les  Serbes, 
les  Croates,  et  ceux-ci,  les  Slovènes.  Les  masses  ([u'on  croyait 
presque  germanisées  apparurent  subitement  comme  des  unités 
nationales,  conscientes  et  jalouses  de  leurs  droits. 

Surprise  peu  agréable  pour  les  dirigeants,  Vienne  devint 
par  la  force  des  circonstances,  un  centre  panslaviste.  Mieux 
qu'ailleurs  on  pouvait  s'y  informer  de  tout  ce  qui  touchait  les 
Tchèques,  les  Polonais,  les  Russes,  les  Slovènes,  les  Croates, 
les  Serbes,  les  Bulgares.  La  première  chaire  de  slavisme 
positif  —  «  objectif  »,  comme  disent  les  Allemands  —  fut  créée 
à  Vienne  ;  Kopitar  et  Miklosich,  deux  Slovènes,  et  Jagic,  un 
Croate,  y  consacrèrent  leur  talent  à  l'élaboration  de  ce  que 
l'État  ne  désirait  pas  ;  en  fixant  les  bases  historiques  (Ui  sla- 
visme, ils  jetèrent  les  premiers  jalons  d'un  «  panslavisme  » 
conforme  aux  réalités  vivantes. 

Ces  aspirations  slaves,  ([u'on  avait  contribué  à  susciter,  on 
aurait  dû  les  satisfaire,  l^ourtant,  quand  il  y  eut  lieu  de  refaire 
l'Autriche  après  les  guerres  malheureuses  de  1859  et  de  1866, 
on  ne  songea  qu'à  satisfaire  les  Magyars.  L'ancienne  Autriche 
devint  l' Autriche-Hongrie  ;  quant  aux  Slaves,  ils  furent  sacri- 
fiés, et  particulièrement  les  Slaves  du  Sud  ou  Yougo-Slaves, 
Serbes  de  Hongrie,  Croates,  Dalmates,  Slovènes  de  Carniole  ou 
de  Carinthie.  Le  duché  autonome  de  Serbie,  une  création  de 
1848,  avait  déjà  disparu  en  1860;  en  1867,  la  Croatie  perdit 
la  meilleure  part  de  son  antique  autonomie;  la  Dalmatie, 
jadis  unie  à  la  Croatie,  devint  simple  province  autrichienne.. 
Puis,  quand  des  Slaves  protestèrent,  on  en  rendit  responsables 
leurs  frères  du  dehors,  Serbes  ou  Russes  ;  il  était  entendu,  à 
Vienne,  que  sans  ces  malencontreux  voisins,  les  Slaves  d'Au- 
triche n'auraient  pas  songé  à  revendiquer  leurs  droits. 

Nous  nous  proposons  d'examiner  ici  les  revendications  de 
leur  groupe  le  plus  important,  les  Yougo-Slaves,  et  d'en  mon- 


PROBLÈMES     YOUGO-SLAVES  209 

trer  Tongine,  moins  dans  les  combinaisons  des  siècles  passés 
que  dans  le  fait  de  l'unité  de  race,  et  plus  encore  dans  l'évo- 
lution des  masses  populaires.  Le  u  yougo-slavisme  »  est  le 
produit  du  mouvement  démocratique  moderne;  les  forces  qui 
s'opposent  à  son  progrès  viennent  du  moyen  âge,  et  la  lutte 
que  nous  voyons  se  poursuivre  est  avant  tout  celle  de  deux 
époques. 


Au  moyen  âge,  diverses  circonstances  ont  empêché  la  for- 
mation d'un  État  yougo-slave  unique.  Apres  que  l'invasion 
slave  eut  submergé  la  majeure  partie  de  la  péninsule  balka- 
nique, nulle  part  il  ne  se  forma  de  noyau  capable  de  ras- 
sembler autour  de  lui  les  tribus  éparses.  Les  Bulgares  réus- 
sirent bien,  à  la  fin  du  x^  siècle,  à  réunir  celles  qui  occupaient 
la  moitié  orientale  de  la  presqu'île;  mais  de  bonne  heure  ils 
succombèrent  sous  les  coups  de  l'Empire  byzantin.  Dans 
l'autre  moitié  de  la  presqu'île,  la  masse  slave  donna  naissance, 
vers  les  viii^  et  ix^  siècles,  aux  États  serbes  et  croates, 
s' appuyant,  les  uns  à  la  mer,  les  autres  au  massif  des  Alpes 
dinariques.  Les  Byzantins  et  les  Vénitiens  étaient  leurs  enne- 
mis héréditaires,  et  aussi  les  Allemands  de  la  Bavière  et  du 
duché  d'Autriche  qu'attirait  la  mer  Adriatique.  Exposés  à  la 
pression  allemande  venue  de  l'ouest  et  du  nord,  les  Slaves  des 
Alpes  orientales  furent  submergés  les  premiers,  et  les  Alle- 
mands atteignirent  la  mer  du  côté  de  l'Istrie.  Cependant,  dans 
la  plaine  du  Danube,  les  Slaves  étaient  refoulés  par  les  Magyars 
qui,  cherchant,  eux  aussi,  une  issue  vers  l'Adriatique,  finirent 
par  faire  tomber  les  Croates  dans  leur  sphère  «  d'influence  »  ; 
dès  lors  tiraillées,  désunies,  les  masses  slaves  ne  servirent  plus 
qu'à  fournir  des  matériaux  amorphes  à  leurs  ennemis. 

Les  influences  de  culture  et  de  religion  ne  furent  pas  moins 
contraires  à  l'union  des  Slaves.  La  culture  chrétienne,  l'unique 
culture  en  ce  temps,  se  répandait  par  deux  sources,  dont  l'une 
était  à  Constantinople  et  l'autre  à  Rome,  et  chacun  de  ces 
deux  centres   étendait  avec  le  christianisme  sa  domination 

le'-  Septembre  1915.  14 


210  LA     REVUE     DE    PARIS 

politique.  Or,  le  malheur  des  Yougo-Slaves  voulut  qu'ils  se 
trouvassent  partagés  entre  ces  zones  d'influences  rivales.  Les 
uns,  ceux  de  l'est,  reçurent  de  Byzance  leurs  apôtres,  Cyrille 
et  Méthode,  et  leur  durent  une  liturgie  et  une  culture  natio- 
nales; les  autres,  ceux  de  l'ouest,  restèrent  soumis  à  l'auto- 
rité de  Rome  qui  voyait  une  hérésie  dans  la  liturgie  slave. 
Croates  et  Slovènes  furent  dressés  par  leurs  prêtres  catho- 
liques à  ne  plus  voir  dans  les  Serbes,  leurs  frères  de  race, 
que  des  schismatiques  impurs,  qu'il  fallait  éviter  comme  des 
lépreux. 

D'ailleurs,  ni  du  côté  serbe  ni  du  côté  slave,  personne 
ne  supposait  qu'une  telle  séparation,  entre  gens  de  même  race 
et  de  traditions  identiques,  fût  anormale.  En  ce  temps,  les 
agglomérations  ne  se  faisaient  que  par  la  force  mise  au  ser- 
vice des  religions  ;  un  groupement  formé  uniquement  d'après 
des  penchants  et  des  sentiments  nationaux  pareils  à  ceux  de 
notre  époque,  ne  se  rencontrait  jamais. 

Dans  les  pays  serbes  ou  croates,  les  seigneurs  étaient  hos- 
tiles à  toute  union  ;  elle  aurait  compromis  leur  puissance. 
Les  rois  eux-mêmes  ne  paraissent  pas  en  avoir  eu  le  désir. 
Alors  même  que  la  puissance  des  Hongrois  n'y  faisait  pas 
obstacle,  les  alliances  de  familles  n'amenaient  nul  rapproche- 
ment. Au  xiii^  siècle,  la  fille  d'un  roi  serbe  épouse  un  ban  de 
Bosnie  ;  l'isolement  de  la  Bosnie  reste  le  même.  La  puissante 
famille  croate  des  Choubitch  (plus  tard  les  Zrinyi)  est  mêlée,  au 
xv^  siècle,  à  la  vie  de  la  Bosnie  ;  il  n'en  résulte  aucun  lien 
entre  Bosniaques  et  Croates.  A  la  vérité,  le  gendre  croate, 
Mladène  Choubitch,  de  l'empereur  serbe  Etienne  Douchan,  suit 
la  politique  de  son  beau-père  à  l'égard  des  Vénitiens  et  des 
Hongrois;  mais  c'est  là  concordance  à  demi  fortuite.  Tout  au 
plus  peut-on  noter  que  l'identité  de  langue  entre  les  Yougo- 
slaves ne  fut  pas  sans  quelque  effet  pratique.  C'est  grâce  à 
elle  que  les  Ragusains  établirent  des  liens  commerciaux  entre 
la  Serbie  et  l'Europe  occidentale  ;  par  elle  aussi  que  l'Alle- 
mand Palmann,  né  en  pays  Slovène,  contribua  aux  victoires 
de  Douchan,  en  lui  amenant  des  mercenaires  mieux  armés 
que  les  Serbes. 


PROBLÈMES     YOUGO-SLAVES  211 


II 


Transportons-nous  un  moment  au  temps  présent.  Je  prie 
qu'on  me  permette  d'invoquer  ici  des  souvenirs  personnels  qui 
me  semblent  caractéristiques. 

En  l'année  mémorable  1912,  quelques  jours  seulement  avant 
la  guerre  balkanique,  je  m'arrêtai,  au  cours  d'un  voyage  à 
Lioubliana  (Laibach),  pour  y  passer  une  journée  en  flânerie  et 
recueillir  des  impressions  directes.  Je  sortis  de  mon  hôtel 
avec  l'intention  de  visiter  les  divers  centres  du  mouvement 
littéraire  et  de  la  culture  Slovène,  la  Matica  Slovenska  ^  en 
premier  lieu. 

Me  promenant  lentement  par  les  rues,  je  m'adressai  en 
serbe  aux  gens  que  je  rencontrai,  demandant  mon  chemin. 
Chacun  me  répondit  en  son  slovène  sans  paraître  surpris  de 
mon  langage,  et  je  trouvai  ce  que  je  cherchais  à  Lioubliana 
sans  plus  de  difficulté  que  si  j'avais  été  à  Belgrade.  En 
flânant  ensuite  par  la  ville,  je  remarquai  partout  un  esprit 
Slovène  très  vif.  Les  enseignes  en  slovène  prédominaient.  La 
moindre  affiche  était  en  slovène,  ce  qui  me  sembla  très  carac- 
téristique. Quand  je  me  trouvai  avec  mes  amis,  ils  s'éton- 
nèrent de  ce  que  nous  écrivions  sur  nos  envois  postaux 
Laibach  au  lieu  de  mettre  tout  simplement  Lioubliana.  Ils  se 
sentaient  blessés  par  notre  manque  de  confiance  dans  la 
valeur  de  leur  langue  en  son  propre  pays. 

Deux  ans  plus  tard,  quelques  semaines  avant  l'attaque 
autrichienne  de  la  fin  de  juillet  1914,  on  inaugura  à  Belgrade 
un  beau  monument  érigé  à  Dosithée  Obradovic,  le  célèbre 
philosophe  du  xviii^  siècle,  le  protagoniste  de  la  langue  natio- 
nale, des  idées  libérales  et  de  l'instruction  du  peuple,  en 
même  temps  que  de  l'unité  nationale  des  Serbes  et  des  Croates 
sans  égard  à  leur  religion.  Le  monument  avait  été  érigé  par 
souscription  nationale  serbe,  et  c'est  le  projet  d'un  Croate  qui 
avait  été  choisi  après  concours.  A  Belgrade,  on  avait  organisé 

1.  Société  littéraire  et  scolaire. 


212  LA     HEVl  E     DE    PARIS 

les  fêtes  de  Tinauguration  un  peu  à  la  hâte  ;  néanmoins,  les 
municipalités  de  Zagreb,  de  Raguse,  de  Lioubliana  répondirent 
à  l'invitation  de  celle  de  Belgrade  et  de  la  Srpska  Kgnijevna 
Zadrouga  (Société  littéraire  serbe),  et  déléguèrent  des  hommes 
éminents.  Il  y  eut  alors  à  l'hôtel  de  ville,  une  réunion  solen- 
nelle, où  tous  les  délégués  prononcèrent  des  discours.  Ceux  de 
Zagreb  et  de  Raguse  parlèrent  naturellement  en  leur  langue 
croate,  qui  ne  diflere  en  rien  du  serbe,  et  fut  goûtée  autant  que 
le  serbe  des  orateurs  belgradois.  Quand  le  tour  des  Slovènes 
arriva,  ils  parlèrent  aussi  en  leur  langue  maternelle.  Le  public 
était  formé  d'intellectuels  de  toute  classe,  membres  de  l'Aca- 
démie, journalistes,  élèves  des  hautes  écoles,  etc.  Le  représen- 
tant de  Lioubliana  parlait  avec  verve  et  j'observais  attentive- 
ment l'effet  de  son  discours  à  cause  de  la  différence  des  langues. 
Or,  ce  public  purement  serbe  démontrait  par  ses  applaudisse- 
ments qu'il  comprenait  jusqu'aux  moindres  nuances  de  l'ora- 
teur. La  même  chose  se  produirait  à  Lioubliana  si  l'occasion 
s'y  présentait  d'entendre  un  orateur  serbe.  Personne  n'aurait 
besoin  d'une  traduction. 

L'époque  contemporaine  où  se  manifestent  ces  signes 
d'unité  yougo-slave  est  tout  à  fait  différente  de  celle  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure.  Le  peuple  autrefois  ne  comptait 
pour  rien  ;  l'impulsion  partait  des  classes  dirigeantes  ;  main- 
tenant elle  vient  du  peuple,  et  ses  chefs  doivent  suivre  la 
voie  qu'il  a   choisie.  Comment  l'a-t-il  trouvée? 

Chez  les  Slovènes,  les  progrès  de  l'imprimerie  furent  le  pre- 
mier levain  qui  généralisa  la  pensée  et  la  communiqua  aux 
masses.  Ses  progrès  furent  suivis  par  ceux  du  protestantisme 
qui,  d'Allemagne,  se  répandit  dans  tous  les  pays  voisins. 
Comme  les  Slovènes  se  trouvaient  sur  la  route  d'Augsbourg  et 
de  Munich  à  Tri  este  et  à  l'Adriatique,  ils  furent  bientôt 
entraînés  par  le  courant.  Or,  il  se  trouva  qu'il  les  servait 
non  seulement  dans  leur  lutte  contre  Rome  pontificale,  mais 
aussi  dans  leur  résistance  à  la  germanisation.  A  la  stupéfac- 
tion des  seigneurs  et  du  clergé,  on  se  mit  en  Slovénie  à  écrire 
en  slave.  Puis  le  mouvement  gagna  les  Croates,  mais  il  est 
curieux  de  constater  qu'il  n'eut  pas  d'écho  en  Dalmatie.  La 
Slovénie  et  la  Croatie   faisaient  partie,   en  effet,   des  pays 


PROBLÈMES     VOUGO-SLAVES  213 

de  civilisation  allemande  ;  la  Dalmatie,  au  contraire,  était 
imprégnée  de  la  culture  de  l' Italie,  et  comme  celle-ci  ne  faisait 
point  cas  des  leçons  de  Luther,  la  Dalmatie  n'y  prit  pas  garde 
non  plus.  D'ailleurs  le  protestantisme  ne  réussit  à  se  maintenir 
ni  en  Croatie,  ni  en  Slovénie;  mais  l'attachement  à  la  litté- 
rature nationale  et  le  sentiment  ethnique  ne  disparurent  pas 
avec  lui.  Une  fois  réveillé,  l'esprit  slave  se  maintint  tant  bien 
que  mal  jusqu'aux  époques  qui  lui  apportèrent  une  nourriture 
plus  abondante,  mais  sans  impliquer  encore  un  sentiment  de 
solidarité  avec  les  Slaves  de  même  langue,  placés  plus  à  l'est, 
sous  le  joug  des  Turcs.  Il  fallut,  pour  le  créer,  les  événements 
militaires  et  politiques  des  xvii^  xviii^  et  xix^  siècles. 


III 


Le  xvii^  siècle  a  été,  pour  l'Europe  orientale,  celui  de  la 
débâcle  des  Turcs  ;  de  Buda-Pest  à  la  Save,  leurs  conquêtes 
d'antan  leur  furent  reprises  par  les  Charles  de  Lorraine  et  les 
Eugène  de  Savoie,  de  sorte  que  beaucoup  de  Serbes,  qui  habi- 
taient ces  provinces,  se  trouvèrent  affranchis,  et  avec  eux 
beaucoup  d'autres  Serbes  que  les  promesses  des  généraux 
autrichiens  firent  accourir,  du  fond  des  Balkans,  sur  les  terres 
abandonnées  par  les  Turcs.  Le  xviii^  siècle  fut,  lui,  le  siècle  des 
efforts  pour  organiser  ces  nouvelles  conquêtes,  et  l'Autriche 
tout  entière.  On  sait  comment  Joseph  II  s'efforça  de  trans- 
former la  mosaïque  autrichienne  en  un  État  de  langue  et  de 
culture  allemandes,  et  quel  résultat  contraire  à  ses  intentions 
il  obtint.  Or,  dans  le  mouvement  de  résistance  qu'il  suscita,  les 
Serbes  jouèrent  un  rôle  important  :  ils  avaient,  grâce  à  leur 
solidarité  religieuse,  à  leur  alphabet  cyrillique,  à  leur  atta- 
chement traditionnel  à  la  Russie,  la  pleine  conscience  de  leur 
unité  nationale.  Au  contraire,  leurs  frères  de  race,  Dalmates 
ou  Croates,  étaient  moins  avancés  ;  chez  eux  la  diversité  était 
partout  jusque  dans  l'orthographe,  qui  variait  selon  les  pro- 
vinces. Cet  émiettement  plaisait  à  l'Autriche,  dont  il  favori- 
sait la  politique  ;  mais,  dès  la  fin  du  xviii*^  siècle,  les  esprits 


214  LA     REVUE     DE    PARIS 

éclairés  comprirent  le  besoin  de  l'unification.  Malgré  les  diver- 
gences, l'unité  ethnique  était  évidente  ;  dès  le  début  d'une  ère 
d'émancipation  et  de  lumières,  elle  devait  apparaître  aux  yeux 
de  tout  le  monde.  Déjà  en  1780,  le  philosophe  serbe  Dosithée 
Obradovic  savait  et  prêchait  l'union  entre  Serbes  et  Croates, 
orthodoxes  ou  catholiques,  qu'ils  fussent  de  Syrmie,  de  Sla- 
vonie,  de  Croatie,  de  Dalmatie,  de  Bosnie,  d'Herzégovine  ou 
de  Serbie;  pour  lui,  sa  réalisation  n'était  plus  qu'une  question 
de  temps. 

A  cette  idée  nouvelle,  la  tourmente  qui  secoua  l'Europe  à  la 
fin  du  xviii^  siècle  et  au  commencement  du  xix^  donna  une 
force  inattendue.  Certes,  la  Révolution  française,  avec  ses 
idées  de  liberté,  de  progrès,  d'union  nationale,  ne  pouvait 
pas  ne  pas  atteindre  les  plages  yougo- slaves;  mais  qui  aurait 
cru  que  les  représentants  de  cette  Révolution  française  vien- 
draient eux-mêmes,  en  chair  et  en  os,  sur  le  littoral  adriatique 
pour  y  apporter  leurs  suggestions  fécondes  ?  Ce  fut  pourtant 
ce  qui  arriva. 

En  1797,  le  général  Bonaparte  occupa  Venise  et  mit  fin  à  la 
République  vénitienne  ;  les  îles  et  les  cités  à  demi  autonomes 
du  littoral  dalmate  restèrent  sans  maître.  Bientôt,  par  le 
traité  de  Campo-Formio,  le  général  céda  ces  pays  vénitiens, 
mais  de  nationalité  serbo-croate,  à  l'Autriche  qui  les  occupa 
immédiatement.  Huit  ans  plus  tard,  par  la  paix  de  Pres- 
bourg,  ils  furent  rétrocédés  aux  Français,  qui  les  occupèrent 
ei*  1806,  et  c'est  alors  qu'ils  mirent  fin  à  l'antique  république 
de  Raguse.  Puis,  en  octobre  1809,  par  la  paix  de  Schoenbrunn, 
Napoléon  acquit  encore  l'Istrie,  une  partie  de  la  Carinthie, 
la  Carniole  et  la  Croatie,  à  droite  de  la  Save,  jusqu'à  l'embou- 
chure de  l'Ouna.  Tous  ces  territoires,  dont  la  population  était 
slave,  avec  très  peu  d'Italiens  ou  d'Allemands,  Napoléon  les 
groupa  sous  le  nom  —  proposé  par  leur  gouverneur,  le  général 
Marmont,  et  sans  doute  suggéré  par  quelque  érudit  ragu- 
sain  —  de  Provinces  illyriennes.  Le  sens  de  ce  mot  renouvelé 
de  l'antique,  se  révèle  dans  la  langue  du  journal  officiel  de 
Lioubliana,  le  Télégraphe  des  provinces  ilhjriennes  ;  cette 
langue  est  le  serbo-croate. 

Le  régime  français  n'a  pas  duré  longtemps,  mais  il  a  laissé 
derrière  lui  le  souvenir  d'une  administration  équitable,   et 


PROBLÈMES     YOUGO-SLAVES  215 

d'efîorts  heureux  pour  améliorer  la  culture  et  les  communica- 
tions. Il  a  laissé  aussi  le  souvenir  de  l'unité  éphémère  qu'il 
avait  créée.  Vingt  ans  plus  tard,  le  Croate  Lioudevit  Gaï  a 
repris  le  mot  «  illyrien  »  pour  répandre  l'idée  d'unité  nationale 
en  Croatie,  en  Slavonie,  en  Dalmatie,  et  même  chez  les  Serbes 
orthodoxes.  Mais  bientôt  Vienne  soupçonna  que  «  l'illyrisme  » 
pouvait  aboutir  à  détacher  de  l'Autriche  ses  pays  yougo- 
slaves, pour  en  former,  en  les  joignant  à  la  Serbie,  une 
«  Illyrie  »  indépendante  ;  le  résultat  de  cette  révélation  fut 
que  l'emploi  du  mot  fut  aussitôt  défendu,  à  la  grande  stu- 
péfaction des  «  Illyriens  »  de  Croatie.  A  Vienne  mieux  qu'à 
Zagreb,  on  avait  compris  ce  que  ces  jalons  signifiaient  pour 
l'avenir  ;  mais,  par  contre,  on  s'y  faisait  singulièrement  illusion 
sur  l'efTicacité  des  interdictions  officielles. 

Les  littératures  serbes  et  croates  étaient  déjà,  en  effet,  péné- 
trées d'un  commun  esprit  :  l'esprit  serbo-croate.  Ce  qu'elles 
demandaient,  ce  n'était  pas  l'union  politique  —  on  voyait 
trop  bien  la  difficulté  de  l'atteindre  —  mais  du  moins  la  liberté 
de  parler  et  de  propager  la  grande  idée.  L'effet  produit  sur 
les  masses  par  cette  idée  apparut  à  la  lueur  des  événements 
de  1848-1849,  quand  le  nom  serbo-croate  fut  porté,  avec  les 
armées  et  les  étendards  nationaux,  sur  les  champs  de  bataille 
de  Hongrie  et  presque  sous  les  murs  de  Vienne.  Depuis  ces 
années,  les  progrès  de  la  presse,  de  l'enseignement,  des  com- 
munications ont  répandu  partout  l'idée  de  l'union  ;  la  ques- 
tion n'était  plus  que  de  savoir  si  elle  se  ferait  sous  l'égide  serbe 
ou  sous  l'égide  'croate.  Le  mot  «  yougo-slavisme  »  qui  compre- 
nait aussi  les  Slovènes  et  les  Bulgares  apparut  en  1860,  quand 
révêque  d'Ossiek,  l'illustre  patriote  Strossmayer,  fonda,  à 
Zagreb,  l'Académie  yougoslave  des  Arts  et  des  Sciences  ;  de 
son  vaste  regard  il  envisageait  l'avenir  lointain  qu'elle  devait 
préparer.  Elle  fut  inaugurée  en  1867,  avec  la  participation 
officielle  de  la  Serbie,  en  dépit  de  la  moue  impuissante  des 
gouvernants  de  Vienne.  La  grande  idée,  d'une  génération  à 
l'autre,  se  fortifia  et  pénétra  dans  les  masses  ;  on  ne  pouvait 
plus,  à  Vienne,  compter  que  sur  l'appui  du  cléricalisme  catho- 
lique dont  on  s'imaginait  qu'il  ne  transigerait  jamais  avec 
l'orthodoxie  grecque...  Je  rentrais  en  1911  de  Zagreb  où  j'avais 
dû  m'entendre  avec  l'Académie  yougo-slave  au  sujet  de  l'édi- 


216  LA     REVUE     DE     PAKIS 

tiou  d'un  dictionnaire  encyclopédique  yougo-slave.  Un  Alle- 
mand de  Vienne  vint  me  voir  et  causer  avec  moi.  Il  me  ques- 
tionna sur  mes  impressions  de  Zagreb.  Je  lui  dis  qu'elles  étaient 
si  bonnes  que  je  considérais  l'unité  nationale  serbo-croate 
comme  accomplie.  Il  me  fit  alors  cette  question  :  «  Et  le 
clergé  catholique,  en  ètes-vous  tout  à  fait  sur  aussi?  »  Je  lui 
répondis  que  le  clergé  catholique  n'aurait  à  la  fin  qu'à  suivre 
ses  ouailles. 


IV 

Personne  n'a  cru  que  la  véritable  cause  de  l'attaque  dirigée 
par  r Autriche-Hongrie  contre  la  Serbie  fût  le  meurtre  de 
Sarajevo.  Le  vrai  crime  des  Serbes,  c'était  la  ténacité  natio- 
nale de  ceux  qui  vivaient  en  Autriche,  et  le  mauvais  exemple 
que  leur  donnait  l'indépendance  de  ceux  qui  vivaient  en 
dehors. 

Utiles  jadis  pour  la  guerre  contre  les  Turcs,  les  Serbes  étaient 
devenus,  de  bonne  heure,  pour  l'Autriche,  des  sujets  peu  com- 
modes. Elle  ne  pouvait,  en  effet,  espérer  les  changer,  comme 
d'autres,  en  Allemands  ou  demi- Allemands  ;  leur  sentiment 
national  était  trop  vif.  D'autre  part,  toutes  leurs  caractéris- 
tiques, confession  grecque  orthodoxe,  langue  religieuse  à  peu 
près  nationale,  alphabet  cyrillique,  leur  étaient  communes 
avec  les  Russes,  et,  du  jour  où  la  Russie,  avec  Pierre  le  Grand, 
était  apparue  sur  la  scène  européenne,  on  s'était  senti  fort 
gêné,  à  Vienne,  d'avoir  au  sud  de  la  monarchie,  ces  frères 
ou  ces  cousins  des  grands  voisins  du  nord.  On  s'efforça  donc, 
d'abord,  de  les  détacher  de  l'orthodoxie,  de  leur  calendrier, 
de  leur  alphabet,  en  les  unissant  à  l'église  de  Rome  ;  puis, 
ces  efforts  ayant  été  vains,  on  se  rabattit  sur  la  politique  qui 
consistait  à  prév-enir  la  formation,  sur  les  frontières,  de  toute 
autonomie  capable  de  devenir  gênante. 

Faut-il  rappeler  l'histoire  du  Serbe  Georges  Braiikovitch  qui, 
à  la  fin  du  xvii^  siècle,  induit  par  l'homonymie  de  son  nom 
avec  celui  de  l'ancienne  dynastie  des  Brankovitch,  eut  l'idée  de 
s'attribuer  leurjtitre  de  despote  héréditaire,  tout  en  restant 
fidèle  à  l'empereur,  mais  en  visant  à  la  création  d'un  État 


PROBLÈMES     YOUGO-SLAVES  217 

serbe  à  demi  libre?  Son  geste  suffit  à  le  faire  saisir,  emprisonner 
à  Vienne,  puis  en  Bohême,  à  Eger,  où  il  mourut  vingt  ans 
plus  tard.  Que  ne  firent  pas  les  Serbes  pour  le  sauver?  Tout 
fut  vain  ;  de  Vienne  on  leur  répondait  :  «  Nihil  malefecit,  sic 
ratio  status  exiguit.  » 

Plus  tard,  après  d'infructueuses  tentatives  pour  conquérir 
la  Serbie  du  sud  de  la  Save,  l'Autriche  aurait  pu  lui  obtenir 
au  traité  de  Sistovo  (1790)  une  certaine  autonomie;  les 
Serbes,  qui  avaient  versé  leur  sang  sous  ses  drapeaux,  l'en 
suppliaient  ;  ce  fut  encore  en  vain.  On  sentait  dès  lors  que, 
pour  la  Serbie,  la  maxime  du  cabinet  de  Vienne  était  «  ou 
turque  ou  autrichienne  »;  on  le  sentit  encore  mieux  lors  de 
l'insurrection  de  Karageorges.  Au  commencement,  tant  qu'il 
sembla  qu'elle  aboutirait  à  livrer  le  pays  à  l'Autriche,  les 
autorités  autrichiennes  lui  furent  favorables  ;  aussitôt  qu'on  le 
vit  prendre  un  autre  chemin,  vers  l'indépendance,  et  recevoir 
des  secours  russes,  on  lui  fut  hostile.  Pourtant,  quand  Napo- 
léon proposa  à  Metternich,  en  1810,  d'occuper  Belgrade  ; 
quand  la  Russie  elle-même,  en  1812,  lui  offrit  la  Serbie,  il 
n'osa  accepter  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  ofïres,  par  crainte, 
d'un  côté,  d'une  rupture  ultérieure  avec  la  Russie  ou,  de 
l'autre,  d'un  conflit  avec  la  Turquie  ;  la  Serbie  en  profita  pour 
s'alïermir,  pousser  plus  profondément  ses  racines.  Ahl  certes, 
sil  n'y  avait  eu  en  cause  que  la  Turquie  et  l'Autriche,  la 
pauvre  principauté  aurait  disparu  sans  laisser  de  traces  ! 
Mais  Metternich  comprenait,  mieux  que  le  comte  Berchtoîd, 
qu'il  y  avait  là  un  problème  de  toute  l'Europe.  Qu'il  ait  eu 
raison,  la  crise  actuelle  en  est  la  preuve. 

C'est  après  la  guerre  russo-turque  de  1876-1878  que  l'Au- 
triche commença  à  être  moins  prudente.  Au  congrès  de  Berlin, 
pour  s'agrandir  et  entraver,  en  même  temps,  le  progrès  de  la 
Serbie,  elle  se  fit  accorder  l'occupation  de  la  Bosnie  et  de 
l'Herzégovine,  avec  certains  droits  sur  le  sandjak  de  Novi 
Bazar.  Puis  elle  interposa  ses  garnisons  entre  la  Serbie  et  le 
Monténégro,  ne  s'occupa  que  des  chemins  de  fer  aboutissant  à 
Budapest  et  à  Vienne,  jamais  de  ceux  qui  auraient  atteint 
l'Adriatique,  et  s'efforça,  d'autre  part,  d'entamer  l'indépen- 
dance de  la  Serbie  par  des  traités  de  commerce  et  des  con- 
ventions de  chemins  de  fer  dont  aurait  pu  sortir  une  union 


218  LA     REVUE     DE    PARIS 

douanière,  etc.  Les  gouvernements  serbes  se  gardèrent  de  leur 
mieux.  Les  ministères  progressistes  du  roi  Milan  (1880-1887) 
firent  certaines  concessions  en  matière  de  commerce  pour  faci- 
liter l'essor  économique  du  pays,  mais  il  ne  se  trouva  per- 
sonne pour  adhérer  à  n'importe  quelle  union  douanière.  Le 
roi  Milan  se  laissa  bien  entraîner,  sans  consulter  ses  ministres, 
à  signer  une  convention  secrète  (1881)  par  laquelle  il  recon- 
naissait l'annexion  de  la  Bosnie  en  échange  de  la  promesse 
d'appuyer  sa  dynastie  et  de  favoriser  l'extension  serbe  en 
Macédoine  :  mais  un  nouveau  ministère  progressiste,  en  1895, 
ne  voulut  accepter  le  pouvoir  qu'à  la  condition  que  cette  con- 
vention ne  serait  pas  renouvelée  et  le  roi  Alexandre  y  con- 
sentit. La  Serbie  ne  céda  donc  à  l'Autriche  que  temporaire- 
ment, dans  la  mesure  où  son  intérêt  l'exigeait,  et  sortit  de 
ces  luttes  sans  avoir  subi  une  atteinte  quelconque  à  son  indé- 
pendance. 

Enfin,  quand  on  sentit,  au  xx^  siècle,  approcher  la  liqui- 
dation de  la  Turquie  d'Europe,  le  cabinet  de  Vienne  commença 
à  craindre  la  reconquête  par  les  Serbes  de  leurs  anciens  pays 
de  Vieille-Serbie  et  de  Macédoine;  il  fomenta  donc,  en  1912, 
l'insurrection  albanaise,  pendant  laquelle  les  Albanais  occu- 
pèrent, tambour  battant,  Prichtina,  Skoplié  et  d'autres  villes, 
mais  pour  finir,  comme  toujours,  par  pactiser  avec  Conslan- 
tinople  qui  savait  par  où  les  prendre.  La  guerre  balkanique  éclata 
quelques  mois  plus  tard,  mais  sans  que  Vienne  s'en  émût  ;  on 
y  était  persuadé  que  les  Turcs  seraient  vainqueurs.  La  fausse 
nouvelle  qu'ils  avaient  gagné  la  bataille  de  Koumanovo  y 
fit  éclater  une  joie  qui  fit  place  à  la  consternation  lorsqu'arriva 
la  vraie  nouvelle,  celle  de  la  victoire  serbe.  De  ce  jour,  la  presse 
de  Vienne  se  mit  à  ferier  à  l'impossibilité  de  supporter  une  suc- 
cursale de  l'Empire  de  Russie  sur  la  Save  ;  de  ce  jour,  le  gou- 
vernement pensa  à  détruire  la  Serbie,  ou  du  moins  à  la  rendre 
à  jamais  inoffensive,  et  c'est  dans  cet  état  d'esprit  qu'est 
la  véritable  cause  de  la  déclaration  de  guerre  du  15-28  juillet. 

Certes  une  compréhension  aussi  bizarre  des  «  intérêts 
vitaux  »  de  l'Autriche-Hongrie,  ne  se  serait  pas  produite  si 
Vienne  avait  voulu  se  plier  à  l'état  naturel  des  choses  ;  si 
le  dualisme  n'avait  pas  essayé  de  subordonner  à  23  millions 
d'Allemands  et  de  Magyars  (largement  comptés).  28  ou  29  mil- 


PROBLÈMES    YOUGO-SLAVES  219 

lions  de  Slaves  et  de  Latins.  La  répartition  des  populations 
de  r Autriche-Hongrie  par  langues,  d'après  les  statistiques 
officielles,  était  en  1910  : 

1 .  —  Allemands 12  010  669 

Hongrois 10  067  992 

Total 23  078  661 

2.  —  Bohémiens,  Moraves,  Slovaques 8  475  292 

Polonais 5  019  496 

Ruthènes  (Malorusses) 3  998  872 

Croates  et  Serbes 5  545  531 

Slovènes 1  349  222 

Total 24  388  413 

3.  —  Roumains '. 3  224  755 

Italiens  et  Latins 804  271 

Total 4  029  026 

Si  l'on  s'était  décidé  à  une  confédération  où  chacun  aurait 
eu  sa  part,  on  n'aurait  pas  eu  à  craindre  les  tendances  des 
Slaves  vers  la  Serbie  ou  vers  la  Russie,  ni  celle  des  Latins  vers 
l'Italie  et  la  Roumanie;  le  contraire,  l'attraction  vers  l'Au- 
triche, aurait  pu  se  produire.  Mais  il  aurait  fallu  pour  cela 
renoncer  à  l'injustice  et  à  l'intolérance  traditionnelles  des 
Allemands  et  des  Magyars,  et  c'était  apparemment  trop 
difficile. 

En  somme,  la  guerre  contre  la  Serbie  a  été  commencée  sans 
qu'on  s'en  fût  fait  une  idée  exacte  et  sans  qu'on  en  eût  calculé 
toutes  les  conséquences.  On  avait  trop  d'orgueil  pour  recon- 
naître qu'il  pût  s'agir  d'une  guerre  entre  l'Autriche-Hongrie 
et  le  pauvre  petit  royaume  de  Serbie  ;  on  baptisait  donc  l'en- 
treprise, à  Vienne,  du  nom  de  Straf  expédition.  En  même  temps, 
à  Berlin,  on  disait  qu'il  ne  s'agissait  que  d'une  leçon  à  donner 
à  un  petit  État  inconscient  de  ses  devoirs  ;  on  n'imaginait  pas 
que  ce  petit  État  pût  avoir  des  droits,  tout  comme  une  grande 
puissance,  et  l'on  affectait  de  croire  que  la  Russie,  la  France 
et  l'Angleterre  ne  trouveraient  rien  à  redire  à  ce  que  l'Au- 
triche corrigeât  sa  voisine,  cette  gamine.  Était-ce  là  une  affaire 
internationale  ?  En  définitive,  la  parole  est  restée  aux  canons 
et  aux  fusils;  la  Straf  expédition  a  tourné  contre  son  auteur, 
et  dès  à  présent  on  peut,  sans  devancer  la  parole  finale  du  des- 
tin, examiner  quel  est  l'enjeu  de  la  guerre,  d'après  les  Autri- 
chiens eux-mêmes. 


220  LA   REVUE    ni;    i'aius 

Dans  le  réquisitoire  contre  la  Serbie,  du  27  juillet  1914, 
qu'il  a  fait  distribuer  à  toutes  les  grandes  puissances,  le  gou- 
vernement autrichien  affirme  que  «  l'agitation  serbe  s'est 
donné  pour  but  d'arriver  à  séparer  de  la  monarchie  autri- 
chienne les  parties  slaves  du  sud  pour  les  rattacher  à  un 
grand  État  serbe  »  et  que  cette  agitation  qui  «  remonte  très 
loin  en  arrière  «  avait  fini,  après  la  crise  de  l'annexion  de  la 
Bosnie,  par  se  montrer  «  avec  toute  la  franchise  de  ses  ten- 
dances »,  révélant  ainsi  «  son  intention  de  réaliser  ses  des- 
seins, sous  le  patronage  du  gouvernement  serbe,  avec  tous  les 
moyens  disponibles». 

Que  ces  incriminations  ne  correspondent  pas  à  la  vérité, 
l'Europe  le  sait.  Sauf  peut-être  dans  ces  groupes  de  jeunes  gens 
qu'aucun  pays  ne  prend  au  sérieux,  nulle  part,  en  Serbie,  ni  dans 
les  cercles  gouvernementaux,  ni  dans  les  partis  modérés  et 
mûrs,  personne  ne  songeait  à  un  démembrement  quelconque  de 
l'Autriche-Hongrie  ;  on  savait  très  bien  qu'il  n'en  pourrait  sortir 
qu'une  grande  guerre  européenne.  On  ne  désirait  donc  qu'un 
régime  juste  pour  les  Slaves  autrichiens  et  surtout  pour  les 
Serbes  et  Croates  ;  tout  en  voulant  profiter  des  lois  libérales 
autrichiennes  pour  fortifier  l'idée  d'unité  nationale,  on  sou- 
haitait qu'un  Serbe,  en  Autriche-Hongrie,  pût  accorder  sa 
fidélité  à  l'Empire  avec  la  fidélité  à  sa  nation.  Il  est  certain 
que  les  procès  monstrueux  de  Zagreb  et  de  Vienne,  que  les 
infractions  capricieuses  et  arbitraires  au  droit  constitutionnel, 
en  Croatie  ou  en  tout  autre  pays  yougo-slave  ou  slave  ne 
pouvaient  trouver  d'approbation  chez  nous,  et  il  faut  recon- 
naître qu'on  les  y  condamnait  bruyamment,  d'autant  plus 
que  notre  presse  est  absolument  libre.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit 
des  prétextes  invoqués  par  la  note  autrichienne,  elle  déter- 
mine exactement  l'objet  du  litige  quand  elle  nomme  «  les 
parties  slaves  du  sud  de  la  monarchie  ».  Elle  a  posé  la  ques- 
tion ;  après  cinq  mois  de  la  guerre  la  plus  atroce,  nous  avons 
le  droit  d'y  répondre. 

Nous  ne  nous  appuyons  ni  sur  le  droit  de  conquête  des 
comtes  et  ducs  du  moyen  âge,  ni  sur  celui  de  la  force,  ni  sur 
le  «  droit  héréditaire  »  qui  en  provient.  Notre  base  est  unique- 
ment le  droit  divin  de  la  nationalité.  L'État  yougo-slave 
doit   comprendre    les    pays    de    nationalité    serbo-croate    et 


PROBLÈMES     YOUGO-SLAYES  221 

Slovène  et  englober  la  wSerbie  et  le  Monténégro  actuels,  la  Dal- 
matie,  l'Herzégovine,  la  Bosnie,  le  Banat  de  Temesvar,  selon 
les  frontières  de  l'ancien  duché  serbe  de  1848  ^,  le  comitat  de 
Baranya  en  Hongrie,  la  Slavonie  avec  la  Syrmie  (Srem),  la 
Croatie  avec  le  district  de  Fiume  (aujourd'hui  rattaché  à  la 
Hongrie  contre  tout  droit),  l' Istrie  et  la  Slovénie. 

Sans  aucun  égard  à  son  unité  ethnique,  et  peut-être  pour 
la  mieux  dissimuler,  la  Slovénie  se  trouve  répartie  en  diffé- 
rentes circonscriptions  administratives  :  duchés  de  Carinthie 
et  de  Styrie,  le  comté  de  Goritz,  Trieste,  comté  d' Istrie. 

Voici  la  statistique  ethnique  des  Slovènes  : 

1 .  —  Dans  le  duché  de  Carinthie 762  200 

2.  —  Dans  le  duché  de  Styrie 410  800 

3.  —  Dans  le  comté  de  Goritz 155  000 

4.  — •  Dans  la  ville  autonome  de  Trieste  et  ses  envi- 

rons.   80  000 

5.  —  Dans  le  comté  d' Istrie 55  000 

6.  —  En  Amérique 100  000 

7.  —  En  différents  pays ' 20  000 

Total 1  482  000 

Que  ces  pays  soient  unis  par  la  géographie,  ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  de  le  prouver  longuement  ;  un  simple  coup  d'œil  sur 
la  carte  suffît  à  montrer  que  la  Save  est  leur  lien.  Par  leur 
fleuve,  par  la  configuration  de  leurs  pays,  les  Slovènes  sont 

1.  Le  duché  de  Serbie,  réalisation  tardive  des  demandes  réitérées  que  les 
Serbes  d'Autriche-Hongrie  avaient  exprimées  dans  leurs  congrès  nationaux  des 
xvii®  et  xviii«  siècles,  a  été  proclamé,  avec  les  frontières  désignées  par  l'Assem- 
blée nationale  des  Serbes-Autrichiens,  le  1-13  mai  1848,  à  Karlovci  (Karlowitz). 
Ces  résolutions  furent  sanctionnées  par  l'empereur  François-Joseph  le  3-15  décem- 
bre 1848,  sans  d'ailleurs  que  les  frontières  du  duché  fussent  précisées.  Le  duché 
de  Serbie  et  le  Banat  de  Temesvar  furent  mentionnés,  à  titre  de  nouveau  Kron- 
land,  dans  l'article  72  de  la  nouvelle  constitution  du  4  mars  1849.  Puis,  par  lettre 
patente  impériale  du  6  novembre  1849,  ses  frontières  furent  fixées,  mais  autre- 
ment que  ne  l'avait  fait  l'Assemblée  nationale  de  Karlovci,  car  des  pays  peuplés 
par  des  Roumains,  que  les  Serbes  n'avaient  pas  convoités,  y  furent  inclus.  Le 
nouveau  Kronland  comprenait  le  comtat  de  Bacska,  les  circonscriptions  de 
Ruma  et  d'Ilok  en  Syrmie,  le  Banat,  c'est-à-dire  les  comitats  de  Krasov,  Tamis 
et  Torontal.  La  ville  de  Temesvar  devenait  la  capitale  du  nouveau  Kronland. 
Les  régiments  des  frontières  adjacentes  y  furent  rattachés  aussi  avec  leur  terri- 
toire, tout  en  restant  sous  les  ordres  du  Ministère  de  la  Guerre  de  Vienne.  On 
commençait  lentement  à  exécuter  la  lettre  patente  du  6  novembre  1849,  quand, 
à  la  suite  des  difflcultés  crées  par  la  nature  hétérogène  de  la  population,  et  sur- 
tout sur  les  instances  des  Magyars,  l'empereur  supprima  le  duché  do  Serbie 
(15-27  décembre  1860). 


222  LA     REVUE     DE    PARIS 

orientés  vers  les  Serbes  et  les  Croates,  avec  lesquels  ils  fusion- 
nent d'ailleurs  très  facilement  et  très  vite,  avec  ceux-ci  peut- 
être  encore  plus  vite  qu'avec  ceux-là,  car  aucune  différence  de 
religion  ne  les  en  sépare.  L'union  se  fera,  mais  il  est  difficile  de 
dire  sous  quel  nom,  dans  quelle  forme.  Fera-t-on  simplement 
une  «  Grande-Serbie  »,  ou  bien  une  confédération  d'États 
yougo-slaves,  d'un  côté  une  Serbie  agrandie,  comprenant,  outre 
les  deux  royaumes  actuels,  la  Bosnie,  l'Herzégovine,  la  Dal- 
matie  jusqu'à  la  Zétina,  le  Banat  et  la  SjTmie,  puis,  de  l'autre 
côté,  l'ancien  royaume  de  Croatie  et  la  Slovénie,  réunis  à  la 
Serbie  à  la  façon  de  la  Hongrie  et  de  l'Autriche,  ou  de  la  Saxe 
et  de  la  Prusse?  Ne  fera-t-on  pas  de  même  avec  la  Slovénie? 

Quelle  constitution  donner  à  ces  pays?  Une  constitution 
centraliste  comme  celle  de  la  Serbie,  ou  une  constitution  de 
pays  confédérés  sous  l'hégémonie  de  la  Serbie,  mais  en  laissant 
à  chacun  son  organisation  conforme  à  ses  traditions  et  ses 
besoins?  Y  aura-t-il  dans  chaque  pays  une  diète  à  part  ;  puis, 
pour  l'ensemble  des  pays  confédérés,  une  assemblée  générale, 
en  prenant  comme  exemple  la  Confédération  Suisse  ou  le 
système  allemand,  autrichien  ou  américain?  Les  prémisses 
manquant  absolument,  nous  ne  pouvons  pas  être  plus  posi- 
tifs et  ce  n'est  qu'un  vague  essai  que  nous  faisons  ici,  d'autant 
plus  que  tout  l'avenir  des  Yougo-Slaves  ne  tient  pas  dans 
celui  du  groupe  serbo-croate. 


V 


U  existe,  en  effet,  deux  conceptions  du  yougo-slavisme  :  une 
plus  large  et  plus  complète  et  une  autre  plus  restreinte.  La 
première  comprend  les  Bulgares  qui  ne  peuvent  être  rangés 
nulle  part  en  dehors  des  Yougo-Slaves  ;  la  deuxième  ne  com- 
prend que  les  Yougo-Slaves  de  l'ouest  de  la  péninsule  jus- 
qu'aux Alpes  Noriques. 

Il  semble  impossible  actuellement  de  parler  du  yougo- 
slavisme  au  sens  large  ;  on  ne  peut  pourtant,  dans  une  étude 
des  problèmes  yougo-slaves,  passer  la  Bulgarie  sous  silence. 


PROBLÈMES     YOUGO-SLAVES  223 

Si  elle  persiste  dans  son  entêtement  de  vie  à  part,  il  y  aura 
deux  États  yougo-slaves  dans  l'Orient  balkanique  :  la  Yougo- 
slavie proprement  dite  et  la  Bulgarie,  qui,. si  elle  continue  sa 
politique  actuelle,  s'elïorcera  de  garder  le  contact  avec  tous 
les  adversaires  du  nouvel  État  yougo-slave  et  flirtera  sans 
cesse  avec  eux  jusqu'au  jour  où  tous  les  pays  qu'elle  prétend 
bulgares,  auront  été  réunis  dans  son  giron.  Or,  au  sujet  de 
ces  pays,  on  pourra  toujours  contester;  les  chauvins  bulgares 
parlent  comme  si  les  Bulgares  étaient  des  Sémites  et  les 
Serbes  des  Aryens  mais,  en  fait,  il  est  impossible  de  trouver, 
dans  la  zone  centrale  de  la  presqu'île  balkanique,  une  ligne 
de  démarcation  entre  les  dialectes  ;  celui  qu'on  parle  en 
Macédoine  n'est  ni  le  serbe,  ni  le  bulgare,  mais  il  contient  les 
éléments  de  l'un  et  de  l'autre.  Le  to  be  or  not  to  be  de  la  Macé- 
doine est  tout  entier  dans  le  choix  qu'elle  doit  faire  entre  les 
langues  littéraires  de  Sofia  ou  de  Belgrade;  celle-ci,  m'assure- 
t-on,  est  pour  un  Macédonien  la  plus  facile  à  apprendre. 

Est-il  sûr,  d'ailleurs,  que,  comme  on  le  dit  à  Sofia,  les  États 
ne  puissent  être  formés  que  sur  le  principe  ethnique?  S'il  en 
était  ainsi,  une  paroisse  bulgare  à  Valona  ou  à  Durazzo  suffi- 
rait pour  que  ces  villes  devinssent  bulgares,  à  presque  aussi 
bon  titre  que  la  Macédoine  où,  de  leur  aveu,  les  Bulgares  ne 
comptent  que  pour  un  tiers  de  la  population. 

Le  rêve  de  certains  Bulgares,  c'est  la  suppression,  avec 
l'aide  de  l'Autriche,  de  la  Serbie  indépendante  et  l'installation 
sur  ses  ruines,  d'une  Grande-Bulgarie,  magyarophile,  germa- 
nophile, antislave;  mais  imagine-t-on  à  Sofia  que  11  millions 
de  Serbes,  de  Croates  et  de  Slovènes  se  résigneraient  à  cet 
esclavage?  La  Bulgarie  pourrait-elle  supporter  l'état  de 
désordre  et  de  guerre  perpétuelle  qui  s'ensuivrait,  et  ne  vaut-il 
pas  mieux  rêver  d'un  avenir  de  paix  et  de  civilisation? 

Un  temps  arrivera  où  les  Bulgares  eux-mêmes  le  pense- 
ront, où  leur  rêve  d'hégémonie  balkanique,  et  d'impérialisme 
renouvelé  des  tsars  du  x*^  siècle,  s'évanouira  pour  toujours. 
Quand?  Nous  n'en  savons  rien  ;  mais  nous  sommes  persuadés 
que  les  Bulgares  ne  tarderont  point  à  s'entendre  avec  les 
autres  Yougo-Slaves  pour  créer,  de  la  mer  Noire  à  l'Adria- 
tique, une  confédération  que  ne  troubleront  ni  querelles  de 
clochers,  ni  polémiques  suscitées  par  la  place  de  l'accent  dans 


224  LA   uevt:e   de  paris 

tel  ou  tel  dialecte.  Nous  nous  en  réjouirons  pour  notre  part,  et 
c'est  sans  rancune  que  nous  leur  ferons  place  à  nos  côtés.  Ce 
que  sera  cette  place  au  juste,  le  congrès  européen  le  dira 
quand,  après  cette  formidable  guerre,  il  refera  les  cartes  poli- 
tiques; le  litige  macédonien  trouvera  sa  solution  devant  lui. 
La  Bulgarie  n'a  pas  voulu  de  l'arbitrage  du  tsar  en  juin  1913, 
mais  se  refusera-t-elle  à  celui  de  l'Europe,  et  n'est-il  pas 
probable  qu'en  l'acceptant,  elle  acceptera  des  conceptions 
d'avenir  différentes  de  celles  qu'elle  caresse  aujourd'hui? 
Tempora  muiantur  et  nos  in  illis. 

STOYAN     NOVAKOVITCH 


L' administrateur-gérant  :  k.  bachelier. 


YOUMA 


La  (la,  aux  premiers  temps  de  la  colonisation,  tenait  souvent 
une  place  importante  dans  les  riches  familles  de  la  Martinique. 
La  da  était,  en  général,  une  négresse  de  la  nuance  la  plus  fon- 
cée, —  une  capresse  plutôt  qu'une  mesliue.  A  son  égard,  le 
préjugé  de  la  couleur  n'existait  pas.  La  (la  était  esclave,  mais 
jamais  l'affranchie  la  plus  belle,  la  plus  cultivée,  n'a  joui  d'une 
situation  privilégiée  comparable  à  celle  de  certaines  das. 

La  da  était  aimée  et  respectée  comme  une  mère  :  elle  était 
à  la  fois  la  mère  adoptive  et  la  nourrice.  Car  l'enfant  créole 
avait  deux  mères  :  l'aristocratique  maman  blanche  qui  lui 
donnait  le  jour,  —  et  la  sombre  mère-esclave  qui  lui  donnait 
tous  ses  soins,  qui  le  nourrissait,  le  baignait,  lui  apprenait 
le  doux  et  mélodieux  parler  des  nègres,  le  promenait  dans  ses 
bras  afin  de  lui  montrer  la  belle  nature  tropicale,  lui  racontait 
le  soir  de  merveilleuses  histoires  populaires,  l'endormait  aux 
sons  de  berceuses,  et,  en  somme,  se  tenait  nuit  et  jour  prête  à 
accomplir  son  moindre  désir.  Aussi  n'est-il  guère  surprenant 
que  les  das  aient  été  mieux  aimées  que  les  mères  blanches,  au 
moins  pendant  l'enfance  des  petits  créoles  qu'elles  élevaient. 
Lorsqu'il  existait  une  préférence  marquée,  elle  était  presque 
toujours  en  faveur  de  la  da.  C'est  que  l'enfant  se  trouvait  beau- 
coup plus  souvent  avec  elle  qu'avec  sa  vraie  mère.  C'est  que 

15  Septembre  1915.  i 


22(5  I>A     REVLE     DE     PAKIS 

ia  da  seule  savait  contenter  tous  ses  menus  caprices  :  il  la  Irou- 
^  vait  plus  indulgente,  plus  patiente,  peut-être  même  plus  cares- 
sante que  sa  mère.  Et  la  da  elle-même  était  une  enfant  ;  elle  en 
avait  l'âme  ;  elle  parlait  le  langage  des  enfants,  elle  prenait 
plaisir  à  des  choses  enfantines  ;  elle  était  naïve,  enjouée,  affec- 
tueuse. Elle  savait  comprendre  les  pensées,  les  élans,  les  peines 
et  les  fautes  du  tout  petit,  mieux  que  ne  l'eût  fait,  souvent,  la 
mère  blanche.  Elle  savait  d'instinct  l'apaiser  en  toute  cir- 
constance, amuser,  divertir  ou  flatter  son  imagination.  Une 
harmonie  parfaite  régnait  entre  les  deux  natures,  —  une 
heureuse  communauté  de  sympathies  et  d'antipathies,  —  un 
parfait  accord  dans  la  joie  animale  d'exister.  Plus  tard,  au 
moment  où  l'enfant,  grandi,  recevait  les  premières  leçons  de 
français  du  précepteur,  ou  de  la  gouvernante,  au  fur  et  à 
mesure  des  progrès  de  son  esprit,  son  affection  pour  la  da 
commençait  à  se  distinguer  de  son  affection  pour  sa  mère. 
Mais  bien  qu'il  se  mît  peut-être  alors  à  aimer  sa  mère  plus 
qu'auparavant,  il  ne  chérissait  pas  moins  la  da.  Son  amour 
paur  sa  nourrice  durait  toute  sa  vie.  Et  rarement  la  da 
était-elle  abandonnée  par  la  famille.  Cela  n'arrivait  guère 
que  lorsqu'elle  avait  été  durement  louée  par  un  marchand 
d'esclaves. 

Souvent  la  da  était  née  sur  la  propriété  de  la  famille,  parfois 
elle  servait  de  bonne  d'enfants  à  deux  générations  nées  sous 
le  même  toit.  Mais  il  arrivait  plus  souvent  que  lorsque  la 
famille  augmentait  et  se  divisait,  lorsque  les  fds  et  les  fdles 
devenus  grands  se  mariaient  à  leur  tour,  elle  soignait  tous  leurs 
enfants  l'un  après  l'autre.  Elle  finissait  ses  jours  auprès  de  ses 
maîtres  ;  bien  qu'elle  leur  appartînt  selon  la  loi,  c'eût  été 
presque  une  infamie  de  la  vendre.  Lorsqu'on  l'affranchissait, 
en  reconnaissance  des  services  rendus,  elle  n'avait  pas  le  désii' 
de  fonder  un  foyer  propre  :  la  liberté  n'avait  pour  elle  que  peu 
de  prix,  à  moins  qu'elle  ne  survécût  à  ceux  auxquels  elle  était 
attachée.  Elle  souhaitait  la  liberté  pour  ses  enfants,  plus  que 
pour  elle-même.  Elle  avait  même  le  droit  de  la  demander  poui- 
eux  puisqu'elle  avait  sacrifié  tant  de  ses  plaisirs  maternels 
^pour  les  enfants  d'autrui.  Son  désintéressement  et  son  dévoue- 
ment forçaient  la  reconnaissance  des  natures  les  plus  dures. 
Elle  représentait  le  type  le  plus  haut  de  la  bonté  dans  une  race 


YOUMA  227 

intellectuellement  peu  développée  et  maintenue  dans  une 
demi-barbarie  par  la  servitude,  mais  qui,  cependant,  était 
remarquablement  raffinée  au  point  de  vue  physique,  grâce  au 
climat,  au  milieu  et  à  toutes  ces  influences  mystérieuses  qui 
déterminent  le  caractère  des  peuples  créoles. 

La  (la  appartient  déjà  au  passé  :  c'était  un  type  tout  parti- 
culier tiré  de  l'esclavage,  par  sélection.  C'est  sans  doute  le  seul 
produit  de  l'esclavage  qu'on  puisse  regretter,  —  fleur  étrange 
poussant  parmi  les  sombres  herbes  touffues  de  ce  sol  amer. 
L'atmosphère  de  la  liberté  ne  devait  pas  être  nécessairement 
fatale  à  la  durée  de  ce  type,  mais  la  liberté  amena  bien  des 
changements  inattendus.  L'établissement  du  suffrage  uni- 
versel fut  suivi  d'une  grande  dépression  industrielle,  due  à  la 
concurrence  étrangère  et  aux  nouvelles  découvertes,  tandis 
que  la  subordination  de  l'élément  blanc  à  l'élément  noir  provo- 
quait une  insurrection  politique,  et  la  ruine  complète  de  l'an- 
cienne organisation  sociale.  La  transformation  était  trop 
violente  pour  amener  de  bons  résultats.  L'abus  des  pouvoirs 
politiques,  conférés  trop  vite  et  sans  choix,  aviva  les  haines 
anciennes  et  en  provoqua  de  nouvelles.  Les  deux  races  se 
séparèrent  pour  toujours  au  moment  même  où  elles  étaient  le 
plus  nécessaires  l'une  à  l'autre.  Et  puis,  les  difficultés  toujours 
croissantes  de  la  vie  développèrent  vite  l'égoïsme.  La  géné- 
rosité et  la  prospérité  disparurent  ensemble.  La  vie  créole  se 
lit  plus  étroite,  se  resserra  sur  soi-même.  Et  visiblement, 
chacune  des  classes,  sous  la  pression  de  nécessités  inconnues, 
s'enferma  dans  son  caractère. 

Il  n'y  a  plus  de  das.  Aujourd'hui,  il  y  a  des  gardiennes  et 
des  bonnes,  qui  souvent  ne  restent  guère  dans  la  même  place 
trois  mois  de  suite.  La  loyauté  et  la  simplicité  de  la  da  ne  sont 
plus  que  des  traditions,  et  il  serait  bien  inutile  de  rechercher 
des  vertus  équivalentes  dans  la  génération  nouvelle  de  domes- 
tiques salariés.  Cependant  plusieurs  des  das  d'autrefois 
vivent  encore.  Elles  portent  toujours  ce  nom.  Celles  à  qui  on 
l'a  donné  le  gardent  toute  leur  vie  comme  un  titre  d'honneur. 
On  voit  encore  quelques  das  à  Saint-Pierre. 

11  y  a  par  exemple  du  côté  de  la  Grande-Rue,  face  à  la  mer, 
une  très  belle  maison  où,  tous  les  matins  de  beau  temps,  une 
très  vieille  négresse,  qui  aime  le  soleil,  sort  et  vient  s'asseoir 


228  LA     REVUE    DE     PARIS 

sur  le  seuil  de  marbre.  C'est  da  Suyotte.  Des  passants  occupant 
de  hautes  situations,  dans  le  monde  des  affaires  ou  du  barreau, 
la  saluent  en  se  croisant  avec  elle.  Les  hommes  de  la  famille 
chez  qui  elle  vit,  —  le  vieux  père  grisonnant  et  ses  grands  fUs, 
s'arrêtent  pour  bavarder  avec  elle  avant  de  se  rendre  à  leur 
bureau.  Les  jeunes  femmes  se  baissent  et  l'embrassent,  avant 
de  monter  dans  la  voiture  qui  va  les  mener  à  la  promenade. 
Et,  si  vous  vous  attardez  un  instant,  vous  remarquerez  que 
tous  les  visiteurs  la  saluent  avec  un  sourire,  et  lui  demandent 
amicalement  : 

—  Comment  ou  yé,  da  Suyotte? 

Malheur  à  l'étranger  qui,  se  figurant  qu'elle  n'est  qu'une 
domestique,  lui  parlerait  grossièrement. 

—  Si  elle  n'est  qu'une  domestique,  —  répliqua  un  jour  le 
maître  de  la  maison  à  quelqu'un  qui  avait  commis  cette 
erreur,  —  vous  n'êtes  qu'un  va  et  ! 

Insulter  la  da,  c'était  insulter  toute  la  famille.  Quand  da 
Suyotte  mourra,  on  lui  fera  de  ces  obsèques  qui  ne  s'achètenl 
pas  au  prix  d'argent  ;  elle  aura  un  enterrement  de  première 
classe,  auquel  assisteront  tous  les  habitants  les  plus  riches 
et  les  plus  orgueilleux  de  la  ville.  Ce  jour-là,  certains  planteurs 
feront  vingt  milles  à  cheval,  par-dessus  les  mornes,  pour  venir 
tenir  les  cordons  du  poêle.  Certaines  femmes  qui  foulent 
rarement  le  pavé  des  rues,  et  qui  sortent  presque  toujours 
en  voiture,  suivront  à  pied,  sous  le  so^.eil  brûlant,  le  cercueil 
de  la  vieille  négresse  jusqu'au  cimetière  du  Mouillage.  Et  ils 
enterreront  la  da  dans  le  caveau  de  la  famille,  tandis  que  les 
cimes  des  grands  palmiers  frissonneront  à  la  voix  du  bourdon. 


I 


Il  y  a  encore  à  Saint-Pierre  des  vieilles  gens  qui  se  rappellent 
Youma.  C'était  une  grande  capresse.  Elle  appartenait  à 
madame  Peyronnette.  La  servante  était  plus  connue  que  la 
maîtresse  ;  car,  depuis  la  mort  de  son  mari,  un  riche  négociant 
qui  l'avait  laissée  dans  une  situation  très  aisée,  madame  Pey- 
ronnette sortait  peu. 


YOUMA  229 

Yoiima  était  l'esclave  favorite  et  aussi  la  filleule  de 
madame  Peyronnette  ;  sous  l'ancien  régime,  il  n'était  pas 
rare  que  des  dames  créoles  devinssent  les  marraines  de  petits 
esclaves.  Douceline,  la  mère  de  Youma,  avait  été  achetée  pour 
servir  de  da  à  Aimée,  la  fille  unique  de  madame  Peyron- 
nette ;  mais  elle  était  morte  lorsque  Aimée  eut  cinq  ans.  Les 
deux  enfants  avaient  à  peu  près  le  même  âge,  et  paraissaient 
très  attachées  l'une  à  l'autre.  Après  la  mort  de  Douceline, 
madame  Peyronnette  résolut  d'élever  la  petite  capresse  et 
d'en  faire  'a  compagne  de  jeu  de  sa  fille. 

Les  caractères  des  deux  enfants  étaient  très  différents,  et 
cette  différence  alla  s' accentuant  au  fur  et  à  mesure  qu'elles 
grandissaient.  Aimée  était  démonstrative  et  affectueuse,  sen- 
sible et  passionnée,  avec  de  brusques  passages  du  chagrin  à 
ia  joie,  des  larmes  aux  sourires,  Youma,  au  contraire,  était 
presque  taciturne  ;  elle  trahissait  rarement  une  émotion  quel- 
conque ;  elle  jouait  silencieusement  quand  Aimée  criait,  et 
souriait  à  peine  tandis  qu'Aimée  riait  si  fort  qu'elle  effrayait 
presque  sa  mère.  Mais,  malgré  ces  différences,  ou  peut-être 
précisément  à  cause  de  ces  différences,  les  deux  fillettes  s'en- 
tendaient fort  bien.  Elles  n'eurent  jamais  de  querelle  sérieuse, 
et  ne  se  séparèrent  pour  la  première  fois  que  lorsque  Aimée 
fut  envoyée,  à  neuf  ans,  dans  un  couvent,  pour  y  compléter 
son  éducation.  Aimée  éprouva  un  grand  chagrin  en  quittant 
sa  compagne  ;  sa  peine  ne  fut  pas  adoucie  lorsqu'on  lui  assura 
qu'elle  retrouverait  au  couvent  des  amies  plus  gentilles  que  la 
petite  capresse.  Youma,  qui  certes  perdait  le  plus  par  la  sépa- 
ration, demeura  calme,  en  apparence  ;  elle  fut  d'une  conduite 
irréprochable,  dit  madame  Peyronnette,  trop  fine  observa- 
trice pour  attribuer  cette  «  conduite  irréprochable  »  à  l'insen- 
sibilité. 

Cependant,  les  deux  amies  continuèrent  à  se  voir.  Tous  les 
samedis,  madame  Peyronnette  se  rendait  au  couvent  dans  sa 
voiture,  et  elle  emmenait  toujours  Youma.  Aimée  ne  parais- 
sait guère  moins  heureuse  de  voir  son  ancienne  compagne  de 
jeu  que  de  voir  sa  mère.  Leur  amitié  d'enfance  se  renoua 
naïvement  pendant  les  premières  vacances  d'été,  et  pendant 
celles  de  Noël,  et  leur  affection  réciproque  survécut  à  la  fm  de 
leur  existence  commune.  Bien  qu'elle  fût  théoriquement  une 


230 


LA     REVUE     DE     PARIS 


domestique,  et  qu'elle  ne  s'adressât  à  Aimée  qu'en  la  nom- 
mant ({  maîtresse  »,  Youma  était  traitée  presque  comme  une 
fille  adoptive.  Et,  lorsque  «  mademoiselle  »  eut  fini  ses  étudse, 
la  jeune  servante  esclave  demeura  sa  confidente,  et  en  quelque 
sorte  sa  compagne.  Youma  n'apprit  jamais  à  lire,  ni  à  écrire. 
Madame  Peyronnette  croyait  que  si  elle  s'instruisait  elle 
souffrirait  d'un  avenir  que  rien  ne  saurait  lui  épargner.  Mais 
la  jeune  fille  était  d'une  intelligence  naturelle  qui  compensait, 
sous  bien  des  rapports,  son  défaut  d'instruction.  Elle  savait 
toujours  ce  qu'il  fallait  dire  et  faire  dans  toutes  les  circons- 
tances de  la  vie.  Youma  était  devenue  une  femme  superbe  ; 
c'était  certainement  la  plus  belle  capresse  de  l'arrondisse- 
ment. Son  teint  était  d'un  rouge  profond  mais  clair  ;  tous  ses 
traits  avaient  une  douce  et  vague  beauté,  un  je  ne  sais  quoi 
qui,  surtout  de  profil,  iaisait  songer  au  visage  indéfinissable  du 
Sphinx.  Ses  cheveux,  bien  que  bouclés  comme  une  toison 
noire  étaient  longs  et  assez  beaux.  De  plus  elle  était  gracieuse 
et  très  grande.  A  quinze  ans  elle  semblait  tout  à  fait  femme, 
à  dix-huit  ans  elle  avait  la  tête  et  les  épaules  de  plus  que  sa 
jeune  maîtresse  :  et  lorsqu'elles  sortaient  ensemble,  made- 
moiselle Aimée,  qui  était  de  taille  moyenne,  était  obligé  de 
lever  les  yeux  pour  regarder  Youma.  La  jolie  bonne  était 
universellement  admirée,  c'était  bien  une  de  ces  silhouettes 
que  les  Martiniquais  montraient  orgueilleusement  aux  étran- 
gers, comme  le  type  accompli  de  la  beauté  des  races  mêlées. 
Car  même  au  temps  de  l'esclavage,  le  créole  ne  se  refusait  pas 
le  plaisir  d'admirer  ces  tons  bronzés  ou  dorés  de  la  peau 
humaine.  Il  avouait  très  franchement  qu'il  les  appréciait  ;  au 
point  de  vue  esthétique  le  préjugé  de  la  couleur  n'existait  pas. 
Pourtant  aucun  des  jeunes  gens  de  la  race  blanche  n'eût  osé 
dire  à  Youma  son  admiration.  Quelque  chose  dans  le  regard 
et  les  manières  sérieuses  de  la  jeune  esclave  la  protégeait 
tout  autant  que  le  prestige  de  la  famille  qui  l'avait  élevée. 

Madame  Peyronnette  était  fière  de  sa  domestique  ;  elle 
prenait  plaisir  à  la  voir  vêtue,  avec  toute  l'élégance  possible, 
du  costume  brillant  et  gracieux  que  portaient  alors  les  femmes 
de  couleur.  En  fait  de  toilettes,  Youma  n'avait  à  envier  aucune 
femme  de  la  classe  des  affranchies.  Elle  possédait  tout  ce 
qu'une  capresse  pouvait  souhaiter.  Au  goût  du  pays,   qui 


YOUMA  231 

recherchait  les  contrastes  de  couleurs,  elle  avait  des  jupes  de 
soie  et  de  satin,  des  robes  dezindes,  avec  des  foulards  et  des 
coiffures  assorties,  —  azur  et  orange,  rouge  et  violet,  jaune 
et  bleu  criard,  vert  et  rose.  Pour  les  grandes  circonstances, 
telles  que  la  première  communion  d'Aimée,  la  fête  de  madame, 
un  mariage  auquel  toute  la  famille  était  conviée,  Youma  revê- 
tait un  costume  magnifique.  Sa  jupe  à  traîne  de  satin  orange, 
était  attachée  un  peu  au-dessous  des  seins  ;  la  chemise  brodée, 
fermée  par  des  lacets,  avait  des  manches  courtes  qui  laissaient 
nus  les  bras  chargés  de  bracelets,  et  maintenues  au  coude  par 
des  fermoirs  d'or  (boutons  à  clous)  ;  son  foulard  (mouchoué 
enlai)  était  jaune  canari  rayé  vert  et  bleu  ;  elle  portait  un 
triple  collier  de  perles  d'or  ciselées,  collier  chou  ;  ses  boucles 
d'oreilles  ou  zanneaux  à  clous,  étaient  chacune  composée 
d'épais  cylindres  d'or  entrelacés  ;  son  turban  Madras  aux 
raies  jaunes  était  tout  scintillant  de  bijoux,  d'épingles  trem- 
blantes, de  chaînes,  de  glands  d'or  frissonnants.  Ainsi  parée, 
Youma  eût  pu  poser  pour  un  peintre  la  Reine  de  Saba. 
Youma  possédait  aussi  de  jolis  petits  ornements  qui  lui 
venaient  d'Aimée.  Mais  la  plupart  de  ses  bijoux  lui  avaient 
été  donnés  par  madame  Peyronnette  comme  cadeaux  de  nou- 
vel an. 

En  somme  rien  ne  manquait  à  Youma  de  ce  qu'elle  pou- 
vait raisonnablement  désirer,  —  sinon  de  la  liberté.  Peut- 
être  ne  s'était-elle  jamais  beaucoup  inquiétée  à  ce  sujet  ; 
cependant  madame  Peyronnette  y  avait  songé  longuement 
et  elle  avait  pris  une  décision.  Elle  refusa  deux  fois  la  liberté 
de  Youma  à  mademoiselle  Aimée  malgré  les  supplications  et 
les  pleurs  de  sa  fille.  Son  refus  était  motivé  par  des  raisons 
qu'Aimée  était  trop  jeune  encore  pour  bien  comprendre. 
Madame  Peyronnette  comptait  affranchir  Youma  dès  que  la 
liberté  rendrait  celle-ci  plus  heureuse.  Pour  le  moment,  elle 
considérait  que  sa  servitude  était  pour  la  servante  une  protec- 
tion morale  :  Youma  demeurait  ainsi  sous  le  contrôle  de  ceux 
qui  l'aimaient  le  mieux,  et  elle  était  à  l'abri  de  dangers  qu'elle 
ne  soupçonnait  pas  encore.  Et  surtout  elle  était  ainsi  dans 
l'impossibilité  de  contracter  un  mariage  que  sa  maîtresse 
désapprouverait.  Madame  Peyronnette  avait  ses  projets  pour 
l'avenir  de  sa  filleule  ;  elle  avait  l'intention  de  la  marier  un 


232  LA     REVUE    DE     PARIS 

jour  à  un  afïranchi  travailleur  et  économe,  qui  lui  ferait  un 
foyer  agréable  :  à  un  charpentier,  un  ébéniste,  un  constructeur 
ou  patron  mécanicien.  Alors  Youma  recevrait  la  liberté,  et 
peut-être  une  petite  dot.  Mais  en  attendant,  elle  serait  ainsi 
aussi  heureuse  que  possible, 

A  dix-neuf  ans.  Aimée  fit  un  mariage  d'amour  ;  —  elle 
épousa  M.  Louis  Desrivières  un  cousin  éloigné,  plus  âgé  qu'elle 
de  dix  ans.  M.  Desriviéres  avait  hérité  d'une  importante  plan- 
tation, en  pleine  prospérité,  située  sur  la  côte  est  de  l'île  ;  mais, 
comme  beaucoup  d'autres  riches  planteurs,  il  passait  de  préfé- 
rence la  plus  grande  partie  de  l'année  en  ville.  Et  il  mena  sa 
jeune  femme  dans  la  maison  de  sa  mère,  située  dans  le  quar- 
tier du  Fort.  Suivant  le  désir  d'Aimée,  Youma  l'accompagna 
dans  sa  nouvelle  demeure.  Il  n'y  avait  pas  loin  de  la  Grande- 
Rue,  où  se  trouvait  la  maison  de  madame  Peyronnette,  à  celle 
des  Desrivières  dans  la  rue  de  la  Consolation  :  ainsi  ni  sa  fdle 
ni  sa  filleule  ne  s'attristeraient  de  la  séparation. 

Treize  mois  plus  tard,  Youma  vêtue  comme  une  princesse 
orientale  porta  au  baptistère  une  petite  fille,  dont  la  venue 
dans  le  petit  monde  colonial  fut  enregistrée  ainsi  aux  archives 
de  la  Marine  : 

«  Lucile-Aimée-Francillette-Marie,  fille  du  sieur  Raoul- 
Ernest-Louis  Desrivières,  et  de  dame  Adélaïde-Hortense- 
Aimée  Peyronnette,  son  épouse.  » 

Alors  Youma  devint  la  da  de  la  petite  Mayotte.  L'enfant 
créole  est  toujours  désigné  par  le  dernier  des  noms  qui  lui  ont 
été  donnés  à  son  baptême,  ou  plutôt  par  quelque  diminutif 
créole  de  ce  nom...  Et  le  diminutif  de  Marie  est  Mayotte. 

Dans  les  deux  familles  on  avait  décidé  que  Mayotte  ressem- 
blait plus  à  son  père  qu'à  sa  mère  ;  elle  avait  de  celui-ci  les 
yeux  gris,  et  les  cheveux  bruns,  —  ces  cheveux  brillants  qui, 
chez  les  enfants  des  plus  anciennes  familles  créoles  s'assom- 
brissent et  deviennent  presque  noirs  avec  les  années.  Elle 
promettait  de  devenir  jolie. 

Une  autre  année  passa.  Il  n'y  avait  pas  de  ménage  plus 
heureux  que  celui  d'Aimée  Desrivières,  Puis,  avec  une  sou- 
daineté cruelle,  Aimée  mourut.  Elle  était  sortie  avec  son  mari 
pour  faire  une  excursion  en  voiture  sur  la  belle  promenade 
qu'on  appelle  la  Trace,  Youma  et  l'enfant  étaient  restées  à 


YOUMA  233 

la  maison.  Les  promeneurs  furent  surpris,  au  beau  milieu  d'une 
après-midi  particulièrement  chaude,  par  une  de  ces  averses 
glacées  et  torrentielles,  qui,  en  certaines  saisons  accompagnent 
les  orages.  Ils  étaient  encore  éloignés  de  tout  abri  et  furent 
tous  deux  trempés  en  un  instant.  Un  violent  vent  du  nord-est 
s'éleva  et  souffla  jusqu'à  leur  arrivée  chez  eux.  La  jeune 
femme,  naturellement  délicate,  s'alita,  atteinte  de  pleurésie  ; 
malgré  tous  les  soins  possibles,  elle  succomba  avant  le  lever 
du  soleil.  Et  Youma  la  vêtit  pour  la  dernière  fois,  adroitement, 
tendrement,  comme  elle  l'avait  habillée  pour  son  premier 
bal  tout  en  bleu  pâle,  et  pour  son  mariage  tout  en  blanc  vapo- 
reux. Seulement,  cette  fois.  Aimée  était  vêtue  de  noir,  comme 
le  sont  les  mères  créoles. 

M.  Desrivières  avait  passionnément  aimé  sa  jeune  femme. 
Il  s'était  marié  le  cœur  neuf  et  le  caractère  pas  encore  endurci 
au  contact  des  rudesses  de  la  vie.  L'épreuve  fut  pour  lui 
terrible,  et  pendant  quelque  temps  on  craignit  qu'il  n'y  sur- 
vécût pas.  Lorsqu'il  se  remit  un  peu  de  la  grave  maladie  que 
lui  avait  value  sa  douleur,  il  lui  fut  iriipossible  de  demeurer 
dans  la  maison  de  la  rue  de  la  Consolation,  toute  remplie  de 
souvenirs.  Il  se  réfugia,  dès  qu'il  le  put,  dans  sa  plantation  et 
essaya  de  s'y  occuper,  en  faisant  de  temps  à  autre  de  brusques 
visites  à  la  ville  pour  y  voir  sa  iille.  Madame  Peyronnette  avait 
insisté  pour  se  charger  de  Mayotte.  Mais  l'enfant  était  délicate 
comme  sa  mère,  et  six  mois*  plus  tard,  pendant  une  saison 
d'épidémie,  madame  Peyronnette  décréta  qu'il  serait  plus 
sage  de  l'envoyer  à  la  campagne  chez  son  père,  avec  Youma. 
Anse-Marine  était  un  des  endroits  les  plus  salubres  de  la  colo- 
nie, Mayotte  y  gagna  vite  des  forces,  de  même  que  la  sensi- 
tive,  —  la  zhébé-Mamisi,  —  se  fortifie  dans  la  chaude  brise 
marine. 


II 


Il  y  a  une  longue  chevauchée  pour  aller,  à  travers  la  mon- 
tagne, de  la  ville  de  Saint-Pierre  à  la  plantation  d'Anse- 
Marine  que  les  Desrivières  possédaient  autrefois.  Pourtant 


234  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  fatigue  de  six  heures  de  selle,  sous  le  soleil  des  tropiques 
n'est  rien  pour  quiconque  n'est  pas  insensible  à  la  men^eilleuse 
beauté  du  paysage.  Parfois  la  route  s'élève  presque  jusqu'à 
ces  nuages  blancs,  qui  souvent  voilent  les  cimes  des  grands  pics. 
Parfois  elle  s'enfonce  en  pente  douce  dans  le  crépuscule  vert 
des  forêts  vierges  ;  parfois  elle  domine  les  vastes  profondeurs 
de  vallées  murées  de  montagnes  aux  formes  et  aux  couleurs 
étranges.  Parfois  encore  elle  serpente  par-dessus  des  champs 
de  cannes  à  sucre  dont  l'étendue  jaune  s'interrompt  au  loin 
à  la  courbe  vaporeuse  d'une  mer  presque  pourpre. 

Et  pendant  des  heures  entières,  vous  n'observerez  proba- 
blement aucun  autre  mouvement  que  ceux  des  feuilles  et  de 
leurs  ombres,  vous  n'entendrez  pas  d'autre  bruit  que  la  sono- 
rité des  sabots  de  votre  cheval,  ou  le  bruissement  des  cannes  à 
sucre  balancées  par  le  vent,  —  ou  encore,  à  la  lisière  de  quelque 
abîme  de  verdure,  voilé  de  fougères  arborescentes,  le  long  appel 
flûte  d'un  oiseau  inconnu.  Mais,  tôt  ou  tard,  à  un  détour  du 
chemin,  il  surviendra  un  incident  plus  humain,  —  plus  vivant, 
et  d'un  charme  exotique  :  par  exemple  une  caravane  de  jeunes 
négresses  nu-pieds  et  nu-bras,  portant  sur  leurs  têtes  le  produit 
d'un  cacaoyère  qu'elles  vont  vendre  au  marché,  ou  bien  un 
nègre,  qui  passe  courant  malgré  sa  charge  formidable  de  fruits- 
à-pain  ou  de  régimes-bananes. 

Vous  rencontrerez  peut-être  une  troupe  de  noirs  Uainant 
à  la  côte  un  gommier  déjà  vidé  et  taillé  en  forme  de  canot  posé 
sur  un  diable,  véhicule  solide  et  bas,  aux  essieux  grinçants. 
Les  nègres  placés  à  l'arrière  du  diable  le  poussent  ;  ceux  qui  se 
trouvent  à  l'avant  le  tirent  ;  et  un  tambour  frappe  de  son  La 
le  fond  du  bateau  inachevé,  pour  rythmer  l'efîort  de  tous,  et  le 
chant  que  voici  : 

Bom  !  ti  canot  !  Allé  chaché  !  Mené  vini  !  Boni  !  ii  canot  !... 

Ou  bien  vous  apercevrez  une  bande  de  bûcherons,  qui  sur 
le  bord  de  la  route,  scient,  pour  en  faire  des  planches,  le  cœur 
jaune  safran  ou  rouge  vermillon  d'un  arbre  à  peine  abattu 
et  dont  vous  ignorez  le  nom.  Le  tronc  encore  vivant  est  hissr 
sur  un  robuste  cadre  de  bois,  et  trois  hommes  activent  la 
lourde  scie,  —  un  dessus  et  deux  dessous.  Tous  trois  ont  le 
torse  nu.  Et  l'un  est  jaune  orange,  l'autre  couleur  cannelle. 


i-  YOUMA  23  5 

le  troisième  est  d'un  noir  brillant  comme  la  laque.  Tous  sont 
musclés  en  statues.  Et,  tout  en  travaillant,  ils  chantent  : 

Aie!  Dos  calé! 

Aie! 
Aie  dos  calé! 
Aie  scié  bois 

Aie 
Pour  nous  allé... 

Cependant  les  incidents  de  route  se  font  plus  rares  quand 
commence  la  longue  descente  à  travers  les  champs  de  cannes 
et  les  cacaoyères,  qui  part  des  cimes  boisées  et  va  jusqu'à  la 
mer  lointaine.  Là  plus  d'ombre  ni  de  fraîcheur.  Vous  chevau- 
chez par  des  terres  nues,  offertes  au  soleil.  Mais  l'immense 
paix  charme  comme  une  caresse,  et  la  magnifique  étendue 
ouverte  au  regard  console  de  l'apparente  absence  de  toute 
vie  humaine.  Derrière  vous,  et  aussi  au  nord  et  au  sud,  les 
mornes  élèvent  leurs  demi-cercles  au-dessus  des  lieues  ondu- 
lantes de  cannes  à  sucre  ;  plus  loin  surgissent  des  sommets 
aigus,  tout  violets  :  au-dessus  de  ces  pointes  violettes  se 
superposent  des  pics,  des  cornes  et  des  pitons,  fantômes  bleus 
et  nacrés.  Devant  vous,  au  delà  des  plaines  jaunes,  le  crois- 
sant lointain  de  la  mer  rougit,  à  la  courbe  de  l'horizon,  bande 
de  lumière  opaline  qui  pâlit  près  du  ciel.  Un  vent  fort  et 
chaud  vous  soufïle  au  visage...  Vous  continuez  votre  chemin, 
parfois  au-dessus  d'un  plateau,  —  plus  souvent  le  long  d'une 
pente  douce  ;  —  la  mer  tour  à  tour  apparaît  et  disparaît, 
et  vous  quittez  enfin  la  route  principale  pour  suivre  un  sentier 
jusque-là  caché  derrière  les  ondulations  du  sol,  un  sentier  de 
plantation,  bordé  de  cacaotiers.  Il  vous  amène  par  de  longs 
détours  à  travers  les  hautes  cannes  à  sucre  qui  vous  ferment 
la  vue  des  deux  côtés,  dans  une  des  plus  jolies  vallées  du  monde. 
Du  moins  c'est  ainsi  qu'elle  vous  apparaîtra,  lorsque  vous 
ferez  halte  au  flanc  du  morne  pour  admirer  le  demi-cercle 
presque  parfait  des  collines  doucement  ridées  qui  s'ouvrent 
sur  la  mer,  dont  la  ligne  d'écume  s'étend  comme  un  fil  neigeux 
et  frémissant  entre  deux  pics  verts  au  delà  d'une  bande  de 
plage  sombre.  Plus  près  de  vous,  les  champs  dorés  des  cannes 
à  sucre  que  la  rivière  divise  et  que  marquent  des  franges  de 
bambous  s'élargissent  pour  atteindre  les  brisants,  et  sur  tout 


236  LA     REVUE     DE     PARIS  * 

cela  plane  la  tendresse  d'ombres  bleuies  par  des  buées,  le 
scintillement  du  soleil  dans  l'argent  des  cascades,  et  enfin, 
l'union  bleue  du  ciel  et  de  la  mer. 

Vous  remarquerez  ensuite  sur  une  petite  colline,  au-dessous 
de  vous,  les  bâtiments  de  la  plantation,  dans  un  bosquet  de 
cacaotiers  ;  le  long  moulin,  peint  en  jaune,  avec  sa  roue  gron- 
dante et  sa  haute  cheminée,  la  sucrerie,  la  rhiimmerie,  le  vil- 
lage de  cases  à  toits  de  chaume,  où  des  feuilles  de  bananiers 
tremblent  dans  de  tous  petits  jardins  ;  la  maison  à  un  étage 
du  planteur,  toute  basse  pour  résister  aux  vents  et  aux  trem- 
blements de  terre  ;  le  cottage  de  l'intendant  ;  la  maison  à 
ouragan  ou  case-à-vent,  et  la  silhouette  blanche  de  la  haute 
croix  de  bois  plantée  à  l'autre  extrémité  de  la  petite  colonie. 

Tout  cela  appartenait  jadis  aux  Desrivières,  —  comme  la 
vallée  entière,  depuis  la  plage  jusqu'au  sommet  de  la  colline  : 
Y  atelier  comprenait  à  peu  près  cent  cinquante  mains.  Depuis 
lors,  la  plantation  a  été  vendue  et  revendue  plusieurs  fois, 
elle  a  été  exploitée  avec  plus  ou  moins  de  succès  par  des  étran  - 
gers  et  par  des  créoles.  Pourtant  si  peu  de  changements  sem- 
blent s'être  produits  que  le  village  est  sans  doute  resté  tel 
qu'il  était  il  y  a  cinquante,  ou  même  cent  ans. 

Mais  à  l'époque  où  les  Desrivières  possédaient  Anse-Marine, 
la  vie  des  plantations  offrait  un  aspect  bien  différent  de  ce 
qu'elle  est  aujourd'hui.  Sur  cette  propriété,  en  particulier, 
elle  était  patriarcale  et  pittoresque  au  point  que  cela  est  incon- 
cevable pour  ceux  qui  n'ont  connu  la  colonie  qu'après  l'affran- 
chissement. Les  esclaves  étaient  traités  presque  comme  des 
enfants  ;  c'était  une  politique  traditionnelle  de  la  famille  de 
vendre  seulement  ceux  qui  ne  se  laissaient  diriger  qu'à  l'aide 
de  châtiments  corporels.  On  donnait  à  chacun  des  adultes  un 
petit  jardin  qu'il  pouvait  cultiver  à  sa  guise.  Deux  demi-jour- 
nées par  semaine  lui  étaient  réservées  pour  cela.  L'esclave 
avait  le  droit  de  garder  la  plus  grande  partie  de  l'argent  gagné 
par  la  vente  des  produits  de  son  jardinet.  Légalement  un  esclave 
ne  pouvait  rien  posséder.  Pourtant  plusieurs  serviteurs  des 
Desrivières,  encouragés  d'ailleurs  par  leurs  maîtres,  avaient 
économisé  des  sommes  considérables.  Tous  travaillaient  avec 
accompagnement  de  chants  et  au  rythme  d'un  tambour.  Il  y 
avait  des  jours  de  vacances,  et  des  soirées  où  il  était  permis 


YOUMA  237 

de  danser.  Le  grand  jour  de  l'année  était  la  fête  de  madame 
Desrivières,  la  mère  du  jeune  planteur,  la  vieille  maîtresse 
(tétessé).  Ce  jour-là,  il  y  avait  des  bamboulas  et  des  caleindas  ; 
la  maîtresse  recevait  tous  ses  esclaves  sous  la  véranda.  Ils 
venaient  tous  lui  baiser  la  main,  et  chacun  y  trouvait  une 
pièce  d'argent. 

Pour  un  étranger,  et  surtout  pour  un  Européen,  c'était  une 
vraie  joie  que  le  spectacle  des  incidents  ordinaires  de  cette  vie 
coloniale  rustique,  si  pleine  de  bizarreries  exotiques,  et  d'in- 
consciente poésie. 

La  routine  de  chaque  jour  commençait  par  une  scène  fort 
amusante  :  l'inspection  matinale  des  pieds  des  enfants.  Ceux-ci 
jusqu'à  l'âge  de  neuf  ou  dix  ans,  n'avaient  guère  d'autres 
occupations  que  jouer  et  manger.  Ils  étaient  confiés  à  l'infir- 
mière, Tanga,  une  vieille  Africaine.  Celle-ci,  aidée  de  ses  filles 
préparait  leur  simple  nourriture  et  les  surveillait  pendant  que 
leurs  mères  étaient  aux  champs.  Dès  le  lever  du  soleil,  Tanga, 
accompagnée  du  surveillant,  assemblait  tous  les  enfants,  et 
les  faisait  asseoir  en  rang  sur  les  longs  bancs  de  bois  disposés 
sous  les  tentes  de  l'infirmerie.  Puis,  au  commandement  de 
«  Levé  PiezaiiU  »  ils  levaient  tous  ensemble  leurs  petits  pieds 
et  l'inspection  commençait.  Si  l'œil  exercé  de  Tanga  découvrait 
la  petite  enflure  ronde  qui  trahit  la  présence  d'une  chique, 
l'enfant  était  envoyé  à  l'infirmerie  pour  y  être  soigné  immédia- 
tement, et  le  surveillant  notait  le  nom  de  la  mère  afin  de  la 
gronder,  car  elle  était  tenue  pour  responsable  de  la  chique 
qu'elle  avait  laissé  subsister  une  nuit  entière  dans  le  pied  de 
son  enfant.  Mais,  pendant  ces  inspections,  on  se  chatouillait, 
on  riait  et  on  criait  si  fort,  qu'il  fallait  toujours  que  Tanga 
effrayât  plusieurs  fois  les  enfants  de  ses  gronderies  et  de  ses 
menaces  avant  d'arriver  au  bout  de  son  examen. 

Une  autre  scène  matinale  intéressante  était  le  départ  d'une 
caravane  chantante  de  femmes  et  de  jeunes  filles.  Elles  por- 
taient au  marché,  dans  des  paniers  posés  sur  leurs  têtes,  les 
différents  produits  de  la  plantation  :  du  cacao,  du  café,  du 
cassis  et  des  fruits,  —  des  noix  de  coco,  des  mangues,  des 
oranges,  des  bananes,  des  corossols,  et  des  pommes  canelles... 

Puis  un  joyeux  événement  se  produisait  presque  chaque 
semaine  :  c'était  la  sortie  du  gommier,  —  immense  canot  de 


238  LA     REVUE     DE    PARIS 

près  de  soixante  pieds  de  long,  taillé  dans  un  seul  arbre  gigan- 
tesque. Ce  canot  n'avait  pas  de  gouvernail,  mais  une  proue 
à  chaque  extrémité,  de  façon  à  pouvoir  naviguer  aussi  faci- 
lement dans  les  deux  directions  ;  il  contenait  des  bancs  pour 
une  douzaine  de  rameurs,  et  au  milieu  un  siège  plus  élevé  pour 
le  joueur  de  tambour.  Le  gommier  avait  deux  «  comman- 
deurs »,  un  à  chaque  proue,  il  pouvait  porter  une  douzaine  de 
barils  de  rhum,  et  six  ou  sept  tonneaux  de  sucre.  On  s'en 
servait  surtout  pour  transporter  ces  produits  aux  petits  navires 
venus  de  Saint-Pierre,  qui  n" osaient  pas  s'aventurer  trop  près 
des  brisants  dangereux.  Le  gommier  ne  pouvait  prendre  la 
mer  que  s'il  était  lancé,  à  l'aide  d'un  cadre  incliné  construit 
exprès,  dans  une  eau  profonde,  au  creux  d'une  haute  falaise. 
Lorsque  la  cargaison  était  arrimée  à  bord,  et  que  les  rameurs 
étaient  à  leur  poste,  le  tambour  donnait  le  signal  :  on  enle- 
vait les  cales,  on  lâchait  les  cordes,  et  la  longue  embarcation 
filait  dans  la  mer,  —  toutes  ses  rames  frappant  l'eau  en  môme 
temps,  au  rythme  du  tamtam  ou  du  tambou  bêlai. 

Tous  les  dimanches,  dans  l'après-midi,  le  père  Kerambrun 
arrivait  à  cheval  du  prochain  village,  pour  apprendre  le  caté- 
chisme aux  négrillons.  Il  tenait  en  général  la  petite  classe 
dans  a  sucrerie.  Les  larges  portes  à  l'avant  et  à  l'arrière  du 
bâtiment  s'ouvraient  toutes  grandes  à  la  brise  de  la  mer,  et  le 
soleil  projetait  sur  le  sol  l'ombre  des  cimes  des  palmiers.  Le 
vieux  prêtre  savait  enseigner  les  tout  petits  dans  leur  propre 
langue  ;  il  répétait  inlassablement  chaque  question  et  chaque 
réponse  du  catéchisme  créole  jusqu'à  ce  que  les  enfants  les 
sussent  par  cœur,  et  fussent  capables  de  les  chanter  comme 
un  refrain. 

—  Couinent  ou  ka  crié  fi  Bon  Dié?  —  demandait  le  père. 
(Comment  appelez-vous  le  Fils  du  Bon  Dieu?) 

Alors  toutes  les  voix  enfantines,  répétant  la  question  et  la 
réponse,  flûtaient  en  unisson  : 

—  Comment  ou  ka  crié  fi  Bon  Dié?  Nou  ka  crié  li  Zézou  Chri  ! 

—  Et  ça  y  fait  pou  nou-zautt,  fi  Bon  Dié  ? 

—  Li  payé  pou  nou  p'allé  dans  Venfé  ;  li  baill  toult  sang-li 
pouça. 

(Il  a  payé  pour  que  nous  n'allions  pas  en  enfer  ;  il  a  donné 
tout  son  sang  pour  ça.) 


YOUMA  239 

—  Et  qiiilé  prié  qui  pli  meillé-adans  toute  prié  iiou  ka  fait? 
(Et  quelle  est  la  meilleure  prière  parmi  toutes  les  prières 
que  nous  récitons?) 

C'est  note  Pé. 
Pacé  Zezou  Chri 
Montré  nou  li. 

Tous  les  enfants  chantaient  ensemble.  (C'est  le  Pater  Nos- 
ter  parce  que  c'est  Jésus-Christ  qui  nous  l'a  enseigné.) 

Et,  à  la  fm  de  la  tâche  quotidienne,  lorsque  rententissait 
pour  la  dernière  fois  la  coquille  de  lambi,  afin  de  rappeler 
tout  le  monde  des  champs  et  du  moulin,  on  assistait  au  spec- 
tacle patriarcal  de  la  prière  du  soir,  selon  la  vieille  coutume 
coloniale.  Le  maître  et  son  surveillant,  debout  près  de  la 
croix  érigée  à  l'entrée  du  petit  village  de  la  plantation,  atten- 
daient que  tous  les  esclaves  fussent  réunis.  Les  hommes  appor- 
taient chacun  le  paquet  réglementaire  de  foin  pour  les  ani- 
maux ;  ils  le  posaient  à  terre  devant  eux,  puis  ils  enlevaient 
leur  chapeau.  Alors,  tous,  hommes  et  femmes,  s'agenouillaient 
et  répétaient  ensemble  le  «  Je  vous  salue,  Marie  »,  le  Pater 
et  le  Credo,  tandis  que  les  étoiles  frémissantes  apparaissaient 
et  que  le  jaune  flamboiement  du  soleil  s'éteignait  derrière  les 
cimes. 

Souvent,  par  les  nuits  claires  et  chaudes,  les  esclaves  s'assem- 
blaient après  le  repas  du  soir,  pour  écouter  les  histoires  con- 
tées par  les  libres  de  savanes,  vieux  et  vieilles  esclaves  exempts 
de  travail.  Et  c'étaient  de  curieuses  histoires.  Elles  formaient 
la  meilleure  partie  de  la  littérature  traditionnelle  d'une  race 
à  qui  la  lecture  était  interdite.  Dans  ce  temps-là  cette  lit- 
térature orale  enchantait  les  grands  comme  les  petits,  elle 
plaisait  aux  békés  comme  aux  nègres.  Elle  exerçait  même 
une  influence  très  visible  sur  le  caractère  colonial.  Toute  da 
était  une  conteuse  d'histoires  ;  ses  récits  développaient  d'abord 
l'imagination  du  petit  blanc  confié  à  ses  soins,  en  l'africanisant 
tellement  que  l'éducation  européenne  ne  devait  plus  effacer 
cette  empreinte,  et  en  créant  chez  lui  un  double  et  curieux 
amour  du  comique  et  du  merveilleux.  On  ne  se  lassait  pas 
d'entendre  répéter  ces  histoires,  car  elles  étaient  dites  avec 
un  art  impossible   à   décrire.  Les  refrains   ou  les  chansons 


240  LA     REVUE     DE     PARIS 

dont  elles  s'entrecoupaient,  étaient  composés  de  mots  afri- 
cains et  plus  souvent  de  rimes  dépourvues  de  sens,  imitant  les 
chants  des  bamboulas  et  les  improvisations  des  caleindas. 
Elles  avaient  un  charme  étrange  que  les  grands  musiciens 
eux-mêmes  étaient  bien  forcés  de  reconnaître.  Et  de  plus  il 
y  a  dans  les  contes  créoles  une  couleur  locale  surprenante, 
qu'ils  soient  d'invention  purement  africaine,  ou  qu'ils  aient  été 
simplement  adaptés  du  folk-lore  du  vieux  monde  ;  il  y  a  dans 
ces  contes  un  je  ne  sais  quoi  de  F  âme  de  la  vie  et  de  la  pensée 
coloniale  qui  ne  peut  passer  dans  aucune  traduction.  Leurs 
scènes  i  e  déroulent  parmi  les  bois  et  les  collines  des  A-  tilles, 
ou  parfois  dans  le  quartier  le  plus  bizarre  d'un  vieux  port 
colonial.  Le  cottage  européen  des  histoires  populaires  devient 
la  case  ou  l'ajoupa  des  tropiques,  aux  murs  de  bambou,  et  au 
toit  de  feuilles  de  canne  séchés  ;  les  Belles  du  Bois  Dormant 
sont  toujours  surprises  dans  les  forêts  primitives  par  un  nègre 
marron  ou  un  chasseur-Chou.  Les  Cendrillons  et  les  Princessess 
apparaissent  comme  de  belles  jeunes  métisses  portant  des  cos- 
tumes qu'on  ne  voit  jamais  dans  les  livres  d'images  ;  les  fées 
des  légendes  du  vieux  monde  y  sont  remplacées  par  la  Vierge 
Marie  et  le  Bon  Dié  ;  les  Barbes-Bleues  et  les  Géants  se  trans- 
forment en  quimboiseurs  et  en  diables  ;  les  démons  eux-mêmes, 
sauf  quand  ils  baillent  pour  montrer  le  feu  brûlant  dans  leurs 
gorges,  ressemblent  trop  aux  travailleurs  demi-nus,  vêtus  de 
pantalons  de  canevas,  du  mouchoué-fautas,  et  d'autres  pièces 
de  costume  nègre  pour  qu'on  ne  puisse  les  reconnaître.  Il  faut 
les  examiner  de  très  près  pour  déterminer  chez  eux  les  signes 
diaboliques,  —  les  cheveux  rouges,  les  yeux  cramoisis  et  les 
racines  des  cornes,  dans  l'ombre  de  l'énorme  chapeau  dit 
«  chapeau  nourriture  de  mule  »,  ou  chapeau  bakoué. 

Et  puis  le  Bon  Dié  y  figure  comme  le  meilleur  et  le  plus  doux 
des  vieux  békés,  des  vieux  blancs;  c'est  un  affable  planteur 
grisonnant  dont  la  demeure  est  située  dans  les  nuages  au-dessus 
de  la  montagne  Pelée.  On  voit  parfois  ses  «  moutons  »  et  ses 
choux-caraïbes  dans  le  ciel.  Et  celui  qui  rompt  les  enchan- 
tements, c'est  le  prêtre  de  la  paroisse,  Missié  Labbé,  —  qui 
sauve  les  jolies  filles  peu  sages  en  leur  passant  son  étole  autour 
du  cou  ! 

Ce  fut  à  Anse-Marine  que  Youma  apprit  la  plupart  des  his- 


YOUMA  241 

toires  qu'elle  raconta  ensuite  à  Mayotte,  dès  que  la  petite  fille 
fut  assez  grande  pour  les  aimer. 

Depuis  un  siècle,  la  vie  s'écoulait  ainsi  sans  beaucoup  varier 
dans  la  vallée  de  la  plantation.  Sans  doute  il  y  eut  bien  quel- 
ques ombres  et  quelques  douleurs  qui  ne  s'exprimèrent  jamais  ; 
il  y  eut,  sans  doute  aussi,  certains  événements  qui  ne  furent 
notés  dans  les  vers  d'aucune  chanterelle, — il  y  eut  des  journées 
sans  chansons  et  sans  rires,  où  les  champs  étaient  silencieux. 
Mais,  toujours,  le  soleil  des  tropiques  l'inonda  de  couleurs 
éblouissantes,  —  les  grandes  'unes  la  baignèrent  de  lumière 
rose,  et  toujours,  toujours,  de  l'immensité  pourpre  de  la  mer, 
un  souffle  puissant  y  soufflait,  chaud  et  pur,  le  souffle  des  vents 
appelés  invariables,  —  les  Vents  Alizés. 


III 


Le  matin,  Youma  conduisait  généralement  Mayotte  à  la 
rivière.  Elle  l'y  baignait  dans  une  crique  claire  et  peu  pro- 
fonde, dissimulée  par  des  bambous  et  peuplée  d'innombrables 
et  bizarres  petits  poissons.  Parfois,  vers  le  soir,  une  heure  avant 
le  coucher  du  soleil,  elle  la  menait  à  la  plage  goûter  la  brise 
de  mer  et  admirer  l'écume  des  brisants.  Mais,  durant  les 
heures  chaudes  de  la  journée,  l'enfant  n'avait  la  permission 
de  regarder  le  monde  merveilleux  de  la  plantation  que  des 
vérandas  entourant  la  maison.  Et  ces  heures  lui  paraissaient 
longues.  La  moisson  de  la  canne  à  sucre  dans  les  champs  voi- 
sins, au  rythme  du  tambour,  —  l'allée  et  venue  des  chariots 
qui  grinçaient  sous  leurs  fardeaux  de  tiges  coupées,  —  l'ai- 
guisage des  coutelas  sur  la  meule,  l'odeur  sucrée  du  vesou, 
le  grondement  des  machines,  l'écume  bruyante  du  petit  ruis- 
seau qui  faisait  tourner  la  roue  dû  moulin,  tous  les  aspects, 
toutes  les  odeurs,  et  tous  les  bruits  de  la  vie  de  la  plantation, 
lui  faisaient  souhaiter  follement  de  s'y  mêler.  Et  ce  qui  la 
tourmentait  le  plus,  c'était  le  spectacle  des  petits  enfants 
d'esclaves  s' amusant  sur  l'herbe  autour  des  maisons,  à  des 
jeux  fort  drôles  auxquels  elle  eût  voulu  prendre  part. 

15  Septembre  1915.  2 


24  2  LA     REVUE     DE    PAKIS 

—  Je  voudrais  être  une  petite  négresse, —  dit-elle  un  jour 
qu'elle  se  tenait  sous  le  porche  et  regardait  les  enfants  jouer. 

—  Oh  !  —  s'écria  Youma  étonnée,  —  et  pourquoi  cela? 

—  Parce  que  alors,  tu  me  laisserais  courir  et  me  rouler  au 
soldl. 

—  Mais  le  soleil  ne  fait  pas  de  mal  aux  petits  nègres  et  aux 
petites  négresses.  Et  le  soleil  te  rendrait  très  malade,  dou- 
doux... 

—  C'est  pourquoi  j'aimerais  être  une  petite  négresse  ! 

—  Ce  n'est  pas  bien  de  désirer  cela  1  —  déclara  Youma 
sévèrement. 

—  Pourquoi? 

—  Si  !...  Vouloir  ressembler  à  laide  petite  négresse!,,. 

—  Pourtant  toi  tu  es  une  négresse,  da,  ou  presque,  et  tu 
n'es  pas  laide  du  tout.  Tu  es  belle,  rfa,  tu  as  l'air  d'être  toute  en 
chocolat. 

—  Mais  n'est-ce  pas  beaucoup  plus  joli  de  ressembler  à 
de  la  crème? 

—  Non  !  J'aime  mieux  le  chocolat  que  la  crème...  Raconte- 
moi  une  histoire,  da  ! 

C'était  la  seule  façon  de  la  faire  tenir  tranquille.  Mayotte 
avait  maintenant  quatre  ans,  et  elle  s'était  éprise  d'une  pas- 
sion extraordinaire  pour  les  histoires.  L'histoire  de  Montala, 
ou  de  r oranger-sorcier  qui  poussait  jusqu'au  ciel:  l'histoire  de 
Manzeliii-goiiin,  ou  la  jeune  fille  orgueilleuse  qui  épousa  un 
fantôme  ;  celle  de  V'Oiseaa  Zombi,  dont  les  plumes  avaient 
«  la  couleur  des  jours  passés  »,  qui  chantait  dans  les  estomacs 
de  ceux  qui  le  mangeaient,  et  renaissait  ensuite  ;  i'histoire 
de  la  Belle,  qui  avait  la  Vierge  pour  marraine  ;  l'histoire  de 
Pié-Chique-a, qui  apprit  à  jouer  du  violon  àla  façon  du  diable; 
l'histoire  de  Colibri,  l'oiseau  bourdonneur:  Colibri  possédait 
le  seul  tambour  qu'il  y  eût  au  monde,  et  il  refusa  de  le  prêter 
lorsque  le  Bon  Dié  le  lui  demanda  pour  faire  une  route,  bien 
que  les  nègres  eussent  déclaré  qu  il  leur  était  impossible  de 
travailler  sans  tambour  ;  l'histoire  de  Nanie-Roselte,  la  petite 
fille  gourmande,  qui  s'assit  sur  le  Rocher  du  Diable,  et  ne  put 
plus  se  relever,  de  sorte  que  sa  mère  dut  engager  cinquante 
menuisiers  pour  lui  construire  une  case,  avant  que  minuit  ne 
sonnât  ! 


YOUMA  213 

Et  puis  l'histoire  merveilleuse  de  Yé,  qui  ayant  trouvé 
un  vieux  diable  aveugle  en  train  de  faire  cuire  des  escargots 
dans  un  bois,  lui  vola  sa  nourriture  dans  sa  calebasse,  mais 
le  vieux  diable  attrapa  Yé,  et  se  fit  de  force  emporter  chez 
lui  et  nourrir  pendant  très  longtemps... 

Mayotte  avait  entendu  toutes  ces  histoires,  et  bien  d'autres 
encore,  et  plus  elle  en  entendait,  plus  sa  curiosité  était  stimulée. 
Si  ces  légendes  n'étaient  pas  son  plus  grand  plaisir  pendant 
son  séjour  à  la  plantation,  du  moins  elles  enchantaient  et 
coloraient  tous  ses  autres  plaisirs,  —  entourant  la  réalité  d'une 
atmosphère  délicieusement  irréelle,  communiquant  une  per- 
sonnalité fantastique  aux  choses  inanimées,  remplissant  les 
ombres  de  zombis,  donnant  la  parole  aux  arbustes,  aux  arbres 
et  aux  pierres,  car  les  cannes  à  sucre  elles-mêmes  lui  parlaient 
choaoLia-choiwua  comme  le  vieux  Babo,  le  vieux  libre-de- 
Savane  qui  se  murmurait  des  choses  tout  bas.  Chaque  habitant 
de  la  plantation,  depuis  le  plus  pelit  négrillon  jusqu'au  grand 
Gabriel,  ou  «  Gabou  »  le  commandeur  de  tous  les  autres,  per- 
sonnifiait pour  Mayotte  quelque  silhouette  sortie  des  contes. 
Et  chacun  des  recoins  des  collines,  des  ravins  ou  de  la  plage 
qu'elle  parcourait  pendant  ses  promenades  matinales  avec 
Youma,  lui  fournissait  le  décor  de  quelque  épisode  fantas- 
tique... 

—  Mayotte,  —  s'écria  Youma,  —  tu  sais  bien  qu'il  ne  faut 
pas  raconter  des  histoires  dans  la  journée,  à  moins  qu'on  ne 
veuille  voir  des  zombis,  la  nuit  ! 

—  Non,  da  !  Raconte-moi  une,  tout  de  même,  une  toute 
petite,...  je  n'ai  pas  peur. 

—  Oh  !  la  petite  menteuse  !...  Tu  as  peur,  tu  as  très  peur 
des  zombis.  Et  si  je  te  raconte  une  histoire,  tu  les  verras  ce 
soir  ! 

—  Non,  doudoiix  da  !  Dis-m'en  une... 

—  Tu  ne  me  réveilleras  pas  cette  nuit  en  me  disant  que  tu 
vois  des  zombis'? 

—  Non,  da  !  Je  te  le  promets. 

—  Eh  bien,  alors  pour  cette  fois,  dit  —  Youma,  en  pronon- 
çant les  paroles  traditionnelles  qui  annoncent  que  le  conteur 
d'histoire  créole  est  prêt  à  parler  :  bobonne  fois? 

—  ToLia  fois  bel  conte  !  —  s'écria  l'enfant  ravie. 


211  LA     REVUE     DE     PARIS 

Alors  Youma  commença  : 

Dame  Kélémeiit. 

«  Il  y  avait  une  fois,  il  y  a  très  très  longtemps,  une  vieille 
femme  que  tout  le  monde  disait  être  une  sorcière,  et  d'accord 
avec  le  diable.  Et  presque  toutes  les  méchantes  choses  qu'on 
racontait  sur  elle  étaient  vraies. 

Un  jour,  une  pauvre  petite  fille  perdit  son  chemin  dans  les 
bois.  Elle  marcha  tant  et  tant  qu'enfin  elle  ne  pouvait  plus 
faire  un  pas.  Alors  elle  s'assit,  et  se  mit  à  pleurer.  Et  elle  pleura 
très,  très  longtemps. 

Tout  autour  d'elle,  il  n'y  avait  que  des  arbres  et  des  lianes. 
Le  sol  était  recouvert  de  racines  vertes,  très  glissantes  ;  et  les 
lianes  s'y  entrecoisaient  à  tel  point,  qu'il  y  faisait  très  sombre. 
Elle  était  perdue  dans  les  grands  bois,  —  dans  les  grands  bois 
où  grouillent  les  serpents  ! 

Tout  à  coup,  comme  elle  était  assise  là,  elle  entendit  près 
d'elle  des  bruits  étranges,  des  bruits  de  chants  et  de  danses 
Elle  se  leva,  et  marcha  dans  la  direction  d'où  venaient  ces 
bruits.  Elle  regarda  à  travers  les  branches  et  elle  vit  la  vieille 
femme  dont  tout  le  monde  parlait,  chevauchant  un  balai  ', 
et  dansant  en  rond  avec  d'innombrables  serpents  et  des  cra- 
pauds-ladé,  —  les  grands  crapauds  qui  sont  si  laids.  Et  ils  chan- 
taient tous  ensemble  cette  chanson  : 

Kingué, 
Kingué, 
Vonvon 
Malalo, 
Bloum-voum  ! 
Jambie, 
Kingué, 
Tou  gale 
Zo  gale 
Vloum  ! 

La  petite  fille  immobile,  était  hébétée  de  peur,  elle  n'avait 
même  plus  la  force  de  pleurer.  Mais  la  vieille  femme  avait  vu 
remuer  les  feuilles.  Et  elle  s'approcha  tout  entourée  de  flamme^ 
qui  jouaient  autour  d'elle,  et  elle  demanda  à  la  petite  fille  : 

1.  Halai  fait  des  branches  duu  arbuslc  appelé  giiiyan'inc. 


YOUMA  2  45 

—  Que  fais-tu  dans  le  razié? 

—  Mère,  j'ai  perdu  mon  chemin  dans  les  bois. 

—  Alors  mon  enfant,  il  faut  me  suivre  dans  ma  maison... 
Car  si  tu  en  avais  l'occasion  tu  me  trahirais,  tu  me  tuerais 
peut-être. 

Mais  la  petite  fdle  ne  comprenait  pas  ce  que  la  sorcière  lui 
disait.  Car  la  méchante  vieille  lui  parlait  de  choses  que  seuls 
les  magiciens  connaissent. 

Lorsqu'elles  arrivèrent  à  la  maison  de  la  sorcière,  la  pauvre 
petite  fiîle  était  très  fatiguée,  elle  s'assit  sur  une  calebasse 
qui  servait  de  chaise  à  la  sorcière.  Puis  elle  vit  celle-ci  allumer 
deux  feux  sur  le  sol  de  terre  battue,  avec  de  la  gomme-à- 
torche  qui  à  l'odeur  de  l'encens.  Sur  un  des  deux  elle  posa  un 
grand  pot  tout  rempli  de  maman-chou,  de  camagniocs  de  yams, 
de  christophines,  de  melonjènediable,  et  de  beaucoup  d'herbes 
dont  la  petite  fille  ignorait  les  noms.  Et  sur  l'autre  feu,  elle 
fit  bouillir  quelques  crapauds  et  un  lézard  de  terre,  un  zanoli 
ié.  A  midi,  la  vieille  femme  avala  tout  cela,  comme  si  ce  n'était 
rien  du  tout,  puis  elle'  regarda  la  petite  fille  qui  était  presque 
morte  de  faim,  et  lui  dit  : 

—  Tu  n'auras  rien  à  manger  jusqu'à  ce  que  tu  me  dises 
quel  est  ton  nom... 

Puis  elle  s'en  fut,  en  laissant  la  petite  fille  seule. 

Alors  la  petite  fille  se  mit  à  pleurer.  Mais  tout  à  coup,  elle  se 
sentit  frôlée  par  quelque  chose.  C'était  un  grand  serpent,  le 
plus  grand  qu'elle  eût  vu  de  sa  vie.  Elle  eut  tellement  peur, 
qu'elle  crut  mourir.  Et  elle  s'écria  : 

—  OU  Papa  moin? 
OU  Maman  moin  ? 
LaUtolé-ké  mangé  moin! 

Mais  le  serpent  ne  lui  fit  pas  de  mal  ;  il  frotta  seulement  de 
sa  tête  très  doucement  l'épaule  de  la  petite  fille  et  chanta  : 

—  Bennemé,  Bennepé,  tambou  bêlai. 
Yehé  p'accoutumé  tambou  bêlai. 

Alors  la  petite  fille  cria  encore  plus  fort 

—  OU  Papa  moin  ?  OU  Maman  moin  ? 
Latitolé-ké  mangé  moin. 

Mais  le  serpent  frottant  toujours  sa  tête  doucement  contre 
elle,  répondit  en  chantant  très  bas  : 


24  6  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Bennépé,  Bennemé,  tamboii  bêlai. 
Yehé  p' accoutumé  bambou  bêlai. 

Alors,  quand  il  la  vit  un  peu  rassurée,  il  leva  sa  tête  tout 
près  de  l'oreille  de  la  petite  fille,  et  lui  murmura  quelque 
chose. 

Dès  qu'elle  entendit  ce  que  le  serpent  lui  avait  murmuré, 
elle  sortit  en  courant  de  la  maison,  et  s'élança  dans  les  bois. 
Et  là,  elle  se  mit  à  demander  à  tous  les  animaux  le  nom  de  la 
vieille  sorcière. 

Elle  interrogea  tous  les  animaux  qui  vont  à  quatre  pattes, 
tous  les  lézards,  et  tous  les  oiseaux.  Mais  ils  ne  savaient  pas. 

Elle  arriva  à  une  grande  rivière  et  elle  questionna  tous  les 
poissons.  Et  les  poissons  lui  répondirent  tous,  l'un  après  l'autre 
qu'ils  ne  savaient  pas.  Mais  le  cirique,  le  petit  crabe  de  rivière 
qui  est  jaune  comme  le  plantain,  le  cirique  savait.  Le  cirique 
était  le  seul  être,  dans  tout  l'univers,  qui  sut  le  nom  de  la  sor- 
cière :  Dame  Kélément. 

Alors  la  petite  fille  regagna  la  maison  de  la  vieille  en  courant 
aussi  vite  que  possible.  Son  petit  estomac  vide  lui  faisait  si 
mal  qu'elle  savait  qu'elle  ne  pourrait  pas  supporter  la  douleur 
encore  longtemps.  La  vieille  était  déjà  de  retour,  grattant  du 
manioc  pour  en  faire  de  la  farine  et  de  la  cassave. 

La  petite  fille  marcha  droit  vers  elle  et  dit  : 

—  Donne-moi  à  manger.  Dame  Kélément  ! 

Deux  étincelles  enflammées  jaillirent  des  yeux  de  la  sor- 
cière, et  elle  eut  un  sursaut  si  violent  qu'elle  se  fracassa  presque 
la  tête  contre  les  pierres  sur  lesquelles  elle  balançait  ses 
pots. 

—  Enfant  !  tu  m'as  vaincue  !  —  hurla- t-elle.  —  Prends  tout  ! 
Prends  tout  !  Mange  !  Mange  !  Mange  !  Tout  ce  qui  est  dans 
la  maison  t'appartient  ! 

Puis  elle  bondit  par  la  porte  rapide  comme  une  explosion 
de  poudre,  elle  sembla  voler  à  travers  les  bois  et  les  champs... 
Et  elle  courut  tout  droit  à  la  rivière,  car  c'était  sous  le  lit  de 
la  rivière,  que  le  diable  avait  enfoui  très  profondément  le  nom 
qu'il  lui  avait  donnée.  Et  elle  s'arrêta  sur  les  bords  de  la  rivière, 
et  se  mit  à  chanter  : 

—  Loche  !  ô  loche,  est-ce  toi  qui  as  dit  que  je  m'appelais 
Dame  Kélément? 


YOUMA  247 

Alors  la  loche,  qui  est  noire  comme  les  pierres  noires  de 
la  rivière,  leva  la  tête  et  cria  : 

—  Non,  maman,  non,  maman,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dit 
que  tu  t'appelais  Dame  Kélément. 

—  Tiliri,  à  titiri  !  Dites  moi,  est-ce  un  de  vous  qui  a  dit 
que  je  m'appelais  Dame  Kélément? 

Alors  les  titiri,  les  minuscules  et  transparents  titiri,  répon- 
dirent tous  ensemble,  aggrippés  aux  cailloux  : 

—  Non  !  maman  !  Non,  maman  !  Aucun  de  nous  a  jamais 
dit  que  tu  t'appelais  Dame  Kélément  ! 

—  Cribiche!  ô  cribiche,  est-ce  toi  qui  as  dit  que  je  m'appe- 
lais Dame  Kélément? 

Alors  la  cribiche,  la  grande  écrevisse  leva  la  tête  et  les  pinces 
et  répondit  : 

—  Non  maman,  non  maman,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dit 
que  tu  tappelais  Dame  Kélément. 

—  Têtard  !  o  têtard,  est-ce  toi  qui  as  dit  que  je  m'appelais 
Dame  Kélément? 

Et  le  têtard,  qui  est  gris  comme  les  rochers  gris  de  fer  aux- 
quels il  s'accroche,  répondit  : 

—  Non,  maman  !  non,  maman  !  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dit 
que  tu  t'appelais  Dame  Kélément. 

—  Dormeur,  ô  dormeur,  est-ce  toi  qui  as  dit  que  je  m'appe- 
lais Dame  Kélément? 

,  Et  le  dormeur,  le  dormeur  paresseux  qui  sommeille  à  l'ombre 
des  rochers,  s'éveilla,  se  leva  et  répondit  : 

—  Non,  maman,  non,  maman  !  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dit 
que  lu  t'appelais  Dame  Kélément. 

—  Matavalé,  ô  matavalé,  est-ce  toi  qui  as  dit  que  je  m'appe- 
lais Dame  Kélément? 

Et  le  matavalé,  le  matavalé  brillant  qui  scintille  comme  du 
cuivre  lorsque  le  soleil  se  pose  sur  ses  écailles,  ouvrit  la  bouche 
et  dit  . 

—  Non  maman  !  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dit  que  tu  t'appe- 
lais Dame  Kélément, 

—  Milel! — bouc!— pisquette! — Zangui!  —  Zhabitant!  Est- 
ce  l'un  de  vous  qui  a  dit  que  je  m'appelais  Dame  Kélément? 

Et  ils  crièrent  tous  : 


248  LA     REVUE     DE    PARIS 

—  Non  !  non  !  non  !  maman,  nous  n'avons  jamais  dit  que 
tu  t'appelais  Dame  Kélément  ! 

—  Cirique,  ô  cirique  est-ce  toi  qui  as  dit  que  je  m'appelais 
Dame  Kélément? 

Alors  le  cirique  leva  les  yeux  et  ses  pinces  jaunes,  et 
cria  : 

—  Oui,  oui,  vilaine  vieille  !  Oui,  vieille  sorcière  !  Oui  ! 
vieille  malédiction  !  Oui,  c'est  moi  qui  ai  dit  que  tu  t'appelais 
Dame  Kélément. 

Dès  qu'elle  entendit  ces  paroles,  elle  se  mit  à  trépigner  si 
fort  sur  le  sol,  que  le  diable  l'entendit  et  ouvrit  un  grand  trou 
à  ses  pieds.  Et  elle  s'y  précipita  la  tête  la  première.  Et  la  terre 
se  referma  sur  elle.  Et,  deux  jours  plus  tard,  à  cet  endroit 
même,  avait  poussé  une  touffe  de  l'arbuste  qu'on  nomme 
V arrête-nègre,  de  l'arbuste  qui  est  tout  en  épines 

Or,  pendant  que  tout  ceci  se  'passait,  le  serpent  s'était 
transformé  en  homme,  car  c'était  la  méchante  vieille  sorcière 
qui  l'avait  changé  en  reptile.  Et  il  prit  la  petite  fille  par  la  main, 
et  la  ramena  à  sa  mère. 

Mais  le  lendemain,  ils  revinrent  fouiller  la  case  de  Dame 
Kélément.  Ils  y  trouvèrent  sept  tonneaux  remplis  d'ossements 
humains,  et  aussi  beaucoup  d'or  et  d'argent,  plus  qu'il  n'en 
fallait  pour  que  la  petite  fille  devînt  très  riche.  Et  lorsqu'elle 
se  maria,  elle  eut  la  plus  belle  noce  qu'on  eût  jamais  vue  dans 
ce  pays  !...  » 

Les  visites  que  Mayotte  faisait,  chaque  matin  avec  Youma 
à  la  rivière,  lui  avaient  permis  d'imaginer  tous  les  décors  de  la 
dernière  partie  de  cette  sotte  petite  histoire.  Et  elle  fut  si 
fort  enchantée  qu'elle  obligea  sa  bonne  à  les  lui  répéter  plu- 
sieurs fois.  Elle  avait  vu  les  écrevisses  sortir  leurs  têtes  des 
flaques  d'eau;  elle  avait  attrapé,  dans  ses  petites  mains,  les 
titiri  ;  elle  connaissait  de  vue  la  loche,  le  têtard,  le  matavalé, 
le  zhabitant,  le  dormeur  et  le  cirique.  Elle  connaissait  aussi, 
grâce  à  de  douloureuses  expériences,  V arrête-nègre.  Elle  se 
disait  que  Dame  Kélément  devait  ressembler  à  la  vieille  Tanga, 
quand  celle-ci  était  en  colère  ;  et  la  petite  fille  qui  perdit  son 
chemin  dans  les  bois  était  sans  doute  l'image  de  certaine 
petite  négresse  c[ue  Tanga  grondait  souvent  et  qui  se  mettait 


YOUMA  249 

à  pleurer  d'une  façon  tout  à  fait  extraordinaire  :  Aië-yaië- 
yaië-yaië-yaié-yaië  ! 

Mais  au  milieu   de  son   extase,   elle  ressentit  une  légère 
crainte  en  se  rappelant  l'avertissement  de  Youma  : 

—  Da,  —  demanda-t-elle  presque  timidement,  —  dis,  je  ne 
verrai  pas  de  zombis  ce  soir. 

—  Ah  !  il  ne  faut  plus  me  demander  de  te  raconter  des  his- 
toires le  jour  !  —  répondit  Youma  avec  réserve. 

—  Mais  dis-moi,  je  ne  les  verrai  pas  ce  soir?  dis? 

—  Si  tu  les  vois,  —  répliqua  Youma,  —  appelle-moi  !  Je 
les  chasserai  ! 


IV 


Ce  soir  même,  Youma  était  seule  à  la  maison  avec  l'enfant, 
M.  Desrivières  était  allé  à  cheval  jusqu'à  Sainte-Marie,  et  les 
domestiques  occupaient  un  bâtiment  voisin...  Soudain  elle 
fut  éveillée  de  son  sommeil  en  entendant  Mayotte  crier  : 

—  Da,  oh  da,  moin  pé! 

La  lampe  qui  brûlait  habituellement  devant  les  images  des 
saints  s'était  éteinte,  et  la  petite  Mayotte  avait  peur. 

—  Pa  pé  !  —  dit  Youma  en  se  levant  vivement  pour  la  cares- 
ser, —  mi  da-ou,  ché  ! 

—  Oh  !  il  y  a  quelque  chose  dans  la  chambre,  da  !  —  dit 
r  enfant. 

Elle  avait  entendu  des  bruits  furtifs. 

—  Non,  doudoux,  tu  as  rêvé.  Da  va  t'allumer  la  lampe. 
Youma  étendit  la  main,  tâta  pour  trouver  les  allumettes 

sur  la  table  de  nuit,  elle  ne  put  les  trouver,  et  se  souvint 
qu'elle  les  avait  laissées  dans  le  salon  contigu.  Alors  elle  se 
dirigea  vers  la  porte,  et  soudain  son  pied  se  posa  sur  quelque 
chose  qui  glaça  tout  son  sang,  —  quelque  chose  de  visqueux 
et  de  froid  qui  vivait...  Elle  porta  immédiatement  tout  le 
poids  de  son  jeune  corps  souple  sur  son  pied  gauche,  —  elle 
ne  sut  jamais  dire  pourquoi.  Peut-être  était-ce  par  pur  instinct 
Sous  son  talon  nu,  la  vie  frigide  qu'elle  tentait  d'écraser  se 
tordait  avec  une  force  soudaine  qui  la  fit  presque  tomber;  et 


250  LA     REVUE     DE    PARIS 

au  même  instant  elle  sentit  quelque  chose  s'enrouler  autour 
de  sa  cheville,  au-dessus  de  son  genou,  enlaçant  toute  la  chair 
du  talon  jusqu'à  la  cuisse  avec  une  force  meurtrissante  : 
c'était  les  anneaux  d'un  serpent. 

—  Tambou  !  —  murmura-t-elle  entre  ses  dents. 

Et  elle  tendit  tous  ses  muscles  contre  l'enlacement  qui  se 
resserrait  et  affermit  la  pression  de  son  pied  sur  l'ennemi 
invisible...  Le  pied  des  métis,  que  les  souliers  n'ont  jamais 
déformé,  garde  une  certaine  facilité  d'appréhender  les  objets, 
et  peut  saisir  comme  une  main  ;  le  serpent  se  tordit  en  vain 
pour  essayer  d'échapper.  Déjà  la  terreur  glacée  de  Youma 
s'était  dissipée,  et  elle  ne  ressentait  plus  que  la  colère  calme 
de  la  résolution  ;  elle  avait  une  de  ces  natures  à  demi  sauvages 
chez  lesquelles  la  peur  ne  dure  pas  au  delà  du  premier  moment 
de  surprise  nerveuse. 

Elle  appela  doucement  l'enfant  : 

—  Ti  doudoux? 

—  Da"? 

—  Ne  bouge  pas  avant  que  je  ne  te  le  dise.  Reste  dans  ton 
lit.  Il  y  a  une  bête  dans  la  chambre. 

—  Aie  !  Aie  !  —  sanglota  l'enfant  terrifiée.  —  Qu'est-ce 
que  c'est,  rfa? 

—  N'aie  pas  peur,  cocotte.  Je  la  tiens,  elle  ne  peut  pas  te 
mordre  si  tu  ne  quittes  pas  ton  lit.  Je  vais  appeler  Gabriel. 
Ne  bouge  pas,  chérie. 

Et,  de  toute  la  force  de  sa  voix  claire,  Youma  appela  : 

—  Sucou  !  Sucou.  Eh  I  Gabon. 

—  Qu'est-ce  que  c'est?  Qu'est-ce  que  c'est,  da? —  pleurait 
la  petite  lille. 

—  Ne  crie  pas  comme  ça,  ou  je  vais  me  fâcher...  Comment 
puis-je  voir  ce  que  c'est  dans  le  noir?... 

Elle  appela  de  nouveau  au  secours,  et  puis  encore  :  Bon  Dié  ! 
Comme  le  serpent  était  fort,  la  pression  de  ses  anneaux  lui 
donnait  une  souffrance  engourdissante.  Youma  sentait  sa 
force  diminuer  déjà  sous  la  pression  obstinée,  glacée,  toujours 
plus  forte...  Qu'arriverait-il  si  la  crampe  s'en  mêlait?  Ou 
était-ce  le  venin  pénétrant  dans  son  sang  qui  provoquait  les 
étranges  tremblements  et  les  cinglements?  Elle  ne  s'était  pas 
sentie  mordue,  mais  il  y  avait  à  peine  un  mois  de  cela  un  des 


YOUMA  251 

esclaves  avait  été  mordu,  dans  l'obscurité,  sans  le  savoir...  On 
n'avait  pas  pu  le  sauver...  Eh  Gabon  !...  Les  domestiques  dans 
le  pavillon  voisin  paraissaient  dormir  comme  des  morts...  Et 
si  l'enfant  quittait  son  lit,  malgré  sa  défense?... 

—  Oh  !  on  vient,  da  !  —  s'écria  Mayotte.  —  Gabou  vient  ! 
Elle  avait  aperçu  le  scintillement  de  la  lanterne  du  com- 
mandeur à  travers  les  lattes  des  volets. 

—  Mais,  (la,  la  porte  est  fermée  ! 

—  Reste  dans  ton  lit,  sans  quoi  tu  seras  mordue,  si  tu 
bouges. 

Le  salon  s'emplit  de  voix  et  du  bruit  de  pas.  Puis  on  poussa 
la  porte  de  la  chambre  à  coucher. 

- —  Elle  est  fermée,  —  cria  Youma,  —  mais  enfoncez-la, 
brisez-la,  je  ne  puis  pas  bouger. 

l'n  fracas  !  la  pièce  s'emplit  du  reflet  des  lanternes.  Et  alors 
Youma  vit  qu'elle  tenait  la  gorge  du  serpent  sous  son  pied, 
pendant  que  le  reptile  tendait  vainement  sa  tête  hideuse  vers 
son  talon. 

—  Pas  bouéné  piess  !  —  cria  la  voix  du  commandeur.  —  Ne 
bouge  pas,  pour  ta  vie,  ma  fille.  Reste  tranquille  !  Reste 
comme  tu  es. 

Youma  demeura  immobile  comme  un  bronze.  Gabriel  était 
prèsvd'elle,  son  coutelas  ouvert  à  la  main. 

—  Quim  foè  !  Qiiim  fà  !  pas  boiiené  piess,  piess,  piess... 
Alors  elle  vit  l'éclair  de  l'acier,  et  la  tête  tranchée  du  serpent 

bondir  jusqu'aux  lambris,  où  elle  tomba,  les  yeux  brûlants 
encore  comme  des  étincelles  de  charbon.  Au  même  instant 
les  anneaux  se  desserrèrent  et  Youma  leva  le  pied;  le  corps 
du  reptile  fouetta  le  parquet  se  tordit  et  essaya  de  ramper 
comme  pour  rejoindre  la  tête,  mais  le  coutelas  s'abattit  encore, 
toujours,  et  pourtant  chaque  fragment  sectionné  continuait 
à  remuer. 

—  Es-tu  blessée,  ma  fille?  —  demanda  une  voix  amicale. 
.  C'était  M.  Desrivières  qui  avait  tout  vu. 

—  Pa  coiié,  màîte,  —  répondit-elle,  en  regardant  son  pied. 
Mais  elle  ne  savait  pas.  Alors  il  la  mena  jusqu'à  une  chaise, 

s'agenouilla  et  l'examina  lui-même.  Tandis  que  Mayotte 
grimpa  sur  les  genoux  de  Youma  et  se  suspendit  à  son  cou,  en 
l'embrassant,  en  la  serrant  et  en  pleurant  : 


252  LA     liEVUE     DE     PARIS 

—  Est-ce  quil  t'a  mordue,  chère  da  V  Est-ce  qu'il  l'a 
mordue? 

—  Non,  doudoux  !  Non,  cocotte  !  Ne  crains  rien. 

Elle  disait  vrai,  sans  s'en  douter,  car  le  serpent  n'avait  pu  se 
servir  de  ses  crochets.  Pourtant  la  marque  de  son  corps  resta 
imprimée  sur  la  peau  lisse  et  rouge  de  Youma  qui  semblait 
marquée  au  fer. 

Gabriel  avait  lâché  son  coutelas,  et  défait  le  long  mouchoir 
fanias  qui  enserrait  sa  taille  pour  faire  une  ligature.  C'était  lui 
le  panseiir  de  la  plantation. 

—  C'est  inutile,  mon  lils,  —  lui  dit  M.  Desrivières,  —  elle 
n'a  pas  été  mordue. 

Gabriel  demeura  muet  d'étonnement. 

Pendant  ce  temps,  la  chambre  s'était  emplie  d'esclaves,  et 
il  y  régnait  un  brouhaha  d'exclamations. 

—  Dié  Seigné,  qui  sépent  ! 

—  Mi  tête-là  ké  lé  mode  toujou  ! 

—  Cesl  guiabe  memm  ! 

—  Moccaua  ka  limié  pou  yo  joiime. 

—  Aie  !  Youma  tchoque  !  ouile  papa? 

Et  un  serpent  de  près  de  six  pieds  de  long  I  Personne  n'avait 
jamais  entendu  pareil  exploit.  Lorsque  Youma  raconta  ce  qui 
était  arrivé,  très  simplement,  et  avec  un  grand  sang  froid,  il 
y  eut  un  lourd  silence  d'admiration.  Ce  silence  fut  rompu  par 
la  basse  vigoureuse  du  commandeur  qui  s'écria  : 

—  Ouaill  !  ou  brave  ma  fi  !  Ou  sévé  ! 

Sévère  est  l'adjectif  le  plus  fort  dont  le  nègre  dispose  pour 
qualifier  le  courage,  et  garde  dans  son  patois  un  sens  bizarre, 
admiratif  et  respectueux,  presque  le  sens  qui  survit  dans  ce 
mot  lorsque  nous  autres  modernes  nous  l'appliquons  à  l'art 
et  à  la  vérité.  Aujourd'hui,  le  créole  ne  l'emploie  plus  que  par 
ironie,  mais  Gabriel  le  prononça  avec  une  délicatesse  incons- 
ciente. Et  M.  Desrivières  lui-même  l'applaudit. 

—  Doudoux-da-moin,  —  s'écria  Mayotte  en  étouffant  sa 
bonne  de  caresses.  —  Ti-cocotte-da-moin  !  Mais  bo-jj,  papoutr, 
bo  y  !  —  supplia-t-elle,  en  s'adressant  à  son  père. 

Alors,  il  sourit  et  embrassa  Youma  sur  le  front. 

—  Et  c'est  tout  de  ma  faute,  —  dit  Mayotte,  en  se  remet- 


YOUMA  253 

tant  à  pleurer,  —  j"ai  voulu  qu'elle  me  raconte  des  histoires 
en  plein  jour  ! 

Mais  ce  serpent-là  n'était  pas  un  zombi,  on  retrouva  sa  trace 
et  on  la  suivit  jusqu'à  un  trou  qui  avait  été  creusé  par  un  rat 
dans  le  parquet  du  salon,  sous  un  buiîet. 


A  partir  de  ce  jour-là,  Youriia  devint  l'objet  d'une  sorte  de 
culte  à  Anse-Marine.  Il  n'y  a  pas  de  qualité  que  le  nègre 
admire  autant  que  le  courage  physique.  Ualeliev  entier  témoi- 
gna à  son  égard  d'un  intérêt  presque  fétichiste.  L'héroïsme 
de  la  jeune  fille  fit  taire  toutes  les  mesquines  antipathies  que 
ses  manières  citadines  et  sa  réserve  naturelle  avaient  éveillées  ; 
les  petites  jalousies  des  domestiques  de  la  maison  qui  se 
croyaient  supplantés  par  une  étrangère  dans  la  demeure  de 
leur  maître  s'évanouirent  pour  toujours.  Ils  ne  cherchaient 
plus  qu'à  obtenir  ses  bonnes  grâces,  et  à  gagner  son  sourire  ; 
la  plantation  entière  se  déclara  fière  d'elle  et  vanta  sa  prouesse 
aux  esclaves  des  propriétés  voisines  ;  les  manœuvres  la 
saluaient  quand  elle  passait,  comme  si  elle  était  une  «  maî- 
tresse ))  ;  et  les  improvisateurs  des  chants  de  caleindas  célé- 
braient ses  louanges  dans  leurs  bêlais.  Le  surintendant  lui- 
même,  M.  de  Comiselles,  bien  qu'il  fût  un  fen'ent  défenseur 
de  la  discipline,  ne  s'adressait  plus  à  elle  en  l'appelant  ma  fi, 
—  ma  fille,  —  mais  :  manzelle  Yoiima. 

Mais  Youma  était  surtout  sensible  aux  attentions  de  Gabriel. 
Gabriel  semblait  avoir  pris  un  goût  soudain  pour  elle.  Il  était 
l'homme  le  plus  occupé  de  la  propriété,  pourtant  il  trouvait 
le  temps  de  lui  témoigner  son  amitié  par  de  petites  gentil- 
lesses, et  des  marques  de  courtoisie  dont  on  n'eût  guère  cru 
capable  une  aussi  rude  nature. 

Il  inventait  des  prétextes  pour  la  retrouver  pendant  le 
repas  de  midi,  et  aussi  le  soir,  avant  ou  après  sa  tournée 
nocturne,  pour  s'assurer  si  toutes  les  règles  de  bon  ordre  et 
de  propreté  avaient  été  observées  dans  toutes  les  cases,  si  les 


2Ô4  LA     KEVUE     DE     PARIS 

vêtements  étaient  lessivés  et  les  ordures  enlevées.  Ses  visites 
étaient  forcément  brèves  ;  elles  étaient  aussi  étrangement 
silencieuses.  Il  parlait  rarement,  sauf  lorsqu'on  lui  posait  une 
question  directe,  ou  lorsque  Mayotte  le  taquinait,  et  le  forçait 
à  la  prendre  sur  ses  genoux  et  à  répondre  à  son  babillage.  Plus 
souvent  il  s'asseyait  simplement  sur  la  véranda,  près  de  la 
chaise  à  bascule  de  Youma,  et  l'écoutait  bavarder  avec  l'en- 
fant ou  raconter  des  histoires.  II  tournait  rarement  son  visage 
vers  elle,  et  paraissait  attentif  seulement  à  la  vie  bruyante 
des  cases.  Cependant  à  chacune  de  ses  visites  il  apportait  quel- 
que petit  présent  pour  l'enfant,  sachant  qu'elle  le  partagerait 
avec  sa  da.  C'était  ou  des  fruits  cueillis  dans  son  propre  jardin, 
un  bouquet  de  figues,  qui  sont  de  toutes  petites  bananes  de 
dessert  à  peine  longues  de  deux  pouces,  ou  un  zabricot  (abricot 
des  tropiques),  ce  fruit  singulier,  que  les  anciens  habitants  de 
Haïti  tenaient  pour  sacré  parce  qu'il  était  la  nourriture  des 
fantômes  :  une  prune  colossale,  aussi  grande  que  le  plus  grand 
des  navets,  à  la  chair  vermeille  et  musquée,  au  noyau  gros 
comme  un  œuf  de  canard  ;  ou  bien  une  branche  odorante  de 
zorange-mandarine,  chargée  de  mandarines,  ou  un  fouille 
défendu,  le  même  suivant  la  tradition  créole  que  le  serpent  fit 
manger  à  Eve,  sorte  d'immense  orange,  plus  grosse  qu'une 
citrouille,  mais  dont  la  chaiV  rose  est  savoureuse...  Un  jour, 
le  jour  de  la  fête  de  Mayotte,  Gabriel  apporta  un  très  joli 
cadeau  :  un  panier  qu'il  avait  tressé  lui-môme  avec  des  lattes 
de  bambou,  et  des  tiges  de  lianes,  rempli  d'échantillons  de 
presque  tous  les  produits  de  la  plantation.  Il  y  avait  un  joli 
petit  pain  de  sucre,  un  paquet  de  bâtons-caco,  ou  bâtons  de 
chocolat,  un  petit  couï,  ou  demi-calebasse  rempli,  de  sucre 
brun,  un  bidon  de  sirop  raffiné,  un  pain-mi,  ou  gâteau  de  maïs 
bouilli,  sucré  et  enveloppé  dans  une  feuille  de  balisier  attachée 
par  un  ii-liane  razié,  quelques  tablettes  de  cacao  gratiné,  con- 
fites dans  du  sucre  liquide,  et  un  joli  paquet  de  canne  à  sucre 
de  Chambéry  attaché  par  une  feuille  de  canne.  Un  autre  jour, 
tandis  que  Youma  conduisait  l'enfant  à  la  rivière  pour  prendre 
son  bain  matinal,  elle  y  trouva,  fixé  sur  les  bords  du  petit 
étang  un  large  banc  rustique'  construit  avec  des  longues  tiges 
dures  du  pommier  rose,  et  dont  le  siège  et  le  dossier  étaient 
de  bambous  fendus.  C'était  l'œuvre  de  Gabriel,  il  v  avait 


YOUMA  255 

travaillé  toute  Ja  nuit,  et  l'avait  porté  à  la  rivière  avant  l'au- 
rore, pour  faire  une  surprise  à  Youma... 

Toutes  silencieuses  que  fussent  les  visites  de  Gabriel,  elles 
commençaient  à  exercer  sur  Youma  une  certaine  influence. 
Elle  y  trouvait  un  plaisir  inaccoutumé,  elle  se  surprit  à  les 
attendre  avec  une  ardeur  insconciente  ;  elle  se  sentait  même 
vaguement  malheureuse  lorsqu'il  ne  venait  pas.  Et  pourtant, 
lorsqu'elle  ne  l'avait  pas  vu  depuis  plus  longtemps  que  de 
coutume,  elle  ne  demandait  jamais  ce  qui  avait  retardé  sa 
visite  :  elle  ne  se  serait  jamais  avoué,  même  à  elle-même, 
qu'elle  redoutait  l'indifférence  de  Gabriel.  Celui-ci,  d'autre 
part,  ne  donnait  jamais  d'explication.  Ces  deux  natures 
étranges  se  comprenaient  sans  parler,  d'une  façon  muette, 
primitive,  et  à  demi  barbare. 

...  Une  après-midi,  il  apporta  un  beau  sapote,  —  ce  fruit  à  la 
peau  douce,  rosée  et  sombre,  qui  rappelle  à  l'imagination 
créole  la  beauté  des  métis.  Sa  graine  noire  et  plate  contient 
entre  les  deux  moitiés  du  noyau  une  pellicule,  —  crémeuse, 
fragile,  en  forme  de  cœur  ;  pour  l'ôter  sans  la  briser,  il  faut 
beaucoup  d'adresse.  Les  amoureux  se  défient  à  ce  jeu,  symbole 
d'amour. 

—  Mayotte,  —  dit  Youma,  quand  elles  eurent  mangé  le 
fruit  ensemble,  —  je  veux  voir  si  tu  m'aimes. 

Elle  fit  craquer  entre  ses  dents  la  coquille  dure  d'une  graine  ; 
elle  essaya  ensuite  d'enlever  la  pellicule  :  elle  la  cassa. 

—  Oh  da  !  —  s'écria  l'enfant,  —  ce  n'est  pas  vrai,  tu  sais 
bien  que  je  t'aime. 

—  Piess  !  Piess  !  —  dit  Youma  pour  la  taquiner,  —  tu  ne 
m'aimes  pas  du  tout  ! 

Alors  Gabriel  demanda  uii^  graine,  et  elle  la  lui  tendit.  Et 
tous  rudes  et  durs  que  fussent  ses  doigts,  il  enleva  délicatement 
le  petit  cœur  et  le  tendit  intact  à  Mayotte. 

—  Ou  oué  !  —  dit-il  malicieusement,  —  da  ou  ainmein 
moin  passé  ou  !  (Votre  da  m'aime  mieux  que  vous.) 

—  Ce  n'est  pas  vrai  !  Non,  cocotte  !  —  affirma  Youma  pour 
rassurer  l'enfant. 

Mais  elle  n'était  pas  bien  convaincue  de  ce  qu'elle  disait. 

Lorsque  la  saison  de  la  moisson  des  cannes  à  sucre  fut  passée, 


256  LA     REVUE     DE     PARIS 

Gabriel  demanda  et  obtint  la  permission  d'aller,  un  matin 
de  fête,  à  la  Trinité.  Il  revint  le  même  soir,  plus  tard  que 
l'heure  où  il  rejoignait  habituellement  la  jeune  capresse  sous 
la  véranda.  Youma  était  encore  là.  En  le  voyant  approcher, 
elle  se  leva,  tenant  l'enfant  endormie  dans  ses  bras,  et  porta 
un  doigt  à  ses  lèvres. 

—  Qiiimbé  !  —  murmura  Gabriel  en  glissant  dans  la  main 
de  Youma  quelque  chose  de  plat  et  de  carré,  enveloppé  de 
papier  de  soie. 

Puis,  sans  prononcer  un  mot  de  plus,  il  regagna  son  quartier. 

Lorsqu'elle  eut  mis  Mayotte  au  lit,  Youma  regarda  le 
paquet...  C'était  une  petite  boîte  en  carton  ;  dedans,  sur  une 
couche  de  ouate  rose,  brillaient  deux  grands  et  légers  anneaux 
d'or  simple,  deux  boucles  d'oreilles  barbares  que  seuls  les 
orfèvres  coloniaux  travaillent,  mais  qui  s'harmonisent  bien 
au  costume  et  à  la  peau  bronzée  de  la  race  de  couleur...  Youma 
possédait  déjà  de  bien  plus  beaux  bijoux,  mais  Gabriel  avait 
lait  trente  kilomètres  à  pied  pour  lui  acheter  ceux-ci  ! 

Il  sourit,  lorsqu'il  passa  devant  sa  fenêtre,  le  lendemain 
matin  et  vit  les  anneaux  qui  brillaient  aux  oreilles  de  la  jeune 
capresse.  Le  fait  qu'elle  eût  accepté  ce  cadeau,  signifiait  son 
assentiment  à  une  question  qu'il  n'avait  pas  encore  posée,  à 
cette  question  que  les  hommes  civilisés  redoutent  le  plus  de 
poser,  mais  que  l'esclave  créole  avait  su  formuler  sans  paroles. 


VI 


—  Qu'y  a-t-il,  mon  fils?  —  ^it  M.  Desrivières  à  Gabriel 
qui  avait  demandé  à  lui  parler  en  particulier.  Mais  le  comman- 
deur demeurait  silencieux  et  tournait  nerveusement  entre  ses 
doigts  son  grand  chapeau  de  paille. 

—  Maître,  commença-t-il  timidement,  —  moin  ainmein  ii 
bonne  ou... 

—  Youma?  —  demanda  M.  Desrivières  surpris. 

—  Mais  oui,  maître. 

—  Et  Youma  consent-elle  à  t'épouser? 

—  Mais  oui,  maître. 


YOUMA  257 

M.  Desrivières  ne  répondit  pas  de  quelques  instants.  Il 
n'avait  jamais  songé  à  la  possibilité  d'un  mariage  entre  Gabriel 
et  Youma,  et  l'aveu  de  Gabriel  lui  causa  presque  un  choc. 
Le  commandeur  était  certainement  un  des  plus  beaux  hommes 
de  sa  race,  il  était  jeune,  travailleur,  intelligent.  Pourtant  il 
ferait  un  bien  rude  mari  pour  une  fille  élevée  comme  Youma. 
Sans  doute,  elle  n'était  qu'une  esclave  sans  instruction,  mais 
elle  avait  reçu  une  éducation  domestique  qui  lui  donnait  une 
supériorité  bien  marquée  sur  les  autres  femmes  de  sa  classe. 
Elle  avait  également  des  qualités  morales  infiniment  plus 
raffinées  que  celles  de  Gabriel,  Et  puis,  surtout,  elle  avait  été 
:a  compagne  d'enfance  d'Aimée,  et  ensuite  son  amie  plutôt 
que  sa  servante.  Elle  se  ressentait  encore  beaucoup  de  l'in- 
fiuence  d'Aimée  ;  elle  avait  dans  ses  manières  et  sa  pensée 
quelque  chose  des  manières  et  de  la  pensée  d'Aimée. 

Non.  Madame  Peyronnette  ne  voudrait  jamais  entendre 
parler  de  cette  union  :  l'idée  même  la  révolterait  comme  une 
brutalité. 

—  Maître,  je  sais  que  Youma  appartient  à  madame  Pey- 
ronnette, dit  Gabriel  en  faisant  tourner  le  bord  de  son  chapeau- 
bacoué  encore  plus  vite.  Mais  je  pensais  que  vous  aimeriez 
faire  quelque  chose  pour  moi. 

Le  planteur  sourit  à  ces  paroles.  Il  a^ait  souvent  exprimé 
à  Gabriel  le  désir  de  le  voir  se  marier,  et  avait  même  promis 
de  lui  faire  un  beau  cadeau  de  noces  dès  qu'aurait  il  fixé  son 
choix.  Mais  Gabriel  ne  paraissait  nullement  pressé  de  choisir. 
Puis,  on  apprit  que  tandis  qu'il  demeurait  indifférent  aux  filles 
d'Anse-Marine  il  avait  l'habitude  de  faire  des  visites  furtives 
à  une  propriété  voisine  ;  M.  Desrivières  s'y  rendit  en  personne, 
afin  de  découvrir  qui  était  l'objet  de  ces  visites  :  c  était  une 
be'!e  «  griffone  »  et,  voulant  faire  une  surprise  agréable  à 
Gabriel,  il  acheta  cette  fille  pour  quinze  cents  francs  et  la 
ramena  avec  lui.  Mais  dès  l'instant  où  elle  appartint  à  la  plan- 
tation, Gabriel  ne  lui  témoigna  plus  la  moindre  attention. 
Dans  son  for  intérieur,  il  avait  été  froissé  de  l'intervention  de 
son  maître,  et  pourtant  malgré  cet  incident,  il  lui  paraissait 
tout  naturel  de  supplier  maintenant  M.  Desrivières  d'acheter 
Youma  pour  lui. 

Le  planteur  ne  se  fâcha  point,  l'aventure  l'amusait.  Il  esti- 

15  Septembre  1915.  3 


258  LA     REVUE     DE     PARIS 

mait  beaucoup  Gabriel  et  le  comprenait  bien  :  c'était  une 
nature  impatiente  de  toute  autorité  mais  capable  d'en  exercer 
une  très  grande.  Comme  commandeur  il  était  inappréciable, 
comme  travailleur  il  eût  été  impossible  à  diriger.  Son  pro- 
priétaire précédent,  un  petit  blanc,  avait  été  ravi  de  le  vendre, 
en  assurant  sincèrement  qu'il  était  «  bougon,  incorrigible  et 
dangereux  «. 

—  Je  ne  puis  acheter  Younia  pour  toi,  mon  fils,  dit  M.  Des- 
rivières doucement.  Elle  n'est  pas  à  vendre,  madame  Peyron- 
nette  ne  la  vendra  à  aucun  prix,  même  pas  à  moi.  Mais 
demain  je  vais  à  Saint-Pierre,  je  demanderai  à  ma  belle-mère 
si  eîle  consent  à  ce  que  Youma  t'épouse.  C'est  tout  ce  que  je 
puis  pour  toi. 

Gabriel  cessa  de  faire  tourner  son  chapeau  ;  il  demeura 
quelques  instants  silencieux  les  yeux  baissés,  et  son  visage  prit 
une  expression  sinistre.  Il  n'avait  jamais  songé  que  le  sort  de 
Youma  pût  ne  pas  dépendre  de  la  fortune  et  de  l'influence  de 
M.  Desrivières.  Et  sa  pensée  fut  momentanément  assombrie 
par  le  soupçon  que  les  assurances  du  planteur  étaient  peut-être 
fausses.  Puis  il  releva  la  tête,  salua  M.  Desrivières,  et  se  retira 
en  murmurant  d'une  voix  rauque  : 

—  Méci,  malle. 

«  C'est  Youma  quf  souffrira  le  plus  »,  songea  M.  Desri- 
vières en  le  regardant  s'éloigner. 


VII 


La  décision  de  madame  Peyronnette  fut  précisément  ce 
que  M.  Desrivières  avait  prévu.  Elle  fut  encore  plus  étonnée 
que  lui  par  le  choix  de  Youma,  et  ne  put  l'expliquer  que  par 
une  attirance  purement  physique,  ou,  comme  elle  disait, 
animale  ;  et  c'était  là  un  danger  qu'elle  avait  toujours  redouté 
pour  Youma.  Elle  lit  même  des  reproches  à  son  gendre,  le 
tenant  comme  responsable  de  toute  cette  affaire.  Enfin  elle 
insista  pour  que  Youma  retournât  immédiatement  à  Saint- 
Pierre.  Elle  ne  voulait  pas  qu'une  autre  devînt  la  bonne  de 


YOUMA  259 

Mayotte,  mais  que  l'enfant  demeurât  ou  non  à  Anse-Marine, 
Youma  réintégrerait  la  ville.  Du  reste,  il  était  grand  temps 
que  l'enfant  apprît  autre  chose  qu'à  sucer  les  cannes  à  sucre, 
et  à  jouer  avec  des  négrillons.  Et  puis  elle  était  devenue  tout 
à  fait  forte,  et  la  ville  était  exceptionnellement  saine.  Youma 
pouvait  continuer  à  vivre  chez  les  Desrivières  au  quartier 
du  Fort,  mais  une  jeune  fille  qui  était  assez  innocente  pour 
s'amouracher  du  premier  nègre  vulgaire  qui  lui  faisait  la  cour, 
avait  besoin  d'être  surveillée...  Et  madame  Peyronnette 
comptait  s'assurer  que  pareille  aventure  ne  se  reproduirait 
pas. 

M.  Desrivières  ne  fit  aucune  résistance  aux  désirs  de  sa 
belle-mère.  Il  déclara  qu'il  avait  l'intention  de  revenir  en  ville 
aussitôt  que  possible,  et  qu'il  ramènerait  Mayotte  et  sa  bonne 
avec  lui. 

Cette  décision  causa  à  Youma  un  tel  choc  douloureux 
qu'elle  en  fut  trop  étourdie  pour  pleurer.  Puis,  avec  le  ressen- 
timent machinal  et  instinctif  que  provoque  la  douleur  sou- 
daine, elle  comprit  pour  la  première  fois,  pleinement  et  amè- 
ment,  qu'elle  n'était  qu'une  esclave  impuissante  à  résister  à  la 
volonté  qui  la  frappait.  Toutes  les  déceptions  qu'elle  avait 
eues,  toutes  les  contraintes,  tous  les  refus,  tous  les  reproches 
qu'elle  avait  subis,  toutes  les  fois  où  elle  avait  réprimé  un  mou- 
vement spontané,  toutes  les  petites  peines  dont  elle  avait  souf- 
fert, revinrent  en  foule  à  sa  mémoire,  la  brûlant.  Elle  eut 
l'illusion  qu'elle  avait  été  malheureuse  toute  sa  vie,  et  elle  fut 
remplie  d'une  colère  sourde  et  violente  contre  la  longue  injus- 
tice dont  elle  s'imaginait  être  la  victime,  —  d'une  colère  qui 
anéantit  son  bon  sens,  son  habitude  acquise  de  sereine  rési- 
gnation. A  ce  moment  elle  se  prit  presque  à  haïr  sa  marraine, 
à  haïr  M.  Desriyières,  à  haïr  tout  le  monde,  sauf  Gabriel.  Dès 
l'arrivée  de  Gabriel  dans  sa  vie,  quelque  chose  qui  depuis  long- 
temps était  tenu  en  soumission  chez  elle,  quelque  chose  qui 
ressemblait  à  une  seconde  âme  plus  sornbre,  plus  passionnée, 
remplie  d'étranges  impulsions  et  de  mystérieuses  émotions 
s'était  levé  allant  au-devant  de  Gabriel,  brisant  ses  liens,  et 
parvenant  enfin  à  la  domination  :  la  nature  de  la  race  sauvage 
dont  le  sang  prédominait  dans  ses  veines. 

Jusqu'ici,  les  révoltes  de  ce  sang  sauvage  n'avaient  eu  d'au- 


260  LA     REVUE     DE    PARIS 

très  résultats  que  de  secrets  accès  de  mélancolie,  qui  commen- 
cèrent après  le  départ  d'Aimée  pour  le  couvent.  C'est  à  cette 
époque  que  Youma  fut  admise  pour  la  première  fois  dans  une 
existence,  qui  dans  ce  temps,  était  entourée  par  les  hauts  murs 
de  formalités  extraordinaires.  Sauf  pendant  les  soirées  d'une 
brève  saison  théâtrale,  et  à  l'occasion  d'un  bal  très  choisi,  les 
dames  créoles  demeuraient  presque  cloîtrées  chez  elles,  d'un 
dimanche  à  l'autre.  Elles  ne  quittaient  guère  leur  appartement 
que  pour  aller  à  l'église  ;  elles  n'entraient  jamais,  sous  aucun 
prétexte,  dans  un  magasin,  car  elles  faisaient  faire  leurs  moin- 
dres emplettes  par  des  esclaves.  Énervées  par  un  climat  qui 
eût  sans  doute  exterminé  l'élément  européen  de  la  population 
au  bout  de  quelques  générations,  n'avait  été  l'apport  cons- 
tant de  sang  étranger  nouveau,  les  femmes  blanches  des  colo- 
nies s'adaptaient  sans  peine  à  cette  vie  de  réclusion  fraîche 
et  élégante.  Mais  Youma  appartenait  à  la  race  qui  aime  le 
soleil. 

Les  privilèges  même  qu'on  lui  concédait,  l'éducation  qu'elle 
avait  reçue  en  sa  qualité  de  fille  adoptive,  avaient  tendu 
plutôt  à  comprimer  sa  vie  naturelle  qu'à  l'épanouir.  A  la 
campagne  elle  avait  trouvé  plus  d'occasions  de  plaisirs  au 
grand  air,  elle  s'était  libérée  de  contraintes  formalistes; 
mais,  même  à  la  campagne,  sa  vie  s'était  trouvée  limitée  par 
son  devoir  de  bonne,  enfermée  en  quelque  sorte  dans  la  petite 
sphère  des  exigences  d'un  enfant.  Youma  était  trop  jeune  pour 
être  une  da.  Pour  la  da  il  n'y  a  pas  -de  plaisirs.  Une  telle 
situation  n'exigeait  rien  de  moins  qu'un  sacrifice  de  soi  absolu, 
aussi  n'en  confiait-on  en  général,  la  responsabilité  qu'à  des 
esclaves  qui  avaient  été  mères,  qui  avaient  déjà  accompli 
la  destinée  naturelle  de  la  femme.  Mais  à  peine  Youma  avait- 
elle  cessé  d'être  une  enfant,  qu'elle  se  voyait  de  nouveau  con- 
damnée à  agir,  penser  et  parler  comme  un  enfant,  —  pour 
l'amour  d'une  fillette  qui  n'était  pas  à  elle.  Sa  jeunesse  magni- 
fique protestait  silencieusement  contre  cette  contrainte  per- 
pétuelle. Malgré  le  sentiment  de  dignité  personnelle  que 
madame  Peyronnette  n'avait  épargné  nulle  peine  pour  lui 
inculquer,  —  le  sentiment  d'une  supériorité  sociale  parmi  ceux 
de  sa  classe,  —  elle  se  surprenait  parfois  à  envier  le  lot  de  cer- 
taines femmes  qui  eussent  volontiers  changé  de  place  avec  elle  : 


YOUMA  261 

les  filles  qui  voyageaient  en  chantant  par  les  routes  ensoleillées 
des  montagnes,  les  négresses  qui  travaillaient  aux  champs,  en 
fredonnant  des  bêlais  au  rythme  du  ka.  Youma  ressentait 
comme  un  plaisir  douloureux  à  les  regarder.  Elle  souffrait  tant 
de  la  lassitude,  de  l'inaction  physique  !  Elle  était  si  lasse  de 
vivre  à  l'ombre,  de  se  reposer  dans  des  fauteuils  à  bascule, 
de  parler  un  babil  enfantin  !...  De  même  autrefois  elle  s'était 
lassée  de  vivre  derrière  les  volets  clos  à  broder  ou  à  coudre 
dans  le  demi-jour,  à  écouter  des  conversations  qu'elle  ne 
comprenait  pas...  Pourtant,  à  ces  moments-là,  elle  s'était 
jugée  ingrate,  presque  méchante  ;  elle  avait  lutté  contre  son 
mécontentement  elle  l'avait  vaincu,  jusqu'à  l'arrivée  de 
Gabriel. 

Gabriel  !...  Il  lui  avait  révélé  un  monde  nouveau,  où  se  trou- 
vait tout  ce  à  quoi  son  être  aspirait,  —  la  lumière,  la  joie,  la 
mélodie.  Il  lui  apparut  comme  mêlé  en  quelque  sorte  à  la 
liberté  de  l'air  et  du  soleil,  à  la  liberté  de  la  rivière  et  de  la  mer, 
aux  parfums  frais  des  bois  et  des  champs,  aux  longues  ombres 
bleues  du  matin,  à  la  lumière  rose  du  clair  de  lune  tropical, 
aux  chansons  des  chanterelles,  à  la  gaîté  des  danses  sous  les 
cocotiers,  au  battement  des  tambours  tonnants.  Gabriel,  si 
calme,  si  droit  !  Son  homme  parmi  tous  les  autres  hommes, 
le  Bon  Dié  l'avait  créé  pour  elle  !  Gabriel  qui,  bien  qu'esclave, 
forçait  l'estime  de  son  maître  !  Gabriel,  pour  qui  elle  priait 
chaque  soir  et  pour  qui  elle  déposait  une  petite  offrande  de 
fleurs  sauvages  devant  l'image  de  la  Vierge  ;  Gabriel  avec  qui 
elle  serait  heureuse  même  dans  la  plus  misérable  des  ajoupas. 
Elle  sacrifierait  volontiers  sa  liberté,  si  elle  l'avait,  et  même 
sa  vie  pour  l'aider.  On  disait  qu'elle  était  belle,  yon  bel  bois, 
comme  un  jeune  palmier.  Pourtant  elle  ne  désirait  être  belle 
que  pour  plaire  à  Gabriel.  Et  cependant,  on  allait  la  séparer 
de  lui,  sous  prétexte  qu'il  n'était  pas  bon  pour  elle  !  Comme 
si  les  maîtres  pouvaient  savoir  !  Ils  désiraient  la  garder  auprès 
d'eux  pour  toujours,  pour  toujours  souffrir  pour  eux  à  vivre 
dans  l'obscurité  et  dans  le  silence  comme  un  manicoii.  Et  ils 
avaient  le  droit  de  la  torturer,  de  lui  enlever  Gabriel  I  Tout 
était  mauvais  sur  cette  terre,  pour  elle  du  moins.  Tous  ceux 
qu'elle  avait  aimés  lui  avaient  été  enlevés,  d'abord  sa  mère. 
Douceline,  puis  Aimée  Desrivières,  et  maintenant  Gabriel... 


262  LA     REVUE     DE    PARIS 

Le  lendemain  de  son  retour  à  la  ville,  M.  Desrivières  prit 
Youma  à  part  et  lui  apprit  ce  qu'il  avait  décidé,  d'accord 
avec  madame  Peyronnette.  Youma  revenait  de  la  rivière  avec 
Mayotte,  après  avoir  donné  à  Fenfant  son  bain  quotidien. 
Il  lui  parla  avec  bonté,  mais  très  franchement  et  d'une  manière 
qui  ne  lui  laissa  plus  aucun  espoir. 

Elle  demeura  longtemps  immobile  et  silencieuse,  dans  sa 
chambre.  Puis  obéissant  au  désir  de  Mayotte,  elle  l'accompa- 
gna sur  la  véranda.  H  faisait  une  journée  d'une  clarté  exquise; 
une  brise  tiède  soufflait  de  la  mer  ;  du  côté  le  plus  rapproché 
de  la  vallée  retentissait  le  roulement  sourd  et  fondu  d'un 
tambour-belai,  et  le  refrain  d'une  chanson  africaine.  Une  troupe 
de  manœuvres  traçait  un  nouveau  sentier  jusqu  au  sommet 
d'un  morne,  l'ancien  chemin  ayant  été  balayé  par  des  pluies 
récentes.  L'intendant  avait  déterminé  la  direction  à  suivre, 
et  tracé  des  zigzags  avec  des  cordes.  Et  les  ouvriers  descen- 
daient lentement  en  une  double  file  :  ils  chantaient  tous,  et, 
de  leurs  bêches  et  de  leurs  battes,  ils  battaient  la  mesure  au 
rythme  des  tambours.  Parfois  ils  jetaient  leurs  bêches  en  l'air, 
et  les  rattrapaient,  ou  bien  ils  se  les  lançaient  les  uns  aux 
autres,  sans  perdre  la  cadence  du  mouvement.  Une  jeune  fille, 
la  petite  Chryalinde,  portait  un  plateau  chargé  défasses  d'étain, 
de  dabannes  d'eau  et  d'un  pichet  de  liqueur.  Elle  versait  à 
boire  à  tous  dans  les  moments  de  répit,  car  il  faisait  chaud  à 
travailler...  Youma  chercha  des  yeux  à  la  tète  de  la  colonne, 
une  grande  silhouette  vêtue  d'une  chemise  de  cotonnade  bleue, 
et  de  pantalons  de  canevas  blanc.  Mais  Gabriel  était  invisible. 
Marins,  un  autre  esclave,  le  remplaçait  il  surveillait  le  travail, 
guettant  les  serpents. 

Plus  que  trois  jours  !  Ensuite  elle  quitterait  Anse-Marine, 
et  elle  ne  verrait  plus  Gabriel.  Ils  allaient  retourner  à  la  ville 
monotone  et  chaude  pendant  le  mois  le  plus  monotone  et  le 
plus  chaud  de  l'année.  Gabriel  le  savait-il?...  Était-ce  parce 
qu'il  avait  appris  son  prochain  départ  qu'elle  ne  le  voyait 
pas  parmi  les  ouvriers?...  Youma  devinait  que  s'il  savait,  il 
trouverait  bien  moyen  de  lui  parler... 

Au  moment  même  où  elle  éprouvait  le  désir  de  le  voir, 
Gabriel  apparut  devant  la  maison.  Il  lui  fit  signe  de  laisser 
l'enfant  et  de  le  rejoindre. 


/  YOUMA  263 

Il  lui  posa  doucement  la  main  sur  l'épaule  et  lui  murmura  : 
— -  Le  maître  m'a  tout  raconté  ce  matin...  Il  va  vous  enle- 
ver à  nous? 

—  Oui,  —  répondit-elle  tristement,  —  nous  retournons  à  la 
ville. 

—  Quand  ça? 

— -  Lundi  prochain. 

—  Et  il  n'est  que  jeudi  !  —  dit-il  avec  un  sourire  étrange.  — 
Doudoux,  vous  savez  qu'une  fois  qu'ils  vous  auront  ramenée 
en  ville,  ils  ne  vous  laisseront  plus  jamais  me  revoir,  plus 
jamais.  Oui,  vous  le  savez  ! 

—  Mais,  Gabriel,  — répondit-elle  d'une  voix  qui  s'étranglait, 
blessée  par  le  ton  de  supplication  de  ses  paroles,  —  que  puis- je 
faire?  Il  n'y  a  pas  de  moyen  ! 

—  Si,  il  y  a  un  moyen,  —  interrompit  Gabriel,  presque  dure- 
ment. 

Étonné  elle  le  regarda,  et  un  espoir,  nouveau  et  vague, 
pointa  dans  ses  grands  yeux. 

—  Il  y  a  un  moyen,  ma  fille,  —  répéta  Gabriel,  si  vous  êtes 
brave.  Regardez  ! 

Du  doigt  il  désigna  un  point  au  delà  de  la  vallée,  au-dessus 
de  la  mer,  vers  le  nord-est,  où  surgissait  une  forme  d'une 
beauté  fantastique,  —  visible  seulement  par  le  beau  temps. 
Du  cercle  pourpré  de  l'Océan,  la  silhouette  de  la  Dominique 
se  découpait  sur  le  jour  améthyste,  couronnée  de  surnaturelles 
cimes  violettes,  au-dessus  desquelles  s'enroulaient  des  nuages, 
pareilles  à  une  lumineuse  ouate  d'or. 

—  DOudoux,  on  arriverait  là-bas,  en  une  seule  nuit,  —  mur- 
mura-t-il,  en  surveillant  le  visage  de  Youma. 

Elle  comprit  ce  qu'il  voulait  dire...  La  liberté  attendait 
l'esclave  qui  poserait  le  pied  sur  le  sol  britannique  ! 

—  Gabriel  !  —  appela  la  voix  de  l'intendant. 

—  EU  !  —  cria-t-il  en  réponse.  —  Penses-y  ma  fille,  —  dit-il 
tout  bas  à  Youma,  —  chongé,  changé  bien,  ché  ! 

—  Gabriel  !  —  cria  une  deuxième  fois  l'intendant. 

—  Ka  vint  !  —  dit  Gabriel  en  courant  où  on  l'appelait. 

Youma  regagna  sa  place  habituelle,  sous  la  véranda,  où 
Mayotte  jouait  avec  un  petit  chat  noir.  Elle  entendit  à  peine 


261  LA     REVUE     DE     PARIS 

le  rire  de  l'enfant,  qui  cherchait  gaîment  à  lui  faire  remarquer 
les  gambades  comiques  de  l'animal.  Elle  lui  répondit  machi- 
nalement, comme  à  demi  éveillée.  Son  regard  était  toujours 
fixé  sur  l'apparition  qui  brillait  à  l'horizon  et  dont  la  vapo- 
reuse beauté  tentait  son  désir.  Et  tandis  qu'elle  la  contem- 
plait l'île  prit  lentement  une  pâleur  diaphane,  et  commença 
à  s'effacer  dans  l'immense  clarté. 

Puis  à  mesure  que  le  soleil  montait  dans  le  ciel,  elle  disparut 
mystérieusement  :  et  il  ne  resta  plus  que  la  mer  claire  et  mou- 
vante, et  le  dôme  pur  du  ciel  d'été... 

Pourtant  le  lumineux  souvenir  violet  de  la  vision  s'attarda 
en  elle,  et  pénétra  toute  sa  pensée.  Ce  jour-là  elle  ne  revit  plus 
Gabriel.  Il  sembla  l'éviter  exprès,  pour  lui  laisser  le  temps  de 
réfléchir. 

(La  fin  prochainentent.) 

LAFCADIO    HEARN. 
TRADUIT   DE    L' ANGLAIS    PAR    MARC   LOGÉ. 


TROUPES  COLONIALES 


NOS    FORGES    IGNORÉES 


La  guerre  se  prolonge.  La  campagne  d'hiver  est  certaine  et 
les  espoirs,  sinon  les  plus  optimistes,  du  moins  les  plus  auto- 
risés et  les  plus  raisonnables,  ne  conçoivent  guère  la  mort  de 
la  Bête  avant  un  an,  peut-être  davantage.  Sans  doute  elle 
s'épuise;  son  sang  fuit  par  mille  blessures;  mais  le  nôtre 
coule  aussi,  et  nous  devons  l'économiser.  Or,  quelle  est  aujour- 
d'hui la  situation  de  nos  effectifs? 

Disons  tout  de  suite  qu'elle  est  bonne.  Nous  n'avons,  Dieu 
merci,  connu  la  crise  du  nombre  que  pendant  la  paix.  Ce 
n'est  pas  un  des  moindres  mérites  du  Temporisateur  qui  tient 
en  ses  mains  patientes  nos  destinées,  d'avoir  en  pleine  guerre 
résolu  le  problème  angoissant  de  jadis.  Mais  notre  flot  est  au 
plein,  et  nous  donne  aujourd'hui  son  maximum  de  force, 
Ce  n'est  un  secret  pour  personne  que,  de  toutes  nos  classes 
normalement  mobilisables,  les  deux  plus  anciennes  (1887  et 
1888)  seules,  n'ont  pas  été  appelées.  Si  bien  intentionnés  que 
puissent  être  les  soldats  de  ces  classes,  ils  ne  peuvent  avoir 
l'élasticité  des  muscles  ni  la  vigueur  que  nécessitera  la 
reprise  inévitable  de  la  guerre  de  mouvement  menant  à  la 
victoire.  Pratiquement,  ce  sont  deux  classes  «  de  remplace- 
ment »;  moins  nombreuses  que  les  précédentes  en  raison  du 
déchet  vite  croissant   avec   les   années,  elles  peuvent   tout 


"266  LA     REVUE     DE     PARIS 

juste  libérer  des  services  de  l'arrière  moins  de  deux  classes 
plus  jeunes. 


Or,  devant  nous  s'ouvrent  jusqu'au  printemps  huit  mois 
de  guerre  d'usure,  précédant  vraisemblablement  l'assaut  final 
mené  par  des  troupes  de  choc,  spécialement  ardentes;  com- 
ment remplacer  ceux  qui  auront  disparu  à  cette  date  ? 

* 

*  * 

Une  des  caractéristiques  de  cette  guerre  c'est  le  rôle  consi- 
dérable joué  par  les  moyens  de  communication  modernes. 
Supprimant  en  partie  l'espace  et  le  temps,  ils  ont  aggloméré 
les  forces  dispersées  aux  quatre  coins  du  monde.  L'Angleterre, 
la  Nouvelle-Zélande,  l'Australie,  les  Indes,  le  Canada,  tous 
«es  fils  de  l'Empire  britannique  mêlent  leurs  forces  sur  l'im- 
mense champ  de  bataille,  depuis  l'Yser  jusqu'à  l'océan  Indien. 

Or,  nous  aussi,  nous  disposons  d'un  empire.  Seuls  quelques 
manuels  vétustés  enseignent  encore  que  la  France  est  bornée 
au  sud  par  la  Méditerranée.  Par  delà  ses  eaux  bleues,  nous 
avons  pris  la  charge  de  groupes  humains  participant  désor- 
mais de  notre  vie,  appelés  à  prospérer  et  à  souffrir  avec  nous. 
Leur  existence,  leur  destinée  sont  fonction  des  nôtres.  A  nous 
*de  les  élever  à  une  vie  supérieure,  et  de  les  préserver  de  la 
domination  de  l'Allemagne,  qui,  partout,  s'est  montrée  si 
■dure  aux  indigènes,  et  qui  ne  voit  dans  ses  colonies  que 
matière  à  exploitation.  Nous  avons  donc  le  droit,  —  et  pas 
seulement  un  droit  de  maître,  —  de  requérir  l'aide  de  nos 
sujets,  puisque  leur  intérêt  se  confond  avec  le  nôtre. 

Quelle  part  de  l'effort  commun  leur  avons-nous  demandée? 
Une  part  vraiment  bien  minime. 

Dans  nos  possessions  et  protectorats  d'outre-mer,  vivent  à 
l'ombre  de  notre  drapeau,  des  populations  indigènes  réparties 
•comme  il  suit  : 

Algérie 4  740  526 

Tunisie  (statistique  générale  de  la  Tunisie) 1  740  000 

Maroc  (partie  occupée) 2  300  000 

A  reporter. ....  8  780  526 


TROUPES     COLONIALES  2  67 

Reporl 8  780  526 

Afrique  Occidentale  française  : 

Sénégal 1  238  739     ^ 

-Mauritanie 250  000      ' 

Haut-Sénégal-Niger 5  090  253           -,  n  7^«  oon 

Guinée 1  922  277     ^     lu   /i)»  y^U 

Côte  d'Ivoire 1  359  426 

Dahomey 898  225 

Afrique  Équatoriale  française  : 

Gabon 258  733 

.Moyen  Congo 900  53 1 

Oubanghi-Chari 310  769     }       5  602  416 

Territoire  militaire  du  Tchad 2  632  380 

Territoires  reconquis  aux  Allemands.  .  .  1  500  000 

Madagascar  et  Dépendances 3  130  498 

Mayotte 93  739 

Côte  française  des  Sonmlis 5  232 

Établissements  de  V Inde 225  423 

Indo- Chine  : 

Cochinchine 2  866  467 

Cambodge .* 1  524  750 

Tonkin 6  067  751     i  .  o-a  oqq 

Annam 2  984  988   ^  14  2o0  293 

Laos 638  471 

Kouang-Tchéou-Van 167  866 

42  847  047 

Ces  chilïres,  extraits  des  statistiques  officielles,  appellent 
quelques  commentaires.  Ils  ne  comprennent  pas  les  vieilles 
colonies;  celles-ci  ont  été,  depuis  1912,  soumises,  sur  leur 
demande,  à  la  loi  de  recrutement  française.  En  outre,  ils  ont 
été  arrêtés  en  1911,  et  certains,  concernant  l'Afrique  noire, 
sur  des  calculs  remontant  à  1905  et  1906.  Or,  en  quelques 
points,  il  a  été  possible  de  mesurer  l'accroissement  extrême- 
ment rapide  du  peuplement  de  l'Afrique  noire,  depuis  que 
nous  lui  avons  apporté  la  paix,  la  vaccination  et  un  bien-être 
relatif.  Ce  peuplement  paraît  devoir  doubler  en  un  laps  de 
temps  un  peu  supérieur  à  vingt-sept  ans,  mais  sûrement  infé- 
rieur à  trente.  De  1905  à  1915,  c'est  dix  ans  :  soit  un  tiers 
•d'augmentation. 


268  LA     REVUE     DE    PARIS 

Puis,  les  recensements  sont  fiscaux.  Je  m'explique  :  en 
France  même,  on  sait  que  la  population  officielle  est  généra- 
lement inférieure  à  la  réalité  :  si  une  ville,  d'un  recensement 
à  l'autre,  dépasse  un  nombre  déterminé  d'habitants,  elle  est 
rangée  dans  une  classe  supérieure,  et  ses  charges,  impôts, 
traitements  des  fonctionnaires,  etc.,  augmentent  en  proportion. 

Pour  cette  raison,  elle  a  intérêt  à  réduire  le  nombre  de 
ses  ressortissants.  L'écart  n'est  jamais  très  considérable,  car 
le  contrôle  de  l'état  civil  existe.  Or,  dans  les  pays  d'outre-mer, 
rien  qui  ressemble  à  l'état  civil;  l'administré,  astreint  à  la 
capitation,  possède  cent  moyens  de  se  dérober  à  une  autorité 
qui,  taxant  et  percevant  sous  sa  responsabilité  propre,  n'a  nul 
intérêt  à  compliquer  sa  tâche.  Au  fond,  on  est  d'accord  de 
part  et  d'autre  pour  ne  se  faire  réciproquement  nulle  peine, 
môme  légère.  Il  en  résulte  quele recensement  est  d'une  approxi- 
mation fort  élastique,  variable  selon  les  mailles  plus  ou  moins 
larges  du  réseau  administratif. 

En  fait,  l'expérience  a  prouvé  —  en  Afrique  Occiden- 
tale notamment  —  que  les  chiffres  sur  lesquels  on  tablait 
en  1911,  et  qui  se  sont  accrus  depuis,  étaient  déjà  d'un  tiers 
trop  faibles.  Si  les  évaluations  sont  plus  serrées  pour  l'Afrique 
du  Nord,  et  même  pour  l' Indo-Chine,  en  revanche  elles  le 
sont  infiniment  moins  en  Afrique  Équatoriale.  La  Côte  fran- 
çaise des  Somalis,  qui  ressort  au  total  pour  5  232  habitants, 
est  en  état,  d'après  les  remarquables  travaux  du  lieutenant 
d'infanterie  coloniale  Depui,  de  fournir  plusieurs  bataillons 
par  an. 

Enfin,  je  ne  vois  nulle  difficulté  à  escompter,  dans  la 
mesure  du  possible,  les  contingents  que  les  habitants  du  Togo  ^ 
et  du  Cameroun  -  voudront  bien  nous  ofïrir,  en  vue  des  belles 
revanches  qu'ils  ont,  eux  aussi,  à  prendre  sur  les  Allemands, 
leurs  maîtres  d'hier.  Laissons  de  côté  notre  Afrique  du  Nord, 
dont  l'organisation  n'est  pas  à  forme  coloniale  ;  nous  sommes 
très  certainement  au-dessous  du  vrai,  en  fixant  à  35  millions 
la  totalité  des  ressources  humaines  dont  nous  disposons  en 
Afrique  noire  et  en  Extrême  Orient. 

1.  Un  million  environ. 
2.2  540  000. 


TROUPES     COLONIALES  269 

Exploitée  à  l'européenne,  cette  matière  recrutable  devrait 
rendre  3  500  000  soldats.  Qu'en  avons-nous  tiré? 

Comme  il  ne  nous  est  pas  possible  de  donner  un  chiffre, 
disons  seulement  :  un  contingent  très  faible.  Qu'on  en  défalque 
près  des  deux  tiers  maintenus  outre-mer,  soit  pour  assurer  une 
sécurité  locale,  que  rien  ne  trouble,  soit  pour  achever  la 
conquête  des  colonies  allemandes,  on  est  en  droit  de  con- 
clure qu'au  rebours  de  l'exemple  impérial  anglais,  l'aide 
militaire  venue  de  ces  possessions  est  à  peu  près  nulle.  Pour- 
quoi nous  en  sommes-nous  tenus  là  ?  Plus  on  regarde  au 
fond  des  choses  et  moins  on  aperçoit  de  réponse  valable  à 
cette  question. 

Deux  causes  seulement  pourraient  justifier  notre  extrême 
discrétion  dans  l'emploi  de  nos  forces  indigènes  :  leur  infé- 
riorité devant  d'aussi  redoutables  adversaires  que  les  Alle- 
mands ;  les  difficultés  de  recrutement. 

Les  seules  troupes  indigènes  que  nous  ayons  importées 
viennent  d'Afrique  :  Algéro-Tunisiens,  Marocains  et  troupes 
noires.  Des  Algéro-Tunisiens  —  les  tiircos  —  il  est  superflu 
de  parler.  C'est  leur  secondes  campagne  d'Allemagne,  et  nos 
ennemis  se  souviennent  encore  de  leurs  anciens  de  Wissem- 
bourg,  noirs  pour  les  trois  cinquièmes,  soit  dit  en  passant. 
L'éloge  des  Marocains,  lui  non  plus,  n'est  pas  à  faire.  Leurs  ser- 
vices éclatants  de  la  Marne  à  Arras  les  égalent  aux  meilleures 
troupes Les  Africains  du  Nord  sont  donc  hors  de  cause. 

Parce  qu'elles  étaient  moins  connues,  que  leur  utilisation 
en  Europe  avait  soulevé  de  passionnées  polémiques,  les  troupes 
noires  ont  excité  d'abord  plus  de  défiance 


Vinrent  ensuite  les  magni- 
fiques bataillons  d'Algérie  et  du  Maroc,  corps  homogènes, 
admirablement  entraînés  par  le  dressage   intensif    pratiqué 

dans  les  postes  du  Sud  et  par  d'incessantes  campagnes Ils 

furent  excellents. 


270  LA     REVUE     DE     PARIS 

Voici  quelques  jugements  typiques  de  chefs  de  corps  : 

Le  soldat  sénégalais  a  prouvé  depuis  le  commencement  de  la  guerre 
franco-allemande  qu'il  n'avait  rien  perdu  de  son  aptitude  guerrière. 
Le  feu  de  l'artillerie,  particulièrement  de  la  grosse,  ainsi  que  ses 
effets  étaient  inconnus  de  lui.  Il  n'en  a  ressenti  aucune  surprise  et  on 
peut  même  dire  qu'il  s'en  est  amusé.  Journellement,  le  bataillon  était 
arrosé,  à  Reims,  nuit  et  jour,  par  des  bordées  de  shrapnells  et  d'obus 
de  gros  calibre.  Dès  le  deuxième  jour,  les  noirs  s'en  amusaient  et 
jamais,  malgré  les  avertissements  qui  leur  étaient  donnés,  ils  ne  s'en 
sont  abrités  lorsqu'ils  étaient  hors  de  leurs  tranchées.  Plusieurs  ont 
été  blessés,  d'autres  ont  été  tués,  un  caporal  a  eu  la  tête  emportée  : 
pas  une  fois,  l'artillerie  n'a  obligé  les  Sénégalais  à  un  mouvement  de 
recul... 

Espérant  les  terroriser,  les  Allemands,  chaque  fois  qu'ils  se  sont 
trouvés  en  face  d'çux  aux  tranchées  ou  en  rase  campagne,  ont  con- 
centré sur  eux  toute  leur  artillerie  disponible.  Jamais  les  hommes 
n'ont  reculé.  Chose  curieuse,  ils  ont  appliqué  d'eux-mêmes  ce  qu'on 
leur  avait  appris  en  garnison,  et  c'est  par  la  fuite  en  avant  qu'ils 
cherchaient  à  se  soustraire  au  feu  de  l'artillerie  ennemie.  A  plusieurs 
reprises,  j'ai  entendu  des  hommes  dire  :  «  L'artillerie  fait  beaucoup 
de  bruit,  mais  n'y  a  pas  beaucoup  mal.  Si  marmites  touchent  Séné- 
galais, lui  y  a  mort  ;  mais  lui  à  peu  près  tout  seul  et  c'est  que  li  bon 
Dieu  l'aura  voulu.   » 

Dans  toutes  les  attaques  des  tranchées  allemandes,  ils  ont  poussé 
de  l'avant  sous  le  feu  d'artillerie  le  plus  violent  jusqu'aux  fds  de  fer 
de  l'ennemi. 

Plus  loin,  le  même  chef  de  cor])s  déclare  que  ce  u  bataillon 
pouvait  être  mis  en  parallèle  avec  n'importe  quel  bataillon  de 
chasseurs.  En  marche,  en  stationnement,  au  combat,  il  a 
émerveillé  tous  ceux  qui  l'approchaient  et  il  tenait  haut  la 
main  le  premier  rang  parmi  les  troupes  de  son  entourage 
immédiat.   ^) 

Un  autre  officier  supérieur  écrit  : 

Les  deux  bataillons  noirs  que  j'avais  l'honneur  de  commander 
(le  premier  venant  du  Maroc,  le  second  venant  d'Algérie)  ont  été 
placés  dans  des  tranchées  ébauchées,  le  jour  même  de  leur  arrivée 
sur  le  front.  Dès  le  premier  jour,  ils  ont  fait  très  bonne  figure  et  ont 
repoussé  les  attaques  allemandes  tout  aussi  bien  que  les  autres 
troupes  que  je  commandais  dans  un  secteur  près  de  Reims.  J'ajoute 
qu'ils  ont  l'ait,  dès  le  début,  meilleure  figure  que  certaines  troupes 
françaises.  Ils  se  sont  mis  tout  de  suite  à  cette  guerre  spéciale  et  le 
bataillon  ....  a  su  leur  faire  faire  en  très  peu  de  temps  des  tranchées 


TROUPES     COLONIALES  27Î 

mieux  conditionnées  que  celles  de  certaines  autres  troupes  de  mon 
secteur  (les  tranchées  de  ce  bataillon  se  trouvaient  en  rase  cam- 
pagne). Chaque  fois  que  nos  Sénégalais  ont  eu  à  attaquer,  ils  l'ont  fait 
avec  l'ardeur  qui  les  caractérise... 

En  un  mot,  ces  troupes  noires  sont  excellentes  pour  la  guerre  euro- 
péenne, si  on  sait  les  employer  et  si  les  officiers  qui  les  commandent 
sont  à  la  hauteur  de  leur  tâche  :  tout  est  là. 

Ces  appréciations  pourraient  se  répéter  pour  les  cinq  autres 
bataillons  qui  complétèrent  avec  les  trois  précédents  le  petit 
groupe  de  troupes  noires  dont  nous  disposions  au  début  des 
hostilités. 

Corroborons  tous  les  témoignages  par  celui-ci,  qui  n'est  pas 
suspect  et  qui,  à  lui  seul,  vaut  tous  ceux  que  nous  pourrions 
invoquer  :  dans  une  étude  consacrée  à  l'armée  française,  le 
correspondant  de  guerre  de  la  Gazette  de  Francfort,  M.  Walter 
Oertel,  décerne  à  nos  soldats  noirs  ce  certificat  de  bonne 
conduite  :  «  Les  Sénégalais  sont  également  d'excellents 
tireurs  et  se  battent  en  général  très  bien  ^.  » 

Quant  aux  soldats  jaunes,  la  guerre  russo-japonaise  a  montré 
ce  qu'on  peut  attendre  de  ces  races  qui  étaient  réputées,, 
il  y  a  un  quart  de  siècle  seulement,  entièrement  réfractaires 
aux  choses  militaires.  Nous  avons  eu  d'ailleurs  la  preuve  de 
la  fausseté  de  cette  opinion  dans  le  rôle  des  régiments  de 
tirailleurs  annamites  et  des  compagnies  chinoises  pendant  la 
conquête  du  Tonkin.  Nous  avons  pu  constater  nous-mêmes, 
par  la  bravoure  et  la  fidélité  à  leurs  chefs  qu'ont  constamment 
témoignées  les  célèbres  Pavillons-Noirs,  de  la  valeur  très 
réelle  des  soldats  des  hautes  régions  et  des  confins  chinois.  Il 
est,  en  outre,  fort  aisé  de  donner  aux  troupes  d'Indo-Chine 
une  armature  solide  en  ouvrant  largement  l'accès  à  l'épau- 
lette  aux  oOiciers  d'origine  annamite.  Les  forces  tirées  d'Indo- 
Chine  prendraient  ainsi  une  âme  nationale,  et  quelque  chose 
de- cette  force  morale  qui  fut  le  secret  de  la  victoire  japonaise. 
Au  surplus,  à  cette  même  place,  la  question  a  été  longuement 
étudiée  par  l'homme  du  monde  qui  la  connaît  le  mieux,  le 
général  de  division  Pennequin,  lequel,   débarqué  sous-lieute- 

1.  Cite  par  le  Matin  du  27  décembre  1914. 


272  LA     REVUE     DE     PARIS 

nant  en  Indo-Chine  en  1878,  y  a  terminé  sa  glorieuse  carrière 
coloniale  comme  commandant  supérieur  des  troupes,  en 
février  1913. 

A  défaut  d'expériences  faites  au  cours  de  la  guerre  actuelle, 
citons  cette  appréciation  des  troupes  indo-chinoises  émise 
par  M.  Messimy  : 

L'éloge  de  nos  troupes  indigènes,  tirailleurs  annamites  et  tonki- 
nois n'est  pas  à  faire.  Les  qualités  de  bravoure,  de  discipline,  de  résis- 
tance physique  dont  ils  ont  déjà  donné  tant  de  preuves  sous  notre 
commandement  sont  trop  connues  pour  qu'il  y  ait  lieu  d'y  insister  '. 

Il  n'est  pas  de  raison  pour  que  celles  des  populations  de 
Madagascar  qui  ont  gardé  le  type  primitif,  très  voisin  de 
celui  des  peuplades  noires  de  l'Afrique  centrale,  ne  donnent 
pas  des  résultats  comparables.  En  ce  qui  a  trait  à  notre 
Afrique  Équatoriale,  il  suffit  de  remarquer  que  les  Belges 
tirent  de  populations  toutes  semblables  leurs  30  000  hommes 
de  mihce  locale;  qu'à  l'heure  actuelle,  nous  luttons  pénible- 
ment, au  Cameroun,  avec  l'élite  de  nos  tirailleurs  sénégalais, 
contre  des  forces  noires  recrutées  par  les  Allemands  dans  ce 
pays;  que  les  premiers  essais  de  recrutement  congolais,  tentés 
notamment  par  M.  le  général  Goullet,  avaient  donné  toute 
satisfaction.  Nous  pouvons  donc  conclure  que  notre  Afrique 
Équatoriale  peut  et  doit,  tout  comme  sa  voisine,  l'Afrique 
Occidentale,  apporter  à  la  défense  nationale  sa  quote-part, 
.sans  qu'on  soit  fondé  à  douter  a  priori  de  la  valeur  des 
ressources  qu'elle  offre.  Notons  par  ailleurs  que  la  question 
de  l'acclimatement,  qui  pourrait  faire  hésiter,  ne  se  posera 
pas  pour  une  troupe  indigène,  si  on  l'appelle  d'abord  à 
participer  aux  opérations  du  printemps  et  de  l'été. 

* 
*  * 

Passons  maintenant  à  la  seconde  objection  :  difliculté  de 
recrutement.  Celle-ci  n'est  guère  plus  sérieuse.  Les  modalités 
du  système  de  recrutement  appliqué  en  nos  diverses  colo- 
nies sont  différentes,  et  réglées  par  décrets  spéciaux  à  chacune 

1,  Notre  œuvre  coloniale,  par  A.  Messimy,  1910,  p.  177. 


TROUPES     COLONIALES  273 

d'elles.  Mais  elles  se  ramènent  toutes  soit  au  service  obliga- 
toire, soit  à  l'engagement  volontaire,  à  vrai  dire  mal  rému- 
néré. 

Il  importe  toutefois  de  ne  pas  se  payer  de  mots.  Que  peut 
bien  représenter  le  mot  «  obligatoire  »  dans  des  pays  où  la 
base  même  de  l'obligation  manque  :  je  veux  dire  l'état  civil? 
On  sait  combien  de  Français  lui  échappaient  ces  dernières 
années  en  dépit  des  précautions  minutieuses  que  prend  l'état 
civil.  Des  voix  autorisées,  comme  celle  de  M.  Ch.  Humbert, 
dénonçaient  peu  avant  la  guerre  les  70  000  insoumis  passés  à 
travers  les  mailles  du  filet.  Joignez-y  les  omis,  les  «  fuyards  » 
de  toute  espèce,  et  vous  aurez  10  p.  100  environ  des  effectifs 
de  paix.  Qu'on  juge  de  ce  que  peuvent  être  les  mêmes  causes 
en  des  pays  où  l'autorité  locale  s'exerce  sans  gendarmes,  sans 
télégraphe,  sans  communications,  sans  ce  catalogue  qu'est 
l'état  civil  et  par  l'intermédiaire  de  fonctionnaires  résidant 
à  des  journées  de  marche  des  extrémités  de  leurs  circons- 
criptions administratives.  L'obligation  s'est  donc  toujours  tra- 
duite dans  la  pratique  par  la  contrainte  imposée  aux  seuls 
chefs  des  communautés  indigènes  d'avoir  à  fournir  un  certain 
contingent,  ce  qui  était,  pour  la  communauté,  un  pur  sacrifice, 
sans  compensation  comme  sans  but.  Voici  ce  qu'en  dit 
M.  Messimy,  à  propos  de  l' Indo-Chine  : 

Les  recrues  étaient  désignées  par  les  notables  parmi  la  classe  la  plus 
pauvre  de  la  population  ;  les  indigènes  ainsi  choisis  étaient  souvent 
amenés  devant  la  commission  contre  leur  gré,  et  il  en  résultait  de  nom- 
breuses désertions  dans  les  premiers  mois  qui  suivaient  l'incorpo- 
ration. 

A  mêmes  causes,  mêmes  effets.  Des  décrets  de  1911  et  1914 
ont  introduit  en  Afrique  Occidentale  et  en  Afrique  Équato- 
riale  le  système  de  l'obligation.  Les  résultats  s'en  sont 
immédiatement  fait  sentir.  La  qualité  des  contingents  a 
aussitôt  baissé  et  le  métier  militaire,  qui  était  jusqu'alors 
recherché,  a  tendu  à  perdre  toute  popularité.  Peut-être  au 
surplus  l'autorité  coloniale  a-t-elle  tout  simplement  cherché 
à  limiter  les  demandes  de  la  métropole  en  faisant  craindre  que 
leur  multiplicité  ne  provoquât  des  révoltes. 

En  fait,  dès  que,  la  guerre  déclarée,  il  a  fallu  reconstituer 

15  Septembre  1915.  4 


27  i  LA    in:vuE    de    paiws 

les  eiïectifs  des  bataillons  noirs  engagés  en  Plurope,  dont  l'em- 
ploi et  par  suite  le  renouvellement  n'avaient  pas  été  prévus, 
on  a  procédé  d'urgence  à  coups  de  télégrammes  et,  disons- 
le,  de  force.  Qu'on  imagine  l'effet  que  peut  produire  en  des 
villages  de  paysans,  totalement  étrangers  à  une  guerre  ignorée 
et  lointaine,  livrés  à  leurs  travaux  agricoles  habituels,  raj)pa- 
rition  du  recruteur  exigeant  qu'un  certain  nombre  d'habitants 
quittent  sur  l'heure  père,  femme,  enfants  pour  le  suivre.  Telle 
est  pourtant  la  physionomie  de  l'opération.  Faut-il  s'étonner 
qu'on  ait  vu  se  produire  dans  les  troupes  noires  des  maux 
jusqu'alors  ignorés  :  désertion,  mauvais  recrutement,  indisci- 
pline, même  grave  et  collective. 

Pourtant,  faut-il  rejeter  l'idée  même  de  l'obligation?  Non 
pas.  D'abord,  elle  pose  un  principe  :  elle  habitue  l'indigène 
à  cette  idée  qu'il  doit  en  échange  de  la  paix  qu'il  goûte,  de 
l'enrichissement  qu'il  en  tire,  un  certain  impôt  qui  n'est  pas 
tout  en  écus,  et  cela  dans  l'intérêt  d'une  grande  famille  dont 
il  est,  à  un  titre  imprécis  à  ses  yeux,  un  membre  éloigné  tout 
de  même.  Il  sait  fort  bien  que,  du  temps  où  il  était  livré 
à  lui  seul,  ses  chefs  exigeaient  le  même  impôt  du  sang  avec 
une  dureté  autrement  impérieuse  que  celle  que  nous  y  appor- 
tons. Le  principe  de  l'obligation  a  donc  du  bon  et  il  serait 
fâcheux  de  le  laisser  tomber  en  désuétude.  11  peut  servir  dans 
un  cas  particulier  de  mauvaise  volonté  démontrée.  Mais  en 
général,  dans  ces  pays  où  l'autorité  blanche  s'exerce  faible- 
ment, à  grande  distance,  la  loi  demeure  un  vain  mot.  Elle 
donne  ce  qu'elle  peut  et  c'est  tout.  Elle  a  donné  ce  qu'elle  a 
pu  en  Afrique  noire  et  il  faut  chercher  autre  chose.  Quoi? 

La  solution  en  a  été  fort  clairement  indiquée  par  les  faits 
mêmes  :  puisque  l'obligation  ne  suffit  pas,  faisons  appel  a 
l'engagement  volontaire.  Les  résultats  qu'il  a  fournis  ont 
toujours  été  excellents  quant  à  la  qualité  des  hommes.  Quant 
au  nombre,  s'il  ne  s'est  pas  accru  aussi  vite  que  nos  besoins, 
c'est  bien  notre  faute.  Pour  attirer,  il  fallait  offrir.  Or,  au  fur 
et  à  mesure  qu'on  allait,  on  offrait  moins.  Le  nombre  d'ama- 
teurs toutefois  ne  baissait  point,  au  contraire,  mais  il  demeu- 
rait insuflisant,  ce  qui  nous  avait  acheminés  tout  naturelle- 
ment à  adopter  le  principe  économique  de  l'obligation. 

Il  eût  suffi  pourtant  de  peu  pour  donner  tout  son  rendt- 


TROUPES     COLONIALES  275 

ment  au  système  excellent  de  l'engagement.  Des  preuves  sura- 
bondantes démontrent  que  l'indigène  aime  le  service  :  la  plus 
frappante  est  le  nombre  sans  cesse  croissant  des  rengagements  : 
75  p.  100  environ  pour  les  bataillons  noirs  après  les  campagnes 
du  Maroc  ;  33  p.  100  en  Indo-Chine.  Quand  la  mission  de 
recrutement  des  troupes  noires  du  général  Mangin  parcourut 
l'A.  O.  F.  en  1910-1911,  elle  était  officiellement  autorisée  à 
promettre  aux  indigènes  :  1°  l'engagement  volontaire  ;  2^  le 
paiement  immédiat  de  la  prime  d'engagement  (permettant 
au  volontaire  de  prendre  femme  en  payant  la  dot  demandée)  ; 
3"  un  congé  avec  voyage  gratuit  jusqu'au  village  natal  entre 
deux  rengagements  de  quatre  ans  ;  4^  la  retraite  à  douze  ans 
de  services.  Le  contact  direct  de  la  mission  avec  la  population 
dans  des  palabres  cjui  parfois  rassemblèrent,  a  dit  le  général 
-Mangin  ^,  des  milliers  d'auditeurs,  donna  des  résultats  qui  stupé- 
iièrent  les  autorités  locales,  toujours  en  quête  d'une  main- 
d'œuvre  trop  peu  payée.  On  vit  quatre  administrateurs  du 
?^Iossi,  vaste  région  peuplée  de  2  millions  d'habitants  environ, 
déclarer  ofTiciellement  qu'ils  se  chargeraient  d'obtenir  et  d'en- 
tretenir, en  cas  de  besoin,  un  effectif  de hommes  ;  l'admi- 
nistrateur de  Faranah -estima  que  les  moyens  mis  en  œuvre 
eussent  sufli  «  à  dépeupler  son  cercle  «.  Le  Gouverneur  du 
Dahomey,  M.  Malan,  admettait  pour  sa  colonie,  peuplée  de 

800  000    âmes,  recrues.   Les    indigènes   des    campagnes 

—  non  des  villes  —  sénégalaises,  chefs  entête,  consentaient  à  ce 
qu'on  leur  demandait.  Bref,  sans  pression,  par  le  simple  appel 
à  la  bonne  volonté,  et  après  discussion  raisonnable  et  publique, 
le  général  Mangin  avait  trouvé,  en  la  seule  A.  0.  P.,  un  total 

probable  supérieur  à  ;  hommes  par  an.  Le  tirailleur  noir 

accomplit  en  moyenne  huit  années  de  services.  C'eût  été  une 
armée  noire  de  soldats  de  métier  assurée. 

Mais  les  promesses  faites  ne  furent  pas  tenues  et  nous  en 
sommes  restés  au  contingent  actuel.  Il  est  vrai  que  le  recru- 
tement obligatoire,  ne  s'adressant  pas  à  la  même  clientèle, 
n'a  guère  touché  à  nos  vraies  ressources,  à  la  masse  d'hommes 
qui  serait  venue  à  nous  volontairement. 

Comment  en  obtenir   sur-le-champ    tout   ce    qu'elle    peut 

1.  Conférence  faite  kV Afrique  /iaiii-((ise  en  décembre  1910. 


276  LA     REVUE     DE    PARIS 

rendre.  Nous  n'avons  pas  le  choix  :  il  faut  parler  à  l'intérêt. 
En  l'espèce,  il  n'est  pas  simple.  Il  y  a  l'intérêt  de  l'engagé  : 
prendre  femme  et  fonder  sa  famille  ;  sa  prime,  immédiate- 
ment payée,  y  pourvoira.  Il  y  a  aussi  l'intérêt  de  son  chef  de 
famille,  indispensable  à  satisfaire. 

Le  paterfamilias,  c'est,  en  pays  noir,  un  personnage  consi- 
dérable. Il  est  le  survivant,  l'ancien,  devenu  maître  d'une 
cellule  sociale  dont  il  a  charge  et  qu'il  administre.  Dans  ces 
sociétés  qui  n'ont  guère  conçu  d'échelon  supérieur  à  la  gens, 
au  plus  au  canton,  au  «  pays  »  de  l'ancienne  France,  la  famille 
a  pris  une  force  sans  équivalence.  Son  chef  y  exerce  tous 
les  droits,  car  il  doit  pourvoir  à  toutes  les  nécessités.  Or,  quand 
nous  avons  fait  appel  au  jeune  homme,  d'ofïice  ou  de  plein  gré, 
nous  avons  enlevé  un  de  ses  membres  à  la  famille,  sans  com- 
pensation pour  la  perte  subie.  Si  bien  que,  toujours,  nous  avons 
trouvé  devant  nous,  soumis  en  apparence,  mais  sournoisement 
hostile,  le  chef  de  cette  famille  non  indemnisée.  Celui-là  aussi, 
il  nous  faut  le  gagner. 

Ainsi  se  dégagent  nettement  les  considérations  qui  doivent 
nous  guider.  Elles  découlent  d'un  sentiment  respectable  entre 
tous  et  cher  par  excellence  au  noir  :  l'amour  de  la  famille, 
ascendante  et  descendante.  Si  nous  réparons  dans  la  pre 
mière  la  perte  sèche  d'un  homme  et  si  nous  assurons  à  la 
seconde  le  moyen  de  vivre,  nous  aurons  résolu  le  problème. 
Il  s'agit  d'étendre  à  l'Afrique  la  pratique  de  l'allocation  aux 
femmes  des  mobilisés.  Seulement  ici,  elle  est  à  partager  entre 
le  chef  de  famille  et  la  femme  du  soldat.  Donnons  à  l'un  et  à 
l'autre  une  indemnité  journalière  de  0  fr.  50,  et,  en  cas  de 
mort,  une  pension  à  partager  entre  l'un  et  l'autre  ;  assurons 
une  retraite  honorable  aux  mutilés  ;  nous  aurons  à  la  fois 
satisfait  la  justice  et  nos  besoins  militaires,  car  à  l'autorité 
nous  aurons  substitué  un  agent  autrement  actif  :  la  puis- 
sance de  l'argent. 

Elle  est,  dans  ces  pays  sans  numéraire,  formidable.  Qu'on 
songe  qu'une  solde  de  20  francs  par  mois  suffit  au  Mossi  à 
faire  vivre  comme  un  pacha  un  garde  de  milice  :  il  peut  avoir 
deux  ou  trois  femmes,  un  ou  plusieurs  chevaux  et  sa  vale- 
taille. Il  n'est  pas  de  campagne  en  Afrique  où  une  large 
subsistance  dépasse  un  ou  deux  sous  par  jour.  Dans  les  villes. 


TROUPES     COLONIALES  277 

hormis  certains  ports  oi^i  touchent  les  paciuebots  européens, 
une  vie  luxueuse  se  mène  avec  10  ou  12  francs  par  mois.  Le 
tirailleur  actuel  n'a  pas  de  disponibilités  comparables,  et 
cependant  sa  femme,  toujours  coquettement  vêtue,  porte 
pagnes  de  soie,  bijoux  d'argent  et  même  d'or.  Dans  l'escar- 
celle du  chef  de  gens,  pour  10  volontaires,  150  francs  vont 
tomber  chaque  mois.  Pour  cette  rente,  il  vendrait  toute  sa 
famille.  L'affaire  deviendrait  immorale  si  l'on  ne  savait  juste- 
ment que  l'obstacle  véritable  aux  engagements  volontaires  a 
toujours  été  l'opposition  obstinée  du  vieillard,  laiidator  tem- 
poris  acti.  «  Alors,  cUsait  l'un  d'eux  au  cours  d'un  palabre,  la 
nuit  tombée,  le  fils  s'en  va  sans  avoir  dit  adieu  au  père.  » 

* 

J'ai  parlé  spécialement  de  l'Afrique  noire  parce  qu'elle  est 
appelée  à  fournir  les  plus  gros  effectifs.  Mais  le  même  prin- 
cipe jouerait  en  Indo-Chine  ou  à  Madagascar.  Il  ne  s'agit  donc 
que  de  l'appliquer  en  vue  du  rendement  maximum. 

La  première  chose  à  faire  est  d'en  répandre  à  profusion 
l'idée  dans  le  pubhc  indigène,  d'organiser  par  conséquent  une 
réclame  aussi  intense,  aussi  insistante  que  possible.  Nous 
venons  d'assister  à  une  opération  de  ce  genre  dont  le  résultat 
paradoxal  a  dépassé  toutes  les  attentes  :  j'entends  la  création 
de  l'armée  britannique.  En  un  pays,  non  point  antimilitariste, 
mais  antimilitaire,  où  toute  activité  en  quête  d'emploi  trouve 
travail  et  rémunération,  on  a  pu,  en  un  an,  lever  et  armer 
3  millions  de  volontaires.  Qui  l'eût  cru?  Mais  aussi  quelle  admi- 
rable méthode,  quel  art  de  sollicitation,  quelle  obsession  perpé- 
tuelle s'imposant  au  récalcitrant!...  Or  notre  autorité  coloniale 
n'a  pas  aujourd'hui  de  devoir  plus  sacré  que  de  s'employer  à 
semblable  tâche.  Par  tous  les  moyens,  palabres  dans  les  lieux 
publics,  tournées  administratives,  elle  doit  s'efforcer  de  semer 
les  paroles  d'où  lèveront  les  moissons  de  soldats.  Elle  n'a  pas 
d'autre  façon  —  et  celle-ci  est  excellente  —  de  prendre  sa  part 
d'une  guerre  où  elle  n'a  pas  le  droit  de  rester  simple  specta- 
trice, où  ses  intérêts  immédiats  sont  engagés.  On  voit  la  suite 
du  système  :  tout  édifice  administratif  transformé  en  bureau 
de  recrutement  ;  derrière  chaque  guichet,  chaque  table,  tout 


278  LA     REVUE     DE    PARIS 

fonctionnaire  devenu  délégué  de  l'autorité  militaire.  Appliquée 
avec  une  conscience  suffisante,  nul  ne  peut  fixer  de  limite  au 
rendement  de  la  méthode  :  un  demi-million  de  fusils  en  ligne 
au  printemps  prochain,  peut-être  davantage. 

L'imprévu,  l'énormité  du  chiffre  fait  surgir  immédiatement 
d'autres  questions  :  comment  encadrer  ce  flot  d'hommes? 

Avant  de  répondre,  faisons  d'abord  quelques  constatations. 
Le  nouvel  examen  des  anciens  réformés,  puis  la  loi  Dalbiez  ont 
ramené  sous  les  drapeaux  environ  700  000  hommes  sur  lesquels 
on  ne  comptait  pas.  Nous  avions  d'autre  part  commencé  la 

guerre  avec  un  déficit  de  lieutenants  ou  sous-lieutenants. 

On  sait  les  pertes  en  officiers  que  nous  ont  coûté  les  premiers 
mois  de  guerre.  Aujourd'hui,  néanmoins,  ces  700  000  soldais 
sont  absorbés  dans  les  cadres.  Avons-nous  pour  cela  résolu 
un  problème  surhumain?  Non  point  :  songeons  à  l'Angleterre 
qui  sut  créer  non  seulement  les  effectifs,  mais  les  cadres  en 
même  temps. 

La  guerre  nourrit  la  guerre.  Nos  armées  contiennent  aujour- 
d'hui toutes  les  jeunes  classes  qui,  en  temps  de  paix,  nous 
auraient  donné  les  élèves  des  grandes  écoles  et  des  ofhciers 
de  réserve.  Comment  pourraient-ils  apprendre  mieux  leui- 
métier  qu'en  vivant  toute  une  année  sous  les  marmites  alle- 
mandes? Or,  de  général  à  sous-lieutenant,  la  pépinière  d'un 
grade  est  naturellement  le  grade  inférieur  et  le  renouvelle- 
ment du  grade  le  plus  bas,  celui  de  chef  de  section,  est  le 
plus  important.  500  000  hommes  exigent  6  000  chefs  de  sec- 
tion. A  qui  fera-t-on  croire  que,  sur  un  effectif  combattant 
de  2  millions  d'hommes,  la  France  ne  puisse,  en  cas  pressant, 
trouver  6  000  jeunes  gens  capalSles  de  mener,  d'enlever  hardi- 
ment 50  soldats,  —  ce  à  quoi  se  réduit  presque  le  rôle  de  chef 
de  section. 

Disons  d'ailleurs  que  l'encadrement  possède  dans  nos  troupes 
de  métier  des  ressources  encore  si  amples,  que  chez  certaines, 
en  dépit  des  pertes  sévères,  la  seule  venue  des  réservistes 
retraités  a  suffi  à  combler  à  peu  près  tous  les  vides.  Des  cadres 
européens,  non  certes,  nous  n'en  manquerons  point,  mainte- 
nant surtout  que  toutes  nos  jeunes  classes  sont  instruites.  Le 
tout  est  de  les  adapter  immédiatement,  dès  le  premier  jour,  à 
la  troupe  qu'ils  devront  commander. 


TUOUPES     COLONIALES  279 

Toutefois  les  troupes  d'outre-mer  possèdent  un  cadre  indi- 
gène et  celui-ci  est  moins  facile  à  trouver.  La  formation  de  ce 
chef-d'œuvre  de  bravoure,  d'autorité  et  de  dignité  qu'est  un 
sergent  sénégalais  est  une  tâche  longue  :  il  y  faut  des  fatigues, 
des  campagnes,  du  sang  versé;  on  devrait  donc  puiser  jus- 
qu'aux dernières  ressources  dans  les  13  bataillons  du  Marco, 
aguerris  déjà  et  anciens  de  service,  dans  les  5  à  6  000  tirail- 
leurs qui  mènent  au  Cameroun  les  combats  au  canon  et  à 
la  mitrailleuse,  que  notre  légèreté  coloniale  s'était  dispensée 
de  prévoir.  Enfin,  il  faudrait  faire  appel  à  la  fierté,  à  l'auto- 
rité des  fils  de  grandes  familles  noires,  qui,  dans  nos  rangs, 
paient  aujourd'hui  largement  de  leurs  personnes  :  le  fils  de 
Mademba,  fama  (roi)  de  Sansanding,  blessé,  cité,  attend  son 
épaulette  ;  un  fils  de  Samory,  Mande  Touré,  adjudant,  a 
obtenu  aux  .Dardanelles  une  admirable  citation  ;  un  fils  de 
Behanzin  et  un  fils  de  Dinah  Salifou  sont,  dit-on,  lieutenants. 
En  Indo-Chine,  le  problème  n'a  pas  la  même  acuité;  le  général 
Pennequin  l'a  étudié  dans  son  projet  d'armée  annamite  et  tout 
fait  croire  qu'il  serait  aisé  de  trouver  dans  cette  race  intelli- 
gente tous  les  éléments  d'un  encadrement  en  sous-officiers  et 
même,  pour  une  part,  en  officiers  subalternes. 

Les  autres  problèmes,  armement,  habillement,  équipement, 
sont  de  pure  organisation.  Certains  peuvent  être  délicats, 
aucun  n'apparaît  insoluble  :  ils  se  ramènent  tous  au  fond 
à  une  question  d'argent. 

Il  n'est,  bien  entendu,  pas  possible,  de  lever  d'un  seul  coup 
un  demi-million  d'hommes.  Cette  opération  dépend  de  condi- 
tions inéluctables,  notamment  la  distance  et  les  voies  de  com- 
munication. On  pourrait,  dès  aujourd'hui,  par  un  simple  câblo- 
gramme,  donner  connaissance  aux  gouvernements  locaux  des 
moyens  nouveaux  de  recrutement  mis  à  leur  disposition;  mais 
cet  ordre  n'arriverait  guère  qu'après  une  quinzaine  aux  postes 
éloignés  de  l'A.  O.  P.,  après  des  semaines  aux  extrémités  de 
l'Afrique  Équatorialc,  Par  suite,  s'il  peut  s'exécuter  sur  l'heure 
au  voisinage  des  chemins  de  fer  et  des  lignes  télégraphiques,  il 
ne  porterait  d'efïet  général  que  peu  à  peu.  D'où,  dans  les  pays 
rapprochés  de  la  mer,  un  afïlux  successif  par  région,  d'ailleurs 
facile  à  prévoir  et  régler.  Concurremment,  de  France,  l'orga- 
nisation suivrait  les  mêmes  étapes  et  les  cadres  seraient  expé- 


280  LA     HKVUE     DK     PARIS 

diés  graduellement  aux  garnisons  fixées.  Il  faut  évidemment 
à  une  telle  affaire,  que  la  paix  eût  dû  préparer,  un  cerveau 
organisateur.  Mais  après  les  miracles  que  la  France  a  faits  au 
cours  de  cette  guerre,  il  faudrait  désespérer  de  son  clair  génie 
si,  de  ses  fils  lointains  accourus  à  son  appel,  elle  ne  savait 
tirer,  au  jour  du  péril,  les  soldats  qu'il  lui  faut. 


X.. 


GENS  DE  MER' 


QUATRIÈME    PARTIE 


XIX 


Un  grand  mois  épuisa  tous  ses  jours.  Sohec  vivait  sa  vie 
calme.  Chaque  dimanche,  les  cloches  appelaient  les  fidèles, 
qui  entraient  à  l'église,  emplissaient  la  nef,  écoutaient  le 
prêche,  suivaient  la  messe  et  se  répandaient  une  heure  après 
sur  la  place,  puis  disparaissaient  dans  les  maisons.  Autrement 
les  rues  et  les  ruelles  restaient  livrées  au  silence.  Par  rares 
intervalles,  une  silhouette  de  femme  ou  d'homme  se  déplaçait 
un  instant.  Un  chien  flairait  la  terre,  un  chat  ensommeillé 
s'étirait,  une  poule  picorait  dans  la  poussière.  Les  pêcheurs 
envahissaient,  aux  marées,  le  Rebarquère,  descendaient  au 
Piot,  remontaient  le  poisson,  allaient  boire  au  débit.  Les 
enfants  chantaient  l'alphabet  à  l'écolC"  ou  jouaient  devant 
le  Calvaire.  Le  piéton  apportait  une  fois  le  jour,  de  la  poste  de 
Murzac,  quelques  lettres  de  gars  au  service  de  la  marine  de 
l'État,  et  deux  ou  trois  journaux,  que  l'abbé  Rèze  et  M.  Mer- 
rien  lisaient. 

Au  delà,  d'un  côté,  c'étaient  la  lande  et  la  mer,  avec  les 
variations  lumineuses  des  heures,  la  candeur  des  aubes,  l'ago- 

1.  Voir  la  Rwue  de  Paris  des  1",  15  juillet,  l^S  15  août  &tl^'  sept.  1915. 


282  l.\     1U:VLK     DE     PARIS 

nie  des  couchants.  Les  bestiaux  de  la  ferme  des  Darges  pais- 
saient dans  les  enclos.  Des  pies  et  des  corbeaux  volaient  et 
s'abattaient.  Le  feu  aux  lueurs  rouges  et  vertes  s'allumait 
et  s'éteignait.  De  l'autre  côté,  c'étaient  la  colline  et  la  terre, 
les  arbres  et  le  moulin  du  Rohec,  la  rivière  Saint-Martial  qui 
serpentait,  la  route  sinueuse  reliant  par  plus  de  vingt  kilo- 
mètres d'étape  Vannes,  ou,  à  l'inverse,  la  Roche-Bernard^ 
sur  la  Vilaine. 

Sohec,  dans  cette  étendue  de  sol  et  d'eau,  limitée  parrhorizon 
circulaire  soutenant  le  ciel,  Sohec  végétait  comme  une  plante 
maigre  de  pierre,  de  plâtre  et  d'ardoises.  Isolés  au  bout  du 
cantœi,  les  gens  ne  songeaient  à  rien  qu'au  manger  et  au  boire, 
à  la  religion,  au  gain  modique.  Ils  étaient  prisonniers  de  leurs 
maisons,  de  leurs  habitudes,  de  leurs  existences.  Ils  ne  cher- 
chaient pas  à  changer. 

Boulhuec  se  taisait,  maintenant,  pour  ne  pas  nuire  au  com- 
merce de  sa  mère.  Il  fallait  qu'il  eût  bu  une  topette  de  vulné- 
raire en  plus  de  son  compte  pour  menacer  encore  les  fdles  sor- 
tant de  l'ouvroir,  les  garçons  sautant  au  cheval  fondu,  ou 
injurier  le  syndic.  Il  semblait  accepter  son  sort,  ou  s'y  rési- 
gner. Et  Jorace,  martelant  le  fer  rouge,  le  voyait  moins  sou- 
vent rôder  auprès  du  Rebarquère,  en  guettant  les  passages  de 
Rose...  La  torpeur  de  Sohec  avait  abattu  sa  violence  d'infirme. 
Il  s'assagissait,  occupé  à  tendre  des  lignes  sur  la  côte,  ou  à 
saisir  les  anguilles  gluantes  cachées  sous  les  pierres,  après  la 
marée.  Le  forgeron  le  disait  à  IMadhouas  : 

—  Boulhuec  avait  eu  une  fureur  légitime,  mais  il  ne  fau- 
drait pas  lui  en  garder  rancune  ;  il  n'était  pas  méchant  comme 
il  en  prenait  l'air. 

C'était  Uni  le  temps  des  injures  à  Pourru,  et  ])ersonne  ne 
s'en  souvenait,  pas  même  lui,  peut-être. 

Aussi,  ce  fut  une  stupeur,  comme  un  coup  de  tonnerie  dans 
un  ciel  pur,  lorsque  Jorace  et  des  pécheurs  qui  battaient  les. 
cartes,  avec  Boulhuec,  à  ce  moment-là,  chez  la  Fitte,  virent 
arriver  la  veuve  Isert.  Sa  coilïe  était  toute  dérangée  par  la 
vivacité  de  sa  course.  Elle  crocha  sa  main  sur  la  clenche  et 
pesa.  La  porte  s'ouvrit.  Elle  entra,  toute  colère,  dans  la  salle 
obscure,  et  d'abord  ne  distingua  pas  les  choses  ni  les  gens.  Il 
lui  fallut  reprendre  haleine,  tant  elle  avait  marché  vite.  Dès 


GENS     DE    MER  283^ 

qu'elle  fut  introduite,  elle  cria  dans  la  figure  de  la  Gutte- 
ahurie,  qui  essuyait  des  bols.  Sa  voix  âpre  tremblait  de  fureur. 

—  La  Fitte  est  là? 

—  Oui,  dame,  —  fit  l'autre. 

—  Fais-la  un  peu  venir,  que  je  lui  dise  un  mot  ! 

On  voyait  aisément  à  son  ton  qu'elle  ne  plaisantait  pas^ 
branlant  sa  tête  à  cheveux  gris,  et  tous  les  gars  présents  son- 
gèrent tout  de  suite  à  son  défunt  si  calme,  qu'elle  secouait 
ainsi,  au  su  de  tous,  en  maîtresse  femme  qu'elle  était.  Sa  dou- 
leur de  mère  et  d'épouse  ne  lui  faisait  pas  négliger  complète- 
ment son  intérêt,  et  d'avoir  perdu  à  la  fois  mari  et  fille,  d'avoir 
souvent  les  yeux  humides  ne  l'empêchait  pas  de  songer  à  son 
dû  et  de  faire  le  nécessaire  pour  l'obtenir.  Elle  avait  servi, 
domestique,  autrefois  à  la  ville  et  connaissait  les  choses.  On 
ne  lui  en  remontrait  pas  et  elle  semblait  inébranlable,  solide^ 
taillée  en  force,  comme  un  homme, 

— -  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  —  s'inquiéta  la  Fitte,  en  parais- 
sant sur  le  seuil  d'arrière,  haute  et  noire  dans  le  jour  qui  l'enve- 
loppait. 

Les  deux  femmes  se  mesurèrent  du  regard  avant  de  com- 
battre. Elles  se  valaient,  d'un  aspect  pareil  de  commères, 
robustes,  dures  ainsi  que  les  poutres  majeures,  larges,  l'œil 
petit,  le  front  bombé,  la  bouche  mince,  et  la  taille  pleine,  sous 
les  cottes.  Les  marins  les  observaient  en  silence,  certains  d'ap- 
prendre du  neuf. 

—  Avance,  qu'on  te  dit,  —  cria  la  Isert,  —  voilà  une  lettre 
de  monsieur  Podras,  ma  fille,  et  qui  en  dit  long. 

—  Le  conseiller  général? 

—  Lui-même.  Écoute  un  peu  :  qu'il  a  su  que  j'avais  à  reve- 
nir un  secours  de  trente  francs.  Tu  peux  voir,  c'est  porté 
dessus.  Eh  bien?  où  donc  qu'ils  sont,  nies  trente  francs?  Hein? 
En  sais-tu  quelque  chose,  toi,  dis  voir? 

—  Dame,  non,  je  n'en  sais  rien. 

L'indignation  blêmit  les  pommettes  de  la  réclamante.  Elle 
se  campa,  le  cou  tendu,  ramassa  d'un  geste  l'attention  de  tous 
les  présents,  avant  de  s'exclamer,  puis  elle  attaqua.  Elle  appor- 
tait la  justice  et  la  vérité  qu'elle  plaçait  en  face  de  la  faute  et 
du  mensonge,  haussant  la  voix,  vidant  sa  colère  amassée  dans- 
sa  maison  solitaire,  à  ne  rien  voir  venir,  ni  consolations,  ni 


284  LA     REVUE     DE     PARIS 

argent,  depuis  un  mois.  Elle  avait  reçu,  déjà,  les  bonnes 
paroles  du  syndic  et  de  la  commissionnaire,  les  paroles  d'es- 
poir encourageant  à  la  patience  et  à  la  résignation.  Mais  elle 
n'était  pas  une  de  celles  qui  se  laissent  faire.  Elle  casserait 
tout,  s'il  le  fallait,  pour  son  droit.  Et  aussi  sûre  d'elle  ([uo  de 
la  fourberie  de  la  Fitte  et  de  Pourru,  elle  explosait,  mainte- 
nant qu'elle  avait  la  preuve,  sa  lettre,  qu'elle  brandissait.  Elle 
en  criait  les  termes,  éclatants  de  lumière  pour  elle  et  pour  tous. 
Elle  trouvait  brusquement  des  mots  qui  faisaient  balle, 
prompts  et  durs,  d'autres  plus  légers,  s' éparpillant  en  gre- 
naille, et,  sous  la  mitraille  verbeuse  lancée  par  sa  bouche 
infatigable,  grondaient  en  sourdine,  comme  un  son  de  canon, 
lointains  encore,  les  mots  qu'elle  ne  disait  pas  et  qui  bour- 
donnaient dans  sa  ^téte,  les  mots  qui  auraient  abattu  sur  la 
figure  de  l'adversaire  sa  conviction  du  vol  dont  elle  était 
victime,  elle  après  d'autres,  qu'elle  venait  venger. 

Son  homme  mort,  sa  fille  morte,  c'était  de  l'argent  à  revenir, 
une  pension,  des  secours.  La  Marine  devait.  Et  la  Marine 
payait  ! 

—  Je  lui  avais  écrit,  moi,  à  monsieur  Podras,  —  hurlait- 
elle,  —  pour  savoir  de  lui  la  vérité,  et  que  je  m'étonnais  de 
ne  rien  recevoir  de  la  Marine,  et  puis  tout.  Je  mettais  les 
choses  sur  mon  papier,  oui,  dame,  comme  c'était,  et  je  lui 
demandais  de  faire  les  démarches.  Ça  n'a  pas  traîné,  tu  vois. 
Voilà  sa  réponse  !  Il  met  que  mon  secours  de  trente  francs  a 
été  touché  à  Vannes  par  la  veuve  Fitte,  mandataire  des  gens 
de  mer,  et  qu'il  est  content  de  me  l'annoncer.  Un  secours  d'ur- 
gence, entends-tu?  Alors,  où  c'est  qu'il  est,  cet  argent-là? 

Elle  dévisageait  la  commissionnaire,  crispée  à  son  comptoir. 
Elle  triomphait.  Le  témoignage  venu  de  l'extérieur,  hors  du 
bourg,  avait  une  force  incomparable.  Ce  n'était  pas  le  racontar 
de  n'importe  qui,  d'une  commère  au  lavoir,  ou  d'un  pécheur  de 
moules.  C'était  l'écrit  d'une  personne  sérieuse,  considérable  : 
le  conseiller  général,  qui  vo^^ait  le  préfet,  était  quelqu'un.  Il 
ne  parlait  pas  pour  s'amuser,  celui-là,  ou  pour  causer  préju- 
dice. Il  disait  ce  qu'il  avait  appris,  pas  plus,  pour  rendre  ser- 
vice. Alors,  tant  pis  pour  ceux  que  cela  gênait  !  Elle  avait  son 
droit,  elle,  femme  Isert,  de  réclamer.  Et  même,  elle  était  bonne 
de  ne  pas  se  plaindre  du  retard.  C'était  cela  qui  l'amenait,  et 


GENS     DE     MER  285 

avec  raison  peut-être,  mais  elle  écouterait  les  explications,  s'il 
il  y  en  avait. 

—  D'abord,  —  commença  la  Fitte,  —  tu  n'as  pas  besoin 
de  crier  pour  t' expliquer.  On  dirait  qu'on  t'a  écorché  la  peau 
vive.  Et  puis,  tu  pouvais  bien  venir  me  trouver  sans  remuer 
les  bras  comme  tu  fais.  Ce  n'est  déjà  pas  si  gentil  d'avoir  un 
espion  contre  Pourru  et  moi.  .Te  vois  bien  ce  que  tu  veux,  va, 
et  personne  n'en  sera  la  dupe  :  c'est  les  choses  qui  recom- 
mencent contre  le  syndic,  pour  le  perdre.  Mais  on  verra  ton 
affaire.  On  n'a  pas  tout  dans  la  tête,  tu  penses  bien,  et,  si  on  a 
oublié  de  te  remettre  ton  argent,  tu  l'auras,  sans  avoir  besoin 
d'avoir  peur.  * 

Mais  l'autre  sentit  la  victoire,  et  l'indécision  de  la  réponse. 
Elle  insista. 

—  C'est  tout  de  suite  que  je  le  veux  !  Voilà  assez  que 
j'attends,  peut-être?  Je  ne  sors  pas  d'ici  sans  mes  dix  écus. 

Elle  voyait  sur  les  bancs  les  hommes  attentifs.  Boulhuec 
ricanait  et  l'encourageait  à  petits  coups  approbatifs  du  col. 
Les  autres,  ne  sachant  que  penser,  gardaient  des  mines 
gênées,  les  yeux  clignants.  Plusieurs  avaient  signé  la  pétition 
pour  le  syndic,  et  la  veuve  le  savait,  mais  cela  ne  l'arrêtait  pas. 
Sa  certitude  était  profonde  et  soutenait  sa  rancune  de  bafouée. 
Elle  refusait  tout,  tout  atermoiement  nouveau,  tenace  et 
hargneuse,  excitée  par  la  lutte,  prête  à  griffer,  s'il  le  fallait,  à 
se  battre  même,  le  corps  projeté  en  avant,  menaçant  de  la 
tête  calée  dans  ses  épaules  arrondies. 

La  Fitte  s'encolérait  aussi,  dépitée  et  confuse,  l'œil  allumé. 
La  querelle  emplissait  le  cabaret  de  ses  reprises  criardes. 
Devant  la  porte  restée  ouverte,  le  petit  Touce,  curieux,  se 
dandinait,  la  figure  ébahie  d'attention.  La  tranquillité  du 
bourg  entier,  assoupi  dans  sa  quiétude,  mais  vivant  et  guet- 
teur, semblait  faire  silence  pour  mieux  entendre.  Le  sort  de 
chacun  se  débattait  entre  ces  deux  partenaires.  Tout  à  l'heure, 
la  chose  serait  sue,  se  répandrait  parmi  les  maisons,  pénétre- 
rait partout.  Le  débat  était  vital.  L'une  ou  l'autre  devait 
vaincre,  sur-le-champ,  et  elles  le  sentaient  toutes  deux.  Il  y 
allait  de  cent  intérêts  informulés,  de  la  confiance  à  accorder 
ou  à  refuser,  définitivement.  Les  mots  allaient  tuer  quelqu'un 
et  faire  naître  l'état  nouveau  pour  tous  les  membres  du  pré- 


286  LA     REVUE     DE    PARIS 

posât.  La  gène  ambiante  allait  disparaître,  el  déjà,  on  sentait 
un  lléchissement.  La  Fitte  se  troublait,  reculait. 

—  Je  peux  te  donner  quelque  chose,  —  dit-elle,  —  si  tu  en 
as  besoin,  et  pour  t' obliger.  Nous  compterons  après.  Veux-tu 
dix  francs? 

—  C'est  tout  qu'il  me  faut,  je  te  dis  î 

—  Comme  t'y  vas  ! 

—  Sûr  !  Je  demande  ma  justice,  vois-tu,  la  bonne  !  Ça  ne  te 
plaît  pas.  Tant  pis  1  Ah,  garce  !  Y  a  assez  qu'on  attend  ! 
Qu'est-ce  que  tu  croyais  donc?  Tu  m'as  volée,  volée,  volée  I 
Je  te  dis,  moi,  si  nul  n'y  songe,  et  tout  le  monde  le  saura.  Je 
ne  mâche  pas  ma  langue  pour  te  farler.  Toi  et  Pourru,  c'est 
de  la  même  graine,  qu'on  vous  donnerait  la  confession  à  votre 
mine,  dame,  et  que  vous  ne  valez  rien  de  rien.  T'es  une  pas 
grand'chose,  et  tu  vas  payer  !  C'est  fini  de  rire,  saleté  ! 
Voleuse  ! 

Les  buveurs  se  réjouissaient.  Ils  retrouvaient  la  parole.  La 
veuve  les  persuadait.  Il  leur  avait  fallu  le  temps  de  comprendre. 
A  présent,  ils  voyaient  clair,  ils  savaient,  et  ils  étaient  fâchés 
d'avoir  hésité,  honteux  de  leur  niaiserie.  Ils  se  levaient,  rou- 
leurs,  jetaient  leur  monnaie  sur  les  tables,  partaient.  Des 
marchandes  de  poisson  posaient  contre  le  mur  leurs  corbeilles 
vides,  avant  d'entrer,  et  assistaient  à  la  lin  de  la  scène.  Ils  les 
renseignaient. 

—  Quelle  entêtée  !  —  rugissait  la  Fitte,  en  étalant  les 
pièces.  —  Gare  si  tu  te  trompes,  ce  ne  sera  plus  la  peine  de 
compter  sur  Pourru  pour  s'occuper  de  toi,  tu  penses?  Ton 
homme  s'est  noyé  en  me  devant.  C'est-y  pour  boire  qu'il 
empruntait  mes  sons?  Dis?  Ton  homme,  oui,  ton  homme,  que 
tu  ne  raccommodais  pas,  au  vu  de  tous,  et  qui  se  promenait 
quasi  avec  les  jambes  à  l'air.  Que  c'était  une  pitié  et  qu'il  vaut 
mieux  qu'il  soit  mort  ! 

—  Il  y  a  assez  longtemps  que  tu  lanternes,  dame,  —  railla 
l'autre,  en  ramassant  les  écus,  —  il  fallait  que  ça  finisse  un 
jour.  Tu  nous  prenais  pour  plus  bêtes  qu'on  n'est. 

Boulhucc,  lent  et  sournois,  sortait  en  traînant  sa  béquille. 
La  joie  brûlait  dans  son  regard  méchant. 

—  Ce  qu'il  y  a?  —  expliquait-il  aux  coureuses  de  route, 
interdites  et  n'osant  commander  la  goutte  qu'elles  venaient 


GENS     DE     M EU  287 

boire,  —  H  y  a  que  la  veuve  d'Isert,  qui  s'est  noyé  avec  Clé- 
mence, menace  des  gendarmes  la  Fitte  et  Pourru,  Elle  a  une 
lettre  de  monsieur  Podras,  le  conseiller  général,  qui  suffirait 
pour  conduire  en  prison  bien  des  gens.  Voilà  ! 

Et  il  se  tournait  encore  pour  féliciter  la  victorieuse,  qu'il 
avait  conseillée  lui-même  en  secret,  pour  sa  démarche. 

—  Bravo  !  C'est  comme  ça  qu'il  faut  faire  !  Ça  va  être  aux 
honnêtes  gens  de  rire.  T'as  bien  agi.  Ce  sera  mon  tour  avant 
peu. 

La  femme  marchait,  fière  et  agitée,  traversant  le  groupe  en 
rumeur  des  arrivantes.  Puis  elle  avisait  la  Grégam,  cassée  par 
l'âge,  et  l'abordait. 

—  Faut  réclamer  aussi,  toi  ! 

Elle  disait  sa  victoire,  dans  la  joie  de  la  réussite,  montrant 
son  pécule,  au  creux  de  sa  paume,  nommait  les  témoins,  qui 
avaient  vu.  On  l'entourait,  gesticulante,  enfiévrée  et  les  yeux 
i^uettaient  l'envol  des  mots  sur  les  lèvres.  Les  têtes  hochaient, 
l'envie  descendait  dans  les  cœurs  d'avoir  soi  aussi  sa  part  du 
butin,  la  reprise  de  l'argent  venu  de  la  Marine  maternelle  et 
lointaine,  soustrait  par  fraude.  Les  objections  se  dispersaient 
au  souffle  de  l'évidence,  comme  la  fumée  s'effiloche  au  vent  de 
la  mer.  La  preuve  du  dol  s'avérait,  s'imposait  aux  esprits. 
On  se  sentait  victime,  créancier  de  la  faillite  enfin  prononcée. 
Chacun  et  chacune,  renseignés,  portaient  désormais  cette 
A^érité  nouvelle,  indiscutable  :  l'accusation  contre  Pourru  était 
juste.  Il  volait  les  gens  de  mer  !  La  Fitte  avait  avoué,  elle 
payait,  elle  remboursait.  Il  fallait  se  hâter  pour  profiter. 
Instantanément,  ainsi  que  l'air  pénètre,  l'incident  récité 
s'infiltrait,  entrait  dans  les  maisons,  réjouissait  les  couseuses 
embusquées  derrière  leurs  fenêtres  à  carreaux  troubles,  réveil- 
lait les  vieux  chauffant  leurs  membres  froids  près  des  cendres, 
animait  les  causeries  des  laveuses  tapant  le  linge  dans  la  rivière 
Saint-Martial,  gagnait  du  terrain,  emplissait  le  bourg.  L'abbé 
Rèze  l'apprenait  au  presbytère,  l'instituteur,  à  l'école,  M.  JNIer- 
rien,  au  château,  La  grosse  Dréan,  qui  revenait  de  Morzac, 
€t  montait  en  souffiant  le  raidillon  au  long  du  cimetière,  l'avait 
su  de  Potrec  le  boucher,  la  vieille  Boulhuec  l'entendait  d'un 
retraité,  en  arrachant  des  moules  aux  rochers.  Une  voix  mysté- 
rieuse et  multiple  colportait  rapidement,  la  vérité,  par  les  rues 


288  LA     UEVUE     DE    PARIS 

et  les  ruelles,  à  travers  les  clos  et  les  murs,  chassait  les 
hésitations,  ressuscitait  les  souvenirs.  Les  partisans  de  Pourru 
perdaient  pied,  abandonnaient  leurs  arguments  favorables, 
écrasés  par  l'accusation  victorieuse.  Leurs  objections  tom- 
baient mortes.  En  vain  rappelaient-ils  sa  conduite  lors  de 
l'échouage  de  la  V.  2208.  Il  semblait  à  tous  qu'il  n'eût  pas  de 
mérite,  et  que  c'était  louche,  déjà,  qu'il  eût  ainsi  payé  de  sa 
personne.  Les  plus  hostiles  disaient  qu'il  voulait  savoir  plus 
tôt  le  sort  des  naufragés,  pour  profiter  de  leur  décès,  établir 
ses  dossiers,  ramasser  l'argent.  Il  devenait  capable  de  tous  les 
crimes,  haï  soudain  pour  sa  duplicité  plus  que  pour  ses  exac- 
tions. 

Car  on  se  repentait  d'avoir  été  crédule,  aveugle  et  sourd, 
malgré  les  avertissements,  d'avoir  méconnu  Boulhuec,  plus 
malin  que  tous,  et  qui  savait.  On  discutait  les  suites  à  prévoir, 
le  mépris  à  la  bouche;  les  violences  sortaient  des  gosiers, 
pressées  de  venger  l'affront,  la  misère,  la  trahison.  On  se  sentait 
solidaires,  du  même  troupeau  tondu  par  le  mauvais  berger, 
depuis  si  longtemps  que  les  fils  avaient  succédé  aux  pères,  sous 
la  même  exploitation  éhontée,  sans  protester,  sans  se  plaindre, 
dans  l'accoutumance  d'une  soumission  qui  soulevait  à  présent 
le  dégoût.  Celui-ci  se  souvenait  de  la  dette  contractée  chez  la 
Fitte,  pour  suppléer  au  secours  refusé  ;  celui-là  pensait  au 
lopin  de  terre  vendu  pour  payer  la  dépense  d'une  maladie 
soudaine.  L'un  avait  gémi  de  la  modicité  d'une  pension,  l'autre 
n'avait  pu  réparer  sa  barque.  Tous  les  maux,  toutes  les  souf- 
frances venaient  du  syndic  prévaricateur,  étaient  de  son  fait, 
de  sa  gestion  coupable...  Et  tous  se  croyaient  frustrés  d'une 
somme  que  le  temps  avait  grossie,  et  dont  le  chiffre  restait 
ignoré. 

On  répétait,  pour  bien  se  convaincre,  la  défense  piteuse  de 
la  Fitte,  puis  sa  reddition,  qui  avouait.  Et  l'on  calculait  que  la 
chose  ne  saurait  en  rester  là  et  que,  bientôt,  sans  doute,  les 
gendarmes  allaient  s'en  mêler.  On  les  voyait  venir,  sombres 
et  rayés  de  blanc,  frapper  à  la  porte,  monter  l'escalier,  exécuter 
les  ordres.  Pourru  partirait  entre  leurs  uniformes,  à  grand 
scandale,  la  tête  basse.  On  le  conduirait  à  Vannes,  en  prison. 
Il  tomberait  comme  dans  un  trou  et  l'on  serait  délivré  de  sa 
honte,  contagieuse  et  malpropre,  qui  souillait  Sohec. 


GENS     DE     MEK  289 

Le  châtiment  de  la  loi,  évoqué,  palpitait  autour  des  fronts 
songeurs,  fatal  et  formidable,  dans  son  appareil  de  juges,  de 
tribunal  et  de  geôliers.  L'air  qu'on  respirerait  après  serait 
nouveau,  purifié,  comme  si  une  chose  malodorante,  décou- 
verte, eût  été  enlevée  et  enfouie.  On  avait  besoin  de  le 
savoir  puni,  d'être  vengé.  Vengé  d'avoir  été  crédule,  d'avoir 
souffert,  d'avoir  peiné,  d'avoir  lutté,  vengé  des  privations, 
des  mauvaises  pêches,  des  dettes  et  des  deuils.  On  s'associait, 
francs  et  honnêtes,  contre  le  fourbe  et  le  voleur.  On  le  huait, 
et  nul  ne  trouvait  plus,  sous  l'outrage  de  la  révélation,  la 
pensée  d'une  excuse  possible,  ou  le  pardon.  La  haine  germait, 
semée  dans  les  cœurs  comme  la  graine  par  le  vent  dans  les 
terres,  changeait  les  âmes  et  s'exhalait  en  paroles,  dans  les 
conciliabules  épars  ici  ou  là,  au  coin  des  rues,  aux  angles  des 
ruelles,  au  dehors  et  au  dedans  des  maisons.  Le  bourg  entier 
frémissait  ainsi  qu'un  être  frappé  qui  geint,  tout  bas,  la 
plainte  de  sa  blessure.  L'âme  commune  était  prête  pour 
vouloir  l'exécution. 


XX 

C'est  le  matin,  z'au  pohit  du  jour. 

Qu'on  fait  le  branle-bas,  z'au  fifre  et  au  tambour. 

Dans  leur  hamac,  si  y  en  a  qui  s'attardent, 

L'capitaine  d'arme  y  dit  :  Attends  que  j'te  r'garde  ! 

C'iui-là,  qu'il  aura  pris  son  nom, 

C'iui-là  n'en  aura  pas,  du  vin  dans  son  bidon  1 

—  Un  deux  !  —  cria  Dréan. 

C'Iui-là,  qu'il  aura  pris  son  nom, 

C'Iui-là  n'en  aura  pas,  du  vin  dans  son  bidon  1 

—  Ah  !  Je  l'ai  assez  chantée,  celle-là  et  d'autres,  dame,  sur 
les  voiliers  !  C'était  le  bon  temps.  On  savait  ce  que  c'était  que 
les  bordées,  garce  I 

—  On  les  disait  bien  aussi,  va,  nous  autres,  fit  Madhouas 
en  levant  la  tête,  tout  en  serrant  entre  deux  doigts  les  mailles 
rompues  de  la  drague. 

15  Septembre  1915.  5 


290  LA    REVUE    DE    PARIS 

Le  monde  commence  à  déjeuner, 
Faut  nous  voir  l'un  et  l'autre  nous  mettre  à  béquiller  l 
Mais,  attention  I  Tout  un  chacun  qui  gueule, 
L'capitaine  d'arme,  il  le  met  sur  sa  feuille... 

—  Voilà  ce  que  c'est  de  partir  vite,  coupa  le  patron  ;  je  n'ai 
pas  ma  carotte,  et  j'en  suis  tout  gêné.  Vivement  qu  Angeloc 
arrive  pour  retourner  eu  prendre  ! 

Désiré  acheva. 

G'iui-là,  dont  auquel  il  prend  l'nom, 
C'iui-là  n'en  aura  pas,  du  vin  dans  son  bidon  1 

Il  s'appliquait  à  son  ouvrage,  accroupi,  les  jambes  croisées 
sur  le  sable  des  berges  du  Piot.  Alignées,  les  barques  flottaient 
au  jusant,  et  les  équipages  préparaient  les  chaluts  et  les  voiles. 
Les  petites  lames  du  Ilot  clapotaient  sur  les  rives  en  les  léchant. 
Par  delà  les  marais,  la  lande  onduleuse  se  teintait,  du  violet 
au  bleu  tendre,  parsemée  des  rares  bouquets  d'arbres  maigres 
et  roux.  Au  loin,  derrière,  Sohec  campait  près  de  l'église  ses 
maisons  basses,  et,  plus  loin  encore,  tache  à  peine  distincte 
dans  la  grisaille,  Murzac  se  devinait,  au  bout  d'une  lieu  de 
terrain.  Madhouas  mâchonnait  entre  les  dents  sa  chanson- 
nette. 

Pour  le  dîner,  quand  vient  midi. 

On  chique  la  légume,  suivant  l'jour  que  c'est -y. 

Le  vendredi,  c'est  le  jour  du  fromage. 

Et  si  l'pauvr'  matelot  y  dit  :  Ah  !  Quel  dommage  ! 

L'officier,  qui  passe  sur  le  pont, 

Lui  dit  :  T'en  auras  pas,  du  vin  dans  ton  bidon  ! 

—  Tiens  !  Le  voilà,  Angeloc  !  —  s'écria  Dréan,  en  guettant 
un  point  noir  mobile  sur  la  route. 

Il  le  suivit  du  regard,  qui  passait  les  marais,  puis  prenait 
le  raccourci  en  faisant  lever  sous  ses  pas  les  lourdes  pics. 

—  Oui,  —  dit  Madhouas  tranquille,  —  le  voilà. 

Demain,  nous  serons  à  Toulon, 

Là  qui  y  en  a  toujours  du  vin  plein  les  bidons! 

Le  mousse  approchait.  D'autres  hommes  quittaient  le  bourg,. 
dévalaient  vers  le  Piot.  C'étaient  les  pécheurs  qui  venaient  à 
la  marée,  pour  prendre  la  mer. 


GENS    DE    MER  291 

Nous  en  irons  chacun  chez  notr'  hôtesse, 
Qui  nous  fera  cinquante  politesses, 
Buvons,  mes  amis,  buvons  donc... 

Le  chant  traînait  sur  les  lèvres  de  Désiré,  bourdonnait,  à 
l'allure  lente  de  la  rêverie  du  gars.  L'hôtesse,  c'était  Rose, 
pardi  ! 

Et  y  en  aura  toujours  du  vin  plein  les  bidons  I 

Sur  la  y.  3010,  la  grand'voile  grimpa  pesamment  sur  le  mât 
et  s'éploya,  toute  rouge. 

C'iui-là,  qu'il  a  fait  la  chanson, 

Puis  la  misaine  s'étala  à  son  tour.  Un  grincement  aigu  de 
chaîne  strida. 

C'Iui-là,  c'est  Chenu,  un  gabier  d'artimon. 

Et,  la  première,  la  vieille  barque  froissa  l'eau  unie,  en  glis- 
sant dessus. 

C'était  un  soir,  qu'étant  en  pénitence, 

Au  sec  dans  les  haubans,  pour  avoir  fait  bombance, 

Les  deux  hommes  regardèrent  passer  les  camarades. 

Avoir  liché  sans  permission, 

Du  vin  qu'il  en  restait  dans  le  fond  d'un  bidon  1 

—  Dépêche-toi  un  peu  !  —  criait  Dréan  au  mousse  qui 
apparaissait  au  tournant  ! 

—  Ah  !  bien  !  Vous  ne  savez  pas,  —  s'exclama  celui-ci,  — 
Y  a  du  beau  ! 

Du  vin  qu'il  en  restait  dans  le  fond  d'un  bidon  I 

—  Va  donc  me  chercher  de  la  carotte...  —  commença  le 
patron. 

Mais  il  s'interrompit  et  resta  béant  à  regarder  Angeloc, 
dont  toute  la  figure  paraissait  changée. 

—  Qu'est-ce  qu'il  dit  donc?  —  fit-il  à  Madhouas,  qui  leva 
le  nez. 

—  Il  y  a,  —  cria  le  gamin  en  courant,  —  que  la  veuve  Isert 


292  LA     REVUE     DE    PARIS 

a  menacé  la  Fitte  des  gendarmes,  et  qu'elle  avait  un  papier. 
Et,  d'une  seule  haleine,  il  expliqua  l'aventure,  comment  la 
Isert  avait  écrit  à  Podras,  le  conseiller  général,  et  la  réponse 
qu'elle  en  avait  reçue,  que  la  mandataire  avait  touché  trente 
francs  pour  elle,  et  avait  dû  les  lui  rendre,  devant  tout  le 
monde,  Jorace,  Boulhuec  et  les  autres,  qui  étaient  au  débit. 
Désiré  restait  stupéfait  à  l'entendre,  la  poitrine  serrée  d'émo- 
tion. 

—  Et  tu  dis  que  la  Fitte  a  payé?  —  questionnait  le  patron. 
- —  Comme  je  vous  vois.  Trente  francs  ! 

Madhouas  se  le  lit  répéter  encore,  pour  bien  le  croire.  Une 
sorte  de  masse  pesante  semblait  passer  sur  sa  tête  et  l'hébé- 
tait.  Il  regardait  le  porteur  de  mauvaise  nouvelle  avec  une  telle 
anxiété  qu'il  lui  faisait  peur.  La  terre  tournait  autour  de 
lui,  comme  s'il  avait  été  au  centre  d'un  manège;  il  ne  voyait 
plus  que  le  temps  était  beau  et  qu'une  à  une,  les  barques 
fdaient  dans  le  Piot,  couvrant  et  découvrant  à  mesure,  de  leurs 
voiles  rouges,  les  maisons  éloignées  de  Sohec  et  la  grande  tour 
carrée  des  Gloses.  Il  était  étourdi  comme  un  homme  ivre.  Car 
brusquement,  lui  aussi,  il  ne  pouvait  plus  douter  de  la  culpa- 
bilité de  Pourru  devant  l'aveu  de  sa  complice.  Et  Rose  se 
trouvait  atteinte.  Rose,  sa  pure  idole  parfumée,  trois  fois 
sainte,  enfermée  au  fond  de  son  cœur  dans  un  tabernacle 
secret,  tombait  d'un  seul  coup,  brisée  sous  l'opprobre,  liée  à 
des  misérables,  fille  et  nièce  de  voleurs.  Cela  lui  causait  encore 
plus  de  stupeur  que  de  peine.  Il  avait  l'elïroi  et  l'angoisse  que 
cela  fût  seulement  possible.  Et  il  sentait  que  c'était  vrai,  sans 
comprendre.  C'était.  Cela  existait.  C'était  inouï,  mais  cer- 
tain, absolu  :  le  syndic  volait.  Ce  n'était  plus  Boulhuec  jaloux 
qui  l'accusait.  C'était  un  homme  honorable,  une  autorité, 
M.  Podras,  un  riche.  La  Fitte  remboursait. 

—  Alors?  —  dit-il. 

—  C'est  tout,  —  répliqua  Angeloc,  —  mais  d'autres  récla- 
meront, pour  sûr. 

—  Oui,  mais  alors,  quoi?  Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

Il  ne  savait  plus  bien  ce  qu'il  disait,  ni  ce  qu'il  demandait. 
Il  aurait  voulu  qu'on  l'éveillât  d'un  mauvais  cauchemar, 
qu'on  le  rassurât,  d'un  mot,  en  lui  disant  qu'il  se  trompait, 
que  tout  était  faux,  qu'il  y  avait  erreur,  mensonge  et  calomnie. 


GENS     DE     MER  293 

et  il  n'entendait  rien  que  les  derniers  détails  accusateurs 
tombés  de  la  bouche  du  gamin.  La  certitude  s'ancrait  dans 
son  cerveau,  impérieuse.  Il  l'avait  en  lui,  lui,  Madhouas,  qui 
serrait  les  poings  quand  il  se  retenait  pour  ne  pas  écraser  les 
détracteurs  du  syndic...  Il  aurait  voulu  se  meurtrir  pour 
châtier  sa  foi  involontaire  dans  le  mal.  Mais  Pourru  était 
coupable.  Mille  faits  ténus,  repoussés  comme  futiles,  accou- 
raient, se  groupaient.  La  vérité  était  aussi  lumineuse  que  le 
ciel  en  ce  moment. 

—  Ah  bien  !  —  grommelait  Dréan,  —  ça  fera  du  train, 
dame  ! 

—  Y  a  déjà  du  monde  pour  en  causer,  —  déclara  le  mousse. 

—  C'est  bon,  embarque  !  Si  tu  veux,  Madhouas,  c'est  le 
temps. 

Désiré  les  suivit,  tous  deux,  qui  se  hissaient  à  bord.  Il  fai- 
sait, pour  les  aider  au  départ,  les  gestes  machinaux,  tirant 
sur  les  filins,  halant  les  vergues,  tendant  la  fune.  Mais,  tandis 
que  la  barque  prenait  le  flot  et  sortait  de  la  jetée,  tandis 
qu'elle  bondissait  sur  l'écume  de  la  passe  et  qu'elle  filait  droit 
sur  l'île  Dumet  en  longeant  Piriac,  l'âme  du  matelot  fuyait 
vers  la  terre,  traversait  la  lande,  entrait  dans  le  bourg,  jusqu'à 
la  rencontre  de  la  silhouette  chérie  entre  toutes,  qui  avait  de 
grands  yeux  innocents,  une  bouche  aux  lèvres  rouges,  et  toute 
une  séduction  candide,  adorable.  Il  se  portait  au-devant  pour 
la  défendre,  avec  un  besoin  instinctif  de  mettre  sa  force  au 
service  de  cette  faiblesse,  prêt  à  la  secourir,  sans  rien  lui 
demander  en  échange  que  d'être  supporté  pour  cette  tâche 
librement  voulue. 

Et  pourtant,  il  ne  ressentait  aucune  pitié  pour  le  syndic  et 
ne  cherchait  pas  à  atténuer  sa  faute.  Pourru  lui  faisait  horreur, 
ainsi  qu'un  être  faux  et  dangereux.  Il  ne  voulait  ni  l'excuser, 
ni  le  comprendre.  Il  le  sentait  coupable  davantage,  parce  qu'il 
était  le  chef,  et  il  éprouvait  à  son  égard  le  même  sentiment 
douloureux  qu'il  avait  eu  déjà,  au  service,  en  voyant  la  sotte 
forfaiture  d'un  gradé,  rendu  voleur  par  la  passion  du  jeu. 
Cela  dérangeait  son  honnêteté  native,  c'était  étranger  à  sa 
conscience.  C'était  monstrueux.  Il  le  constatait,  il  ne  pouvait 
l'expliquer. 

Il  devinait  bien  que  ses  compagnons  silencieux  suivaient 


294  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  songes  pareils,  au-dessus  des  clapotis  légers  de  l'eau  verte 
et  calme.  Il  leur  sentait  au  cœur  la  même  colère  triste  qui 
emplissait  le  sien  contre  le  traître.  Chacun,  dans  Sohec,  devait 
être  amoindri  et  furieux,  un  peu  déshonoré  et  sot,  à  la  fois. 
Mais  il  avait,  de  plus  que  les  autres,  la  blessure  saignante  faite 
à  sa  Rose,  quelque  chose  qui  pleurait  doucement  en  lui,  goutte 
à  goutte... 

Le  refus  du  syndic  devenait  compréhensible.  Il  ne  voulait 
pas  de  gendre,  pas  de  témoin  dans  sa  maison,  qui  pût  un  jour 
constater  ses  vols.  Il  voulait  être  le  maître  d'arranger  ses 
papiers,  d'y  inscrire  à  sa  volonté,  de  garder  son  profit  déshon- 
nête,  dépouillant  les  gens.  Pour  cela,  il  repoussait  l'amou- 
reux d'un  geste  de  mépris,  simple  et  brutal,  sans  même 
fournir  de  raisons.  Et,  pardi  !  lesquelles  aurait-il  pu  donner, 
dans  sa  honte?  Voleur  !  C'était  un  voleur  !  IVIadhouas  se  le 
répétait. 

—  Pourru,  le  syndic,  est  un  voleur  I 

La  chose  était  énorme  et  couvrait  tout  ce  qui  n'était  pas 
elle.  La  mer  n'était  plus  la  mer,  belle  et  changeante. 

—  Pourru  est  un  voleur  ! 

Les  vagues  le  criaient  en  s'étirant,  voluptueuses  et  inquiètes. 
Les  mâts,  en  grinçant  au  roulis,  le  scandaient.  Les  vergues 
gémissaient,  les  voiles  claquaient... 

—  Voleur  ! 

Le  vent  courait... 

—  Voleur  I 

Les  barques  s'essaimaient  dans^le  golfe.  Mais  tout  dispa- 
raissait sous  la  hantise.  Madhouas  fixait  le  pont  humide, 
arqué  sous  ses  jambes  bottées,  le  corps  à  l'abandon,  l'âme 
chavirée  comme  le  canot  d'Isert,  l'autre  jour.  L'obsession  lui 
martelait  le  crâne, 

—  Pourru,  le  syndic,  est  un  voleur  I 

Et,  près  de  lui,  Dréan  commandait  la  manœuvre,  inclinait 
la  barre,  faisait  délier  les  garcettes.  Qu'est-ce  qu'il  disait,  à 
faire?  Qu'est-ce  qu'Angeloc  fredonnait  entre  ses  dents?  Pour- 
quoi le  regardaient-ils?  N'y  avait-il  pas  des  yeux,  dans  les 
remous  de  l'eau,  qui  regardaient  aussi  ?  N'y  avait-il  pas  des 
bouches  qui  susurraient  l'accusation,  sans  cesse,  comme  une 
musique? 


GENS     DE     MER  295 

—  Pourrii  est  un  voleur  ! 

Mais  depuis  quand  cela  dure?  Est-ce  qu'on  saura?  Est-ce 
qu'on  ne  s'est  pas  trompé,  aussi?  A-t-on  bien  vu? 
— •  Angeloc? 

—  Quoi? 

—  Alors,  elle  n'avait  pas  payé  la  veuve  d'Isert? 

—  Non,  dame,  depuis  un  mois. 

Ainsi,  il  ne  peut  y  avoir  de  doute.  On  sent  bien  les  choses 
qui  sont  vraies.  Elles  ne  vous  entrent  pas  dans  la  poitrine 
pareilles  aux  autres.  Elles  font  tout  de  suite  leur  trou  et  se 
logent,  on  ne  peut  plus  les  arracher.  On  n'a  même  pas  besoin 
qu'on  vous  les  explique  ;  on  y  croit  parce  qu'elles  sont  vraies. 
Quoi?  Peut-on  les  oublier,  après  qu'on  les  a  sues?  On  sent  bien 
qu'elles  ont  croche  en  pleine  viande,  et  qu'elles  tiennent  au 
cœur.  Est-ce  qu'on  peut  épouser  Rose,  maintenant,  sans  être 
complice?  Est-ce  que  ça  ne  fait  pas  pitié,  ce  déshonneur? 
Est-ce  que  les  Madhouas  ont  volé,  de  père  en  fils,  depuis  les 
aïeux  des  temps,  qui  dorment  leur  sommeil  de  justes  dans  le 
•cimetière,  jusqu'au  père  qui  les  a  rejoints,  voilà  dix  ans  déjà, 
péri  en  mer?  Aurait-on  pu,  à  celui-là,  reprocher  une  pecca- 
dille seulement?  Et  pourquoi  a-t-il  fait  cela,  Pourru?  C'est 
donc  si  tentant,  la  honte?  On  peut  donc  y  entraîner  ses  enfants, 
sans  rien  sentir  dans  son  ventre  qui  s'agite? 

— ■  Madhouas  ! 

—  Eh  ben,  quoi?  Madhouas  ! 

—  A  hisser  I 

C'est  bon.  On  s'y  met.  On  se  penche  sur  la  fune  ruisselante, 
qui  remonte  ;  on  tourne  le  treuil  à  pleins  muscles,  hardi  I  et 
l'on  souffle,  et  l'on  gémit,  et  l'on  se  crispe.  Le  chalut  affleure, 
.hardi  I  et  han  I  h  an  !  ahan  !  Fi  de  garce  !  Tire,  amène  ! 

Le  poisson  grouille.  Belle  alTaire  : 

—  Pourru  est  un  voleur  ! 

Quand  même  !  Oui,  la  pèche  sera  bonne  et  gros  le  profit. 
Trois  mois  encore  de  cette  vie  de  chien,  sans  répit,  malgré  les 
gerçures  qui  fendent  la  peau,  sous  le  sel,  malgré  la  fatigue, 
malgré  les  nuits  blanches,  les  heures  longues,  le  danger,  le 
vent,  la  pluie,  et  l'ombre,  et  le  soleil,  le  froid  et  le  chaud,  et 
Désiré  pourrait  acheter  sa  barque,  à  crédit,  la  commander  à 
Concarneau,  avec  ses  beaux  mâts  en  bon  bois  rouge  de  Nor- 


296  LA     REVUE     DE    PARIS 

vège,  avec*  un  pont  solide  et  des  apparaux  neufs.  Il  serait 
patron,  à  son  tour,  aurait  la  moitié  de  la  recette  pour  la 
barque,  sa  part,  et  la  moitié  du  menu  pour  sa  femme.  Il  paie- 
rait les  Invalides,  le  vin  de  marée,  la  marchande,  tiendrait  la 
barre,  ferait  hisser  les  voiles,  les  carguer,  prendrait  son  corps 
mort  dans  le  Piot,  à  la  suite  des  autres.  Ce  serait  l'aisance 
presque,  et  la  sécurité  du  lendemain.  Il  avait  combiné  cela, 
lui,  pour  les  accordailles.  Est-ce  que  ça  n'aurait  pas  été  joli, 
de  dire  à  la  Rose  : 

—  Dès  que  je  t'ai  vue,  je  t'ai  voulue.  C'était  au  baptême 
de  la  V.  2208.  Voilà  ma  barque,  à  présent.  En  veux-tu  être 
marraine,  et  femme  du  patron? 

C'était  siir  qu'elle  le  voudrait  bien,  et  avec  une  fierté, 
encore,  que  tout  avouait  à  l'avance  et  qu'elle  ne  songeait  pas 
à  cacher.  Les  jours  auraient  coulé  bien  paisibles  ensuite,  avec 
du  bonheur  à  rendre  jaloux.  Un  beau  foyer  bien  propret, 
qu'elle  aurait  tenu  si  net,  coquette  comme  elle  l'était.  Et  que 
ça  ferait  plaisir  de  la  voir,  si  fine,  sous  sa  coiffe  neuve  d'épousée, 
rougissante.  Et  tout  cela  qui  passait  dans  la  tête  de  Madhouas, 
en  rêves  imprécis  mais  doux,  des  formes  de  petits  marmots 
trébuchant  dans  les  jambes,  à  la  rentrée,  et  farfouillant  dans 
la  barbe  râpeuse,  de  leurs  menottes  roses  comme  sont  les 
fleurs  des  haies,  le  bec  tout  humide  et  la  frimousse  barbouillée. 

Ah,  malheur  ! 

Est-ce  qu'il  y  a  vraiment  une  justice  du  bon  Dieu,  qu'on  en 
parle  toujours,  et  qu'il  arrive  des  coups  pareils?  Est-ce  que 
vraiment,  si  le  Dieu  du  ciel  était  juste,  il  permettrait  tout 
cela?  Et  pourtant,  fallait-il  donner  tort  à  la  Isert,  pauvre 
femme  tant  éprouvée  et  déjà  si  à  plaindre?  C'était  son  bien 
qu'on  lui  enlevait,-  qu'on  lui  volait,  que  Pourru  lui  volait, 
comme  à  d'autres,  lui,  syndic,  gras  à  lard,  rougeaud,  suant 
la  santé,  brusque  comme  un  qui  n'a  rien  à  se  reprocher  et  qui 
peut  rudoyer  les  gens.  Bien  sûr  qu'elle  avait  eu  raison,  cette 
femme,  et  que  la  chose  n'en  resterait  pas  là.  On  en  jasait. 
L'autorité  allait  se  mettre  en  mouvement,  enquêter  et  sévir. 
C'était  du  propre. 

Ah  I  Rose  I  Rose  I  si  jolie,  si  gracieuse  et  si  douce,  aimante, 
bien  sûr,  et  qui  languissait  de  la  séparation.  Comme  elle  allait 
souffrir,  la  tendre  fleur,  humiliée  et  honteuse,  n'osant  se  mon- 


GENS     DE     MER  297 

trer,  toute  amollie  par  les  larmes.  Le  monde  la  mépriserait  en 
méprisant  son  père  et  chacun  lui  jetterait  la  pierre.  Comme 
les  commères  jalouses  allaient  s'en  donner  ! 

Fi  de  garce  !  Halte-là  î  Le  premier  qui  y  touche  trouvera 
Madhouas.  Après  tout,  est-elle  responsable?  Qu'on  la  laisse 
tranquille,  ou  gare  !  Et  que  le  Boulhuec  ne  s'avise  pas  de 
ricaner  par  triomphe,  lui  aussi  I  S'il  a  droit  à  quelque  chose, 
qu'il  réclame,  qu'il  fasse  valoir  sa  plainte  !  Mais  qu'il  en  reste 
là  !  C'est  bien  assez  du  malheur  qui  arrive  sans  qu'il  y  mêle 
sa  gausserie  sournoise.  Et  même,  qu'on  n'aie  pas  la  preuve 
qu'il  a  conduit  toute  la  manigance,  ce  dont  il  est  bien  capable, 
car  il  en  adviendrait  quelque  atout  pour  son  compte... 

^  Pare  à  virer  î  —  crie  Dréan. 

Change  l'écoute,  Angeloc.  On  va  rentrer.  On  va  savoir  le 
fm  de  l'histoire.  Il  y  aura  assez  de  parleurs  pour  donner  les 
détails.  On  sera  fixé.  C'est  loin.  C'est  là-bas,  au  delà  du  phare, 
derrière  le  Piot,  près  la  tour  des  Gloses,  qui  pointe,  que  sont 
Pourru  le  voleur,  sa  maison  aux  marches  usées,  l'inscription 
à  moitié  déteinte  :  Syndic  des  Gens  de  Mer,  ses  registres,  ses 
dossiers,  la  preuve.  Quand  on  aura  doublé  l'île  de  Belair, 
puis  la  pointe  de  Cofrenau,  on  n'en  aura  plus  que  pour  une 
bonne  demi-heure  à  entrer  dans  la  passe.  Le  soleil  tombe  ; 
avant  la  nuit,  on  foulera  du  pied  la  place  du  Rebarquère,  et, 
tandis  que  les  marchandes  pèseront  le  poisson  et  offriront 
leurs  prix  en  criant,  on  apprendra  ce  qu'il  faut  apprendre 
pour  être  instruit  de  tout  et  se  faire  une  opinion  juste.  Mais, 
d'avance,  on  sait  bien  ce  que  ce  sera.  On  sait  bien  qu'on  ne 
pourra  pas  faire  que  ce  ce  qui  est  ne  soit,  pas,  et  qu'il  faudra 
accepter  l'évidence. 

—  Pourru,  le  syndic,  est  un  voleur  ! 

Est-ce  que  Dréan,  lui-même,  qui  parle  si  peu,  ne  le  dit  pas, 
après  avoir  compté  le  poisson,  que  le  mousse  a  rangé  par 
tailles  dans  les  corbeilles. 

—  Ça  ne  te  fait  pas  drôle,  toi.  Désiré,  que  Pourru  soit  un 
voleur? 

Ah,  fi  de  garce  1  Si,  cela  fait  drôle  !  Si  drôle  que  les  yeux 
piquent.  Saints  du  Paradis,  comme  s'il  y  avait  presque  des 
larmes  pour  y  brouiller  la  vue,  et  que  la  mâchoire  est  tant 
serrée  que  les  dents  vont  se  briser,  un  peu  plus.  Si,  cela  fait 


"298  LA     REVUE     DE    PAKIS 

"drôle,. cela  fait  qu'on  a  comme  des  envies  de  sauter  dans  l'eau, 
là,  devant  la  barque,  pour  arriver  plus  vite,  se  donner  du 
mouvement  et  brasser  la  mer  à  furieux  coups  de  coudes, 
pousser  sur  les  roches,  cramponner  la  côte  et  courir  à  toute 
haleine,  par  le  travers  de  la  lande,  sans  souci  des  pierres  et 
des  flaques,  des  talus,  des  herbes  et  des  piquants,  pour  être 
tout  près,  dans  le  bruit,  dans  la  certitude. 
—  Ah,  si  !  cela  fait  drôle,  va,  Dréan! 


XXI 


Serrée  de  tout  le  long  de  son  corps  contre  la  cloison,  Rose 
•sanglotait  doucement.  Elle  avait  entendu  chaque  cri,  et  la 
dispute  résonnait  encore  dans  sa  tête. 

—  Il  faudra  tout  payer,  tout,  tout  et  tout  !  —  criait  Boulhuec 
•exaspéré,  en  tapant  le  plancher  de  sa  canne.  —  C'est  plus  des 
Jiistoires  qu'il  faut.  C'est  de  l'argent  ! 

Et  cela  avait  continué  presque  une  heure,  dans  le  bureau. 
Le  syndic  s'était  défendu  tout  d'abord.  Sa  voix  dominait  celle 
de  l'infirme,  cherchant  à  lui  imposer  silence. 

—  Je  ne  me  laisserai  pas  faire,  —  hurlait  le  boiteux,  —  on 
fera  les  comptes  ! 

Son  rire  passait  au  travers  des  murs.  Pourru  grondait  en 
vain,  essayant  de  tenir  tête.  Mais  il  n'avait  pas  pu.  Et  il 
n'avait  plus  rien  dit,  lorsqu'il  avait  vu,  par  la  fenêtre, 
Jorace,  hors  de  sa  forge,  qui  levait  le  nez,  attentif,  auprès 
<ie  l'abbé  Rèze,  arrêté.  La  porte  s'était  ouverte.  Boulhuec 
sortait,  braillant  dans  l'escalier,  et  donnant,  avant  de  descen- 
dre, de  tels  coups  de  poing  sur  la  rampe,  que  la  maison  entière 
■était  ébranlée.  Il  lâchait  encore  une  bordée  de  gros  mots, 
effroyables,  de  ces  mots  ramassés  dans  les  ports,  qui  semblent 
racler  les  gorges  vomissantes  et  s'étalent  com.me  de  la  boue. 
Puis  son  pas  clopinant  frappait  les  marches  de  bois.  Et,  au 
«euil,  il  vociférait,  devant  les  gamins  allant  à  l'école  qui  for- 
maient le  cercle,  et  les  approbanistes  se  rendant  à  l'ouvroir. 
X,a  rue  était  pleine  de  sa  clameur,  jusqu'à  ce  que  le  recteur 


GENS     DE     MER  299 

s'interposât,  chassant  les  enfants  et  les  filles,  et  l'entraînant, 
lui,  en  tenant  son  bras. 

Alors,  un  silence  tragique  avait  succédé  au  tapage,  comme 
le  calme  après  la  tempête.  Mais  Rose  savait  maintenant.  Elle 
pantelait,  avec  une  horrible  sensation  de  blessure  physique... 
Elle  savait  que  les  gens  tenaient  son  père  pour  un  voleur, 
que  la  Grégam,  la  vieille  Isert  et  beaucoup  d'autres  l'accu- 
saient de  nourrir  sa  femme  et  sa  fille  et  de  faire  des  largesses 
avec  l'argent  des  malheureux. 

Tout  le  bourg  hostile  clamait  son  mépris.  Boulhuec  avait 
cité  les  noms.  Celui-ci,  celui-là,  cet  autre,  celle  dont  le  mari  était 
mort,  celle  dont  le  fils  avait  disparu,  et  tous  et  toutes,  victimes 
infortunées  que  la  mer  accablait,  et  que  le  syndic  dépouillait. 
Il  disait  même  des  chiffres,  des  trente  francs,  des  cinquante, 
des  dix  et  des  quinze,  qui  faisaient  des  sommes,  des  centaines 
de  francs  détournés,  volés,  depuis  des  ans  et  des  ans.  Et  qu'il 
n'était  pas  étonnant  que  sa  fille,  elle.  Rose,  eût  de  si  belles 
coiffes  et  fût  si  difficile  dans  le  choix  d'un  galant,  avec  le  magot 
amassé  par  le  père  ! 

Cela  surtout  la  faisait  souffrir.  Elle  avait  un  dégoût  d'elle- 
même. 

Car,  d'abord,  elle  s'était  révoltée,  prête  à  bondir  sur  l'insul- 
teur,  pour  lui  cracher  au  visage. 

—  Tu  es  un  naufrageur  !  —  glapissait  Boulhuec,  —  et  c'est 
au  bagne  qu'on  envoie  les  nauf rageurs  ! 

Peut-on  entendre  de  telles  paroles  et  ne  pas  mourir  sur  le 
coup?  Son  père  répondait.  Mais  par  quelle  violence,  se  débat- 
tant avec  quel  accent  de  rage  impuissante?  Il  se  défendait 
comme  un  coupable  pris  au  piège,  niait,  discutait,  au  lieu 
de  jeter  dehors  le  misérable  menteur,  de  le  châtier...  Puis, 
soudain,  il  avouait. 

—  Et  puis,  si  je  l'ai  fait,  et  après? 

— ■  Ta  fille  est  chassée  de  l'ouvroir,  —  reprenait  l'autre.  — 
C'est  bien  fait,  et  ce  n'est  pas  fini.  Les  gendarmes  viendront  te 
prendre  ;  ils  viendront  ici  avec  leurs  menottes,  pour  t'emme- 
ner  comme  un  voleur  ! 

C'est  alors  que  le  syndic  s'était  tu. 

—  Tu  peux  pleurer  tes  larmes  de  crocodile,  —  avait  jeté 
l'infirme  en  partant,  —  tu  rembourseras  ! 


300  LA     REVUE     DE     PARIS 

Tu  peux  pleurer  !  Son  père  pleurait  !  Son  père  !  Cette  bonne 
figure  aimée,  souriante,  joviale,  lavée  par  des  larmes  !  Des 
larmes  paternelles  !  Quelles  soulTrance  !  Et  ne  pouvoir  courir 
à  lui,  l'enlacer,  le  consoler,  ou  pleurer  avec  lui,  s'abîmer  dans 
la  même  douleur,  à  bras  joints,  front  contre  front,  joue  contre 
joue,  pour  la  même  cause,  supporter  avec  lui  le  lourd  fardeau 
envoyé  par  le  sort,  l'apaiser,  le  redresser  ! 

Rose  ne  le  pouvait  pas.  Elle  devinait  son  père  acculé  ainsi 
qu'une  bête  fauve  fouaillée  par  son  maître.  Elle  était  épou- 
vantée. Elle  ne  trouvait  plus  les  mots  qui  forment  les  prières. 
Ses  jambes  étaient  rompues,  sa  tête  vide.  Elle  s'appuyait 
pour  ne  pas  tomber,  hébétée,  molle  comme  une  chilTe,  la 
gorge  serrée,  malheureuse  de  savoir  que  ce  qu'elle  avait  bu, 
ce  qu'elle  avait  mangé,  ce  qui  la  vêtait,  sa  guimpe,  sa  jupe, 
sa  coiffe  et  son  fichu,  tout  ce  qu'elle  touchait,  tout  ce  qu'elle 
voyait,  avait  une  origine  trouble  et  misérable,  était  l'épave 
de  quelque  victime  rançonnée  par  son  père,  son  père  voleur  ! 

C'était  la  raison  véritable  de  son  renvoi  de  l'ouvroir.  Made- 
moiselle Merrien  prétextait  son  amour  pour  Madhouas  pour 
refuser  de  la  voir.  On  la  rayait  d'abord  de  sa  dignité  de  sacris- 
taine  et  des  réunions  du  conseil.  Marianne  prenait  sa  place 
et  surveillait  les  petites.  Puis,  sur  son  refus,  en  confession,  de 
choisir  Dieu  seul  en  chassant  Désiré  de  son  âme,  on  l'excluait 
tout  à  fait  des  Enfants  de  Marie,  à  grande  honte.  Elle  n'avait 
plus  de  place  marquée  à  l'église  et  se  dissimulait  dans  un  bas 
côté  pour  entendre  la  messe,  n'osant  lever  les  yeux  de  son  livre 
et  s'abîmant  en  prières  éperdues.  Il  y  avait  deux  mois  déjà 
qu'elle  n'avait  pu  obtenir  l'absolution,  deux  mois  qu'elle 
vivait  dans  le  péché,  avec  ce  poids  sur  la  conscience,  malgré 
son  repentir  et  ses  remords.  Il  y  avait  deux  mois  que  chacune 
de  ses  fautes  s'ajoutait  aux  premières,  la  surchargeant  et 
l'étouffant.  Et  il  y  avait  le  même  temps  que  ses  compagnes  ne 
lui  souriaient  plus  et  se  détournaient  d'elle.  Elle  était 
la  brebis  galeuse  du  troupeau. 

Et  maintenant?  Sa  tante  Fitte  volait  !  Son  père  volait  ! 
Sa  mère?... 

—  Tu  nourris  ta  femme  et  ta  fille  avec  nos  dépouilles... 

Ta  femme  et  ta  fille?  Elle,  Rose,  qu'elle  fût  coupable,  elle 
le  savait.  Elle  ne  se  plaignait  pas  d'être  frappée.  Elle  avait 


GENS     DE     MER  301 

choisi  Madliouas.  Mais  imaginer  que  son  père  volait,  que  ce 
n'était  pas  là  une  invention  diabolique,  était  au-dessus  de  ses 
forces.  Ou  bien  c'est  que  Dieu  la  punissait.. 

...  Il  y  avait  du  temps  qu'elle  était  immobile.  Ses  cheveux 
pesaient  lourd  à  son  crâne  chaud.  Ses  yeux  brûlaient.  L'ombre, 
peu  à  peu,  rétrécissait  la  pièce. 

Elle  n'osait  remuer,  faire  connaître  sa  présence,  ni  sortir 
pour  allumer  la  lampe  dans  la  grande  salle.  Tout  à  l'heure,  il 
lui  faudrait  revivre,  pourtant,  s'asseoir  devant  son  assiette 
à  la  table  familiale,  regarder  la  figure  de  son  père  et  de  sa  mère 
et  répondre  à  leurs  paroles.  Il  lui  faudrait  regarder  le  visage 
nouveau  de  son  père  dévoilé,  le  visage  de  son  père  voleur  ! 
Oui ,  regarder  le  visage  du  père  voleur,  qui  lui  avait  dit, 
lorsqu'on  l'avait  chassée  de  l'ouvroir  : 

—  Tu  veux  donc  amener  le  déshonneur  dans  cette  maison 
respectée? 

Il  ne  dirait  plus  cette  phrase  terrible.  Mais  elle  la  lirait 
encore  dans  ses  yeux,  dans  son  attitude. 

Brusquement,  elle  tomba  sur  ses  genoux,  traça  le  signe  de 
la  croix  sur  elle,  et  implora  : 

—  Notre  Père,  qui  êtes  auxcieux...  donnez-nous  aujourd'hui 
notre  pain  quotidien...  pardonnez-nous  nos  olîenses,  comme  nous 
pardonnons  à  ceux  qui  nous  ont  offensés... 


XXII 

Boulhuec  ne  goûtait  pas  sans  inquiétude  l'orgueil  d'avoir 
aidé  la  justice.  Il  n'avait  pas  été  assez  longtemps  populaire 
et  constatait  un  revirement  singulier  dans  l'attitude  générale 
à  son  égard.  Après  le  premier  enthousiasme,  à  voix  tonnantes 
et  à  poings  levés,  le  calme  prudent  s'était  étendu  sur  les  faces. 
Et  Boulhuec  appréhendait  les  périls  de  son  rôle.  Il  était  l'in- 
surrection. Les  gens  l'avaient  suivi,  dans  leur  colère  de  dupes, 
approuvant  sa  conduite  auprès  de  la  veuve  Isert.  Puis,  ils  se 
réservaient,  pour  le  reste.  Leurs  yeux  conservaient  le  secret 
de  leurs  âmes  hésitantes,  alors  même  que  leurs  bouches  gron- 
daient encore  les  mots  de  violence. 


302  LA     REVUK     DE    PAItlS 

13'abord,  ils  ne  voulaient  pas  risquer  une  mauvaise  affaire 
et  se  compromettre.  Ils  avaient  à  perdre  en  déplaisant  à 
M.  Merrien  et  au  recteur,  et  ceux-ci  soutenaient  le  syndic. 
L'abbé  Rèze  y  avait  fait  allusion  aux  prêches,  sans  embarras, 
absolvant  le  coupable  et  imposant  aux  fidèles  l'indulgence  et 
le  pardon,  au  nom  de  la  commisération  divine.  Quant  au  maire, 
son  attitude  semblait  plus  nette  encore,  puisqu'il  était  venu 
ouvertement  au  débit  faire  un  petit  discours  dans  le  même 
sens  clément.  L'un  prenait  ainsi  les  femmes  pieuses,  l'autre 
les  hommes  buveurs.  Cela  faisait  réfléchir.  En  causant,  opi- 
nions échangées,  on  s'apercevait  que  le  silence  convenait  à 
l'histoire  trouble.  Pourru,  protégé,  rembourserait  sans  doute, 
et  l'on  oublierait.  On  préférerait  se  taire  et  voir  venir.  L'espoir 
du  gain,  seul,  donnait  à  l'infirme  protestataire  une  apparence 
d'autorité  verbale.  On  le  poussait  en  avant,  et  l'on  restait  der- 
rière... 

Il  le  comprenait  et  suppléait  à  sa  sécurité  apparente  par  une 
hardiesse  outrée  de  langage.  On  le  voyait  aller  et  venir  dans  le 
bourg,  toquant  aux  portes,  clignant  de  l'œil  devant  les  car- 
reaux, arrêtant  les  matelots  lorsqu'ils  partaient  au  Piot, 
s'accoudant  au  parapet  de  la  rivière  Saint-Martial  pour  jaser 
aux  laveuses,  et  disant  son  mot  aux  retraités  aspirant  l'air 
sur  les  seuils.  Le  débit  lui  manquait  à  présent,  car  il  n'osait 
s'y  aventurer,  redoutant  la  fureur  de  la  Fitte,  qui  l'aurait  mis 
dehors  sans  tarder,  avec  sa  vigueur  de  forte  commère.  Et, 
lorsqu'il  n'y  avait  personne  dans  les  rues,  que  les  pêcheurs 
étaient  en  mer,  les  épouses  à  leurs  besognes,  les  garçons  à 
l'école  et  les  filles  à  l'ouvroir,  il  ne  savait  vraiment  plus  que 
faire,  seul  entre  les  maisons.  Les  cantonniers  connaissaient 
son  récit  et  ne  l'écoutaient  plus,  tassant  la  terre  avec  leurs 
demoiselles  pour  n'être  pas  surpris  en  défaut  par  M.  Merrien, 
et  les  paysans,  peinant  dans  leurs  clos,  ne  voyaient  pas 
d'un  bon  œil  cet  innoccupé  stationner,  le  bavardage  prêt  aux 
lèvres.  D'ailleurs,   le  litige  ne  les  intéressait  pas. 

Et  Boulhuec  était  contraint  par  toute  cette  ambiance.  Il 
se  sentait  blâmé  par  la  cure  et  par  la  mairie,  suspect  à  beau- 
coup, antipathique  à  d'autres. 

Il  restait  pour  la  plupart  le  petit  Boulhuec,  le  bancroche, 
qui  avait  une  rancune  légitime.  Plusieurs  le  prévenaient  de 


GENS     DE     MER  303^ 

l'hostilité  de  Madhouas,  qui  en  tenait  pour  Pourru.  Seulement^ 
l'infirme  se  vengeait  le  soir.  Lorsque  la  nuit  prenait  le  ciel  et 
la  terre,  suspendant  les  regards  des  curieux,  il  entrait  ici  ou 
là,  où  il  y  avait  veillée,  derrière  le  linge  opaque  tendu  aux 
châssis  des  fenêtres.  Les  voisins  ne  s'étaient  pas  assemblés, 
pour  l'attendre  et  l'hôte  le  recevait  d'une  salutation  ordinaire. 
Le  silence  l'accompagnait  et  entrait  avec  lui.  Les  jeunes  fdles 
baissaient  la  voix  pour  se  conter  dans  leur  coin  des  secrets 
dont  elles  poufîaient,  et  les  vieux  tiraient  sur  leurs  pipes,  à 
joues  creuses,  les  yeux  guetteurs  sous  les  paupières. 

Boulhuec  s'asseyait,  et  bientôt  il  parlait.  Il  parlait  du 
syndic  Pourru.  Toute  sa  joie  libre  montait  du  fond  de  lui 
à  sa  bouche.  Les  mots  se  pressaient  contre  ses  dents.  Il  ne 
cherchait  pas  ce  qu'il  avait  à  dire.  Il  libérait  d'abondance 
ses  arguments  précis,  et  s'échauffait  à  s'entendre.  Parfois, 
un  contradicteur  émettait  à  voix  haute  un  détail,  et  la  réplique 
partait,  vive,  soulevant  comme  un  tourbillon  de  paroles.  Les. 
hommes  s'animaient,  pour  ou  contre,  et  les  plus  assurées  des- 
femmes, les  matrones  de  bon  âge,  ni  décrépites,  ni  jeunettes,, 
lançaient,  elles  aussi,  leurs  phrases  aigres,  pour  combattre  ou 
approuver.  L'argent,  toujours,  sonnait  dans  les  propos.  Son 
tintement  clair  picotait  les  cervelles,  dans  l'espoir  indécis, 
des  pièces  trébuchantes  que  l'audace  pourrait  valoir.  Les  cal- 
culs se  faisaient,  au  maniement  mutuel  des  chiffres,  et  les 
sommes  modifiaient  leur  total  à  chaque  observation  présen- 
tée. Puis  le  désir  et  le  regret  luttaient  enserdble.  Les  bouches 
se  fermaient,  les  yeux  restaient  fixes.  Et  l'on  n'entendait  plu&. 
que  Boulhuec,  grognant  après  le  recteur  et  le  maire,  qui  se 
mettaient  du  côté  des  voleurs,  pour  spolier  le  pauvre  monde. 

On  ne  répondait  plus,  on  ne  protestait  pas  davantage.  Le- 
trouble  gagnait.  On  songeait.  Nul  n'aurait  pu  dire  qui  avait 
raison,  qui  avait  tort,  mais  Boulhuec  allait  trop  loin,  et  on  le 
laissait  aller  seul.  Les  têtes  durcies  n'avaient  plus  d'oreilles  ni 
de. langues.  Les  masques  ne  vivaient  plus,  ni  les  corps.  On  ne. 
bougeait  plus  pour  ne  pas  attirer  l'attention,  éviter  la  mise  en 
cause  directe,  qui  compromettrait.  On  ne  perdait  cependant 
pas  une  syllabe  et  on  formait  son  opinion,  jusqu'à  ce  que 
l'heure  fût  venue  de  la  détente  brusque  pour  le  départ,  la  sor- 
tie du  clair  de  la  pièce  pour  rentrer  dans  l'obscur,  et  le  retour 


304  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  ombres  anonymes  dans  l'ombre  ambiante  des  rues  con- 
fondues et  muettes.  Alors,  on  s'en  allait,  par  couples,  enfer- 
més de  nuit.  On  rentrait  chez  soi,  on  poussait  la  targette.  Et 
là,  rassuré,  on  combinait  de  visiter  dès  le  lendemain  le  syndic 
pour  lui  arracher  une  somme.  On  savait  la  chose  possible. 
Ceux  qui  avaient  essayé  étaient  revenus  contents,  et  même 
n'ayant  aucun  droit,  ni  de  secours,  ni  d'autre,  par  simple 
crainte  inspirée  et  pour  leur  silence  acheté,  avaient  eu  des 
légumes,  ou  des  saucisses  du  cochon  tué  la  semaine  d'avant. 
Autant  de  cadeaux  pris,  et  aussi  utiles  pour  soi  que  pour  le 
voisin.  Il  fallait  en  user,  durant  le  bon  moment.  Pourru  deve- 
nait une  épave.  On  se  lançait  sur  l'épave,  on  allait  au  pillage. 
On  y  rêvait  en  montant  au  lit,  et  le  rêve  vous  berçait  sous 
la  couette. 


XXIII 

La  vie  n'était  plus  tenable  dans  la  maison  du  syndic.  Il  se 
souvenait  du  temps  si  lointain  où  il  naviguait  dans  la  Hotte, 
insoucieux,  jeune  et  gai.  Il  ne  pensait  pas  au  vol,  dans  ces 
époques-là,  ni  à  rien  de  pareil.  Il  avait  bonne  allure  de  franc 
gars,  et  le  mot  pour  faire  rire  les  camarades.  Son  bateau  était 
désarmé  comme  on  le  libérait,  juste  en  même  temps.  Son 
grade  de  second  maître  lui  avait  valu  une  place  d'auxiliaire, 
à  Bordeaux.  Encore  du  bon  temps,  avec  les  commis,  sous  un 
brave  homme  d'administrateur  indulgent.  Enfin  la  nomination 
deux  ans  après,  à  Sohec,  et  les  ans  succédant  aux  ans,  un  à  un. 
Celui  du  mariage  était  dans  les  bons,  celui  de  la  venue  do 
Rose  aussi,  et  puis... 

Et  puis,  c'était  un  cas  qui  se  présentait,  le  premier.  Un  bre- 
vet de  pension  rendu,  son  titulaire  mort,  par  la  commission 
d'un  hospice,  la  facilité  d'un  certificat  de  vie  à  établir  par  lui, 
syndic.  Justement,  il  y  avait  des  frais  pour  le  baptême  de  la 
petite,  et  peu  d'argent  dans  la  tire-lire.  Il  y  avait  eu,  quoi 
donc?  Oui,  on  ne  sait  plus,  un  rhume,  ou  le  toit  à  refaire 
cette  année -là,  quelque  chose  enfin.  Et  voilà  que  ce  brevet  sur- 
venait, quinze  jours  avant  le  trimestre.  Le  défunt  n'était  pas 


GENS     DE     MER  305 

du  pays,  ou,  s'il  en  était,  peut-être,  c'est  un  autre  après,  qui 
n'en  était  pas.  Toujours  est-il  que  celui-là  n'avait  pas  de 
parents.  Alors,  de  fil  en  aiguille,  d'idée  en  raison  et  de  raison  en 
idée,  il  avait  machinalement  fait  le  nécessaire  pour  toucher 
à  la  banque  ce  prochain  trimestre  de  pension,  qui  tombait 
si  près.  Même  qu'il  allait  à  Vannes  exprès  pour  cela.  On  le 
connaissait  dans  les  bureaux.  Il  serrait  des  mains  amies. 

—  Signe-moi  donc  ça,  hein,  qu'il  faut  que  je  touche  pour  un 
de  mes  paroissiens  ! 

—  Oui,  donc. 

Bon  !  A^oilà  deux  témoins  trouvés,  comme  par  hasard.  La 
pièce  est  en  règle.  Le  commissaire  fait  payer.  On  oublie  le 
danger,  quand  il  est  passé.  Après,  le  reste  va  de  soi.  Le  bap- 
tême a  lieu,  en  grande  cérémonie.  Quelle  belle  fête  !  On  ne  s'y 
ennuie  pas,  pour  sûr,  on  y  boit,  on  y  chante.  La  vie  est  douce. 
Oui,  mais  ensuite,  dame,  survient  quelque  accident.  Une 
bouche  de  plus  à  nourrir,  ça  compte.  C'est  cent  sous  par  ci, 
quarante  par  là,  qu'on  prend  sur  un  secours.  C'est  une  com- 
mission prélevée  sur  une  demande,  sur  une  démarche,  sur  une 
pension.  Faut  vivre.  On  s'habitue  à  la  dépense.  On  achète 
un  champ,  pour  récolter  quelques  légumes,  par  économie. 
Faut  de  l'argent  pour  s'acquitter,  quoi  !  Puis,  faut  bien  conti- 
nuer à  toucher  aussi  les  trimestres  suivants  pour  ce  brevet  de 
hasard,  sans  quoi  on  verrait  la  fraude.  On  ne  fait  déjà  plus 
la  différence  entre  cette  somme  là  et  le  vrai  traitement.  C'est 
une  augmenation  qui  devient  naturelle  et  l'on  est  gêné  encore. 
Si  un  cas  pareil  se  présente,  l'aubaine  sera  la  bienvenue.  Trop 
longue  à  venir,  on  y  supplée.  Ce  mort  ne  dira  rien  d'une  allo- 
cation perçue  en  son  nom?  Le  ministre  a  signé  la  liste,  et  c'est 
comme  un  mandat  au  porteur  qu'on  a.  La  Fitte  est  là,  qui  tou- 
chera sans  inconvénient. 

Et  puis... 

Et  puis?  Ah,  malheur  !  Ça  va  vite  sur  ce  chemin  là.  Il 
conduit  à  une  pente  terrible.  L'argent,  c'est  comme  l'alcool. 
Plus  on  boit,  et  plus  on  a  soif.  On  croit  le  mener  à  sa  guise,  et 
c'est  lui  qui  vous  mène,  où  il  veut  et  comme  il  veut.  On  est  sa 
proie  bien  docile. 

Et  puis... 

Il  faut  bien  faire  mourir  un  jour  les  défurits,  pour  que  leur 

15  Septembre  1915.  6 


306  LA     REVUE     DE     PARIS 

âge  trop  avancé  n'éveille  pas  les  soupçons  dangereux.  L'un 
a  quatre-vingt-douze  ans.  Déjà  !  Il  y  a  combien  de  temps 
qu'il  dure?  Vingt  ans.  Vingt  ans  !  Non?  Il  y  a  vingt  ans  qu'on 
touche  à  sa  place,  à  cet  inconnu,  péri  en  mer,  dont  la  carcasse 
elle-même  n'existe  sûrement  plus  î  Vingt  ans  !  Ce  n'est  pas 
possible.  Vingt  ans  !  Fi  de  garce  ! 

Eh  oui  !  Il  y  a  cela.  Il  y  a  vingt  ans  qu'on  le  certifie  vivant, 
solide  au  poste.  Mais  tout  de  même,  on  commence  à  plaisanter 
dans  les  bureaux.  D'autant  qu'il  y  en  a  d'autres  qui  suivent. 
Le  plus  près  a  soixante-dix-neuf  ans. 

—  Ça  conser\'e,  l'air  de  Sohec,  a  remarqué  le  trésorier,  une 
fois,  en  payant. 

C'est  vrai.  Quatre-vingt-douze  ans  !  Alors,  au  premier 
voyage,  la  Fitte  annonce  sa  lin  et  montre  le  petit  avis  jaune 
<ie  cessation  de  paiement.  Voilà  un  trou  dans  le  budget.  Un 
autre  encore  peut  se  produire.  Allons,  c'est  trop  tard  pour 
s'arrêter  ! 

Allons  !  Pourru,  allons  !  A  l'œuvre  !  Déterre  un  cadavre  nou- 
veau !  Redonne  lui  une  vie  factice,  puisque  tu  le  peux  !  Va 
au  cimetière,  choisis  !  Les  morts,  c'est  discret.  Signe  !  Certifie 
une  existence  !  Crée-la  !  Faux  en  écritures  publiques  !  Bah  1 
va  donc  !  As-tu  jamais  été  pris?  Sors  celui-ci  encore  de  sa 
tombe  !  Vole  celui-là  !  Prends  à  cet  autre  !  Va  donc  !  Fitte 
veut  sa  part,  augmente  la  tienne  !  Ta  fille  grandit,  ses  robes 
s'allongent,  paye  !  Ajoute  un  nom  sur  ta  liste  !  Tourne  ta  ronde 
majuscule  :  Propositions  d' alla  calions  à  titre  de  secours 

Tous  vivants  !  Ah,  ah  !  Et  puis?...  Boulhuec?  Le  chien  ! 
Il  arrive.  Il  braille.  Qu'est-ce  qu'il  veut?  On  ne  l'a  pas  volé, 
lui?  Son  affaire  vient  de  plus  loin.  Se  taira-t-il,  l'animal? 

Là  !  Ça  y  est,  il  casse  !  L'idiot  !  Ah,  canaille  !  Il  réclame. 
Bon  !  On  lui  donne  tort.  Le  voilà  maté.  Non?  Encore?  La 
veuve  Isert,  à  présent  !  Bon  Dieu  !  Bien  sûr,  fallait  pas.  Je 
l'avais  dit  à  la  Fitte.  La  Société  des  Naufragés  avait  fait  par- 
venir la  somme,  mais  le  trimestre  a  été  mauvais.  Elle  ne  savait 
pas,  la  vieille,  que  son  argent  était  là.  Et  Podras,  cet  imbécile, 
qui  mange  le  morceau  !  Tout  va  de  mal  en  pis,  maintenant, 
et  tout  est  possible.  Il  y  a  quelque  mauvais  sort  de  jeté. 
Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  pire  qu'avant?  Rien  et  tout.  Tout  est 
traître,  tout  est  hostile,  tout  est  faux,  louche,  méchant.  Les 


GENS     DE     MER  307 

morts  surgissent  des  papiers.  Ils  grimacent.  Le  vieil  Isert,  le 
dernier,  ricane  dans  sa  barbe  blanche,  et  sa  fillette,  la  Clémence, 
a  l'aspect  de  Rose  plus  jeune,  une  Rose  qui  serait  noyée,  son 
cadavre  verdi  jeté  par  la  vague  sur  la  plage. 

Non  !  Eh  là  !  Je  rêve?  Rose  !  Oh  là  !  Ma  Rose  !  Ah  !  Elle- 
même,  on  me  l'a  chassée  de  l'ouvroir,  comme  une  chienne! 
Tout  craque  bien,  tout  grince,  tout  menace.  Est-ce  que  je  suis 
coupable  encore,  depuis  le  temps?  Ma  fille  n*est-elle  pas  hon- 
nête, et  élevée  comme  il  faut  qu'on  soit? 

Là,  je  savais  bien  : 

...  les  négligences  consialées  dans  votre  service  m'obligeront, 
si  elles  se  reproduisent,  à  une  répression  qu'il  vous  est  encore 
loisible  d'éviter.  ^ 

Le  commissaire  de  l'Inscription  maritime. 

Ah,  le  commissaire  !  C'est  lui  qui  prévient.  Il  va  sévir  ! 
Ma  place  !  On  peut  me  chasser  de  ma  place,  et  c'est  Boulhuec 
qui  me  vaudrait  cela!  Qu'est-ce  que  j'ai  fait?  Rien!  Et  ce 
Madhouas  qui  voulait  ma  Rose  !  Ils  sont  tous  associés  contre 
moi.  Us  m'en  veulent.  Us  oublient  ce  que  j'ai  fait  pour  eux. 
Ils  étaient  bien  contents  de  venir  faire  leurs  grâces  pour  avoir 
des  secours,  pour  avoir  des  pensions,  pour  obtenir  quelque 
chose.  Us  en  font  fi,  à  présent.  Est-ce  que  je  dois  quelque  chose 
à  personne?  Non.  C'est  Fitte  qui  m'a  poussé,  la  carogne  ! 
C'est  elle,  je  vous  dis  !  Elle  a  le  lucre  et  l'usure  dans  le  sang, 
cette  garce-là  !  Moi,  je  voulais  m'arrêter.  Ainsi,  le  vieux 
Grégam,  je  ne  voulais  pas.  On  pouvait  savoir,  deviner, 
apprendre.  C'était  dangereux.  Eh  bien,  il  a  fallu  !  Elle  voulait 
tout.  Et  puis,  est-ce  qu'on  sait  comment  cela  va?  On  oublie. 
On  a  pris,  la  somme  a  fondu.  Sait-on  même  oii  elle  passe? 

Mes  comptes!  Ah,  si  les  gendarmes  venaient!  Si  les  gen- 
darmes venaient  ici,  m'arrêter,  moi,  Pourru,  syndic,  ancien 
second  maître  !  Si  les  gendarmes  me  mettaient  les  menottes  ! 
Us  me  conduiraient  en  prison,  au  bagne.  J'ai  naufragé.  Je  suis 
un  naufrageur,  et  c'est  au  bagne  que  vont  les  naufrageurs.  Au 
bagne.  Au  bagne  !  J'aurais  la  casaque  brune,  le  crâne  rasé,  les 
galoches.  Et  puis  le  numéro.  Ah,  non  !  Non  !  Non  !  Là-bas,  à 
Cayenne,  avec  le  fort  qui  domine  le  pénitencier,  et  les  chaouchs 
armés  du  revolver  !  Ou  à  Bourail,  à  la  Nouvelle,  moi,  Pourru  ! 

Pourru,  tu  iras  au  bagne  !  On  te  jugera,  on  te  condamnera. 


30S  LA     lîKVUE     DE    PARIS 

Tu  as  volé.  Tu  es  un  voleur  !  Les  morts  t'accusent,  les  papiers 
t'accusent,  les  vivants  t'accusent  !  Tout  t'accuse,  tout  ! 

Qui  est-ce  qui  a  ri?  Qui  est-ce  qui  ricane  donc  là,  dans 
l'ombre?  Qu'il  se  montre  !  Il  y  a  quelqu'un  là.  Il  n'y  a  per- 
sonne, je  suppose.  Je  rêve.  Est-ce  que  je  rêve?  On  a  bougé. 
Hein? 

Mais  je  vais  les  refaire,  mes  comptes.  Voyons  ! 

Cent  francs,  secours.  Non,  Société  de  Courcy.  Peut-être. 
Allocation  de  la  Société  centrale.  C'est  au  sommier.  J'ai 
détruit.  Il  faut  certifier,  avant  que  les  gendarmes  n'arri\'ent. 
Ils  vont  venir,  les  gendarmes,  et  ils  n'auront  pas  pitié.  Les 
gens  crieront,  par  derrière,  comme  des  chiens  qui  hurlent.  Il 
me  faut  arranger  mes  comptes  avant.  Mes  comptes  !  Comment 
les  rendrai-je,  mes  comptes?  Vous  voyez  bien  que  cette  écri- 
ture danse  et  que  les  papiers  font  une  ronde  dans  le  vent.  Les 
voilà  qui  s'envolent,  et  mes  comptes  montent  en  tourbillon- 
nant, plus  haut  que  le  clocher,  vers  le  ciel.  Mes  comptes  !  Ah, 
ah  !  Mes  comptes  !  Qui  veut  que  je  lui  rende  des  comptes?  En 
voilà,  des  comptes  !  J'ai  volé  ;  Pourru  a  volé.  Entendez- vous, 
braves  gens? 

Pourru  a  volé  !  Pourru,  votre  syndic,  vous  a  tous  volés,  tous, 
tous  !  Tous  volés  !  Ah,  mais  !  Oui,  tous  volés  !  Il  ne  peut  pas 
rendre  ses  comptes,  puisqu'il  vous  a  tous  volés.  Les  petits,  les 
grands,  les  gros  et  les  maigres,  les  vivants  et  les  morts,  tous, 
vous  êtes  tous  dépouillés,  et  Pourru  n'a  pas  d'argent  à  vous 
remettre,  ni  de  comptes,  ni  rien.  Plongez  vos  mains  dans  sa 
caisse,  et  prenez  ;  elle  est  vide.  Qu'est-ce  que  vous  en  dites? 
Vous  ne  le  saviez  pas?  Cela  vous  étonne?  Non,  hein?  Vous  le 
saviez  bien?  Arrive,  fossoyeur,  rentre -moi  tous  ces  morts  qui 
braillent.  Allez,  ouste,  dans  la  fosse  !  Jette-moi  celui-ci  à  l'eau, 
au  fond  de  la  mer.  C'est  sa  place.  Pourquoi  me  rcgarde-t-il? 
Allez,  allez  !  Je  ne  rends  pas  de  comptes.  Je  ne  sais  pas  ce 
qu'on  me  veut. 

Qui  a  parlé  de  comptes?  On  ne  parle  pas  de  comptes  ici. 
Il  n'y  a  pas  de  comptes.  Je  n'ai  jamais  compté,  moi.  Jamais, 
je  vous  dis.  C'était  la  sarabande  des  écus,  gai  !  On  la  menait 
joyeuse,  et  tant  pis  pour  les  naïfs  que  cela  gênait.  Pourquoi 
j'aurais  eu  des  comptes?  Est-ce  que  vous  savez  compter,  vous 
autres?  Moi,  pas.   Les  gendarmes  me  prendront  bien  sans 


GENS     DE     MER  309 

comptes.  Ils  ne  comprendraient  pas.  Pourquoi  faire,  des 
comptes? 

Vous  dites  qu'il  faut  rendre  des  comptes?  Mais  comment, 
les  rendrais-je,  mes  comptes,  encore  une  fois?  Il  peut  venir, 
l'administrateur,  voir  s'il  y  a  des  comptes  ici.  Le  curé  en  a 
voulu,  des  comptes.  Nenni.  Le  maire  aussi.  Nenni.  Tout  le 
monde  :  non  !  Pas  de  comptes  !  Ah  !  Ah  !  Ah  !  Ah  !...  Ah  ! 

Pas  de  comptes.  Ils  sont  morts.  Ils  sont  tous  morts,  et  les 
gendarmes  vont  les  emporter. 

Rose  regardait  avec  épouvante  son  père  fou.  La  menace  du 
commissaire  avait  eu  cet  effet  terrible.  Le  syndic  avait, 
depuis,  des  regards  errants  vers  les  choses.  Il  repoussait  des 
fantômes  menaçants  qui  l'assaillaient,  et  lançait  des  jurons  à 
sa  femme,  lorsqu'elle  voulait  l'apaiser.  Des  peurs  le  dominaient. 
Il  se  cachait  la  tête  sous  les  couvertures  de  son  lit,  et  il  fallait 
des  sollicitations  nombreuses  pour  le  décider  à  risquer  les 
yeux  dehors,  et  à  prendre  quelque  nourriture.  Il  fallait  lutter 
avec  lui  pour  l'empêcher  de  se  jeter  sur  les  fenêtres.  Ses  traits 
burinés  par  le  mal,  se  crispaient  en  d'atroces  rictus  et  ses  sour- 
cils roulaient  au-dessus  de  ses  paupières,  comme  deux  grosses 
chenilles  velues.  Il  n'y  avait  plus  une  seule  chemise  intacte 
dans  les  armoires,  car  il  les  avait  toutes  déchirées  en  minces 
lanières,  pour  s'étrangler.  Il  grelottait  de  terreur.  Chaque 
craquement  des  murs  le  faisait  sursauter  et  guetter  les  portes 
closes,  comme  si  un  ennemi  dissimulé  y  fût  prêt  à  bondir.  Il 
demandait  ses  livres,  tournait  les  pages,  essayait  des  comptes 
et  grondait,  pour  des  grattages  observés,  trépignait,  pleurait, 
puis  tombait,  en  des  prostrations  lugubres  qui  le  tenaient 
immobile,  le  regard  arrêté.  Il  en  sortait  furieux,  pris  d'accès 
effroyables  le  lançant  sur  les  murailles,  la  bave  à  la  bouche. 
Il  sanglotait  par  instants,  et  demandait  pardon  du  mal  com- 
mis, avec  une  voix  d'enfant. 

Rose  voyait  tout  cela,  horrifiée.  Elle  entendait  son  père 
s'accuser  de  crimes,  citer  les  morts  dépouillés,  dire  ses  forfaits 
et  hurler  de  la  peur  du  châtiment.  Elle  l'empêchait  de  heurter 
son  front,  et  le  ramassait  lorsqu'il  sautait  de  son  lit  et  roulait 
sur  le  sol.  Il  la  supportait  sans  la  reconnaître.  Des  lueurs 
fulguraient  dans  ses  prunelles  quand  ses  yeux  rencontraient 


310  LA     KEVIE     DE     PARIS 

les  siens.  Elle  pleurai l,  voyant  le  doigt  de  Dieu  appliquant 
cette  épreuve  à  son  âme  de  coupable  abandonnée  de  l'Église. 

—  Tu  vois,  —  avait  dit  le  recteur,  ■ —  ce  qui  arrive,  lors- 
qu'on a  ofTensé  Dieu. 

Elle  le  croyait.  Elle  s'humiliait,  implorant  Jésus  et  la  Vierge, 
pour  qu'ils  abrégeassent  ce  martyre.  L'hostilité  des  hommes 
ajoutait  pour  elle  l'opprobre  de  la  terre  à  la  réprobation  céleste. 
Le  curé  venait,  le  maire  venait.  A  eux  trois,  ils  compulsaient 
les  registres,  cherchaient  à  rétablir  les  comptes  embrouillés, 
fouillant  les  casiers,  rangeant  les  paperasses.  Nul  ordre  ne 
sortait  de  leurs  travaux.  Ils  ne  retrouvaient  pas  les  sommiers 
nécessaires,  les  feuilles  d'allocations,  mais  découvraient  les 
titres  mensongers  des  pensions  retenues  en  fraude,  les  preuves 
des  faux,  des  dois,  des  abus  de  toutes  espèces.  La  culpabilité 
du  syndic  prévaricateur  s'enflait  à  chaque  page  nouvelle  mise 
à  jour.  Le  total  des  sommes  détournées  augmentait  indéfi- 
niment. Les  mois  s'ajoutaient  aux  mois,  les  trimestres  aux 
trimestres,  les  années  aux  années.  Il  devenait  vite  impossible 
d'éviter  le  désastre,  de  le  nier.  Chaque  trouvaille  aggravait  le 
cas  déjà  grave  du  voleur,  aux  yeux  des  témoins  et  aux  yeux 
de  sa  fille  rouge  de  honte.  En  vain  M.  Merrien  avait-il  averti 
à  Vannes  d'une  indisposition  légère  du  syndic  de  Sohec,  et  dit 
que  par  ses  soins  les  livres  seraient  tenus.  La  vérité  allait  sortir, 
se  répandre,  amener  l'irréparable. 

Et  tandis  qu'on  cherchait,  dans  le  bureau,  la  voix  exaspérée 
du  fou  glapissait  à  l'étage,  traversait  les  murs,  ameutait  les 
gamins  dans  la  rue.  Les  marchandes  de  poisson  s'arrêtaient 
et  se  groupaient  pour  l'entendre.  Tout  le  monde  jasait.  On 
s'inquiétait  de  la  maladie  du  syndic.  Les  uns  tenaient  pour 
les  fièvres  des  îles,  ces  tremblements  froids  et  chauds  pris  dans 
les  mauvais  climats  et  qui  courbent  les  marins  après  le  retour; 
les  autres  croyaient  à  une  éruption,  et  quelques-uns  répétaient 
les  sarcasmes  de  Boulhuec,  plus  arrogant  que  jamais,  criant 
partout  au  mensonge  et  à  l'imposture. 

La  Fitte  s'était  enfuie  chez  une  parente,  à  Miirzac,  fermant 
le  débit  et  ne  laissant  que  la  Gutte  pour  fournir  aux  aclieteurs 
le  tabac  nécessaire.  Il  y  avait  eu  avant  son  départ  une  scène 
terrifiante,  alors  qu'elle  revenait  de  Vannes.  C'était  la  première 
crise  du  syndic  dément.  Elle  avait  grimpé  le  trouver,  lorsque 


GENS     DE     MER  ,  311 

retentit  soudain  un  hurlement,  un  cri  pareil  à  celui  que 
poussent  les  cochons  que  Potrel  égorge,  avec  des  râles  et  des 
glapissements.  Puis,  une  tuerie  avait  succédé  à  cela.  Pourra 
criait  comme  on  n'avait  jamais  entendu  crier  un  chrétien.  A 
l'école,  les  enfants  se  taisaient  au  beau  milieu  de  l'alphabet,  en 
entendant  ce  vacarme.  Rose  se  précipitait,  et  elle  voyait  sa 
tante  sortir  du  bureau,  échevelée,  la  coiffe  en  loques  et  la  lèvre 
saignante,  débouler  les  marches  et  traverser  le  Rebarquère 
en  courant.  Par  la  porte  laissée  ouverte,  elle  apercevait  son 
père  gesticulant,  dans  un  désordre  inexprimable,  cognant  les 
meubles,  renversant  l'encre,  déchirant  les  cahiers... 

Et  puis,  c'étaient,  sans  relâche,  les  doléances  des  gens 
venant  réclamer,  avec  des  mines  compatissantes  et  curieuses. 
Ils  se  plaignaient  de  leur  misère,  prêts  aux  allusions,  inter- 
rogeant et  menaçant  à  la  fois.  Les  femmes  insidieuses  deman- 
daient toujours  plus  de  détails,  l'œil  inquisiteur,  l'attention 
aiguë.  Elles  s'inquiétaient  de  la  présence  possible  du  démon, 
que  le  recteur  exorciserait.  Elles  citaient  les  dires  des  autres, 
la  face  hypocrite,  affirmant  qu'un  sort  fatal  était  jeté  sur 
le  pays,  auparavant  si  tranquille.  Elles  rappelaient  que,  la 
nuit,  dans  la  lande,  les  chandelles  de  malheur  avaient  été 
vues  errantes  autour  des  Gloses.  Trois,  une  à  chaque  angle, 
et  le  nord  seul  libre,  s'étaient  consumées  sur  la  tour,  au  vu 
de  chacun.  Les  feux  de  la  Loire  s'étaient  reflétés  un  soir  sur 
le  ciel  en  longue  traînée  rouge.  Elles  se  signaient  sans 
cesser  de  guetter  les  réponses  ou  de  prêter  l'oreille  aux 
clameurs  du  syndic  hurlant  son  impuissance  à  rendre  ses 
comptes  et  sa  terreur  des  gendarmes.  Les  dialogues  étaient 
affreux,  scandés  par  ces  cris  inhumains.  Rose  n'essayait  plus 
de  feindre,  accablée.  Elle  disait  humblement  son  ignorance 
aux  commères  arrogantes,  dont  elle  sentait  le  mépris  triom- 
phant affilant>  la  coupure  des  lèvres.  Sa  mère  ajoutait  à  son 
embarras,  au  lieu  de  l'aider,  clabaudant  sa  peine  auprès  de 
tous  les  auditeurs  complaisants,  galvaudant  sa  fille  à  tous 
propos  et  son  mari,  tout  le  long  du  jour.  Elle  joignait  ses  accu- 
sations acrimonieuses  à  celles  des  autres,  pour  s'attirer  des 
sympathies  menteuses  et  geignardes,  en  des  jérémiades  qui 
n'en  finissaient  plus.  Elle  ne  savait  heureusement  rien  des 
comptes  et  parlait  au  hasard.  Sa  fille,  attentive  aux  besoins 


312  LA     REVIK     UK     PARIS 

du  malade,  l'eiiteiidait  pérorer.  EL  les  deux  femmes  se  retrou- 
vaient ensemble  pour  les  repas  brefs. 

—  Qu'est-ce  que  dit  monsieur  Merrien?  —  interrogeait  la 
mère. 

—  Il  dit  qu'il  va  falloir  faire  interner  papa  à  l'asile  de 
Lesvellec,  —  répondait  Rose  sanglotante. 

La  femme  levait  les  bras  et  les  yeux,  puis  sa  curiosité  la 
talonnait. 

—  Qu'est-ce  que  dit  monsieur  le  recteur?  Te  reprendra- 
t-il  à  l'ouvroir?  Nous  sommes  perdues,  ma  pauvre  enfant. 

Non,  l'abbé  Rèze  ne  reprendrait  pas  Rose  à  l'ouvroir,  pour 
l'exemple,  et  malgré  sa  pitié  sincère  de  la  jeune  fdle.  Il  n'abor- 
dait môme  pas  ce  sujet,  et  elle  n'osait  en  parler  la  première, 
dans  les  circonstances  présentes.  Même  en  son  affliction,  elle 
ne  renonçait  pas  à  son  péché,  elle  rêvait  à  Madhouas. 

Elle  regrettait  bien,  pourtant,  les  calmes  journées  de  cou- 
ture, dans  la  salle  laborieuse  où  s'appliquaient  les  apî)roba- 
nistes.  Elle  les  revoyait  toutes,  passant  la  rue  à  des  heures 
régulières  :  elles  levaient  leurs  yeux  sournois  vers  ses  fenêtres. 
Leurs  gestes  restaient  en  sa  mémoire.  Elle  sa\ait  les  adroites, 
qui  apprenaient  vite  les  points  difficiles,  et  les  sottes,  dont  le  lil 
cassait  ou  s'embrouillait  toujours.  Elle  savait  les  câlines  aux 
manières  de  chattes,  et  les  bourrues,  hargneuses  ainsi  que  des 
dogues.  Des  détails  revenaient  tout  à  coup,  des  souvenirs  de 
réunions  dominicales,  où  l'on  chantait  des  cantiques  après 
vêpres,  et  des  réceptions  aux  Gloses,  par  mademoiselle  Mer- 
rien  offrant  les  confitures  faites  des  fruits  de  ses  arbres.  Elle 
rappelait  d'autres  souvenirs  encore,  plus  reculés  dans  son 
enfance,  de  menus  faits  d'école,  ou  bien  l'affection  protectrice 
de  la  sœur  Angélique  de  la  Foi,  qui  avait  précédé  la  languis- 
sante sœur  Thérèse,  et  qui  lui  avait  appris  à  reconnaître  les 
simples,  parmi  les  herbes.  C'était  aussi  d'elle  que  Rose  tenait 
ses  connaissances  utiles,  par  exemple  faire  de  l'acidulage  avec 
les  baies  de  l'épine  vinette,  ou  des  pâtes  de  roses  trémières. 
Rose  évoquait  avec  attendrissement  l'image  de  cette  grande 
femme  marquée  de  petite  vérole,  et  qui  l'aimait  bien.  La  sœur 
avait  une  manie  douce,  qui  agaçait  le  recteur,  c'était  de  dire 
à  tous  propos  des  proverbes  de  Salomon  qu'elle  connaissait 
par  cœur  : 


GENS     DE     MER  313 

«  L'Éternel  a  fondé  la  terre  par  la  sagesse,  et  disposé  les 
cieux  par  l'intelligence.  » 

((  N'entre  point  au  sentier  des  méchants,  et  ne  pose  pas 
ton  pied  au  chemin  des  pervers.  » 

Cela  faisait  rire  Rose  toute  petite.  Combien  il  y  avait  de 
vérité  pourtant  dans  ces  maximes  !  L'une  d'elles  restait  pré- 
cise dans  l'esprit  de  l'enfant  : 

«  La  grâce  trompe  et  la  beauté  s'évanouit  ;  mais  la  femme 
qui  craint  l'Éternel  est  celle  qui  sera  louée.  » 

Ce  proverbe  marquait  longtemps  la  fillette  de  sa  profonde 
empreinte,  et  elle  évitait  presque  un  an  de  se  regarder  dans  la 
glace  de  sa  chambre,  pour  offrir. puérilement  à  Dieu  le  sacrifice 
de  sa  grâce  de  gamine.  Ses  yeux  de  vingt  ans  s'humectaient  à 
ces  évocations  qui  lui  rappelaient  aussi  des  années  de  tran- 
quille bonheur  familial,  de  paix  et  de  candeur. 

Brusquement,  dans  ce  calme  d'autrefois,  ramené  à  la  surface 
de  l'âme  par  la  songerie  amollissante,  un  hurlement  fusait, 
sauvage  : 

— •  Mes  comptes  !  Comment  rendrai-je  mes  comptes? 

Et  son  père,  furieux,  repoussait  ses  draps,  sautait  et  courait 
par  la  chambre.  Elle  l'attrapait,  inconscient,  au  passage,  et 
l'enlaçait  de  ses  bras,  pour  le  maîtriser. 

XXIV 
RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE 

LIBERTÉ,    ÉGALITÉ,    FRATERNITÉ 

Asile  public  d'aliénés 
de 
Lesvellec  Lesvellec,  le  11  décembre  18.. 

DIRECTION 

—  M., 

Objet  :  Le    Directeur,    Médecin    en   thef   de    l'Asile 

public  d'aliénés  de  Lesvellec,  a  le  regret  de  vous 
informer  du  décès  de  M.  Pourru,  Justin-Alexis, 
survenu  dans  la  nuit  du  10  décembre. 

Et,  en  vous  priant  d'agréer  ses  respectueuses 
condoléances,  vous  informe  que  l'inhumation  aura 
lieu  après  demain,  13  courant,  à  neuf  heures  du 
matin.      P'  /g  Directeur,  Médecin  en  chef. 
Le  Secrétaire  de  Direction, 

lEANIC 


314  LA     REVUE     DE     PARIS 

Rose  faiblit  et  tomba,  assise,  le  dos  rond,  la  tête  enfouie 
dans  sesmains.  Puis  les  larmes  ardentes  jaillirent  et  coulèrent 
sur  ses  paumes.  Elle  suffoquait,  éperdue  de  chagrin.  Elle 
n'avait  pas  encore  la  force  de  penser.  Ce  choc  l'assommait  ; 
son  père  était  mort,  parti,  disparu.  Il  n'en  restait  plus  qu'un 
corps  inerte,  à  confier  à  la  terre.  Elle  se  le  représentait,  étendu 
dans  cet  horrible  hospice  grillé,  là-bas,  où  elle  l'avait  vu,  des- 
mois, rugir  comme  une  bête,  —  ne  la  reconnaissant  pas,  ni  sa 
mère,  à  leurs  visites  lamentables,  escortées  d'un  gardien 
inflexible,  qui  limitait  l'entrevue  au  strict  nécessaire,  ou  la 
refusait,  quand  il  en  avait  reçu  l'ordre,  à  cause  de  l'état  d'exal- 
tation du  fou.  Elle  le  revoyait,  boursouflé,  comme  il  était  la 
dernière  fois,  avec  ses  cheveux  blancs  hirsutes,  ses  joues- 
rugueuses  de  barbe  repouèsée,  et  ses  effroyables  orbites,  sur- 
tout, cerclées  comme  des  billes  de  verre  à  stries.  Elle  entendait 
les  affreuses  clameurs  de  son  repentir,  obsédantes,  mêlées 
aux  plaintes,  aux  gémissements  et  aux  fureurs  des  hallucinés- 
enclos  dans  les  cabanons  voisins  :  vacarme  tel  que  l'épouse 
avait  renoncé  aux  voyages  et  laissé  à  la  fille  seule  ce  soin  pieux 
et  douloureux... 

Ainsi,  il  était  mort,  tout  à  fait  mort,  cette  fois,  le  pauvre 
homme.  Une  grande  pitié  envahissait  Rose,  pour  la  morne  fin 
du  terrible  malheur  paternel.  Elle  ne  sentait  plus  que  sa  perte 
définitive,  le  lien  qui  se  rompait  avec  l'être  aimé,  chéri  malgré 
ses  fautes,  malgré  l'opprobre,  malgré  la  maladie  dégradante, 
et  elle  avait  une  immense  impression  d'abandon.  C'était  le 
terme  de  sa  lutte  filiale  :  la  raison  de  son  courage  s'en  allait 
pour  toujours.  Cela  rompait  l'ordre  nouveau  introduit  dans 
sa  vie  par  les  événements. 

Il  était  mort,  là-bas,  de  l'autre  côté  du  département,  dans 
la  geôle  médicale,  tué  par  le  remords  auquel  sa  raison  avait 
succombé.  Il  était  mort  d'avoir  volé,  châtié  par  Dieu  juste  et 
puissant.  Elle  savait,  elle,  sa  fille,  qu'il  en  était  ainsi,  et  que 
Dieu  l'avait  jugé  et  atteint.  Et  elle  implorait  souvent  la  clé- 
mence divine,  pour  que  le  supplice  lui  fut  abrégé.  Le  céleste 
Juge  l'exauçait  aujourd'hui.  Il  délivrait  l'âme  du  coupable 
pour  la  faire  comparaître  à  son  tribunal.  Déjà  le  pécheur  était 
en  présence  de  son  maître,  qui  pèserait  les  torts  et  dicterait 
la  peine.  Son  père  échappait  aux  hommes.  Il  n'y  avait  plus 


GENS     DE    MER  315- 

de  recours  qu'en  l'intercession  de  Jésus  et  de  la  Vierge,  pour 
attendrir  le  Père.  Il  ne  restait  plus  qu'à  prier. 

Oh  oui  !  prier  pour  le  malheureux,  implorer  et  s'humilier 
pour  le  sauver  !  Racheter  son  passé  trouble,  en  se  donnant  en 
holocauste  à  la  colère  divine,  supplier  et  glorifier  le  Seigneur,, 
fait  de  lumière,  de  puissance  et  d'éternité  !  Sortir  de  son 
cœur  la  contrition  sincère  qui  rachète,  être  dans  les  mains 
créatrices  la  victime  consentante,  offrir  sa  faiblesse  à  l'omni- 
potence, sa  douleur  à  la  sévérité,  sa  passion  à  la  Passion  ! 

Elle  pria.  Des  hoquets  la  secouaient,  montés  du  fond  de  ses- 
entrailles  tressautantes.  Elle  se  confiait  à  la  Mère  virginale, 
qui  est  toute  pitié  et  toute  adoration,  pour  qu'elle  intercédât 
et  apaisât  l'horreur  méritée  par  le  crime.  Elle  pria  pour  éviter 
l'enfer  qui  corrode  et  brûle,  l'enfer  rougeoyant  de  flammes, 
empesté  de  soufre,  retentissant  de  cris  et  de  pleurs,  l'enfer  des 
damnés  tourmentés  par  les  démons  noirs  aux  masques  d'épou- 
vante, aux  rictus  sardoniques.  Elle  pria  pour  écarter  la  poix 
vive,  le  goudron  incandescent,  le  plomb  fondu,  la  fumée 
puante,  que  les  récits  et  les  lectures  avaient  jetés  dans  son 
imagination  naïve. 

Sa  prière  était  fervente,  mais  sa  pensée  demeurait  confuse, 
incapable  d'atteindre  à  la  splendeur  surhumaine  de  l'enfer 
dont  elle  pressentait  les  formes  vagues,  pareilles  à  celles  d'un 
nuage  orageux.  Elle  priait  avec  sa  ferveur  filiale  et  sa  terreur 
pieuse,  mais,  autour  d'elle,  la  vie  continuait.  Le  doux  ciel 
breton  tendait  aux  carreaux  sa  faille  grise  et  moirée,  les  chants 
des  écoliers  studieux  vrombissaient  au  dehors,  le  fer  martelé 
de  Jorace  tintait  en  notes  de  bruit  clair,  et  Herbec,  le  nouveau 
syndic,  fredonnait  dans  le  bureau  conservé  provisoirement 
en  attendant  l'installation  définitive.  Elle  priait,  mais  les 
soins  domestiques  s'imposaient  et  endormaient  peu  à  peu  sa 
douleur,  Dans  ses  invocations  s'emmêlaient  le  besoin  de  pré- 
venir sa  mère  insoucieuse,  partie  laver  le  linge  à  la  rivière,  et 
qui  geindrait  sans  mesure,  la  nécessité  d'écrire  à  la  tante 
Fitte,  réfugiée  à  Ploërmel  chez  les  parents  de  son  mari  défunt 
et  la  coïncidence  de  cette  mort,  à  la  fois  attendue  et  subite, 
avec  la  pension  de  retraite  obtenue  grâce  au  maire,  qu'il 
faudrait  toucher  à  Vannes,  à  l'Inscription  maritime. 

Il  s'y  mêlait  encore  une  sorte  de  soulagement  indistinct,  une 


316  LA     KEVUE     DE     PARIS 

délivrance  où  Madhouas  iiioublié  surgissait.  Et  Madhouas 
amenait,  avec  sa  belle  prestance  intacte,  les  remembrances 
amoureuses,  ses  regards  attendris,  ses  démarches  discrètes, 
ses  saints,  ses  dires,  et  la  rivalité  ancienne,  maintenant 
éteinte,  avec  Boulhuec,  doté  d'une  pension  et  saulnier  aux 
marais  de  M.  Merrien. 

Et  ceci  combattait  cela.  L'espérance  poussait  le  désespoir, 
l'écartait,  illuminait  les  ténèbres.  La  paix  dans  les  sens  succé- 
dait à  l'anxiété  et  triomphait.  La  fatigue  physique,  l'aidait, 
l'engourdissait.  La  souffrance  de  la  meurtrissure  se  calmait, 
et  la  jeune  iille  endolorie  encore  pouvait  relire  à  prunelles 
libres  la  lettre  fatale,  en  sa  froideur  administrative,  régler 
dans  son  esprit  les  devoirs  successifs  qui  s'imposaient,  tandis 
que  l'impatience  de  la  vie  assaillait  son  deuil  de  sa  clarté 
d'aube  et  de  résurrection. 


XXV 

Dans  la  rue,  quelques  femmes  passaient,  la  coiffe  bien 
blanche  enveloppant  la  tête  serrée  dans  le  fdet,  et  les  volants 
repliés  derrière,  avec  une  épingle.  Les  tabliers  verts,  violets 
ou  bleus  serraient  les  tailles,  et  les  corsets  droits  montaient 
haut  en  aplatissant  les  poitrines.  Elles  portaient  des  paniers 
à  anses  et  des  parapluies  de  coton. 

—  Dépêchons-nous,  Rose,  —  fit  madame  Pourru,  —  Nous 
prendrons  le  beurre  et  les  pommes.  Il  faudra  demander  aussi 
chez  Horward  qu'il  nous  porte  la  viande  avec  sa  voiture. 

Rose  descendit  en  silence,  auprès  d'elle,  la  pente  du  Tréhec. 
Désiré  Madhouas,  juché  sur  son  toit,  qu'il  passait  à  la  chaux 
pour  occuper  ses  loisirs,  la  vit  s'en  aller.  Il  arrêta  le  mouve- 
ment régulier  de  son  tampon  de  toile,  et  contempla  sa  démarche 
aisée.  Elle  allait,  balançant  les  hanches,  fine  auprès  de  sa 
mère  lourde,  pareille  à  une  petite  barque  gracieuse  louvoyant 
sous  le  vent  d'un  gros  transport.  Il  se  réjouit  à  la  pensée  de 
la  bonne  ménagère  qu'elle  allait  devenir,  enfin,  après  des  mois 
passés  à  l'attendre.  A  présent  que  les  accordailles  étaient 


GENS    DE     MER  317 

faites  et  la  date  des  noces  fixée,  il  ne  voulait  plus  se  souvenir 
des  mauvais  jours.  Cela  eût  pu  être  mieux,  mais  il  fallait  se 
contenter.  En  somme,  la  Rose  de  maintenant  valait  cejle 
d'autrefois,  et  il  ne  l'avait  jamais  tenue  pour  responsable  du 
gâchis  fait  par  son  farceur  de  père.  Il  pouvait  bien  la  prendre, 
en  toute  honnêteté,  et  nul  n'aurait  à  redire.  Boulhuec  lui- 
même  ne  répétait  plus  sa  phrase  mauvaise,  à  son  sujet  : 

—  Ni  toi,  ni  d'autre  ! 

Dame,  le  Boulhuec  s'était  résigné.  L'argent  de  sa  pension 
sufïisait  à  le  rendre  heureux.  Lui,  Madhouas,  c'était  la  Rose 
qu'il  voulait.  Il  l'avait  dans  l'idée,  et  il  ne  changeait  pas  faci- 
lement d'idée,  quand  il  en  tenait  une.  Son  obstination  trou- 
vait sa  récompense.  Il  badigeonna,  de  franc  cœur,  en  chan- 
tonnant le  fameux  refrain  des  bidons. 

Le  pont  z-il  a  été  briqué, 

Sur  le  gaillard  d'arrière,  on  nous  fait  s'aligner. 

Sur  nos  habits,  s'il  y  a  quelque  tache... 

En  fait  de  pont  qui  serait  briqué,  celui  de  la  V.  2302,  qui  se 
construisait  en  ce  moment  même  à  Concarneau,  ne  serait 
jaloux  d'aucun.  Et  allez,  donc,  il  y  aurait  de  beaux  jours  à 
venir,  pour  les  braves  gens. 

L' commandant  dit  :  Faut  que  tu  te  décrasses, 

Avec  de  l'eau  et  du  savon. 

Ou  bien  t'en  auras  pas,  du  vin  dans  ton  bidon  1 

Ma  foi  bui,  le  Madhouas  épousait  la  Rose.  Et  après  ?  Était-ce 
son  droit?  Dréan  l'approuvait,  M.  Merrien  aussi,  et  tous  les 
camarades.  Sa  mère,  la  vieille  Madhouas,  avait  dit  :  «  J'en 
suis  contente,  mon  gars.  »  Il  n'y  avait  que  quelques  commères 
prudes,  qui  grimaçaient  en  en  causant.  Belle  affaire,  en  vérité  ! 
Eh  bien  !  On  serait  un  peu  moins  au  festin  et  à  la  danse,  à 
claquer  des  mains  et  à  vider  des  pots,  mais  la  gaieté  serait  la 
même,  les  gêneurs  s'abstenant.  On  ferait  même  ripaille,  avec 
bonnes  cuisines  en  plein  air  doux  et  tablées  creusées  dans  la 
terre,  et  l'on  visiterait  la  Gutte,  au  débit  tenu  par  elle,  depuis 
le  départ  de  la  Fitte. 

Et  cependant  qu'il  s'activait,  la  Rose  et  sa  mère  descen- 
daient vers  Murzac.  La  route  était  animée,  ce  jour-là.  C'était 


318  I.A     REVUE     DE     PARIS 

la  foire  mensuelle,  et  les  ménagères  s'y  rendaient  pour  leurs 
emplettes.  On  les  voyait  marcher  en  tendant  les  jambes,  et 
leurs  jacasseries  résonnaient  dans  l'air  tranquille.  Elles  ne 
prêtaient  pas  d'attention  à  la  lande  où  traînait  la  petite 
rivière  Saint-Martial,  passant  et  repassant  entre  les  monti- 
cules herbus.  A  chaque  tournant,  on  en  voyait  davantage, 
endimanchées.  Des  paysans  rasés,  le  chapeau  breton  descendu 
sur  les  pattes  de  poils  de  leurs  joues,  conduisaient  des  vaches 
nerveuses  et  des  porcs. 

Au  grand  Calvaire  du  Rohec,  tous  se  signaient.  L'une  ou 
l'autre  des  passantes,  se  détachant  d'un  groupe,  s'arrêtait  un 
instant  et  s'agenouillait  pour  dire  vite  cinq  Pater  et  cinq  Aue, 
qui  gagnaient  les  quarante  indulgences.  On  les  voyait,  en  bas 
de  la  dernière  des  treize  marches  moussues,  noires  entre  les 
statues  de  plâtre  de  Bélisaire  et  d'Anne,  sous  la  grand'croix 
semée  de  larmes  d'or  où  agonisait  pour  toujours  le  Sauveur 
couronné  d'épines.  En  levant  à  peine  les  yeux  sur  le  socle  en 
forme  de  tombeau,  elles  apercevaient,  souvent  sans  le  lire, 
l'exergue  gravé  dans  la  pierre  :  Rex  Gloriœ.  Les  autres  conti- 
nuaient leur  route,  et  la  retardataire  pieuse  se  pressait  ensuite 
pour  les  rejoindre,  mêlée  aux  gens  de  Tréhiguier,  dont  le  che- 
min débouchait  au  carrefour. 

Les  vieux  moulins  de  Murzac  étaient  au  repos,  les  ailes 
immobiles.  On  remarquait,  de  loin,  une  grande  animation 
dans  le  bourg.  En  approchant,  on  entendait  la  rumeur  de  la 
foule.  Les  taches  bleues  des  blouses  allaient  et  venaient.  Et, 
dès  qu'on  atteignait  l'auberge  de  Mahé,  on  entrait  dans  la 
cohue.  Le  collecteur  courait  après  tous  les  piqueurs  de  bœufs 
et  les  carrioles  chargées  de  porcs  et  de  veaux,  et  donnait  le 
ticket  de  stationnement  pour  un  sou  ou  deux,  suivant  l'ani- 
mal. Sur  la  place,  des  rangs  parallèles  de  bêtes,  au  pelage  jaujie 
pâle  ou  noir,  taché  de  blanc,  attendaient  l'acheteur.  Les  bœufs 
meuglaient,  roulant  leurs  gros  yeux  stupides,  ou  lançaient 
leur  langue  épaisse  dans  leurs  naseaux  humides  de  bave.  Les 
piqueurs,  la  face  rouge,  les  frappaient  à  coups  d'aiguillon.  On 
reconnaissait  les  valets  à  la  crasse  de  leurs  cols,  à  l'usure  de 
leurs  chapeaux  rongés,  et  à  leurs  blouses  décolorées  par  les 
lavages  et  rapiécées.  Les  maîtres  étaient  plus  propres,  fine- 
ment rasés.  Ils  suaient  tous  en  s'agitant,  pesant  sur  les  cornes 


GENS     DE     MER  319 

des  vaches,  tandis  que  les  amateurs  tâtaient  les  pis  et  faisaient 
couler  un  peu  de  lait,  dans  leur  paume.  Des  discussions  éle- 
vaient les  voix.  Les  femmes  y  prenaient  part  en  glapissant, 
pour  couvrir  les  cris  des  cochons  liés  par  une  patte. 

Au  long  de  la  route,  hors  de  ce  fouillis  vivant,  les  voitures 
s'alignaient,  boueuses  et  grises,  et  les  chevaux  poilus,  dételés, 
se  couchaient  dans  leur  crottin  en  mâchant  l'avoine  et  la 
paille.  A  l'auberge,  les  servantes  s'empressaient  dans  les  deux 
salles  pleines.  Accoudés  aux  tables,  les  buveurs  comman- 
daient les  gouttes,  les  bolées  et  les  miques.  Des  gens,  partis 
dès  l'aube  de  leurs  terres  lointaines,  se  restauraient  avec  des 
portions  de  ragoût.  Des  commères  émerillonnées  querellaient 
leurs  partenaires  et  offraient  en  gémissant  la  tournée  néces- 
saire aux  contrats.  Les  marchandages,  ébauchés  dehors,  s'ache- 
vaient dedans.  Excités,  les  vendeurs  ravis  du  gain  parlaient 
haut  dans  la  figure  de  leurs  auditeurs,  qui  n'écoutaient  guère, 
et  renversaient  en  remuant  le  contenu  de  leurs  tasses.  Puis, 
les  accords  se  faisaient.  Sur  le  coin  des  tables  trempées  de 
cidre  et  d'alcool,  on  comptait  les  louis  d'or  et  les  écus  d'argent, 
«t  on  les  recomptait  encore,  l'un  devant  l'autre,  en  faisant 
tinter  les  pièces.  Le  marché  conclu,  les  valets  libres  roulaient 
leurs  cordes  autour  des  jougs,  qu'ils  remportaient.  Ou  bien  ils 
se  mettaient  à  table  pour  boire. 

Rose  et  sa  mère  évitèrent  les  bestiaux,  et,  longeant  l'hôtel 
de  ville,  atteignirent  la  Grand'Place,  pleine  d'éventaires  et 
de  marchands.  C'étaient,  sous  les  tentes  de  coutil  rouge,  blanc 
ou  bleu,  des  étalages  colorés  de  multiples  objets,  tous  utiles 
ou  séduisants.  Il  y  avait  la  rangée  des  toiles,  avec  les  cotons, 
les  soieries,  les  roguets,  les  jupons  chauds,  les  caleçons  pelu- 
cheux, les  couvertures  de  laine,  les  coupons  de  velours,  les 
gilets  de  chasse  en  tricot,  et,  plus  loin,  les  casquettes,  les  cha- 
peaux, pour  tous  les  besoins  et  toutes  les  envies.  Il  y  avait 
l'allée  de  la  vaisselle,  avec  les  assiettes  à  grosses  enluminures, 
les  soupières  pansues,  les  terrines,  les  plats,  la  verrerie.  Puis, 
d'autres  commerces  voisinaient,  des  vendeurs  de  bimbelote- 
rie, de  brosses,  de  couteaux,  de  lampes,  et  jusqu'à  des  fri- 
teuses, qui  cuisaient  des  crêpes,  pour  la  gourmandise. 

Les  femmes  se  rencontraient  et  bavardaient  dans  le  coin 
•où  les  fermières  vendaient  leurs  œufs,  leurs  poulets  et  leurs 


320  LA     r.EVlE     DE     PARIS 

lapins.  Des  volailles  passaient  la  lOte  hors  des  paniers  et  glous- 
saient en  clignant  des  yeux.  Des  chiens  rôdaient  entre  les 
jupes,  rabroués,  enfonçant  leurs  queues  entre  leurs  jambes.  Des 
gendarmes,  les  mains  au  dos,  surveillaient  des  coureurs  de 
routes,  qui,  la  boîte  en  sautoir,  olïraient  des  aiguilles,  du  fil 
et  du  papier  odorant.  Des  caravanes  aux  volets  rabattus 
occupaient  en  biais  tout  un  angle,  pleines  de  mercerie.  Entre 
deux  de  ces  voitures,  un  chanteur  dépenaillé  braillait  pour 
des  badauds.  Il  désignait  à  mesure,  du  doigt,  sur  la  violente 
enluminure  qu'il  colportait,  les  péripéties  et  les  personnages 
de  l'horrible  drame  de  sa  complainte.  Sa  voix  dominait  les 
invites  des  marchands,  les  rires  des  femmes  et  les  cris  des 
animaux. 

—  Voyez,  braves  gens  !  —  disait-il,  —  le  misérable  que  voici 
se  lance  avec  son  couteau  grand  ouvert,  voilà  le  couteau,  sur 
sa  pauvre  victime,  qui  est  cette  femme-là,  et  plante  son  grand 
couteau  rouge,  voyez-le,  dans  la  gorge  de  la  pauvre  victime. 
Mais  alors,  les  gendarmes  viennent  et  mettent  les  menottes 
aux  mains  de  l'afîreux  brigand.  Voyez  la  figure  sauvage  du 
criminel  !  Voyez,  braves  gens,  l'assassinat  épouvantable,  et 
la  complainte  que  voici,  qui  a  été  faite  sur  l'air  composé  exprès 
pour  ces  tristes  circonstances  !  Vous  avez  ce  grand  papier  et 
ce  superbe  tableau,  plus  les  paroles  qui  sont  imprimées,  et 
toute  la  musique,  pour  deux  sous  seulement,  qui  ne  seront  pas 
perdus,  braves  gens,  et  je  vais  recommencer  la  funèbre 
romance.   Écoutez  ! 

Rose  passait  toute  droite,  sans  écouter  ce  boniment.  Elle 
ne  prêtait  pas  attention  aux  œillades  impertinentes  des 
hommes.  Elle  suivait  sa  mère,  qui  voulait  acheter  un  beau 
châie  pour  en  garnir  les  épaules  de  l'épousée,  et  bavardait. 

—  Allons,  fille,  presse  !  Je  ne  vois  rien  de  bon  dans  tout  ça. 
Et  toi? 

Elle  palpait  une  étoile,  s'informant  du  prix,  et  allait  plus 
loin.  Les  vendeuses  habiles  jetaient  sur  le  dos  de  Rose  leurs 
mouchoirs  soyeux,  en  les  liant  à  deux  mains  aux  épaules,  à 
la  mode  de  Murzac.  Mais  madame  Pourru  n'était  satisfaite 
ni  de  l'une,  ni  des  autres.^Certaines  montraient  des  coilîes 
fines,  aux  brides  transparentes,  délicatement  ajourées.  Elles 
les  plaçaient  sur  leurs  poings,  pour  les  faire  admirer  dans  tous 


GENS    DE    MER  321 

les  sens,  et  trouvaient  à  dire  des  mots  enjôleurs.  L'une  y  mit 
plus  d'insistance,  parlant,  le  sourire  trouble,  des  galants,  avec 
un  sans-gêne  de  nomade  habituée  aux  hardiesses  des  auberges, 
mais  le  regard  courroucé  qu'elle  reçut  renfonça  ses  gaillar- 
dises dans  sa  gorge.  Enfin,  les  deux  chercheuses  s'arrêtèrent 
longuement  à  un  éventaire  où  les  toiles  furent  déballées 
devant  elles.  Chacune  était  seyante. 

—  Qu'en  penses-tu.  Rose?  —  faisait  la  mère,  tentée. 

Car  elles  étaient  bien  jolies,  ces  toiles,  sous  la  lumière  rosie 
par  le  grand  parasol  rouge  fiché  au  bout  d'un  pieu,  et  la 
fillette  était  avenante  dans  leurs  plis.  Mais  son  front  s'embru- 
mait pourtant,  et  elle  refusait  avec  douceur.  Elle  ne  voulait 
pas  être  frivole,  pour  ne  choquer  personne  de  sa  joie  et  ne  pas 
attirer  les  médisances  faciles  aux  mauvaises  langues.  On  dut 
recommencer  les  recherches,  froisser  dans  les  doigts  de  nou- 
velles pièces,  déplier  d'autres  rouleaux,  fouiller  dans  les  voi- 
tures, dans  les  coffres  suspendus  entre  les  roues  par  des  chaînes, 
et  sous  les  bâches  par-dessus  les  caravanes.  On  examina  avec 
attention  les  soies  teintes  en  couleurs  foncées,  on  les  étala,  on 
les  plissa  jusqu'à  ce  qu'un  morceau  fût  agréé. 

Ce  fut  ensuite  le  tour  du  galochier.  Il  y  avait  chez  lui  des 
sabots  de  toutes  formes  et  de  toutes  tailles,  des  petits,  pour 
protéger  les  pieds  minuscules  des  princesses  de  contes,  et 
d'énormes,  pour  les  bergers  épais  qui  gardent  les  vaches  dans 
les  landes.  Il  y  en  avait  d'ouvragés  comme  des  châsses,  avec 
des  figures  et  des  fleurs  sculptées,  d'autres  tout  simples,  à 
peine  équarris,  que  de  la  paille  emplirait,  chauffant  des  pieds 
nus. 

Rose  prêta  sa  jambe  à  la  servante  agenouillée,  qui  essayait 
patiemment  et  décrochait  du  plafond  d«  nouvelles  guirlandes 
de  galoches,  pour  les  montrer  à  choisir,  et  tâchait  de  placer 
les  plus  belles,  sans  y  parvenir.  Car  Rose  tenait  à  son  idée. 
Elle  voulait  rester  simple,  comme  on  la  voyait  toujours,  en 
son  ajustement  presque  sévère,  môme  en  ce  jour  proche  du 
grand  bonheur,  où  Désiré  allait  la  prendre  tout  contre  lui, 
et  la  mener,  bien  fière  et  bien  heureuse,  s'asseoir  au  foyer  des 
Madhouas,  petite  épouse  nouvelle,  si  longtemps  attendue. 
Dans  sa  joie  passaient  les  phrases  entendues  autrefois,  qui 
accusaient  sa  coquetterie,  innocente  du  mal. 

15  Septembre  1915.  7 


322  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Tu  nourris  ta  femme  et  ta  fille  avec  nos  dépouilles  ! 

Il  n'y  avait  plus  de  dépouilles,  et  elle  en  voulait  chasser 
jusqu'au  souvenir.  Il  fallait  que  la  noce  fût  joyeuse,  et  que 
chacun,  claquant  des  mains,  hommes  et  femmes,  voisins  et 
parents,  apportât  dans  la  ronde,  sur  la  place,  son  cadeau  sur 
le  tas.  L'un  verserait  un  ustensile  de  cuisine,  l'autre  un  objet 
d'ajustement.  Les  plus  pauvres  donneraient  quelque  chose, 
de  bon  cœur,  à  l'habitude.  Mahel  avait  promis  d'allumer  les 
cierges  pour  rien,  et  Potrec  gardait  au  piquet  un  agneau  de 
six  semaines,  pour  le  repas. 

L'abbé  Rèze,  qui  circulait  en  conduisant  mademoiselle 
Merrien,  s'arrêtait  dans  la  rue,  devant  Rose  et  sa  mère,  la 
figure  épanouie  d'un  sourire.  Sa  grosse  voix  entra  dans  la 
boutique  : 

—  Choisis-les  solides,  tes  sabots.  Rose  !  —  disait-il.  —  Il 
faut  qu'ils  durent  pour  ne  pas  s'user  dans  le  droit  chemin.  Je 
t'attends  pour  deux  heures,  demain,  au  tribunal,  ma  fille.  Ton 
absolution  est  prête  ! 

EMMANUEL    BOURGIER 


LES   SOLDATS  ALLEMANDS 
EN    CAMPAGNE 

D'APRÈS     LEUR     CORRESPONDANCE 


Lorsque  le  moment  sera  venu  d'écrire  l'histoire  de  la  guerre^ 
ce  n'est  pas  seulement  la  suite  des  opérations  et  le  détail  dés 
manœuvres  militaires  que  l'on  cherchera  à  mettre  en  lumière. 
On  sera  également  curieux  d'étudier  l'histoire  psychologique 
des  belligérants  et,  en  particulier,  celle  des  combattants  alle- 
mands. Quels  ont  été,  pendant  les  diverses  phases  de  la  lutte, 
les  sentiments  des  acteurs  et  auteurs  du  drame?  Commer- 
çants, fonctionnaires,  ouvriers,  cultivateurs,  arrachés  à  une 
existence  confortable  et  méthodique,  à  des  travaux  d'appa- 
rence pacifique,  à  une  civilisation  qui  se  vantait  d'être  ultra- 
moderne, et  brusquement  précipités  dans  une  tourmente  d'Un 
autre  âge,  invités  du  jour  au  lendemain  à  retrouver  au  fond 
d'eux-mêmes  l'âme  vengeresse  et  la  fureur  sacrée  du  vieux 
guerrier  teuton,  —  comment  ont-ils  réagi?  Qu'ont-ils  pensé? 
Qu'ont-ils  compris?  Comment  ont-ils  interprété  les  actes  aux- 
quels ils  ont  pris  part? 

Si  l'on  veut  se  renseigner  à  ce  sujet,  ce  ne  sont  pas  les  grands 
journaux  quotidiens   que  l'on  consultera.  Raisonnant  tous' 
d'après  le  même  mot  d'ordre  —  et  surtout  avec  la  même 


324  I.A     REVUE     DE    PARIS 

dialectique  —  ils  nous  présentent  l'Allemand  tel  qu'il  doit 
être  d'après  la  théorie  des  penseurs  germaniques,  et  non  pas 
nécessairement  tel  qu'il  est.  Les  lettres  et  journaux  de  route 
trouvés  sur  les  prisonniers  fournissent  des  indications  et  des 
témoignages  bien  autrement  précieux  et  dignes  de  foi.  Mais  il 
est  une  troisième  source  de  renseignements  que  l'on  ne 
connaît  guère  en  France,  et  qu'il  sera  fort  intéressant  d'exa- 
miner. 

A  côté  des  grandes  gazettes  quotidiennes,  il  paraît  en  Alle- 
magne —  il  a  paru  surtout  pendant  la  guerre  —  un  nombre 
considérable  de  petites  feuilles  périodiques  où  sont  publiées 
régulièrement  des  lettres  de  soldats.  Ce  sont  d'abord  les  bulle- 
tins des  grands  syndicats,  qui  cherchent  à  faire  connaître 
par  des  témoignages  directs  l'état  d'esprit  de  leurs  membres  : 
syndicats  d'ouvriers  métallurgistes,  d'ouvriers  du  bâtiment, 
d'ouvriers  des  transports,  syndicats  de  boulangers,  de  peintres, 
de  chapeliers  et  de  la  plupart  des  corps  de  métiers.  A  côté  se 
rangent  les  feuilles  publiées  par  les  associations  profession- 
nelles :  associations  d'employés  de  commerce,  de  postiers,  de 
concierges,  de  garçons  de  café,  de  gardiens  de  la  paix,  de 
sténographes,  d'employés  communaux  ;  la  liste  complète  serait 
aussi  longue  que  pittoresque.  Souvent  ce  sont  les  patrons  qui 
se  chargent  de  recueillir  les  lettres  de  leurs  employés  :  ainsi 
font  la  Société  générale  d'Électricité,  une  grande  maison  de 
cafés  de  Berlin,  plusieurs  fabriques  de  produits  chimiques. 
Puis  nous  avons  les  organes  de  sociétés  diverses  :  confréries 
religieuses  ou  maçonniques,  annuaires  de  corporations  univer- 
sitaires, bulletins  de  sociétés  agricoles,  antialcooliques,  spor- 
tives. Et  si  nous  quittons  les  grandes  villes  pour  pénétrer 
dans  les  campagnes,  nous  serons  submergés  sous  le  flot  des 
feuilles  paroissiales,  que  rédigent  les  pasteurs  de  villages,  et 
dont  le  nombre  se  chiffre  par  milliers. 

Quelle  multitude  de  renseignements  ne  trouvera-t-on  pas 
dans  ces  publications  lorsqu'on  pourra  se  les  procurer  et  les 
lire  à  loisir?  Contentons-nous  pour  l'instant  d'extraire  de 
quelques-unes  d'entre  elles  certaines  indications  sur  l'état 
d'âme  et  les  dispositions  du  soldat  allemand  pendant  les 
premiers  mois  de  la  campagne. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  325 


C'est  d'abord  l'enthousiasme  du  départ,  les  plaisanteries 
du  voyage,  les  chants  patriotiques,  la  joie  de  pénétrer  en  ter- 
ritoire ennemi. 

Nous  arrivâmes,  —  écrit  le  fils  du  peintre  Koller  ^  —  à  la  frontière 
française,  qui  fut  franchie  au  cri  de  :  Hourra  !  Bientôt  nous  entrâmes 
dans  la  ville  de  Cirey,  où  nous  avons  bu  notre  premier  vin  de  France  : 
il  coûtait  80  centimes  la  bouteille. 

Mais  bientôt  les  surprises  commencent.  On  croyait  faire  la 
guerre  à  la  France  et  voici  que  la  Belgique  veut  attaquer 
l'Allemagne. 

Je  vous  avais  toujours  dit  dans  mes  dernières  lettres,  —  écrit  à  sa 
famille  le  soldat  Ernst  Bergmann  -,  —  que  nous  marchions  contre 
la  France.  C'était  vrai  au  commencement.  C'est  seulement  en  cours 
de  route  —  nous  n'étions  pas  encore  sur  le  sol  belge  —  que  nous 
apprîmes  que  la  Belgique  nous  avait  déclaré  la  guerre.  C'est  pourquoi 
nous  avons  marché  contre  la  place  de  Liège. 

Pour  ceux  qui  opèrent  en  Alsace-Lorraine,  autres  décep- 
tions. Un  militaire,  dont  le  régiment  est  dirigé  vers  la  Lorraine 
à  travers  la  Belgique  et  le  Nord  de  la  France,  raconte^  : 

Nous  fûmes  embarqués  en  chemin  de  fer  pour  aller  faire  connais- 
sance avec  la  Lorraine  allemande.  Un  ignoble  pays,  —  je  veux  parler 
de  la  population.  En  Belgique  et  en  France,  au  moins,  on  était  bien. 
Là  nous  vivions  confortablement.  Les  habitants  étaient  aimables. 
D'ailleurs,  le  plus  souvent,  les  maisons  étaient  abandonnées  et  nous 
en  profitions  pour  nous  mettre  à  notre  aise.  La  cuisine  de  campagne 
était  bonne  également  parce  qu'elle  s'approvisionnait  à  bon  marché  1... 
Mais  la  Lorraine  1  Les  habitants  paraissent  plus  Français  qu'Alle- 
mands 1  La  plupart  parlent  à  peine  l'allemand.  L'idée  ne  leur  venait 
même  pas  d'avoir  quelques  attentions  pour  nos  soldats.  Plusieurs 

1.  Lettre  publiée  dans  la  Sûddeutsche  Maler-Zeitung,  Munich,  29  novem- 
bre 1914. 

2.  Lettre  d'Ernst  Bergmann,  soldat  au  1358  d'infanterie,  datée  de  Liège, 
7  août,  publiée  dans  Aus  dcr  Heimat,  Evangelisclies  Gemeindeblati  fur  Kayna, 
septembre  1914, 

3.  Lettre  de  Karl  Lampe,  membre  de  la  corporation  universitaire  A.  T.  V. 
Kurmark,  publiée  dans  le  bulletin  Altherren-Boole  des  A.  T.  V.  Kurmark,  Berlin, 
15  mars  1915 


.32.Ç  LA     REVUE     DE     PARIS 

familles  ont  même  leurs  fils  dans  les  rangs  de  l'armée  française.  Et 
cela  après  que  nous  leur  avons  fait  des  avances  pendant  quarante- 
quatre  ans  ! 

A  ceux  qui  traversent  les  champs  de  bataille  et  les  vil  âges 
de  Belgique  et  de  France,  les  ravages  causés  par  les  armées 
qui  les  ont  précédés  apparaissent  bientôt  dans  toute  leur 
horreur. 

Le  spectacle  d'un  champ  de  bataille  n'est  pas  beau,  —  écrit  le  doc- 
teur Obladen  '.  —  Des  monceaux  de  cadavres,  dont  certains  sont 
encore  en  position  à  genoux,  raidis  par  la  mort,  le  fusil  dressé  comme 
pour  tirer.  Des  débris  de  canons,  d'hommes,  de  chevaux  entassés.  Des 
membres  arrachés,  des  entrailles  dans  les  tranchées.  Il  faut  avoir  les 
nerfs  solides... 

Ce  que  nous  avons  vu  est  terrible,  —  écrit  de  Lille  le  soldat  Max 
Sierlinsky  -.  —  Partout  les  belles  villes  et  les  beaux  villages  de  France 
sont  totalement  anéantis  et  détruits  par  le  feu  de  l'artillerie.  Partout 
où  l'on  tourne  ses  regards,  on  n'aperçoit  que  des  flammes. 

...  Des  rues  entières  ont  été  détruites,  —  écrit  le  concierge  Franz 
Tuschick  ^  parlant  probablement  de  Louvain.  —  Coupables  ou  inno- 
cents, on  ne  pose  pas  la  question.  Dans  certaines  maisons  qui  ne  sont 
pas  brûlées,  fenêtres  et  rideaux  sont  percés  à  jour  comme  des  tamis. 
Sous  les  décombres  on  trouve  tous  les  objets  imaginable»;  de  nom- 
breux cadavres  ;  beaucoup  de  cassettes  et  beaucoup  de  vin  ont  déjà  été 
retirés...  Quant  aux  gens  riches,  la  plupart  se  sont  enfuis  avec  tous 
leurs  domestiques  ;  même  les  concierges  sont  partis  en  grand  nombre. 
Châteaux  et  villas  restent  abandonnés  avec  tout  ce  qu'ils  contenaient. 

A  chaque  pas  le  soldat  retrouve  le  spectacle  des  édifices 
en  ruines.  W.  W.  écrit  le  11  octobre  à  son  collègue  Boenisch^  : 

Nous  sommes  allés  en  chemin  de  fer  jusqu'à  Dinant.  Dinant  était  — • 
je  dis  à  dessein  était  —  une  ville  d'environ  10  000  habitants,  une  station 

1.  Lettre  du  docteur  Obladen,  vétérinaire  militaire,  membre  de  la  corporation 
universitaire  Uiiiias  Salia,  publiée  dans  le  bulletin  Unitas,  décenibre  1914. 

2.  Lettre  publiée  dans  Gott  im  Kriege,  Eine  Gabe  :um  Kriegs-Weilmachlsfesl 
1914,  dem  Kirchspiel  Technilz  dargcbrachl  von  scincn  Soehnen  im  Felde,  bereifct 
von  Pfarrvikar  Karl  Joseph  Friedrich. 

3.  Lettre  publiée  par  la  Deutsche  Portier-Zeitung,  Organ  des  deutschen  Portier- 
Verbandes,  Berlin,  15  décembre  1914. 

4.  Lettre  publiée  dans  Der  Prolelarier,  Hanovre,  13  février  1915. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  327 

•d'été  très  fréquentée  sur  la  Meuse.  Entourée  à  gauche  par  des 
rochers  à  pic,  à  droite  par  des  collines  boisées,  c'était  un  ravissant  coin 
de  terre.  Mais  aujourd'hui  quel  aspect  1  Un  monceau  de  ruines 
fumantes  I  Pas  une  pierre  n'est  restée  en  place.  Bien  peu  de  maisons 
sont  encore  debout.  En  voyant  cela  nous  comprîmes  toute  l'horreur 
de  la  guerre.  On  nous  raconta  que  les  habitants  avaient  pris  part  à  la 
lutte.  C'est  pourquoi  la  ville  fut  détruite  *... 

Un  autre  assiste  du  fort  Brimont  à  l'incendie  de  Reims ^. 

On  voyait  la  nuit  la  ville  en  feu  ;  les  tours  de  la  célèbre  cathédrale 
étaient  enveloppées  de  nuages  rouges.  Effrayant  spectacle  ! 

Un  troisième  appartient  au  régiment  d'artillerie  qui  «  reçut 
l'ordre  d'abattre  (niederlegen)  la  cathédrale  d'Ypres  »  parce 
qu'on  avait  cru  y  découvrir  un  poste  d'observation. 

Depuis  hier  22  novembre,  —  écrit-il  \  —  il  faut  dire  :  Ypres  avait 
une  cathédrale.  Aujourd'hui  cette  cathédrale,  détruite  par  les  obus 
et  l'incendie,  n'est  plus  qu'une  ruine. 

Mais  ce  sont  surtout  les  souffrances  humaines,  les  deuils  et 
la  misère  des  populations,  qui  impressionnent  les  soldats  dans 
leur  marche  à  travers  les  territoires  dévastés. 

Les  habitants  sont  à  faire  pitié,  —  dit  un  boucher  écrivant  de 
France  *.  —  Quand  on  va  aux  environs  pour  réquisitionner  du  bétail, 
•on  voit  des  étables  qui  contenaient  naguère  de  vingt  à  trente  bêtes 
et  où  il  n'y  a  plus  maintenant  que  deux  ou  trois  maigres  vaches  perdues 
dans  un  coin.  Tout  a  été  pris  à  ces  gens.  On  leur  enlève  jusqu'à  la  der- 
nière botte  de  paille  pour  protéger  les  hommes  contre  la  gelée.  Hier 
j'ai  dû  réquisitionner  dans  une  ferme  dont  les  bâtiments  sont  à  peu 
près  aussi  grands  que  ceux  de  Goben-Bauern  '.  En  fait  de  bétail  il  ne 
restait  qu'une  chèvre.  La  fermière  m'a  dit  que,  depuis  trois  semaines, 

1.  «  Le  plus  horrible  spectacle  que  nous  ayons  vu,  —  écrit  le  14  novembre  un 
employé  de  commerce,  Paul  Hartung,  —  est  la  ville  de  Dinant  sur  la  Meuse, 
entièrement  détruite.  Il  y  a  là-dessus  un  article  de  moi  dans  le  Leipziger  Taçfc- 
blatl  du  12  octobre.  C'est  un  article  intitulé  «  Le  premier  vin  français  »,  que  ma 
iemme  a  donné  (l'article  non  le   vin)   à   mon  insu.  »  (Lettre  publiée  par  les 

Verbandsblaetter,  Leipzig,  janvier  1915.) 

2.  Lettre  d'un  aide-major,  publiée  dans  le  bulletin  du  Vcrein  S.  G.  V. 
Gœttingen,  19  janvier  1915. 

3.  Lettre  d'un  membre  de  la  corporation  universitaire  Allemania,  publiée 
•dans  les  Burschenschaftliche  Blaetter,  Berlin,  15  février  1915. 

4.  Lettre  du  boucher  Joseph  Ehrl  junior,  de  Teisbach,  Bavière,  publiée  par 
i'Isar-Zeitung,  13  décembre  1914. 

5.  Sans  doute  une  ferme  des  environs  de  Teisbach. 


328  LA    REVUE    DE    PARIS 

elle  ne  vivait  que  du  lait  de  cette  chèvre  et  de  quelques  pommes  de 
terre. 

Et  le  jardinier  Arthur  Naumann,  décrivant  son  arrivée  dans 
un  village  français  qui,  pris  et  repris  quatre  fois,  est  resté  la 
cinquième  fois  aux  mains  des  Allemands^  : 

Cette  fois  —  dit-il  —  nous  avons  à  remplir  une  mission  particulière. 
Nous  devons  perquisitionner  dans  le  village  pour  reconnaître  la  popula- 
tion civile,  le  bétail,  Igs  vivres,  le  charbon  et  tout  ce  que  nous  pouvons 
utiliser.  Nous  ne  trouvons  pas  grand'chose.  Quelques  vieux  chevaux 
à  moitié  morts  de  faim,  une  vache  et  environ  trente  femmes  et  enfants. 
Tout  cela  est  transporté  au  loin  à  l'arrière.  Mais  ce  que  nous  avons  vu 
pendant  notre  perquisition,  cela  est  indescriptible.  Des  cadavres  de 
bêtes  et  de  gens  tombés  ou  brûlés,  cela  ne  nous  fait  pas  grande  impres- 
sion. Mais,  dans  une  cave,  où  se  trouvaient  un  ménage  avec  deux 
enfants,  manifestement  morts  de  faim,  l'horreur  a  saisi  nos  cœurs 
endurcis  !... 

Est-ce  la  peur  qui  a  retenu  ces  malheureux  dans  leur  cave, 
se  demande  Naumann,  ou  bien«  étaient-ils  trop  fiers  pour  solli- 
citer un  morceau  de  pain  de  l'ennemi  »?  —  Combien  d'épi- 
sodes tragiques  de  cette  guerre  resteront  à  jamais  ignorés! 

* 

Beaucoup  de  villages  ont  été  détruits  par  les  obus  au  cours 
de  la  lutte  ;  mais  un  grand  nombre  ont  été  incendiés  par  ordre, 
à  titre  de  châtiment  (Strafe),  parce  que  des  civils  étaient  accu- 
sés ou  soupçonnés  d'avoir  commis  des  actes  hostiles.  C'est  ce 
qui  est  arrivé  à  Louvain,  à  Malines,  à  Badonviller  et  en  tant 
d'autres  endroits. 

Dans  toutes  les  localités  où  l'on  tirait  sur  nous,  —  écrit  un  fidèle  de 
l'église  de  Groeningen  -,  —  les  maisons  étaient  incendiées  et  le  village 
brûlé.  La  Belgique  est  totalement  anéantie. 

Comme  nous  arrivions  sur  la  place  du  Marché  (de  Namur),  —  écrit 
un  membre  de  la  Turnerschaft  Philippina  •',  —  des  coups  de  feu  par- 

1.  Lettre  publiée  par  l'AUgemeine  Deutsche  Gacrlncr-Zciluiuj,  Berlin,  12  décem- 
bre 1911. 

2.  Lettre  publiée  dans  V Evangelisches  Gemeindeblall  fur  dcn  Kirchenkreis 
Groeningen  (Bezirk  Magdcburg),  décembre  1914. 

3.  Lettre  de  F.  W.  Beusliauscn,  du  5»  régiment  de  la  Garde,  publiée  dans  la 
Zciischrif  dcr  Turnerschaft  Philippina,  Marburg,  janvier  1915. 


LES     SOLDATS    ALLEMANDS  329 

tirent  des  fenêtres  et  des  caves.  Au  bout  d'une  demi-heure  l'hôtel  de 
ville  et  toute  la  place  du  Marché  étaient  en  flammes.  Nous  avons  dû 
mettre  le  feu  par  vengeance,  et  cent  maisons  environ  ont  été  brûlées. 

Le  village  de  Jarny,  —  écrit  le  docteur  Hccking  ^  le  21  novembre,  — 
a  maintenant  une  triste  apparence.  Là  les  habitants,  à  la  fin  d'août, 
avaient  pris  part  à  la  lutte  et  on  avait  même  tiré  sur  nos  troupes  du 
haut  du  clocher.  Aujourd'hui  la  moitié  du  village  n'est  plus  qu'un  tas 
de  ruines,  plusieurs  personnes  ont  été  fusillées,  si  bien  que  la  tranquil- 
lité et  la  paix  régnent  maintenant  dans  le  village. 

Grâce  à  ces  terribles  répressions,  on  espère  produire  un  effet 
d'intimidation. 

Le  séjour  de  Bruxelles  -,  —  écrit  un  commerçant,  —  est  pour  le 
moment  sans  danger,  car  il  y  a  une  garnison  suffisante  et,  en  outre, 
des  obusiers  sont  tournés  vers  la  ville  basse  et  la  regardent  d'un  air 
menaçant,  prêts  à  faire  feu  si  les  habitants  se  laissent  entraîner  à  des 
actes  hostiles.  D'ailleurs  le  sort  de  Louvain  est  sous  les  yeux  des  Bruxel- 
lois pour  leur  servir  d'exemple. 

Que  les  soupçons  des  Allemands  contre  la  population  civile 
aient  été  le  plus  souvent  —  presque  toujours  —  injustifiés, 
d'irréfutables  témoignages  l'ont  établi.  Il  suffit  d'ailleurs  de  lire 
les  lettres  de  leurs  soldats  pour  constater  qu'ils  avaient  une 
véritable  phobie  des  «  francs- tireurs  ^  »,  qu'ils  en  voyaient 
sans  cesse  où  il  n'y  en  avait  pas,  et  qu'ils  n'hésitaient  pas  à 
infliger  un  châtiment  alors  même  que  la  preuve  du  délit  était 
impossible  à  faire. 

1 .  Lettre  publiée  dans  le  bulletin  de  la  fabrique  de  produits  chimiques  Heukel 
et  C"  :  Blaeiler  vom  Hausc,  Dùsseldorf,  15  décembre  1914. 

2.  Lettre  publiée  dans  Der  Handelsland,  Hambourg,  1"  janvier  1915. 

3.  On  sait  que,  détournant  le  mot  de  sa  signification  primitive,  les  Allemands 
appellent  aujourd'hui  «  franc-tireur  »  tout  civil  qui  aide  directement  ou  indi- 
rectement les  armées  alliées  ou,  simplement,  se  trouve  avoir  une  arme  chez  lui. 
Les  francs-tireurs  sont  ceux  qu'on  refuse  de  traiter  en  militaires,  ce  qui  n'em- 
pêchera pas  de  regarder  à  l'occasion  les  militaires  comme  des  francs-tireurs 
lorsque  l'on  y  trouvera  avantage.  «  Ce  qu'il  y  eut  de  particulier  à  Badonviller,  — 
écrit  un  soldat  du  2"  régiment  bavarois,  —  c'est  que  les  habitants  n'étaient  pas 
seuls  à  tirer  ;  il  y  avait  avec  eux  un  très  grand  nombre  de  soldats  qui  s'étaient 
cachés  là  en  battant  en  retraite,  et  qui  se  rappelaient  maintenant  leur  qualité. 
La  suite  se  devine  sans  peine  :  des  cadavres,  des  blessés  et  des  maisons  en  flammes,  » 
(Lettre  de  Kanefend,  publiée  par  le  bulletin  de  la  Turnerschaft  Philippina, 
Marburg,  janvier  1915.) 


330  LA     REVUE     DE    PARIS 

Un  soir,  —  écrit  dans  son  journal  de  route  l'aumônier  militaire  von 
Bergh  S  —  un  soir,  c'était  à  Namur,  des  bruits  alarmants  commen- 
cèrent à  circuler.  On  disait  que  de  fortes  colonnes  de  francs-tireurs 
approchaient.  On  croyait  voir  distinctement  sur  les  hauteurs  des 
signaux  lumineux.  Mais  c'était  une  fausse  alerte.  La  nuit  se  passa 
tranquillement. 

Combien  de  fois  l'alarme  n'a-t-elle  pas  été  ainsi  indûment 
donnée  ! 

Le  docteur  Obladen  ^  décrit  plusieurs  combats  de  rues  qui 
furent  livrés  la  nuit  et  dans  des  conditions  telles  —  le 
récit  le  prouve  clairement  —  qu'il  était  impossible  aux  Alle- 
mands de  savoir  s'ils  avaient  affaire  à  des  civils  ou  à  des  mili- 
taires attardés. 

A  B...,  connue  nous  arrivions  de  nuit,  l'aimable  population  nous 
accueillit  par  des  pruneaux.  Alors  nous  mîmes  le  feu  à  cinq  maisons, 
par  ordre.  Qui,  et  combien  de  gens,  nous  avons  tué  à  cette  occasion,  il 
ne  fut  pas  possible  de  s'en  rendre  compte  malgré  la  lueur  du  feu... 

A  S...,  dans  des  maisons  incendiées,  j'ai  trouvé  des  cadavres  de 
femmes  et  d'enfants  carbonisés,  —  fin  de  francs-tireurs.  Nous  conti- 
nuâmes par  M...  et  arrivâmes  à  V...  la  nuit.  Pour  changer,  nous  reç4i- 
mes  de  nouveau  des  coups  de  fusil  sans  pouvoir  découvrir  le  tireur. 
Une  patrouille  de  douze  hommes  fut  donc  formée,  nous  prîmes  comme 
otages  le  maire  et  «  monsieur  le  curé  »,  et  nous  leur  fîmes  traverser 
le  parc  du  château  (il  serait  plus  exact  de  dire  la  forêt  vierge),  un  parc 
d'environ  vingt  arpents,  dans  lequel  la  population  était  cachée  et 
d'où  les  coups  partaient.  Tous  les  vingt  pas  la  troupe  s'arrêtait,  et 
monsieur  le  pasteur  élevait  sa  voix  sonore  pour  faire  comprendre  à  la 
population  qu'au  premier  de  coup  de  feu,  lui  et  le  maire  seraient 
fusillés,  qu'il  faudrait  de  plus  payer  trois  mille  francs  d'amende  et 
que  toutes  les  maisons  seraient  détruites. 

Que  parfois  un  civil,  croyant  agir  en  patriote,  ou  indigné 
par  les  horreurs  qu'il  voit  sous  ses  yeux,  fasse  usage  d'une  arme 
à  feu  ou  commette  un  acte  hostile,  cela  est  inévitable.  Mais 
qu'il  soit  permis  de  punir,  et  souvent  de  détruire,  tout  un 
village  pour  la  faute  d'un  seul,  la  conscience  humaine  et  les 
conventions  internationales  se  refusent  à  l'admettre.  C'est 
cependant  ce  que  l'armée  allemande  a  fait  et  entend  faire 

1.  Lettre  publiée  dans  le  Deutscher  Soldatenfrcimd,  Kalender.  Stuttgart  1915. 

2.  Lettre  du  docteur  Obladen,  déjà  citée  plus  haut. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  331 

d'une  manière  systématique  ^  La  lettre  du  peintre  Cari  Ghris- 
tiansen  indique  clairement  de  quelle  manière  le  principe 
est  appliqué-. 

Avant-hier  a  été  pour  les  habitants  des  villages  où  nous  canton- 
nons, un  jour  d'une  tristesse  indicible.  Ils  ont  dû,  au  galop,  évacuer 
leurs  demeures.  Pourquoi?  La  veille,  un  de  nos  camarades,  qui  com- 
prend le  français,  entend  un  garçon  de  onze  ans  dire  à  sa  mère  : 
«  Tu  sais,  ce  soir,  nos  soldats  ne  tireront  pas  sur  les  Allemands  à 
Roye.  »  Notre  camarade  engage  la  conversation  et  demande  au  petit, 
sans  en  avoir  l'air,  d'où  il  sait  que  Roye  ne  sera  pas  bombardé  ce  soir. 
«  C'est...  qui  nous  l'a  dit.  »  La  suite  de  l'histoire  vous  la  devinez  tous. 
L'enquête  révéla  que  de  la  maison  de  N...  un  câble  souterrain  condui- 
sait aux  positions  françaises.  N...  fut  pendu.  Mais,  conséquence  plus 
grave,  tous  les  habitants,  femmes,  enfants  et  vieillards,  à  qui  on  avait 
laissé  jusque-là  leurs  demeures  et  leurs  biens,  durent  cette  fois  les 
abandonner.  Encore  un  résultat  de  la  pratique  des  francs-tireurs. 
Naturellement  nos  camarades,  qui  avaient  épargné  jusque-là  les 
maisons  habitées,  s'y  installent  maintenant  avec  empressement  ;  car 
en  hiver,  tout  de  même,  les  greniers  et  les  granges  ne  sont  pas  aussi 
confortables  que  les  bonnes  maisons  du  village.  Et  nouvelle  consé- 
quence, il  arrive  que  tout  —  mais  absolument  tout  —  ce  qui  est  utili- 
sable, nous  le  prenons  ou  le  consommons.  Et  les  pauvres  gens  perdent 
ainsi  jusqu'à  leur  dernier  avoir.  Pouvez-vous,  par  la  pensée,  vous 
«  peindre  »  ce  tableau?  Et  pourtant  il  est  bien  qu'il  en  soit  ainsi, 
car  la  guerre  finira  d'autant  plus  vite.  Peut-être  y  a-t-il  des  personnes 
qui  ne  peuvent  se  faire  à  cette  conception  de  la  guerre.  Et,  cependant, 
soyez  persuadés  que  nous  avons  tous  une  profonde  pitié  pour  les 
malheureux.  Mais  l'échelle  de  la  pitié  n'est  plus  la  même  qu'en  temps 
normal.  De  dures  nécessités  dictent  notre  conduite.  La  tendresse  et  le 
sentiment  ne  nous  troublent  plus,  croyez-le.  Que  nous  puissions  seu- 
lement nous  habituer  à  supporter  toutes  ces  fatigues  ! 

Cette  fois  l'armée  allemande  s'est  contentée  de  piller.  Mais 
l'incendie  et  le  massacre  sont  pratiqués  d'après  la  même 
méthode. 


1.  Le  cas  est  prévu  dans  les  manuels  de  conversation  française  destinés  aux 
soldats  allemands.  On  y  trouve,  avec  la  prononciation  figurée,  des  phrases  comme 
celles-ci  :  «  Des  francs-tireurs  y  a-t-il?  —  Le  village  sera  détruit  s'il  y  a  des  francs- 
tireurs  1  »  (Dâft  frangtirôr  ialil?  — Lô  willassch  ssera  delriïih  silja  dâh  frangtirôr !)• 
—  «  Je  vous  ferai  fusiller  et  détruire  le  village  I  »  (Schô  wuh  ferrâh  fiïsijeh  eh 
dehtrûir  lô  willasch  !)  [Deulsch-franzôsisclier  Kriegs-Dolmetscher  fur  Soldalen, 
von  Dr.  F.  Wolfson,  Leipzig.] 

2.  Lettre  du  11  décembre,  publiée  dans  VAllgemeine  Maler  Zeitung,  16  jan- 
vier 1915. 


332 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Coupables  ou  innocents,  on  ne  se  pose  pas  de  question,  dit 
le  concierge  Tuschick  dans  la  lettre  que  nous  avons  citée  ^. 
On  s'en  donne  dès  lors  à  cœur  joie.  W.  Rieck,  un  autre  con- 
cierge, prend  part  au  châtiment  de  la  ville  d'A...  où  des  civils 
sont  accusés  d'avoir  tiré. 

On  leur  a  bientôt  montre,  — écrit-il  *,  —  qu'ils  n'étaient  pas  les  plus 
forts.  Ce  qui  s'est  passé,  tu  ne  peux  te  l'imaginer.  C'est  ^  alors  qu'on  a 
tapé  et  lardé.  C'était  horrible  à  voir.  Torrents  de  sang  et  cadavres 
plein  les  rues  et  les  maisons.  Là  il  n'y  avait  pas  de  merci.  Portes  et 
volets  étaient  enfoncés  et  cette  lâche  racaille  recevait  son  dû. 

Et  le  docteur  Karl  Ruehl  *  passant  à  Cernay  : 

Çà  et  là  une  maison  en  feu,  d'où  l'on  a  tiré  sur  nos  hommes  ;  une 
troupe  de  francs-tireurs  prisonniers  en  larmes,  parmi  eux  de  belles 
jeunes  filles  et  de  vieux  ratatinés  à  l'air  idiot  ;  un  jugement  rapide  ; 
des  soldats  et  des  paysans  curieux  rassemblés  sur  la  place  du  marché  ; 
un  prêtre  pâle  et  hâve  qui  dispense  les  dernières  consolations;  un  com- 
mandement bref  et  coupant  ;  une  dernière  convulsion  dans  le  corps 
des  délinquants,  puis  ils  s'abattent.  On  passe  à  la  deuxième  fournée, 
et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que  le  terrible  travail  soit  achevé  avec 
méthode  et  précision. 

* 
*   * 

En  présence  de  ces  scènes  atroces,  que  pensent  et  que  disent 
les  soldats  allemands?  Beaucoup  ne  peuvent  réprimer  un 
premier  mouvement  d'horreur.  On  l'a  vu  dans  les  lettres  qui 
précèdent.  Quelques-uns  même,  bien  timidement,  osent  expri- 
mer le  trouble  de  leur  conscience  : 

Avant-hier,  —  écrit  le  docteur  Kaufmann  '%  —  j'ai  dû  faire  arrêter 
le  maire  du  faubourg  de  Saint-M...  qui  était  soupçonne  de  trahison. 

1.  Voir  plus  haut  :  <  Schuldige,  auch  Nichlschuldige,  dus  knnn  dabei  niclit  iii 
F  rage  kommen.  » 

2.  Lettre  publiée  dans  la  Deutsche  Portier-Zeilimg,  Berlin,  15  décembre  1914. 

3.  «  Da  gab  es  Hiebc  und  Sliche,  dus  ivur  direkt  grauenhajl...  Da  gab  es  kein 
Pardon...  » 

4.  Burschenscliaflliche  Blaetler,  Berlin,  15  décembre  1914  :  kUrc  du  docteur 
Ruehl,  membre  de  la  Corporation  Allcmania  de  Giesscn.  Il  s'agit  de  Cernay 
(Marne). 

5.  Lettre  du  docteur  l'aulus  Kaufmann,  publiée  dans  J->et  Evaiijelisl. 
Brème,  26  décembre  191  1. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  333 

lA  parler  franc,  c'est  vraiment  indigne  la  dureté  avec  laquelle  il  faut 
t^gir  dans  ces  circonstances.  L'homme  se  tient  blotti  dans  une  cave 

avec  sa  vieille  mère.  Celle-ci  a  une  hémiplégie,  causée  par  une  attaque. 

Néanmoins  je  dois,  impitoyable,  arracher  le  fils  à  la  vieille  femme 

gémissante.  A  côté  de   moi  se  tiennent  deux  hommes  baïonnette  au 

canon.  C'est  la  guerre  ! 

J...,  ouvrier  peintre,  écrivant  de  Pologne  ^,  décrit  l'entrée 
des  troupes  allemandes  dans  un  village  russe  que  l'artillerie 
allemande  vient  de  détruire  : 

Lorsque  tout  fut  en  llammes  nous  avançâmes.  L'horreur  me  saisit. 
Là  un  homme  était  assis  près  d'un  arbre,  la  tête  emportée.  Ici  un  autre 
avait  le  corps  ouvert  ;  partout  des  pieds,  des  mains,  des  bras,  des  têtes 
arrachés.  On  amena  même  une  vieille  femme  dont  la  poitrine  laissait 
échapper  un  flot  de  sang  :  sa  longue  chevelure  blanche  l'enveloppait 
comme  d'un  suaire.  J'ai  appris  ce  jour-là  jusqu'à  quel  degré  de  bestialité 
l'homme  est  capable  de  se  dégrader.  Nous  passions  près  d'une  batterie 
russe  détruite  :  sous  un  canon  se  trouvait  un  artilleur  à  l'air  intelli- 
gent, grièvement  blessé.  Il  nous  regardait  d'un  œil  triste  et  si  malheu- 
reux que  les  larmes  eu  venaient  aux  yeux.  Néanmoins,  un  homme  qui 
passait  ne  put  résister  à  l'envie  de  lui  cracher  au  visage.  Pense  un  peu  ! 
A  un  pauvre  mourant  abandonné  î  Et  cependant  l'homme  qui  a  fait 
cela  était  bon.  Il  a  partagé  avec  moi  son  dernier  morceau  de  pain. 
Mais  la  vue  d'un  Russe  suffit  à  le  ravaler  au  niveau  d'une  bête.  Tel 
est  l'effet  de  cette  guerre. 

Je  pourrais  te  raconter  bien  d'autres  traits,  qui  nous  empêcheront 
d'être  jamais  des  partisans  de  la  guerre.  Ce  sont  de  tristes  histoires 
qu'entendra  la  postérité.  Je  suis  toujours  agacé  quand  je  vois  des  jour- 
naux, qui  ont  systématiquement  excité  à  la  guerre,  s'étendre  mainte- 
nant sur  les  atrocités  et  les  horreurs  de  cette  lutte  furieuse.  Sauront-ils 
au  moins  tirer  les  conséquences  de  ces  événements  et  écarter  dans 
l'avenir  les  causes  de  la  guerre?  Je  doute  qu'ils  touchent  jamais  aux 
causes  primordiales.  Mais  nous,  nous  savons  maintenant  quelles  cala- 
mités entraîne  la  guerre. 

J...  est  malheureusement  une  exception.  Non  moins  excep- 
tionnels sont  les  trois  néo-apostoliques  auteurs  de  l'étrange 
lettre  qui  suit  -,  où  ils  dénoncent  à  leur  évêque  les  actes  de 
brutalité  et  d'irrévérence  commis  par  les  soldats  allemands 
dans  une  église  française. 

1.  Vercins-Anzeiger,  Organ  des  Vcrbandes  der  Maler,  Lackierer,  etc.,  Ham- 
bourg, 16  janvier  1915. 

2.  Lettre  publiée  par  la  Neuapostolische  Rundschau,  Zcitschrift  zur  Foerde 
rang  des  Glaubenlebens  der NeuapostolischenGemeinden,  Leipzig,  27  décembre  1914. 


334  LA    REVUE    DE    PARIS 

Nous  n'avons  trouvé  notre  régiment  qu'à  Liège.  Ce  régiment  a 
beaucoup,  beaucoup  souffert  à  Namur,  Maubeuge,  etc.  Qui  sait  où 
nous  serions  [si  nous  l'avions  rejoint  plus  /dZ]?  Mais  voici  seulement 
que  nous  rejoignons,  et  nous  disons  :  «  Le  Seigneur  a  fait  en  nous  de 
grandes  choses  ;  nous  nous  en  réjouissons.  Il  sacrifie  des  hommes  pour 
toi  et  des  peuples  pour  ton  âme.  »...  Nous  étions  il  y  a  huit  jours  dans  une 
église  à  Boucouville.  Quel  spectacle  1  Les  murs,  les  fenêtres  percés  par 
les  obus,  les  crucifix,  les  cierges,  les  tableaux,  l'autel  et  l'harmonium 
en  morceaux,  les  accessoires  du  Saint-Sacrement,  lés  étoffes  sens  des- 
sus dessous.  On  voit  des  soldats  qui  tournent  eri  dérision  la  barette  du 
prêtre.  Les  habits  des  enfants  de  chœur,  dépouillés  de  leurs  dentelles, 
servent  comme  essuie-mains  ou  pour  d'autres  usages.  Cela  nous  fait 
penser  à  Sion,  s'il  tombait  entre  les  mains  de  l'ennemi.  Terrifiante 
pensée  I  Un  soldat  avait  mis  sur  sa  tête  la  coiffure  du  prêtre  ;  je  la  lui 
arrachai;  il  la  reprit  de  force  et,  là-dessus,  tout  le  monde  de  rire. 
Tel  est  l'endurcissement  du  cœur,  indomptable  et  insensé  jusqu'à  la 
fin.  A  Dieu  notre  respect  ;  à  vous  et  à  notre  cher  apôtre  cordial  merci  : 
à  nos  femmes  notre  cœur  et  notre  main.  Nous  vous  saluons  avec  la 
devise  :   «  Si  Dieu  est  pour  nous,  qiii  donc  sera  contre  nous?  » 

AD.    BAUNMUTTER,    WALT.     PETSCH,    W.     KRAMER. 

* 
*     * 

La  plupart  des  combattants  s'endurcissent,  cependant,  et 
bientôt  les  horreurs  de  la  guerre  ne  font  plus  sur  eux  d'impres- 
sion. «La  tendresse  et  le  sentiment  ne  nous  troublent  plus», 
disait  le  peintre  Christiansen^.  —  «  On  s'habitue  peu  à  peu 
comme  si  c'était  tout  naturel  »,  écrit  un  autre.  —  «  Les 
maisons  incendiées  sont  à  l'ordre  du  jour;  leur  vue  né  sur- 
prend plus  personne  »,  déclare  un  instituteur '-.  —  Les  soldats 
allemands  obéissent  au  mot  d'ordre  que  formule  si  bien  une 
institutrice  de  Dresde  dans  une  lettre  adressée  à  un  journal 
de  la  ville  *  : 

Nos  ennemis  ne  reconnaissent  pas  notre  générosité,  —  dit-elle, — 
et  la  prennent  pour  de  la  faiblesse.  //  faut  que  nous  soyons  pour  nos 
ennemis  d'une  dureté  inexorable... 

1.  Voir  plus  haul. 

2.  Lettre  publiée  par  la  Hannoversche  Schulzeitimg^  Hanovre,  5  janvier  1915. 

3.  Dresdncr  Xachrichlen^  30  décembre  1914.  L'institutrice  écrit  au  journal  de 
Dresde  pour  se  plaindre  de  la  faiblesse  avec  laquelle  sont  traités  les  correspon- 
dants de  journaux  étrangers.  «  Pourquoi,  dit-elle,  ne  faisons-nous  pas  tout  de 
suite  leur  procès  à  ces  traîtres?  Peu  importe  qu'ils  soient  Anglais  ou  Améri- 
cains... » 


LES     SOLDATS     ALLEMANDS  33  5 

Ne  nous  guérirons-nous  donc  jamais  de  notre  sentimentalisme? 
Dans  cette  guerre  —  la  plus  terrible  de  toutes  —  il  ne  faut  pas  que  la 
voix  du  cœur  se  fasse  entendre.  Nous  devons  montrer  à  nos  ennemis 
que  nous  sommes  capables  d'être  cruels  et  impitoyables.  «  Landgrave, 
endurcis-toi.  »  En  parlant  ainsi,  ce  n'est  pas  mon  opinion  que  j'ex- 
prime, mais  celle  de  centaines  de  milliers  d'individus,  celle  —  j'ose  le 
dire  —  de  la  majorité  de  notre  peuple  allemand. 

Donc  le  soldat  allemand  sera  dur.  Il  commettra  volontai- 
rement des  brutalités,  tout  en  conservant  son.  sang-froid  et 
en  riant  sous  cape  des  bonnes  plaisanteries  auxquelles  il  se 
livre. 

Malgré  les  fatigues  et  les  privations,  —  écrit  l'employé  Dietel  ',  : — 
notre  campagne  a  été  fort  variée  et  intéressante;  les  scènes  comiques 
n'ont  pas  manqué  non  plus.  Un  jour,  par  exemple,  je  voulais  obtenir 
d'un  paysan  du  bois  à  brûler.  — -  Réponse  :  «  Ne  plus  de  bois  -  ».  — 
Ah  :  cest  comme  ça?  je  vais  chercher  une  hache;,  je  prends  la  chaise 
sur  laquelle  il  venait  de  s'asseoir  et  je  commence  tout  tranquillement 
à  fendre  du  bois.  Le  bonhomme  pousse  un  cri,  disparaît  et  rapporte 
une  charge  de  bois,  si  grosse  qu'il  plie  sous  le  poids.  Et  voilà  com- 
ment les  jours  s'écoulent.  — ■  Mes  nieilleurs  saints.  Volontaire  dietel^. 
«  C'est  la  guerre  ■'.  » 

H...  et  F.  M...,  de  la  paroisse  de  Vilsen,  inventent  d'ingé- 
nieuses distractions. 

Les  habitants,  —  écrivent-ils  du  Nord  de  la  France  ',  —  n'ont  plus 
rien  à  manger.Nous  leur  donnons  bien  du  pain,  mais,  quand  les  enfants 
viennent  demander,  nous  les  forçons  d'abord  à  chanter  :  Deutschland, 
Deutschland  iïber  ailes!  Ils  chantent  cela  très  bien  déjà;  on  les  pren- 
drait pour  des  Allemands.  Nous  les  forçons  aussi  à  dire  :  Français 
capout  !  C'est  très  comique. 

Tout  en  lampant  dans  un  petit  café  français  une  tasse  ^ 
dix  centimes,  le  canotier  Fritz  Mussofî  flirte  délicatement. 
Une  jeune  fille  est  seule  dans  la  salle  : 


1.  Lettre  du  9  novembre,  publiée  dans  le  NaclwichlenblaV.  du  personnel  delà 
maison  H.  Schlinck  et  Cie,  à  Hambourg. 

2.  Eu  français  dans  le  texte. 

3.  En  français  dans  le  texte. 

4.  Lettre  publiée  par  le  Vilscr  Inspcklions  Boic,  décembre  1911. 


f 


336  LA     REVUE     DE     PARIS 

Je  la  prenais  d'abord  pour  une  Allemande,  —  dit  Musolfï  S  —  car  elle 
n'avait  rien  du  type  français  ;  elle  était  blonde  tandis  que  toutes  les 
femmes  ici  ont  les  cheveux  d'un  noir  éclatant.  De  plus,  contrairement 
à  la  coutume  générale  des  Françaises,  exceptionnellement,  elle  n'était 
point  fardée.  Comme  elle  me  servait  le  café,  je  ne  voulus  pourtant  pas 
laisser  échapper  l'occasion  favorable  —  songez  que  pendant  cinq  mois 
on  n'avait  pas  vu  un  être  du  sexe  féminin  I  — ^  et  je  me  permis  donc  de 
lui  pincer  les  joues. 

Et,  poète  à  ses  heures,  le  référendaire  Erich  Kunz-  décrit 
en  termes  pittoresques  un  village  dévasté  qui  présente  les 
motifs  «  les  plus  ravissants  ))  : 

Les  armoires  arrachées  et  renversées  ont  répandu  leur  contenu 
bigarré  dans  les  chambres,  dans  les  cours  et  dans  les  jardins.  A  côté 
d'une  camisole  de  nuit  blanche,  un  vieux  haute-forme  enfoncé  porte, 
sous  les  rameaux  fleuris,  le  deuil  de  son  ancien  maître  ;  une  paire  de 
lunettes  bleues  regarde  tristement  hors  d'un  seau  de  pommes  pour- 
ries, et  en  haut  d'un  tas  de  fumier  trône  un  lit  d'enfant  bleu  de  ciel... 
Les  nombreux  lapins  qui  sautillaient  joyeusement  alentour  ont  été 
l'un  après  l'autre  rôtis  sur  les  poêles  français  et  «  incorporés  »  dans 
nos  corps  allemands.  Il  n'y  a  plus  que  deux  maigres  poulets  qui  courent 
çà  et  là  dans  la  cour,  jouissant  d'une  liberté  inusitée  ;  mais  eux  aussi 
sont  déjà  suivis  par  des  regards  amoureux. 

* 
*   ■••.: 

Un  trait  caractéristique  de  l'Allemand,  et  que  nous  retrou- 
vons dans  sa  -correspondance  de  guerre,  est  la  persistance 
chez  lui  de  l'empreinte  professionnelle.  Qu'il  entre  dans  un 
salon,  qu'il  voyage,  ou  qu'il  se  récrée,  l'Allemand  n'oublie 
jamais  sa  spécialité,  son  Fach  :  il  ne  l'oublie  pas  davantage 
sur  le  champ  de  bataille. 

Le  jardinier  sait  gré  aux  Belges  de  n'avoir  pas  obligé  les 
Allemands  à  détruire  la  ville  de  Gand  '  : 

Gand  possède  en  effet  plus  de  monuments  ennemis  que  toutes  les 
autres  grandes  villes  de  la  Belgique  réunies.  Et  l'art  des  jardiniers, 

1.  Sonder-Ausgabe  zim  25-jàhrigen  Bestehen  des  Berliner-Ruder-Club  Sturm- 
vogel,  Berlin  1915. 

2.  Lettre  publiée  clans  les  Barschcnschaflliche  Blàller,  Berlin,  15  janvier  1915. 

3.  Lettre  publiée  dans  VAllgemeine  Deutsche  Gaerlncr-Zeitung,  Berlin, 
19  décembre  1914. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  337 

spécialement,  aurait  reçu  là  un  coup  funeste  I  II  y  a  plusieurs  centaines 
de  jardins  aux  abords  de  cette  ville  magnifique.  Là  flamboie  le  rouge 
de  milliers  de  bégonias,  etc.. 

Le  peintre  juge  la  guerre  à  son  point  de  vue  : 

Et  ce  magnifique  tableau,  —  écrit  Philippe  Sch.  *,  —  quand  les  enne- 
mis, en  colonnes  débandées,  se  dispersent  dans  la  vallée,  les  pantalons 
rouges  flambant  sur  les  champs  ondoyants.  A  ce  spectacle  la  déman- 
geaison de  peindre  vous  prend.  Malheureusement  il  nous  était  interdit 
de  mettre  impudemment  le  nez  hors  de  la  tranchée,  car  chaque  fois 
nous  attrapions  quelque  chose. 

Le  commerçant  n'oublie  pas  ses  affaires  et  il  parcourt  les 
magasins  des  villes  françaises  pour  voir  s'il  y  trouvera  les  pro- 
duits de  sa  maison  -.  Le  Herr  Doktor  terrorise  en  latin  les  habi- 
tants des  villages  français.  L'éleveur  de  lapins  fait  un  singu- 
lier mélange  de  ses  impressions  de  guerre  et  de  ses  préoccupa- 
tions professionnelles  : 

Très  honoré  monsieur  Koppe,  —  écrit  Franz  Herkroth^  à  un 
ami,  —  nous  sommes  en  guerre.  Il  n'y  a  pas  à  sortir  de  là...  Nous 
avons  traversé  toute  la  Belgique  en  vainqueurs.  Maubeuge  fut  la  pre- 
mière forteresse  qui  dut  se  soumettre.  L'exemple  fut  bientôt  suivi 
par  la  flère  Anvers,  que  d'après  les  Belges  nous  ne  devions  jamais 
conquérir.  Gomme  elle  a  vite  ouvert  ses  portes  cependant  !  J'ai  souvent 
eu  l'occasion  de  voir  des  cages  à  lapins,  mais  nulle  part  je  n'ai  trouvé 
des  procédés  d'élevage  et  une  race  comparables  à  ce  que  nous  avons  en 
Allemagne.  J'ai  aussi  expérimenté  divers  rôtis  :  la  viande  avait  bon 
goût  et  me  changeait  agréablement  de  l'ordinaire.  ^Maintenant  nous 
sommes  depuis  des  mois  en  Flandre. 

Je  t'envoie  de  l'écurie  un  salut  de  soldat.  —  franz  herkroth. 

...  Nous  avons  conquis  toute  la  Belgique,  à  un  petit  coin  près, 
—  écrit  un  autre  éleveur  *  —  et  bientôt  tout  le  pays  sera  allemand, 
aussi  allemand  que  le  sol  béni  de  notre  patrie.  Il  nous  faudra  donc 
veiller  à  faire  revivre,  ici  en  Belgique,  l'élevage  des  lapins,  et  nous  ne 
devrons  pas  oublier  qu'après  la  guerre  la  Belgique  sera  pour  nous  un 

1.  Lettre  du  26  décembre,  publiée  par  VAllgemeine  Maler-Zeitung.  Berlin, 
16  janvier  1915. 

2.  Lettre  d'Otto  Straub,  employé  de  la  maison  de  cafés  Franck  etflls,  publiée 
dans  le  bulletin  de  guerre  de  la  maison  :  Mitteilungen  von  Ihrer  Finna  und  Ibren 
Kollegen,  Berlin,  2  janvier  1915. 

3.  Lettre  publiée  dans  Der  KaninchenziXchicr,  Leipzig,  26  février  1915. 

4.  Ibidem. 

15  Septembre  1915.  8 


338  LA     REVUE     DE    PARIS 

débouché.  Comme  il  ne  reste  que  très  peu  de  lapins  sur  le  sol  belge  et 
que  les  Belges  demeurés  dans  le  pays  désirent  recommencer  l'élevage,  ils 
seront  obligés  de  s'adresser  à  l'Allemagne.  Ils  réclameront  des  «  géants 
belges  »  ou  «  flamands».  Si  nous  leur  répondons  que  le  «  géant  belge» 
n'existe  plus  chez  nous,  et  si  nous  le  baptisons  d'un  autre  nom,  le 
Belge  se  fâchera  et  l'éleveur  allemand  perdra  son  débouché.  Mais 
sans  doute  conservera-t-on  l'ancien  nom,  car  après  tout  la  Belgique 
«st  dans  nos  mains  ;  elle  est  et  elle  restera  allemande.  Après  la  conclu- 
sion de  la  paix,  nous  ferons  voir  aux  éleveurs  belges  les  avantages  des 
procédés  de  sélection,  et  nous  échangerons  avec  eux  nos  bêtes  et  nos 
idées.  Il  faut  espérer  que  nous  pourrons  fahe  de  même  dans  une  partie 
des  territoires  français  conquis.  Mais  une  chose  est  sûre.  Il  faut  que 
Dieu  punisse  l'Angleterre  et  qu'il  la  punisse  bien  I 

Cet  attachement  de  l'homme  à  son  métier  a  au  premier 
abord  quelque  chose  de  touchant.  Mais  méfions-nous  du 
spécialiste,  trop  souvent  fermé  aux  sentiments  généreux  et 
dont  les  préoccupations  étriquées  témoignent  tout  au  moins 
d'une  singulière  indifférence  à  l'égard  des  drames  et  des 
misères  dont  il  est  le  témoin.  Grattez  un  peu,  et  vous  verrez 
apparaître  le  pédant,  le  cuistre,  gonflé  de  suffisance  et  d'or- 
gueil national. 

Laissez-moi,  —  écrit  le  pâtissier  Hugo  Kreuter  *,  —  vous  donner 
quelques  impressions  du  pays  de  la  «  grande  nation  ».  J'ai  toujours 
entendu  dire  et  lu  que  le  peuple  français  était  civilisé.  Il  n'en  est  rien 
aujourd'hui  I  —  Peut-être  au  xviii^  siècle  ce  peuple  a-t-il  atteint  un  cer- 
tain degré  de  civilisation.  Aujourd'hui  les  villes  et  la  campagne  ont  un 
aspect  4'  abandon  ;  la  soif  de  la  vengeance  a  empêché  ce  peuple  de  tra- 
vailler et  de  produire.  Il  n'y  a  dans  tout  le  pays  que  les  grandes  routes 
qui  soient  en  bon  état.  Les  chemins  de  campagne  sont  presque  inconnus 
dans  le  Nord  de  la  France.  C'est  surtout  dans  l'art  de  bâtir  que  les 
Français  sont  prodigieusement  en  retard.  Il  est  rare  qu'on  trouve  chez 
eux  des  chambres  convenablement  aménagées.  Quelques  beaux  monu- 
ments de  l'ancien  temps  rappellent  la  grandeur  passée  du  pays.  —  Les 
localités  où  notre  métier  est  représenté  laissent  fort  à  désirer.  J'ai 
visité  plusieurs  installations  de  pâtissiers  et  n'en  ai  presque  trouvé 
aucune  qui  eût  l'air  d'un  vrai  fournil.  Çà  et  là,  cependant,  il  y  a,  —  ou 
plutôt  il  y  avait,  —  quelques  maisons  bien  installées.  Malheureusement 
le  travail  est  arrêté  presque  partout.  A  Cambrai  et  à  Saint-Quentin 
j'eus  l'occasion  de  voir  plusieurs  confiseries;  mais,  à  part  quelques  sucre- 
ries, elles  ne  vendaient  que  du  chocolat  et  des  fruits  confits  et  candis. 
J'aurais  bien  voulu  m'acheter  une  brioche  authentique,  mais  partout 

1.  Lettre  publiée  dans  la  Kondilor-Zeitung,  Trêves,  iS  décembre  1914. 


LES     SOLDATS    ALLEMANDS  339 

'C'était  la  même  réponse  :  «  Ne  plus,  monsieur  ^  ».  Quant  aux  petits 
fours  et  aux  «  gâteaux  mêlés  »,  on  ne  peut  en  voir  nulle  part. 

Si  la  pâtisserie  allemande  elle-même  affirme  si  péremptoire- 
ment sa  supériorité,  il  est  clair  que  les  alliés  n'ont  plus  aucune 
indulgence  à  attendre  dans  aucun  domaine. 

Les  femmes  belges  ne  sont  pas  précisément  jolies,  • —  écrit  un  sol- 
dat ^,  —  elles  sont  toutes  coiffées  en  «  ponnys  »,  leurs  cheveux  ramenés 
sur  le  front  leur  couvrent  presque  les  yeux.  C'est  affreux.  Et  toutes 
laides  de  visage  I  Et  mal  habillées  I  Ah  I  combien  je  préfère  les  jeunes 
filles  allemandes,  en  général  et  en  particulier  1  Quant  aux  hommes,  ils 
me  paraissent  extrêmement  paresseux.  On  les  voit  partout  flâner,  les 
mains  dans  les  poches,  et  ils  ne  consentent  pas  à  se  déranger.  C'est 
ici  que  nous  sentons  tout  le  prix  dès  vertus  et  des  manières  allemandes. 

Dans  les  villes  françaises  tout  est  vétusté,  petit  et  désor- 
donné. Heureusement,  on  se  préoccupe  d'habituer  à  F  «  ordre 
allemand  »  le  petit  nombre  de  civils  français  qui  sont  restés. 
Cette  éducation  se  fait  «  sous  la  surveillance  des  gendarmes 
prussiens  ''  » . 

Quant  à  la  Russie,  c'est  le  néant. 

Le  pays  que  nous  traversons,  —  dit  un  électricien  \  —  est  le  comble 
de  l'inculture.  Pas  la  moindre  trace  de  civilisation. 

Il  faut  maintenant  que  je  vous  décrive  la  Russie,  —  écrit  un 
autre  ^.  —  Comme  les  Russes  se  sont  fortement  retranchés  au  nord 
de  la  Vistule  et  ne  peuvent  pas,  par  suite,  passer  à  l'offensive,  nos 
troupes  reçurent  l'ordre  de  s'approcher  de  l'ennemi  à  marches  forcées. 
Nous  cantonnâmes  pour  la  première  fois  à  Koschheglowo  (?)  qui  est 
censé  être  une  ville.  C'est  un  misérable  et  sale  campement  où  logent 
des  créatures  également  misérables  qu'on  ne  reconnaît  pour  des 
hommes  qu'en  les  voyant  marcher  debout.  D'une  manière  générale  les 
hommes  ici,  sans  exagération  aucune,  ressemblent  à  des  cochons. 

Voilà  des  observations  qui  ont  le  mérite  d'être  précises  I 

1.  En  français  dans  le  texte. 

2.  Lettre  du  4  décembre,  publiée  dans  VOsnabriicker-Zeitung,  18  décem- 
bre 1914, 

3.  Lettre  de  Schneider,  publiée  par  les  Verbandsbiaetter,  organe  d'une  asso- 
ciation d'employés  de  commerce,  Leipzig,  novembre  1914. 

4.  Lettre  publiée  dans  les  ilfz7/ei7ungen  des  Vereins  der  Beamten  der  A,  E.  G. 
und  B.  E.  W.,  Berlin,  novembre  1914. 

5    Ibidem 


340  LA     REVUE     DE     PARIS 


Tout  le  monde  n'a  pas  l'esprit  critique  aussi  développé. 
La  plupart  des  combattants,  une  fois  surmontées  la  stupeur 
et  l'émotion  du  début,  tombent  dans  l'apathie  la  plus  com- 
plète et  ne  sont  plus  animés  que  par  des  préoccupations  très 
élémentaires  :  boire,  manger,  garnir  leurs  bagages,  —  et  tout 
ce  que  la  censure  allemande  interdit  de  raconter. 

A  quoi  bon  se  priver  des  choses  qui  vous  font  envie?  Tout 
cela  ne  coûte  rien.  On  paye  avec  des  bons,  c'est-à-dire  avec  du 
papier. 

C'est  moi,  —  écrit  un  instituteur  ',  —  qui,  comme  le  plus  ancien 
sous-offlcier,  dois  maintenant  *  commander  la  compagnie.  Je  me  fais 
à  moi-même  l'effet  d'un  demi-dieu.  Je  dois  donner  des  signatures 
importantes  et  établir  des  bons  pour  tous  les  objets  possibles  ou  impos- 
sibles. On  ne  paye  plus  rien  comptant. 

Je  lui  ai  signé  en  échange  un  bon  de  trois  cents  marks,  —  écrit  le 
médecin-major  Kohne^  qui  vient  de  prendre  un  cheval  à  un  vieux 
paysan  français.  Tout  cela  sera  payé  —  ou  ne  le  sera  pas  —  après  la 
guerre  *. 

Quand  on  rencontre  une  maison  inoccupée,  point  n'est 
besoin  de  formalités,  et  l'on  «  achète  »  avec  la  plus  grande 
facilité  tout  ce  qui  vous  tombe  sous  la  main.  Ainsi  le  doc- 
teur Obladen  -'  va  en  tournée  dans  une  voiture  de  chasse 
«  achetée  »,  et  «  mobilise  »  dans  les  villages  bouteilles  de 
Champagne  et  bouteilles  de  cognac.  D'autres  officiers  se  meu- 
blent, et  au  besoin  s'approvisionnent  en  souvenirs. 

Les  habitants  avaient  disparu  comme  toujours,  —  écrit  Rudolf 
Seng  6,  —  nous  nous  mîmes  donc  à  l'ouvrage.  Ici,  il  y  avait  une  petite 

1.  Lettre  citée  plus  haut,  publiée  par  la  Hannoversche  Schulzeitung. 

2.  La  compagnie  vient  de  subir  de  lourdes  pertes  et  n'a  plus  d'officiers. 

3.  Journal  de  route  publié  dans  la  Zeitschrift  der  Turnerschaft  Philippina, 
Marburg,  janvier  1915. 

4.  «  La  rétribution  pour  le  logement  sera  versée  plus  tard  »  enseigne  à  dire 
le  manuel  de  conversation  du  docteur  Wolfson  {La  rcblribiissjong  puhr  lô  losch- 
mang  sscra  werseh  plUh  labr  !) 

5.  Voir  plus  haut. 

6.  Lettre  publiée  dans  V Alte-Herren-Zeitung  der  Burschenschaft  Holzminda, 
Gœttingen,  février  1915. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  341 

armoire  fort  commode,  là  un  miroir  qui  faisait  très  bien  dans  le  coin... 
et  l'horloge  avait  une  bien  belle  sonnerie  1 

Avant  tout  il  s'agit  de  bien  vivre,  et  c'est  à  quoi  s'appliquent 
principalement  les  envahisseurs.  Le  lieutenant  Fischer  ^ 
arrive  à  Anvers  au  milieu  d'octobre  : 

C'est  une  bénédiction,  —  écrit-il,  —  d'être  dé  nouveau  dans  une 
ville.  Nous  avons  subi  des  fatigues  et  des  privations  terribles.  Mainte- 
nant, enfin,  nous  recommençons  à  vivre  bien,  aux  frais  de  la  popuhttion 
d'Anvers,  dont  la  plus  grande  partie  s'est  enfuie. 

L'entrée  des  Allemands  à  ,  Reims  fut  l'occasion  d'âpres 
rivalités.  Qui  boirait  le  premier? 

L'aumônier  de  la  garde,  von  Bergh-,  narre  en  ces  termes 
l'arrivée  de  son  corps  en  vue  de  la  ville  : 

...  Comme  nos  canons  tiraient  encore,  voici  qu'une  auto  aux  puis- 
santes lanternes  arrive  tout  à  coup  de  Reims  à  toute  vitesse.  L'occu- 
pant, un  officier  d'état-major  saxon,  annonce  que  les  Saxons  avaient 
pénétré  dans  la  ville  de  l'autre  côté,  et  que  les  Français  s'étaient  retirés. 
Nous  cessâmes  le  feu  naturellement  et  nous  nous  remîmes  en  route. 
Nous  aurions  bien  voulu  voir  de  près  la  belle  ville  et  boire  à  lai  source 
le  meilleur  ^<  Champagne  ».  Mais  cette  récompense  nous  fut  refusée. 
Elle  fut  réservée  aux  Saxons  qui  étaient  entrés  les  premiers  dans  la  ville. 
Au  lieu  de  cela  on  nous  octroya  une  nouvelle  marche  qui  fut  très 
pénible  pour  nos  hommes.  Le  soir  nous  atteignîmes  Dizy-Magenta, 
d'où  nous  eûmes  une  vue  superbe  sur  les  vallées  d'Ay  et  d'Épernay 
si  célèbres  par  leur  vin.  Là  enfin  nous  pûmes  procéder  à  quelques 
expériences  et  nous  savons  maintenant  quel  est  le  goût  du  véritable 
«  Champagne  ». 

Les  descriptions  d'aventures  gastronomiques  reviennent 
sans  cesse  dans  la  correspondance  des  soldats  allemands.  Voici 
par  exemple  les  expériences  que  fit  N.,  ouvrier  électricien, 
et  que  ses  patrons  ont  cru  bon  de  livrer  à  la  publicité'^  : 

La  semaine  dernière  nous  sommes  passés  près  d'une  grande  ferme, 
à  l'aspect  de  fabrique,  qui  était  abandonnée.  Elle  fut  aussitôt  visitée 
de  près.  Nous  y  avons  trouvé  du  beurre  et  de  la  crème,  des  centaines 

1.  Zeitschrifi  der  Tnrnerschafi  Philippina,  janxicv  1915. 

2.  Journal  de  route  du  Divisionspfarrer  von  Bcrgh. 

3.  Lettre  publiée  dans  les  Milteilungen  des  Vercins  der  Beamlen  der  A.  E.  G. 
und  B.  E.  W.,  Berlin,  novembre  1914, 


342  LA    REVUE    DE    PARIS 

de  quintaux.  J'ai  bu  pour  ma  part  au  moins  deux  litres  de  crème  douce. 
J'ai  encore  découvert  dans  la  cave  une  boîte  contenant  cinq  livres  de 
chocolat  qui  firent  fort  bien  mon  affaire,  et  aussi  des  confitures  fran- 
çaises. Dans  les  caves  des  fermes  on  trouve  souvent  des  centaines  de 
pots  de  fraises  et  de  prunes  en  confitures.  J'ai  aussi  fait  récemment 
l'essai  du  Champagne,  pour  la  première  fois  ;  il  fut  fort  à  mon  goût  ; 
en  revanche,  je  n'arrive  pas  à  aimer  le  vin  ordinaire,  dont  il  y  a  ici  des 
quantités  énormes  ;  je  préférerais  une  cigarette  ;  elles  sont  très  rares 
Ici. 

En  France,  ■ —  écrit  O...»  de  la  paroisse  de  Groeningen  \  —  le  vin 
et  le  Champagne  ne  manquent  pas.  Dans  chaque  maison,  la  cave  est 
pleine  de  tonneaux  de  vin.  Chaque  fois  que  nous  nous  arrêtions  quel- 
que part,  tous  les  hommes  se  précipitaient  dans  les  maisons  pour 
prendre  du  vin. 

Un  sous-offîcier  qui  écrit  '  à  ses  parents  raconte  l'emploi  de 
sa  journée  dans  un  village  français  :• 

Un  punch  magnifique  est  en  train  de  chauffer.  Hier  nous  avons  décou- 
vert deux  cents  bouteilles  devin  rouge  et  blanc  qui  étaient  murées... 
Le  lendemain  matin,  à  notre  grande  joie,  nous  avons  aperçu  des  poules 
nombreuses  qui  se  promenaient  dans  le  jardin.  Nous  n'étions  pas  de 
service.  Vite  à  la  chasse  aux  poules  î  Une  poule  est  vite  attrapée, 
plumée  toute  chaude,  rôtie,  vidée  ;  au  bout  de  quelques  minutes  un 
plat  de  poulet  aux  pommes  de  terre  était  prêt.  Le  temps  est  beau.  Vite 
je  sors  une  table  que  je  place  sous  un  pommier,  je  la  couvre  (j'avais 
trouvé  un  jupon  blanc  tout  neuf  dans  l'armoire),  avec  cela  quelques 
bouteilles  de  bière  française  (nous  les  avions  trouvées  murées),  quelques 
verres  de  vin,  et  le  plat  de  poulet  et  de  pommes  de  terre  fumantes. 
Mon  camarade  mangea  peu,  un  tiers  de  poule  seulement  ;  c'est  moi 
qui  ai  mangé  les  deux  autres  tiers. 

Il  y  a  cependant  un  ascète  dans  l'armée  allemande,  et  nous 
nous  en  voudrions  de  ne  point  le  faire  connaître  :  Willy 
Patzig,  de  l'église  de  Technitz,  écrit  '  à  son  pasteur  cette  lettre 
édifiante  : 

Il  y  en  a  malgré  tout  beaucoup  qui  se  font  envoyer  de  la  maison  des 
saucisses  et  du  lard.  Il  me  semble  tout  de  même  que  ce  n'est  pas  bien. 

1.  Lettre  publiée  dans  V Evangelisches   Gemeindeblait  filr   den  Kirchenkrcis^ 
Groeningen,  décembre  1914. 

2.  Lettre  publiée  dans  le  Kirchliches  Gemeindeblait  fiir  Anhalt.  Dessaii 
28  décembre  1914. 

3.  Lettre  publiée  dans  Goti  im  Kriege  (voir  plus  haut) 


LES    SOLDATS    ALLEMANDS  343 

En  tout  cas  il  me  paraît  parfaitement  dans  l'ordre  de  manger  du  pain 
sec  à  la  guerre.  J'ai  célébré  le  patron  de  notre  église  en  m'offrant  un 
extra  de  pain  d'ordonnance  et  imaginant  par  la  pensée  que  c'était  du 
gâteau. 

Hélas l  Willy  Patzig  n'a  point  fait  école,  et  la  masse  des 
soldats  allemands  se  rue  avec  avidité  sur  notre  infortuné  pays. 
De  la  plupart  des  lettres  que  nous  lisons  une  même  impression 
se  dégage  :  c'est  que  l'Allemand  est  singulièrement  à  son  aise 
dans  son  rôle  d'envahisseur.  On  dirait  que  les  vieux  nstincts 
de  sa  race  se  réveillent  chez  lui.  Tant  qu'il  n'est  pas  person- 
nellement exposé,  l'Allemand  ne  voit  dans  la  guerre  qu'une 
intéressante  partie  de  plaisir,  un  voyage  de  vacances  profi- 
table, et  il  jouit  naïvement  de  ses  aventures.  Il  faudra  qu'il 
soit  à  la  peine  et  qu'il  souffre  cruellement,  pour  s'apercevoir 
en  fin  de  compte  que  tous  les  aspects  de  la  guerre  ne  sont  pas 
également  joyeux. 

(A   suivre.) 

PIERRE    BOUTROUX 


LES   ANGLAIS   A  ROUEN 


Avec  ses  quais,  ses  docks,  ses  magasins,  sa  sécurité  de  port 
intérieur  et  la  proximité  de  la  Manche,  avec  les  facilités  de 
débarquement  qu'il  offre  et  le  réseau  ferré  dont  il  est  le 
centre,  Rouen  s'imposait,  comme  base  militaire,  au  choix  de 
nos  alliés  britanniques.  Ils  y  vinrent  dès  la  seconde  semaine 
d'août  1914,  et  se  mirent  aussitôt  à  l'œuvre.  Ce  fut,  cette  fois, 
pour  peu  de  temps.  Au  lendemain  de  Charleroi,  l'ennemi 
envahissait  notre  territoire.  En  même  temps  qu'il  fonçait  sur 
Paris,  il  se  déployait  vers  le  sud-ouest.  Nos  hôtes  n'atten- 
dirent pas  qu'il  fût  à  Amiens  pour  lever  le  camp  et  se  trans- 
porter en  lieu  sûr.  Pendant  toute  une  nuit,  ce  fut  à  travers  la 
ville  un  roulage  ininterrompu  dont  on  ignorait  la  destination. 
On  sut  plus  tard  que  la  base  rouennaise  s'était  transportée  à 
Nantes,  celle  du  Havre  à  Saint-Nazaire. 

Je  ne  vis  point  cette  arrivée  ni  cet  exode,  me  trouvant  alors 
à  Penmarch,  dans  une  paix  paradoxale  et  accablante  que  trou- 
blaient, de  loin  en  loin,  de  mystérieux  coups  de  canon.  Les 
barques  de  pêche,  dont  les  équipages  étaient  encore  presque 
au  complet,  allaient  à  leur  besogne  quotidienne,  qui  était 
fructueuse.  Les  usines  de  la  côte  travaillaient  de  leur  mieux, 
escomptant  d'ailleurs  que  les  réquisitions  épuiseraient  vite 
leurs  stocks.  Hors  le  va-et-vient  des  voiles  brunes  en  baie, 
peu  ou  point  de  navigation.  En  septembre,  le  spectacle 
changea  soudain.  De  gros  vapeurs  apparurent  du  large,  faisant 


LES    ANGLAIS     A     ROUEN  345 

cap  au  sud-est,  droit  sur  la  pointe.  Penmarch  est  un  observa- 
toire unique  pour  de  tels  passages.  On  regardait  grandir  les 
fumées,  se  préciser  les  silhouettes  :  il  y  avait  des  deux-mâts, 
des  trois-mâts,  des  quatre-mâts,  se  succédant  par  groupes. 
Un  croiseur  convoyait  chacun  de  ces  groupes,  les  précédait 
parfois,  puis  revenait  seul,  après  l'avoir  sans  doute  confié 
à  un  autre  gardien.  Il  s'approchait  de  la  côte  jusqu'à  en  raser 
la  première  ligne  de  récifs,  courait  brusquement  à  l'ouest,  et 
se  perdait  dans  les  brumes  de  l'horizon.  Des  marins  du  pays 
disaient  :  «  C'est  le  Kléber  !»  ou  :  «  C'est  le  Lavoisier  !  »  ou 
encore  :  «  Ce  n'est  pas  un  de  chez  nous  !  »  Mais  sur  le 
compte  des  paquebots,  point  d'hésitation  :  c'étaient  des 
anglais,  d'aucuns  précisaient  :  cunarders.  Assurément  ils 
avaient  embarqué  à  Liverpool  ou  à  Glasgow  des  troupes  et 
du  matériel,  et  se  dirigeaient  sur  «  la  rivière  de  Nantes  ». 
Tout  ce  que  le  port  comptait  de  jumelles,  marines  ou  non, 
et  de  longues-vues,  y  compris  celle  du  syndic,  dont  l'objectif 
officiel  était  fêlé,  se  braquait  sur  les  longs  et  hauts  navires 
qui  transportaient  tant  de  nos  espérances.  On  les  suivait 
jusqu'à  leur  disparition  derrière  le  phare  d'Eckmiihl,  on  les 
admirait,  on  supputait  leur  tonnage,  leur  chargement,  leur 
vitesse.  Pendant  que  tout  haut  on  leur  attribuait  quantité  de 
nœuds  à  l'heure,  tout  bas  on  s'inquiétait  de  les  voir  ralentir 
dans  les  grosses  houles,  stopper  presque,  pour  des  raisons 
obscures.  Et  nous  pressions  en  pensée  leur  marche  vers  les 
ports  de  France  qui  les  attendaient. 

Depuis,  ils  ont  repris  la  direction  de  la*  côte  normande,  et  la 
base  rouennaise,  ébauchée  seulement  en  août,  s'est  constituée 
solidement.  Rouen,  aux  premiers  jours  d'octobre,  avait  encore 
des  airs  de  ville  morte.  Non  seulement  elle  a  repris  vie,  mais 
encore  elle  est  devenue,  grâce  à  l'alliance,  l'une  des  cités  les 
plus  actives,  les  plus  grouillantes  de  ces  temps  de  guerre,  et 
l'une  de  nos  garnisons  les  plus  pittoresques. 

*  '  * 

D'une  des  hautes  falaises  qui  la  dominent,  de  la  crête  du 
mont  Gargan  ou  de  la  terrasse  de  Bon-Secours,  par  exemple, 
on  a  une  bonne  vue  d'ensemble  sur  le  camp  des  Anglais,  ou 


346  LA     KEVUE     DE     PARIS 

plutôt  sur  le  principal  de  leurs  camps.  Il  occupe,  dans  une 
boucle  de  la  Seine,  un  vaste  terrain  de  prés  et  de  bruyères, 
jusqu'aux  lisières  d'une  sombre  forêt  de  pins,  sur  laquelle  se 
détache  au  soleil  la  blancheur  des  tentes  et  des  toitures  en 
tôle  ondulée.  Mais,  pour  en  apprécier  l'importance,  il  faut  le 
traverser  en  long  et  en  large,  soit  muni  d'une  autorisation  qui 
est  assez  facilement  accordée,  soit  mêlé  à  la  foule  qu'on  y 
admet  les  après-midi  de  dimanches.  Avec  leurs  propres  res- 
sources et  l'aide  d'entrepreneurs  français,  nos  alliés  ont  réalisé 
là  des  merveilles.  Ils  ont  bâti  avec  de  la  toile  et  des  planches, 
non  pas  une  caserne  et  une  infirmerie,  mais  un  grand  village, 
un  village  modèle,  d'aspect  presque  riant  à  force  de  netteté. 
Il  ne  lui  manque  ni  le  château  d'eau,  ni  l'éclairage  électrique, 
ni  le  tramway  circulaire  ;  et  vous  y  distinguez  des  rues  cor- 
rectement alignées,  des  places  géométriques  et  des  linéaments 
de  squares.  Quel  progrès  depuis  les  premiers  travaux  qui, 
maintes  fois  gênés  par  les  bourrasques  et  les  averses  d'au- 
tomne, multipliaient  sous  les  pas  les  débris  et  les  fondrières  ! 
Les  soldats  pataugeaient  dans  une  boue  noirâtre;  mais  ce 
sont  des  terrassiers  remarquables  :  ils  ont  bêché,  pioché, 
nivelé,  macadamisé.  Des  trottoirs  en  mâchefer  courent  le  long 
de  leurs  baraquements  en  clair  sapin,  auxquels  il  ne  faut  plus 
qu'un  revêtement  de  verdure  pour  paraître  d'avenants  cot- 
tages de  la  banlieue  londonienne.  Peut-être  l' auront-ils  :  déjà 
des  potagers  et  des  parterres  minuscules  les  égaient  partout 
où  c'est  possible.  J'ai  vu  de  pacifiques  rangées  d'oignons,  de 
laitues,  de  haricots,  de  petits  pois  (avec  ou  sans  perches)  pros- 
pérer au  soleil  de  mai  sous  l'arrosoir  de  jardiniers  dont  beau- 
coup, partis  depuis  au  feu,  n'auront  pas  eu  la  joie  de  la 
cueillette.  Qu'importe?  D'autres  sont  venus,  d'autres  vien- 
dront. Carpent  tua  poma...  Voici  encore  des  plantes  d'orne- 
ment et  des  fleurs  ;  voici  des  géraniums  qui  sortent  de  deux 
grosses  souches  pourvues  de  terreau,  primitives  potiches  signa- 
lant une  allée  principale  ;  voici  des  blocs  de  marne  faisant  le 
même  office,  et  des  alignements  de  cailloux  crayeux,  de 
mousses,  de  lichens,  délimitant  des  plates-bandes  ;  et  voici 
deà  décorations  plus  compliquées,  chefs-d'œuvre  d'architectes 
paysagistes,  des  croix  de  différents  ordres,  des  écussons,  des 
ancres  (ces  fantassins  insulaires  sont  toujours  un  peu  mate- 


LES    ANGLAIS    A    ROUEN  347 

lots),  mieux  :  un  ensemble  héraldique  formé  de  deux  dra- 
peaux, l'un  anglais,  l'autre  français,  d'un  fer  à  cheval  et  de 
l'universelle  devise  :  To  good  luck!  (Bonne  chance!)  Dans  un 
endroit  plus  ombragé,  plus  fleuri,  plus  abrité  contre  l'indis- 
crétion des  visiteurs,  des  tentes  d'une  parti cuHère  blancheur 
foraient  cercle  autour  d'une  arène  ratissée.  Commodément 
assis  dans  de  larges  fauteuils  de  rotin,  des  officiers  passent 
leur  fin  de  dimanche  à  lire  des  journaux  et  des  magazines. 
C'est  là  leur  mess  :  un  vrai  coin  de  villégiature  î 

En  dehors  de  ce  camp  et  de  quelques  autres,  plus  modestes, 
les  alliés  occupent  dans  la  ville  et  dans  sa  banlieue  un 
nombre  considérable  d'immeubles  :  hangars,  magasins,  salles 
de  spectacle,  couvents  désaffectés,  écoles  vides  d'élèves,  palais 
gothiques  ou  Renaissance,  hôtels  à  fronton  du  xviii^  siècle, 
appartements  modernes,  ils  ont  loué  pour  leurs  bureaux  et 
services  —  leurs  «  offices  »  —  tout  ce  qu'ils  ont  pu,  tout  ce 
qui  leur  convenait.  On  s'étonne,  en  passant  devant  des  mai- 
sons de  maître  ou  de  rapport  situées  en  bonne  place,  faites 
pour  l'existence  cossue  et  voilée  de  nos  bourgeois,  de  sur- 
prendre, à  travers  des  fenêtres  veuves  de  leur  tulle  grec  ou  de 
leur  filet,  des  tables  de  bois  blanc,  des  chaises  de  paille,  un 
lit  de  sangle,  des  ampoules  électriques  à  réflecteurs  de  tôle 
peinte,  un  téléphone  et  tout  un  réseau  compliqué  de  fils  parmi 
lesquels  circulent  des  uniformes.  Des  casquettes  pendent  à 
des  clous  fichés  dans  le  papier  de  luxe  dont  les  murs  sont 
restés  tendus  :  contraste  étrange  avec  les  baguettes  de  cuivre 
et  les  moulures  de  la  corniche,  les  glaces  et  les  cheminées  de 
marbre  !  Quelques  réparations  seront  nécessaires,  quand  il  sera 
temps  d'y  songer,  et  les  propriétaires  n'y  perdront  rien  :  le  War 
Office  paie  largement,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  sans  compter.  On 
a  tôt  fait  de  créer  des  légendes,  et  l'on  s'est  hâté  d'affirmer 
que  les  Anglais,  à  Rouen,  jetaient,  selon  la  formule,  l'argent 
par  les  fenêtres  ;  qu'ils  louaient  pour  deux  ans,  pour  trois  ans, 
comme  si  la  guerre  allait  durer  toujours.  La  vérité  est  que 
tous  les  immeubles  sans  distinction  sont  loués  au  mois,  le 
bail  étant  prolongeable  à  la  volonté  seule  du  preneur.  Bien 
entendu,  il  ne  s'agit  point  ici  des  tractations  privées.  Un 
grand  nombre  d'officiers,  de  sous-officiers,  de  soldats  auxiliaires 
ont  leur  appartement  ou  leur  chambre  en  ville.  Au  début,  et 


348  LA     REVUE     DE    PAKI  S 

par  exception,  ils  étaient  reçus  chez  l'habitant  à  titre  gratuit, 
grâce  au  système  des  billets  de  logement.  Aujourd'hui  qu'ils 
disposent  de  camps  et  d'immeubles,  toutes  ces  locations 
supplémentaires  sont  à  la  charge  des  intéressés  :  excellents 
payeurs  et  qui  regardent  peu  à  la  dépense,  pour\'u  qu'on  leur 
assure  à  peu  près  le  confort  dont  ils  ont  l'habitude,  au  mini- 
mum une  salle  de  bain. 

Il  faut  avoir  parcouru  Rouen  et  sa  banlieue  à  maintes 
reprises  et  y  avoir  découvert,  à  chaque  visite,  quelque  installa- 
tion nouvelle  de  ses  hôtes,  pour  se  rendre  compte  de  l'acti- 
vité anglaise  dans  l'organisation  des  services  de  l'arrière,  de 
l'importance  et  de  la  multiplicité  de  ces  services  :  services  de 
l'armée  métropolitaine,  de  l'armée  indienne,  australienne,  cana- 
dienne, services  de  l' état-major,  de  l'intendance,  de  la  santé, 
de  la  trésorerie,  de  la  poste,  tous  nos  services  en  un  mot, 
augmentés  de  deux  :  celui  du  culte  que  nous  n'avons  plus, 
et  celui  des  jeux,  que  nous  n'avons  pas  encore. 

On  sait  que  dans  l'armée  britannique  les  ministres  du  culte, 
pasteurs,  prêtres,  rabbins,  sont  strictement  enrégimentés. 
Tous  ont  rang  d'ofiiciers  et  portent  l'uniforme,  reconnais- 
sablés  seulement  à  leurs  pattes  d'épaule  noires.  A  Rouen,  le 
culte  ritualiste  se  célèbre  en  un  temple  de  l'île  Lacroix,  qui 
existait  avant  la  guerre  et  a  toujours  été  réservé  aux  dévo- 
tions de  la  colonie  anglaise.  Les  adeptes  des  autres  sectes 
forment  des  groupes,  pourvus  ou  non  de  leur  «  chapelain  ». 
Lesdits  chapelains  ont,  eux  aussi,  leurs  bureaux,  où  ils  sont 
accessibles  à  des  heures  définies.  Et  je  ne  parle  pas  de  la 
fameuse  Salvation  Army  —  l'Armée  du  Salut  —  qui  a  immé- 
diatement fondé  à  Rouen  une  succursale,  si  l'on  peut  dire, 
promène  dans  les  rues  de  vastes  écriteaux  portant  que  «  Christ 
est  notre  juge  »,  et  distribue  libéralement  de  petites  bibles 
illustrées  de  chromos.  Quant  aux  catholiques  de  l'armée 
anglaise,  ils  sont  avisés  par  des  affiches  et  des  circulaires  que 
chaque  dimanche,  à  midi,  il  y  a  messe  à  la  cathédrale  pour  les 
soldats  français  et  alliés.  Ils  ne  manquent  guère  d'y  assister. 
Le  3  janvier  —  jour  désigné  par  le  roi  George  pour  «  d'humbles 
prières  »  en  commun  —  l'office  hebdomadaire  prit  un  carac- 
tère plus  solennel  :  l'officiant  était  Mgr  Keatinge,  aumônier 
catholique  en  chef  du  corps  expéditionnaire.  Dans  le  chœur 


LES    ANGLAIS    A     ROUEN  349 

avaient  pris  place,  outre  plusieurs  notables,  des  généraux 
français,  belges  et  anglais,  parmi  lesquels  le«  général»  Simms, 
chapelain  directeur  de  toute  l'armée  britannique,  lequel  est 
protestant,  mais  protestant  d'une  secte  dissidente.  Des  offi- 
ciers et  soldats  des  trois  armées  remplissaient  la  nef.  A  l'éléva- 
tion, les  tambours  et  clairons  français  sonnèrent  :  au  drapeau  1 
Il  y  eut  un  sermon  en  anglais,  de  M.  King,  et  une  bénédiction 
de  Mgr  Fuzet,  archevêque  de  Rouen,  qui  présidait  la  céré- 
monie. 

Divertissements  et  culte  sont  parfois  combinés  très  hardi- 
ment et  très  pratiquement  par  nos  alliés.  Ici,  le  bureau 
d'un  chapelain  voisine  avec  un  club  de  soldats.  La  très 
puissante  et  très  active  «  Société  chrétienne  de  la  jeu- 
nesse »  (Young  men  Christian  association)  —  abréviativement 
l'y.  M..C.  A.  —  collabore  avec  les  chefs  de  l'armée  pour 
donner  aux  troupes  des  plaisirs  honnêtes  et  sains.  Elle  avait 
loué  jusqu'à  la  mi-juin  un  établissement  de  caractère  assez 
frivole  dénommé  les  «  Folies-Bergère  »  et  y  avait  organisé 
un  cercle  aussi  édifiant  que  récréatif.  Le  détail  est  savoureux 
pour  ceux  qui  savent  à  quel  point  cette  enseigne  symbolise, 
pour  la  moyenne  de  nos  amis  insulaires,  les  piments  de  la  gaîté 
parisienne  et  l'alléchante  facilité  de  nos  mœurs.  Or,  l'enseigne 
était  restée  sur  l'édifice  et  se  répétait  en  toutes  lettres  sur  les 
affiches  anglaises  de  la  pieuse  Y.  M.  C.  A.  Dans  un  jardin 
d'hiver,  fait  à  d'autres  coutumes,  les  soldats  soucieux  de  leur 
tenue  et  de  leurs  aisés  trouvaient  des  boissons  hygiéniques, 
de  bonnes  lectures  et  des  sièges  de  repos.  Une  fois  par  semaine, 
un  concert  se  donnait  dans  la  salle  de  spectacle  devant  un 
public  exclusivement  britannique  et  militaire,  y  compris  les 
nurses  des  hôpitaux.  Amateurs  et  professionnels  se  prodi- 
guaient. Ne  croyez  pas  que  ces  professionnels  fussent  de 
second  ordre,  des  doublures  :  on  vit  là  des  célébrités  de  la 
scène  anglaise,  entre  autres  miss  Lena  Ashwell.  J'ai  pu 
assister  à  l'une  de  ces  soirées  —  non  sans  peine.  On  la  donnait 
au  bénéfice  de  la  veuve  d'un  réfugié  du  Nord,  écrasé  quelques 
jours  plus  tôt  —  un  jour  de  terrible  bourrasque  —  par  un 
des  lourds  camions  britanniques.  Pour  augmenter  la  recette, 
il  avait  été  décidé  que  les  simples  civils  seraient  admis  cette 
fois.  Cependant,  quand  je  me  présentai  au  guichet  avec  un 


350  LA    REVUE    DE    PARIS 

Belge  de  ma  connaissance,  nous  nous  heurtâmes  au  :  no  !  sans 
réplique  de  l'honorable  gentleman  qui  siégeait  là.  Notre  douce 
obstination  à  ne  point  partir  toucha  le  cœur  d'un  sergent 
écossais,  qui  agréa  notre  obole  et  nous  ouvrit  la  porte.  La  salle 
était  comble.  La  représentation  venait  de  commencer  :  trois 
jeunes  filles  en  toilette  de  ville,  d'une  élégance  discrète,  occu- 
paient la  scène,  assises  sur  de  modestes  chaises  de  jardin,  avec 
un  major  organisateur  de  la  soirée  et  un  simple  soldat  —  évi- 
demment du  meilleur  monde  —  qui  tenait  le  piano.  Chacune  à 
tour  de  rôle  se  détachait  du  groupe  et  s'approchait  de  la  rampe, 
l'une  jouant  un  morceau  de  violon  —  généralement  du  Schu- 
mann  (nul  jingoïsme,  on  le  voit),  une  autre  chantant  avec  une 
grâce  très  sweei  des  romances  en  vogue  outre-Manche,  la  troi- 
sième s'armant  d'un  petit  air  crâne  pour  précipiter  de  plai- 
sants couplets  sur  une  mesure  de  gigue.  Toute  la  salle  repre- 
nait le  refrain,  notamment  un  certain  Sister  Suzie  stewing 
shirts  for  soldiers  (  «  Ma  sœur  Suzie  cousant  des  chemises  pour 
les  soldats  »),  lequel  fut,  ne  disons  pas  applaudi,  mais  sifflé 
avec  enthousiasme,  puisque  les  Anglais  marquent  ainsi  leur 
approbation.  Ce  sifflement  prolongé,  joint  à  celui  de  tous  ces  s 
du  vers  à  succès,  ne  manquait  certes  pas  d'exotisme  pour  des 
oreilles  françaises.  Un  comique  disputa  à  la  vaillante  miss 
les  honneurs  de  la  soirée  en  imitant  à  s'y  méprendre  la  recrue 
qu'on  exerce,  le  boxeur  qui  s'entraîne,  la  poule  qui  pond, 
le  roquet  à  qui  l'on  marche  sur  la  patte,  l'oie  qui  s'avance 
au  pas  de  parade,  et  même  le  kangourou  I  A  ma  gauche,  trois 
sombres  Indiens  riaient  à  en  perdre  leur  dignité  orientale.  La 
Marseillaise  et  le  God  saue,  écoutés  debout,  terminèrent  gra- 
vement le  concert. 

Cette  libérale  Y.  M.  C.  A.  dont  on  voit  trépider  les  autos 
dans  les  rues  de  la  ville,  quelquefois  avec  une  femme  au  volant, 
est  parvenue  à  installer  dans  l'intérieur  même  du  camp  anglais 
des  baraques  spacieuses  qui  sont  à  la  fois  des  salles  de  spec- 
tacles, munies  d'une  petite  scène  et  d'un  piano,  et  des  salles  de 
jeu,  de  repos,  de  lecture,  de  correspondance  :  Reading,  Writing, 
Récréation,  telle  est  leur  enseigne.  Ce  sont  aussi  des  bars,  — 
bars  de  tempérance,  naturellement.  Le  camp  possède  d'ailleurs 
des  cantines  analogues  à  celles  de  nos  casernes,  ouvertes  comme 
elles  pendant  un  temps  limité,  dry  canleens  et  wet  canteens. 


LES     ANGLAIS     A     ROUEN  3.5.1 

cantines  «  sèches  »  où  se  vendent  au  prix  coûtant  les  fruits 
confits  et  les  cakes  chers  aux  palais  britanniques,  les  boîtes 
d'allumettes  à  deux  doubles  (quatre  sous)  la  douzaine,  le 
tabac  favori,  etc.,  et  —  je  ne  trouve  pas  l'équivalent  en 
français  — ■ ...  les  autres,  où  se  débitent  les  liquides  autorisés, 
surtout  la  bière,  bière  rouennaise,  celle-ci,  point  méprisable, 
mais  trop  dénuée  de  force,  me  confiait  un  soldat  évidem- 
ment frappé  dans  sa  tendresse  pour  Vale  et  le  stoiii  natals. 

C'est  un  perpétuel  sujet  de  surprise,  pour  nous  Français, 
que  l'organisation  du  repos  et  du  plaisir  dans  l'armée  britan- 
nique. Dans  plusieurs  quartiers  de  Rouen,  des  appartements 
convenables  et  presque  spacieux  ont  été  convertis  en  soldiers 
clubs.  Le  nouveau  venu  qui  erre,  un  peu  désemparé,  dans  la 
ville  amie,  mais  étrangère,  sait  qu'il  trouvera  là  des  cama- 
rades. Un  écriteau  à  la  porte  d'entrée,  le  drapeau  national  au 
balcon,  un  air  du  pays  jeté  de  l'intérieur  à  la  rue  par  quelque 
piano  ou  banjo,  des  piles  de  sandwiches  prenant  le  frais  à  une 
fenêtre  entre  des  bouteilles  de  bière  et  de  limonade,  et  parfois, 
à  une  fenêtre  voisine,  les  pieds  d'un  compatriote  ami  de  ses 
aises,  lui  désignent  cordialement  l'hospitalier  local.  Les  infir- 
mières ne  sont  pas  plus  à  plaindre  :  de  coquettes  maisons  de 
faubourg  leur  ont  été  aménagées  en  nursing  rests. 

Mais  ces  clubs  sont  surtout  à  l'usage  des  sédentaires  que 
leur  service  a  fixés  dans  la  ville.  Pour  ceux  qui  passent,  le 
principe  est  de  les  retenir  le  plus  possible  au  camp,  en  leur 
offrant  sur  place  ce  qui  les  amuse  le  mieux.  On  a  été  jusqu'à 
louera  leur  intention  tout  le  matériel  d'un  cirque  forain  :  cette 
grosse  tente  parmi  les  innombrables  petites  tentes,  c'est  un 
cinéma.  Voici  un  tir  où,  pour  un  penny,  on  peut,  si  l'on  est 
adroit  et  que  la  carabine  soit  juste,  mettre  cinq  balles  dans 
un  Allemand  porte-casque  figuré  sur  le  traditionnel  carton. 
Mais  l'essentiel  pour  des  soldats  anglais  est  de  trouver  là  les 
jeux  qui  exercent  le  corps  et  en  améliorent  la  «  forme  ».  Ils 
y  sont.  Le  dimanche,  vous  voyez  ces  sportsmen  se  livrer  avec 
conviction  aux  joies  du  foot-ball,  de  la  course,  de  la  corde,  des 
anneaux,  du  disque,  tâcher  d'encercler,  à  une  dizaine  de  mètres, 
avec  une  sorte  de  palet  troué,  un  piquet  de  bois  fiché  dans  le 
sol.  Et  n'allons  pas  oublier  le  «.  noble  art  »  —  qui  est,  comme 
chacun  sait,  la  boxe  I  J'en  ai  vu  une  séance  bien  amusante.  Il 


352  LA     REVUK     DE    PARIS 

y  avait,  près  d'une  wet  canteen  —  voisinage  imprudent,  mais 
si  naturel  !  —  un  ring  classiquement  surélevé  et  entouré  de 
cordes,  et  sur  ce  ring  quatre  personnages  ;  les  deux  concurrents, 
qui  attendaient,  chacun  à  son  coin,  l'un  en  chaussettes  et 
l'autre  nu-pieds  ;  une  sorte  d'Hercule  roux  sans  veste,  aux 
manches  retroussées  sur  de  pittoresques  tatouages,  discoureur 
véhément  et  passablement  abreuvé,  qui  paraissait  s'être 
chargé  du  boniment  ;  enfin,  un  complaisant  camarade  qui 
présentait  sa  casquette  à  la  générosité  de  l'assistance,  pour 
constituer  la  bourse  de  rigueur  dans  tout  match  qui  veut  être 
pris  au  sérieux.  Quand  elle  eut  été  jugée  suffisante,  un  sous- 
officier  grimpa  sur  le  ring,  fit  déguerpir  l'homme  à  la  casquette 
et  l'Hercule,  passa  les  gants  de  combat  aux  adversaires,  tira 
sa  montre,  donna  le  signal,  et  l'assaut  se  développa  dans  les 
formes.  Il  ne  fut  pas  long  :  au  deuxième  round,  après  de  vigou- 
reux échanges  de  coups  et  une  sensationnelle  culbute  dans  les 
cordes,  l'un  des  deux  combattants  était  proprement  knocked 
oui,  étendu  les  bras  en  croix  sur  le  plancher,  chronométré 
dans  cette  humiliante  posture  les  neuf  secondes  réglemen- 
taires, puis  livré  à  des  soigneurs  facétieux,  qui  lui  soufflèrent 
dans  le  nez  pour  lui  rendre  le  sentiment.  Et,  comme  le  vaincu 
était  le  plus  osseux,  le  plus  large,  le  plus  fort  et,  disait-on  aussi, 
le  plus  méchant,  une  fois  de  plus  triomphait  la  justice  popu- 
laire, qui  a  toujours  été  contre  les  Goliath.  Je  notai  que  pen- 
dant la  séance,  dont  les  préliminaires  furent  assez  tumultueux, 
un  policeman  se  tenait,  discret,  mais  attentif,  au  premier  rang 
des  spectateurs. 

C'est  peut-être  dans  le  service  de  santé  que  se  révèle  le  mieux 
l'excellence  de  l'organisation  anglaise.  On  voudra  bien  me 
dispenser,  sur  ce  point,  d'une  technicité  qui  n'entre  point  dans 
ma  compétence  ni  dans  les  intentions  de  cette  étude.  Avant 
tout,  il  s'agit  d'y  présenter  des  images  et  des  traits  de  mœurs. 
Dans  l'aménagement  scrupuleux  d'une  ambulance,  comme 
dans  celui  d'une  salle  de  jeux  ou  d'un  terrain  de  sport,  ne 
voyons  pas  seulement  de  la  conscience  professionnelle,  une 
poursuite  peut-être  exagérée  du  définitif  dans  le  provisoire, 
mais  plutôt  le  sentiment  élevé  des  égards  qu'inspire  la  per- 
sonne humaine  au  pays  de  Vhabcas  corpus.  Le  soldat  anglais 
n'est  pas,  à  la  manière  allemande,  un  simple  rouage  dans  la 


LES    ANGLAIS     A     ROUEN  353 

machine  de  guerre,  qu'il  est  matériellement  avantageux  d'en- 
tretenir en  forme  pour  le  rendement  total  ;  il  est  un  citoyen, 
un  semblable.  Cela  se  reconnaît  à  plus  d'un  signe  :  cette  abon- 
dance d'hôpitaux  disséminés  à  Roiien  même  et  autour  de 
Rouen,  cette  perfection  des  installations  chirurgicales  qui  fait 
l'admiration  et  l'envie  de  nos  spécialistes,  cette  armée  de  méde- 
cins et  d'infirmières  reconnaissables  à  la  minuscule  croix  de 
Genève  qu'ils  portent  en  écusson  sur  la  manche  khaki  et,  pour 
compléter  le  contingent  du  Médical  Corps,  le  sympathique 
régiment  des  nurses,  les  unes  militarisées,  les  autres  volon- 
taires, toutes  également  placées  sous  la  direction  très  effec- 
tive des  chefs  de  service.  Ces  nurses  sont  une  des  curiosités 
du  Rouen  actuel.  Quelles  que  soient  les  exigences  de  leur 
tâche,  on  en  voit  circuler  sans  cesse  dans  les  rues,  ce  qui 
suppose  un  roulement  par  équipes,  et,  partant,  d'amples 
effectifs.  Beaucoup  d'entre  elles,  notamment  les  nurses  de 
carrière,  ne  sont  pas  des  modèles  de  grâce  féminine,  dans  leur 
accoutrement  grisâtre  de  diaconesses,  rehaussé  d'un  vermillon 
acide.  Mais  plusieurs  ont  fait  de  lointaines  et  difficiles  campa- 
gnes, il  en  est  qui  portent  la  médaille  du  Transvaal  ou  de 
l'Inde,  et  to.utes  commandent  le  respect.  Je  dois  spécifier, 
pour  les  amateurs  d'élégance,  que  les  dernières  venues  —  des 
Canadiennes  —  sont  mieux  prises  dans  un  uniforme  plus 
militaire  de  drap  bleu  marine  ou  de  toile  bleu  azur,  et  qu'on 
leur  trouve  généralement  bonne  mine  et  un  grain  de  fantaisie 
sous  leur  coquet  panama. 

Il  est  aisé  de  voir  que  nos  alliés  ont  voulu  pour  leurs  blessés 
et  leurs  malades  les  locaux  les  plus  salubres  et  les  plus  accueil- 
lants :  ici  c'est  un  couvent  presque  neuf  agrémenté  de  hauts 
arbres  et  de  pelouses  drues,  là  une  fabrique  dressée  à  mi- 
coteau  devant  la  spacieuse  vallée  d'une  rivière  chétive, 
ailleurs  une  sorte  de  château  environné  d'un  magnifique  parc, 
qui  jusque-là  servait  de  sanatorium  à  de  fragiles  ouvrières  et 
qu'on  appelait,  pour  cette  raison,  la  «  maison  des  midinettes  »  : 
de  nombreuses  tentes  ont  envahi  le  parc,  mais  il  a  gardé  ses 
ombrages,  ses  allées  sablées  et  seç  fleurs  ;  autour,  c'est  le  pla- 
teau cauchois  avec  ses  prairies,  ses  étendues  de  blé,  ses  pom- 
miers, ses  bois  barrant  l'horizon,  et  j'imagine  qu'il  est  doux 
aux  éclopés  de  la  bataille  de  réparer  leurs  forces  dans  un 

15  Septembre  1915.  9 


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pareil  site,  en  respirant  cet  air  abondant  de  campagne,  même 
si  ce  n'est  point  l'air  de  la  patrie. 

Mais  le  principal  groupe  des  locaux  sanitaires  se  trouve  au 
camp,  dont  ils  occupent  les  régions  les  plus  verdoyantes.  Des 
baraques  encore  et  surtout  des  tentes  en  constituent  la  majeure 
partie.  Par  l'ouverture  de  la  toile  épaisse  doublée  de  jaune, 
s'aperçoivent  lits  de  fer  et  petits  poêles  de  fonte,  les  uns  et 
les  autres  égayés  d'émail  noir.  Des  fleurs  aux  chevets  ou  sur  la 
table  des  réfectoires  contribuent  encore  à  donner  l'impression 
du  home.  Par  les  beaux  jours,  on  voit  les  grands  blessés  prendre 
l'air  sur  des  chaises  roulantes.  Les  convalescents  vont  et 
viennent  dans  les  allées,  et  de  préférence  dans  celle  qui  borde 
la  route,  bien  qu'un  écriteau  le  leur  interdise  :  Patients  must 
not  loiter  near  realings  —  «  les  malades  ne  doivent  pas  flâner 
près  de  la  grille...  »  A  cause  de  la  poussière  ou  des  promis- 
cuités possibles?  Toujours  est-il  qu'ils  paraissent  apprécier  fort 
cette  flânerie  coupable,  et  qu'ils  ne  manquent  pas  une  occasion 
d'interpeller  les  badauds.  C'est  là  qu'on  les  voit  le  plus,  debout, 
assis,  allongés  sur  l'herbe,  la  pipe  ou  la  cigarette  aux  dents, 
douillettement  vêtus  d'un  molleton  bleu  doublé  de  blanc,  et 
cravatés  de  rouge,  ce  qui  fait  de  chacun  d'eux  une  sorte  de 
vivant  emblème  à  nos  couleurs.  Seuls  les  Indiens,  qui  sont 
soignés  à  part  dans  le  même  camp,  gardent  leur  uniforme 
poussière  :  simplement  un  bonnet  de  laine  remplace  leur  volu- 
mineux turban. 

Au  service  de  ces  hôpitaux  vont  et  viennent  les  automo- 
biles portant  la  croix  de  Genève,  presque  toutes  à  quatre  bran- 
cards, et,  depuis  quelque  temps,  de  longs  autobus,  réservés 
aux  blessés  les  plus  valides.  Ce  n'est  pas  tout  :  une  demi- 
douzaine  de  péniches,  remises  à  neuf,  radoubées  jusqu'à  étan- 
chéité  parfaite,  intérieuremenr  blanchies  au  ripolin,  pourvoies 
de  lits,  de  chaises  longues  et  de  tentes,  font  le  service  d'éva- 
cuation de  Paris  à  Rouen,  de  Rouen  au  Havre.  La  première 
qu'on  vit  arriver  était  le  Fuego,  de  Dunkerque.  C'était  le  jour" 
de  la  Toussaint,  un  beau  dimanche  ensoleillé.  Les  passagers 
—  tous  des  amputés  —  avaient  pu  rester  sur  le  pont  et  jouir 
du  merveilleux  parcours,  comblés  de  vœux  et  de  friandises 
à  chaque  escale.  Deux  ou  trois  fois  par  semaine,  un  navire- 
hôpital,   Saint-Patrick,   Saint- Andrew  ou  Saint-George,  vient 


LES     ANGLAIS     A     ROUEN  355 

d'un  port  anglais  à  Rouen,  y  faire  son  chargement  de  glo- 
rieuses souffrances.  C'est  un  des  spectacles  les  plus  émouvants 
—  les  plus  féconds  aussi  —  de  la  vie  rouennaise  en  ces  mois 
de  guerre.  Accourues  des  différents  points  ée  la  ville,  les  autos 
de  la  Croix-Rouge  défilent  le  long  du  vapeur  blanc  et  vert 
à  l'élégante  silhouette  d'aviso.  Et  l'on  transborde  au  fur  et 
à  mesure  ceux  qu'on  rapatrie,  tôtes  bandées,  bras  en  écharpe, 
visages  exsangues  et  parfois  rubiconds,  ceux-ci  clopinant, 
d'autres  emportés  sur  des  civières  empaquetés  dans  des  cou- 
vertures qui  tantôt  laissent  deviner  des  jambes,  et  tantôt  de 
pauvres  moignons.  Mais,  si  mutilés  soient-ils,  presque  tous 
fument  une  cigarette.  La  foule  recueillie  se  sent  émue  d'une 
amitié  et  d'une  reconnaissance  qu'elle  ne  sait  comment  expri- 
mer. Le  soir,  tous  les  hublots  s'éclairent,  et  des  promeneurs 
s'attardent  à  surprendre  des  intérieurs  d'acajou  et  de  pitchpin 
verni,  un  salon  en  miniature,  des  coins  de  réfectoire,  et  le  va-et- 
vient  des  nurses  affectées  au  paquebot.  Une  bande  de  verts' 
falots  électriques  court  sur  la  rambarde,  et  une  grande  croix 
de  Genève  luit  en  rouge  à  la  hauteur  des  cheminées,  mettant 
sous  sa  protection  la  traversée  qui  s'annonce.  Chaque  semaine 
aussi,  pendant  de  longs  mois,  s'amarrait  au  quai  un  charmant 
petit  yacht,  le  Sunbeam  —  «  le  Rayon  de  Soleil  »  —  qui  avait 
pour  mission  de  ravitailler  les  ambulances  anglaises  de  Rouen, 
et  de  prendre  également  à  son  bord  quelques  malades.  Ce  yacht 
appartient  à  lord  Brassey  —  nom  britannique  de  la  vieille 
maison  normande  des  Brecey  —  grand  patriote  et  fervent  ami 
de  la  France.  D'ici  longtemps,  Rouen  ne  verra  plus  le  Sun- 
beam ni  lord  Brassey  :  ils  sont  partis  l'un  et  l'autre  aux  Dar- 
danelles. 

D'autres  volontaires  de  l'assistance  médicale  méritent  une 
mention  spéciale  :  ce  sont  les  dames  de  la  Red  Cross  qui 
ont  fondé  au  centre  de  la  ville  un  hôpital  anglo-belge  pour 
le  traitement  des  paralysies  locales  dues  à  des  blessures.  Les 
chirurgiens,  comme  les  blessés,  sont  belges,  mais  l'organi- 
sation est  tout  anglaise.  L'initiative  en  revient  à  une  femme 
de  grand  cœur  et  d'esprit  remarquablement  pratique,  miss 
Dorner  Maunder.  Elle  avait  déjà  fondé  un  hôpital  du  même 
genre  au  Kursaal  d'Ostende;  devant  l'invasion,  il  fallut  partir. 
Elle  vint  à   Rouen,  où  elle  fit  plus  et  mieux.  Le  11   mars, 


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le  général  de  Selliers  de  Moranville  lui  a  remis,  au  nom  du 
roi  Albert,  la  croix  de  chevalier  de  l'ordre  de  Léopold  :  juste 
hommage  à  l'une  des  plus  belles  œuvres  de  solidarité  que  la 
guerre  actuelle  ait  fait  naître. 

On  n'attend  pas  que,  pour  continuer  cette  rapide  revue 
d'une  base  anglaise,  nous  jettions  un  regard  indiscret  sur  les 
bureaux  de  l'état-major.  Mais  nous  pouvons  aborder  au 
moins  le  chapitre  des  approvisionnements.  Rouen  est  devenu 
un  vaste  entrepôt  de  l'armée  britannique.  Une  bonne  partie 
de  ses  quais,  de  ses  docks,  est  —  ne  disons  pas  :  encombrée 
(car  tout  y  est  classé  avec  une  rigoureuse  méthode)  —  mais 
chargée  d'un  amoncellement  de  victuailles.  Là  s'étagent  en 
masses  imposantes  les  caisses  de  biscuits,  de  fromage,  de  confi- 
tures, de  bœuf  salé,  le  tout  aux  meilleures  marques  ;  là  s'em- 
pilent les  quartiers  de  viande  frigorifiée  qu'il  faut  détailler 
à  coups  de  hache,  les  sacs  de  farine  par  centaines,  ceux  d'avoine 
et  les  cubes  de  foin  comprimé.  Un  troupeau  de  moutons  et 
de  chèvres,  renouvelé  sans  cesse,  et  réservé  à  l'alimentation 
des  troupes  indiennes,  a  longtemps  rempli  une  ancienne  halle 
aux  grains.  Chèvres  et  moutons  proviennent  des  pentes  de 
l'Himalaya  :  les  Indiens  n'en  voudraient  point  d'autres.  Quant 
au  soldat  métropolitain,  il  a  aussi  ses  exigences.  Son  appétit 
est  excellent,  son  palais  délicat,  et  il  n'entend  point  raillerie 
sur  ce  chapitre.  Quand  nous  parlons,  un  peu  au  hasard,  de 
son  confort,  il  nous  arrive  d'exagérer  :  volontiers  il  couche 
sur  la  planche,  ce  qui  est  si  désagréable  à  nos  soldats  des 
dépôts.  Point  de  matelas  dans  son  camp,  ni  de  paillasse,  ni 
même  de  paille.  Son  sac  lui  suffit  comme  oreiller,  et,  comme 
couveHure,  sa  capote.  En  revanche,  il  se  contenterait  diffi- 
cilement de  l'éternelle  soupe  et  de  l'éternel  «  rata  »  de  nos 
casernes.  A  Rouen  on  a  vu  de  simples  Tommies  se  plaindre  à 
leur  général  qu'on  leur  servît  trop  souvent  du  ragoût,  et  il  a 
fallu  leur  promettre  qu'ils  n'en  auraient  plus  que  trois  fois  par 
semaine.  D'autres  lui  ont  respectueusement  affirmé  que  la 
pomme  devenait  dans  leur  marmelade  un  véritable  abus.  Or 
nous  savons,  depuis  la  guerre  sud-africaine,  combien  la  ques- 
tion de  la  marmelade  tient  au  cœur,  ou  à  l'estomac  de  ces 
militaires.  Des  ordres  furent  donnés  pour  qu'on  variât  leur 
marmelade. 


LES    ANGLAIS     A     KOUEN  357 

Si  les  munitions  anglaises  ont  pu  se  faire  rares  à  certains 
moments,  le  matériel  proprement  dit  est  toujours  venu  en 
abondance.  Il  faut  voir  les  équipes  en  tricot  brun  ou  en  fla- 
nelle grise  s'empresser  au  débarquement  des  toiles  de  tentes, 
des  cloisons  toutes  préparées,  des  paquets  de  pneumatiques, 
des  motocyclettes,  des  automobiles  et  des  puissants  camions 
qui  pourront  porter  de  une  à  trois  tonnes.  Suspendus  au  bras 
de  grues  par  quatre  fils  d'acier  que  le  contraste  fait  paraître 
d'une  minceur  paradoxale,  ils  sont  déposés  délicatement  sur 
le  pavé,  puis  s'alignent,  semblables  à  des  soldats,  et  vêtus 
comme  eux  de  kliaki  pour  défiler  ensuite  par  les  rues  jusqu'à 
leurs  dépôts  en  plein  air.  En  les  regardant  de  près,  on 
s'aperçoit  que  leur  uniformité  n'est  pas  absolue,  qu'ils  sont 
de  modèles  différents  et  de  différentes  marques.  Par  surcroît, 
la  fantaisie  des  chauffeurs  leur  attribue  à  chacun  une  person- 
nalité, leur  donne  un  nom,  peint  en  blanc  ou  simplement 
tracé  à  la  craie  sur  le  couvercle  du  moteur  • —  un  léger  nom 
de  femme,  antithétique  et  charmant,  Arabella,  Nelly, 
Dorothy,  Lucy,  Alice,  j'ai  aussi  découvert  un  John  Bull, 
fidèlement  suivi  d'une  Mary  Bull.  Tour  à  tour  les  mastodontes 
prennent  la  route  du  Nord,  remplacés  par  de  nouveaux  arri- 
vants d'une  façon  presque  ininterrompue. 

Ininterrompu  aussi  l'arrivage  des  troupes.  On  peut  s'en 
offrir  le  spectacle  presque  chaque  jour,  à  condition  d'être 
vigilant,  car  l'opération  est  rapide,  il  est  vrai  qu'un  transport 
accoste  rarement  seul,  et  qu'il  en  vient  d'ordinaire  deux  ou  trois 
ensemble.  Ce  sont  de  petits  transports  d'environ  2  000  tonnes, 
chargés  en  temps  normal  du  service  des  estuaires  ou  des  îles. 
Sévèrement  noircis  —  coque,  mâts,  cheminée  —  portant  les 
antennes  du  «  sans-fil  »  et,  à  la  drisse  de  misaine,  la  flamme 
rouge  qui  signale  :  «  matières  explosibles  »,  les  voilà  trans- 
formés en  guerre.  Pas  ombre  de  canon  à  leur  bord,  sinon  à 
l'arrière  un  inofîensif  canon-joujou  d'alarme  ou  porte-amarre. 
Mais  leur  vitesse  et  surtout  l'aide  des  convoyeurs  leur  ont 
permis  jusqu'ici  d'échapper  aux  mauvais  desseins  de  l'adver- 
saire. Il  est  établi  que  les  sous-marins  de  l'amiral  Tirpitz,  si 
entreprenants  contre  de  pacifiques  chalutiers,  sont  d'une 
prudence  méritoire  à  l'égard  des  destroyers,  et  qu'ils  ne 
hasardent  pas  facilement  leur  périscope. 


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On  se  doute  de  ranimation  du  port  de  Rouen,  avec  ces  débar- 
quements de  troupes,  de  provisions  et  de  matériel.  Elle  est 
d'autant  plus  grande  qu'il  n'a  pas  cessé  d'être  un  port  de 
commerce  des  plus  actifs.  On  y  a  même  connu  une  période 
d'encombrement  et  de  désarroi,  quand  aiïluaient  sur  ses  quais 
les  charbons  de  Cardifï  et  de  Newcastle,  dont  il  a  toujours  été 
un  grand  entrepôt,  mais  qu'il  reçut  par  quantités  inédites 
l'automne  dernier.  Dès  le  24  octobre,  après  deux  mois  de  stag- 
nation, on  y  signalait  à  l'arrivée  vingt-cinq  navires,  dont 
vingt-deux   charbonniers   d'Angleterre.    Ce   mouvement   n'a 
l'ait  que  croître  :  les  pilotes  de  Quillebeuf  et  de  Villequier  sont 
sur  les  dents.  Mais  jamais  leur  profession  n'a  été  aussi  lucrative 
et  généreusement  ils  le  reconnaissent  par  d'abondantes  sous- 
criptions dont  la  Red  Cross  rouennaise  a  sa  bonne  part.  C'est 
qu'en  dehors  même  des  bateaux  affrétés  pour  les  besoins  du 
War  Office,  la  plupart  des  cargos  qui  remontent  la  Seine 
battent  pavillon  britannique.    Il  continue  cependant  à  en 
venir  de  norvégiens,  de  suédois,  de  danois,  quelques  espagnols, 
quelques  grecs.   Vers  la  mi-février,   quand  TAllemagne  eut 
annoncé  son  blocus  par  sous-marins  et  que  les  premiers  torpil- 
lages au  large  de  la  Hève  eurent  précisé  la  menace,  ce  furent 
à  bord  des  navires  neutres,  de  Rouen  à  Croisset  et  à  Quevilly, 
de  soudains  et  curieux  travaux  de  peinture  :  pendant  des 
heures  et  des  jours,  on  vit  leurs  équipages  occupés  à  faire 
flamboyer  sur  les  coques,  en  lettres  géantes,  le  nom  du  navire, 
de  soii  port  d'attache,  de  sa  nationalité,  à  y  étaler  leurs  cou- 
leurs  sous   un   pinceau   prodigue,   cependant   que,    par  une 
méthode  inverse,  les  alliés  eiïaçaient  sous  une  couche  unifor- 
mément noire  ou  grise  les  indications  les  plus  modestes.  Je 
ne  veux  pas  jurer  qu'au  large  ils  n'eussent  pas  les  moyens  de 
rompre  cette  austère  uniformité  qui  à  elle  seule  eût  été  pour 
l'ennemi  une  désignation.  Qu'ils  l'aient  fait  ou  non,  plus  d'un, 
hélas  !  est  resté  en  route.  Mais  le  trafic,  dans  son  enseml)le. 
n'a  pas  souffert.  Tel  est  même  le  nombre  des  entrées,  que 
chaque  arrivant  est  obhgé  d'attendre  son  tour,  soit  en  rade 
du  Havre,  soit  dans  l'avant-port  de  Rouen.  Or  des  prisonniers 
allemands  sont  internés  par  là,  sur  les  deux  rives  de  la  Seine» 
et  employés  au  déchargement  de  quelques  cargos  et  péniches. 
Il  m'est  revenu  qu'ils  grincent  un  peu  des  dents  quand  ils 


LES     ANGLAIS    A     ROUEN 


voient  —  spectacle  quotidien  —  passer  sous  leurs  yeux  le 
pavillon  de  l'Union  Jack.  Leur  dépit  se  conçoit  :  à  quoi  pense 
donc  leur  «  vieux  Dieu  »,  expressément  chargé  de  punir  l'Angle- 
terre? Nous  n'avons  pas  à  nous  attendrir  sur  leur  sort  qui, 
matériellement,  n'a  rien  de  sinistre.  Quant  aux  taubes  et 
aviatiks  dont  ils  pourraient  saluer  la  venue  avec  joie,  il  s'en 
est,  à  ma  connaissance,  aventuré  un  ou  deux  jusqu'ici.  Mais 
nos  aviateurs  veillent,  et  l'on  se  doute,  à  voir  passer  les  hommes 
du  Royal  Flyîng  Corps,  si  gaillards  sous  leur  bonnet  khaki, 
que  chez  nos  alliés  on  ne  veille  pas  moins. 


*  * 


Ce  n'est  pas  un  mince  honneur  pour  Rouen,  que  d'abriter 
une  base  anglaise  :  jamais  ville  de  France  n'avait,  en  si  peu 
de  mois,  dû  à  l'entente  devenue  alliance  autant  de  visites  consi- 
dérables. Celle  de, lord  Roberts,  il  est  vrai,  lui  a  manqué  au 
moment  même  où  tout  se  préparait  à  y  recevoir  le  vétéran 
illustre.  Mais  elle  a  eu  celle  du  field-marshal  Robertson, 
inspecteur  général  des  communications.  Elle  a  eu,  du  8  au 

10  décembre,  celle  d'un  jeune  homme  beaucoup  moins  élevé 
dans  la  hiérarchie  militaire,  mais  devant  qui  s'inclinent  les 
plus  hauts  grades,  le  prince  de  Galles.  Pendant  trois  jours,  il 
a  visité  les  ambulances  de  la  base,  le  camp  en  formation  et, 
incognito,  la  ville,  qu'il  avait  jadis  parcourue  en  compagnie 
de  son  précepteur.  Pendant  trois  jours,  la  population  rouen- 
naise,  légèrement  intriguée,  mais  ne  soupçonnant  pas  son 
importance,  le  vit,  charmant,  rose,  blond,  et  la  pipe  à  la  bouche 
comme  un  grenadier,  passer  entre  deux  officiers  à  visière  ornée 
d'or,  s'arrêter  aux  vitrines,  plaisanter,  rire,  entrer  dans  les 
magasins  et  les  églises.  Des  femmes  et  des  jeunes  filles  disaient 
en  croisant  le  groupe  :  «  Celui  du  milieu  est  gentil.  Comme 
il  a  l'air  mignon!  »  A  Saint-Oueii,  on  faillit  le  reconnaître. 

11  sortit  à  temps  et,  après  être  allé  saluer  le  général  Goiran, 
quitta  la  ville,  où  l'on  souhaite  son  retour.  —  Le  31  janvier, 
Mgr  Bourne,  archevêque  de  Westminster  et  ancien  élève  de 
Saint-Sulpice,  revêtu  de  la  capa  magna  et  assis  sur  le  trône  du 
chœur,  présidait  une  grand'messe  à  la  cathédrale  avec  l'assis- 


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tance  de  son  secrétaire  Mgr  Jackmann,  de  Mgr  Keatinge  et  du 
général  Simms.  Un  autre  jour,  c'est  madame  Despard-French, 
la  sœur  du  maréchal,  qui  vient  conférencier  sur  l'union  néces- 
saire. Un  autre  jour  encore,  c'est  M.  Henderson,  qui  accom- 
pagne à  Rouen  un  formidable  envoi  de  vêtements,  de  vic- 
tuailles et  de  jouets  à  l'intention  des  réfugiés  et  des  nécessiteux 
de  la  ville.  M.  Henderson,  à  cette  date,  ne  faisait  pas  encore 
partie,  comme  ministre,  du  gouvernement  du  Royaume- 
Uni. 

Mais  il  était  déjà  membre  du  Parlement,  chef  du  parti  tra- 
vailliste, et,  ce  qui  importait  surtout  en  la  circonstance,  prési- 
dent du  N.  B.  C,  entendez  :  le  National  Brotherhood  Coimcil, 
vaste  mutualité  de  six  cent  mille  membres.  On  connaît  les 
efforts  de  ce  rude  lutteur  contre  les  taudis  et  l'alcool.  Solide, 
haut  en  couleur  avec  d'abondantes  moustaches  à  la  gauloise 
(rasées  depuis,  si  l'on  s'en  rapporte  à  des  photographies 
récentes),  l'air  d'un  bon  vivant  prompt  au  rire  —  au  rire 
éclatant  —  causeur  agréable,  plein  de  bonhomie  et  de  verve,  il 
laisse  aisément  entrevoir  ce  que  peut  être  son  action  sur 
les  foules.  Il  a  pu  se  rendre  compte  qu'elle  ne  serait  pas 
déplacée  dans  la  capitale  de  la  Normandie,  et  l'on  me  dit 
que  sur  ses  conseils  il  s'y  organise  déjà  une...  S islerliood  (nous 
n'avons  pas  le  mot),  une  sorte  de  mutualité  féminine,  qui  sera 
bien,  à  Rouen,  l'un  des  fruits  les  plus  inattendus  de  cette 
guerre. 

Toutes  ces  visites  sont  restées  discrètes  et,  en  dehors  des 
initiés,  elles  ont  passé  inaperçues.  Ce  qui  frappe  tous  les  yeux, 
c'est  l'aspect  nouveau  de  la  ville.  Ville  franco-anglaise,  à  la 
lettre,  on  serait  tenté  de  dire  :  plus  anglaise  que  française,  tant 
l'uniforme  allié,  si  peu  voyant  qu'il  soit,  y  prédomine.  Et  alors 
on  se  demande  :  comment  donc  s'opère  la  fusion,  ou  le  mélange? 
Est-ce  sans  mécompte  et  sans  heurt  que  se  produisent  les 
contacts  de  chaque  jour?  Qu'on  ne  m'objecte  pas  que  c'est 
là  une  question  déplacée,  injurieuse  aux  uns  comme  aux 
autres  ! 

Qui  ne  sait  que  les  meilleures  volontés  sont  sujettes  à  des 
défaillances,  que  des  inclinations  réciproques  ne  sont  pas  une 
garantie  de  concorde,  ni  la  communauté  des  intérêts  une  assu- 
jance  contre  la  diversité  des  humeurs?  Voici  une  ville  de  France 


LES     ANGLAIS     A     ROUEN  361 

OÙ  des  amis  d'Angleterre  séjournent  depuis  de  longs  mois. 
Elle  a,  comme  une  autre,  ses  façons,  ses  goûts,  ses  préjugés, 
ses  libertés,  ses  contraintes.  Ils  y  apportent  les  leurs.  Quel  est 
donc  le  bon  Français,  quel  est  aussi,  je  pense,  le  bon  Anglais 
qui  juge  oiseuse  l'étude  de  ce  mutuel  apport,  et  qui  ne  se 
penche  avec  sollicitude,  avec  inquiétude,  avec  espoir,  sur  cette 
épreuve  précise  et  prolongée  de  l'entente? 

Eh  !  bien,  je  ne  crois  pas  m'exposer  à  des  démentis  en  affir- 
mant que  l'épreuve  est  pleinement  rassurante.  Signalerai-je 
la  parfaite  correction,  la  franche  cordialité  des  relations  mili- 
taires et  administratives?  Toutes  les  facilités  ont  été  accordées 
à  nos  hôtes,  toutes  les  difficultés  réglées  à  l'amiable.  La  police 
de  la  rue  pouvait  amener  quelques  situations  délicates.  On 
a  autant  que  possible  divisé  la  tâche  en  adjoignant  aux  agents 
municipaux  des  policemen  pour  la  surveillance  des  soldats 
anglais.  A  toute  heure  du  jour  on  en  voit  passer  deux  par 
deux,  à  peine  reconnaissables  sous  l'uniforme  que  distingue 
seul  un  brassard  noir  portant  en  rouge  les  lettres  M.  P.  {Mili- 
tary  police).  Chaque  soir,  les  patrouilles  des  alliés  parcourent 
la  ville  et,  plus  tard,  le  bourgeois  qui  se  couche  entend  sonner 
sous  sa  fenêtre  le  sabot  des  chevaux  de  leur  gendarmerie. 
Des  arrêtés  bilingues,  et  trilingues  quand  le  flamand  s'en  mêle, 
ont  été  pris  d'un  commun  accord  et  affichés.  Il  fallait,  notam- 
ment, réglementer  une  circulation  devenue  intense  et  péril- 
leuse. 

Au  début,  les  wattmen  anglais  cédaient  peut-être  outre 
mesure  au  vertige  de  la  vitesse  en  des  rues  parfois  étroites, 
sur  des  pentes  souvent  rapides.  Ce  n'était  pas  toujours  sans 
dommage  pour  les  piétons  ni  pour  eux.  Il  y  eut  quelques  blessés 
et  quelques  morts.  Le  moins  qu'on  leur  reprochât,  par  les  jours 
pluvieux  d'hiver,  était  de  consteller  de  boue  les  façades  et  les 
devantures.  De  grands  écriteaux  en  anglais  furent  apposés 
aux  bons  endroits,  leur  prescrivant,  par  exemple,  de  ne  point 
dépasser  six  milles  à  l'heure,  de  prendre  leur  droite  (ce  qui, 
on  le  sait,  est  le  contraire  de  l'habitude  anglaise),  d'éviter 
telle  allée,  tel  trottoir.  Des  avis,  placardés  à  l'intérieur  des 
tramways,  leur  prescrivirent  aussi  d'avoir  à  payer  leur  place 
—  plus  exactement  leur  demi-place  —  ce  qui,  vraisemblable- 
ment, en  avait  surpris  plus  d'un.  Ainsi  a-t-il  fallu,  çà  et  là, 


362  LA     REVUE     DE     PARIS 

procéder  à  quelques  opérations  de  mise  au  point,  qui  toutes 
ont  été  accueillies  avec  une  accommodante  discipline. 

Que  les  rapports  entre  les  autorités  en  contact  soient  tels 
qu'on  pouvait  s'y  attendre  de  gens  bien  élevés  et  soucieux 
des  devoirs  de  l'heure  présente,  il  serait  superflu  de  le  signaler, 
s'il  ne  se  mêlait  à  cette  politesse  une  nuance  remarquable  de 
vif  et  cordial  empressement.  C'est  ce  qui  caractérise  les  mani- 
festations locales  —  grandes  et  petites  —  de  l'entente,  les 
lettres  qu'échangent  le  général  Goiran,  commandant  de  notre 
troisième  région,  et  le  général  Marrable,  commandant  de  la 
base  anglaise,  une  visite  de  la  municipalité  aux  hôpitaux 
britanniques,  sur  invitation  de  leur  organisateur,  le  colonel 
Skinner,  la  commémoration  d'un  épisode  de  70,  l'inauguration 
d'un  monument  aux  morts,  une  remise  de  croix  de  guerre  à 
des  blessés.  Quand  miss  Maunder  vint  fonder  à  Rouen  son 
hôpital  anglo-belge,  ce  fut  la  ville  de  Rouen  qui  lui  offrit  un 
immeuble.  Le  comité  rouennais  de  la  Rcd-Cross  recueille  des 
souscriptions  françaises.  Un  concert  anglo-français  fut  donné 
certain  soir,  à  son  bénéfice.  La  musique  municipale  va  jouer 
dans  les  ambulances  de  nos  alliés.  En  revanche,  les  Tommies 
et  leurs  officiers  ont  contribué  de  leur  mieux  au  succès  de 
toutes  les  «  Journées  »  nationales.  Le  15  mai,  ils  ont  fleuri  la 
statue  assez  emphatique  et  contestable  qui,  sous  le  nom  de 
Jeanne,  orne  depuis  cent  cinquante  ans  la  place  de  la  Pucelle. 
Le  30,  deux  soldats  sont  venus,  avec  un  beau  salut  militaire, 
décorer  d'une  gerbe  nouée  aux  couleurs  de  l'Union  le  marbre 
qui  perpétue  le  souvenir  du  martyre,  de  «  l'impérissable 
faute,  dit  Kipling,  dont  chacun  des  deux  peuples  eut  sa  part, 
sur  la  place  du  marché  de  Rouen  ».  Entre  temps,  le  24  mai, 
lundi  de  la  Pentecôte,  il  y  avait  eu  un  pèlerinage  patriotique 
à  l'église  de  Bon-Secours.  Les  catholiques  de  la  ville  mani- 
festaient ainsi  leur  reconnaissance  d'avoir  été  sauvée  de 
l'invasion.  Nombre  d'Anglais  en  uniforme,  ainsi  que  de 
Belges,  s'étaient  joints  à  la  foule  des  pèlerins,  les  uns  en 
dévots,  la  plupart  peut-être  en  curieux.  Mais  ce  fut  une  curio- 
sité pleine  d'égards  et  d'émotion.  Il  y  avait  là  autre  chose  que 
du  simple  tourisme  :  le  désir  de  s'exalter  entre  amis,  un 
émouvant  témoignage  de  l'union  sacrée  qui  règne  entre 
opinions,  entre  cultes,  entre  peuples. 


LES    ANGLAIS     A     ROUEN  3  63 

Veut-on  voir  à  l'œuvre,  dans  un  cas  particulier,  la  bonne 
volonté  anglaise?  Le  26  mai,  un  violent  incendie  éclate  dans  un 
entrepôt  de  rouenneries,  se  propageant  à  des  maisons  voisines. 
Les  pompiers  et  les  casernes  étaient  à  peine  prévenus,  que 
deux  cents  Anglais,  cantonnés  aux  environs,  accouraient  sous 
les  ordres  du  provosl-marshal,  et  ce  ne  fut  pas  un  spectacle 
banal  que  de  voir  ces  troupiers  alertes  déménager  avec  prestesse 
et  sollicitude  des  meubles  variés,  dont  un  lourd  piano,  rouler 
d€S  fûts  d'huile  et  de  pétrole,  emporter  des  sacs  de  pommes 
de  terre,  des  paniers,  des  bottes  de  paille,  faire  la  chaîne  et 
mettre  en  action  une  vieille  pompe  dénichée  dans  un  coin  de 
la  préfecture  toute  proche.  On  en  voyait  surgir  à  toutes  les 
fenêtres  dans  des  nuages  de  fumée  ;  on  leur  criait  de  descendre. 
Ils  tinrent  bon  jusqu'à  l'arrivée  des  pompes.  Le  général  Goiran 
leur  fit  adresser  de  chaleureux  remerciements  par  la  voie  de 
l'ordre. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  citer  ce  passage  de  la  réponse 
du  général  Marrable  :  «  Je  me  félicite  que  ce  sinistre,  dont  nous 
regrettons  la  gravité,  ait  du  moins  donné  aux  troupes  britan- 
niques de  Rouen  l'occasion,  encore  insuffisante  à  leur  gré,  de 
fournir  à  la  population  rouennaise  une  preuve  de  leur  recon- 
naissance pour  les  attentions  dont  elles  ont  été  constamment 
l'objet  de  la  part  de  tous  les  habitants  de  cette  ville,  et  de  vous, 
mon  général,  en  particulier.  » 

Compliments  de  pure  forme?  Non  pas  :  l'accueil  de  Rouen 
à  ses  hôtes  a  été  d'une  chaleur  d'autant  plus  digne  de  remarque 
que  les  compatriotes  de  Corneille,  qui  sont  aussi  ceux  de  Fonte- 
nelle,  passent,  à  tort  ou  à  raison,  pour  un  peu  froids.  Cette 
chaleur  persiste  ;  mais,  naturellement,  elle  n'est  plus  démons- 
trative comme  aux  premiers  jours,  malgré  tous  les  incidents, 
toutes  les  circonstances  de  nature  à  renouveler  l'enthousiasme. 
J'y  pensais  en  assistant,  il  y  a  quelques  semaines,  à  un  débar- 
quement de  troupes,  six  cents  hommes  environ,  des  Royal 
Scots  pour  la  plupart.  Le  petit  transport  avait  jeté  ses  amarres 
au  quai  et  il  approchait  lentement,  incliné  à  bâbord  sous  le 
poids  des  soldats  qui  se  pressaient  coude  à  coude  pour  mieux 
voir.  La  multitude  des  visages  faisait  une  ligne  extraordinaire- 
ment  rose  sur  le  fond  khaki  des  équipements  et  noir  du  navire. 
Quelques  casquettes  s'agitaient,  ou  quelques  bonnets  bleus 


364  LA     REVUE     DE    PARIS 

à  ruban.  De  temps  à  autre  une  voix  lançait  le  :  Are  yoii  down- 
hearled?  auquel  répondait  un  no  formidable.  Et  parfois  un 
groupe  entamait  un  refrain  qui  n'était  pas  nécessairement 
celui  de  Tipperanj.  Je  l'avoue,  j'étais  un  peu  fâché  qu'en 
réponse  à  leur  bonne  humeur  et  au  symbole  de  leur  arrivée 
il  n'y  eut  sur  le  quai  que  quelques  saluts  de  la  main,  quelques 
paroles  d'un  monsieur  parlant  leur  langue,  la  piaillerie  de 
gamins  crasseux  en  quête  de  biscuits  que  ces  soldats  leur 
jetaient  avec  une  prodigalité  joyeuse,  les  offres  des  marchandes 
de  gâteaux  et  d'oranges,  et  le  sourire  provocant,  mais  édenté, 
d'inévitables  personnes  au  corsage  rutilant,  vert,  mauve,  azur, 
voire  «  tango  «.  Il  y  avait  pourtant  quelque  chose  de  particu- 
lièrement touchant  dans  le  fait  que  beaucoup  de  visages  roses 
étaient  des  visages  de  tout  jeunes  hommes,  de  grands  adoles- 
cents à  qui  le  bonnet  à  pompon  et  le  klU  donnaient  un  air 
encore  plus  enfantin  que  martial.  Solides  gaillards,  du  reste, 
dont  les  jambes  demi-nues  disaient  l'entraînement  sportif, 
et  qui  tenaient  ferme  en  main  leur  fusil  courtaud.  On  les 
regarda  débarquer,  s'aligner  par  sections  et  se  mettre  en 
marche  en  colonnes  par  quatre,  comme  les  nôtres,  mais  le 
fusil  sur  l'épaule  gauche.  Et  ce  fut  tout  :  de  la  cordialité  certes, 
mais  nulle  grande  émotion  visible.  On  se  borne  à  regarder,  en 
badauds  sympathiques.  Au  début,  il  n'en  allait  pas  ainsi  : 
que  de  bravos,  de  hurrahs,  de  poignées  de  main,  de  cigarettes, 
de  fleurs,  de  chopes  de  bière  et  de  pièces  blanches  !  Mais  quoi  1 
Il  y  a  des  mois  et  des  mois  que  ces  débarquements  ont  lieu. 
Des  manifestations  quotidiennes  finiraient  par  ressembler  à 
celles  d'une  claque.  Plusieurs  de  ces  soldats  n'en  sont  plus 
eux-mêmes  à  leur  premier  voyage.  Ils  comprennent  de  mieux 
en  mieux  la  gravité  d'une  guerre  où  ils  allaient,  l'an  passé, 
comme  à  un  sport  périlleu-x  et  passionnant.  Ils  ne  peuvent 
qu'apprécier  la  sympathie  discrète,  mais  confiante,  qui  a 
remplacé  les  exubérances  d'antan  :  c'est  celle  dont  nous 
saluons  le  départ  de  nos  propres  soldats,  celle  qu'on  réserve 
à  de  vieux  amis. 

Et  puis  l'habitude  a  émoussé  bien  des  curiosités.  Les  Fran- 
çais d'une  autre  ville  qui  tombent  ici,  dans  une  exubérance 
de  couleur  locale  et  de  romantisme,  peuvent  être  surpris,  cho- 
qués même  du  sang-froid  qui  préside  au  grouillement  quoti- 


LES     ANGLAIS     A    ROUEN  365 

dien.  Eh  !  quoi,  tous  ces  soldats  en  drap  khaki  dans  des  rues 
de  chez  nous,  ces  officiers  d'état-major  à  casquette  rehaussée 
de  rouge,  ces  minces  Ueutenants  armés  d'une  badine,  ces  vété- 
rans chenus  et  décorés,  ces  Écossais  en  jupe  courte,  ces  Aus- 
traliens coiffés  de  cuir,  ces  nurses  grises  ou  bleues,  tout  ce 
monde  va,  vient,  se  promène  sans  qu'on  ait  l'air  de  s'en 
douter  !  Voici  passer  des  Sikhs,  des  Pathans,  des  Gourkhas, 
et  pas  un  ne  fait  retourner  les  têtes  I  Ne  sommes-nous  donc 
plus  dans  cette  France  où,  jadis,  il  paraissait  invraisemblable 
qu'on  pût  être  Persan?  Si  fait,  mais  rien  ne  blase  sur  l'étran- 
geté  d'une  coiffure  comme  de  la  revoir  chaque  jour  à  de 
plus  nombreux  exemplaires.  En  octobre,  ces  Indiens  avaient 
le  plus  grand  succès.  Les  clôtures  du  pré  où  paissaient  leurs 
chèvres  fléchissaient  sous  la  poussée  des  visiteurs.  On  remar- 
quait sous  les  turbans  jaunâtres  de  fines  têtes  de  bergers 
aux  cheveux  drus,  aux  traits  de  jeunes  filles,  d'autres  qui 
semblaient  vénérables  et  presque  sacerdotales  avec  leur 
épaisse  et  longue  barbe  blanche.  Il  y  avait  surtout  le  sacrifica- 
teur, que  nous,  mécréants  occidentaux,  nous  appellerions  un 
boucher  :  comme  il  était  très  haut,  très  noir,  qu'il  balançait 
sur  de  fléchissantes  guibolles  un  buste  d'athlète,  et  qu'il  por- 
tait habituellement  une  hache  courte  au  manche  indéfini,  on 
voulait  lui  trouver  un  air  terrible.  On  offrait  des  cigarettes 
aux  chevriers  imberbes,  on  s'amusait  de  leurs  sourires,  de 
leurs  turbans  compliqués  dont  ils  raffermissaient  de  temps  en 
temps  l'édifice,  de  leurs  babouches  aux  pointes  courbes  qui 
tenaient  mal  à  leurs  pieds  nus  (et,  soit  dit  en  passant,  je  n'ai 
jamais  observé  qu'un  de  ces  Indiens  parût  souffrir  du  froid), 
on  s'amusait  surtout  des  chemises  de  flanelle  que  leur  avaient 
délivrées  les  magasins  d'habillement  et  que,  avec  un  souci  très 
particulier  d'élégance,  ils  s'obstinaient  à  faire  pendre  par- 
dessus leur  pantalon.  On  souriait  des  lunettes  cerclées  d'or 
qui  font  à  certains  de  ces  militaires  des  têtes  de  savants  respec- 
tables, et  aussi  des  parapluies  que  beaucoup  d'entre  eux  ont 
portés  sous  le  bras  tout  l'hiver,  moins  par  utilité,  il  semble, 
que  par  coquetterie.  Finis,  ces  sourires  et  ces  découvertes  ! 
On  ne  s'étonne  pas  plus,  après  dix  mois,  de  les  voir  à  Rouen, 
que  sans  doute  ils  ne  s'étonnent  d'y  être.  Et  voilà  bien,  peut- 
être,  le  plus  étonnant  ! 


366  LA     REVUE     DE     PARIS 

Quant  à  nos  alliés  insulaires,  il  est  entendu  qu'il  sont  par- 
tout chez  eux  ;  mais  il  est  certain  que  l'attitude  des  Rouen- 
nais  leur  a  encore  facilité  l'acclimatation.  Toute  la  ville,  pour 
les  recevoir,  s'est  plxis  ou  moins  anglicisée.  Elle  avait  leurs 
sympathies  à  se  concilier,  leur  clientèle  à  conquérir.  Nous 
sommes  en  pays  normand,  qui  de  tradition  aime  à  gaigner  et 
s'y  entend  assez  bien.  L'adaptation  a  été  rapide,  la  réfection 
des  enseignes  générale.  Le  coiffeur  est  devenu,  du  Jour  au 
lendemain,  un  liair  dresser.  La  vitrine  du  chapelier,  du  chemi- 
sier, du  tailleur  s'est  mise  à  faire  étalage  de  khaki.  Voici  un 
établissement  de  bains  qui,  dans  un  sabir  de  circonstance,  se 
baptise  sur  une  large  banderolle  Grands  Baths.  Crieurs  et 
crieuses  de  journaux  circulent  avec  des  paquets  de  Daihj  Mcdl, 
de  Daili]  Miror,  6! Illastraled  News,  etc.,  tandis  que  les  libraires 
exposent  les  collections  britanniques  et  les  magazines  en 
vogue,  les  manuels  de  conversation  anglo-français,  les  dic- 
tionnaires de  poche,  les  cartes  postales  où  chatoient  naïve- 
ment, à  l'aquarelle  ou  au  coton  perlé,  les  couleurs  de  l'Union 
avec  celles  de  la  France,  les  fers  à  cheval,  les  pensées,  les  myo- 
sotis, les  devises  sentimentales  et  patriotiques  :  Remember  !... 
For  England  !...  Right  wUh  might  !  et  d'autres  analogues.  Le 
soldat  stationne  devant  ces  merveilles,  et  parfois  en  achète, 
sans  mépriser  les  vues  de  Rouen.  Ailleurs,  des  «  palaces  » 
cinématographiques  l'invitent  dans  sa  langue,  sauf  à  l'écor- 
cher  un  peu,  à  s'égayer  des  aventures  de  Max  et  de  Rigadin, 
que  corseront  quelques  fdms  importés  d'outre-Manche.  En 
voici  un  <iui  se  targue  d'accepter  de  la  monnaie  anglaise  : 
hère  we  iake  english  money.  Vaine  prétention  !  L'effigie  de 
Sa  Majesté  Victoria,  d'Edouard  VII  et  de  George  V  circule 
dans  tout  Rouen  aussi  librement  que  celle  de  notre  Répu- 
blique. 

Parmi  les  bénéficiaires  de  l'alliance,  gloire  surtout  aux 
pâtissiers  I  Grâce  à  l'institution  sacro-sainte  du  fwe  o'clock, 
ils  ont  doublé,  triplé  leur  clientèle,  sans  autre  initiative  à 
prendre  que  de  multiplier  les  petites  tables.  Quelques-uns 
crurent  bien  faire  en  s'approvisionnant  d'authentiques  plum- 
cakes  de  Gloucester,  des  biscuits  au  sel  et  au  gingembre  qui 
sont  en  honneur  là-bas.  C'était  un  excès  de  zèle  superflu.  Le 
goût  de  nos  voisins  s'est  immédiatement  fait  à  nos  pâtes,  et 


LES     ANGLAIS     A     ROUEN  367 

ce  n'est  pas  une  mince  satisfaction  pour  l' amour-propre  natio- 
nal que  de  voir  ces  guerriers  affluer  dans  les  salons  rouennais 
de  la  crèm€  au  beurre.  Les  nurses  aussi  y  font  bonne  conte- 
nance. L'exemple  de  cette  prospérité  ne  pouvait  manquer 
d'être  contagieux  :  on  n'imagine  pas  le  nombre  des  tea-rooms 
que  Rouen  a  vu  naître  depuis  l'automne,  soit  par  génération 
spontanée,  soit  par  métamorphose — non  pas,  comme  on  pour- 
rait le  croire,  de  ces  maisons  au  «  chic  »  britanno-parisien  dont 
l'accès  reste  difficile  au  soldat  impécunieux,  mais  de  chétives 
boutiques  qui  furent  pour  la  plupart  de  braves  laiteries,  frui- 
teries, brasseries,  et  qui  affichent  aujourd'hui,  en  un  anglais 
presque  correct,  le  hreakjasl,  le  luncheon,  les  boissons  légères, 
—  light  refreshmenis  —  notamment  la  bière  rouennaise  et 
le  cidre  mousseux  —  frothy  cider  —  lequel  ne  saurait  être 
une  révélation  pour  les  natifs  du  Devon,  du  Dorset  et  du 
Somerset. 

Là  point  de  surprise  :  les  prix  sont  annoncés  par  écrit,  et 
Tommy  sait,  en  entrant,  ce  que  lui  coûtera  la  tasse  de  chocolat, 
celle  de  thé,  la  tranche  de  jambon  ou  de  bacon  sous  un  couple 
d'œufs  frits  ;  il  lit,  à  la  porte  de  telle  taverne,  que  pour  trois 
«  doubles  »  il  y  trouvera  une  grande  pinte  de  bière  ;  à  la  porte 
de  telle  autre,  qu'à  trois  francs  la  bouteille  on  lui  servira  une 
«  spécialité  de  Champagne,  la  meilleure  de  toutes  les  bois- 
sons »,  the  best  drink  of  ail,  précise  un  grandiloquent  écriteau.  Il 
a  d'ailleurs  ses  préférences,  qui  vont  en  général  aux  comptoirs 
où  il  a  le  plus  de  chances  de  se  faire  comprendre.  Heureuses 
les  maisons  qui  peuvent  mettre  légitimement  sur  leur  vitrine 
ou  à  leur  porte  :  English  spoken  ! 

En  dehors  des  grâces  mercantiles  et  des  amabilités  de  maga- 
sins, nos  alliés  ne  sauraient  trouver  que  Rouen  leur  fait  grise 
mine.  Ils  y  sont  populaires.  Cela  se  devine  à  des  enfantillages 
de  la  mode,  depuis  les  grosses  pipes  des  lycéens  jusqu'aux 
imperméables  khaki  et  aux  toques  de  toile  cirée  que  des 
femmes  arborent  par  les  temps  les  plus  secs.  J'ai  vu  trois 
petites  oies  —  pas  blanches  —  y  ajouter  un  stick  qu'elles  por- 
taient gravement  sous  le  bras,  à  la  façon  des  officiers,  ce  qui  fit 
éclater  de  rire  deux  braves  vétérans  d'Ecosse.  Elles  ont  trouvé 
des  imitatrices.  N'insistons  pas  sur  quelques  fautes  de  goût. 
D'une  façon  générale,  on  se  doute  que  des  Français  n'avaient 


368  LA     REVUE     DE     PARIS 

pas  à  se  forcer  pour  être  aimables.  Plaire  est  un  peu  notre 
vocation. 

Il  faut  cependant  noter,  ici,  l'absence  presque  com- 
plète de  certaines  relations  qui  n'eussent  pas  manqué,  en 
d'autres  circonstances,  d'être  aussi  fécondes  que  charmantes. 
Depuis  un  an,  il  n'y  a  plus  à  Rouen  —  comme  dans  toute  la 
France  —  de  vie  mondaine.  La  raison  n'en  est  pas  seulement 
dans  les  deuils  qui  se  multiplient,  dans  le  souci  de  décence  que 
l'heure  impose,  elle  est  surtout  dans  les  œuvres  très  absorbantes 
—  hôpitaux,  ouvroirs,  trains  de  réfugiés,  trains  de  blessés  — 
auxquelles  les  femmes  les  plus  désœuvrées  jadis  se  consacrent 
quotidiennement.  En  août,  des  officiers  de  la  base  ont  été 
logés  dans  les  meilleures  maisons  rouennaises.  Ils  y  ont  été 
reçus  —  cela  va  sans  dire  —  le  mieux  du  monde,  ils  ont  gardé 
de  cet  accueil  un  reconnaissant  souvenir  ;  il  en  est  résulté  de 
bonnes  relations  que  la  paix  future  ne  devra  pas  interrompre. 
Mais  l'expérience  ne  s'est  pas  étendue  ;  les  formalités  d'intro- 
duction ne  la  facilitent  pas,  et  c'est  dommage. 

En  revanche,  rien  n'est  accessible  comme  les  petites  gens, 
et  le  menu  peuple  rouennais  est  d'une  familiarité  savoureuse, 
toujours  prêt  (le  calvados  y  aidant  plus  d'une  fois)  à  faire 
confidence  au  passant  de  ses  émotions  et  de  ses  idées.  De  là 
bien  des  conversations  où  le  geste  doit  suppléer  aux  lacunes 
et  de  l'anglais  et  du  français,  mais  où  la  cordialité  surabonde, 
ir  faut  dire  aussi  que  quantité  de  boutiquiers  et  de  logeurs 
sont  devenus  des  amis  pour  leurs  clients  d'outre-Manche,  ce 
qui  est  à  leur  mutuel  honneur.  Le  dimanche,  on  voit  de  ces 
braves  gens  se  promener  ensemble,  en  famille.  Les  pentes  sont 
raides,  au  sortir  de  la  ville  :  le  mari,  conscient  de  son  devoir, 
porte  sur  les  épaules  son  dernier  né;  la  femme,  consciente  aussi 
du  sien,  fait  l'aimable  ;  monsieur  le  sergent  ou  le  caporal,  à  la 
fois  sérieux  et  à  l'aise,  donne  la  main  à  une  fillette  ou  à  un 
garçonnet  qui  ne  paraît  pas  insensible  à  cet  honneur.  Une  fois 
le  plateau  atteint,  on  s'asseoit  à  la  terrasse  d'une  auberge  dont 
le  cidre  ou  la  bière  rafraîchira  les  gosiers  en  «  arrosant  » 
l'alliance. 

Autre  scène  dominicale  :  nous  sommes  au  camp  anglais. 
Des  jeunes  filles,  dûment  escortées  de  leurs  mères,  se  sont 
emparées  d'un  bout  de  terrain  vague  et  sautent  à  la  corde. 


LES     ANGLAIS     A     KOUEN  369 

Elles  sont  en  cheveux,  en  mantille.  Il  y  a  parmi  elles  une  fraîche 
figure  de  keepsake,  toute  fine,  toute  rose,  avec  des  yeux  bleus  et 
des  sourcils  noirs,  au  bout  d'un  corps  dégingandé  qui  rappelle 
l'âge  ingrat.  Des  soldats  s'approchent,  regardent  et  se  mêlent 
au  jeu  sans  qu'on  les  invite  (mais  n'est-on  pas  chez  eux?). 
A  la  longue,  on  les  juge  encombrants  et  l'on  fait  mine  de  s'en 
aller.  Ils  s'entêtent,  tirent  sur  un  bout  de  la  corde,  elles  sur 
l'autre.  Rires,  quolibets,  colères  simulées  chez  ces  dames, 
impuissantes  contre  tant  de  biceps.  La  corde  leur  échappe. 
Une  goutte  de  sang  rougit  l'index  de  la  jolie  fille,  victime 
d'un  ongle  brutal.  Le  coupable,  un  jovial  gaillard,  bien  pris, 
les  cheveux  bouclés,  des  yeux  gris  avivés  de  caressante  malice 
—  laisse  passer  quelques  minutes,  puis  vient  faire  sa  paix 
en  baisant  fort  galamment  le  doigt  éraflé.  Et  le  jeu  recom- 
mence, très  sérieux,  encore  que  bruyant. 

Voici,  sur  une  place  populeuse,  qu'un  cercle  s'est  formé 
autour  d'un  grêle  violoneux  et  d'une  volumineuse  cantatrice. 
Dans  l'affluence,  la  tache  verdâtre  de  quelques  casquettes 
anglaises,  de  quelques  turbans  indiens.  Tous  chantent  à  pleine 
voix  le  refrain  de  Tipperanj,  et  rien  n'est  amusant  comme 
d'entendre  les  gosiers  français  détacher  à  l'anglaise,  c'est-à- 
dire  à  r emporte-pièce,  les  to  go  !  et  les  IV s  a  there  !  Mais  si, 
j'ai  vu  mieux  :  une  manifestation  internationale  devant  cer- 
taine boulangerie-pâtisserie  dont  le  propriétaire,  un  Badois, 
disait-on,  avait  eu  la  maladresse  d'attirer  sur  lui  l'attention 
publique  en  faisant  à  un  voisin  une  querelle  d'Allemand.  Non 
seulement  des  Anglais,  mais  des  Indiens  étaient  là,  et,  s'il  était 
une  chose  imprévue,  c'était  bien  le  cas  de  ces  fils  du  Gange  en 
train  de  faire  chorus,  dans  une  ville  française,  contre  un  indé- 
sirable d'outre-Rhin. 

Dans  toutes  les  scènes  humoristiques  gentilles,  édifiantes, 
pittoresques,  qu'un  amateur  clicherait  à  chaque  coin  de  rue, 
le  premier  rôle  revient  aux  enfants.  Nos  alliés  montrent  une 
prédilection  particulière  et  vraiment  touchante  pour  ces  petits, 
qui  le  leur  rendent  bien  en  admiration,  en  affection,  en  curio- 
sité parfois  indiscrète  et  tapageuse.  Comme  dans  la  plupart 
des  villes  industrielles,  il  y  a  ici  une  terrible  marmaille.  Les 
ïommies  la  supportent  volontiers  ou  la  corrigent  avec  bonne 
humeur,  dédommagés  qu'ils  sont  par  les  jolies  manières  des 

15  Septembre  1915.  If) 


370  LA     REVUK     DE     PARIS 

autres.  Je  pense  quelquefois  au  merveilleux  roman  de  voyages 
que  vivent  ces  enfants  de  Rouen  sans  avoir  à  quitter  leur  ville, 
et  dont  ils  garderont  un  souvenir  enchanté.  Chaque  jour  ils  se 
familiarisent  avec  l'exotisme  en  sautant  sur  les  genoux  de  nos 
alliés,  en  venant  leur  prendre  les  mains  et  se  faire  caresser  par 
eux.  Et  ces  soldats  se  plaisent  en  leur  compagnie,  s'intéressent 
à  leurs  jeux,  y  participent.  J'ai  vu  une  grave  patrouille,  poli- 
cemen  en  tête,  provoquée  au  cours  d'une  halte  par  un  gamin, 
jouer  à  la  balle  avec  lui.  Peut-être  estiment-ils,  ces  excellents 
sportsmen,  qu'en  France  il  n'y  a  de  bon  sport  que  jusqu'à 
douze  ans.  Puis,  leurs  jeunes  amis  sont  des  intermédiaires 
naturels  près  des  grandes  personnes,  tenues  à  plus  de  réserve. 
Et  enfm,  ce  sont  de  bons  élèves  d'anglais  et  de  dévoués  pro- 
fesseurs de  français.  Que  de  groupes  sympathiques  et  studieux 
sur  l'herbe,  sur  un  banc  de  jardin,  autour  des  manuels  de 
poche  «  pour  parler  »  l'une  ou  l'autre  langue  !  Je  soupçonne 
que  l'hindoustani  même  est  intéressé  à  ces  aimables  leçons, 
tant  j'y  vois  de  Sikhs  et  de  Gourkhas  assidus. 

Quelles  impressions  ces  Orientaux  rapporteront-ils  chez  eux, 
de  la  lointaine  cité  où  ils  ont  déjà  passé  de  nombreux  jours? 
A  en  juger  par  leur  fréquent  et  joli  sourire,  qui  n'a  rien  d'obsé- 
quieux et  qui  s'accorde  à  beaucoup  de  majesté  naturelle,  ces 
impressions  ne  lui  seront  pas  défavorables.  L'un  d'eux,  un 
Bengali  de  taille  imposante  qui  m'escortait  un  jour  de  mai  à 
travers  champs  (il  m'avait,  je  crois,  adopté  comme  diction- 
naire), me  résumait  les  siennes  en  des  phrases  d'une  rudimen- 
taire  syntaxe,  dont  celle-ci,  répétée  avec  complaisance  : 
«  Rouen,  beaucoup  promenades.  )>  Je  l'interprétai  non  seule- 
ment comme  une  allusion  à  la  circonstance,  mais  aussi 
comme  l'hommage  d'un  connaisseur  à  la  beauté  du  site  rouen- 
nais.  Les  soldats  métropolitains  l'apprécient  également  :  s'ils 
stationnent  volontiers  devant  la  cathédrale,  Saint-Ouen,  Saint- 
Maclou,  le  palais  de  justice,  peut-être  leur  préfèrent-ils  encore 
les  belles  prairies  veloutées  comme  des  pelouses,  les. amples 
frondaisons,  les  forêts  profondes,  les  vergers,  les  jardins,  le 
fleuve,  toute  cette  splendeur  et  cette  aménité  normandes  qui 
leur  rappellent  leurs  plus  florissants  paysages  des  comtés  du 
Sud. 

Ils  s'étonnent  que,  le  dimanche  venu,  tous  les  Rouennais 


LES    ANGLAIS    A     ROUEN  371 

ne  prennent  pas  leurs  ébats  au  grand  air,  dans  la  verdure 
reposante,  et  qu'il  en  reste  à  battre  le  pavé  des  rues  :  ils 
ignorent  à  quel  point  la  sociabilité  française  est  exigeante,  et 
combien  il  est  essentiel  pour  nos  grands  et  petits  bourgeois  de 
«  voir  des  gens  ».  Eux,  ils  se  répandent  à  l'envi  dans  cette 
grasse  campagne,  en  flânerurs,  en  touristes,  en  sportsmen.  Les 
uns  se  contentent  d'aller  aux  lisières  de  la  ville  assister  ou 
participer  à  quelque  match  entre  une  équipe  de  l'A.  S.  C. 
(Army  service  corps)  ou  du  R.  A.  (Royal  arlillery)  et  une  équipe 
du  jp.  C.  R.  (Foot'ball  Club  rouennais).  D'autres  pédalent  le  long 
des  routes  crayeuses.  D'autres  rament  sur  la  Seine,  d'une  île  à 
l'autre,  comme  ils  le  feraient  sur  la  Tamise  ou  l'Avon.  D'autres 
s'embarquent  à  bord  d'un  des  vapeurs  qui  descendent  le  fleuve 
jusqu'à  la  Bouille.  Ils  reviennent  le  soir  en  chantant.  J'écou- 
tais récemment  un  de  ces  chœurs.  La  nuit  tombait,  une  belle 
nuit  de  juin.  Des  «  scies  »  humoristiques  se  succédaient, 
ponctuées  de  rires.  Et  soudain,  à  la  première  escale,  ce  fut  le 
refrain  de  la  Marseillaise.  Le  chant  était  juste,  grave,  sans 
accent,  et,  à  la  faveur  de  l'ombre,  on  aurait  pu  croire  que  les 
chanteurs  étaient  des  nôtres.  Je  sais  bien  qu'ils  avaient  copieu- 
sement dîné  dans  quelque  guinguette  du  bord  de  l'eau,  et  que 
la  digestion  favorise  l'enthousiasme.  N'importe  :  l'hymne  de 
liberté  a  une  puissance  qui  s'impose  à  tout  et  à  tous,  et,  par 
ces  temps  de  guerre  sainte,  dans  cette  nuit  piquée  par  les  feux 
des  cargos  nolisés,  il  prenait  une  belle  signification  sur  les 
lèvres  de  ces  étrangers,  nos  compagnons  de  lutte.  Les  gens  de 
l'embarcadère,  ignorant  le  God  save,  applaudirent. 

Bons  et  braves  alliés  !  Il  y  a  vraiment  plaisir  à  les  voir 
passer  de  leur  pas  résolu  de  pedestrians,  le  buste  droit,  les 
épaules  un  peu  chaloupantes  comme  il  sied  à  des  frères  de 
marins,  la  mine  ouverte  et  satisfaite,  traînant  après  eux  une 
odeur  de  tabac  anglais.  J'entendais  une  jeune  bourgeoise  dire 
d'eux,  avec  une  expression  admirative  :  «  Ils  sont  frais.  » 
Mot  très  juste,  que  ne  justifient  pas  seulement  leur  visage  rose 
et  rasé  de  près,  leur  vêtement  net  et  de  bonne  coupe,  leurs 
molletières  bien  mises,  leurs  bulïleteries  neuves,  mais  aussi 
quelque  chose  de  plus  intérieur,  une  sorte  d'ingénuité  juvé- 
nile qui  n'a  rien  à  craindre  du  grisonnement  des  tempes  ni  des 
pires  fréquentations.  Les  premiers  débarqués,  en  1914,  firent 


372  LA     REVUE     DE     PARIS 

l'effet  d'écoliers  en  vacances.  C'étaient  des  soldats  de  carrière, 
un  peu  mauvais  sujets,  assure-t-on.  Leurs  successeurs  sont 
plus  sérieux. 

Cependant,  ils  continuent  à  réaliser  pour  la  plupart  le 
type  du  bon  compagnon,  du  jolly  good  fellow,  et  de  nous 
faire  souvenir  que  le  pays  du  spleen  s'est  longtemps  appelé 
la  joyeuse  Angleterre  —  merry  England.  Philosophes-nés,  ils 
excellent  à  prendre  le  temps  comme  il  vient,  sans  arrière- 
pensée,  sans  complication,  tout  entiers  à  leur  tâche  ou  à  leur 
plaisir.  Demain  on  peut  leur  demander  de  combattre,  de  se 
faire  tuer  s'il  le  faut  :  ce  n'est  pas  une  raison  pour  s'ennuyer 
aujourd'hui,  surtout  en  France. 

Que  leur  gaîté  ne  soit  pas  toujours  innocente,  c'est  indé- 
niable. Lord  Kitchener  connaissait  bien  ses  soldats  quand 
il  leur  demandait,  au  moment  du  départ,  non  point  du  cou- 
rage —  recommandation  superflue  — ,  mais  d'être  sobres  et 
de  ne  pas  outrer  la  galanterie.  Or  Tommy  n'est  pas  toujours 
sobre,  et  il  lui  arrive  d'être  plus  que  galant.  Contre  le  premier 
péché,  on  a  pris  des  mesures,  généralement  efficaces.  Contre 
l'autre  également,  mais  avec  moins  de  succès,  parce  que 
c'était  beaucoup  plus  difficile.  La  police  et  l'hygiène  du  front 
ont  fait  refluer  dans  certaines  villes  de  l'arrière  (et  Rouen 
vient  en  tête  de  celles-ci)  des  cohortes  de  professionnelles 
sirènes  dont  les  appels  sont  d'autant  plus  puissants  sur  Tommy 
qu'ils  le  changent  davantage  de  la  respectabilité  britannique. 
Mais  la  justice  m'oblige  à  ajouter  qu'il  passe  aussi  pour  un 
terrible  charmeur,  et  que,  dans  un  monde  moins  gangrené,  il 
ne  trouve  pas  beaucoup  do  cruelles.  Le  soir,  on  voit  s'égarer 
ça  et  là  des  couples  internationaux,  la  taille  mutuellement 
enlacée  :  admirable  sujet  pour  cartes  postales  !  Christmas 
inaugura,  dit-on,  plus  d'une  de  ces  idylles.  Il  apparaît  d'ailleurs 
que  si  pour  nos  alliés  ces  plaisirs  d'amour  sont  sans  consé- 
quence, nos  pécheresses  en  jugent  à  peu  près  de  même  en  ce 
qui  les  concerne.  Telle  s'indignerait  des  entreprises  d'un 
concitoyen,  qui  ne  peut  rien  refuser  à  l'étranger  ami.  Les 
demoiselles  de  magasin,  si  facilement  sèches  envers  des  clients 
dénués  d'exotisme,  sont  tout  sourire  pour  l'allié  et  —  ceci 
soit  dit  pour  établir  la  candeur  relative  de  leurs  intentions  — 
elles  ne  mesurent  point  leur  amabilité  au  grade  :  le  simple 


LES    ANGLAIS     A     KOUEN  3/3 

soldat  en  a  sa  part,  comme  le  capitaine.  Est-ce  engouement 
chez  elles,  ou  sentiment  du  devoir? 

J'ai  entendu  des  gens  de  Paris  ou  d'ailleurs  se  scandaliser 
que  Rouen  prît,  dans  certains  quartiers  et  à  de  certaines 
heures,  les  aspects  d'une  ville  de  plaisir.  De  bons  Rouennais 
aussi  se  lamentent  des  inconvenances  qu'ils  voient.  Ils  se 
demandent  avec  inquiétude  ce  que  penseront  de  la  femme 
française  leurs  alliés,  une  fois  venue  l'heure  du  recueillement. 
Ils  redoutent  pour  elle  le  jugement  des  Anglaises  qui  séjour- 
nent à  Rouen  près  de  leurs  maris  ou  de  leurs  fils,  celui  des 
excellentes  nurses,  qui  sont  de  bien  poétiques  personnes, 
aimant  les  fleurs,  les  gâteaux,  les  fruits,  et  qui  ne  flirtent 
pas,  elles,  sinon  un  peu,  quelquefois,  avec  leurs  seuls  officiers, 
des  compatriotes.  Je  pense  qu'ils  peuvent  se  rassurer  :  la 
réputation  de  la  femme  française,  ou  seulement  rouennaise, 
n'a  pas  grand'chose  à  voir  dans  le  cas  de  quelques  veuves 
joyeuses,  de  quelques  fillettes  précoces  et  de  quelques  épouses 
défaillantes.  Nous  pouvons  compter  que  le  bon  sens  de  nos 
hôtes  leur  évitera  les  généralisations  déplacées.  Ils  savent  que 
la  folie  est  bruyante,  mais  que  la  souffrance  et  la  charité  sont 
discrètes.  Ils  savent  que  la  liberté  de  la  rue  est  grande  en 
France.  Ils  savent  enfin  qu'il  y  aurait  de  l'injustice  à  se  mon- 
trer trop  sévère  pour  des  faiblesses  qu'on  a  partagées  et  favo- 
risées. Je  crois  plutôt  qu'ils  n'y  penseront  pas,  à  l'occasion, 
sans  un  peu  de  complaisance  et  de  tendresse  bien  pardonnables. 

Un  grave  inconvénient  de  tous  ces  plaisirs  et  des  autres, 
c'est  qu'ils  coûtent  cher,  et,  si  munificent  que  soit  le  War 
Office,  Tommy,  quand  il  n'a  plus  un  double  en  poche,  en  est 
réduit  à  s'abstenir  —  ou  à  trafiquer.  Il  «  touche  »  d'excellent 
tabac  qu'il  offre  au  meilleur  compte  :  pour  «  oune  franque  » 
et  même  moins,  il  vous  cédera  une  pleine  boîte  de  Navy  eut. 
Mais  ce  sont  là  de  bien  mesquines  opérations  :  avec  un  sens 
parfait  des  affaires  —  business  is  business  —  Tommy  se  fait 
marchand  d'habits,  au  grand  préjudice  de  son  équipement.  Il 
se  dépouille  de  ses  chaussettes  de  laine  —  la  bonne  laine 
d'Ecosse —  de  son  épais  tricot,  de  son  fin  caoutchouc.  Il  met  en 
réserve  des  confitures,  du  beurre,  du  fromage,  des  rumsteacks, 
et  revend  le  tout  dans  les  coins  à  des  acheteurs  désencombrés 
de  scrupules.  Il  le  revendait,  devrais-] e  dire  :  car  ce  trafic,  qui 


374  LA     REVUE     DE     PARIS 

devenait  une  calamité,  n'a  guère  résisté  à  une  répression  éner- 
gique. On  a  fortement  sévi,  au  camp  et  aussi  en  ville.  Tantôt 
c'est  une  demoiselle  qui  récolte  six  jours  de  prison  pour  avoir 
accepté  des  pots  de  marmelade  ;  tantôt  c'est  un  gaillard  qui 
paie  de  dix  jours,  en  plus  des  décimes  convenus,  la  chemise 
d'un  Écossais.  On  a  fini  par  trouver  que  ces  «  occasions  » 
devenaient  coûteuses  :  la  demande  a  baissé,  et  l'offre  aussi. 

Croirait-on  que  des  esprits  hargneux  —  il  faut  tout  dire  — 
persistent  à  brandir  de  tels  griefs  contre  des  troupes  dont  la 
plupart  des  commerçants  louent  au  contraire  la  parfaite 
honnêteté  et  l'humeur  plus  qu'accommodante?  Ce  sont  les 
mêmes  gens  qui  leur  en  veulent  de  garder,  la  nuit,  leurs  portes 
ouvertes,  de  ne  pas  éteindre,  de  chanter  trop  tard,  de  faire  du 
bruit  trop  tôt,  et  —  ceci  est  un  comble  —  d'être  envahissants  I 
S'ils  allaient  s'incruster,  comme  au  temps  de  Jeanne  d'Arc  I 
Voilà  les  joyeusetés  de  la  routine  —  un  des  vilains  côtés  de 
notre  province,  triste  contrepartie  de  l'amabilité  nationale. 
Que  pèsent,  au  reste,  ces  misères  en  regard  de  la  fraternité 
d'armes  qu'on  sent  palpiter  dans  cette  ville  entre  les  deux 
nations  alliées,  et  qu'entretiennent  de  nobles  spectacles?  Dans 
l'un  de  ces  bataillons  britanniques  qui  chaque  jour  s'eiTibar- 
quent  pour  le  front,  on  remarquait  avec  émotion,  il  y  a  quel- 
ques semaines,  qu'un  des  officiers  les  plus  jeunes  était  amputé 
d'un  bras  :  il  n'en  marchait  pas  moins  d'un  pas  allègre  devant 
ses  hommes,  prêt  à  d'autres  mutilations.  Mais  il  est  auprès  de 
la  ville  un  lieu  entre  tous  révélateur  :  c'est,  au  cimetière  Saint- 
Sever,  le  terrain  des  Anglais,  quatre  cents  tombes  environ, 
formant  sur  une  douzaine  de  rangs  une  sorte  d'hémicycle. 
Des  hommes  du  camp  les  ont  creusées,  faute  d'un  nombre 
suffisant  de  fossoyeurs  civils.  Là  quelques  officiers  reposent, 
et  des  soldats  de  toutes  armes,  de  tout  régiment  :  enfants  de 
l'Angleterre,  de  l'Ecosse,  de  la  loyale  Irlande,  Canadiens  dont 
plusieurs  portent  un  nom  de  chez  nous  —  un  Dassous,  un 
Ernest  Coté,  un  Boudreau  —  quelques  Indiens.  Tous  sont 
venus,  après  de  terribles  combats,  chercher  en  terre  française 
la  paix  suprême  :  peace,  perfed  peace,  porte  une  Inscription 
funéraire.  La  plupart  de  ces  tombes  n'ont  encore  qu'une 
petite  croix  de  bois,  quelques-unes  ont  déjà  une  stèle  qui 
perpétue  une  mémoire  aimée  :  In  loving  memorij...  Regardez 


LES    ANGLAIS    A     ROUEN  375 

bien  :  sur  chacune  de  ces  stèles  ou  de  ces  croix,  ce  menu  bou- 
quet de  celluloïd  tricolore,  c'est  le  comité  rouennais  du 
«  Dernier  devoir  »  qui  l'a  offert  aux  victimes  de  la  grande 
lutte.  Ces  cartes  suspendues  à  un  fil  de  fer  ou  épinglées  au 
bois  portent  le  nom  des  gens  de  la  ville  ou  de  la  banlieue  qui 
ont  pris  à  leur  compte  l'entretien  de  ces  sépultures.  Pas  une 
qui  soit  négligée,  pas  une  que  n'attendrisse  un  œillet,  un 
géranium,  un  héliotrope,  un  ornement  modeste.  Voilà  où  il 
est  bon  d'aller  au  sortir  du  Rouen  qui  s'amuse  un  peu  trop, 
pour  mieux  prendre  conscience  du  présent  tragique  et  sublime. 
Dans  l'air  sacré  des  tombes,  au  contact  de  ces  glorieux  morts 
auxquels  font  vis-à-vis  les  nôtres,  on  sent  qu'en  cette  ville  le 
motd'  «humanité  »  acquiert  chaque  jour,  en  dépit  de  quelques 
apparences,  un  sens  plus  neuf,  plus  précis  et  plus  fort. 

AUGUSTE    DUPOUY 


LA 


nmnm  ambassadrice  de  Belgique 

A  PARIS' 


Elle  s'appelait  la  comtesse  Le  Hon.  Pendant  des  années, 
elle  trôna  vraiment  à  Paris  en  reine  de  la  beauté,  assemblant 
autour  de  sa  personne  un  cercle  d'admirateurs  où  ne  crai- 
gnirent pas  de  s'introduire,  avec  les  plus  grands  artistes,  les 
plus  grands  noms  de  France.  Sous  la  Restauration,  elle  groupa 
autour  d'elle  une  véritable  cour  dans  sa  Jolie  habitation  de  la 
rue  du  Mont-Blanc.  Sous  le  second  Empire  son  hôtel  des 
Champs-Elysées  fut  célèbre  et  par  la  qualité  des  personnages 
qui  le  fréquentèrent  et  pour  les  intrigues  politiques  qui  s'y 
nouèrent.  En  tous  temps,  elle  fut  adulée,  flattée,  encensée 
de  toutes  les  manières  et  par  les  plus  authentiques  connais- 
seurs de  la  Femme,  comme  Théophile  Gautier  et  Arsène 
Houssaye.  Elle  mérita  les  épithètes  les  plus  extravagantes, 
depuis  celle  d'  «  Iris  aux  yeux  bleus  »  que  lui  décerna  un 
jour  Balzac,  jusqu'à  celle  d'«  ambassadrice  aux  cheveux 
d'or  »  que  les  dandys  lui  appliquaient  couramment  du  Café  de 
Paris  au  balcon  du  Jockey-Club.  Enfin,  partout  où  elle  passa. 


1.  Encore  que  M.  T.e  Hon  «  niinislre  de  Belgique  ù  Paris  »  n'eût  jamais 
porté  le  titre  officiel  d'amljassadeur,  la  comtesse,  sa  femme,  est  toujours  désignée 
sous  le  nom  (Vambassddrici'  dans  tous  les  périodiques  de  l'époque.  Cf.  hi  Mode, 
la  Sylphide,  le  Follrl,  le  Bon   Ton,  le  Mercure  de  France,  etc. 


I.A     PREMIÈRE     AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  377 

elle  provoqua  ce  frisson  d'enthousiasme  et  d'envie  qui  est,  à 
Paris,  le  signe  visible  des  royautés  de  cette  nature. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  cette  ambassadrice  d'une  toute 
petite  nation  qui  venait  à  peine  de  naître  rendit  le  plus  grand 
service  à  son  pays  en  imposant  celui-ci  à  la  société  parisienne, 
toujours  disposée  à  s'incliner  devant  la  beauté,  et  qui  reporta 
sur  la  Belgique  entière  un  peu  de  l'engouement  dont  elle  était 
prise  pour  son  ambassadrice? 

La  comtesse  Le  Hon  fut  donc  mieux  qu'une  femme  à  la 
mode  en  ce  brillant  Paris  du  règne  de  Louis-Philippe  :  elle  eut. 
sans  le  vouloir,  un  véritable  rôle  diplomatique  en  gagnant 
pas  à  pas  les  faveurs  de  la  Cour,  en  faisant  tomber  une  à  une 
les  barrières  érigées  par  la  vieille  étiquette  formaliste  contre 
les  jeunes  peuples. 

C'est  ce  double  rôle  que  nous  voudrions  mettre  en  valeur  en 
soulignant  les  traits  qui  donnent  à  madame  Le  Hon  son  carac- 
tère de  femme  à  la  mode,  tout  en  évoquant  les  milieux  mon- 
dains de  ce  temps  si  pittoresque  que  traversa  l'ambassa- 
drice. 

*  * 

L'avènement  à  la  Cour  de  la  bourgeoisie  française,  sous 
Louis-Philippe,  amena,  par  contre-coup,  la  consécration  quasi- 
officielle  d'un  de  ses  centres  les  plus  brillants,  celui  de  la 
chaussée  d'Antin. 

Nous  ne  pouvons  plus  aujourd'hui  nous  faire  une  idée  de  ce 
qu'était  alors  la  démarcation  très  nette  entre  les  différents 
quartiers  de  la  capitale  :  chacun  d'eux  avait  ses  mœurs,  ses 
traditions,  et  la  société  qui  le  composait  se  refusait  à  frayer 
avec  celle  du  quartier  voisin. 

La  chaussée  d'Antin  était  le  centre  des  enrichis  de  fraîche 
date,  grands  financiers  et  haute  bourgeoisie.  Quartier  tout 
flambant  neuf,  aux  belles  maisons,  aux  hôtels  élégants 
entourés  de  spacieux  jardins  :  «  La  chaussée  d'Antin,  s'écrie 
avec  emphase  un  écrivain  du  temps  i,  c'est  la  terre  promise 
de  toutes  les  ambitions  qui  visent  au  bonheur.  C'est  le  fau- 
bourg Saint-Germain  du  nouveau  régime,  avec  cette  diffé- 


1.  Bazin,  Époque 


sans  nom. 


378  LA     REVUI£     DE     PARIS 

reiice  que  cet  autre  paradis  de  l'aristocratie  acquise  est  ouveit 
à  chacun,  à  la  seule  condition  de  s'y  étaler  noblement  et  de 
contribuer  ainsi  à  la  splendeur  commune.  » 

Au  centre  de  ce  quartier  opulent,  la  rue  du  Mont-Blanc 
{aujourd'hui  rue  de  la  Chaussée-d'Antin)  formait  l'artère  prin- 
cipale. Elle  était  bordée  de  beaux  jardins  et  de  superbes  mai- 
sons particulières  :  celle  qui  s'élevait  au  n^  7  (sur  l'emplacement 
actuel  de  la  rue  Meyerbeer)  allait  devenir  précisément  la 
demeure  de  madame  Le  Hon. 

Ce  très  joli  hôtel  avait  toute  une  histoire.  Il  avait  été  cons- 
truit à  l'usage  de  l'opulent  Necker  lequel,  en  1788,  l'avait 
passé  au  banquier  Récamier,  qui  l'avait  transformé,  embelli 
à  la  mode  du  temps.  L'architecte  Berthaut  s'était  chargé  de 
cette  restauration.  On  lui  avait  donné  carte  blanche  pour  la 
dépense  :  il  s'acquitta  de  sa  tâche  avec  infiniment  de  goût 
en  se  faisant  aider  dans  son  entreprise  par  Percier.  Rien  ne  fut 
négligé  de  ce  qui  pouvait  rendre  la  maison  plus  harmonieuse 
et  plus  confortable.  Chacune  des  pièces  de  l'ameublement 
fut  dessinée  et  modelée  tout  exprès,  et  c'est  Jacob  lui-même, 
le  premier  ébéniste  du  temps,  qui  exécuta  les  modèles.  Dra- 
peries de  soie  chamois  ornementées  d'or,  relevées  sur  des 
rideaux  de  soie  ornementés  de  noir,  meubles  d'acajou,  fau- 
teuils à  cols  de  cygne,  tables  rehaussées  de  bronze  et  garnies 
de  marbre,  lampes  antiques  répandues  de  tous  côtés,  ce  fut 
vraiment  la  maison-type  du  goût  Directoire  où,  pendant  dix 
ans,  siégea  la  royauté  de  Juliette  Récamier.  En  1808,  survint 
la  faillite  du  banquier  :  la  nécessité  de  donner  des  gages  à 
ses  créancicFS  le  poussa  à  revendre  cet  hôtel,  déjà  quasi-histo- 
rique pour  la  qualité  des  personnages  qui  l'avaient  fréquenté. 

Il  chercha  uji  acquéreur  et  en  trouva  tout  de  suite  un  dans 
la  personne  du  père  de  madame  Le  Hon,  M.  Mosselman,  ban- 
quier de  Bruxelles  déjà  opulent,  propriétaire  d'importantes 
mines  de  houille,  qui,  rêvant  de  conquérir  Paris  à  son  tour, 
s'établit  avec  joie  dans  le  somptueux  hôtel  eu  compagnie  des 
deux  filles  et  des  deux  fils  qu'il  avait  eus  de  son  mariage  aver 
Marie-Jo£èphe  Tacqué. 

Ces  quatre  enfants  étaient  également  beaux,  également 
généreux,  également  créé»  pour  la  vie  oisive  et  brillante.  Dr 
fait,  aucun  d'eux  ni  u  a  manqué  à  sa  destinée  :  Alfred  Mos- 


LA     PIUCMIÈRE     AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  379 

selinaii  qui  fut  attaché  à  la  légation  de  Belgique  deviutl'un  des 
hommes  les  plus  spirituels  du  boulevard,  tandis  que  ron  frère 
Hippolyte,  qui  fut  surtout  un  homme  de  turf,  se  rendit  fameux 
par  ses  chevaux  et  par  ses  maîtresses,  dont  la  fameuse  pré- 
sidente madame  Sabatier  ^.  Des  deux  filles,  l'une  épousa 
M.  Fontenilliat  et  devint  la  belle-mère  du  duc  Pasquier  et  de 
Casimir-Périer,  l'autre  fut  la  comtesse  Le  Hon.  On  peut  donc 
dire  que  chacun  des  membres  de  la  famille  Mosselman  aura 
également  réussi  :  mais  aucun  n'aura  connu  les  faveurs  de  la 
gloire  comme  notre  héroïne,  épousant  M.  Le  Hon,  le  premier 
ambassadeur  de  Belgique  à  Paris. 


Né  à  Tournai  en  1792,  ce  dernier  avait  été  élu  vers  1820 
membre  des  États  Généraux  des  Pays-Bas,  puis  bourgmestre  de 
Tournai  à  la  Révolution  de  1830.  A  ce  moment,  marié  à 
mademoiselle  Mosselman,  il  cherchait  à  venir  à  Paris.  Ayant 
fait  partie  de  la  députation  chargée  d'ofîiir  au  duc  de  Nemours 
la  couronne  de  Belgique,  il  montra  des  preuves  d'habileté 
diplomatique,  plut  au  Roi  et  se  fit  agréer  comme  ministre 
plénipotentiaire  dans  la  capitale  française.  L'ambassade  de 
Belgique  fut  installée  par  lui  dans  le  petit  hôtel  de  la  rue  du 
Mont-Blanc. 

Les  soins  de  cette  installation  furent  réglés  par  la  comtesse 
elle-même. 

Elle  laissa  à  la  cour  d'honneur  ses  réverbères  imposants  et 
fit  décorer  le  Joli  perron  xviii®  siècle  de  tapis  turcs,  de  fleurs  et 
d'arbustes  rares.  L'antichambre  conserva  ses  consoles  d'acajou 
et  son  lustre  de  bronze.  Les  deux  salons  de  droite  demeurèrent 
intacts,  ainsi  que  la  fameuse  chambre  à  coucher  de  madame 
Récamier,  qui  fut  respectée  comme  le  sanctuaire  des  sanc- 
tuaires. Fidèle  à  la  tradition  qui  nous  montre  les  invités  de  la 
belle  Juliette  défilant  en  cortège  dans  la  chambre  de  la  maî- 
tresse de  céans,  madame  Le  Hon  se  proposa  de  faire  une  sorte 
de  musée  de  cette  très  belle  pièce  :  rien  absolument  ne  fût 
modifié  au  chef-d'œuvre  de  Percier.  «  L'acajou  y  régnait  en 

1.   Cf.  la  Jeunesse  dorée  sons  Louis-Philippe,  de  Lcou  Séché. 


380  LA     REVUE     DE     PARIS 

maître  :  pilastres  en  bois  d'acajou,  chambranles  et  portes  en 
bois  d'acajou,  piédestaux  en  bois  d'acajou,  fenêtres  en  bois 
d'acajou. 

«  D'un  filet  aux  mailles  d'or,  frangées  d'or  et  de  perles, 
quatre  rideaux  descendaient  sur  un  lit  d'acajou.  Deux  cygnes 
de  bronze  doré  bordaient  le  lit  d'une  guirlande  de  Heurs 
échappée  de  leurs  becs,  le  lit  se  confessait  à  une  glace  de  ruelle 
encadrée  d'un  acajou  à  filets  d'or^.  »  Partout  des  draperies 
dans  le  goût  du  temps,  de  grandes  glaces  entre  les  portes  à 
marqueterie,  une  table  de  nuit  d'acajou  surmontée  d'une  cor- 
beille de  fleurs  en  tôle,  une  autre  table  sur  laquelle  repose  une 
lampe  antique,  —  décor  digne  de  Pompéi,  borné  à  gauche 
par  une  statuette  de  marbre,  à  droite  par  un  candélabre  de 
bronze. 

La  salle  de  bains  ornée  de  glaces,  la  salle  à  manger  décorée 
de  jolies  peintures  demeurèrent  également  intactes,  mais 
madame  Le  Hon  voulut  avoir  son  coin  bien  à  elle,  arrangé  à  la 
mode  de  l'époque,  et  ce  fut  naturellement  le  boudoir  qu'elle 
choisit  pour  le  transformer  en  boudoir  1833. 

Un  rédacteur  de  la  Mode,  extasié,  le  décrit  ainsi  :  «  Un 
des  plus  jolis  boudoirs  de  Paris,  en  moire  bleu-de-ciel  avec  une 
colonnade  formée  par  de  gros  câbles  d'argent.  Les  rideaux  en 
moire  blanche  diaphane  sont  bordés  d'un  très  large  galon  bleu 
brodé  en  argent.  Le  tapis  bleu  à  rosace  blanche  ;  autour,  un 
divan  en  moire  bleue  ayant  de  riches  dessins  incrustés  en 
lapis,  enrichis  de  reliefs  d'argent.  Une  lampe  en  lapis,  soulevée 
par  des  chaînes,  est  suspendue  au  milieu  du  plafond  également 
tendu  en  moire  bleue,  les  câbles  d'argent  réunis  tous  au  milieu 
et  se  séparant  vers  le  bord.  » 

Dans  ce  décor  très  Restauration,  qui  jure  évidemment  avec 
le  style  des  autres  pièces,  madame  Le  Hon  se  tient  de  préfé- 
rence, heureuse  de  fixer  dans  ce  cadre  bleu  la  blondeur  de  sa 
beauté.  Caria  femme  du  ministre  de  Belgique  est  déjà  célèbre 
pour  ses  beaux  cheveux  et  ses  yeux  splendidcs,  ainsi  qu'il  est 
dit  dans  les  Belles  Femmes  de  Paris  : 

«  Quoique  Belge,  s'écrie  son  admirateur  anonyme,  madame 
Le  Hon  est  le  vrai  type  de  la  jolie  femme  de  Paris.  D'abord 

1.  E.  et  ,1.  de  Concourt,  la  Société  française  pendant  le  Directoire. 


LA     PREMIÈRE    AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  381 

madame  Le  Hoii  est  blonde,  non  de  ce  blond  audacieux  et 
risqué  qui,  chez  les  femmes  du  Midi,  tourne  quelquefois  au 
roux,  mais  d'un  blond  pâle,  cendré  et  contenu  que  nous  ne 
saurions  comparer  qu'au  blond  de  l'épi...  Les  yeux  sont  bleus, 
non  de  cet  azur  opaque  et  fulgurant  que  donne  le  ciel  d'Italie, 
mais  d'un  bleu  tendre,  quoique  vif  et  passionné.  Ils  regardent 
admirablement,  sans  affectation  ni  mignardise,  mais  avec  cette 
grâce  friponne  qui  sied  si  naturellement  aux  blondes... 

«  La  taille,  ce  signe  distinctif  des  femmes  de  Paris,  est 
prodigieusement  fine,  surtout  si  nous  la  comparons  aux  plans 
assez  largement  étendus  des  épaules,  des  seins  et  du  col... 
La  main  que  nous  avons  toujours  vue  gantée  nous  a  paru 
heureusement  tournée  et  adorablement  mignonne.  Une  jambe 
finement  arrondie  par  le  bas  profite  des  indiscrétions  de  la 
robe  pour  se  montrer  de  temps  en  temps  aux  regards  séduits 
et  curieux.  Tout  cela  forme  un  ensemble  d'une  harmonie  par- 
faite... » 

Et  la  comtesse  Dash,  qui  faisait  sa  connaissance  vers  la 
même  époque,  de  noter  dans  ses  Mémoires  : 

«  Je  ne  crois  pas  avoir  vu  une  plus  belle  taille  ;  mince  comme 
une  guêpe,  elle  avait  des  épaules  splendides.  Le  visage  était 
bien,  sans  être  d'une  beauté  régulière  :  des  yeux  magnifiques 
et  des  cheveux  blonds  d'une  nuance  délicieuse  en  faisaient  une 
merveille,  bien  qu'il  fût  un  peu  plat  et  la  bouche  un  peu  dédai- 
gneuse. Ajoutez  à  cela  une  suprême  élégance,  des  toilettes  que 
l'on  citait  partout.  Joignez-y  un  esprit  rare,  beaucoup  d'ins- 
truction, un  grand  sérieux  dans  les  idées  sous  une  apparence 
légère,  et  vous  comprendrez  le  grand  succès  de  l'ambassadrice 
de  Belgique.  » 

* 

*  * 

Ce  grand  succès,  madame  Le  Hon  ne  le  conquit  pias  du  pre- 
mier coup.  Nous  l'avons  dit,  elle  le  mérita  par  une  diplomatie 
de  plusieurs  années  qui  lui  ouvrit  le  chemin  de  la  chaussée 
d'Antin  au  faubourg  Saint-Germain.  Nulle  route  plus  âpre  : 
la  lutte  s'était  établie  tout  de  suite  après  l'Empire  entre  le 
quartier  des  enrichis  et  celui  de  la  vieille  société  tradition- 
naliste;   sous  Louis-Philippe,   elle  prit  des  allures    épiques. 


382  LA    REVUE    DE    PARIS 

Les  «  émigrés  »,  comme  on  les  appelait  encore»  se  groupèrent 
eu  une  cohorte  compacte  qui  refusa  de  reconnaître  l'usurpa- 
teur, le  cribla  d'épigrammss,  lui  et  sa  famille,  et,  plus  encore, 
la  société  qu'il  admettait  aux  Tuileries. 

Cependant,  si  solidement  qu'on  tînt  entrebâillées  les  portes 
du  divin  faubourg,  la  poussée  fut  telle  à  certains  moments 
que  pas  mal  de  personnes  parvinrent  à  s'y  glisser.  Madame  Le 
Hon  fut  du  nombre.  Il  est  vrai  qu'elle  fut  servie  par  sa  beauté, 
sa  grâce,  son  élégance  et  surtout  la  situation  diplomatique 
de  son  mari  qui  lui  donna  tout  de  suite  accès  dans  la  haute 
société  étrangère,  société  brillante,  tenant  tout  le  premier  plan 
des  mondanités  de  l'époque.  Que  madame  Le  Hon  regarde 
autour  d'elle,  elle  ne  trouvera  pas  de  salon  mieux  composé  ni 
plus  éblouissant  que  celui  de  l'ambassade  d'Angleterre,  de 
l'ambassade  d'Autriche  ou  de  l'ambassade  de  Russie.  Chacun 
de  ces  centres  aristocratiques  a,  du  reste,  ses  habitudes,  ses 
traditions  :  l'on  y  reçoit  d'une  façon  particulière  et  à  une  cer- 
taine heure. 

A  l'ambassade  d'Angleterre,  chez  lord  Grandville,  l'am- 
bassadrice de  Belgique  est  accueillie  avec  une  aménité  parti- 
culière. Elle  est  de  toutes  les  fêtes,  de  tous  les  raoïils;  son  nom 
figure  sur  tous  les  comptes  rendus  donnés  par  la  Mode,  le  Bon 
Ton,  le  Conseiller  des  Dames.  Les  salons  du  faubourg  Saint- 
Ilonoré  sont  somptueux,  les  fleurs  de  l'ambassade  célèbres. 
Ce  qu'on  y  attend,  c'est  la  magnificence  du  souper  toujours 
servi  dans  les  serres  tapissées  de  roses  en  toute  saison  et  où  la 
comtesse  Le  Hon  apparaît  parfois,  ainsi  que  les  autres  invitées, 
vêtue  de  blanc  et  de  rose,  couleurs  favorites  de  la  reine  Vic- 
toria, les  hommes  portant  tous  à  la  boutonnière  un  petit  bou- 
quet composé  d'une  rose  et  de  quelques  tiges  de  muguet  ^. 
Madame  Le  Hon  a  déjà  un  petit  cercle  d'admirateurs  autour 
d'elle. 

Tant  de  beauté,  jointe  à  tant  de  grâce  et  à  tant  de  dis- 
tinction, séduit  tout  ce  qui  l'approche.  Voici  MM.  de  Contades, 
de  la  Trémoille  et  d'Haussonville  qui  l'invitent  respectueu- 
sement à  un  walse  ou  à  une  redowa.  Voici  le  bel  Antonin  de 
Noailles,   celui   qu'on   a  surnommé  Antinoiis,  et  les  Morny 

1.  Bcauiuont-N'assy,  les  Salons  de  Pan:,. 


LA     PREMIÈRE     AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  383 

et  les  Jumilhac.  Voici  M.  Hope,  le  richissime  banquier,  et 
M.  Thorn,  le  fastueux  Américain  ;  voici  les  deux  Labrifïe  et  les 
Baring  ;  voici  les  gens  de  lettres,  Balzac  toujours  vulgaire, 
mais  si  amusant  et  dont  le  regard  est  si  merveilleusement 
inquisiteur  ;  Eugène  Sue  impeccable  dans  son  habit  couleur 
bronze;  les  Roqueplan,  Lautour-Mézeray  avec  son  éternel 
camélia  à  la  boutonnière,  et  tant  d'autres...  Des  femmes  aussi, 
déjà  jalouses  des  succès  de  cette  belle  étrangère,  mais  qui 
n'osent  la  bouder  en  public. 

Rue  de  Grenelle-Saint-Germain,  à  l'ambassade  d'Autriche, 
c'est  la  même  cohue  élégante.  Mais  le  comte  Apponyi  n'a  rien 
d'un  libéral  et  la  comtesse  voudra  ignorer  jusqu'à  la  fin  les 
gens  du  «  juste  milieu  )>,  Partagée  entre  ses  opinions  et  ses 
obligations  d'ambassadrice,  elle  a  imaginé  d'avoir  les  grands 
et  les  petits  jours,  les  uns  pour  les  intimes,  les  autres  pour  le 
monde  obligé.  Aux  intimes  les  soirées  musicales  restreintes  où 
ne  figurent  que  les  ultras,  ceux  qui  appellent  Gros-Poulot 
le  duc  d'Orléans  et  parlent  d'Holy-Rood  avec  des  soupirs  à 
fendre  l'âme  i.  Au  monde  officiel,  les  fameux  déjeuners  dan-» 
sants. 

On  arrive  en  plein  soleiî,  à  deux  heures  de  l'après-midi. 
Les  équipages  envahissent  l'étroite  rue  de  Grenelle,  la  livrée 
de  l'ambassade  bleu  foncé  avec  aigrettes  sur  l'épaule  et 
cocarde  jaune  et  noire  se  précipite  aux  portières.  Madame  Le 
Hon  descend  de  sa  voiture,  reçoit,  en  entrant,  un  bouquet  et 
pénétre  dans  les  salons  dont  la  salle  du  trône,  splendide, 
étincelle  de  mille  bougies.  Au  pied  du  trône,  devant  un  amon- 
cellement de  plantes  vertes,  se  tient  le  comte  Apponyi  dans 
un  éblouissant  costume  de  magyar,  la  Toison  d'or  au  cou. 
Ventripotent  et  la  lèvre  dédaigneuse,  il  regarde  passer,  d'un  œil 
morne,  cette  cohue  d'artistes  et  de  femmes  élégantes  qu'il 
méprise  du  haut  de  son  autocratisme. 

Dans  les  salons,  c'est  toute  la  société  parisienne,  pairs  de 
France,  officiers,  ambassadeurs,  hommes  de  lettres,  étrangers 
mêlés  en  une  foule  pittoresque  où  chatoient  les  uniformes 
et  où  éclate  la  parure  des  femmes  sur  le  drap  sombre  des  redin- 
gotes masculines. 

1.  La  Mode,  mai  1836  ;  le  Bon  Ton,  juin  1835. 


'.')S4  LA     REVUE     DE     PARIS 

Courtisée  par  les  uns,  enviée  par  les  autres,  l'éclatante 
beauté  de  l'ambassadrice  de  Belgique  est  le  point  de  mire  de 
tous  les  regards.  Dédaigneuses,  les  femmes  du  vrai  faubourg 
l'observent  de  loin  qui  va  de  groupe  en  groupe,  sollicitée  de 
toutes  parts,  passant  de  la  société  de  madame  de  Rothschild 
à  celle  de  la  duchesse  de  Sutherland  ou  de  lady  Grandville,  et 
l'on  jase,  et  un  rédacteur  de  la  Mode  prépare  dans  un  coin  la 
flèche  empoisonnée  qu'il  lancera  dimanche  prochain  contre 
la  blonde  étrangère  dans  son  petit  journal  ultra-légiti- 
miste. 

Cependant  les  walses  se  succèdent,  menées  dans  un  rythme 
langoureux  par  Pastouret,  le  roi  des  chefs  d'orchestre,  et  l'on 
s'éparpille  dans  les  jardins  où,  sous  une  tente,  un  souper  est 
préparé.  Madame  Le  Hon  y  ligure  en  bonne  place  auprès  de 
quelques  artistes  qu'elle  a  choisis  elle-même  et  de  deux  ou 
trois  hommes  du  monde  qui  se  sont  offerts.  Et  la  journée 
s'achève  comme  elle  a  commencé  dans  le  fracas  des  voitures, 
le  piaffement  des  attelages,  les  appels  de  la  livrée  dans  la  nuit 
qui  tombe,  aux  premiers  feux  des  réverbères  que  l'on  allume 
et  qui  font  scintiller  les  gourmettes  des  chevaux  ou  l'éclair 
d'un  diadème  dans  une  coiffure^... 

* 
*  * 

Aux  Tuileries,  madame  Le  Hon  est  naturellement  devenue 
une  assidue  des  quatre  grands  bals  qui  s'y  donnent  chaque 
hiver  et  des  deux  petits  concerts  où  la  reine  reçoit  plus  parti- 
culièrement. 

L'envoyée  de  la  Belgique  ne  saurait  être  accueillie  avec  trop 
de  bonne  grâce  par  tout  ce  qui  touche  au  château.  En  somme, 
ce  petit  pays,  c'est  un  peu  l'œuvre  de  Louis-Philippe,  c'est 
avec  le  sang  français  que  vient  de  se  sceller  sa  liberté  et  se  fon- 
der son  indépendance.  Le  roi  est  sensible  à  l'habileté  de 
M.  Le  Hon  qui  est  parvenu  à  se  faire  agréer  par  le  corps  diplo- 
matique au  rang  des  ambassadeurs  des  autres  puissances,  et 
il  est  reconnaissant  aussi  à  la  belle  comtesse  d'ajouter  tant  de 
beauté  à  tant  de  bonne  grâce. 

1.  Cf.  Beaumont-Vassy,  les  Salons^  de  Paris.  —  La  Mode,  la  Sylphide,  1832 
:)  1840. 


LA     PREMIERE    AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  385 

C'est  à  l'une  de  ces  soirées  que  madame  Le  Hon  peut  appro- 
cher les  princes  et  qu'elle  se  lie  plus  particulièrement  avec  le 
duc  d'Orléans.  Celui-là  est  plus  qu'aimable,  c'est  le  charme 
même.  Les  traits  réguliers,  la  taille  bien  prise,  la  voix  chaude, 
une  ardeur  contenue  dans  l'expression  et  toujours,  cependant, 
un  beau  sang-froid  :  un  cavalier  accompli.  Il  y  a  dans  sa  voix, 
dans  son  sourire,  quelque  chose  qui  fascine.  Un  charme  magné- 
tique émane  de  lui. 

A  peine  lui-même  a-t-il  aperçu  Y  ambassadrice  aux  cheveux 
(Vor,  comme  on  appelle  déjà  la  comtesse,  il  est  séduit.  Il  se  la 
fait  présenter,  lui  parle,  et  les  voilà  tout  de  suite  les  meilleurs 
amis  du  monde.  Madame  Le  Hon  est  infiniment  flattée  de 
l'hommage  public  qu'elle  reçoit.  Désormais  le  prince  s'intitule 
son  cavalier,  il  lui  servira  de  parrain  pour  forcer  toutes  les 
portes,  elle  peut  disposer  de  son  cœur  et  de  son  crédit.  Madame 
Le  Hon  en  use  au  mieux  de  ses  intérêts  et  de  ceux  de  son 
pays,  et  elle  se  fait  accueillir,  elle  et  son  mari,  chez  le  favori  de 
demain,  l'énergique  petit  M.  Thiers. 

Là  tout  est  calme,  décence  et  bourgeoisie  :  les  salons  sont 
modestes,  l'éclairage  raréfié,  la  livrée  absente.  Mais  au-dessus 
de  toutes  ces  mesquineries  il  y  a  l'esprit  du  maître  de  la  mai- 
son, et  cette  galanterie  respectueuse  mais  continue  qu'il  pra- 
tique auprès  de  toutes  les  femmes  et  qui  les  flatte  comme  un 
hommage  perpétuel.  Ainsi  que  les  autres,  madame  Le  Hon 
est  prise  par  ce  beau  ramage,  et  ses  grands  yeux  bleus  ont  pour 
le  petit  homme  à  lunettes  la  même  expression  câline  que  s'il 
était  Chérubin  en  personne.  Et,  après  une  soirée  passée  ainsi 
dans  un  tête-à-tête  familial  en  un  coin  du  simple  hôtel  de  la 
place  Saint-Georges,  il  lui  semble  qu'elle  a  fait  un  grand  pas 
dans  la  conquête  de  Paris. 

* 

Déjà,  en  effet,  elle  a  autour  d'elle  quelques  fidèles  qui  vont 
devenir  ses  amis.  Les  frères  Roqueplan  sont  au  premier  rang. 
Entre  Camil  e  et  Nestor,  elle  opte,  du  reste,  presque  toujours 
pour  ce  dernier,  séduite,  comme  elles  l'étaient  toutes,  par 
l'élégance,  l'esprit,  la  gloire  boulevardière  de  celui  que  madame 
de  Girardin  appelait  un  Musset  à  cheveux  noirs. 

15  Septembre  1915.  11 


'dS6  LA     REVUE     DE     PAIUS 

Nestor  Roqueplan  arrivant  rue  du  Mont-Blanc,  c'est  le  Café 
de  Paris  en  personne  faisant  irruption  chez  madame  Le  Flon. 
Comment  ne  la  bouleverserait-il  point?  C'est  le  plus  délicieux 
des  enfants  gâtés,  auquel  on  pardonne  toutes  ses  frasques, 
tous  ses  actes,  toutes  ses  plaisanteries.  Habillé  à  la  mode  de 
demain,  parfumé  d'arômes,  il  a  l'élégance  impeccable  d'un 
dandy  et  l'esprit  infernal  d'un  petit  joiirnalisle.  Il  apporte  les 
nouvelles  et  il  les  détaille  d'un  ton  inimitable,  il  est  au  courant 
des  derniers  potins  et  il  fait  circuler  les  plus  énormes  avec  une 
verve  de  mystificateur  à  froid  qui  transporte  son  auditoire. 
Pour  amuser  madame  Le  lion,  que  ne  débite-t-il  pas  devant 
elle? 

Il  prétend  avoir  trouvé  l'invalide  qui  fait  les  pièces  de 
Dennery  moyennant  trois  francs  par  jour  et  la  nourriture.  11 
a  déjeuné  ce  matin  avec  le  forçat  évadé  qui,  retiré  dans  les 
carrières  de  Montmartre,  fournit  ses  «  mots  »  à  Romieu.  Il 
dit  son  exécration  de  la  campagne  et  il  afïirme  que  les  arbres 
eux-mêmes  ne  la  peuvent  souffrir,  venant  tous  se  réfugier  à 
Paris  :  «  Voyez-les  plutôt  passer  en  chariot  sur  les  boule- 
vards ^  !  » 

Avec  la  même  gaminerie,  il  a  accepté  le  faix  de  cinq  ou  six 
directions  de  théâtres  qu'il  porte  allègrement.  On  l'interroge 
sur  ses  créanciers  :  il  répond  par  une  boutade  ;  sur  ses  soucis 
de  directeur  :  il  réplique  par  un  mot.  Il  est  la  vie,  le  mouvemen i 
cl  la  gaieté  mêmes.  Son  amour  de  la  toilette  qu'il  pousse  jus- 
qu'aux raiïinements  les  plus  extrêmes  (il  ne  dort  pas  de  la  nuit 
lorsqu'il  doit  essayer  un  vêtement  le  lendemain  matin)  lui  fail 
priser  le  goût  dont  témoigne  madame  Le  Hon  pour  l'arran- 
gement de  ses  robes  et  le  choix  de  ses  chapeaux.  Mais  il  n'ap- 
prouve nullement  la  façon  dont  elle  a  embelli  l'hôtel  de  la 
belle  Juliette.  C'est  que  Roqueplan  est  collectionneur.  En 
compagnie  de  son  ami  Eugène  Gautier,  il  parcourt  sans  cesse 
boutiques  et  antiquaires,  à  la  recherche  continuelle  de  l'objet 
rare,  du  meuble  précieux,  du  bibelot  surtout.  Le  bibelot,  cette 
chose  fragile  et  éphémère,  le  ravit.  Il  collectionne  soigneu- 
sement les  boîtes  à  poudre,  les  tabatières,  les  saxes  et  les  bon- 
bonnières du  xviii«  siècle.  Il  ne  dédaigne  pas  non  plus  les 

1.  Villcnicssant,  Mémoires  d'un  Joiirnalisle,  t.  II. 


LA     PREMIÈRE     AMBASSADRICE     DE    BELGIQUE  387 

bahuts,  les  commodes  et  il  expose  dans  sa  salle  à  manger 
jusqu'à  vingt-neuf  bassinoires  ^  ! 

Sous  l'influence  de  Roqueplan,  voilà  madame  Le  Hon  qui, 
elle  aussi,  se  met  en  quête  d'antiquailles  et  rêve  bibelots.  A 
la  suite  du  dandy,  elle  pille  les  magasins  de  vieilleries,  far- 
fouille dans  les  tapisseries  poussiéreuses,  s'éprend  des  étoffes 
passées  et  des  dentelles  défraîchies.  Et  le  vieil  hôtel  de  la  rue 
du  Mont-Blanc,  paré  de  toutes  ces  choses,  prend  un  aspect 
nouveau.  Un  rédacteur  du  Mercure  de  France,  qui  le  visite  à 
cette  époque,  parle  avec  admiration  de  l'horloge  de  Boule 
qui  décore  l'antichambre  et  des  magnifiques  lampes  citron  et 
blanc  à  grands  ramages  qui  ornent  maintenant  le  salon  : 
<(  Tout  l'entourage  de  la^maîtresse  de  maison  est  vieille 
mode.  Dans  une  niche  à  glaces  entourée  de  vieilles  draperies 
bleues  doublées  de  rose,  s'élève  sur  une  estrade  un  sopha  à 
coussins  fendus;  en  face  est  la  cheminée  avec  sa  pendule 
Dubarry,  ses  flambeaux,  ses  vases.  Des  meubles  de  Boule 
contiennent  de  petits  objets  qui  servaient  jadis  à  notre  usage 
habituel  et  que  je  retrouve  soigneusement  enfermés  sous 
clef...  C'est  que  le  temps  leur  a  donné  sa  valeur  de  conven- 
tion, le  temps  seul  peut  les  avoir  rendus  précieux...  »  L'au- 
teur anonyme  des  Belles  Femmes  de  Paris  renchérit  encore 
sur  ce  goût  du  bibelot  que  satisfait  la  belle  ambassa- 
drice : 

«  Elle  a  chez  elle  des  meubles  à  la  Louis  XV  de  très  grand 
prix,  d'énormes  vases  de  porcelaine  du  Japon,  des  fauteuils 
Louis  XIII  à  franges  d'or,  des  bahuts  moyen  âge,  de  sorte 
que  son  ameublement  est  une  mosaïque  de  plusieurs  temps. 
Tout  ce  qui  est  chez  madame  Le  Hon,  Heurs,  vases,  pen- 
dules, curiosités,  lui  ressemble  ;  tout  cela  a  sa  délicatesse,  sa 
fraîcheur  et  sa  grâce.  » 

Ainsi  aménagé  sur  les  conseils  de  Roqueplan,  le  petit  hôtel 
n'est  plus  reconnaissable.  Il  n'est  bruit  dans  Paris  que  de 
cette  transformation  et  la  curiosité  s'en  donne  à  cœur  joie. 
Chacun  félicite,  du  reste,  l'ambassadrice  de  son  bon  goût  et  de 
la  façon  où  elle  a  su  tirer  parti  du  décor.  Un  des  plus  chaleu- 


1    Cf.  ViUemessant ,  op.  cil.;  Claudin,  Mes  Souvenirs  ;  A.  Karr,  le  Livre  de 
Bord,  t.  I. 


388  LA     REVUE     DE     PARIS 

reux  partisans  de  cette  mode  nouvelle  du  bibelotage,  main- 
tenant un  des  familiers  de  la  rue  du  Mont-Blanc,  est  Eugène 
Sue  qui,  vers  cette  année  1834,  passe  pour  l'un  des  fashionabli 
les  plus  accomplis. 

Où  madame  Le  Hon  l'a-t-elle  rencontré?  A  l'ambassade 
d'Angleterre  probablement  dont  il  est  devenu  l'un  des  intimes. 
—  car  il  pousse  l'anglomanie  au  point  de  ne  vouloir  s'en- 
tourer que  d'Anglais.  Avec  ses  larges  épaules  bien  carrées,  sa 
tête  carrée  aussi  et  couverte  d'une  épaisse  chevelure  d'un  noir 
de  jais,  avec  ses  yeux  brillants  sous  d'épais  sourcils  et  son 
nez  légèrement  retroussé,  sensuel  et  amusant  à  la  fois,  c'est 
bien,  sous  l'impeccable  tenue  du  dandy,  le  «  beau  pirate 
tel  qu'il  l'a  maintes  fois  décrit  dans  ses  romans.  Madame  Le 
Hon  est  éblouie  par  ce  cavalier  magnifique  qui  a  des  recherche^ 
de  tenue  toutes  féminines,  des  épaules  de  boxeur  et  une  vie 
infernale.  Il  la  séduit,  mieux  :  il  l'halluciné.  L'aisance  avec 
laquelle  il  a  forcé  les  portes  les  mieux  closes  du  Faubourg  a 
quelque  chose  de  diabolique,  il  n'est  bruit  que  du  luxe  de  ses 
déjeuners,  de  la  richesse  folle  de  son  intérieur.  Dans  les  meil- 
leures maisons  on  l'agrée,  il  est  le  favori  de  la  duchesse  dv 
Rauzan,  fréquente  les  petites  soirées  des  Apponyi,  traite  sur  le 
pied  de  la  familiarité  le  comte  Mole  et  jusqu'à  M.  de  Chateau- 
briand. 

A  un  bal  costumé  éblouissant  donné  par  M.  Tliorn, 
madame  Le  Hon,  qui  porte  à  ravir  une  délicieuse  toilette  de 
chasseresse,  ne  se  lasse  pas  de  l'admirer  en  pourpoint  de  velours 
noir  conversant  avec  Anatole  Demidoff  en  Tartare  russe  cl 
M.  Hope  en  banquier  hollandais. 

De  l'admiration,  l'ambassadrice  passe  à  l'imitatioa.  Loniine 
M.  Su3,  elle  déclare  de  bon  goût  l'anglomanie,  appelle  John 
son  palefrenier,  juge  que  Paris  n'est  qu'un  vaste  cloaque  à 
côté  de  «  l'air  pur  »  de  Londres,  parle  sans  cesse  de  confor- 
tçibililé,  de  fashionahilité,  achète  des  sucreries  à  V  Imlia  Tea 
Wareliouse  de  la  place  Vendôme,  s'entretient  du  chenil,  des 
chiens,  des  animaux,  des  boxeurs  et  enfin  et  surtout  des  courses. 
Comme  M.  Sue,  elle  suit  les  courses  de  chevaux,  les  chasses 
à  courre,  les  réunions  du  Jockey  et  celles  du  Champ-de-Mars. 
encore  que  ces  dernières  ne  soient  pas  assez  anglaises  à  son 
gré.  A  la  Croix-de-Berny,  elle  se  montre  régulièrement,  mais 


LA    PREMIÈRE    AMBASSADRICE    DE    BELGIQUE  389 

c'est  à  Chantilly  que  vont  ses  préférences,  —  Chantilly,  l'en- 
droit le  plus  aristocratique  et  le  plus  délicieux  aux  environs 
de  1837. 

hcs  fashioiiablcs  s'y  rendent  dès  la  veille,  soit  dans  un  rapide 
tilbury,  soit  dans  un  phaéton.  L'ambassadrice  de  Belgique 
s'y  montre  dans  sa  wurst  sans  portières,  si  basse  et  si  rapide, 
abritée  par  de  larges  ailes  contre  la  boue,  où  elle  paraît  raser 
le  sol.  Tout  le  village  est  en  fête,  les  auberges  grouillent  de 
monde,  les  sapeurs  du  château,  aux  barbes  majestueuses, 
font  la  haie,  les  paysans  offrent  des  bouquets  aux  belles  dames, 
on  tire  des  pétards,  le  mât  de  cocagne  est  dressé,  le  ciel  est 
bleu,  la  pelouse  d'un  vert  éblouissant  :  il  y  a  de  la  joie  cham- 
pêtre dans  Fair. 

Accompagnée  de  son  fidèle  Eugène  Sue,  madame  Le  Hon 
inaugure  une  robe  à  la  duchesse  doublée  de  mousseline  des 
Indes  avec  entre-deux  brodés  du  plus  merveilleux  effet.  Son 
cliapeau  en  paille  de  riz,  comme  il  sied,  égayé  de  fleurs  des 
champs,  forme  un  cadre  délicieux  à  son  blond  visage  juvénile. 
L'auteur  de  Mathildc  est  éblouissant,  lui  aussi,  serré  dans  sa 
rcdingotie  courte,  le  pantalon  de  nankin,  les  guêtres  grises,  le 
chapeau  gris,  et,  à  la  boutonnière,  la  rose  blanche,  insigne  du 
Jockey. 

A  l'intérieur  du  champ  de  courses,  le  spectacle  est  du  plus 
haut  goût  : 

(.  La  pelouse  est  diaprée  d'équipages,  de  chevaux,  de  fraîches 
toilettes  d'été,  d'ombrelles  éclatantes,  de  drapeaux  flottant 
au  vent.  Dans  les  tribunes,  même  éclat,  mêmes  toilettes  cha- 
toyantes ;  les  princes  braquent  leurs  lorgnettes  de  course  sur  les 
chevaux  et  les  jockeys  ;  les  jolies  femmes  braquent  leurs 
jumelles  sur  la  tribune  des  princes  et  celle  du  club  ou  se 
lorgnent  elles-mêmes  et  critiquent  réciproquement  leurs  toi- 
lettes ;  les  dandys,  la  rose  à  la  boutonnière,  roulent  leur  stick 
entre  leurs  gants  jaunes  ^.  » 

C'est  là,  sur  ce  terrain  neutre,  que  madame  Le  Hon  peut 
mesurer  le  chemin  accompli  par  elle.  Une  petite  cour  se  presse 
autour  d'elle,  dont  le  duc  d'Orléans  n'est  pas  le  moins  fidèle. 
Mais  déjà  aussi  il  a  un  rival  dans  le  cœur  de  la  belle  ambassa- 

1 .  Beaumont-Vassy,  op.  cit.  —  La  Mode.  —  Le  Journal  des  Haras,  etc. 


390  I.A     REVUE     DE    PAP.IS 

drice  en  la  personne  de  Morny.  Sans  doute  celui-ci  n'est  pas 
prince,  sans  doute  il  ne  dispose  pas  de  la  puissance,  mais  il  a 
tant  de  séduction  !  Sans  être  véritablement  beau,  il  a  la  phy- 
sionomie fine,  de  l'élégance,  de  la  race.  Et,  surtout,  il  y  a  en 
lui  un  besoin  de  jouissance,  un  désir  d'arrivisme,  comme  nous 
dirions  aujourd'hui,  qui  impressionne  les  faibles  femmes. 
Une  légende  auréole  son  nom.  L'ancien  pupille  de  madame 
de  Souza  n'a  fait  que  passer  par  l'armée,  mais  il  y  a  laissé  le 
souvenir  du  plus  intrépide  des  lanciers  du  roi.  Il  s'est  ensuite 
établi  grand  industriel,  et  il  a  réussi  à  merveille.  Son  intelli- 
gence souple  s'accommode  de  tout,  son  habileté  est  prête  à  le 
servir  dans  tous  ses  desseins.  Décidé  à  vivre  dans  le  luxe,  on 
le  sent  prodigue  et  ambitieux,  sans  scrupules  dans  la  réussite, 
mais  heureux  de  faire  partager  sa  fortune  à  ses  amis.  Il  a, 
d'instinct,  le  mépris  des  hommes,  et,  cependant,  il  goûte  la 
coquetterie  de  leur  plaire,  il  est  tour  à  tour  séduisant  et 
plein  de  hauteur,  dissimulé  et  férocement  cynique  :  ce  sera 
«  l'homme  fort  »  du  second  Empire.  Pour  l'instant,  c'est  le 
beau  cavalier  ambitieux,  à  la  poursuite  de  la  conquête,  qui 
vous  enlèverait  en  croupe  pour  vous  faire  partager  sa  for- 
tune. 

Madame  Le  Hon,  quand  elle  le  contemple  comme  en  cette 
journée  de  Chantilly,  si  correct,  si  gentleman,  et,  pourtant, 
si  impétueux  déjà,  si  dominateur,  ne  peut  s'empêcher  d'être 
émue,  et,  en  secret,  elle  compare  le  charme  féminin  du  duc 
d'Orléans  à  la  grâce  virile  de  Morny,  et  son  cœur  ne  sait  déci- 
der pour  l'un  ni  pour  l'autre... 

* 

*  * 

Tant  de  séduction,  de  grâce  et  d'adresse  ont,  cependant, 
porté  leurs  fruits.  Voici  l'ambassadrice  de  Belgique  promue 
au  rang  de  femme  à  la  mode.  La  comtesse  Le  Hon  est  main- 
tenant citée  en  tête  de  tous  les  comptes  rendus  mondains  de 
fêtes  et  de  théâtres.  La  «  belle  ambassadrice  »,  1'  «  ambassa- 
drice'aux  cheveux  d'or  »,  «  la  reine  de  Paris  »,  «  la  blonde  fée 
de  toutes  nos  fêtes  »  sont  les  qualificatifs  les  plus  ordinaires 
employés  par  le  Bon  Ton,  le  Follet  ou  la  Sylphide  lorsqu'ils 
parlent  d'elle.  Les  légitimistes,  sans  doute,  grognent  encore,  et 


LA     PREMIÈRE     AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  391 

la  Mode  ne  perd  pas  une  occasion  d'égratigner  l'ambassadeur 
de  Belgique  et  sa  femme,  mais  c'est  un  fait  que  madame  Le 
Hon  est  parvenue  à  s'imposer  au  premier  rang  de  la  société 
parisienne.  Ses  moindres  gestes  défraient  maintenant  la  chro- 
nique. 

On  le  voit  bien  en  cet  automne  de  1836  où  éclate  ce  que 
les  petits  journaux  appellent  le  scandale  de  la  loge  de  madame 
Le  Hon. 

Ce  scandale  se  réduit,  en  somme  à  peu  de  chose,  mais  la 
qualité  des  personnes  en  jeu  lui  donne  une  importance  excep- 
tionnelle. Depuis  l'avènement  du  docteur  Véron  au  siège 
directorial  de  l'Opéra,  madame  Le  Hon,  comme  toutes  les 
femmes  élégantes  de  Paris,  possède  une  loge  de  six  places,  et 
cette  loge,  elle  y  tient,  on  le  pense  bien,  comme  à  la  prunelle 
de  ses  beaux  yeux.  Or  qu'elle  n'est  pas  sa  surprise,  à  son 
retour  des  «  eaux  »  de  Pornic,  d'apprendre  que  M.  le  baron 
de  Rothschild,  par  on  ne  sait  quelle  subtilité  de  prestidigita- 
teur, est  arrivé  à  la  lui  souffler  !  Madame  Le  Hon  dépossédée 
de  sa  loge  !  «  Il  serait  impossible  de  décrire  la  colère  de 
madame  l'ambassadrice  :  cette  loge  où  elle  brillait  trois  fois 
par  semaine  de  tout  l'éclat  de  sa  beauté,  cette  loge  si  bien 
placée  près  des  loges  royales  que  madame  Le  Hon  avait 
presque  l'air  d'être  de  la  famille  i  !...  »  Tout  le  Paris  du  Boii- 
levart  est  en  émoi  !  Piquée  au  jeu,  madame  Le  Hon  multiplie 
les  démarches,  harcèle  les  ministres,  va  jusqu'à  M.  Thiers. 
Là-dessus,  des  gens  proposent  leurs  bons  offices  :  on  offre  des 
transactions.  On  s'entend  sur  le  prix  qui  serait  partagé,  mais 
chacun  des  deux  adversaires  désire  que  la  loge  soit  à  son  nom. 
Et  les  hostilités  de  recommencer  de  plus  belle...  Où  la  chose 
va-t-elle  s'arrêter?  «  M.  Thiers,  que  cette  affaire  préoccupe 
beaucoup,  a  reculé  devant  la  difficulté  de  trouver  un  accom- 
modement, et  l'on  n'a  plus  d'espoir -que  dans  la  médiation  de 
M.  de  Metternich.  On  dit  que  si  madame  Le  Hon  n'a  plus  sa 
loge  à  l'Opéra,  M.  l'ambassadeur  de  Belgique  prendra  le  parti 
de  demander  à  M.  Thiers  ses  passeports.  »  Dieu  merci,  l'affaire 
ne  va  pas  jusque-là,  et  madame  Le  Hon  peut  rentrer  en  triom- 
phatrice dans  sa  loge  sans  avoir  fait  déclarer  la  guerre  :  mais  que 

1.  La  Mode,  1836. 


392  LA     REVUE     DE    PARIS 

de  luttes,  que  d'émotions,  et  quelle  ténacité  de  jolie  femme  !... 

On  devine  comment  un  tel  retour  est  accueilli  en  cette  soi- 
rée de  décembre  1836  :  toutes  les  lorgnettes  de  la  salle  sont 
braquées  sur  madame  Le  Hon.  L'ambassadrice  n'a  jamais  été, 
du  reste,  d'une  beauté  aussi  éclatante  :  elle  porte  ce  jour-là, 
comme  dit  le  Bon  Ton,  <;  une  vraie  robe  de  blonde  »,  robe 
blanche  à  manches  plates  formant  trois  étages,  et,  à  l'endroit 
où  finit  chaque  volant,  découvrant  un  bracelet  d'or  qui  serre 
le  bras.  Ses  cheveux  sont  tout  parsemés  de  diamants.  Autour 
d'elle,  les  Morny,  le  la  Valette,  le  duc  Decazes,  le  fidèle 
Roqueplan,  Balzac  et  Lautour-Mézeray,  tous  les  habitués 
de  la  loge  infernale,  venus  saluer  la  «  divine  Iris  aux  yeux 
bleus  ». 

On  s'entasse  dans  l' arrière-salon  :  on  parle  des  pirouettes 
de  Fanny  Essler  et  de  la  Taglioni,  des  soirées  de  M.  Thiers  et 
du  concert  Musard,  des  bons  mots  de  M.  Dupin  et  de  ceux  de 
mademoiselle  Déjazet.  Balzac  est  rutilant  dans  son  habit 
bleu  à  boutons  d'or,  Roqueplan  fait  des  mots  sur  le  catarrhe 
de  M.  Pasquier  et  madame  Le  Hon  demande  avec  curiosité 
des  nouvelles  de  l'orang-outang  qui  se  meurt  au  Jardin  des 
Plantes.  Ainsi  vont  et  viennent  les  propos  en  ce  Paris  léger  et 
spirituel  où  une  histoire  de  cercle  fait  émeute  et  la  dispute 
d'une  loge  de  théâtre,  révolution. 

A  la  mode  tout  cet  hiver,  madame  Le  Hon  l'est  encore  tout 
le  printemps  suivant  à  cause  du  portrait  que  Dubufe  a  fait 
d'elle  et  qui  devient  l'un  des«  clous»  du  Salon  de  1837.  L'artiste 
a  surtout  voulu  rendre  la  grâce  incomparable,  la  joliesse  du 
modèle,  et  il  y  a  réussi  admirablement  :  «  Vous  qui  n'avez  pas 
vu  le  portrait,  s'écrie  Arsène  Houssaye  enthousiaste,  vous  le 
devinez.  Elle  est  svelte  et  se  cambre  avec  une  grâce  provo- 
cante. 

«  Elle  a  tordu  ses  blouds  cheveux  sur  sa  tête,  tout  en 
éparpillant  quelques  touches  légères  sur  les  épaules,  comme 
la  folle  avoine  s'échappant  de  la  gerbe.  Les  yeux  sont  bleus 
et  souriants,  épanouis  comme  des  fleurs  par  une  pensée  amou- 
reuse. Trois  fossettes  creusées  dans  le  marbre  rose  des  joues  et 
du  menton  par  M.  de  Cupidon  lui-même.  Le  nez  bat  des  ailes 
parce  que  la  passion  bat  le  rappel,  La  robe  montre  tout  juste 
ce  qu'il  faut  voir  du  sein  pour  attarder  les  yeux.  « 


LA     PREMIÈRE     AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  393 

Dès  l'ouverture  du  Salon,  ce  n'est  qu'un  cri  d'admiration 
chez  tout  le  beau  monde  qui  se  presse  devant  ce  portrait, 
demain  légendaire.  On  discute,  on  s'exalte,  on  critique  : 
«  Plusieurs  personnes  très  excitées  reprochent  à  l'artiste 
d'avoir  enlaidi  le  modèle,  d'autres  font  des  réserves  sur  le  fond 
du  tableau.  Nous  avons  vu  quelques  femmes  que  nous  pour- 
rions nommer  pincer  les  lèvres  et  déclarer  qu'en  somme  elle 
n'est  pas  si  folie  que  cela  !  » 

Petites  rages  féminines  qui  n'empêchent  le  très  grand  succès 
mondain  de  ce  portrait  durant  tout  le  printemps  de  cette 
année-là  :  «  Il  est  maintenant  jashionahle  d'aller  passer  une 
heure  ou  deux  dans  ces  longues  galeries  »,  constate  la  Mode 
qui  n"est  cependant  pas  tendre  pour  l'ambassadrice  de  Bel- 
gique. 

Les  femmes  y  vont  avec  la  toilette  de  la  promenade  et 
des  Tuileries,  le  chapeau  de  velours  ou  de  satin  à  plumes,  le  boa 
et  le  manchon  de  martre-zibeline,  les  manteaux  crispin  bordés 
d'hermine.  Les  ganls  jaunes  du  Boulevard  s'y  montrent  avec 
les  petites  redingottes  couleur  famée  de  Londres  adorablement 
pincées  à  la  taille.  Romieu  arbore  un  gilet  à  schall  ouvert  qui 
laisse  échapper  les  plis  d'un  jabot  de  batiste  «  sur  lequel  se 
détache  un  cordon  de  soie  noire,  tressé  de  l'épaisseur  d'un  fil, 
qui  retient  le  lorgnon  en  écaille,  de  rigueur  pour  admirer 
Dclaroche  ou  Dubufe  ».  Au  milieu  de  ce  concert  de  louanges, 
madame  Le  Mon  se  laisse  aller  au  cours  du  bonheur.  Le  comte 
Apponyi  qui  assistait  à  une  grande  fête  donnée  vers  cette 
époque  à  l'hôtel  de  la  rue  du  Mont-Blanc  a  une  jolie  expres- 
sion :  .  La  maîtresse  de  maison  me  rappelait  un  cygne  qui 
nage  iranquillement  en  se  mirant  dans  la  surface  calme  d'un 
bassin. 

Pourquoi,  en  vérité,  ne  serait-elle  pas  heureuse?  N'a-t-elle 
pas  atteint  son  but?  Toutes  les  portes  —  ou  presque  —  ne  se 
sont-elles  pas  ouvertes  devant  elle,  devenue  une  des  reines  de 
Paris  et  qui  reçoitmaintenant  à  l'ambassade  une  partie  du 
Faubourg?  De  1836  à  1840,  ce  sont  les  années  de  gloire  ofTi- 
cielle  de  la  belle  comtesse.  Chaque  fête  rue  du  Mont-Blanc 
est  un  événement  qui  met  en  émoi  la  chaussée  d'Antin  tout 
entière.  Apponyi  lui-même,  si  dédaigneux  quand  il  ne  s'agit 
pas  de  personnes  bien  nées,  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître 


394  LA     REVUE     DE     PARIS 

l'éclat  de  ces  fêtes  magiiiiiques.  Ne  vous  y  trompez  pas,  du 
reste  :  c'est  madame  Le  Hon  qui  organise,  invente,  combine 
toutes  choses,  aidée  du  seul  M.  Vatout,  l'ineffable  M.  Vatout 
dont  elle  a  fait  le  bon  toutou  de  la  maison,  son  docile  et  tout 
dévoué  secrétaire.  «  Que  de  mal  se  donne  ce  pauvre  M.  Vatout 
pour  jouer  les  Voiture  !  »,  écrit  la  Mode  d'un  ton  pincé.  Sans 
doute,  mais  le  succès  couronne  son  zèle  :  jamais  l'ancien  hôtel 
de  madame  Récamier  ne  brilla  d'un  plus  vif  éclat. 

Madame  Le  Hon  l'a  encore  une  fois  transformé  :  elle  n'a 
décidément  conservé  du  souvenir  de  la  belle  Juliette  que  la 
chambre-musée.  Elle-même,  après  s'être  aménagé  un  boudoir, 
fait  d'un  des  salons  son  cabinet  de  travail.  Comme,  jadis, 
madame  Récamier  entraînant  ses  invités  dans  sa  chambre, 
quelques  familiers  comme  Roqueplan  ou  Vatout  entraînent  les 
belles  dames  et  les  élégants  cavaliers,  les  soirs  de  bal,  vers  le 
fameux  cabinet  de  travail  de  la  maîtresse  de  maison,  et  c'est 
aussitôt  un  concert  de  louanges  : 

«  Où  sommes-nous  dans  cette  atmosphère  parfumée  eL 
céleste,  en  un  demi-jour  voilé  qui  nous  permet  à  peine  de 
suivre  les  lignes  de  cette  table  surchargée  de  mille  objets 
d'art  :  des  bronzes,  des  statuettes,  des  pinceaux,  des  crayons, 
des  albums,  un  croquis  commencé,  une  broderie  qui  s'achève, 
et,  autour  de  cette  table,  une  grille  dorée  qui  nous  dépasse  en 
hauteur  et  que  tapissent  les  innombrables  enlacements  d'un 
lierre  naturel  qui  laisse  courir  ses  vertes  guirlandes  sur  le 
tapis?  On  dirait  d'un  musée  :  c'est  le  cabinet  de  travail  de 
madame  la  comtesse  Le  Hon  ^.  » 

On  s'extasie  sur  un  goût  aussi  artiste,  sur  les  bibelots  et  les 
peintures,  les  estampes  et  les  meubles.  Puis  l'on  se  répand  à 
travers  la  demeure  où  deux  orchestres  versent  des  flots  d'har- 
monie. Soudain,  à  onze  heures  sonnées  par  la  pendule  rococo 
du  grand  salon,  on  entend  un  brouhaha  et  une  voix  annoncer: 

—  Monsieur  et  madame  Thiers  !... 

«  A  ce  nom,  l'orchestre  se  tut,  les  danses  s'arrêtèrent 
comme  par  enchantement  :  tous  les  regards  étaient  fixés  sur 
l'illustre  président  du  Conseil,  comme  quelques  heures  aupa- 
ravant, à  la  Chambre  des  députés.  Et,  après  ce  premier  honi- 

1.  La  Sijlptiide,  1840,  t.  I. 


LA     PREMIÈRE     AMBASSADRICE     DE     BELGIQUE  395 

mage  de^  l'admiration  silencieuse,  toutes  les  voix  crièrent: 
bravo  !  toutes  les  mains  battirent  d'enthousiasme.  M.  Thiers 
demeurait  calme  au  milieu  de  ces  acclamations  :  son  bonheur 
ne  rayonnait  que  sur  le  visage  blanc  et  rose  de  madame  Thiers, 
simple  dans  sa  fraîche  robe  blanche  i.  » 

Tels  sont  les  effets  de  la  gloire  chez  les  personnes  bien  nées. 
Telle  était  aussi  la  qualité  des  hôtes  que  groupait  chez  elle  la 
comtesse  Le  Hon  :  l'arrivée  de  monsieur  et  madame  Thiers 
dans  les  salons  de  la  rue  du  Mont-Blanc,  n'est-ce  pas  l'apo- 
théose d'un  beau  travail  diplomatique?... 

* 

Après  un  tel  succès,  la  belle  comtesse  pouvait  sans  remords 
résigner  ses  fonctions  officielles  pour  se  contenter  de  demeurer 
une  des  plus  jolies  femmes  de  Paris.  Elle  le  fit  de  bonne  grâce 
un  peu  après  cette  année  1841  qui  lui  avait  valu  ses  plus  belles 
victoires  mondaines.  Désormais  elle  demeurait  au  premier 
rang  dans  la  ville  que  sa  beauté  avait  conquise.  EHe  avait 
fait  mieux  que  d'inscrire  son  nom  parmi  ceux  de  toutes  les 
femmes  qui  furent  à  la  mode  en  ce  capricieux  Paris  :  elle 
avait  fait  accueillir  en  sa  personne  un  peuple  tout  entier. 

JULES     BERTAUT 


1.  La  Sylphide. 


LA  GUERRE 


VUE  PAR  DES  ENFANTS 


—   SEPTEMBRE    1914    — 

J'ai  rencontré  à  Ëpcrnay  des  enfants  qui,  .l'an  dernier  à  })areillc 
époque,  ont  vu  la  guerre  de  près.  Les  uns,  après  avoir  subi  huit  jours 
l'invasion  allemande,  furent  délivrés  par  la  victoire  de  la  Marne  ; 
d'autres,  des  Rémois,  ont  vu  le  bombardement  et  l'incendie  de  leur 
cathédrale  ;  ceux  mêmes  qui  à  la  fln  d'août  1914  précédèrent  ou  accom- 
pagnèrent la  retraite  française,  ont  du  moins,  revenus  chez  eux  à 
l'automne,  parcouru  les  plaines  de  Saint-Gond  ou  les  sinistres  bois 
de  Fère-Champenoise,  vu  les  tranchées,  les  trous  dobus,  les  ruines,  et 
ces  centaines  de  tombes  qui  disséminent  au  hasard  leurs  croix  de  bois 
et  leurs  képis  décolorés.  A  ces  enfants,  j'ai  demandé  de  raconter  ce 
qu'ils  ont  vu,  et  voici,  classées  mais  non  pas  corrigées,  quelques-unes 
des  pages  que  m'ont  remises  les  élèves  de  troisième  du  collège 
d'Épernay. 

Ces  récits  sont  sincères  ;  leurs  auteurs  d'abord  manquent  trop  d'ima- 
gination pour  embellir  leurs  souvenirs,  et  leur  sécheresse  garantit  leur 
véracité  ;  d'autre  part  leur  spontanéité  confiante  assure  qu'ils  n'ont 
pas  de  scrupule  à  dévoiler  leurs  vrais  sentiments.  Également  éloigné 
de  la  blague  du  Méridional  et  de  la  réserve  ombrageuse  du  Breton, 
l'enfant  de  Champagne  ne  dit  que  ce  qu'il  a  vu,  et  dit  tout  ce  qu'il 
a  vu. 

André  A...,  physiquement  et  moralement,  est  bien  de  son  pays  : 
quinze  ans  et  demi,  un  gars  bien  planté,   cheveux  blonds,  œil  brun 


LA  GUERRE  VUE  PAR  DES  ENFANTS  397 

et  lèvre  rouge,  un  esprit  étranger  aux  vaines  littératures  et  peu 
instruit  des  choses  de  l'art,  mais  net  et  pratique,  observateur  mé- 
ticuleux et  travailleur  réfléchi,  et  par  là-dessus,  un  cœur  très  jeune 
et  très  sensible  ;  c'est  à  lui  qu'il  faut  demander  le  compte  rendu  com- 
plet et  méthodique  de  tout  ce  qui  s'est  passé  à  Épernay  du  29  août  au 
11  septembre  1914. 

Je  vais  raconter  jour  par  jour  ce  qui  s'est  passé  dans  notre 
ville  où  je  suis  resté  avec  mes  parents,  moins  par  mépris  du 
danger  (car,  après  ce  qu'avaient  fait  les  Allemands  en  Bel- 
gique, on  pouvait  craindre  beaucoup  de  leur  sauvagerie) 
que  par  l'impossibilité  de  partir. 

C'est  le  samedi  29  et  le  dimanche  30  août  que  commença 
à  proprement  parler  la  retraite  des  soldats  français  qui  venaient 
de  Charleroi.  Elle  fut  précédée  par  le  passage  de  plus  de  trois 
cents  autobus,  arrivant  par  la  rue  du  Commerce  ^  et  se  diri- 
geant sur  Paris  par  la  rue  de  Grandpierre  -,  roulant  sans  inter- 
ruption depuis  trois  heures  jusqu'à  sept  heures  du  soir.  C'est 
aussi  à  partir  de  dimanche  que  commença  la  fuite  de  beau- 
coup de  gros  commerçants  d'Épernay  :  de  fortes  limousines 
dont  le  porte-bagages  était  comble  de  malles  et  de  paquets 
entassés  pêle-mêle,  sillonnaient  la  ville  à  toute  allure,  se  diri- 
geant sur  Paris.  La  gare  était  également  envahie,  et  l'on  ne' 
pouvait  y  pénétrer  ;  de  même  pour  celle  du  C.  B.  R  \ 

Le  lundi  [31],  à  partir  de  trois  heures  du  matin  jusqu'à 
onze  heures,  de  nouveaux  camions  automobiles  passèrent 
sans  arrêt.  La  chaleur  était  insupportable,  depuis  plus  de 
huit  jours  il  n'était  pas  tombé  une  goutte  d'eau  ;  les  malheu- 
reux conducteurs  étaient  couverts  de  poussière,  à  peine 
voyait-on  leurs  figures  tirées,  et  pantalons  rouges  et  dolmans 
bleus  étaient  tout  gris.  Ils  étaient  épuisés  et  la  soif  les  tenail- 
lait terriblement  :  aussi  beaucoup  d'habitants  avaient-ils  sur 
leur  passage  mis  de  grands  baquets  d'eau  fraîche  avec  du  coco 
et  les  gamins  allaient  en  porter  aux  soldats.  Pour  ma  part, 
avec  mon  ami  L...,  nous  allâmes  au  jardin  chercher  une  grande 
brouettée  de  fruits  :  pommes,  poires,  reines-Claude,  et  nous 

1.  Route  de  Cliâlons-sur-Marne,  à  l'est  d'Épernay. 

2.  Route  de  Sézanne,  au  sud. 

3.  Chemin  de  fer  de  la  banlieue  rémoise,  ligne  d'Épernay  à  Montmirail. 


398  LA     REVUE     DE     PARIS 

faisions  la  distribution  :  nous  courions  après  les  camions  et 
dans  les  képis  que  nous  tendaient  les  soldats  nous  lancions  les 
fruits  rafraîchissants. 

Le  l®""  septembre,  ce  fut  un  spectacle  bien  différent.  Depuis 
cinq  heures  du  matin  un  gigantesque  troupeau  de  bêtes  à 
cornes  et  de  chevaux,  conduit  par  des  soldats,  passa  sans  dis- 
continuer jusqu'à  neuf  heures.  C'étaient  les  animaux  que  les 
soldats  avaient  trouvés  abandonnés  dans  les  champs  ou  que 
les  fermiers  leur  avaient  confiés  pour  les  mettre  en  sûreté. 
Les  pauvres  bêtes  avaient  déjà  couché  la  nuit  précédente  à 
la  belle  étoile  dans  la  plaine  d'Ay^et  elles  allaient,  comme  nos 
propres  soldats,  vers  une  direction  inconnue. 

L'après-midi,  ce  fut  le  cortège  angoissant  des  émigrés  de 
Rethel,  des  environs  de  Reims  et  même  de  Belgique.  Ils 
venaient  de  là-bas  avec  des  charrettes  remplies  jusqu'aux 
bords  de  ce  qu'ils  avaient  de  plus  précieux,  lits,  matelas,  bicy- 
clettes, sommiers  entassés  pêle-mêle.  C'était  terrible  à  voir  ; 
sans  le  vouloir,  les  larmes  nous  montaient  aux  yeux.  Ce  qui 
est  le  plus  malheureux,  c'est  que  beaucoup  de  ces  pauvres 
émigrés  qui  avaient  quitté  leur  pays  pour  ne  pas  se  trouver 
face  à  face  avec  les  Allemands,  furent  dans  le  plein  de  la 
bataille  de  la  Marne  et  eurent  à  souffrir  des  brutes  germaniques 
qui  leur  prirent  tous  leurs  biens. 

Ce  fut  aussi  le  mardi  que  la  Croix-Rouge  fut  dissoute  : 
devant  l'approche  de  l'ennemi,  on  évacua  les  quelques  blessés 
qu'il  y  avait  dans  les  hôpitaux  militaires  et  annexes,  et  après 
le  renvoi  du  personnel,  on  déménagea  les  locaux  en  reportant 
les  lits  chez  les  particuliers  qui  les  avaient  prêtés. 

Vers  le  soir,  les  soldats  commencèrent  à  arriver  en  grand 
nombre,  mais  la  plupart  par  le  train.  Ils  n'étaient  pas  trop 
épuisés  ,  mais  beaucoup  se  demandaient  où  ils  étaient.  Ils 
stationnèrent  sur  les  diverses  places  de  la  ville...  Dans  la 
soirée,  on  commença  à  entendre  le  canon  du  côté  de  Château- 
Thierry.  On  sentait  que  les  Allemands  approchaient  de  plus 
en  plus,  et  les  habitants  qui  allaient  prendre  le  train  étaient 
plus  nombreux  que  jamais  ;  on  devait  garder  la  gare  militai- 
rement et  les  faire  passer  un  par  un,  tant  il  y  en  avait. 

1.  Quatre  kilomètres  au  nord-est  d'Épernay,  sur  la  rive  droite  de  la  Marne. 


LA    GUERRE    VUE    PAR     DES     ENFANTS  399 

Le  mercredi  2  septembre,  de  nombreux  aéroplanes  survo- 
lèrent la  ville,  une  quarantaine  environ,  dont  plusieurs  boches 
qui,  du  reste,  furent  bientôt  mis  en  fuite  par  les  nôtres.  Plu- 
sieurs aéros  français  atterrirent  dans  la  plaine  d'Ay  et  de 
Cumières  :  plusieurs  de  mes  amis  m'ont  dit  qu'ils  étaient  blin- 
dés et  armés  de  mitrailleuses,  mais  je  ne  puis  l'affirmer, 
n'ayant  pas  pu  aller  les  voir  moi-même  ^ 

Beaucoup  de  soldats  passèrent  sans  discontinuer  en  ville  ; 
c'était  le  gros  de  l'armée.  Ils  se  dirigeaient  surtout  du  côté 
de  Mardeuil  et  Cumières  -.  A  Mardeuil,  où  mon  oncle  était 
G.  V.  C,  les  soldats  avaient  établi  leur  boucherie.  Ils  tuèrent 
en  une  après-midi  quatre-vingts  bœufs  de  la  sucrerie  ;  aussitôt 
on  mit  cette  viande  dans  de  gros  autobus,  tapissés  intérieu- 
rement de  petit  treillage  très  fin  :  cela  ressemblait  à  de  grands 
garde-manger  ambulants.  Il  y  eut  beaucoup  de  viande  per- 
due, et  les  habitants  de  Mardeuil  eurent  du  pot-au-feu  à 
manger  pendant  quatre  jours  :  les  soldats  donnaient  de  la 
viande  à  tout  le  monde. 

C'est  ce  mercredi  que  nous  avions,  mes  parents  et  moi, 
résolu  de  partir.  Nos  paquets  étaient  faits,  nos  sauf-conduits 
en  règle,  et  le  soir  nous  avions  été  dire  au  revoir  à  mon  oncle. 
A  dix  heures  du  soir,  après  avoir  essayé  de  nous  en  aller  en 
auto,  puis  en  voiture,  ces  combinaisons  ayant  toutes  échoué, 
nous  allâmes  à  la  gare  pour  prendre  le  train.  Mais  il  y  avait  tant 
de  monde  que  nous  aurions  dû  attendre  au  moins  jusqu'au  len- 
demain matin  pour  avoir  des  billets  ;  encore  n'aurions-nous 
pas  été  certains  de  pouvoir  partir. 

Pendant  la  nuit  du  mercredi  [2]  au  jeudi  [3  septembre]  et  le 
jeudi  toute  la  journée,  des  soldats  passèrent  sans  arrêt  devant 
nos  portes.  ]\Ionté  sur  le  rebord  de  la  grille,  de  huit  heures  du 
matin  à  midi,  je  ne  me  lassais  pas  de  les  regarder  passer.  Il  y 
avait  de  tout,  artilleurs,  fantassins,,  chasseurs  à  pied,  dragons, 
chasseurs  à  cheval,  spahis  algériens,  sénégalais,  etc.  Ils  étaient 
épuisés.  Chaque  fois  qu'il  y  avait  un  arrêt,  sans  attendre 
l'ordre,  ils  se  couchaient  par  terre  ou  venaient  dans  les  mai- 

1.  Ce  détail  suffit  à  garantir  la  parfaite  véracité  de  tout  le  récit. 

2.  Deux  villages  à  l'ouest  d'Epernay,  Mardeuil  sur  la  rive  gauche,  Cumières 
sur  la  rive  droite  de  la  Marne. 


-100  LA     REVUE     DE     PARIS 

sons  demander  à  boire.  Comme  des  grappes  ils  s'accrochaieiU 
aux  grilles  et  tous  ces  hommes  aux  figures  tirées  n'avaient 
qu'un  cri  :  «  A  boire,  à  boire  ».  C'était  poignant,  et  tous  les 
habitants  de  la  rue  de  Grandpierre  avaient  mis,  soit  dans  leur 
jardin,  soit  sur  le  pas  de  leur  porte,  de  grandes  tinettes  d'eau 
avec  du  vin  ou  du  coco  :  c'étaient  les  chefs  qui  nous  avaient 
recommandé  de  mouiller  beaucoup  le  vin,  pour  qu'il  ne  tapât 
pas  trop  sur  la  tête  des  soldats. 

Tout  cela  me  frappa  beaucoup,  mais  ce  sont  les  petits  spahis 
algériens  qui  m'ont  ému  le  plus.  Montés  sur  de  petits  chevaux 
rétifs  qui  ruaient  à  chaque  instant,  ils  allaient  au  trot,  bran- 
dissant leurs  cimeterres  ou  leurs  carabines  en  criant  :  «  Allah, 
Allah  !  »  et  d'autres  mots,  puis  dans  leur  langue  gutturale  ils 
entamaient  une  chanson.  Ils  paraissaient  farouches  dans  leurs 
habits  khaki,  bariolés  de  toutes  les  couleurs;  leurs  chefs  étaient 
vêtus  de  teintes  voyantes  :  groseille,  bleu  clair,  etc.  ;  le  dru- 
peau  était  bizarre  :  un  long  manche  avec  une  oriflamme  verlo, 
blanche  ou  rouge,  où  était  brodé  un  croissant,  et  en  haut  de 
la  hampe  une  queue  de  cheval  blanche,  noire  ou  châtain  : 
c'était  très  drôle.  A  un  moment  donné,  place  des  Fusiliers, 
ils  furent  terribles.  La  rue  était  encombrée  par  de  Inifanteric 
et  un  convoi  d'artillerie.  Les  spahis  algériens  qui  arrivaient 
par  une  autre  rue,  car  ils  venaient  de  débarquer  de  Marseille 
sans  avoir  jamais  combattu,  voulurent  passer  avant  les  autres 
soldats.  Comme  ceux-ci  ne  se  garaient  pas  assez  vite,  les  ofU- 
cicrs  algériens  commandèrent  la  charge.  Aussitôt  les  soldats 
tirant  leurs  cimeterres  les  brandirent  et  chargèrent.  Les  artil- 
leurs et  fantassins  se  mirent  alors  de  côté  et  les  spahis  pas- 
sèrent. Ils  prirent  l'avenue  Paul-Chandon,  puis  la  rue  Magenta, 
et  c'est  ainsi  qu'ils  arrivèrent  devant  notre  maison,  dans  un 
image  de  poussière. 

Il  passa  ainsi  des  troupes  toute  la  journée  et  toute  la  nuit. 
Les  boulangeries  furent  dévalisées,  et  comme  je  n'y  avais  pas 
été  de  bonne  heure,  nous  manquâmes  de  pain  au  repas  de 
midi.  L'après-midi,  on  retira  tout  ce  qu'il  y  avait  à  la  poste, 
ainsi  que  les  machines  aux  ateliers  des  Chemins  de  fer  de 
l'Est.  On  sentait  que  les  Boches  arrivaient  de  plus  en  plus  vite. 
Le  canon  tonnait  beaucoup  plus  fort,  et  mon  oncle  ainsi  que 
ceux  avec  qui  il  était  sur  les  voies  furent  renvoyés.  A  cinq 


LA    orERIiK     VUE    PAU     DES     E  NIA  NT  S  401 

heures,  il  passa  deux  automobiles  contenant  chacune  deux 
officiers  allemands,  debout,  les  yeux  bandés,  et  gardés  par 
deux  gendarmes  revolver  au  poing.  Au  moment  de  leur  pas- 
sage, on  disait  que  c'étaient  des  parlementaires  et  tous  les 
habitants  criaient  :  «  A  mort  !  à  mort!  »  Mais  je  ne  sais  au 
juste,  même  maintenant,  ce  qu'étaient  ces  officiers  :  car  le  soir 
on  me  les  disait  parlementaires  et  le  lendemain  prisonniers. 
A  six  heures,  deux  C  B.  R.  arrivèrent  remplis  de  blessés^. 
Reims  était  occupé,  disait-on,  et  les  Allemands  s'approchaient 
d'Épernay.  A  huit  heures  du  soir,  des  explosions  se  firent 
entendre.  Était-ce  le  tunnel  de  Reims-  qui  sautait?  se 
demandait-on  avec  angoisse  ;  nous  apprîmes  plus  tard  que 
non. 

Le  vendredi  4  septembre,  je  fus  réveillé  par  ma  tante  qui 
me  criait  :  «  Lève-toi  vite  pour  chercher  du  pain,  nous  allons 
encore  en  manquer.  »  En  efïet,  rue  de  Grandpierre,  il  y  avait 
déjà  une  procession  de  gens  qui  venaient  de  la  «  Goësse  » 
avec  de  gros  pains  fumants  dans  leurs  tabliers.  La  retraite 
des  Français  continuait  toujours  et  les  derniers  traînards 
passèrent  à  dix  heures.  Nous  essayâmes  bien  encore  de  partir, 
mais  cela  nous  fut  complètement  impossible,  car  les  routes  ^ 
encombrées  étaient  gardées,  et  de  plus  que  faire  à  pied  ! 

Les  Allemands  arrivèrent  en  ville  en  grand  nombre  (car 
à  deux  heures  il  était  déjà  arrivé  une  demi-douzaine  de  uhlans 
et  deux  motocyclistes,  revolver  au  poing)  entre  trois  heures 
et  quatre  heures,  musique  en  tête  jouant  leur  hymne  national  : 
r  Allemagne  au-dessus  de  tout.  En  passant  place  Victor-Hugo 
(il  en  arrivait  de  tous  côtés)  où  était  un  des  fils  de  l'empereur 
et  les  officiers  supérieurs,  les  soldats  prirent  le  grotesque  pas 
de  parade  qui  caractérise  bien  la  brutalité  et  la  bestialité  teu- 
tonnes. 

Le  lendemain  5  septembre,  les  troupes  du  kaiser  défilaient 
toujours  arrivant  par  toutes  les  routes.  Des  taubes  survolaient 
continuellement  la  ville.  Vers  le  soir,  un  civil  ayant  tiré  un 
coup  de  feu  sur  un  Allemand,  on  parlait  de  mettre  le  feu  au 

1.  De  la  direction  de  Reims. 

2.  Tunnel  du  chemin  de  fer  de  Reims  à  Épernay,  à  travers  la  Montagne  de 
Reims. 

15  Septembre  1915.  12 


402  LA     REVUE     DE     PAUIS 

pâté  de  maisons  où  l'attentat  avait  été  commis  ^  Le  maire  fut 
pris  comme  otage  avec  trois  conseillers  municipaux  et  menacé 
plusieurs  fois  d'être  fusillé. 

Le  dimanche  [6  septembre],  le  canon  tonnait  très  fort  du 
côté  de  Vertus^.  On  apprit  plus  tard  que  ce  jour  avait  été  l'un 
des  plus  forts  de  la  bataille  de  la  Marne.  Les  renforts  prussiens 
arrivaient  jour  et  nuit  par  la  rue  du  Commerce  et  la  roule 
de  Reims.  Les  troupes  du  kaiser  avaient  réquisitionné  à  la 
municipalité  12  000  kilos  de  lard,  ou,  si  cek\  lui  était  impos- 
sible, cinq  fois  la  valeur  de  la  réquisilion,  soit  176  550  francs, 
dont  45  000  en  or  et  le  reste  en  argent,  car  les  Allemands,  qui 
croyaient  bien  que  la  France  était  écrasée,  n'avaient  plus  con- 
fiance en  ses  billets.  Cette  somme  devait  être  donnée  à  midi. 
On  remit  l'argent,  car  quoique  les  gardes  civils  eussent  perqui- 
sitionné chez  tous  les  charcutiers,  ils  ne  trouvèrent  pas  le 
poids  de  lard  demandé  '\ 

Le  7  septembre,  les  Prussiens  montèrent  leurs  fours  à  pain 
sur  le  square  Raoul-Chandon  (ils  se  croyaient  sûrs  de  la  vic- 
toire et  de  faire  d'Épernay  un  centre  de  ravitaillement  :  ils 
ignoraient  que  deux  jours  après  ils  seraient  obligés  de  déloger). 
On  disait  que  les  Français  avaient  lâché  les  eaux  dans  les 
marais  de  Saint-Gond  pour  inonder  les  Boches  (comme  on 
les  appelle  vulgairement)  qui  en  avaient  jusqu'aux  genoux 
et  dont  les  pièces  de  canon  étaient  pour  la  plupart  embourbées 
jusqu'à  l'essieu*. 

Le  mardi  8,  nous  étions  dans  l'anxiété  plus  que  d'ordinaire  ; 
qu'allait-il  arriver?  Le  canon  tonnait  de  plus  en  plus  fort  et 
taubes  et  aviatiks  survolaient  continuellement  la  ville,  se  diri- 
geant sur  Reims  et  Châlons.  Un  grand  nombre  de  blessés  arri- 
vaient et  quelques  troupes,  toutes  en  mauvais  état,  revenaient 

1.  Cf.  une  afliche  du  maire  :  «  Aux  habitants  d'Épernay  »  (6  septembre)  : 
«  Hier,  vers  midi,  un  grave  évéïiement  s'est  produit  :  im  soldat  allemand,  posté 
dans  la  ruelle  des  Vignolles,  a  reçu  une  balle  dans  la  jambe  gauche...  » 

2.  Environ  vingt  kilomètres  au  sud  d'Épernay. 

3.  Cf.  le  compte  rendu  de  la  Séance  extraordinaire  du  Conseil  mnnicip(d 
d'Épernay,  le  samedi  5  septembre  au  soir. 

4.  Ce  bruit  courut  dans  le  pays  sur  la  foi  de  blessés  Allemands,  qui  attribuaient 
à  une  inondation  artificielle  ce  qui  était  en  réalité  le  résultat  d'un  violent  orage, 
détrempant  la  vallée  marécageuse  du  Pctit-Morin. 


LA    GUERRE    VUE     PAR     DES     ENFANTS  -103 

par  la  route  de  Graiidpierre  ^  Pouvions-nous  espérer  encore  la 
délivrance?  Telle  était  la  question  que  se  posait  chacun. 

Le  9  commença  la  grande  reculade  des  Allemands  et  leur 
retour  précipité  à  Épernay.  Des  blessés  arrivaient  toujours 
soit  par  le  C.  B.  R.,  soit  par  de  gros  tombereaux.  Les  Alle- 
mands retirèrent  les  fours  à  pain  du  square  Raoul-Chandon. 
Route  de  Grandpierre,  les  soldats  revenaient  harassés  et 
marchant  à  la  débandade  :  c'était  pourtant  le  fameux  corps 
de  la  Garde  qui  était  arrivé  le  premier  à  Épernay  frais  et 
dispos,  car  c'était  lui  qui  devait  faire  l'entrée  triomphale  à 
Paris.  Artilleurs,  fantassins  étaient  tous  mélangés.  En  montant 
sur  la  terrasse  d'un  voisin,  je  les  voyais  avec  une  jumelle  se 
diriger  sur  Reims  par  Champillon.  Le  canon  tonnait  toujours, 
mais  les  coups  étaient  plus  sourds  ;  les  soldats  passaient  en 
désordre  et,  dès  leur  arrivée  place  de  la  République,  ils  se  cou- 
chaient de  tout  leur  long  sur  le  pavé  recouvert  de  poussière. 
Quelque  espoir  commençait  à  renaître,  mais  qu'allait-il  adve- 
nir de  cette  retraite?  Les  Prussiens  vaincus  n'allaient-ils  pas 
bombarder  la  ville? 

C'est  le  jeudi  10  que  la  retraite  battit  son  plein.  Le  canon  ne 
tonnait  presque  plus.  Les  soldats  :  artilleurs,  fantassins,  uhlans, 
hussards  de  la  Mort,  passaient  en  même  temps  que  les  autos 
([ui  roulaient  sur  les  trottoirs,  sur  cinq  rangs  de  file.  Ils  étaient 
épuisés  et  mouraient  de  faim  ;  ils  voulaient  prendre  le  pain 
à  tout  le  monde  et  un  grand  nombre  de  soldats  le  payèrent  un 
ou  deux  marks  ;  certaines  personnes  en  faisaient  un  commerce. 
Les  troupes  passèrent  ainsi  toute  la  journée  et  toute  la  nuit. 
Beaucoup  de  personnes  manquèrent  de  pain.  Quant  à  nous, 
nous  en  avons  eu  tout  de  même,  car  nous  allâmes  de  bonne 
heure  en  chercher. 

Les  autorités  allemandes  rendirent  à  la  municipalité  les 
176  550  francs  pour  qu'on  soignât  leurs  blessés  -  ;  ils  firent 
même  jurer  au  docteur  V...  de  ne  pas  les  abandonner.  Dans 

1.  De  la  direction  de  Sézanne,  Baye,  Montmort. 

2.  Avis  de  la  mairie  (du  9  septembre)  :  «  Le  maire  de  la  ville  d'Épernay  a 
l'honneur  de  faire  connaître  aux  habitants  que,  pour  les  remercier  des  bons 
soins  donnés  aux  blessés  allemands,  M.  le  Général  Commandant  les  Gardes  du 
Corps  a  bien  voulu  faire  remise  à  la  ville  de  l'amende  de  guerre  qui  leur  avait 
été  infligée...  » 


I.V     UKVl-K     DE     PAmS 


la  journée  beaucoup  d'aéroplanes  survolèrent  la  ville,  don! 
un  irançais  (le  premier  depuis  l'occupation).  Vers  le  soir  et 
pendant  la  nuit,  les  Prussiens  enlevèrent  tous  leurs  blessés 
transi)ortables  dans  des  voitures  drapées  intérieurement  de 
noir.  Il  ne  resta  à  Épernay  qu'environ  deux  cents  blessés  prus- 
siens, dont  un  grand  nombre  mourut. 

Le  vendredi  matin  11  septembre,  tous  les  Allemands  quit- 
tèrent la  ville.  A  dix  heures,  on  entendit  de  nombreuses  explo- 
sions ;  c'étaient  les  dernières  troupes  du  kaiser  qui,  après  leur 
passade,  faisaient  sauter  tous  les  ponts  sur  la  Marne  et  le 
canal,  luilin  nous  commençâmes  à  revivre  ;  nous  étions  déli- 
vrés !  Cette  sale  vermine  de  Prussiens  n'était  restée  que  huit 
jours  à  Épernay  '. 

Durant  cette  semaine,  ils  dévalisèrent  les  bureaux  de  tabac, 
mirent  à  sac  les  maisons  abandonnées,  les  casernes  et  les  hôpi- 
taux auxiliaires,  firent  des  saletés  partout  (c'est  du  reste  ce 
qui  les  caractérisait),  prirent  quelques  «  souvenirs  »,  comme 
ils  disaient,  chez  les  particuliers  où  ils  furent  logés  et  nourris. 
Ce  qui  leur  était  le  plus  cher,  et  par  conséquent  ce  qu'ils  nous 
empruntèrent  le  plus,  c'étaient  les  montres,  les  pendules  et 
les  bouteilles  de  Champagne  -. 

Les  premiers  Français,  des  chasseurs  à  cheval,  arrivèrent 
à  midi,  juste  deux  heures  après  que  les  derniers  Allemands 
eureirt  quitté  l^pernay.  Un  accueil  inoubliable  fut  fait  à  ces 
braves  cavaliers  de  la  délivrance  que  nous  ne  croyions  plus 
revoir,  sinon  comme  prisonniers.  Dans  la  rue  de  Grandpierre, 
par  laquelle  ils  entrèrent  à  Épernay,  tout  le  monde  était  sur 
le  pas  des  portes,  de  magnifiques  gerbes  do  fleurs  tricolores 
dans  les  bras.  On  attendit  ainsi  pendant  une  demi-heure  qui 
nous  parut  un  siècle,  impatient  de  voir  les  premiers  pantalons 
rouges  et  dolmans  bleus.  Le  temps  était  maussade,  il  faisait 
à  peine  clair  ;  tout  cela  avec  l'attente  pesait  sur  tout  le  monde. 


1.  Les  heures  précises  sont,  pour  l'arrivée,  le  vendredi  t  à  11  li.  45  (à  la  Cas- 
cade, route  de  Paris)  et  pour  le  départ,  le  vendredi  11  à  ît  h.  :W  (au  pont  de 
Marne,  roule  de  Reims). 

2.  «  Ce  qu'ils  préféraient  prendre,  écrit  de  même  l-'ernand  .1...  (voir  plus  loin 
son  récit),  c'étaient  des  montres,  des  bijoux,  (les  jumelles,  des  bicyclettes... 
Tout  ce  qui  leur  semblait  comestible,  ils  l'avalaient  comme  de  vrais  gloutons  ; 

puis  Ions  dciiiaudaienl  :    ■  rikarrii.  cikavrUru  "... 


LA     GUERRE     VUE     PAR     DES    J:n  IAXIS  105 

Tout  à  coup  à  l'exlrémité  de  la  rue,  uue  grande  rumeur  se  lit 
entendre  :  «  Les  voilà,  les  voilà  !  »  Nos  nerfs  se  détendirent  : 
en  eiïet,  nos  soldats  arrivaient  fièrement,  se  redressant  parmi 
les  ileurs  magnifiques  qui  les  couvraient.  Tous  les  spectateurs 
criaient  à  leur  passage,  des  larmes  dans  les  yeux. 

Il  en  défila  jusqu'au  soir;  la  plupart  avaient  des  casques 
allemands,  des  sacs,  des  pompons,  quelquefois  même  des 
manteaux  d'officiers.  Tous  les  habitants  leur  donnaient  quel- 
que chose.  Ce  qui  est  le  plus  étrange,  c'est  que  les  bureaux 
de  tabac,  qui  avaient  été  presque  tous  dévalisés  par  les  Alle- 
mands, étaient  ouverts  et  fournissaient  encore  du  tabac  à  nos 
braves  soldats  qui  en  avaient  manqué  pendant  huit  jours. 
Rue  Saint-Thibault  on  voyait  des  fantassins  avec  des  bouteilles 
de  Champagne,  et  beaucoup  de  dames,  malgré  une  pluie  torren- 
tielle, venaient  avec  de  grands  plateaux  oilrir  aux  soldats  des 
gâteaux  et  verser  dans  leurs  quarts  du  café  bien  chaud.  Ils 
étaient  d'ailleurs  dignes  de  ces  présents  :  eux,  qui  huit  jours 
auparavant  étaient  passés  épuisés,  bien  qu'ayant  combattu 
encore  huit  jours  de  plus,  repassaient  fièrement,  oubliant 
toutes  les  souffrances  qu'ils  avaient  endurées,  heureux  de  nous 
délivrer.  Ce  spectacle  sera  à  jamais  gravé  dans  ma  mémoire  ^ 


J'ai  retranché  très  peu  de  choses  à  ce  récit  net  et  complet,  so])rcnicnt 
et  rermemeiit  écrit  ;  j'emprunte  maintenant  à  d'autres  relations 
quelques  pages  plus  pittoresques  qui  en  illustreront  la  précision  un  peu 
sèche.  Henri  L...,  un  grand  gosse  blond  de  treize  ans  et  demi,  raconte 
le  passage  des  émigrés  du  Nord  avec  un  mélange  curieux  d'obser- 
vation froide  et  presque  ironique  et  d'émotion  attendrie. 

...  Le  plus  débrouillard  de  chaque  groupe  d'émigrés  était 
chargé  de  diriger  le  convoi.  C'était  un  spectacle  émouvant  : 
de.  grandes  voitures  comme  oh  n'en  voit  pas  par  ici,  attelées 
d'un  cheval,  supportaient  toutes  sortes  d'objets  ;  on  y  voyait 

1.  A  partir  de  4  h.  'AO  jusqu'à  8  heures  du  soir,  les  Allemands  bombardèrent 
le  pont  de  la  INIanie.  Leurs  obus  ne  réussirent  pas  à  empêcher  les  troupes  fran- 
çaises de  traverser  la  rivière,  mais  allumèrent  un  grand  incendie  et  lirent 
(luelqucs  victimes  parmi  les  soldats  du  génie  et  même  dans  la  population  civile. 


106  LA     KEVUE     DE     PARIS 

jusqu'à  des  lits  et  des  armoires.  Tout  avait  été  emporté,  même 
la  basse-cour  :  entre  les  roues,  de  grands  paniers  maintenus 
par  des  ficelles  donnaient  asile  à  des  lapins,  des  poules,  etc. 
A  côté  de  ces  chariots  à  betteraves  devenus  voitures  de  démé- 
nagement marchaient  des  hommes,  des  femmes  et  des  enfants. 
Quelquefois  les  grand'mères,  incapables  de  faire  un  pareil 
trajet  à  pied,  étaient  étendues  sur  un  matelas  casé  tant  bien 
que  mal  sur  le  mobilier.  Sur  leur  passage,  tout  le  monde 
courait  leur  porter  un  morceau  de  pain,  de  l'argent,  de  la 
bière,  etc.  Quelque  peu  de  valeur  qu'eût  ce  qu'on  leur  donnait, 
c'était  pour  eux  une  consolation  de  voir  combien  les  habitants 
des  pays  qu'ils  traversaient  prenaient  part  à  leur  malheur. 
Par  contre,  cela  faisait  revivre  leur  tristesse  :  ils  se  revoyaient 
chez  eux,  oii  eux-mêmes  avaient  partagé  leur  part  avec  des 
évacués  des  pays  occupés  avant  les  leurs.  Que  de  petits  enfants 
malades  !  Par  ces  jours  de  chaleur,  un  verre  d'eau  fraîche 
était  disputé  entre  plusieurs  et  parfois  partagé.  Inévitable- 
ment, des  troubles  intestinaux  survenaient  \ 

Je  me  souviens  d'avoir  donné  quelques  œufs  à  des  Belges 
de  Namur.  Leur  joie  était  inexprimable  :  vite,  un  couteau 
était  prêt  à  faire  deux  petits  trous  à  chaque  œuf,  et  aussitôt 
plusieurs  bouches  étaient  déjà  ouvertes,  attendant  leur  part 
avec  impatience  ;  elle  n'était  pourtant  pas  bien  grande,  cette 
part,  et  elle  semblait  être  tout  un  repas,  fait  par  deux  gosses 
avec  un  œuf... 

* 

Et  voici  de  nouveau  les  phases  du  drame  :  l'arrivée  de  renncnii, 
l'occupation  qui  ne  détruit  pas  l'espoir,  puis  la  fuite  et  le  retour  des 
nôtres,  tout  cela  vu  par  Fernand  J.  .,  un  garçon  de  quinze  ans, 
intelligent  mais  ingénu,  à  la  fois  très  curieux  et  un  peu  poltron, 
prompt  au  rire  comme  aux  larmes. 

Retraite  des  Français  et  arrivée  des  Allemands.  —  4  septembre. 
—  ...  Nos  pauvres  soldats  étaient  exténués  de  fatigue  ;  ils 
ignoraient  où  ils  allaient  et  marchaient  comme  des  moutons, 
ne  sachant  pas  qu'ils  allaient  vers  la  victoire.  Certains  cepen- 

1.  Henri  L...  est  fils  d'un  pharmacien. 


LA     GUERRE     VUE     PAR     DES    ENFANTS  407 

dant  nous  disaient  :  «  On  va  les  attendre  à  Champaubert, 
les  Boches»,  et  un  petit  sourire,  rempli  à  la  fois  de  joie  et  de 
colère,  éclairait  leur  visage  fatigué. 

Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  le  défilé  des  troupes  fran- 
çaises cessa.  Derrière  nos  régiments  suivaient  des  fourgons, 
l)uis  enfin  des  traînards,  des  éclopés,  etc.  Il  en  passa  comme 
cela  jusqu'à  deux  heures  et  demie,  puis  c'est  tout  :  plus  de 
soldats  français. 

A  quatre  heures  de  l'après-midi,  on  apprit  que  les  Prussiens 
étaient  aux  portes  d'Épernay  ;  anxieux,  on  attendit.  Soudain 
on  vit  venir  de  l'avenue  Paul-Chandon  deux  automobiles 
filant  à  toute  vitesse  et  cornant  le  plus  fort  possible.  Elles 
étaient  montées  par  des  Allemands  qui,  revolver  au  poing, 
fusil  en  main,  nous  dévisageaient  effrontément  et  ironique- 
ment :  c'étaient  des  parlementaires.  Tout  effrayé,  je  courais 
pour  rentrer  à  la  maison,  mais  je  passai  près  d'un  groupe  au 
milieu  duquel  se  tenait  un  cyliste  allemand.  Il  était  blanc  de 
])oussière  et  malgré  le  masque  gris  qui  cachait  ses  traits,  je 
crus  reconnaître  en  lui  un  gentil  garçon  d'une  vingtaine 
d'années... 

Tout  à  coup  s'arrêta  devant  l'hôtel  de  Montmirail  une  auto- 
mobile. Il  en  descendit  trois  officiers,  coiffés  du  casque  à 
pointe  ;  ils  étaient  grands,  forts  et  avaient  le  visage  sévère. 
L'un  d'eux  demanda  à  l'hôtelier  de  lui  montrer  les  écuries  ; 
pendant  l'inspection  de  l'hôtel,  ce  grand  diable  d'Allemand 
tenait  toujours  son  revolver  à  la  main.  Après  avoir  marqué 
à  la  craie  sur  les  portes  des  écuries  le  nombre  des  chevaux 
qui  devaient  y  loger,  l'officier  rejoignit  ses  compagnons  qui 
buvaient  du  Champagne  de  première  marque  dans  une  salle 
de  l'auberge.  Sur  ce,  ils  firent  un  bon  de  réquisition  et  conti- 
nuèrent leur  route. 

...  Je  retournai  la  tête,  je  ne  sais  pas  exactement  pourquoi. 
Ce  que  je  vis  me  glaça  d'effroi,  et  tous  ceux  qui  étaient  là  se 
dispersèrent.  C'était  un  grand  officier  monté  sur  un  cheval 
superbe.  Une  main  tenait  les  guides  de  son  cheval  et  l'autre 
était  sur  sa  hanche.  Il  était  revêtu  d'une  grande  cape  bleue 
qui  descendait  jusqu'au  bas-ventre  de  son  cheval.  Ses  yeux 
petits  et  sa  barbe  droite,  rousse,  son  casque  à  pointe,  lui  don- 
naient une  expression  de  sauvage,  de  barbare,  et  je  voyais 


i08  I,A     REVUE     DE     PARIS 

en  lui  le  vrai  type  prussien.  Je  ne  peux  exprimer  la  peur  que 
me  causa  cet  officier.  Je  m'eniuis  tremblant  et  je  racontai  tout 
bas  à  mon  parrain  la  vue  elîrayante  de  cet  homme. 

Par  prudence,  il  me  pria  de  rester  près  de  lui.  Mais  c'était 
plus  fort  que  moi,  il  fallait  que  je  voie.  Je  sortis  et  me  dirigeai 
je  ne  sais  où.  Je  rencontrai  ma  mère  et  ma  sœur  qui  me  cher- 
chaient. Ma  mère  voulait  rentrer,  ma  sœur  et  moi  voulions 
voir...  Tout  à  coup  j'entendis  de  la  musique  du  côté  de  l'hôtel: 
c'était  l'infanterie  qui  arrivait,  venant  de  la  route  de  Reims. 
La  musique  marchait  en  tête  ;  on  entendait  le  bruit  bizarre 
des  fifres,  le  roulement  sinistre  de  leurs  tambours  et  le  son 
grossier  de  leurs  cuivres  ;  je  fus  ému  et  des  jarmes  mouillaient 
mes  yeux.  Les  musiciens  et  tous  les  soldats  défilaient  au  pas 
de  parade.  J'avais  envie  de  rire  de  les  voir  lever  la  jambe, 
mais  par  prudence  je  me  retenais.  Ils  étaient  tous  de  même 
grandeur  et  leurs  casques  à  pointe  les  faisaient  paraître  plus 
grands  et  encore  plus  sauvages. 

Je  ne  pus  observer  continuellement  ce  qui  se  passait,  car 
un  soldat  boche  me  demanda  mon  couteau  pour  couper  le 
bout  de  son  cigare.  Je  le  lui  prêtai,  mais  je  faisais  attention 
qu'il  ne  le  mît  pas  dans  sa  poche.  Déjà  il  l'avait  refermé  et 
m'avait  tourné  le  dos,  mais  je  ne  me  laissai  pas  influencer 
par  sa  haute  stature  et  lui  demandai  mon  couteau.  Il  me  le 
rendit,  sans  doute  à  regret,  car  c'était  un  beau  canif. 

Les  Prussiens  rompirent  les  rangs,  les  musiciens  furent 
conduits  par  un  sous-officier  dans  l'hôtel  de  Montmirail.  Ils 
étaient  trente-cinq  et  il  fallait  les  loger.  Le  chef  était  bref, 
cassant.  L'hôtelier  lui  faisait  comprendre  qu'il  ne  pouvait 
loger  tous  ces  soldats,  vu  qu'il  avait  des  pensionnaires.  L'Alle- 
mand répondit  :  «  Je  me  moque  de  vos  pensionnaires  »,  et  il 
ordonna  de  lui  montrer  les  chambres.  Il  réussit  à  loger  ses 
trente-cinq  soldats.  Quand  ces  derniers  descendirent  de  leur 
chambre,  ils  vinrent  à  la  buvette  et  tous  demandaient  :  cika- 
ren,  cikareilen.  Je  les  regardais  du  coin  de  l'œil,  ils  me  virent 
et  m'entraînèrent  dans  la  rue.  Je  refusai  obstinément  de  les 
conduire,  je  leur  montrai  simplement  de  loin  les  bureaux  de 
tabac.  Quelques-uns  me  demandaient  des  marchands  de  chaus- 
settes, mais  je  faisais  semblant  de  ne  pas  comprendre  (ce  qui 
les  faisait  rager)  et  je  m'éloignai.  Quelques-uns  aussi  tâchaient 


LA  GUERRE  VUE  PAU  DES  ENFANTS  409 

de  me  questionner.  Il  y  en  a  un,  un  sous-officier  (je  me  rap- 
pellerai toujours  son  visage  sournois),  qui  me  demanda  s'il  y 
avait  des  Français  cachés  dans  la  ville,  ou  s'ils  étaient  loin. 
Comme  je  voyais  à  quoi  il  voulait  en  venir,  je  rentrai  précipi- 
tamment à  l'hôtel. 

Détails  de  V occupation  allemande.  —  Un  jour,  je  me  rap- 
pelle, j'étais  venu  voir  mon  parrain  à  l'hôtel.  Les  musiciens, 
qui  étaient  partis  dès  le  lendemain  matin  de  leur  arrivée, 
avaient  été  remplacés  par  des  gendarmes.  Ils  étaient  habillés 
en  vert  et  leur  visage  était  très  rude.  Parmi  eux,  il  y  en  avait 
un  très  jeune  qui  me  paraissait  malin,  mais  bon  garçon.  Il 
s'approcha  de  moi  et  moitié  en  français,  moitié  en  allemand,  il 
me  parla  de  la  guerre.  «  Français  capout,  nous  comme  cela  », 
me  dit-il,  en  décrivant  avec  son  pied,  sur  le  sol,  un  demi- 
cercle,  «  et  Français  dedans,  Français  dedans  ;  donc  Français 
capout  !  »  Moi  je  rageais  et  n'osais  lui  répondre;  il  le  voyait 
bien  et  toujours  il  me  disait  :  «  Français  capout.  »  Je  voulais 
toujours  m' écarter  de  lui,  mais  toujours  il  venait  vers  moi. 
Il  me  disait  que  les  Russes  étaient  repoussés  et  qu'ils  étaient 
«  capout,  aussi  ».  Une  fois,  comme  il  voyait  que  je  savais  un 
peu  l'allemand,  il  me  demanda  où  je  l'avais  appris.  Je  lui  dis  : 
au  collège  d'Épernay.  Il  me  répondit  :  «  Maintenant  toi 
apprendre  allemand  toujours,  toi  chanter  allemand  toujours 
et  toi  être  Allemand.  » 

Il  me  disait  cela  d'un  aii-  railleur,  mais  il  ne  savait  guère  que 
je  me  moquais  de  toutes  ses  menaces  :  car  j'avais  de  l'espoir  et 
je  savais  que  les  Prussiens  seraient  repoussés. 

Retraite  des  Allemands  et  retour  des  Français.  —  Jeudi  10.  — 
A  deux  heures,  les  voitures,  les  fourgons  commencèrent  à 
passer  :  «  C'est  la  débandade,  se  disait-on  tout  bas,  nous 
sommes  vainqueurs  »,  et  nos  cœurs  battaient  à  rompre.  Les 
soldats  fouettaient  rageusement  les  chevaux,  les  officiers  com- 
mandaient sèchement,  les  mouvements  brefs,  et  ils  avaient 
moins  d'arrogance  envers  les  habitants.  Une  colère  sourde 
les  envahissait  surtout,  de  voir  nos  visages  s'égayer,  et  de 
se  savoir  battus. 

Il  passa  des  voitures  toute  la  nuit.  Vers  une  heure  du  matin 


410  LA   revup:   de   paris 

ce  fut  pêle-mêle  :  infanterie,  artillerie,  tout  passait  en  courant. 
Les  soldats  étaient  exténués  de  fatigue.  Chaque  fois  qu'il  y 
avait  un  petit  arrêt,  ils  se  couchaient  au  milieu  de  la  rue. 

Vendredi  11.  —  Plus  d'Allemands  !  Oh  !  quelle  joie,  quel 
bonheur  de  ne  plus  être  sous  le  joug  de  pareils  sauvages  ! 
Tout  le  monde  sortait  sur  le  pas  des  portes  et  la  ville  reprenait 
un  peu  d'animation.  Vers  onze  heures  on  entendit  de  toutes 
parts  :  «  Voilà  les  Français  I  voilà  les  Français  !  »  J'en  pleurais 
et  frissonnais  de  joie.  Bientôt  quelques  chasseurs  à  cheval 
arrivaient  dans  la  ville.  «  Vive  la  France  !  Vive  l'armée  !  » 
criait-on.  Quelle  joie  de  revoir  nos  soldats  avec  leurs  gais 
uniformes  !  On  leur  offrait  des  cigarettes,  du  chocolat,  des 
gâteaux,  des  bouquets.  Un  fier  sourire  illuminait  leur  visage 
fatigué  et  semblait  nous  dire  :  «  Eh  bien,  que  dites-vous  de 
cela?  »  et  nous,  ne  sachant  contenir  notre  bonheur,  nous  leur 
lancions  des  fleurs. 

* 

*  * 

Chouilly,  Cumières,  petits  villages  de  la  vallée  de  la  Marne,  au 
pied  des  coteaux  couverts  de  vignes  :  de  là  partent  tous  les  matins 
des  garçons  du  pays  qui  font  à  pied  les  quatre  ou  cinq  kilomètres  de  la 
grand'route  pour  venir  au  collège  de  la  ville.  En  voici  un  de  Chouilly, 
Léon  M...,  qui  souvent  manque  la  classe  pour  aider  à  sulfater  les 
vignes  paternelles  :  grand  diable  de  dix-sept  ans,  fantasque  et  bizarre, 
qui,  dans  le  désordre  de  ses  impressions,  laisse  percer  çà  et  là  des 
visions  singulièrement  intenses. 

C'est  le  4  septembre  à  onze  heures  vingt  du  matin  que  j'aper- 
çus le  premier  Allemand  descendant  en  motocyclette  la  côte 
de  Chouilly  ^  ;  il  venait  de  Châlons  et  se  dirigeait  sur  Épernay 
avec  une  vitesse  folle. 

Puis  une  auto  passa,  où  se  trouvaient  quatre  Allemands 
de  forte  taille  ;  les  deux  de  derrière  avaient  le  fusil  braqué 
sur  le  côté.  Puis  trois  hussards  de  la  Mort,  montés  sur  de  beaux 
chevaux  rouges,  traversèrent  le  pays  '^  Dans  l'après-midi, 

1.  Village  à  cinq  kilomètres  à  l'est  d'Épernay,  sur  la  route  de  Châlons. 

2.  On  appelle  les  villages  des   «  pays  »  en  Champagne. 


LA  GUERRE  VUE  PAR  DES  ENFANTS  411 

011  ne  vit  que  des  convois.  Vers  six  heures  du  soir,  le  génie 
passa  :  de  grandes  barques  étincelant  au  soleil  ;  les  soldats, 
cartouchière  au  côté,  avec  de  grandes  bottes  jaunes  et  le  casque 
recouvert  de  vert... 

Le  sixième  jour  [9  septembre],  une  automobile  passa  dou- 
cement et  l'on  put  distinguer  un  chef  allemand  complètement 
bandé  de  toile  blanche  recouverte  de  sang  ;  caché  derrière  les 
rideaux,  j'étais  content  de  le  voir  souffrir.  Deux  heures  après, 
un  autobus  de  Berlin  passa,  et  l'on  apercevait  à  l'intérieur 
des  blessés  allemands  couverts  de  sang  et  de  poussière  ;  sur 
la  plate-iorme  arrière,  cinq  à  six  gros  Teutons  blessés  légè- 
rement étaient  assis;  soudain  l'un  d'eux  tira  sa  baïonnette 
et  l'on  put  y  apercevoir  un  filet  de  sang  :  je  devins  blanc 
comme  un  mort,  car  je  ne  m'attendais  jjas  à  cela.  Pendant 
ce  temps,  le  conducteur  fumait  de  gros  cigares... 


Jean  R...,  enfant  de  (>umières ',  a  seize  ans  et  demi;  on  les  lui 
donnerait  facilement  :  gaillard  râblé  et  forte  tête,  avec  cette  expérience 
précoce  que  donne  la  vie  des  champs  ;  il  a  de  plus  une  certaine  rou- 
blardise littéraire  qui,  spontanément,  classe  ses  souvenirs  en  une 
série  de  petits  tableaux  assez  habilement  composés. 

Vers  le  30  août,  j'étais  allé  à  bicyclette  avec  quelques  cama- 
rades dans  la  forêt,  sur  la  route  de  Reims  ;  nous  ignorions 
complètement  une  si  grande  proximité  des  Boches.  Il  était 
environ  cinq  heures  du  soir,  nous  nous  rafraîchissions  à  Mont- 
Chenot  -,  quand  nous  perçûmes  assez  distinctement  plusieurs 
rafales  d'artillerie.  Nous  étions  tous  complètement  interlo- 
qués ;  vivement  nous  enfourchons  nos  bicyclettes  pour  reve- 
nir. Au  bout  de  quelques  kilomètres,  en  entrant  de  nouveau 
sous  bois,  nous  entendîmes  par  moment  le  cri  strident  des 
mitrailleuses  ;  un  combat  venait  de  s'engager  au  nord  de 
Reims.  Nous  fîmes  en  une  demi-heure  le  trajet  que  l'on  fait 


1.  Village  au  nord-ouest  d'I^pernay,  sur  la  rive  droite  de  la  Marne,  au  pied  de 
la  forêt  de  Reims. 

2.  Sur  la  route  dÉpernay  à  Reims,  à  quinze  kilomètres  de  Reims  environ. 


H  2  LA     REVrE     DE    PARIS 

habituellement  en  une  heure.  Au  pays,  personne  ne  voulut 
nous  croire... 

Le  lendemain,  vers  six  heures  du  soir,  il  ne  restait  plus  à 
(lumières  (pie  quelques  chasseurs  à  cheval,  la  carabine  sur 
la  cuisse,  prêts  à  toute  éventualité.  Toute  la  nuit  ils  patrouil- 
lèrent dans  le  pays.  Le  lendemain  matin,  vers  six  heures,  trois 
coups  de  carabine  claquèrent  à  l'entrée  du  village,  puis  trois 
chasseurs  passèrent  au  triple  galop  ;  ils  rejoignirent  les  autres 
et  partirent  vers  Épernay.  Alors  arrivèrent  les  premiers 
uhlans... 

Un  matin  je  venais  de  monter  avec  mon  père  et  quelques 
amis  sur  la  place  près  de  la  Grande-Rue,  quand  à  l'entrée  du 
pays  apparurent  deux  uhlans,  la  carabine  sur  la  cuisse  ;  ils 
devançaient  un  convoi  de  ravitaillement.  Quand  l'oflicier 
qui  était  en  tête  du  convoi  apparut,  il  nous  fit  le  salut  militaire 
à  la  boche;  nous  lui  ôtàmesnos  casquettes.  Puis  vint  la  longue 
file  des  voitures.  Il  en  défilait  depuis  un  quart  d'heure  quand 
nous  vîmes,  encadrés  de  Saxons  baïonnette  au  canon,  un 
groupe  d'environ  cent  cinquante  prisonniers  français,  l'allure 
dégagée,  l'air  indifférent,  la  tête  haute,  surtout  les  grands  tirail- 
leurs sénégalais  (car  il  y  en  avait  de  toutes  les  armes)  qui  dépas- 
saient les  autres  de  toute  la  tête.  Tous  ceux  qui  les  regardaient 
passer  avaient  les  larmes  aux  yeux  :  on  leur  porta  à  boire  et 
à  manger,  et  les  Prussiens  laissèrent  faire.  L'un  des  prisonniers 
demanda  :  «  Est-ce  ici  Cumières  ?  —  Oui  »,  lui  répondit-on  ; 
et  il  ajouta  :  «  B...  sain  et  sauf.  »  C'était  un  de  ses  camarades 
du  9^  cuirassiers,  un  jeune  homme  du  pays,  dont  il  donnait 
des  nouvelles. 

Environ  une  heure  plus  tard  arriva  un  autre  convoi  de  ravi- 
taillement, toujours  avec  deux  uhlans  en  tête,  puis  l'officier 
ensuite.  En  arrivant  sur  la  place,  avisant  sans  le  savoir  un 
vieux  combattant  de  70,  il  demande  en  assez  bon  français,  et 
d'un  ton  arrogant  :  >.  Avez-vous  vu  les  prisonniers  français?  > 
Le  vieux  qui  avec  ses  yeux  noirs  et  sa  barbe  hérissée  avaii 
l'air  farouche,  lui  répond  avec  autant  d'arrogance  :  «  Non.  » 
L'autre  paraît  étonné  d'une  telle  audace  et  prenant  un  air 
terrible,  il  tire  son  sabre,  prend  le  vieux  à  la  gorge  et  lui  posani 
la  pointe  du  sabre  sur  la  poitrine,  il  répète  en  articulant  chaque 
syllabe,  avec  un  accent  qui  dénote  la  rage  :      Avez-vous  vu 


LA     GtERUE     VUE     PAU    DES     ENFANTS  413 

• 

les  prisonniers  français?  »  Alors,  avec  le  même  air  arrogant, 
le  vieux  répète  :  «  Non.  »  Aussitôt  le  Boche,  admirant  une 
telle  audace,  rangea  son  cheval  près  du  vieux,  le  montra  avec 
la  pointe  du  sabre  à  tous  les  gens  présents  en  ayant  l'air  de 
dire  :  «  Admirez-le  »,  puis  il  repartit,  se  retournant  plusieurs 
lois  pour  le  regarder. 

Bientôt  après,  c'était  la  retraite. 

Des  régiments  allemands  qui  étaient  passés  au  complet 
quelques  jours  auparavant  revejiaient  maintenant  fondus 
des  trois  quarts,  et  les  hommes  qui  restaient  étaient  à  bout 
de  forces.  Il  repassa  sur  le  poirt  de  Cumières  douze  drapeaux 
accompagnés  seulement  de  quinze  cents  hommes  ;  le  reste 
était  tué,  blessé  Ou  prisonnier.  Quelle  ne  fut  pas  ma  joie  quand 
le  lendemain  un  de  mes  cousins,  du  12*^  chasseurs  à  cheval, 
arriva  en  éclaireur  par  Damery  ^  seul  à  la  recherche  des 
Boches  qui  venaient  de  faire  sauter  le  pont  d'une  façon  magis- 
trale. Dans  le  village,  c'était  du  délire  de  revoir  enfin  un  soldat 
français.  Il  les  rejoignit  à  Hautvillers  -  où  il  en  tua  un,  puis 
redescendit  à  fond  de  train  faire  son  rapport  à  ses  chefs.  Les 
Boches  envoyaient  encore  quelques  obus  sur  le  pont  d'Éper- 
nay  pour  empêcher  les  Français  de  le  raccommoder.  Enfin 
les  fantassins  à  culottes  rouges  '  arrivèrent,  exténués  mais 
souriants  et  couverts  de  gloire,  car  ils  venaient  de  sauver  la 
France. 

A  ce  moment,  nous  allions  traverser  la  Marne  en  barque  afin 
d'aller  barrer  l'avenue  du  pont  détruit  et  porter  à  manger 
et  à  boire  aux  soldats  qui  venaient  d'arriver,  quand  ceux-ci 
nous  crièrent  que  les  Boches  arrêtés  à  Hautvillers  nous  lor- 
gnaient et  gesticulaient  au  haut  de  la  côte.  Nous  passâmes 
quand  même,  mais  au  moment  oîi  nous  arrivions  de  l'autre  côté, 
un  Français  leur  envoya  un  coup  de  fusil  qui  reçut  en  échange 

1.  Trois  kilomètres  à  l'ouest  de  Cumières.  sur  le  bord  de  la  Marne. 

2.  Au-dessus  de  Cumières,  à  flanc  de  coteau. 

3.  Le  mot  n'est  pas  indifférent.  Déjà,  plus  haut,  Fernaud  .T...  parlait  des 
«  gais  uniformes  »  de  nos  troupes  ;  un  Rémois,  Pierre  L...  (quinze  ans)  écrit  plus 
explicitement  :  «  Cinq  niinutes  après,  quatre  chasseurs  à  cheval  apparaissent  ; 
ils  s'arrêtent  à  peine  et  repartent  aussitôt.  C'est  suffisant,  nous  avons  revu  les 
pantalons  rouges,  ce  fameux  rouge  si  dangereux  (l(iu:<  l-i  Ixitnille,  mais  si  gai  quand 
il  annonce  noire  victoire  et  la  déroute  des  ennemis.  • 


111  L.V     l',EVi:i-:     DE     l'AlUS 

une  volée  de  mitrailleuses.  J'avoue  qu'à  ce  moment  un  frisson 
me  traversa  le  corps  :  cela  m'avait  fail  drôle,  comme  on  dit... 


Voici  niaintcuant  un  Rémois,  Emile  C...  ;  malgré  ses  seize  ans  et 
demi,  son  style  a  des  puérilités  singulières,  et  sa  main  est  plus  habile 
à  construire  un  canon-miniature  qu'à  orthographier  des  mot.s  diffi- 
ciles ;  mais  il  a,  plus  que  ses  camarades,  de  rimagination,  une  imagi- 
nation étrange  qui  lui  fait  inventer  à  la  fois  des  mécaniques  com- 
pliquées et  des  images  frappantes. 

[Le  30  août]  je  vais  comme  tous  les  jours  à  la  Croix-Rout>e 
dont  je  faisais  partie  comme  cycliste  :  plus  personne  à  la  Croix- 
Rouge  ^  Je  vais  me  promener  dans  la  rue  de  Vesle,  mais  arrive 
à  toute  vitesse  une  auto,  puis  deux,  trois,  quatre  ;  il  y  avait 
dedans  des  Boches,  fusil  au  poing,  qui  nous  regardaient 
furieux.  Je  les  vis  repartir  ;  moi,  je  rentrai  à  la  maison  bien  tran- 
quillement. Tout  à  coup  un  sifflement  prolongé,  aigu,  se  fait 
entendre,  puis  un  éclatement  de  ferraille,  mais  je  n'y  fais  pas 
attention  ;  encore  un  autre,  puis  deux,  trois,  enfin  cela  n'arrê- 
tait plus.  Je  commençai  à  marcher  plus  vite,  surtout  que  les 
obus  (car  c'étaient  des  obus)  passaient  sur  ma  tête  en  sifïlant. 
Quand  je  vis  de  loin  ma  maison,  je  me  dis  :  je  suis  sauvé  ; 
mais  un  sifflement  se  lit  entendre  très  fort  ;  l'obus  arriva 
comme  lin  train  qui  déraille,  rasa  notre  maison  et  éclata  à  dix 
mètres  d'elle  et  à  cent  mètres  de  moi  ;  une  fumée  terrible 
s'éleva  puis  se  dispersa.  Moi,  à  ce  moment,  j'eus  un  peu  plus 
peur,  je  me  mis  à  courir  et  j'arrivai  à  la  porte  de  chez  moi 
à  fond  de  train.  Je  descendis  l'escalier  et  arrivai  à  la  cave, 
où  je  vis  mes  parents  réunis  qui  s'inquiétaient  de  mon  sort. 
Au  bout  de  quarante  minutes,  les  obus  cessèrent  peu  à  peu. 
On  sortit  de  la  cave  et  à  la  place  de  l'obus  on  vit  un  petit 
trou  de  vingt  centimètres  de  profondeur,  des  traces  d'éclats 
sur  le  mur  de  la  maison  d'en  face,  tous  les  carreaux  étaient 
cassés,  des  éclats  entrés  par  une  fenêtre  avaient  renversé  une 
armoire  et  défait  un  lit. 

Ensuite,  pendant  huit  jours,  on  vit  les  Boches  qui  avaient 

1.  On  avait  fùL  évacuer  les  liôpitaux  à  l'approche  des  Alleinands. 


LA     GUERRE    VUE    PAR     DES     ENFANTS  415 

la  forme  des  singes  et  comme  des  lêles  /aunes...  Le  samedi  (12  sep- 
tembre] le  canon  était  aux  portes  de  la  ville...  Le  soir,  il  pleu- 
vart  à  seaux:  vingt  Boches  et  un  olïicier  vinrent  demander 
si  on  pouvait  les  recevoir  ;  on  les  mit  dans  la  plomberie  et 
le  lendemain  matin,  ils  furent  faits  prisonniers  par  les  Fran- 
çais. 

...  Le  samedi  19  septembre  après-midi,  les  obus  commen- 
cèrent à  pleuvoir  autour  de  la  cathédrale  ;  tout  à  coup  un  obus 
tombe  sur  le  toit,  éventre  tout,  et  fait  un  énorme  trou  dans  la 
toiture.  Ensuite  un  obus  tombe  au  pied  de  la  tour  droite  :  une 
fumée  intense,  puis  plus  rien.  On  vit  ensuite  une  fumée  s'éle- 
ver, devenir  plus  épaisse,  puis  les  llammes  paraître  ;  l'obus 
avait  mis  le  feu  à  la  paille  sur  laquelle  étaient  couchés  les  bles- 
sés allemands,  puis  à  l'échafaudage.  Alors  l'échafaudage  tout 
en  flammes  plia,  puis  tomba  avec  des  flammes  encore  plus 
grandes,  et  il  s'écrasa  sur  le  sol  avec  une  épaisse  fumée  qui 
s'éleva  et  enveloppa  la  cathédrale.  Une  fois  les  échafaudages 
tombés,  le  feu  avait  pris  à  la  toiture,  déjà  tout  le  plomb  fon- 
dait et  coulait  dans  les  gargouilles  ;  un  nuage  énorme,  tout 
blanc  avec  des  reflets  jaunes,  monta  vers  le  ciel,  et  qui  parais- 
sait sortir  de  la  cathédrale.  Il  ne  resta  plus  que  la  charpente 
toute  rouge,  puis  elle  tomba  sur  la  voûte  et  cessa  peu  à  peu 
de  brûler,  comme  une  pièce  de  feu  d'artifice  qui  s'éteint.  11  ne 
restait  plus  que  des  dentelles  de  pierre  tout  autour  de  la  voûte. 
Quand  vint  la  nuit,  une  lueur  rouge  s'éleva  dans  le  ciel,  comme 
le  sang  de  la  cathédrale  brûlée  qui  demande  vengeance. 


Immédiatement  après  la  bataille  de  la  Marne,  un  petit  garçon  de 
quinze  ans,  le  plus  rieur  et  le  plus  insouciant,  Jean  D,..,  parcourait  à 
bicyclette  un  coin  de  la  plaine  de  Saint-Gond,  et  le  tragique  de  son 
récit  étonne  pour  qui  connaît  la  puérilité  de  l'auteur. 

.  Entre  Vertus  et  Bergères-les- Vertus  ^  —  Quarante-cinq  che- 
vaux allemands  étaient  là  étendus,  pattes  cassées,  ventres 
ouverts,  couchés  sur  le  dos,  sur  le  flanc,  appuyés  contre  le  talus 

1.  Vertus,  chef-lieu  de  canton,  entre  Épernay  et  Fèrc-Champenoisc  ;  Ber- 
gères, à  deux  kilomètres  au  sud  de  Vertus. 


•1  1  (j  I- A     I! i;  V  VK     DE     P  A  P. I  S 

de  la  route  ou  contre  les  arbres  :  c'était  alTreux.  Un  aéroplane 
français  qui  était  passé  deux  jours  auparavant,  avait  lancé  là 
des  bombes.  Tout  à  côté  de  la  route  douze  tombes  :  c'étaient 
douze  Allemands,  tués  aussi  par  les  bombes... 

Féichnamjcs  '.  —  Nous  allons  aussitôt  dans  l'habitation 
du  beau-père  de  mon  ami.  Quel  désastre  !  Les  portes  sont 
enfoncées,  nous  entrons  dans  la  cuisine;  le  tout  est  pêle-mêle, 
les  chaises  sont  cassées,  les  bancs  retournés,  sur  le  parquet  il 
y  a  une  épaisseur  de  dix  centimètres  d'épluchures  de  pommes 
de  terre,  des  choux,  des  plumes  ;  et  seul  au  milieu  de  tout,  le 
gros  chien  de  la  maison... 

Sur  la  route  de  Coiujij',  les  tombes  se  multiplicnl  de  plus 
en  plus  ;  on  les  voit  simplement  indiquées  par  une  branche  de 
sapin.  Le  paysage  devient  de  plus  en  plus  triste  ;  les  routes 
sont  couvertes  de  débris  de  sacs,  ceinturons,  fusils,  vêtements. 
A  cet  endroit,  sur  la  route  de  Congy  à  Coizard,  au  moins  cinq 
cents  poteaux  télégraphiques  ont  été  abattus.  Dans  les 
champs  tout  autour,  des  troupeaux  entiers  broutent  le  peu 
d'herbe  qui  reste. 

Nous  arrivons  à  Coizard  '.  Le  feu  et  les  obus  ont  détruit  la 
plus  grande  partie  du  village,  des  fermes  complètes  sont 
détruites,  et  une  fumée  acre  couvre  encore  les  décombres. 
Nous  entrons  dans  une  maison  déserte  ;  on  trouve  là  des  amas 
de  sacs,  ceinturons,  cartouches,  uniformes,  fusils,  le  tout 
appartenant  aux  Allemands.  C'est  là  qu'ils  avaient  établi 
une  infirmerie,  mais  comme  le  village  avait  été  pris  et  repris 
par  les  turcos,  au  moins  deux  cents  soldats  avaient  péri  e1 
gisaient  sur  le  foin,  dans  la  cour,  dans  les  appartements,  par- 
tout. 

Nous  fûmes  vite  sortis  de  cet  endroit  où  les  cadavres 
en  décomposition  nous  firent  horreur.  Mais  en  continuant 
notre  route,  nous  entrons  dans  les  marais  :  pièces,  caissons, 
chevaux,   hommes  jonchaient  la  plaine  ;   par  endroits,   des 

1 .  (;iiiq  kiloiiiùlros  à  l'esl  tic  Cliaiupaubert. 

2.  Deux  kilomètres  au  sud-ouest  de  T'érebrianges,  sur  le  plateau  dominant 
au  nord  la  plaine  de  Saint-Gond. 

.'?.  A  la  lisière  nord  des  marais  de  Saint-Gond. 


LA  GUERRE  VUE  PAR  DES  ENFANTS  417 

tas  de  soldats  de  soixante-quinze  centimètres^barraient  les 
sentiers... 


Un  mois  plus  tard,  le  champ  de  bataille  gardait  encore  assez  d'hor- 
reur pour  altérer  la  sereine  bonne  humeur  du  gros  Robert  D...  (seize 
ans  et  trois  mois). 

...  Nous  nous  sommes  dirigés  vers  le  village  de  Reuves^  où 
nous  avons  déjeuné  dans  une  auberge  qui  n'a  reçu  que  deux 
obus.  Dans  ce  village,  il  y  a  une  partie  presque  intacte,  mais 
l'autre  partie  a  été  arrosée  par  les  obus  boches  et  français  ;  la 
pauvre  église  est  très  malade,  il  ne  reste  que  les  quatre  murs  et 
le  clocher  ne  tient  que  par  deux  ou  trois  poutres  à  demi 
consumées... 

Après  le  déjeuner,  nous  sommes  repartis  dans  la  direction 
du  château  de  Mondement  qui  se  trouve  au  bord  d'un  plateau  ; 
pendant  la  bataille  de  la  Marne  se  trouvait  dans  le  château 
un  état-major  allemand.  Le  château  fut  pris  et  repris  quatre 
fois  par  nos  troupes  marocaines.  Il  ne  lui  reste  plus  de  toit,  les 
murs  sont  des  écumoires,  et  les  communs  sont  aux  trois  quarts 
démolis  ;  il  n'y  a  plus  d'écuries,  ni  de  remises,  ni  de  serres  ; 
la  pièce  d'eau  est  défoncée  par  les  obus.  Nos  troupes  quand  elles 
arrivèrent  dans  le  château  pour  la  quatrième  fois,  se  battirent 
partout,  dans  les  couloirs,  dans  les  chambres  ;  et  comme  beau- 
coup n'avaient  plus  de  fusil,  ils  se  battaient  avec  des  barres  de 
fer  qu'ils  ramassaient  un  peu  partout.  Les  arbres  qui  se  trou- 
vent à  côté  du  château  ont  été  coupés  comme  avec  une  hache 
soit  au  ras  de  la  terre,  soit  à  la  hauteur  d'un  homme.  Le  châ- 
teau était  affreux  à  voir  et  je  voyais  un  paysage  tellement 
ravagé  partout  que  j'avais  presque  envie  de  pleurer.  Je  pen- 
sais aussi  aux  pauvres  soldats  qui  étaient  morts  en  montant 
à  l'assaut  du  château,  mais  je  me  disais  que  c'était  une  belle 
mort  que  de  mourir  au  champ  d'honneur  pour  sa  patrie...  Je 
suis  retourné  depuis  dans  ces  endroits  ;  la  vie  a  repris  comme 
avant,  les  maisons  sont  en  partie  reconstruites,  et  les  champs 
qui  étaient  incultes  sont  maintenant  labourés  et  ensemencés. 

1.  A  la  lisière  sud  des  marais  de  Saint-Gond,  directement  au-dessous  du  pla- 
teau de  Montgivroux-Mondemcnt.  Sur  cet  épisode  de  la  bataille  de  la  Marne, 
cf.  les  récits,  dessins  et  plans  parus  dans  l'Illustration  du  3  juillet  1915. 

15  Septembre  1915.  13 


418  LA     REVUE     DE    PARIS 

Les  collégiens  qui  ont  écrit  ces  pages  ont  acquis  l'an  dernier  un& 
terrible  expérience  ;  leur  âme  a,  certains  jours,  trop  fortement  vibré 
pour  qu'il  ne  leur  en  reste  pas  pour  toute  leur  vie  une  sensibilité  par- 
ticulière à  de  certaines  émotions.  On  aurait  tort  de  croire  pourtant 
qu'ils  aient  gardé  de  ces  spectacles  l'épouvante  hagarde  qu'on  voit  à 
certains  convois  de  réfugiés  ;  ils  n'ont  rien  perdu  de  leur  belle 
humeur  '.  Mais  leur  âme  a  gagne  à  cette  épreuve  en  profondeur,  en 
maturité,  en  énergie.  Ils  s'en  aperçoivent  plus  ou  moins  obscurément,, 
et  naïvement  ils  s'en  étonnent.  «  La  guerre,  dit  l'un,  nous  a  vieilli  le 
caractère  »,  et  cet  autre,  rappelant  combien  l'an  passé  il  avait  peur  de 
tout,  conclut  :  «  Eh  bien!  maintenant  je  suis  brave.  Je  le  suis  devenu 
depuis  la  guerre.  Pourquoi?  .Je  ne  sais  pas.  » 

RENÉ   MAUBLANC 


1.  On  ne  saurait  trop  protester  contre  la  légende  des  enfants  «  qui  ne  savent 
plus  jouer  »  pour  avoir  vu  de  près  les  horreurs  de  la  guerre.  Lorsqu'arrivant  à 
Épernay,  je  demandai  au  collège  si  les  élèves  étaient  plus  tristes  et  moins 
bruyants  qu'à  l'ordinaire,  tout  le  monde  me  rit  au  nez.  Il  n'en  est  pas  autrement 
sur  les  champs  de  bataille,  où  les  gosses  considèrent  avant  tout  les  ruines  comme 
un  excellent  terrain  pour  jouer  à  caclie-cachc. 


FRONT    ITALIEN 


Voici  un  nouveau  et  bien  séduisant  théâtre  d'opérations. 
Que  nous  sommes  loin,  sous  ce  ciel  de  la  Méditerranée,  parmi 
ces  fières  montagnes,  de  l'humble  relief  qui  se  déroule  de  la 
mer  du  Nord  aux  Vosges,  et  de  la  Baltique  aux  Karpates  ! 
Du  premier  élan,  voilà  les  alpins  itahens  accrochés,  à 
2  246  mètres,  au  sommet  du  Monte-Nero,  ou  couronnant  de 
leur  artillerie,  à  2  078  mètres,  la  montagne  qui  porte  le  nom 
ambitieux  d'Altissimo  !  A  côté  de  ces  âpres  cimes  décharnées, 
les  sommets  arrondis  et  boisés  des  Beskids  font  piètre  figure  ; 
vus  de  ces  hauteurs,  la  crête  de  Notre-Dame  de  Lorette  et 
le  bastion  des  Éparges  se  confondraient  avec  les  plaines  qu'ils 
dominent.  En  même  temps,  une  magnifique  variété  embellit 
de  son  éclat  le  nouveau  champ  de  bataille.  En  bas,  la  mer 
bleue,  elle-même  variée,  puisqu'à  l'Est  elle  s'insinue  dans  les 
replis  rocheux  de  la  côte  d'Istrie,  tandis  qu'à  l'Ouest  elle  se 
môle  aux  terres  basses  de  la  Vénétie  dans  le  dessin  capricieux 
des  lagunes.  Puis  la  plaine,  large  d'une  cinquantaine  de  kilo- 
mètres, tour  à  tour  humide,  verdoyante  et  débordante  de  vie 
aux  abords  de  la  côte,  plus  aride  et  plus  pauvre  à  l'approche  des 
montagnes.  Enfin  le  monde  des  Alpes,  un  dédale  de  vallées  pro- 
fondes et  changeantes,  de  chaînons,  plateaux  et  hauts  massifs, 
où  la  variété  des  roches  et  du  plissement  entraîne  la  diversité 

1.  Voir  la  carte  à  la  fi:i  de  la  livraison. 


420  LA     REVUE     DE    PARIS 

des  formes.  Le  mélange  des  races  et  des  langues  vient  accroître 
la  complexité  de  la  nature.  Les  Italiens  occupent  les  rivages 
et  la  plaine,  remontent  les  hautes  vallées  de  l'Ouest  :  à  l'Est 
la  poussée  slave  submerge  les  plateaux,  tandis  qu'au  Nord  les 
Germains  tendent  à  déborder  par  les  deux  ailes.  Les  sinuosités 
d'une  frontière  politique  presque  partout  absurde  apportent 
un  dernier  élément  de  complication  et  de  variété. 

Il  est  possible  cependant  de  mettre  un  peu  d'ordre  dans  ce 
chaos  de  contrastes.  Entre  ces  rivages,  ces  plaines,  ces  vallées 
et  ces  montagnes,  il  y  a  un  lien  d'origine.  Toutes  ces  chaînes 
puissantes  sont  en  effet  orientées,  —  disons,  en  st^ie  mili- 
taire, organisées,  —  par  rapport  à  la  fosse  d'effondrement 
à  demi  comblée  qu'est  l'Adriatique  ;  c'est  pourquoi  elles 
forment  autour  de  l'extrémité  septentrionale  de  cette  mer 
une  sorte  d'immense  amphithéâtre,  dont  les  larges  gradins, 
dessen.'is  par  le  réseau  de  couloirs  que  forment  les  vallées, 
s'enlèvent  majestueusement  du  bord  de  la  fosse  adriatique 
vers  l'intérieur.  Au  centre  de  l'amphithéâtre,  la  plaine  de 
Vénétie  est  une  conquête  de  la  montagne  sur  la  mer  ;  elle  est 
faite  des  débris  arrachés  aux  Alpes  et  patiemment  accumulés 
dans  la  dépression  par  une  foule  de  torrents,  qu'on  voit  encore 
à  l'œuvre,  poussant  à  la  mer  leurs  deltas  et  rétrécissant  les 
lagunes.  Ainsi  la  plaine,  avec  ses  terrasses,  ses  cours  d'eau,  ses 
rivages,  est  liée  intimement  à  la  montagne.  Non  seulement 
la  montagne  la  commande  et  la  domine,  y  fait  déboucher  et 
croiser  ses  routes  :  mais  cette  plaine  est  fille  des  Alpes,  elle 
est  faite  de  leur  chair  ;  la  structure  de  chacun  des  massifs  se 
reflète  dans  la  nature  et  les  conditions  d'existence  de  la  partie 
de  terres  basses  qu'ils  surplombent.  Dès  lors,  on  comprend 
déjà  ce  qu'a  d'irrésistible  et  de  sacré  le  désir  des  Italiens  de 
posséder  toutes  les  pentes  de  cet  amphithéâtre  et  de  réaliser 
l'unité  politique  d'une  région  dont  l'unité  physique  nous 
apparaîtra  avec  clarté. 

Pénétrons  donc  d'abord  dans  cette  large  plaine  de  Vénétie, 
d'où  partent  les  armées  italiennes  pour  le  difficile  assaut  des 
hauteurs.  A  leur  suite,  nous  gravirons  les  gradins  de  l'amphi- 
théâtre, le  long  des  trois  façades  que  la  montagne  dispose 
autour  de  la  plaine,  le  Trentin  avec  ses  chaînes  et  ses  vallées 
Nord-Sud,  les  Alpes  Carniques  orientées  de  l'Ouest  à  l'Est, 


FRONT    ITALIEN  421 

enfin  les  Alpes  Juliennes  et  leurs  grands  plateaux  alignés  vers 
le  Sud-Est.  Tout  au  long  de  ces  montagnes,  nous  retrouverons 
dans  le  climat,  la  végétation,  les  cultures,  les  occupations 
humaines,  l'influence  de  la  mer  voisine,  attestant  l'unité  de 
cet  ensemble  qui  mérite  d'être  appelé  l'amphithéâtre  alpin 
de  l'Adriatique. 


LA  PLAINE  DE  LA  VÉNÉTIE 

Depuis  Coni  et  Saluées,  dans  le  lointain  Piémont,  jusqu'à 
Gorizia  et  Monfalcone,  toute  la  plaine  de  l'Italie  du  Nord  est 
un  présent  des  montagnes  qui  la  dominent.  L'énorme  masse 
de  débris  arrachés  aux  Alpes  a  fait  peu  à  peu  refluer  la  mer 
hors  de  la  dépression,  jusqu'à  ses  limites  actuelles,  et  a 
constitué  ainsi  un  sol  d'alluvions,  de  plusieurs  centaines  de 
mètres  d'épaisseur.  Ces  dépôts  sont  variés  :  leur  perméabilité, 
la  grosseur  et  la  disposition  des  éléments  qui  les  forment, 
diffèrent  suivant  l'ampleur,  le  nombre  et  le  régime  des  cours 
d'eau  alpins,  et  aussi  suivant  la*' nature  des  montagnes  aux- 
quelles ces  alluvions  ont  été  enlevées.  Cependant,  dans  toute 
la  plaine  dont  le  Pô  occupe  l'axe,  c'est  bien  aux  bords  des 
montagnes  que  se  trouvent  les  dépôts  les  plus  grossiers  et  les 
plus  élevés,  par  suite  les  plus  secs,  tandis  que  les  éléments 
fins,  moins  perméables,  se  trouvent  entraînés  plus  bas  et  plus 
loin,  garnissant  le  sol  des  parties  plus  proches  de  l'axe.  Au 
contact  de  ces  deux  zones  qui  se  poursuivent  parallèlement 
au  bord  des  montagnes,  une  grande  partie  des  eaux  infiltrées 
à  travers  les  cailloux  et  graviers  des  dépôts  grossiers  sourd 
en  suintements,  en  filets,  en  ruisselets,  qui  viennent  épancher 
leurs  ondes  pures  à  travers  les  terres  basses  dont  le  sol  imper- 
méable n'est  déjà  que  trop  disposé  à  conserver  l'humidité  à 
sa  surface.  Pas  assez  d'eau  sur  les  hautes  surfaces  sèches  du 
rebord,  trop  d'eau  au-dessous  de  la  ligne  de  sources  qu'on 
appelle  en  Milanais  les  «  fontanili  «  ;  le  premier  problème  qui 
s'est  imposé  aux  habitants  de  la  plaine  a  été  celui  d'une  meil- 
leure répartition  de  l'eau.  Créer  sur  les  terrasses  élevées  et 
sèches  des  rigoles  d'irrigation,  organiser  l'écoulement  à  travers 
les  terres  basses  et  préser\^er  celles-ci  des  inondations  tout  en 


422  LA     HEVUE     DE    PARIS 

essayant  d'y  aménager  des  voies  navigables,  c'est  là  une  tâche 
considérable  dont  l'état  d'achèvement  est  loin  d'être  égal 
dans  les  différentes  parties  de  la  plaine. 

Parmi  ces  régions,  la  Vénétie,  c'est-à-dire  le  pays  qui  s'étend 
à  l'Est  de  l'Adige,  est  probablement  celle  où  ce  problème  de 
l'eau  a  reçu  les  solutions  les  plus  élémentaires.  Et  aussitôt 
nous  voyons  se  dresser  au-dessus  de  la  plaine  l'influence  hostile 
des  montagnes  qui  la  dominent.  Cet  amphithéâtre  de  mon- 
tagnes, qui  de  trois  côtés  cerne  la  Vénétie  et  l'isole  des  grandes 
Alpes,  écarte  d'elle  les  eaux  nées  au  pied  des  plus  hauts  som- 
mets. Les  cours  d'eau  puissants  qu'alimentent  des  glaciers 
s'échappent  par  l'Ouest  ou  par  l'Est  :  l'Adige,  filant  derrière 
les  murailles  des  Dolomites  et  des  monts  Lessini,  est  rabattue 
vers  le  Pô  ;  la  Drave,  mieux  écartée  encore,  se  dirige  vers  le 
Danube.  La  plaine  ne  voit  fondre  sur  elle  que  des  torrents 
rageurs,  que  ne  calme  pas,  avant  de  pénétrer  dans  les  terres 
basses,  l'influence  apaisante  des  grands  lacs.  En  effet,  ces 
sauvages  montagnes  des  Préalpes  vénitiennes,  faites  de  roches 
croulantes  que  le  déboisement  livre  aux  intempéries,  n'en- 
gendrent que  des  rivières  inégales,  sur  lesquelles  les  averses 
énormes  du  régime  méditerranéen  provoquent  de  dangereux 
paroxysmes.  Ajoutons  que  les  dépôts  alluviaux  accumulés 
par  ces  torrents  impétueux,  et  à  la  surface  desquels  ceux-ci 
roulent  à  la  sortie  des  montagnes,  ont  consente  une  forte 
pente  ;  les  crues  bondissent  donc  avec  violence  vers  les  parties 
les  plus  basses,  où  le  souci  légitime  des  habitants  a  été  de  se 
préserver  de  leurs  atteintes,  bien  plutôt  que  d'utiliser  ces  eaux 
pour  une  irrigation  savante,  semblable  à  celle  qui  fait  la  gloire 
du  Milanais. 

A  ces  causes  physiques  d'infériorité,  il  convient  d'ajouter 
des  causes  historiques.  L'influence  de  Venise  sur  le  développe- 
ment de  ses  possessions  de  Terre  Ferme  n'a  pas  toujours  été 
favorable.  Tandis  qu'en  Milanais  l'existence  d'un  grand  foyer 
urbain  au  centre  de  la  région  à  améliorer  valait  à  celle-ci  toute 
la  sollicitude  des  dirigeants  de  la  cité,  ici  l'impulsion  partait 
d'une  ville  située  à  l'écart,  dont  les  intérêts  étaient  très  diffé- 
rents, souvent  opposés  à  ceux  des  gens  de  la  plaine,  qui  se 
trouvaient  ainsi  sacrifiés.  N'oublions  pas  que  la  conquête  de 
la  Terre  Ferme  n'a  été  elïectuée  par  la  République  que  pour 


FRONT    ITALIEN  423 

s' assurer  du  cours  inférieur  des  fleuves  cô tiers,  et  en  régulariser 
l'embouchure  de  façon  à  écarter  des  lagunes  vénitiennes  le 
danger  de  leurs  alluvions.  Venise  a  donc  de  bonne  heure 
détourné  et  enserré  dans  un  corset  de  digues  la  Brenta,  le  Sile 
et  la  Piave,  pour  les  empêcher  de  reprendre  un  jour,  dans  une 
course  vagabonde,  le  chemin  des  lagunes.  D'autre  part,  afin 
d'organiser  en  arrière  du  grand  port  un  utile  réseau  navigable, 
l'effort  des  ingénieurs  de  la  République  a  tendu  à  concentrer 
les  eaux  dans  les  chenaux  fluviaux,  plutôt  qu'à  les  épancher 
à  travers  la  plaine  dans  un  lacis  de  rigoles  d'irrigation.  On 
s'explique  ainsi  que  la  Vénétie  présente  moins  que  le  Milanais 
le  spectacle  d'une  région  entièrement  aménagée,  et  presque 
forcée  par  l'homme  ;  cette  partie  de  la  plaine  s'est  donc  con- 
servée plus  proche  de  la  nature,  et  les  traits  particuliers  à 
chacune  des  zones  que  l'on  y  distingue  sont  restés  plus  nets 
dans  le  paysage. 

Nulle  part  cette  netteté  des  aspects,  cette  dépendance, 
restée  étroite,  de  l'homme  à  l'égard  des  conditions  géogra- 
phiques, ne  sont  plus  remarquables  que  dans  la  partie  orien- 
tale de  la  Vénétie,  qu'on  appelle  le  Frioul.  Cette  petite  région, 
qui  s'étend  du  fleuve  Livenza  jusqu'à  Gorizia  et  aux  pentes 
du  Karst,  a  toujours  été  dans  la  grande  plaine  italienne  un 
pays  à  part,  dont  l'originalité  est  attestée  par  l'usage  qu'y 
font  les  habitants  d'un  dialecte  assez  spécial,  déjà  bigarré 
de  mots  slaves.  C'est  l'entrée  orientale,  c'est-à-dire  une  des 
grand'portes,  de  la  plaine  :  donc,  un  pays  sans  cesse  menacé,  et 
qui  porte  encore  la  peine  de  l'insécurité  de  cette  situation. 
Aujourd'hui  encore  la  frontière  autrichienne,  taiUadant  la 
plaine  à  l'Ouest  de  l'Isonzo,  vient  brutalement  rappeler  les 
dangers  d'invasion  suspendus  au-dessus  du  Frioul.  Enfin  les 
conditions  physiques  y  sont  moins  favorables  que  dans  tout 
le  reste  de  la  plaine  du  Pô.  L'influence  des  mauvaises  mon- 
tagnes qui  se  dressent  avec  rudesse  au-dessus  de  ses  vastes 
horizons  y  a  exagéré  les  caractéristiques  habituelles  du  bas 
pays.  En  Frioul  plus  qu'ailleurs  les  hautes  terres  du  bord  des 
montagnes  occupent  une  vaste  étendue,  et  nulle  part  elles  ne 
sont  aussi  arides,  aussi  âpres  et  tristes.  En  revanche,  la  zone 
basse  a  trop  d'eau  ;  l'apport  de  la  hgne  des  sources  est  si 
-considérable,  qu'une  partie  ne  peut  s'écouler  et  alimente  des 


424  LA     REVUK     DE    PARIS 

marais. Vers  la  mer  enfin,  une  large  bande  de  terres  à  demi 
•noyées  et  de  lagunes  isole  l'intérieur  presque  complètement 
du  littoral,  et  le  prive  d'échanges  aisés  avec  la  mer. 

Les  fleuves  qui  descendent  des  montagnes  vers  la  mer  sont 
responsables  de  cet  état  de  choses.  La  nature  des  chaînes  où 
ils  s'alimentent,  l'allure  du  climat  dont  ils  dépendent,  contri- 
buent à  en  faire  de  redoutables  torrents.  Tandis  qu'à  l'Ouest, 
dans  la  Vénétie  proprement  dite,  sortent  de  la  base  des  pla- 
teaux calcaires  interposés  entre  plaine  et  montagne  des  cours 
d'eau  paisibles  et  tout  formés  d'un  coup,  comme  la  tranquille 
Livenza,  à  l'Est  les  âpres  chaînes  du  Pramaggiorc  jettent 
droit  sur  le  Frioul  des  rivières  violentes,  que  surexcitent  la 
raideur  des  pentes,  et  la  présence  de  roches  imperméables 
et  ébouleuses.  L'alimentation  de  ces  torrents  est  défectueuse  ; 
des  averses  brutales  assaillent  ces  montagnes  à  la  fin  du  prin- 
temps, précipitant  la  fonte  des  neiges  ;  des  trombes  d'eau 
plus  violentes  encore  s'abattent  sur  la  contrée  en  automne. 
A  Tolmezzo,  bourgade  pourtant  tapie  au  fond  de  la  vallée  du 
Tagliameiito,  il  tombe  2  mètres  et  demi  d'eau  par  an  ;  à  Plezzo 
(Flitsch),  sur  l'Isonzo  supérieur,  qui  n'est  qu'à  450  mètres 
d'altitude,  près  de  3  mètres.  Il  est  donc  probable  que  les  par- 
ties élevées  en  reçoivent,  par  déluges,  4  à  5  mètres.  Lorsque 
ces  masses  d'eau,  à  la  fin  du  printemps  ou  à  l'automne,  dévalent 
sur  les  pentes  dénudées  des  montagnes,  elles  transforment 
tout  à  coup  en  fleuves  redoutables,  roulant  des  masses  de 
débris,  les  minces  filets  d'eau  qui  se  traînaient  sur  les  gra- 
viers ;  le  débit  du  Tagliamento,  mesuré  au  point  où  le  fleuve 
débouche  dans  la  plaine,  peut  varier  en  quelques  jours  de  40  à 
9  000  mètres  cubes.  Ce  flot  énorme,  échappant  brusquement 
à  l'étreinte  des  montagnes,  s'élargit,  s'épanouit  en  une  nappe 
de  plusieurs  kilomètres,  ralentit  son  impétuosité,  dépose  les 
plus  lourds  des  matériaux  qu'il  traînait  et  hs  accumule  en 
un  immense  talus  de  débris.  Ainsi  se  sont  formés  peu  à  peu, 
et  continuent  à  se  former  sous  nos  yeux,  les  vastes  cônes 
d'alluvions  du  Tagliamento  et  de  l'Isonzo,  que  les  cônes  secon- 
daires construits  par  des  torrents  moins  considérables  ont 
peu  à  peu  soudés  en  un  vaste  plan  inchné  qui  forme  la  zone 
sèche  et  élevée  du  Frioul. 

L'étendue  de  ces  terres  arides,  qui  portent  comme  en  Lom- 


FKONT    ITALIEN  425 

hardie  le  nom  de  Campagna,  dans  lequel  nous  reconnaissons 
nos  Champagnes,  est  beaucoup  plus  grande  ici  que  dans  tout 
le  reste  de  la  plaine  du  Pô  :  réduites  en  général  à  une  frange 
le  long  des  montagnes,  elles  forment  en  Frioul  un  peu  plus  de 
la  moitié  du  territoire,  témoignage  éloquent  de  la  puissance  de 
transport  que  possèdent  les  organismes  torrentiels  des  Alpes 
vénitiennes.  De  même,  la  pente  de  ce  plan  incliné  est  souvent 
remarquable  :  le  long  de  la  Cellina,  torrent  du  Frioul  occi- 
dental, elle  est  de  15  mètres  par  kilomètre.  Enfin  l'épaisseur 
de  cette  masse  de  débris  grossiers  est  si  considérable,  que 
parfois  à  100  mètres  de  profondeur  la  sonde  n'a  pas  encore 
atteint  l'eau  qui  a  disparu  de  la  surface.  La  perméabilité  de 
cette  plaine  de  cailloux  est  donc  extrême  ;  elle  absorbe  les 
averses  les  plus  copieuses  sans  en  rien  laisser  écouler  ;  elle 
happe  au  passage  les  eaux  des  rivières,  et  transforme  des 
cours  d'eau  puissants  en  oueds,  analogues  à  ceux  d'Algérie. 
La  Cellina,  la  Meduna,  la  Torre,  qui  descendent  à  grand  bruit 
des  montagnes,  se  transforment  bientôt,  en  plaine,  en  champs 
de  cailloux  où  l'eau  ne  paraît  que  lors  de  crues  exceptionnelles. 
Le  Tagliamento  lui-même  est  réduit  à  moins  de  10  mètres 
cubes  au  pont  de  la  Delizia,  et  parfois  on  a  vu  son  lit  entière- 
ment à  sec. 

Cette  perméabilité  entraîne  l'aridité.  La  Campagna  du 
Frioul  est  une  steppe  ;  on  ne  peut  mieux  la  comparer  qu'à 
notre  Cran  d'Arles,  mais  une  Crau  gigantesque,  dont  la  base 
a  80  kilomètres  de  longueur.  Les  parties  les  plus  désolées  sont 
les  vastes  lits  actuels  des  cours  d'eau,  amples  étendues  de 
galets  luisants  qui  couvrent  parfois  des  largeurs  de  plusieurs 
kilomètres.  De  chaque  côté,  les  territoires  abandonnés  depuis 
longtemps  par  les  eaux  forment  les  magredi  (terres*  maigres), 
où  une  végétation  pauvre  et  monotone  a  commencé  à  s'instal- 
ler :  ombeUifères  aux  teintes  fauves,  bruyères,  scabieuses, 
centaurées,  innombrables  touffes  de  choin  (Schoenus  nigri- 
cans)  dont  la  couleur  vert  cendré  aggrave  la  tristesse  du 
paysage.  Quelques  saules  et  peupliers  souffreteux  et  tordus 
se  risquent  aux  abords  des  torrents,  où  ils  peuvent  trouver 
un  peu  d'eau.  Les  villages  les  imitent,  en  dépit  des  dangers 
d'inondation,  parce  que  le  voisinage  de  ces  oueds  est  le  seul 
emplacement  où  des  nappes  d'eau  peuvent  se  rencontrer  ^ 


426  LA     REVUE     DE    PARIS 

une  profondeur  raisonnable,  particulièrement  au  long  du 
Tagliamento.  Autour  de  leurs  maisons  serrées  se  groupent 
étroitement  les  cham])s  cultivés,  les  mûriers  et  les  vignes  ; 
tout  le  reste  de  la  Campagna  est  abandonné  au  pâturage. 
Heureusement,  à  l'Est  du  Tagliamento  les  conditions  s'amé- 
liorent. Au  delà  du  fleuve  que  rejette  au  Sud-Ouest  la  masse 
de  moraines  édifiées  au  bord  de  la  plaine,  les  montagnes  sont 
plus  résistantes,  et  n'encombrent  pas  entièrement  le  Frioul 
de  leurs  débris  ;  de  la  Campagna  pointent  des  îlots  de  roches 
du  socle,  sur  l'un  desquels  s'est  installée  la  ville  d'Udine.  La 
perméabilité  est  moindre,  mais  la  fertilité  plus  grande  : 
d'autre  part  les  pluies,  déjà  très  abondantes  dans  ce  cul-de-sac 
que  cernent  les  hauteurs,  permettent  de  larges  récoltes  de 
maïs.  Des  arbres  de  développement  rapide,  comme  l'acacia, 
parsèment  la  plaine.  Les  villages  sont  plus  petits,  mais  beau- 
coup plus  nombreux  ;  l'un  d'eux  nous  rappelle  de  glorieux 
souvenirs  :  c'est  le  célèbre  Campo-Formio.  Tout  d'ailleurs 
parle  de  guerre  dans  cette  plaine,  assez  sèche  pour  favoriser 
le  passage,  assez  riche  pour  ravitailler  les  envahisseurs  ;  beau- 
coup de  villages  s'entourent  encore  de  murailles  ruinées  et  de 
fossés  établis  du  xii®  au  xiv^  siècles  pour  braver  les  raids  des 
Hongrois,  des  Mongols,  et  les  violences  des  féodaux.  Plus  tard 
ee  sont  les  Turcs  qui  essaieront  par  cette  voie  d'atteindre 
Venise,  et  c'est  pour  les  arrêter  que  la  République  édifie  au 
xvii^  siècle  la  forteresse  de  Palmanova. 

Mais  ces  facilités  de  passage  s'évanouissent  dès  qu'on 
aborde  la  zone  humide,  en  atteignant  la  hgne  le  long  de 
laquelle  naissent  partout  sous  les  pas  les  risiillive  ou  risurgive, 
c'est-à-dire  les  sources  qui  ramènent  au  jour  les  eaux  absor- 
bées par  "les  graviers  de  la  Campagna.  Brusquement  l'eau 
apparaît,  sourd  de  toutes  parts  entre  les  graviers  et  les  sablons, 
ruisselle  sur  la  pente  adoucie  du  plan  incliné  ;  et  telle  est  la 
quantité  absorbée  par  les  hautes  terres  altérées,  qu'ici  il  y  a 
tout  d'un  coup  surabondance,  et  parfois  excès  d'humidité. 
Une  foule  de  gros  ruisseaux  émergent  de  la  lisière  des  magredi 
désertes,  dessinant  sur  le  sol  un  chevelu  serré,  et  s'unissent 
bientôt  en  cours  d'eau  abondants  et  réguliers,  aisément  navi- 
gables, qui  ne  connaissent  pas  d'inondation  et  ne  colmatent 
pas  les  lagunes  :  le  Lemene,  la  Stella,  véritables  artères  du 


FRONT    ITALIEN  427 

bas  pays.  Les  fleuves  venus  des  montagnes,  et  roulant  d'une 
pente  assagie,  y  retrouvent  la  vigueur  perdue  dans  la  traversée 
des  terres  sèches  ;  le  Tagliamento,  égaré  à  la  Delizia  dans  sa 
plaine  de  cailloux,  se  resserre  et  se  raffermit  en  aval,  devient 
navigable  à  Latisana.  L'afflux  des  eaux  retrouvées  est  parfois 
si  grand,  qu'elles  ne  peuvent  s'écouler  et  s'attardent  en  marais; 
à  l'Est,  pinces  entre  le  cône  du  Tagliamento  et  celui  de  l'Isonzo, 
les  ruisseaux  nés  à  la  base  de  la  plaine  d'Udine  se  perdent 
dans  les  marais  de  Talmassons,  qui  se  dégorgent  péniblement 
vers  la  lagune  de  Marano.  D'ailleurs,  dans  tout  ce  bas  Frioul, 
l'écoulement  des  eaux  n'a  jamais  été  vraiment  aménagé  ; 
l'homme  s'est  adapté  à  la  nature,  sans  essayer  de  la  plier  à  ses 
commodités.  Pas  d'irrigation  véritable  :  on  utilise  l'eau  là 
oii  on  la  trouve,  le  long  des  tortueuses  rivières  nées  des  sources, 
sans  chercher  à  l'amener  là  oîi  elle  manque,  où  à  en  diminuer 
ailleurs  la  surabondance.  Cette  apathie  tient  à  des  causes  histo- 
riques :  le  conflit  des  intérêts  locaux  avec  ceux  de  Venise, 
l'influence  néfaste  d'une  féodalité  turbulente,  qui  n'a  disparu 
que  depuis  un  siècle,  la  menace  constante  des  invasions, 
l'insécurité  due  au  rôle  de  pays  frontière,  tiraillé  aujourd'hui 
encore  entre  deux  dominations. 

Aussi  des  coins  de  nature  sauvage,  des  touches  de  l'aspect 
primitif,  parsèment-ils  encore  cette  terre  pourtant  si  favorable 
à  l'homme,  et  si  fortement  habitée.  Des  bosses  caillouteuses, 
prolongement  des  campagnes  du  Nord,  et  recouvertes  de  prés 
maigres,  ondulent  parmi  les  herbages  trop  humides,  les  marais 
peuplés  de  joncs  et  de  roseaux.  En  rangées  denses,  les  saules, 
les  aulnes,  les  peupliers  suivent  fidèlement  les  méandres  des 
cours  d'eau  ;  mais  il  reste  aussi  des  bouquets  de  chênes  où 
l'on  chasse,  débris  de  la  grande  forêt  qui  a  couvert  tout  le  bas 
Frioul,  et  que  Conrad  II  donnait  en  1028  au  patriarche 
d'Aquilée.  Partout  ailleurs,  voici  les  cultures,  les  champs  de 
céréales,  de  sorgho  et  de  luzerne,  les  files  de  mûriers  et  d'arbres 
fruitiers,  la  vigne  accrochée  en  festons  de  saule  en  saule, 
comme  Hérodien  le  note  déjà  pour  le  pays  d'Aquilée,  et  Mar- 
tial autour  de  Padoue.  L'homme  envahit  le  paysage  ;  dans  la 
zone  des  sources,  les  habitations  sont  encore  groupées  sur  les 
points  élevés,  évitant  les  marais  ;  mais  au-dessous,  où  l'écou- 
lement est  mieux  assuré,  les  maisons  s'éparpillent  à  travers 


428  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  campagne,  ne  se  rapprochant  en  lignes  plus  serrées  qu'au 
long  des  routes  (passaggi)  ou  sur  les  bords  des  cours  d'eau 
{rivière).  Les  communications  sont  en  elïet  difficiles  au  milieu 
de  ce  dédale  d'eaux  courantes,  de  marais,  de  digues.  Deux 
routes  desservent  le  pays,  au  long  desquelles  se  sont  groupés 
une  foule  de  villages  et  de  bourgs.  En  haut,  la  Stradalta, 
installée  à  la  limite  même  de  la  zone  des  sources,  et  qui  rem- 
place peut-être  la  via  Postumia  :  de  Gorizia  et  Gradisca  elle 
mène  vers  Palmanova,  Codroipo  et  Pordenone,  pour  gagner 
de  là  Trévise.  En  dessous  la  Callalta  se  lance  hardiment  à 
travers  le  pays  bas,  franchissant  les  principaux  cours  d'eau 
aux  points  où  ils  commencent  à  être  navigables,  par  Cervi- 
gnano,  Latisana,  Portogruaro,  doublée  aujourd'hui  par  la 
voie  ferrée  de  Venise  à  ïrieste. 

La  Callalta  n'est  haute,  comme  son  nom  l'indique,  que  par 
rapport  à  une  zone  plus  basse  encore,  celle  des  lagunes  et  des 
marais  du  littoral.  A  l'approche  de  cette  bande  amphibie, 
large  de  5  à  15  kilomètres,  les  habitations  disparaissent; 
l'homme  fuit  devant  la  fièvre.  La  nature  redevient  entière- 
ment sauvage  :  entre  la  Callalta  et  la  lagune  de  Marano  s'étend 
un  manteau  de  grands  bois  de  chênes,  puis  de  vastes  marais 
à  demi  exploitables,  où  paissaient  jadis  en  troupeaux  comme 
dans  notre  Camargue  les  chevaux  de  race  frioulane,  disparus 
depuis  le  partage  de  ces  terres  basses.  Enfin  apparaît  la  lagune, 
si  peu  profonde  que  le  reflux  de  la  faible  marée  de  l'Adria- 
tique (0  m.  80)  y  laisse  à  découvert  de  vastes  étendues,  appe- 
lées lagune  morte,  toutes  tapissées  d'herbes  marines.  Depuis 
qu'Aquilée  s'est  éteinte,  enlisée  dans  la  vase,  aucune  autre 
exploitation  ici  que  celle  des  pêcheries  ;  quelques  hameaux 
de  pêcheurs,  Grado,  Caorle  sont  installés  sur  la  courbe  molle 
du  cordon  littoral,  trouée  çà  et  là  de  chenaux  (Porto-Buso),  et 
que  recouvre  une  maigre  végétation  d'yeuses,  de  genévriers 
et  de  pins,  débris  de  l'antique  pinède  qui  s'étendait  jadis  du 
Pô  au  Timavo.  Cependant  à  l'Est  cette  région  marécageuse 
et  déserte  se  rétrécit,  finit  par  disparaître.  L'Isonzo  a  construit 
sur  sa  rive  gauche,  au  pied  du  plateau  du  Karst,  un  vaste  talus 
de  débris  que  sa  pente,  restée  suffisante,  préserve  de  l'excès 
d'humidité  :  c'est  la  plaine  de  Monfalcone,  assez  perméable 
pour  qu'il  soit  nécessaire  de  l'irriguer.  Un  gros  canal,  dérivé 


FRONT    ITALIEN  429 

de  risonzo  à  Sagrado,  pourvoit  à  cette  tâche,  et  permet  la 
culture  du  riz,  des  céréales,  de  la  vigne  ;  c'est  ce  canal  que  les 
Autrichiens  avaient  barré  non  loin  de  Monfalcone,  de  façon 
à  inonder  la  région  de  Sagrado-Ronchi  et  à  barrer  ainsi  par 
une  nappe  d'eau  les  abords  du  Karst.  Par  cette  plaine  fertile 
et  sèche,  le  Frioul  atteint  enfin  librement  la  mer,  une  mer  assez 
profonde  pour  que  la  grande  navigation  puisse  y  prendre 
contact  avec  la  côte  :  là  s'ouvrent,  au  pied  du  Karst,  les  bassins 
et  s'élèvent  les  chantiers  de  Monfalcone,  dont  l'activité 
annonce  déjà  Trieste,  aperçue  au-dessus  des  Ilots,  à  l'horizon 
du  Sud-Est. 

Ainsi  l'unique  débouché  maritime  du  Frioul  était  jusqu'ici 
entre  les  mains  de  l'étranger.  L'inlluence  de  la  proximité  de 
l'ennemi,  la  paralysie  déterminée  par  la  menace  de  l'invasion, 
pesaient  hier  encore  sur  cette  marche  de  l'Italie.  Trouble 
d'autant  plus  grave,  que  la  nature  est  ici  plus  violente,  moins 
aisée  à  discipliner  que  dans  le  reste  de  la  plaine  du  Pô.  Ainsi 
l'influence  des  rudes  montagnes  qui  cernent  le  Frioul  est  une 
oppression  physique,  aussi  bien  que  morale.  Il  lui  faut  donc 
de  l'air,  de  la  sécurité,  pour  le  développement  de  ses  ressources 
et  l'aménagement  de  son  sol,  aux  traits  un  peu  trop  accusés  ; 
plus  qu'à  tout  le  reste  de  la  plaine,  la  possession  des  mena- 
çantes chaînes  qui  l'entourent  lui  est  une  nécessité.  Aussi 
est-ce  de  là  que  part  le  grand  effort  des  armées  italiennes,  vers 
ce  revers  méridional  des  Alpes  qu'il  leur  faut  conquérir  pour 
achever  le  véritable  édifice  de  l'Italie. 


LE  TRENTIN 


Lcntreprise  des  armées  italiennes  n'est  pas  aisée  ;  les  mon- 
tagnes auxquelles  elles  s'attaquent  sont  hautes,  variées, 
difficiles.  Leur  masse  est  peut-être  plus  épaisse  à  l'Est  ;  les 
gradins  de  l'amphithéâtre  y  sont  plus  larges,  mais  moins  élevés. 
C'est  à  l'Ouest,  dans  le  Trentin,  que  les  chaînes  sont  les  plus 
hautes,  escarpées  et  serrées.  C'est  là  aussi  qu'est  pour  l'Italie 
la  menace  la  plus  grave,  puisque  cette  masse  montagneuse 


430  LA     REVUE     DE    PARIS 

pousse  droit  au  Sud  à  travers  la  plaine,  séparant  le  Milanais  de 
la  Yénétie,  dominant  l'un  et  l'autre. 

Cette  direction  des  montagnes  du  Trentin,  non  moins  que 
leur  structure,  évoque  les  rapports  entre  la  formation  de  ces 
chaînes  et  celle  de  la  mer  Adriatique  ;  chaînes  et  vallées  sont 
disposées  par  rapport  à  la  fosse  où  est  installée  cette  mer  : 
comme  le  disent  les  géologues,  elles  sont  périadriatiques.  Des 
massifs,  des  chaînons,  orientés  presque  exactement  au  Sud, 
séparés  par  des  vallées  qui  le  plus  souvent  ont  utilisé  des 
failles,  donnent  à  cette  région  accidentée  un  dessin  général 
d'une  grande  régularité.  Cependant  ces  directions  ne  sont  pas 
strictement  parallèles.  Vers  le  Sud,  les  coulisses  de  montagnes 
tendent  à  seserrer,  tandis  qu'elles  s'écartent  au  Nord  ;  la  forme 
est  donc  plutôt  celle  d'un  éventail  de  montagnes  et  de  vallées, 
dont  le  manche  s'engagerait  dans  la  direction  de  Vérone.  Ainsi 
les  vallées  du  Trentin,  larges  et  amples  dans  leur  partie  septen- 
trionale où  l'action  des  glaciers  a  d'ailleurs  été  plus  considé- 
rable sur  le  creusement,  se  rétrécissent,  s'étranglent  au  Sud, 
ne  livrant  plus  que  des  débouchés  étroits  vers  la  plaine  du  Pô, 
entre  les  barrières  montagneuses  rapprochées. 

A  l'Ouest  du  lac  de  Garde  et  de  l'Adige,  plusieurs  rangées 
serrées  de  hautes  chaînes  défendent  efficacement  l'accès  du 
pays.  D'abord  se  dresse,  au-dessus  de  la  vallée  de  l'Oglio 
(val  Camonica)  l'énorme  bastion  de  l'Adamello,  réplique  du 
massif  de  l'Ortler,  qui  en  prolonge  la  direction  au  Nord.  La 
montagne  est  de  formes  lourdes,  et  présente  jusque  peu 
au-dessous  des  crêtes  supérieures  (3  564  mètres)  des  formes 
aplaties,  entièrement  couvertes  de  glace.  Dans  cette  masse 
de  roches  dures  s'ouvrent  des  vallées  profondes,  étranglées, 
si  étroitement  dominées  par  de  hautes  falaises  hostiles,  que 
ni  forêts,  ni  cultures  ne  peuvent  s'y  installer  ;  sur  la  haute 
Chiese,  le  village  le  plus  élevé  n'est  qu'à  767  mètres  d'altitude. 
En  arrière  de  cette  masse  inhospitalière,  dont  les  flancs 
d'éboulis  grisâtres  ne  portent  qu'une  maigre  végétation, 
d'autres  chaînes  défendent  l'accès  du  val  d'Adige.  Moins 
épaisses,  et  moins  élevées,  elles  sont  cependant  difficiles  à 
franchir  :  ce  sont  de  longues  murailles  calcaires,  dont  les  pentes 
descendent  avec  quelque  lenteur  vers  l'Ouest,  mais  tombent 
brusquement  vers  l'Est  par  des  à-pic.  Ainsi  se  présentent  les 


FRONT    ITALIEN  431 

âpres  montagnes  qui  surplombent  la  rive  occidentale  du  lac 
de  Garde,  et  la  crête  aiguë  du  Monte-Baldo,  dont  l'extrémité 
septentrionale  (mont  Altissimo)  domine  l'Adige  à  Rovereto. 
Ces  escarpements  sont  si  raides  que  les  éboulements  sont 
fréquents  et  désastreux  ;  plusieuis  lacs  de  la  montagne  doivent 
leur  origine  à  l'obstacle  que  forment  ces  pans  de  murailles 
écroulées,  et  sur  la  basse  Adige  vers  Mori  les  décombres  des 
Slavini  di  San  Marco  obstruent  encore  la  vallée.  Sans  doute 
ces  chaînons  difficiles  sont  traversés  par  des  gorges,  où  passent 
les  rivières  qui  se  dirigent  vers  l'Adige  ou  le  lac  de  Garde, 
Sarca,  Noce.  Mais  ces  défilés  sont  si  profonds  et  abrupts,  qu'il 
est  aisé  d'intercepter  le  passage.  Au  Nord  de  l'Adamello, 
l'accès  de  la  vallée  de  la  Noce  (val  di  Sole,  ou  Sulzberg)  par 
1^  col  de  Tonale  (1  884  mètres)  est  facile  à  défendre.  Au  Sud, 
un  détachement  tournant  l'Adamello  par  la  dépression  longi- 
tudinale du  val  Giudicaria,  devra  pour  déboucher  sur  Arco 
et  Trente  forcer  successivement  les  défenses  du  col  de  Roncone, 
puis  les  défilés  de  la  Sarca  sous  Stenico  et  derrière  Sarche. 
Ainsi  ces  raides  montagnes,  peu  utilisées  par  l'homme,  couvertes 
de  forêts  maigres  de  pins  ou  de  pâturages  dévastés,  sont  sur- 
tout un  obstacle  efficace  ;  elles  couvrent  hermétiquement  à 
l'Ouest  la  belle  vallée  de  l'Adige. 

A  l'Est,  les  remparts  montagneux  sont  fort  différents  ;  et 
quoique  plus  larges,  plus  variés,  leur  rôle  de  barrière  est  moins 
effectif.  Le  long  de  la  plaine  se  dressent  brusquement  deS' 
plateaux  calcaires,  interposant  entre  la  Vénétie  et  la  haute 
montagne,  jusqu'à  la  frontière  du  Frioul,  un  paysage  de 
causses  :  vastes  bassins  fermés,  où  sont  groupés  les  villages 
pastoraux  des  Sette  Comuni  parmi  lesquels  les  Allemands 
retrouvent  avec  attendrissement  et  vénération  des  descen- 
dants des  Cimbres  ;  conque  boisée  du  Bosco  del  Gansiglio, 
dominant  tout  le  Frioul  du  rebord  escarpé  de  son  Monte 
Cavallo  ;  surfaces  plus  échancrées,  plus  hérissées,  des  monts 
Lessini,  dont  les  pentes  méridionales,  avec  leurs  gros  villages 
entourés  de  cultures  délicates,  tombent  de  façon  si  charmante 
sur  Vérone,  mais  que  les  vallées  profondes  descendant  à 
l'Adige  ont  découpé  au  Nord  en  vrais  sommets  (Pasubio). 
Entre  ces  plateaux  s'enfoncent  des  carions  pittoresques  et 
difficiles,  qu'ont  entaillés  la  Piave  en  aval  de  Feltre,  l'Astico,. 


432  LA     REVUE     DE    PARIS 

et  surtout  la  Brenta  pour  sortir  du  Val  Sugana.  Rien  n'est 
plus  aisé  que  de  défendre  ces  gorges,  comme  le  font  les  forti- 
fications italiennes  de  Primolano  et  de  la  Cima  di  Campo  sur 
la  Brenta.  Mais  les  plateaux  donnent  vers  la  plaine,  ou  vers 
le  Nord,  un  accès  aisé.  C'est  par  là  que  les  Italiens  menacent 
le  plus  eiïicacement  les  vallées  du  Trou  tin  méridional  ;  au 
Nord  des  monts  Lessini,  l'occupation  du  Corni  Zugna  et  du 
Pasubio  menace  Rovereto  ;  les  combats  autour  de  Lavarone 
et  de  Folgaria  leur  donnent  peu  à  peu  l'accès  de  Trente  ;  vers 
le  Val  Sugana,  ils  dominent  Borgo.  L'importance  de  ces  pas- 
sages est  d'autant  plus  grande  qu'ils  débouchent  au  Nord  sur 
de  belles  et  amples  vallées,  parallèles  à  l'axe  des  montagnes, 
et  établies  sur  l'emplacement  des  failles  qui  les  ont  morcelées  : 
large  bassin  de  Belluno,  conque  du  Val  Sugana  supérieur, 
tout  remplis  de  magnifiques  cultures,  mûriers,  vignes,  maïs, 
riants  et  peuplés. 

Mais  en  arrière,  des  montagnes  moins  accueillantes  se 
dressent,  qui  par  leur  altitude,  la  raideur  de  leurs  formes, 
l'ampleur  de  leur  masse,  sont  des  obstacles  plus  difficiles  à 
surmonter.  Au  Nord  du  Val  Sugana,  l'horizon  est  fermé  par 
im  dôme  granitique,  riche  en  métaux,  la  Cima  d'Asta,  aux 
raides  pentes  couvertes  d'éboulis,  puis  par  la  crête  sauvage 
des  monts  Lagoraï,  découpée  en  pointes  aiguës  qui  dépassent 
2  700  mètres  ;  cette  sombre  •muraille  n'est  franchie  que  par 
quelques  sentiers  proches  de  2  000  mètres,  sauf  à  l'Est  où  la 
route  du  col  de  Rolle,  à  1  984  mètres,  joint  péniblement  au 
Trentin  le  bassin  de  Primiero.  D'ailleurs,  derrière  la  chaîne, 
les  obstacles  ne  sont  pas  moindres.  L'énorme  masse  de  por- 
phyre de  Botzen  forme  entre  les  Lagoraï  et  l'Adige  un  grand 
plateau  ondulé  de  1  000  kilomètres  carrés  d'étendue,  haut 
de  1  200  à  1  600  mètres,  pauvre  et  en  grande  partie  boisé, 
presque  impraticable  parce  qu'il  est  découpé  i)ar  des  vallées 
profondes  comme  des  gouffres,  Eggental,  vallée  de  TAvisio. 
Celle-ci  est  si  encaissée,  vers  l'aval  surtout,  entre  les  hautes 
murailles  rougeâtres  tle  porphyre  s'érigeant  aux  angles  en 
colonnades  effilées  au-dessus  des  masses  d'éboulis,  qu'elle  a 
toujours  été  une  sorte  de  république  indépendante,  dont 
l'organisation  autonome  n'a  pas  entièrement  disparu.  Entin, 
pour  flanquer  au  Nord-Est  ce  glacis  coupé  de  fossés,  voici 


FRONT    ITALIEN  433 

un  redoutable  bastion  :  le  massif  des  Dolomites.  L'originalité 
de  ces  étranges  montagnes  est  due  à  la  superposition  de  cou- 
ches très  variées,  où  prédominent  les  calcaires  dolomitiques, 
auxquels  l'érosion  donne  des  silhouettes  fantastiques,  toujours 
hardies,  d'aspect  ruiniforme  ;  de  là  un  relief  surprenant  et 
varié,  murailles  blanches  surmontant  des  assises  rougeâtres 
ou  de  sombres  amoncellements  volcaniques,  falaises  à  pic  sur 
500  à  600  mètres,  pointes  déchiquetées,  tours,  dont  la  beauté 
est  rehaussée  par  la  présence  de  névés  abondants,  de  petits 
glaciers,  et  surtout  par  les  teintes  d'une  splendide  végétation 
de  forêts  et  d'alpages.  Le  pays  est  rude,  à  cause  de  sa  grande 
altitude  ;  les  principaux  sommets  dépassent  3  000  mètres,  les 
cols,  2  000.  Aussi  est-il  à  peine  peuplé  :  le  fameux  village  de 
Gortina  d'Ampezzo,  capitale  de  tourisme,  n'a  pas  1  000  habi- 
tants. Cependant  les  Dolomites  ont  des  routes,  créées  à  grands 
frais  pour  permettre  la  visite  du  pays  aux  étrangers,  qui  y 
viennent  plus  nombreux  qu'en  toute  autre  partie  des  Alpes 
orientales  ;  mais  ces  voies,  qui  franchissent  des  cols  de 
2250  mètres  et  sont  encore  encombrées  en  juillet  des  débris 
d'avalanches  tombées  au  printemps,  sont  faciles  à  obstruer  et 
à  défendre.  Le  seul  passage  vraiment  accessible,  qui  débouche 
de  Gortina  sur  Landro  par  le  col  de  Polzenigo  (1  544  mètres) 
a  ses  abords  soigneusement  fortifiés  ;  encore  donne-t-il  accès 
sur  le  Pustertal,  et  n'a-t-il  rien  à  voir  avec  la  vallée  de 
l'Adige. 

Entre  ces  puissantes  montagnes,  qui  en  gardent  si  jalouse- 
ment toutes  les  avenues,  cette  belle  captive  qu'est  le  val 
d'Adige  va  s'épanouissant  peu  à  peu  vers  le  Nord,  jusqu'au 
pied  des  chaînes  centrales  des  Alpes  orientales.  On  l'a  comparé 
à  un  arbre  puissant,  dont  la  ramure  irait  s'élargissant  vers  le 
haut.  La  comparaison  est  exacte  :  vers  le  Sud,  la  vallée  se 
rétrécit,  les  affluents  diminuent  de  nombre  et  d'ampleur  ;  le 
Trentin  se  transforme  en  une  gorge.  Pour  déboucher  sur  la 
plaine,  l'Adige  doit  s'engager  dans  un  étroit  défilé  de  200  mètres 
de  profondeur,  la  cluse  de  Vérone,  que  domine  à  droite  la 
courbe  harmonieuse  des  arcs  morainiques  où  se  perche  le 
village  de  Rivoli.  En  amont,  vers  Borghetto,  Ala,  jusqu'à 
Mori  et  Rovereto,  la  vallée  n'a  guère  que  500  mètres  de  large. 
Mais  à  l'inverse  des  vallées  ordinaires,  celle-ci  ne  cesse  de  s'épa- 

15  Septembre  1915.  14 


434  LA     REVUE     DE     PARIS 

nouir  vers  l'amont,  finit  par  occuper  une  étendue  de  trois  à 
quatre  kilomètres,  se  transforme  à  Botzen  en  une  vaste 
plaine.  C'est  que  l'énorme  glacier  qui  l'a  creusée  et  élargie,  au 
lieu  d'accroître  sa  puissance  vers  l'aval,  la  voyait  rapidement 
diminuer  dans  cette  direction,  non  seulement  à  cause  de  la 
fonte,  plus  active  en  approchant  de  la  plaine  italienne,  mais 
surtout  parce  qu'il  perdait  une  grande  partie  de  sa  masse  en 
projetant  à  droite  et  à  gauche  deux  langues  puissantes,  dont 
l'une  a  creusé  le  val  Sugana,  l'autre  la  basse  vallée  de  la  Sarca 
€t  la  fosse  du  lac  de  Garde  ;  ainsi,  c'était  un  appareil  très 
diminué  qui  s'épuisait  à  déblayer  la  gorge  d'Ala,  et  aboutis- 
sait aux  moraines  de  Rivoli.  Le  Val  Sugana  et  la  basse  vallée 
de  la  Sarca  peuvent  donc  être  considérés  comme  des  débou- 
chés du  val  d'Adige,  et  si  celle-ci  ne  mène  qu'aux  eaux  bleues 
et  profondes  du  lac  de  Garde,  serrées  entre  leurs  montagnes, 
le  premier  a  été  longtemps  la  route  de  l'Allemagne  vers  Venise 
et  l'une  des  issues  du  Trentin,  comme  Bonaparte  le  fit  bien 
voir  à  Wûrmser,  en  l'y  poursuivant  l'épée  dans  les  reins  par 
Primolano  et  Bassano.  Vers  le  Nord,  la  ramure  de  l'arbre  du 
Trentin  s'épanouit.  En  amont  de  Trente  débouchent  par  des 
gorges  les  vallées  de  l'Avisio  et  de  la  Noce  ;  à  Botzen  se  réunis- 
sent le  haut  Adige  et  l'Eisack.  Si  celle-ci,  presque  tout  au  long, 
court  dans  des  défilés,  ceux  de  la  Sachsenklemme  en  amont, 
du  Kunsterweg  en  aval,  la  haute  vallée  de  l'Adige,  labourée 
par  les  glaces  de  l'Ôtztal,  de  l'Ortler  et  même  des  Grisons, 
présente  presque  jusqu'au  col  de  Reschen  l'aspect  d'une 
ample  dépression,  large  de  deux  kilomètres,  et  par  où  remon- 
tent jusqu'au  cœur  des  Alpes  les  influences  du  Midi. 

Si  nettement  séparées  de  l'Italie  par  les  montagnes  et  les 
défilés,  ces  vallées  du  Trentin  sont  en  effet  entièrement  ita- 
liennes par  le  climat,  la  végétation,  les  cultures.  Dès  qu'au 
sortir  des  cols  et  des  gorges  du  Nord  on  aborde  les  combes  de 
l'Eisack  ou  de  l'Adige,  c'est  la  lumière  éclatante,  le  ciel  bleu 
et  profond,  la  végétation  aux  couleurs  vives,  le  pittoresque 
des  villages,  la  vivacité  des  visages  et  des  paroles.  La  tempé- 
rature est  assez  douce  pour  que  les  amples  bassins  du  Nord, 
abrités  par  la  masse  de  l'Ôtztal  et  des  Alpes  de  Sarntal,  soient 
des  séjours  d'hivernants  :  Meran  et  Botzen  sont  les  fleurons 
d'une  «  Riviera   »  allemande,  et   la  première  de  ces  villes 


FRONT    ITALIEN  435 

accueillait  chaque  année  25  000  hôtes  de  villégiature.  Si  le 
fond  des  vallées,  souvent  marécageux  et  parfois  brumeux,  est 
fréquemment  désert,  les  pentes  sont  couvertes  de  vignobles,  de 
plantations  d'arbres  fruitiers  ;  le  figuier,  le  mûrier  entourent 
les  champs  ;  l'olivier  même  s'installe  à  l'extrémité  du  lac  de 
Garde.  Jusqu'à  800  et  900  mètres,  aux  bonnes  expositions,  la 
vigne  et  le  châtaignier  alternent  sur  les  pentes  d'éboulis.  Une 
abondante  population,  dont  la  densité  varie  de  75  à  plus  de 
200  habitants  au  kilomètre  carré,  éparpille  sur  toutes  les 
basses  pentes,  cônes  d'alluvions,  talus  d'éboulis,  ses  gros  vil- 
lages pittoresques  avec  leurs  balcons  de  bois  garnis  de  treilles, 
dominés  par  la  flèche  des  canipaniles.  Des  villes  nombreuses  et 
actives,  Meran,  Botzen  (Bolzano),  Trente,  Rovereto,  occupent 
le  long  de  l'Adige  tous  les  emplacements  favorables  au  com- 
merce. Toute  la  vallée  est  ainsi  comme  un  écrin  où  sont  dis- 
posés, dans  un  décor  magnifique,  des  joyaux  de  civilisation 
méridionale,  disons  même  italienne,  ou  mieux,  latine. 

Cependant,  cette  civilisation  latine  lutte  depuis  des  siècles 
contre  la  poussée  du  germanisme.  Voilà  neuf  siècles  que  la 
bataille  fait  rage,  mêlée  de  succès  et  de  revers.  La  langue 
latine,  suivant  les  aigles  romaines,  avait  pris  complète  posses- 
sion de  ces  vallées  du  versant  Sud  des  Alpes,  comme  d'ail- 
leurs de  celles  du  versant  Nord,  et  ce  sont  les  fidèles  de  ce 
latin  des  montagnes,  conservé  sous  le  nom  ,de  ladin  ou  de 
rhéto-roman,  qui  peuplent  encore  les  vallées  des  Dolomites  et 
certaines  communes   du  Val   di  Non  (Nonsberg);   c'est   au 
xviii^  siècle  seulement  que  l'allemand  a  conquis  sur  le  ladin 
toute  la  haute  vallée  de  l'Adige  en  amont  de  Meran  (Vintsch- 
gau).  Dans  ce  pays  roman,  les  colons  allemands  n'apparaissent 
guère  qu'à  partir  du  xi«  siècle  ;  et  comme  dans  les  provinces 
baltiques,  comme  en  Transylvanie,  comme  dans  la  bordure 
orientale  des  Alpes,  ils  sont  imprudemment  appelés  par  les 
souverains  locaux  ;  l'archevêque  de  Trieste,  la  Répub.ique  de 
Venise,  ont  encouragé  ces  solides  et  dociles  Bavarois  à  venir 
défricher  les  forêts,  d'autres  à  faire  du  commerce.  On  leur 
offre  des  privilèges,  et  voilà  que  se  constituent  ces  républiques 
paysannes  des  Sette  et  des  Tredici  Comuni,  ces  communautés 
allemandes  de  Brixen,  Botzen,  Meran  et  même  de  Mezzo- 
Tedesco,   S.   Michèle   et  Lavis,   aux  portes   de   Trente.  Au 


436  I.A     HT.  VUE     I)K     iWIUS 

xv^  siècle  la  mise  en  exploitation  des  mines  de  la  Cima  d'Asta 
a  jeté  sur  le  Primiero  et  le  Val  Sugana  une  nouvelle  alluvion 
de  colons  germaniques.  Peu  à  peu  les  Allemands  s'infiltraient 
ainsi  à  travers  le  H'rentin,  s'installaient  sur  les  montagnes  qui 
dominent  la  Vénétie.  C'est  la  contre-réformation  qui,  à  partir 
du  xvii^  siècle,  a  donné  le  signal  du  retour  ollensif  de  la  langue 
italienne.  Dès  le  xviii^  siècle,  l'italien  s'avance  de  nouveau 
jusqu'à  Botzen,  et  assimile  les  communautés  ladines  de  l'Avisio 
et  du  Val  di  Non;  les  colonies  allemandes  du  Sud  sont  sub- 
mergées, et  réduites  à  l'îlot,  très  compromis,  du  village  de 
Luserna,  que  toute  la  piété  germanique  se  sent  impuissante  à 
préserver.  Mais  la  bataille  continue,  très  âpre,  sur  l'Adige 
supérieur.  Les  Italiens  du  Trentin,  prolifiques  et  pauvres, 
otîrant  une  main-d'œuvre  à  bon  marché,  remontent  vers  le 
Nord  ;  ils  essaiment  jusque  dans  les  districts  industriels  du 
Vorarlberg.  Sur  l'Adige,  en  amont  de  Salurn,  ils  forment 
jusqu'à  Botzen,  dans  des  villages  aux  noms  germaniques,  plus 
de  la  moitié  de  la  population  et  représentent  entre  Botzen  et 
Meran  une  minorité  imposante,  à  l'entrée  de  ce  Vintschgau  où 
les  souvenirs  ladins  sont  encore  d'hier.  Seule  la  vallée  de 
l'Eisack,  route  du  Brenner  et  du  Pustertal,  reste  purement 
allemande  derrière  ses  ciuses.  Ces  succès,  qui  ont  abouti  à  une 
reconquête  presque  complète  du  'JYentin,  sont  de  bon  augure  ;; 
ils  attestent  la  vitalité  de  l'italianisme,  dès  avant  la  reconstitu- 
tion du  jeune  royaume  :  ils  légitiment  la  volonté  enfin  déclan- 
chée  de  l'Italie,  de  racheter  ces  fils  enchaînés  par  le  germa- 
nisme derrière  la  haute  barrière  des  montaf^nes. 


LES  ALPES  CARNIQUES 

Beaucoup  plus  simple  que  le  Trentin,  et  beaucoup  plu^ 
favorable  aux  Italiens,  est  le  théâtre  d'opérations  qui  se 
déroule  à  l'Est  des  Dolomites,  celui  des  Alpes  Carniques,  entre 
la  Piave  et  l'Isonzo.  Ici,  les  Italiens  sont  chez  eux  ;  ils  occupent 
presque  toute  la  largeur  des  montagnes.  Appuyés  sur  cette 
base  d'opérations  que  sont  les  vallées  des  Préalpes  véni- 
tiennes, ils  assaillent   la  chaîne  Carnique,   d'où  ils  peuvent 


FRONT    ITALIEN  437 

déboucher  dans  les  grandes  vallées  de  la  Carinthie  et  du  Tyrol. 

C'est  d'ailleurs  une  âpre  région  que  celle  de  ces  montagnes 
et  vallées  italiennes,  pays  de  la  haute  Piave  que  les  Italiens 
appellent  le  Cadore,  pays  du  haut  7'agliamento  qu'ils  nomment 
la  Garnie.  De  rudes  montagnes  calcaires,  qui  dépassent  sou- 
vent 2  000  mètres  et  ne  sont  pas  loin  d'atteindre  3  000,  érigent 
des  profils  raides  et  menaçants,  tours,  crêtes,  dents,  murailles. 
Au-dessous,  d'énormes  masses  de  débris,  que  le  déboisement, 
aidé  par  les  violences  du  climat  méridional,  livre  sans  défense 
à  l'érosion  ;  les  éboulements  sont  fréquents,  ou  les  glissements 
de  pans  de  montagnes  que  sollicite  l'inclinaison  des  roches 
imperméables  de  leur  socle.  Dans  les  vallées,  d'énormes  grèves 
de  cailloux,  sur  lesquelles  serpentent  les  filets  d'eau  des  tor- 
rents ;  mais  viennent  quelques-unes  de  ces  formidables  chutes 
de  pluie,  capables  de  donner  3  mètres  d'eau  par  an,  et  toute  la 
vallée  est  envahie  par  un  flot  où  s'entrechoquent  les  débris 
arrachés  à  la  montagne.  Ainsi  se  présentent  les  lignes  dures  du 
Cadore,  qui  ont  inspiré  au  Titien,  fils  de  ces  montagnes,  ce 
qu'il  y  a  d'étrange  dans  ses  paysages;  plus  au  Sud  les  Alpes 
de  Pramaggiore,  d'où  sortent  les  redoutables  torrents  du  haut 
Frioul,  sont  encore  plus  délabrées  et  désolées  ;  on  peut  y  cir- 
culer des  jours  entiers,  sur  des  sentiers  jonchés  de  débris, 
brûlés  par  le  soleil  ardent  que  réfléchissent  les  roches  blanches, 
sans  rencontrer  âme  qui  vive.  Les  habitants  sont  surtout  des 
pasteurs,  qui  gagnent  l'été  .les  alpages  plus  frais  et  plus  riches 
des  montagnes  de  Carinthie  ;  beaucoup  d'entre  eux  se  font  à 
la  belle  saison  maçons,  terrassiers,  rémouleurs  ou  colporteurs  à 
travers  l'Allemagne  et  l'Autriche  ;  d'autres,  enfin,  quittent 
définitivement  le  pays  :  la  province  d'Udine  a  perdu  par  émi- 
gration, dans  certaines  périodes,  jusqu'à  5  p.  100  de  sa  popu- 
lation. 

En  remontant  ces  vallées  de  la  Piave,  du  Degano,  du  But, 
on  atteint  une  chaîne  régulière  et  continue,  orientée  presque 
exactement  Est-Ouest,  et  qu'accompagne  sur  une  grande 
partie  de  sa  longueur  la  frontière  actuelle  :  c'est  la  haute 
chaîne  Carnique.  C'est  une  muraille,  peu  épaisse  (15  kilomètres 
environ),  mais  très  continue  sur  100  kilomètres,  raide  et  sau- 
vage, particulièrement  à  l'Ouest,  où  ses  pointes  schisteuses 
s'élèvent  jusqu'à  plus  de  2  700  mètres  (Creta  Verde,  Coglians). 


438  LA     REVUE     DE    PABIS 

Dans  l'Est,  sur  des  roches  plus  variées,  les  formes  sont  plus 
douces,  les  altitudes  moindres  ;  les  sommets  de  la  ligne  de 
faîte  sont  souvent  des  dômes  herbeux,  des  alpages,  à  proxi- 
mité desquels  s'élèvent  des  chalets  (casere)  ;  telles  les  fameuses 
positions  du  Freikofel,  du  Pal  Piccolo,  du  Pal  Grande,  si  obsti- 
nément disputées.  La  grande  difficulté  qu'on  éprouve  à  franchir 
cette  chaîne  réside  dans  la  brusque  différence  d'altitude  entre 
cette  ligne  de  plus  de  2  000  mètres  et  les  vallées  profondes  qui 
la  longent,  celles  du  Degano,  du  But,  au  Sud,  à  7  et  800  mètres, 
celle  du  Gail  au  nord,  à  moins  de  700.  Heureusement,  il  existe 
au  milieu  même  de  la  chaîne  une  échancrure  très  prononcée. 
De  la  vallée  italienne  de  Timau,  où  vivent  encore  des  descen- 
dants de  bûcherons  germaniques,  on  monte  aisément  au  col 
du  Monte-Croce  Caruico,  que  les  Autrichiens  appellent  Plôcken 
Pass,  et  qui  franchit  la  chaîne  à  1  363  mètres  ;  de  là  on  dégrin- 
gole le  long  du  rapide  torrent  de  Valentin  sur  Mauthen  et  le 
Gailtal.  D'autre  part,  à  l'extrémité  occidentale  de  la  chaîne, 
une  route  partant  du  Cadore  mène  aisément  dans  le  Pustertal 
par  un  autre  col  de  la  Croix,  le  Monte-Croce  de  Padola 
(Comelico)  (1  636  mètres),  d'où  l'on  descend  droit  sur  Innichen 
et  Toblach. 

Ces  passages  sont  peu  employés  aujourd'hui.  Le  Plôcken 
ne  voit  guère  passer  sur  son  mauvais  chemin  que  les  pâtres  de 
Garnie  gagnant  avec  leurs  troupeaux  les  pâturages  du  Gailtal, 
ou  les  maçons  et  colporteurs  partant  pour  le  Nord.  Le  col  de 
Padola  n'est  desservi  du  côté  autrichien  que  par  une  route 
médiocre.  Cependant,  ils  valent  mieux  que  leur  utilisation 
actuelle  :  ils  ont  été  de  grandes  voies  internationales.  Une 
route  romaine  se  glissait  dans  F  échancrure  du  Plôcken  ;  au 
Sud,  elle  venait  d'Aquilée,  l'ancien  port  des  lagunes  friou- 
lanes  ;  au  Nord,  elle  se  bifurquait  en  trois  tronçons,  dont  l'un 
gagnait  Juvavum  (Salzbourg)  par  les  passes  des  Radstâdter 
Tauern,  le  second  menait  aux  mines  d'or  des  Hohe  Tauern, 
le  dernier  enfin  au  Brenner,  évitant  ainsi  le  passage  des  défilés 
du  Kunsterweg  sur  l'Eisack,  longtemps  impraticables.  P  us 
tard,  lorsque  Aquilée  enfermée  dans  sa  lagune  comblée  eut 
abandonné  sa  prépondérance  à  Venise,  les  routes  se  dépla- 
cèrent vers  l'Ouest,  de  la  Carnie  vers  le  Cadore,  et  par  le  Monte- 
Croce  du  Comelico  passa  la  Slrada  per  Germania,  en  concur- 


FRONT     ITALIEN  439 

rence  avec  la  Strada  d'Alemagna  qui  remontait  la  vallée  d'Am- 
pezzo  et  le  col  de  Polzenigo  ;  par  ces  deux  routes  fut  dirigé  du 
xii^  au  xiv^  siècles  tout  le  trafic  du  Brenner,  jusqu'à  ce  que 
fût  ouvert  en  1314  le  chemin  audacieux  du  Kunsterweg,  qui 
dévia  définitivement  par  Botzen  et  le  Val  Sugana  le  commerce 
de  l'Allemagne  avec  Venise.  Ainsi  ces  cols  ont  un  glorieux 
passé  ;  ils  sont  donc  encore  utilisables.  L'empressement  des 
Italiens  à  s'assurer  leur  possession,  dès  les  premiers  jours  des- 
hostilités, l'obstination  des  Autrichiens  à  essayer  de  les  leur 
reprendre,  particulièrement  le  Plôcken,  que  ne  maîtrise 
aucune  forteresse,  disent  assez  leur  importance. 

Mais  que  trouve-t-on  derrière  les  montagnes  qu'ils  tra- 
versent? Sur  quoi  débouchent  les  routes  qui  les  utilisent?  Un 
détachement  franchissant  le  Plôcken  n'est  pas  au  bout  de  ses 
peines.  Devant  lui  s'ouvre  une  large  et  profonde  vallée  maré- 
cageuse, celle  du  Gail,  extrêmement  rectiligne,  profondément 
excavée  par  les  glaces,  au  contact  de  roches  tendres.  Ce 
Gailtal,  où  d'énormes  cônes  de  débris  descendus  des  mon- 
tagnes voisines  empêchent  l'écoulement  régulier  des  eaux,  est 
tout  en  prairies  humides  et  en  marais  semés  de  bosquets 
d'aulnes  ;  l'hiver  et  l'automne,  des  buées  froides  se  lèvent  des 
terres  humides.  En  dépit  de  la  faible  altitude  (6  à  700  mètres), 
la  population  est  peu  nombreuse  et  pauvre  ;  le  trafic  est  nul, 
les  difficultés  du  passage  étant  aggravées  du  fait  que  la  vallée 
se  termine  à  l'Ouest  en  cul-de-sac,  par  une  sorte  de  rainure 
étroite  et  impraticable.  Ce  n'est  donc  pas  une  commode  voie 
d'invasion.  Lorsque  la  route  romaine  empruntait  le  Plôcken, 
elle  se  hâtait  de  traverser  le  Gailtal  pour  aborder  aussitôt  la 
chaîne  sauvage  qui  borde  la  vallée  au  Nord,  et  la  franchir  au 
col  de  Gailberg.  C'est  au  delà  de  ce  nouvel  obstacle  qu'on  ren- 
contre enfin  une  grande  ligne  de  communication,  l'extrémité 
orientale  de  ce  curieux  Pustertal  (Pusteria),  qui  de  chaque  côté 
d'un  seuil  insignifiant  (col  de  Toblach,  1  209  mètres)  mène  à 
l'Est  le  long  de  la  Drave  vers  les  bassins  de  Carinthie,  à  l'Ouest 
par  la  Rienz  à  l'Eisack  et  à  la  montée  du  Brenner.  En  s'intro- 
duisant  dans  cette  grande  dépression  longitudinale,  véritable 
chemin  de  ronde  disposé  derrière  l'amphithéâtre  alpin  de 
l'Adriatique,  on  peut  couper  les  communications  du  Trentin 
avec  le  Sud-Est  de  la  monarchie  austro-hongroise,  menacer  la 


110  T-A     REVUE     I)K     PARIS 

voie  du  Breimer.  ]\lais  est-il  possible  de  faire  plus?  Une  tenta- 
tive vers  le  Brenner  se  heurterait,  au  débouché  sur  l'Eisack, 
aux  défilés  de  Franzensfeste,  barricade  du  Tirol  ;  une  marche 
vers  l'Est  aurait  à  franchir  les  gorges  de  Lienz,  puis  la  «  porte 
du  Tirol  »  à  Drauburg,  enfin,  le  défilé  de  Sachsenburg  avant  de 
pénétrer  au  cœur  de  la  Carinthie  et  de  mettre  la  main  sur  la 
grande  voie  ferrée  qui  traverse  les  Tauern,  joignant  par 
Salzbourg  Berlin  à  Trieste.  La  présence  d'une  pareille  succes- 
sion d'obstacles,  l'inconvénient  de  ne  déboucher,  après  les 
avoir  surmontés,  que  dans  des  régions  très  montagneuses  et 
encore  très  éloignées  des  plaines  ou  des  grandes  villes,  font 
(ju'une  offensive  importante  des  troupes  italiennes  ne  paraît 
pas  probable  à  travers  la  Garnie  et  le  Cadore.  En  occupant 
ces  chaînes  et  leurs  passages,  nos  alliés  se  gardent  contre  une 
attaque  de  flanc  des  Autrichiens  ;  de  plus,  ils  menacent  les  der- 
rières de  l'ennemi;  ils  donnent,  comme  on  disait  au  grand 
siècle,  des  jalousies  à  l'adversaire.  Mais  c'est  vers  l'Est,  par 
des  passages  plus  directs,  ou  à  travers  des  montagnes  moins 
élevées,  que  doit  s'engager  l'action  décisive. 


LES  ALPES  JULIENNES 

Dès  avant  d'aborder  les  montagnes,  fondues  de  plus  en  plus 
en  plateaux,  qui  tournent  résolument  au  Sud-Est  dans  les 
Alpes  Juliennes,  se  présente  un  des  plus  beaux  passages  des 
Alpes,  et  mieux  même  qu'un  passage,  un  carrefour.  Cet  empla- 
cement privilégié,  c'est  celui  de  Tarvis. 

Au  bord  méridional  dé  la  ligne  de  vieilles  roches  qui  forme 
la  haute  chaîne  carnique  et  son  prolongement  oriental,  les 
Karawanken,  s'est  dessinée  dans  des  affleurements  plus  ten- 
dres une  bande  déprimée,  où  coulent  aujourd'hui  en  des  sens 
différents,  unis  plutôt  que  séparés  par  des  seuils  de  797  et 
868  mètres,  la  Fella  vers  l'Adriatique,  le  Gailitz  vers  la  Dravc, 
enfin  la  Save  supérieure.  Sur  cette  superbe  voie  Est-Ouest  se 
sont  ouvertes,  à  grand  renfort  d'actions  glaciaires,  des  portes 
vers  le  Nord  et  vers  le  Sud  :  au  Nord  le  long  du  Gailitz  une 
route  atteint  bientôt  Villach,  au  cœur  de  la  Carinthie  ;  vers 


FRONT    ITALIEN  441 

le  Sud  par  le  col  dePredil(l  162  mètres)  on  descend  bientôt  sur 
Plezzo  (Flitscli)  et  la  haute  vallée  de  l'Isonzo.  Qui  tient  Tarvis 
peut  donc  déboucher  à  la  fois  vers  le  haut  ou  le  bas  Frioul, 
vers  les  bassins  de  Carniole  ou  ceux  de  Carinthie.  Aussi  les 
hommes  d'Église  germaniques  du  haut  moyen  âge,  sous  l'in- 
fluence desquels  s'est  faite  la  poussée  allemande  dans  ces 
contrées,  s'étaient-ils  avisés  d'établir  dans  ce  carrefour  un 
élément  allemand  qui  s'est  maintenu  jusqu'à  nos  jours  de 
Pontafel  à  Tarvis  entre  l'étau  des  Italiens  et  des  Slovènes. 
Bien  entendu,  les  Autrichiens  y  ont  accumulé,  sur  4e  col  de 
Predil  et  autour  deMalborghetto,  dominant  la  dépression  étroite 
et  pierreuse  qui  mérite  ainsi  son  nom  de  Kanal  (défilé),  de 
puissants  travaux  de  fortification. 

En  attendant  la  destruction  de  ces  ouvrages,  qui  libérera 
cette  route  par  oîiBonaparle  s'élança  en  1797  vers  Leoben  et 
le  Semmering,  c'est  donc  plus  au  Sud  encore,  entre  les  sources 
de  l'Isonzo  et  la  mer,  que  s'opère  la  principale  poussée  des 
troupes  italiennes.  Le  caractère  des  montagnes  y  change,  en 
même  temps  que  leur  direction.  La  bande  de  hautes  terres,  au 
delà  de  Tarvis,  tourne  résolument  au  Sud-Est,  triple  de  lar- 
geur, mais  s'abaisse  peu  à  peu  d'autant.  Les  chaînes  altières 
qui  dominent  au  Sud  la  vallée  de  Kanal  se  transforment  peu 
à  peu  en  plateaux  austères,  qui  s'affaissent  en  gradins  vers  le 
Sud-Ouest,  et  vers  l'Est  au  contraire  descendent  en  pentes  plus 
douces  vers  les  amples  bassins  de  la  Save.  Donc,  du  côté  de  la 
Carniole,  rien  de  brutal  ;  une  transition  assez  ménagée  fait 
passer  sans  secousses  de  la  nature  de  montagne  au  paysage  des 
collines  croates.  Mais  vers  le  Frioul,  le  contraste  est  violent, 
et  soudain  ;  et  comme  pour  mieux  l'accentuer,  la  montagne 
se  couvre  de  ce  côté  d'un  fossé  profond,  au  tracé  tortueux,  où 
se  précipite  un  fleuve  torrentiel,  l'Isonzo. 

Les  formidables  masses  calcaires  dont  tous  ces  massifs  sont 
construits  se  découpent  vers  le  Nord,  aux  abords  de  Tarvis, 
en  véritables  chaînes,  hautes  murailles  blanches  déchique- 
tées en  pointes  du  Montasio,  du  Mangart,  qui  dominent  de 
2  000  mètres  la  vallée  de  la  Fella  ou  le  bassin  de  Plezzo  ;  au 
Sud  de  celui-ci,  le  chaînon  parallèle  du  Monte-Nero  (Krn) 
s'élève  à  2  246  mètres.  Ces  montagnes  escarpées  rappellent  les 
Dolomites,  sans  avoir  la  variété  que  vaut  à  celles-ci  la  super- 


442  LA     KEVUE     DE     PARIS 

position  de  roches  très  différentes  :  ce  sont  trop  exclusivement 
des  falaises  calcaires,  sous  lesquelles  s'épanouit  un  piédestal 
d'éboulis,  pentes  croulantes  sans  végétation.  C'est  là  que  se 
sont  accrochés  hardiment  les  Italiens  pour  dominer  le  haut 
et  le  moyen  Isonzo,  qu'ils  surplombent  à  Caporetto  de  plus  de 
2  000  mètres.  Vers  le  Sud-Est,  ces  montagnes  s'empâtent,  car 
les  deux  chaînes  se  transforment  en  rebords  d'un  vaste  plateau 
qui  descend  en  gradins  vers  la  Save.  Ces  rebords  sont  encore 
très  élevés  (2  864  mètres  au  Triglav);  en  revanche,  au  cœur 
du  plateau  est  enfoncée  la  profonde  vallée  de  Wochein,  où  de 
grosses  sources  font  jaillir  les  eaux  infiltrées  à  la  surface  des 
masses  calcaires.  Rudes  sont  les  contrastes  de  pentes,  que 
l'action  des  glaciers,  jadis  puissants  dans  ces  massifs  très 
arrosés,  a  exagérés  ;  rude  est  la  nature  sur  ce  plateau  sans  eau, 
où  se  grave  déjà  profondément  la  topographie  d'effondre- 
ments propre  aux  surfaces  calcaires.  Vers  le  Sud,  les  chaînes 
font  décidément  place  aux  tables.  Il  y  a  bien  encore  quelques 
crêtes  sur  la  rive  droite  de  l'Idria,  dominant  la  vallée  où  s'en- 
fonce si  profondément  cet  affluent  de  l' Isonzo  :  un  pays  coupé, 
raviné,  difficile.  Mais  les  plateaux  triomphent  dès  qu'on  a 
franchi,  vers  le  Sud-Est,  la  longue  hgne  de  fracture  Tolmino- 
Idria-Loitsch  :  plateau,  la  vaste  conque  de  la  forêt  de  Ter- 
nova,  relevant  son  bord  méridional  jusqu'à  1  300  mètres  ;  pla- 
teau, son  prolongement,  la  forêt  de  Birnbaum,  haute  encore  de 
1  300  mètres.  Cependant,  la  masse  s'abaisse.  Au  delà  d'une 
zone  d'effondrement  où  s'installe  la  vallée  du  Vippaco,  le  pla- 
teau recommence,  mais  plus  aplani,  de  plus  en  plus  régulier, 
de  moins  en  moins  élevé.  L'altitude  est  encore  de  5  à  600  mètres 
au-dessus  du  Vippaco  ;  la  voilà  qui  descend  à  250  mètres 
derrière  Miramar,  et  même  à  120  mètres  au  bord  du  Frioul, 
au-dessus  de  Sagrado  et  Monfalcone.  Le  passage  n'est-il  pas 
tout  indiqué  ici,  sur  ces  vastes  étendues  du  Karst  (Carso), 
d'autant  plus  favorables  à  la  circulation  que  sa  surface  est 
aussi  sèche  que  la  peau  d'un  crocodile?  Aussi  les  voies  de 
communication  apparaissent,  se  pressent  sur  ces  plateaux 
abaissés  qui  ne  tarderont  pas  à  se  relever  au  Sud.  La  voie 
romaine  menant  d'Aquilée  en  Pannonie,  insinuée' par  la  vallée 
du  Vippaco,  passait  le  long  du  Birnbaum.  Par  Adelsberg  se 
glisse  le  tronc  de  voie  ferrée,  qui   s'épanouit  dans  la  région 


F  HO  NT     ITALIKN  443 

côtière  aux  embranchements  de  San-Peter,  Divazza,  Cosina^ 
Nabresina  ;  là  est  le  lien  qui  unit  à  l'intérieur  de  la  monarchie 
la  blanche  Trieste,  pressée  contre  la  mer  à  l'abri  de  la  falaise 
karstique,  à  l'endroit  où  l'Adriatique,  insinuée  entre  les  replis 
du  plateau  d'Istrie,  commence  à  y  ménager  des  abris  et  des 
sites  de  ports. 

Voilà  donc  enfin  cette  région  de  passage,  que  nous  avions 
cherchée  en  vain  Jusque-là  autour  de  l'amphithéâtre  alpin 
de  l'Adriatique.  Avouons  qu'elle  n'est  pas  encore  très  favo- 
rable. Laissant  de  côté  les  obstacles  que  présente  encore  le 
relief,  bords  raides  de  plateaux  avivés  par  des  failles,  abîmes 
des  bassins  d'effondrement,  où  des  rainures  fluviales  qui  s'en- 
foncent pour  rejoindre  la  profonde  vallée  de  l'Isonzo,  consta- 
tons que  le  pays  est  singulièrement  pauvre  et  revêche.  Le 
climat  est  dur.  Le  terrible  vent  de  la  bora,  frère  aîné  de  notre 
mistral,  souffle  avec  tant  de  violence  à  la  surface  des  plateaux, 
bondissant  en  hurlant  vers  l'Adriatique,  qu'il  tranche  comme 
une  faux  tout  ce  qui  ne  se  tapit  pas  dans  les  creux.  Des  déluges 
de  pluie  assaillent  le  pays  en  automne,  et  encore  au  printemps  : 
2  800  milhmètres  d'eau  par  an  au  bord  du  Ternova,  3  m.  25 
aux  abords  d'Idria  ;  les  Italiens  ont  eu  déjà  fort  à  faire  avec  les 
crues  de  l'Isonzo.  Une  neige  épaisse  couvre  tout  le  massif  pen- 
dant l'hiver  ;  des  hauteurs  de  3  mètres  n'y  sont  pas  rares.  Cette 
neige  tombe  jusqu'au  printemps  dans  les  parties  hautes,  avec 
accompagnement  d'avalanches,  obstruant  les  passages,  et 
ceux  qui  connaissent  le  pays  prévoyaient  aisément  que  l'Italie 
ne  pouvait  se  risquer  avant  la  fin  du  printemps  à  y  entre- 
prendre une  action  militaire.  La  plus  grande  partie  des  pla- 
teaux ne  peut  même  pas  être  exploitée  par  l'homme.  Sur  les 
hautes  terres  du  Wochein  et  du  haut  Isonzo,  la  superficie 
entièrement  improductive  est  environ  de  la  moitié  du  sol  ;  un 
quart  est  occupé  par  de  maigres  pâturages  à  moutons,  le  reste 
par  des  forêts,  qui  ne  dépassent  pas  d'ailleurs  l'altitude  de 
1  600  mètres,  soit  une  des  plus  basses  limites  de  végétation 
que  présentent  toutes  les  Alpes.  Les  plateaux  moins  élevés  de 
Ternova  et  Birnbaum  sont  presque  entièrement  couverts  de 
bois,  où  se  pressent  les  chênes,  hêtres  et  frênes  des  forêts  illy- 
riennes.  Les  cultures  n'apparaissent  guère  qu'au-dessous  de 
800  mètres,  tapies  dans  les  vallées,  ou  ^dans  les  cavités  du 


444  I,A     REVUE     DE     PARIS 

plateau  karstique.  La  population  est  donc  très  peu  nombreuse. 
Les  Slovènes  qui  la  composent  sont  dispersés  en  une  foule  de 
.petits  villages,  et  leur  existence  est  si  misérable,  qu'ils  passent 
une  partie  de  l'année  hors  de  chez  eux  à  vendre  des  fruits 
méditerranéens,  à  se  louer  comme  maçons  ou  bûcherons.  Ils 
tendent  aussi  à  se  rapprocher  des  pays  riches,  au  ciel  clément, 
la  côte,  la  plaine  frioulane  ;  ils  sont  déjà  57  000  à  Trieste 
d'après  les  chiffres  oiïiciels,  et  peut-être  80  000,  réduisant  les 
Italiens  à  ne  plus  former  que  63  p.  100  du  total  de  la  popula- 
tion ;  à  Gorizia  ils  possèdent  tous  les  faubourgs  industriels,  et 
dans  la  ville  même  ne  sont  pas  loin  de  former  la  moitié  des 
habitants.  Croissance  rapide,  et  grosse  de  complications,  dont 
les  Autrichiens  n'ont  pas  manqué  de  tirer  parti. 

Quelque  revèches  que  soient  ces  hautes  terres,  et  pour 
monotone  qu'en  soit  la  traversée,  du  moins  ont-elles  le  mérite 
de  ne  pas  dissimuler  derrière  elles  d'autres  obstacles.  Vers 
l'Est  s'ouvrent  des  régions  accueillantes.  Les  plateaux  s'affais- 
sent et  se  disloquent  ;  de  vastes  bassins  d'effondrement,  que 
les  alluvions  ont  comblés,  étalent  leurs  terrasses  couvertes  de 
cultures.  La  Save,  passant  de  l'un  à  l'autre,  ménage  par  sa 
vallée  une  voie  de  communication  qui  passe  du  petit  bassin  de 
Radmannsdorf,  encore  élevé  et  froid  (500  mètres  d'altitude), 
à  celui  de  Krainburg,  plus  ample  et  plus  bas  (360  mètres)  et 
enfin  aux  plaines  de  Laibach,  dont  l'altitude  n'atteint  même 
plus  300  mètres.  II  fait  encore  grand  froid  l'hiver  au  fond  de 
ces  dépressions  où  l'air  glacé  s'accumule,  et  sur  lesquelles  la 
brume  s'appesantit  des  semaines  ;  mais  la  forte  chaleur  des 
étés,  d'ailleurs  arrosés  de  pluies  copieuses,  assure  la  maturité 
rapide  des  céréales.  Champs  de  blé  et  de  seigle  se  partagent  les 
plaines  de  Carniole,  refoulant  le  millet  et  le  sarrazin  ;  le  bétail, 
abondant,  va  paître  l'été  dans  les  forêts  qui  couvrent  les  pla- 
teaux environnants.  Au  sortir  des  hautes  terres  boisées,  ces 
larges  étendues  cultivées  animées  de  villages  et  de  routes,  et 
semées  d'îlots  rocheux  qui  en  rompent  la  monotonie,  déroulent 
entre  les  festons  de  leur  rebord  la  gaieté  de  vastes  oasis.  La 
population  se  presse  sur  les  terrasses  qui  dominent  les  cours 
d'eau,  ou  le  long  des  flancs  du  haut  pays.  Peu  de  villes,  peu 
d'industrie,  une  civilisation  tout  agricole.  Le  pays  est  pure- 
ment Slovène    sauf  dans  quelques  bourgades  commerçantes 


FRONT    ITALIEN  445 

et  dans  les  lieux  de  villégiature  où  se  fait  sentir  l'influence 
germanique  ;  pourtant  il  fut  un  temps  où  les  évêchés  allemands 
de  Brixen  et  Freising  possédaient  les  deux  tiers  du  territoire. 
A  Laibach  même  (Ljubljana),  l'élément  allemand  est  passé 
en  trente  ans  de  23  p.  100  à  moins  de  15.  Cette  capitale  de  la 
Carniole  est  une  des  villes  les  plus  slaves  de  l'Autriche,  et  cela 
a  son  intérêt,  car  elle  commande  toutes  les  avenues  du  pays. 
Proche  de  la  Save,  échancrant  de  la  plaine  qu'elle  maîtrise  les 
plateaux  du  Karst  au  droit  de  leur  ensellementleplus  accentué, 
elle  est  le  carrefour  des  routes  menant  à  Trieste,  à  Tarvis,  et 
vers  l'Est,  par  un  pay.sage  de  collines  ondulées,  vers  la  Croatie 
et  la  Hongrie. 

Mais  pour  arriver  dans  ces  plaines  ouvertes,  qui  les  mènent 
au  cœur  du  pays  ennemi,  pour  déboucher  sur  les  plateaux  qui 
dominent  ces  dépressions,  les  Italiens  ont  à  surmonter  un 
redoutable  obstacle  :  il  leur  faut  franchir  l'Isonzo,  gravir  les 
pentes  escarpées  qui  à  FEst  dominent  le  fleuve.  Ce  cours  d'eau 
au  nom  italien,  sur  les  rives  duquel  la  langue  italienne  prédo- 
mine, c'est  le  plus  sérieux  rempart  de  la  monarchie  austro- 
hongroise.  Les  difficultés  qu'il  oppose  à  la  marche  d'une  armée 
sont  multiples.  D'abord  la  direction  tortueuse  de  son  cours 
distribue  ses  rives  en  rentrants  et  en  saillants  successifs.  Ten- 
dant à  descendre  directement  des  hauteurs  du  Triglav,  où  il 
naît,  vers  la  plaine  du  Frioul,  il  est  plusieurs  fois  détourné 
brutalement  vers  le  Sud-Est,  le  long  de  failles  ou  de  bassins 
d'effondrement  parallèles  à  la  direction  des  montagnes  ;  de  là 
les  coudes  qu'il  prononce  brutalement,  soit  au  sortir  du  bassin 
de  Plezzo,  soit  à  Tolmino,  soit  à  Plava,  et  encore  à  Gorizia. 
D'autre  part,  la  présence,  le  long  du  tracé,  de  bassins  très 
affaissés  et  de  lignes  de  faible  résistance  a  permis  au  cours 
d'eau,  d'ailleurs  très  vigoureusement  alimenté,  d'établir  son 
lit  tout  au  long  à  une  très  faible  altitude  ;  mais  il  n'est  arrivé 
à  ce  résultat  qu'en  sciant  profondément  les  blocs  calcaires 
quil  lui  faut  traverser,  et  en  s' enfouissant  au  fond  de  gorges 
profondes,  appelées  ici  Canale,  comme  dans  toute  la  région. 
Fossé  profond  et  contourné,  dominé  par  d'énormes  pentes, 
pris  d'enfilade  du  haut  des  saillants  de  la  montagne,  tel  se  pré- 
sente l'obstacle  de  l'Isonzo. 

La  haute  vallée  est  atroce.  Enfoncée  au-dessous  de  500  mètres. 


446  LA     REVUE     DE     PARIS 

€t  dominée  à  pic  par  des  montagnes  de  2  500  mètres,  elle  est 
toute  en  pentes  croulantes,  entièrement  nues,  à  peine  tachetées 
de  quelques  touffes  de  genévriers.  Chaque  printemps,  les  ava- 
lanches y  glissent  à  grands  fracas,  renouvelant  le  manteau 
grisâtre  de  pierres  et  d'éboulis  qui  drape  de  ses  hgnes  raides 
les  flancs  de  la  gorge.  En  bas,  le  torrent  se  débat  avec  fureur 
contre  tous  les  obstacles  qu'y  accumule  la  démolition  de  la 
montagne  :  névés  d'avalanches,  cônes  d'éboulis,  fragments 
écroulés  des  versants.  Pas  d'habitants  ;  ni  alpages,  ni  champs, 
et  l'homme  li'y  paraît  que  pour  y  poursuivre  les  chamois,  ou 
guider  quelques  moutons  ;  le  district  de  Plezzo  tout  entier  n'a 
que  15  habitants  au  kilomètre  carré.  Brusquement  la  mon- 
tagne s'ouvre  en  un  ample  bassin  ;  du  Nord  débouche,  par  la 
vallée  de  la  Koritnitza,  la  route  de  Predil.  Sur  une  terrasse 
d'alluvions,  hors  de  portée  des  avalanches  et  de  la  mitraille 
des  éboulements,  voici  des  champs  bien  tenus,  une  oasis 
verdoyante  au  miheu  des  montagnes  grises  :  c'est  Plezzo,  avec 
ses  1  300  habitants,  ses  maisonnettes  à  l'aspect  italien,  quoique 
en  partie  habitées  par  des  Slovènes.  A  l'Ouest,  par  des  sentiers 
mal  entretenus,  mais  qui  ne  s'élèvent  même  pas  à  900  mètres, 
on  atteint  sans  grand' peine  le  Tagliamento. 

Mais  déjà  l'oasis  est  loin  en  arrière.  La  vallée  redevient 
héroïque.  Elle  tourne  brusquement  au  Sud-Est,  et  s'enfonce 
sous  la  haute  falaise  du  Polonnik,  qui  prolonge  à  l'Ouest  le 
Monte-Nero.  De  nouveau  la  montagne  menace  le  fleuve,  lui 
décoche  ses  décharges  d'éboulis  ;  des  pans  entiers  de  versants 
se  sont  écroulés  sur  la  vallée,  à  Serpenizza  et  Caporetto.  Nou- 
velle accalmie  :  par  216  ^mètres  d'altitude,  le  fleuve  franchit 
la  cluse  de  Ternova,  débouche  dani?  la  zone  de  moindre  résis- 
tance que  jalonne  la  faille  Tolmino-Idria.  L'Isonzo  y  a  déblayé 
un  sillon  plus  large,  qui  se  dilate  même  en  bassins.  Des  mon- 
tagnes désolées,  aux  pentes  nues,  Monte-Nero  à  gauche,  Mata- 
jur  et  Kolovrat  à  droite,  mettent  au-dessus  du  couloir  la 
menace  de  leurs  cimes  ;  mais  en  bas  la  nature  est  déjà  riante; 
la  vigne  apparaît  dès  Caporetto,  le  long  de  toutes  les  basses 
pentes  exposées  au  Sud-Ouest.  Des  bourgades,  Caporetto, 
Tolmino,  s'installent  aux  bonnes  expositions.  Aux  deux  extré- 
mités, des  routes  mettent  ce  secteur  en  relation  avec  l'exté- 
rieur. De^Caporetto,  une  large  brèche  mène  presque  de  plain- 


FRONT    ITALIEN  447 

pied  au  Natisone  et  à  la  frontière  ;  par  là  les  Italiens  ont 
pénétré  dès  les  premiers  jours,  et  d'un  élan  hardi  escaladé 
les  pentes  du  Monte-Nero,  d'où  ils  maîtrisent  toute  la  haute 
vallée.  A  Tolmino  débouchent  les  routes  qui  mènent  au  bassin 
de  Krainburg,  et  mieux  encore,  la  voie  ferrée  des  Tauern,  qui  a 
traversé  par  un  tunnel  de  6,3  kilomètres  le  plateau  de  Wochein, 
et  par  où  se  fait  la  liaison  directe  de  l'Allemagne  vers  Trieste. 
Mais  déjà  les  Italiens  s'infiltrent  autour  de  la  bourgade,  la 
tiennent  sous  leur  feu,  et  barrent  les  passages. 

Cependant,  l'Isonzo  a  changé  de  direction,  et  sa  vallée 
d'aspect.  De  nouveau  le  fleuve  fonce  à  travers  les  montagnes 
et  les  plateaux,  s'y  fraie  une  gorge,  d'abord  extrêmement 
étroite  et  déserte  sous  Santa-Lucia,  un  peu  élargie  à  Canale. 
Quelques  débris  de  terrasses  sont  restés  accrochés  aux  flancs  ; 
là  se  cramponne  une  végétation  méridionale  déjà  vigoureuse, 
la  vigne,  les  plantes  méditerranéennes.  La  voie  ferrée  l'accom- 
pagne, trouant  les  parois  de  tunnels.  A  Plava,  une  route  se 
risque  hors  du  défilé,  grimpe  en  lacets  jusqu'aux  hauteurs  qui 
dominent  la  frontière  :  par  là  sont  encore  venus  les  Italiens, 
qui  ont  occupé  ce  coude  de  la  vallée  au  point  où  elle  se  replie 
au  Sud-Est,  et  se  logeant  sur  la  rive  gauche  prennent  pied  sur 
le  plateau  de  Ternova.  De  nouveau  la  vallée  est  étroite,  recti- 
ligne,  dominée  presque  à  pic,  de  500  mètres  de  haut,  par  des 
falaises  boisées.  Dernier  avatar  :  l'Isonzo  tourne  à  l'Ouest. 
Ses  eaux  bleu-verdâtre  s'engagent,  tumultueuses,  dans  la 
cluse  de  Salcano,  et  tout  à  coup  débouchent  dans  un  large 
bassin,  antichambre  de  la  plaine  frioulane  qu'on  voit  luire 
entre  les  pentes  aimables  des  collines.  Là  se  cache  la  douce 
Gorizia.  La  haute  falaise  de  la  Forêt  de  Ternova  la  couvre  des 
morsures  de  la  bora  ;  tout  à  l'entour  saint  Michel,  saint  Pierre, 
saint  Marc,  saint  Daniel,  saint  Florian,  saint  Martin,  saint 
Maliro,  saints  italiens  et  saints  Slovènes,  du  haut  de  leurs 
oratoires,  veillent  sur  les  pentes  bénies  couvertes  de  vignobles, 
d'arbres  fruitiers,  de  jardins,  de  chênes  verts.  Des  voix  plus 
rudes  grondent  aujourd'hui  sur  les  collines,  rapidement  héris- 
sées de  batteries  ;  les  Autrichiens  en  ont  fait  un  camp  retranché 
improvisé,  qui  défend  le  passage  du  fleuve,  et  surtout  la  route 
la  plus  directe  d'Itahe  vers  Laibach,  celle  de  la  vallée  du  Vip- 
paco,  sur  l'emplacement  de  la  Via  Postumia. 


448  LA     HEVUK     DE     PARTS 

Gorges,  falaises,  pentes  pierreuses,  forêts,  les  Italiens  n'ont 
ici,  en  fait  d'obstacles,  que  l'embarras  du  choix  ;  tous  d'ail- 
leurs aggravés  par  la  présence  du  torrent,  roulant  avec  vio- 
lence des  eaux  inégales  qu'enflent  de  brusques  inondations. 
Cependant,  ils  paraissent  avoir  habilement  procédé  pour 
vaincre  toutes  ces  dillicultés.  Maîtres  du  bassin  de  Plezzo,  ils 
pressent  par  le  Sud  les  défenses  de  Predil;  agrippés  au  Monte- 
Nero  et  au  Kolovrat,  ils  dominent  Tolmino  ;  par  Plava  et  par  le 
Karst,  ils  tournent  Gorizia.  Les  surprises  heureuses,  d'ailleurs 
longuement  méditées,  que  les  troupes  italiennes  ont  effectuées 
dès  les  premiers  jours  de  la  guerre,  les  ont  mises  en  état  de  pour- 
suivre méthodiquement  la  tâche  de  forcer  le  passage  du  fleuve 
et  de  déboucher  sur  le  plateau.  D'un  bout  à  l'autre  de  la  fron- 
tière autrichienne,  les  affaires  de  l'Italie  paraissent  menées 
avec  ensemble,  prudence  et  décision.  Dominant  et  masquant 
le  Trentin,  menaçant  du  haut  des  chaînes  carniques  les  lignes 
de  communication  de  l'ennemi,  l'armée  de  nos  alliés  peut  en 
toute  tranquillité  consacrer  ses  efforts  à  l'opération  essen- 
tielle, prendre  pied  sur  les  plateaux  abaissés  de  l'Illyrie,  et  de 
là  foncer,  à  la  rencontre  des  Slaves  du  Sud,  vers  les  terres 
basses  de  la  Save  et  du  Danube. 

RAOUL    BLANCHARD 


L' aiminislraieiir-gèrant  :  *..  nA.cHEi.iER. 


LE   PETIT   PIERRE 


XVI 


PRESTIGE 


A  peu  de  temps  de  là,  un  événement  s'accomplit  qui  fait 
époque  dans  ma  vie.  J'assistai  à  la  représentation  d'une  pièce 
de  théâtre.  Mes  parents  n'allaient  guère  au  spectacle  et  il 
fallut,  pour  qu'ils  m'y  menassent,  un  concours  extraordinaire 
de  circonstances  :  il  fallut  que  mon  père  sauvât  par  son  art  et 
ses  soins  la  femme  d'un  auteur  dramatique,  qui  peu  de  temps 
après  cette  heureuse  guérison  fit  jouer  un  drame  historique  à 
la  Porte-Saint-Martin,  il  fallut  que  l'auteur  reconnaissant 
offrît  une  loge  à  mon  père  et  que  le  billet  fût  valable  pour  la 
seule  soirée  de  la  semaine  où  je  pusse  veiller,  celle  du  samedi, 
jour  où  les  directeurs  de  théâtre  sont  avares  de  leurs  faveurs, 
il  fallut  enfin  que  la  pièce  parût  de  sorte  à  ne  point  offenser 
d'innocentes  oreilles. 

Pendant  vingt-quatre  heures,  je  vécus  agité  de  crainte  et 
d'espérance,  dévoré  de  fièvre,  dans  l'attente  de  cette  félicité 
inouïe,  et  qu'un  coup  soudain  pouvait  détruire.  On  devait 
craindre  jusqu'à  la  dernière  minute  que  le  docteur  ne  fût 
appelé  auprès  d'un  malade.  Je  crus  que,  le  jour  de  la  repré- 
sentation, le  soleil  ne  se  coucherait  jamais.  Le  dîner  dont  je 

1.  Voir  la  R;vue  de  Paris  des  15  juillet,  1"  août  et  1«  septembre  1915. 
1"  Octobre  1915.  1 


45  0  LA     REVUE     DE     PARIS 

n'avalai  pas  une  bouchée,  me  parut  interminable,  et  je  fus 
dans  des  transes  mortelles  d'arriver  en  retard.  Ma  mère  n'en 
finissait  pas  de  s'habiller.  Elle  craignait,  en  manquant  les 
premières  scènes,  de  désobliger  l'auteur  et  perdait  cependant 
un  temps  précieux  à  arranger  des  fleurs  à   son  corsage  et 
dans   ses   cheveux.   Ma   chère   maman   étudiait  devant   son 
armoire  à  glace  sa  robe  de  mousseline  blanche  recouverte 
d'une  tunique  transparente  semée  de  pois  verts,  et  semblait 
attacher  une  sérieuse  importance  à  l'ordre  de   sa  coiffure, 
à  la  ligne  que  dessinait  sa  berthe  sur  ses  épaules  nues,  aux 
broderies  de  ses  manches  courtes  et  à  diverses  autres  circon- 
stances de  sa  toilette  que  je  jugeais  frivoles.  Jugement  que, 
depuis,  j'ai  réformé.  Le  fiacre  appelé  par  Justine  attendait. 
Maman  mit  de  l'eau  de  lavande  sur  son  mouchoir  et  descendit. 
Elle  s'aperçut  dans  l'escalier  qu'elle  avait  oublié  son  flacon  de 
sels  sur  la  toilette  et  m'envoya  le  chercher.  Enfin,  nous  arri- 
vâmes ;  l'ouvreuse  nous  introduisit  dans  une  loge  toute  rouge 
qui  s'ouvrait  sur  une  vaste  salle  bourdonnante,  d'où  partaient 
les   sons   inharmonieux  des  instruments   que  les  musiciens 
accordaient.  La  solennité  des  trois  coups  frappés  sur  la  scène 
et  suivis  d'un  profond  silence  m'émut.  Le  lever  du  rideau  fut 
vraiment  pour  moi  le  passage  d'un  monde  à  un  autre.  Et  dans 
quel  monde  splendide  j'entrais!  Habité  par  des  chevaliers,  des 
pages,  des  dames  et  des  damoiselles,  la  vie  y  était  plus  ;grande 
et  plus  magnifique  que  dans  le  monde  où  ma  naissance  m'avait 
placé,  les  passions  plus  terribles,  la  beauté  plus  belle.  Dans 
ces  vastes  salles  gothiques,  les  costumes,  les  gestes,  les  voix 
charmaient  les  sens,  étonnaient  l'esprit,,  ravissaient  le  cœur. 
Rien  n'existait  plus  pour  moi  que  ce  monde  enchanté  subite- 
ment ouvert  à  ma  curiosité  et  à  mon  amour.  Une  irrésistible 
illusion  s'était  emparée  de  moi,  et  ce  qui  aurait  dû  la  détruire 
en  me  rappelant  que  j'assistais  aux  jeux  du  théâtre,  les  plan- 
ches, les  frises,  les  bandes  de  toile  peinte  qui  représentaient  le 
ciel,  ces  rideaux  qui  encadraient  la  scène,  me  retenaient  encore 
p'.us  fortement  dans  le  cercle  magique.  Le  drame  nous  trans- 
portait aux  dernières  années  du  règne  de  Charles  VII.  Et  ,pas 
un  des  personnages  qu'il  fit  passer  sur  la  scène,  non  pas  même 
le  veilleur  de  nuit  et  le  sergent  du  guet,  ne  se  montra  à  mes 
yeux  sans  y  laisser  une  vive  image.  Mais  quand  parut  Margue- 


LE     PETIT     PIERRE  451 

rite  d'Ecosse,  un  trouble  extraordinaire  s'empara  de  moi,  je 
nîe  sentis  brûlant  et  glacé  et  fus  près  de  défaillir.  Je  l'aimai. 
Elle  était  belle.  Je  n'aurais  jamais  cru  qu'une  femme  pût 
l'être  autant.  Elle  apparut  pâle  et  mélancolique  dans  la  nuit. 
La  lune,  qu'on  reconnaissait  tout  de  suite  pour  une  lune  du 
moyen  âge  à  cause  de  son  cortège  de  nuages  lugubres,  et  par  sa 
visible  amitié  pour  les  clochers,  versait  sur  la  jeune  dauphins 
des  rayons  d'argent.  Je  ne  sais  dans  le  tumulte  de  mes  souve- 
nirs quel  ordre  suivre  ni  comment  achever  mon  récit.  J'admi- 
rai que  Marguerite  fût  si  blanche  et,  lui  voyant  les  paupières 
bleues,  je  pensai  que  c'était  un  signe  d'aristocratie.  Femme  du 
'dauphin  Louis,  elle  aime  l'archer  Raoul,  jeune  et  beau,  et 
qui  ne  se  connaît  ni  père  ni  mère,  ce  qui  le  rend  extrême- 
ment triste.  On  n'ose  blâmer  la  dauphine  d'aimer  l'archer 
Raoul,  quand  on  sait  que  cet  archer  est  fils  de  Charles  VIL 
Le  roi,  averti  par  les  astrologues  qu'il  mourrait  de  la  main 
de  ce  fils,  le  fit  exposer,  dès  sa  naissance,  et  lui  substitua 
un  enfant  trouvé  qui  épousa  Marguerite  d'Ecosse  et  devint  le 
dauphin  Louis,  en  sorte  que  c'est  réellement  à  Raoul  que 
Marguerite  était  destinée.  Elle  ne  le  sait  pas,  Raoul  l'ignore, 
mais  une  force  mystérieuse  les  attire  l'un  vers  l'autre. 
•  Les  en tr' actes  qui  me  ramenaient  brusquement  à  la  vie 
de  tous  les  jours  me  semblaient  d'une  brutalité  odieuse,  et 
les  cris  de  :  sirop,  limonade,  bière  !  bien  que  nouveaux  à  mes 
oreilles  et  par  conséquent  sans  vulgarité,  me  blessaient  par 
leur  caractère  profane. 

Je  vis  sur  le  programme  que  le  rôle  de  Marguerite  d'Ecosse 
était  tenu  par  mademoiselle  Isabelle  Constant,  et  ce  nom  se 
grava  dans  mon  cœur  en  traits  de  feu,  très  doux.  Il  me  restait 
encore  assez  d'intelligence  pour  distinguer  entre  le  person- 
nage et  l'interprète  ;  mais  je  prêtais  à  mademoiselle  Constant 
le  caractère  de  Marguerite  d'Ecosse,  tel  que  le  dramaturge 
l'avait  exprimé,  le  goût  des  lettres,  une  âme  généreuse  et  pure, 
.  un  cœur  noble,  une  mélancolie  romantique. 

Pendant  le  dernier  entr'acte,  l'auteur,  grand  homme  gri- 
sonnant, bourgeonné,  vint  dans  notre  loge  et  je  le  v^is  qui 
saluait  courtoisement  ma  mère.  En  vain  il  me  posa  la  main 
sur  la  tête  comme  autrefois  avait  fait  Rachel,  en  vain  il  me 
parla  obligeamment  de  mes  études,  me  félicitant  de  mon  goût 


452  LA     REVUE     DE     PARIS 

précoce  pour  les  lettres,  et  m' exhortant  à  apprendre  à  fond  le 
latin,  connaissance  qu'il  possédait  lui-même  et  à  laquelle  il 
attribuait  la  force  de  son  style,  bien  différent  de  celui  de  ses 
confrères  dramatiques  qui  écrivaient  comme  des  fiacres.  Je 
lui  répondis  à  peine  et  sans  le  regarder.  S'il  avait  su  la  cause 
de  mon  indifférence,  il  en  aurait  été  flatté,  mais  probablement 
il  me  trouva  stupide,  sans  attribuer  ma  stupidité  à  l'impres- 
sion prodigieuse  que  son  œuvre  produisait  sur  mon  esprit.  La 
toile  se  releva.  Je  recommençai  à  vivre.  Marguerite  d'Ecosse 
me  fut  rendue.  Hélas  I  je  ne  la  retrouvai  que  pour  la  perdre 
aussitôt.  Elle  périt  de  la  main  du  dauphin  Louis  au  moment 
où  l'archer  Raoul  se  jetait  à  ses  pieds.  L'archer  Raoul  tomba 
frappé  du  même  poignard  et  apprit  en  expirant  qu'il  était 
aimé.  Combien  j'enviai  son  sort  1 

Le  lundi,  à  la  classe  du  matin,  avec  quel  superbe  dédain 
je  regardai  mon  professeur  qui  insistait  sur  l'importance  qu'il 
y  avait  à  bien  distinguer  les  trois  voix  des  verbes  grecs,  comme 
si  quelque  chose  au  monde  importait  hors  mademoiselle  Isa- 
belle Constant,  sa  gloire  et  sa  beauté.  Contemplant  l'image 
adorable  imprimée  dans  mon  cœur,  je  n'entendis  point  les 
explications  de  M.  Beaussier  sur  la  voix  moyenne  qui  ne 
répond  pas  au  verbe  purement  réfléchi,  comme  on  ne  le  croit 
que  trop  communément.  Ce  défaut  d'attention  me  rendit 
incapable  de  décider,  sur  l'injonction  de  mon  professeur,  si 
Ttapacr/xeECTÔat,  signifie  se  présenter  ou  présenter  pour  soi,  sens 
évidemment  différents  l'un  de  l'autre.  Au  lieu  de  répondre 
au  hasard,  ce  qui  me  réservait  une  chance  sur  deux  de  rencon- 
trer juste,  je  gardai  stupidement  le  silence  et  fus  traité  de 
cancre,  injure  que  je  ressentis  cruellement  au  dedans  de  moi, 
car  l'amour  rend  les  âmes  fières. 

Pendant  la  récréation,  je  contai  la  soirée  qui  avait  décidé 
de  mon  sort  à  Mouron  dont  l'âme  exquise  me  semblait  propre 
à  recevoir  mes  confidences.  A  ma  grande  déception,  Mouron, 
loin  d'admirer  et  de  s'émouvoir,  garda  durant  mon  récit  un 
sourire  moqueur,  et  quand  je  lui  dis  la  beauté  d'Isabelle,  il  me 
répondit,  sans  nulle  émotion,  par  un  de  ces  agaçants  jeux  de 
mots,  habituels  à  son  esprit  polyglotte  : 

—  Isabella  bella  dona,  Isabelladone  par  contraction. 

Il  y  avait  des  petitesses  dans  l'esprit  de  Mouron. 


LE    PETIT    PIERRE  453 

Le  soir,  pendant  que,  nos  portefeuilles  sous  le  bras,  nous  sui- 
vions ensemble,  selon  la  coutume,  la  rue  du  Cherche-Midi  et 
la  rue  des  Saints-Pères,  je  ne  pus  me  défendre  de  parler  à 
Fontanet  du  seul  sujet  qui  existât  pour  moi.  Connaissant 
l'esprit  ironique  de  mon  camarade,  je  craignais  qu'il  ne  se 
moquât  de  mes  sentiments  exaltés.  Il  me  montra,  au  contraire, 
un  visage  grave  et  parut  m'encourager  par  son  silence  à  lui 
verser  mon  âme  toute  entière.  Trouvant  inopinément  un  cœur 
fait  pour  me  comprendre,  je  décrivis  à  mon  cher  condisciple 
l'état  où  m'avait  plongé  l'apparition  de  Marguerite  d'Ecosse, 
blanche  sous  les  rayons  de  la  lune. 

Fontanet  me  regarda  d'un  air  sombre  et  me  dit  : 

—  Prends  garde,  Nozière,  prends  garde  :  la  femme  est 
perfide. 

Et  il  ajouta  avec  une  violence  imprévue  : 

—  Quand  on  a  aimé  une  femme,  quand  on  a  foulé  avec  elle 
la  mousse  des  bois,  quand  on  a  noué  dans  ses  cheveux  la  fleur 
de  l'églantier,  quand  on  a  reçu  ses  serments  sous  un  tilleul,  si 
cette  femme  est  infidèle,  vois-tu,  c'est  terrible  I  On  n'a  plus 
de  raison  d'être  dans  la  vie,  on  n'existe  plus,  on  n'est  plus 
qu'une  ombre  et  qu'un  cadavre. 

Évidemment,  ces  paroles  ne  correspondaient  pas  exacte- 
ment aux  miennes,  mais  elles  respiraient  l'amour,  et  tous  deux, 
nous  alternions  nos  chants  comme  des  bergers  de  Sicile.  J'y 
goûtais  du  plaisir,  non  sans  en  éprouver  de  la  surprise. 

Jamais  avant  ce  jour  Fontanet  ne  m'avait  entretenu  de  la 
perfidie  des  femmes,  et  jamais  il  n'avait  parlé  avec  tant  d'exal- 
tation. Ses  conversations  ordinaires  donnaient  plutôt  l'idée 
d'un  esprit  propre  aux  affaires,  et  je  l'admirais  surtout  comme 
homme  d'État.  Mais,  ce  jour-là,  Fontanet  ne  songeait  pas  à 
la  vie  publique.  Voué  tout  entier  à  l'amour  fatal,  il  annonçait 
des  résolutions  farouches. 

—  Ah  !  s'écria-t-il,  goûter  les  délices  de  la  vengeance  ! 

—  Je  voudrais  la  revoir,  ne  fut-ce  qu'un  instant,  —  dis-je 
en  soupirant,  —  me  trouver  dans  l'ombre  sur  son  passage. 

Fontanet  murmurait  le  nom  de  Madeleine  et  semblait  en 
proie  à  de  magnifiques  tortures. 

—  Qui  est  Madeleine,  —  demandai-je  ému,  — ■  où  l' as-tu 
connue? 


454  T,A     REVUE     DE     l'AUiS 

Foiitanet  me  répondit  avec  gravité. 

—  Madeleine  est  l'héroïne  d'un  roman  qui  est  une  histoire 
véritable.  Je  l'ai  lu  dimanche,  dans  le  jardin  du  Luxembourg 
sur  un  banc,  devant  la  statue  de  Velléda.  Ce  roman  s'appelîe 
Sous  les  Tilleuls.  Il  faut  l'avoir  lu  pour  connaître  les  passions. 
Je  te  le  prêterai. 

Les  jours  succédaient  aux  jours  et  je  n'oubliais  pas  Isabelle, 
je  me  demandais  quel  palais  elle  habitait,  dans  quels  jardins 
délicieux  elle  se  promenait.  Mais  je  ne  trouvai  personne  qui 
pût  me  l'apprendre.  Je  manquais  de  relations  dans  le  monde 
du  théâtre.  Faute  de  renseignements,  je  lui  donnai  un  logis 
à  mon  goût,  un  château  du  xv^  siècle  où  j'entassai  toutes 
les  splendeurs  de  l'Orient. 

Un  jeudi,  je  rencontrai  rue  de  Tournon  mon  voisin  M.  Mé- 
nage, qui  revenait  du  musée  du  Luxembourg  où  il  copiait  pour 
vivre  V Appel  des  Condamnés,  grande  toile  sentimentale  dont 
il  se  disait  écœuré.  Il  se  plaignit  de  la  décadence  des  arts, 
poursuivit  de  ses  invectives  les  philistins,  ennemis  nés  du 
génie,  vomit  longuement  la  peinture  chloro tique  d'Ary 
Schefîer  et,  plein  d'horreur  et  de  dégoût  pour  le  temps  pré- 
sent, jeta  l'anathème  sur  la  poésie,  le  roman  et  le  théâtre 
bourgeois.  A  force  de  ruse  et  de  patience,  je  parvins  à  main- 
tenir la  conversation  sur  le  théâtre  et  lui  demandai  s'il  ne 
connaissait  pas  mademoiselle  Isabelle  Constant. 

—  Ah  I  —  s'écria-t-il  en  souriant  tout  à  coup,  —  la  petite 
Constant...  C'est  la  fille  du  père  Constant,  le  coiffeur  de  la  rue 
d-'Assas,  tu  vois  d'ici  sa  boutique  bleue,  surmontée  d'une  boule 
d'or,  d'où  pend  une  queue  de  cheval.  Dans  une  cage  accrochée 
à  une  fenêtre  de  l'entresol  sifïlent  les  serins  de  la  petite  Cons- 
tant, qui  lui  ressemblent  par  la  couleur,  le  ramage  et  l'esprit... 
Et  il  faut  voir  la  mère  Constant,  son  chapeau  orné  de  coque- 
licots, ses  anglaises  attachées  à  ses  oreilles  par  des  ficelles 
rouges,  ses  coques,  son  petit  châle  jaune  et  son  cabas  !  Elle 
ne  quitte  pas  sa  fille,  l'accompagne  au  théâtre,  lui  fait  gober 
des  œufs  crus  pour  lui  éclaircir  la  voix,  s'installe  dans  la  loge 
d^  la  petite,  reçoit  les  critiques  et  les  amoureux,  dénombre 
aux  ouvreuses  toutes  les  beautés  d'Isabelle,  et  les  médecines 
qu'elle  lui  administre,  et  ramène  l'enfant  par  «  la  dernière 
omnibus  »...  Si  tu  veux  la  voir,  la  petite  Constant,  ce  n'est  pas 


LE     PETIT    PIERRE  455 

difficile.  Tous  les  lundis  régulièrement,  le  père  Constant  lui 
lave  la  tète  au -quinquina,  puis  vers  les  quatre  heures,  lorsque 
le  temps  est  beau,  il  la  mène  au  Luxembourg,  la  fait  asseoir 
sur  un  pliant  et  fume  sa  pipe  à  côté  d'elle,  pendant  que  les 
cheveux  de  l'infante  sèchent  au  soleil... 


XVII 

AMITIÉ 

Je  faisais  partie,  avec  Mouron  et  Fontanet,  du  groupe  des 
péripatéticiens  qui,  pendant  les  récréations,  en  se  promenant 
de  long  en  large  dans  la  cour,  dissertaient  de  toute  chose  con- 
naissable  et  inconnaissable.  Et  je  ne  surprendrai  point  les 
sages  en  disant  que  plus  les  problèmes  que  nous  examinions 
étaient  ardus,  plus  nous  les  résolvions  facilement. 

Nous  ne  rencontrions  guère  de  difficultés  métaphysiques,  et 
n'éprouvions  nul  embarras  relativement  au  temps  et  à  l'es- 
pace, à  l'esprit  et  à  la  matière,  au  fini  et  à  l'infini.  Je  m'em- 
barrassais peut-être  un  peu  plus  que  les  autres  dans  les  diffi- 
cultés que  de  tels  sujets  offrent  à  l'esprit,  aussi  Fontanet 
doutait-il  de  la  profondeur  de  mon  intelligence. 

Nous  parlions  souvent  du  choix  d'une  carrière,  et,  à  mesure 
qjienous  avancions  dans  nos  études,  ce  sujet  se  présentait  avec 
plus  de  force  à  notre  esprit.  Se  sentant  atteint  du  même 
mal  dont  son  père  était  mort  jeune.  Mouron  pour  se  donner 
le  change,  abondait  en  projets.  Son  goût  réel  de  la  linguistique 
le  poussait  vers  les  carrières  studieuses  et  sédentaires,  telles 
que  le  haut  enseignement  ;  cependant,  dans  la  crainte  que  sa 
santé  ne  lui  permît  pas  de  se  livrer  à  des  travaux  assidus,  il  se 
destinait  à  la  navigation.  Il  avait  aussi  du  penchant  pour  l'en- 
tomologie et  les  travaux  de  laboratoire,  et  vraiment  il  nous 
surprenait  par  sa  connaissance  approfondie  des  mœurs  des 
fourmis. 

Fontanet  montrait  moins  d'hésitation  dans  le  choix  d'une 
carrière.  Il  se  destinait  au  barreau  et  se  proposait  d'entrer  à 
la  Chambre  dès  qu'il  aurait  l'âge  légal.  Jaloux  de  devenir  un 


456 


LA     REVUE     DE     PARIS 


nouveau  Berryer,  notre  éloquent  camarade  cherchait  déjà 
pour  l'embrasser  une  grande  cause  perdue.  C'était,  disait-il, 
dans  le  parti  des  vaincus  que  se  montre  la  grandeur  d'âme. 

Quant  à  moi,  ne  me  découvrant  point  de  vocation,  je  me 
résignais  par  avance  à  accomplir  d'humbles  tâches,  et  pour 
conformer  ma  destinée  à  ma  nature,  j'aspirais  à  la  médiocrité. 
Mais  cette  médiocrité  concernant  les  choses  ne  s'étendait  pas 
aux  idées;  j'aspirais  à  tout  voir,  tout  savoir,  tout  sentir,  à 
renfermer  le  monde  entier  en  moi,  désir  qui  ne  devait  pas  être 
pleinement  satisfait. 

Chazal  se  joignait  souvent  à  nous.  Nous  méprisions  l'inélé- 
gance de  son  esprit,  mais  il  nous  fallait  reconnaître  sa  rude  et 
simple  bonté.  Moqué  à  F  envi  par  ses  maîtres  et  ses  camarades 
pour  son  parler  antique,  son  accent  berrichon,  son  ignorance 
des  arts  et  des  lettres  et  son  bon  sens  dont  tous  les  traits  por- 
taient, souvent  rossé,  malgré  sa  force  musculaire  dont  il 
n'abusait  pas,  Chazal  gardait  sa  tranquillité,  la  possession  de 
soi  et  cette  sereine  gaîté  qui  prenait  sa  source  au  dedans  de 
lui-même.  Chazal  n'aimait  que  la  campagne  ;  issu  de  gros  pro- 
priétaires, il  se  destinait  à  faire  valoir  les  biens  de  sa  famille. 
J'aimais  la  campagne  autant  qu'il  pouvait  l'aimer,  mais  non 
pas  de  la  même  manière.  Il  l'aimait  en  paysan  laborieux  et 
âpre.  Il  cherchait  en  elle  l'effort  et  le  gain.  Et  moi,  je  deman- 
dais à  la  nature  de  goûter  sur  son  sein  la  volupté  qu'elle  mêle  à 
la  mort.  Je  lui  demandais  de  me  livrer  sa  beauté  désespérante. 
Comme  on  change  peu  !  En  écrivant  ces  lignes,  je  me  sens 
agité  de  tous  les  frissons  de  mon  enfance. 

Je  me  sentais  capable  d'amitié  et  croyais  en  éprouver  pour 
Mouron.  Succédant  à  une  longue  inimitié,  ma  tendresse  pour 
lui  avait  jalli  soudain  avec  force,  et  le  charme  de  Mouron  la 
rendait  exquise.  J'estimais  son  esprit  d'un  fini  précieux  et  son 
caractère  ferme  dans  sa  douceur.  Le  seul  danger  qui  menaçât 
notre  parfaite  concorde  venait  de  cette  tendance  à  l'exagéra- 
tion qui  a  souvent  gâté  mes  meilleures  intentions.  L'ayant 
trop  longtemps  méconnu,  j'admirais  Mouron,  par  compensa- 
tion, avec  un  excès  fatigant  pour  lui  comme  pour  moi.  Et  ce 
n'était  pas  seulement  sa  modestie  que  je  risquais  d'offenser, 
mais  un  sentiment  de  la  mesure  qui  faisait  le  fond  même  de 
son  esprit  et  de  son  caractère. 


LE     PETIT     PIERRE  457 

Je  ne  savais  pas  que  j'aimais  Chazal  et  cette  ignorance 
paraîtra  incompréhensible,  quand  j'aurai  dit  que  je  ne  pou- 
vais voir  et  entendre  Chazal  sans  être  illuminé  de  joie.  Je  sen- 
tais l'agreste  beauté  de  son  âme,  je  goûtais  la  saveur  de  son 
langage  rustique.  Mais  servilement  soumis  à  l'opinion  publique 
qui  faisait  de  Chazal  une  bête,  j'étais  assez  sot  pour  croire  que 
c'était  mon  esprit  qui  donnait  du  sel  à  ses  balourdises.  Pour 
tout  dire,  il  exhalait  une  forte  odeur  de  sueur,  et  j'eusse  pré- 
féré qu'il  sentît  la  violette. 

Quant  à  Fontanet,  le  connaissant  depuis  très  longtemps,  je 
n'examinais  plus  les  fondements  d'une  vieille  amitié  qu'il 
convenait  de  regarder  comme  inébranlable.  Mon  admiration 
pour  son  esprit  ingénieux  et  plus  encore  la  satisfaction  que  lui 
donnait  ma  simplicité  confiante  la  resserraient  tous  les  jours. 
Fontanet  qui  avait  le  profil  du  renard,  en  avait  aussi  les  mœurs. 
Et,  sans  son  goût  pour  la  trufïerie,  sans  sa  perpétuelle  déman- 
geaison d'engeigner  autrui,  je  crois  qu'il  aurait  recherché  un 
compagnon  moins  candide  que  moi. 

On  comptait  encore  parmi  les  péripatéticiens  S.  Lavigny 
haut  comme  une  botte,  fier  comme  Artaban,  qui  se  destinait 
à  la  marine  et  se  refusait  obstinément  à  étudier  la  géogra- 
phie, alléguant  qu'il  l'apprendrait  très  bien  en  naviguant,  et 
Maxime  Denis  qui  composait  un  poème  latin,  imité  d'Ovide, 
sur  la  métamorphose  de  M.  Mésange  en  oiseau.  Pour  ceux 
qui  le  pourraient  ignorer,  il  faut  dire  que  M.  Mésange,  notre 
professeur  de  mathématiques,  portait  en  cette  vie  transitoire 
un  corps  immense,  informe,  portenteux,  d'une  pesanteur 
inique,  sous  laquelle  il  succombait.  Cette  masse  indigeste 
ruisselait  d'une  transpiration  perpétuelle,  et  il  s'en  exhalait 
une  buée  chaude,  très  agréable  aux  mouches.  Or,  la  nature 
ayant  joint  sans  discernement  à  ce  tronc  monstrueux  des  bras 
d'enfant,  M.  Mésange  ne  pouvait  sans  peine  chasser  les  insectes 
ailés  qui  venaient  par  essaims  se  nourrir  sur  son  crâne  onc- 
tueux. 

Et  tandis  qu'il  nous  enseignait  lès  propriétés  des  nom- 
bres, il  contemplait  d'un  œil  d'envie  les  oiseaux  légers  qui 
becquetaient  les  miettes  de  pain  dans  la  cour.  Aussi  était-ce 
dans  un  esprit  de  bienveillance  que  Maxime  Denis  chantait 
la  métamorphose  du  professeur  obèse  en  cet  oiseau,  chasseur 


458  LA     REVUE     DE    PARIS  i 

d'abeilles,  dont  il  portait  le  nom.  Je  n'ai  de  ce  poème,  retenu 
qu'un  vers,  dont  on  goûtera  l'élégante  latinité  : 

Versicolorque  merops,  apibus  certissima  fessîs 
Pernicies... 

Ainsi  Sious  l'œil  soupçonneux  du  surveillant  Péiissier,  nous 
échangions  des  idées  ou  riantes  ou  graves.  Mais  je  fus  emporté 
tout  à  coup  hors  de  cette  compagnie  d'élite  par  un  sentiment 
auquel  je  m'abandonnai  avec  une  aa:deur  siagulière.  Une  cir- 
constance peu  importante  le  fit  éclater.  Mon  père  obsers'ant 
d'aventure  mon  impuissance  à  résoudre  des  problèmes  do 
géométrie  qui  n'étaient  nullement  insolubles,  attribua  celt 
incapacité  à  mon  ignorance  des  éléments  d'une  science  dans 
laquelle  les  vérités  se  déduisent  les  unes  des  autres.  Pour  y 
remédier,  il  demanda  à  M.  Mésange  de  me  donner  des  répé- 
titions de  géométrie.  M.  Mésange  y  consentit  et  me  prit  à  part, 
deux  fois  la  semaine,  d^e  quatre  heures  et  demie  à  cinq  heures 
et  demie,  avec  mon  camarade  Tristan  Desrais,  que  je  connaissais 
fort  bien,  puisqu'il  suivait  depuis  six  mois  les  mêmes  classes 
que  moi,  mais  avec  qui  j'avaisi  entretenu  aussi  peu  de  relations 
que  possible.  A  peine  avions-nous  échangé  quelques  paroles  à 
la  classe  de  dessin  où  il  se  montrait  fort  dissipé,  tandis  que  je 
copiais  attentivement  la  tête  d'Hersilie.  Desrais,  de  même 
taille  et  de  même  âge  que  moi,  paraissait  un  peu  plus,  jeune.  Je 
n'observais  guère  les  traits  de  son  visage,  mais  ses  lèvres 
rouges  comme  si  elles  eussent  été  fardées,  attiraient  le  regard. 
Je  remarquai  aussi  ses  cheveux  châtains,  légèrement  ondes  et 
dorés  par  endroits,  ses  longs  cils,  son  teint  mat  et  ses  oreille^ 
trop  évasées.  Il  aurait  paru  froid  et  dur  sans  un  mince  sourire 
qui  lui  éclairait  habituellement  le  visage.  Il  se  rongeait  les 
ongles  jusqu'au  sang,  ce  qui  lui  gâtait  les  mains.  Sa  sveltesse 
et  sa  taille  déliée  dissimulaient  des  muscles  robustes.  Tous  se? 
mouvements  étaient  empreints  d'une  élégance  que  ma  pré- 
coce habitude  de  la  statuaire  antique  me  faisait  sentir.  Au 
reste,  sa  supériorité  dans  tous  les  exercices  du  corps  était  una- 
nimement reconnue  et  il  paraissait  au  milieu  de  nous  comme 
un  étudiant  anglais.  La  jeunesse  des  écoles,  en  ce  temps-là, 
ne  s'adonnait  guère  aux  sports.  On  ignorait  la  culture  phy- 
sique ;  les  leçons  de  gymnastique  que  nous  donnait  un  caporal 


LE    PETIT     PIERRE  459 

de  pompiers  étaient  peu  suivies.  Nous  dédaignions  le  gym- 
nase établi  dans  une  des  cours.  Mais  certains  jeux,  comme 
les  barres  et  le  ballon,  donnaient  occasion  aux  plus  forts  de  se 
montrer  à  leur  avantage.  Desrais  en  partageait  la  royauté 
avec  La  Berthelière.  Je  fuyais  ces. jeux  athlétiques  pour  les- 
quels je  n'avais  point  de  goût  et  où  je  n'espérais  pas  briller, 
et  Desrais  n'attirait  nullement  mon  attention.  Mais  dés  la 
première  répétition  de  géométrie  que  nous  prîmes  ensemble, 
j'éprouvai  pour  lui  une  amitié  soudaine. 

En  soi,  ces  répétitions  de  géométrie  n'étaient  pas  la  chose 
du  monde  la  mieux  entendue.  M.  Mésange  y  faisait  marcher 
de  front  Desrais  qui  préparait  ses  examens  pour  Saint-Cyr  et 
un  apprenti  géomètre  qui  n'eût  point  passé  sans  aide  le  Pont 
aux  Anes.  Elles  se  donnaient  dans  une  classe  du  grand  col- 
lège, à  l'heure  du  goûter  ;  nous  efforçant 

De  poursuivre  une  sphère  en  ses  cercles  nombreux 
Et  du  sec  A  plus  B  les  sentiers  ténébreux, 

nous  tracions  des  figures  sur  le  tableau  noir,  et  nous  avalions 
avec  notre  pain  et  notre  chocolat  la  poussière  de  la  craie,, tan- 
dis que  dans  la  salle  voisine,  M.  Régnier,  lauréat  du  Conser- 
vatoire, donnait  à  La  Berthelière  et  à  Morlot  une  leçon  de 
violon  qu'on  eût  facilement  prise  pour  un  concert  de  chats 
et  dont  les  charmes  aigus  plongeaient  rapidement  M.  Mésange 
dans  un  sommeil  profond  et  sonore.  Respectant  le  repos  du 
maître,  j'échangeais  avec  Desrais  des  propos  qui  me  ravis- 
saient, je  ne  sais  pourquoi.  Desrais  parlait  souvent  de  ses  cra- 
vates, dont  il  vantait  la  forme  et  la  couleur  ;  il  me  confiait 
aussi  ses  progrès  en  équitation  et  l'espoir  que  sa  mère,  aux 
vacances,  lui  donnerait  un  poney.  Quand  il  jugeait  que  la 
répétition  avait  assez  duré,  il  secouait  le  torchon  poudreu-x 
sur  le  maître  endormi,  bouche  bée,  qui  s'éveillait  en  sursaut, 
suffoquant  dans  un  nuage  de  craie. 

J'appris  peu  de  géométrie  dans  ces  répétitions,  mais  j'y 
goûtai  les  plaisirs  très  doux  de  l'amitié.  Voir  Desrais,  causer 
et  rire  avec  lui  m'étaient  infiniment  agréables.  Dès  lors,  je 
pecherchai  sa  compagnie,  et  me  mêlai  à  ses  jeux.  Quand  la 
mode  fut  aux  échasses.  Desrais,  qui  suivait  toujours  la  moée:, 
s'en  procura  une  paire.  Je  l'imitai  et  me  hissai  sur  des  échasses 


460  LA     nEVUE     DE    PARIS 

aussi  hautes  que  les  siennes,  malgré  une  horrible  peur  de 
tomber  que  justifiait  ma  maladresse.  Désormais,  je  ne  man- 
quais plus  une  partie  de  barres  ni  de  ballon,  moi  qui  n'avais 
éprouvé  jusque-là  que  du  dégoût  pour  ces  jeux.  Sans  me 
flatter,  j'ai  toujours  eu  de  la  propension  à  la  libéralité  ;  encore 
me  fallait-il  une  occasion  de  l'exercer.  J'en  trouvai  dès  lors  un 
perpétuel  sujet.  Ayant  remarqué  que  Desrais  aimait  la  pape- 
terie, je  lui  donnai  les  cahiers  les  plus  beaux  qui  se  pussent 
trouver  dans  la  boutique  de  madame  Fuzelier,  des  cahiers 
reliés  en  toile  blanche,  en  chagrin  noir,  en  maroquin  Laval- 
lière et  dorés  sur  tranche.  Je  lui  offris  un  porte-plume  fait  d'un 
piquant  de  porc-épic  terminé  par  une  boule  d'argent,  et  un 
encrier  de  poche  en  galuchat.  Je  m'y  ruinais  ;  ma  mère  s'éton- 
nait du  désordre  de  mes  finances  et  de  l'importunité  de  mes 
demandes. 

Sans  être  très  réfléchi  ni  très  laborieux  Desrais  montrait  un 
esprit  facile  et,  sachant  plaire,  se  faufilait  dans  l'élite,  parmi 
ceux  que  mon  parrain  le  paléontologue  appelait  les  primates. 
Mon  amitié  pour  lui  m'inspira  assez  d'émulation  pour  me  sou- 
lever quelque  temps  dans  les  mêmes  régions,  et  il  m'y  fallait 
plus  d'efforts,  n'ayant  pas,  comme  lui,  la  grâce. 

Recherchant  sa  compagnie,  bien  plus  qu'il  ne  recherchait  la 
mienne,  après  la  répétition  de  géométrie  je  l'accompagnais 
jusqu'à  la  maison  de  la  rue  Saint-Dominique  où  il  demeurait, 
bien  que  ce  ne  fût  pas  mon  chemin.  Un  soir,  sur  le  carrefour 
de  la  Croix-Rouge,  nous  rencontrâmes  le  caporal  de  pompiers 
Duluc,  notre  moniteur. 

—  Nous  allons  le  griser,  —  me  dit  Desrais  à  l'oreille. 

Et  abordant  le  jeune  soldat,  timide  comme  une  demoiselle, 
il  l'entraîna  rougissant  chez  un  marchand  de  tabac  du  carre- 
four où  il  lui  offrit  de  l'eau-de-vie  et  des  cigarettes.  Et  nous 
levâmes  notre  verre  à  sa  santé.  Desrais  ne  grisa  pas  le  pom- 
pier, mais  me  causa  un  violent  mal  de  tète.  Le  lendemain  il 
me  fit  fumer  une  cigarette  de  maryland  qui  me  souleva  le 
cœur.  Enfin,  chaque  jour  me  faisait  découvrir  de  nouvelles 
raisons  d'admirer  mon  ami. 

Desrais,  d'une  famille  d'officiers,  se  destinait  à  l'armée.  Je 
me  découvris  alors  un  goût  du  métier  militaire,  que  je  ne 
m'étais  pas  connu  jusque-là.  Je  me  voyais  déjà  lieutenant, 


LE    PETIT    PIERRE  461 

capitaine,  héroïque  et  doux  et  mélancolique  comme  un  offi- 
cier d'Alfred  de  Vigny.  En  attendant,  je  cherchais  vainement 
à  donner  à  Desrais  des  marques  illustres  de  mon  attachement. 

Un  jour,  je  lus  dans  je  ne  sais  quel  traité  de  la  poésie 
grecque,  que  M.  Dubois  m'avait  prêté,  l'épigramme  funé- 
raire d'Amyntor,  fils  de  Philippe,  qui  mourut  jeune  dans  un 
combat,  en  couvrant  un  ami  de  son  bouclier.  Je  tressaillis  et 
me  sentis  transporté  du  désir  de  mourir  pour  Desrais. 

Cette  amitié  héroïque  se  brisa  en  un  moment.  Un  jour  d'au- 
tomne, à  la  récréation  de  midi,  comme  on  avait  décidé  une 
partie  de  ballon,  Desrais  et  La  Berthelière,  chefs  de  camp, 
choisissaient  leurs  champions.  Alléguant  que  j'étais  très  faible 
à  ce  jeu,  ce  qui  était  une  évidente  vérité.  Desrais  ne  me  prit 
pas  dans  son  camp.  Je  rompis  aussitôt  avec  lui,  plein  de  dépit, 
mais  sans  regret,  et  sentant  bien  que  je  ne  renouerais  jamais. 

Et  l'ami  pour  qui  la  veille  je  voulais  mourir  me  devint 
indifférent. 


XVIII 

M.    DUBOIS 

J'avais  eu,  cette  semaine-là,  des  notes  déplorables.  Ma  con- 
duite était  mauvaise,  mon  travail  nul.  Ma  pauvre  mère, 
accablée  d'affliction,  implora  M.  Dubois. 

— n  Puisque  vous  voulez  bien  vous  intéresser  à  cet  enfant,  — 
lui  dit-elle,  -^  grondez-le.  Il  vous  écoutera  mieux  que  moi. 
Faites-lui  comprendre  le  tort  qu'il  se  fait  en  négligeant  ses 
études. 

— -  Comment  lui  faire  concevoir  ce  tort,  chère  madame,  — - 
répondit  M.  Dubois,  — ^si  je  ne  le  conçois  pas  moi-même? 

Et  tirant  un  volume  de  sa  poche,  il  lut  ces  lignes  : 

«  Homère  ne  passa  point  dix  ans  dans  le  fond  d'un  collège 
à  recevoir  le  fouet  pour  apprendre  quelques  mots  qu'il  eût 
pu,  chez  lui,  savoir  mieux  en  cinq  ou  six  mois.  » 

Ma  mère  le  regarda,  surprise  et  désolée.  Et  M.  Dubois,  me 
tirant  doucement  l'oreille  : 


462  LA    REVUE     DE     PARIS 

— .  Moii  ami,  ce  n'est  pas  tout  que  d'être  sourd  à  ces  cuistres, 
ennemis  de  la  nature  ;  il  faut  écouter  la  nature  qui  seule  peut 
t' expliquer  Virgile  et  t'enseignerles  lois  des  nombres.  Ne  perds 
pas  un  moment  pour  rattraper,  quand  tu  es  libre,  le  temps 
que  tu  perds  au  collège, 

M.  Dubois  était  alors  un  grand  vieillard  de  soixante-dix  à 
soixante-douze  ans  qui  portait  haut  la  tête,  saluait  avec  grâce 
et  se  montrait  à  la  fois  affable  et  distant.  Une  coiffure  en  coup 
de  vent  et  de  courtes  pattes  de  lièvre,  à  la  mode  de  sa  jeunesse, 
rehaussaient  son  long  visage  glabre.  Sa  face  était  sévère, 
son  sourire  charmant.  Il  portait  d'ordinaire  une  longue  redin- 
gote vert  bouteille,  prisait  dans  une  boîte  d'écaillé  à  médail- 
lon, et  se  mouchait  d.ans  un  vaste  foulard  rouge. 

Il  s'était  trouvé  en  relation  avec  ma  famille  par  sa  sœur  dont 
mon  père  avait  été  le  médecin  et  l'ami.  Après  la  mort  de  cette 
sœur,  M.  Dubois  ne  cessa  pas  de  fréquenter  notre  maison.  Il 
y  était  très  assidu.  Si  je  n'avais  pas  entendu  M.  Dubois  causer 
avec  mon  père,  dont  il  ne  partageait  les  opinions  sur  aucun 
sujet,  si  je  ne  l'avais  pas  vu  rendre  ses  devoirs  à  ma  mère  qui 
était  trop  simple  et  trop  timide  pour  encourager  les  belles 
manières,  je  n'aurais  pas  l'idée  du  point  de  perfection  auquel 
un  galant  homme  peut  porter  le  bon  ton,  la  réserve  et  la  poli- 
tesse. Issu  de  gros  bourgeois  de  Paris,  avocats,  magistrats  sous 
l'ancien  régime,  M.  Dubois  tenait  par  son  éducation  à  la 
vieille  société  française.  On  le  disait  égoïste  et  parcimonieux. 
Je  crois  qu'en  effet  pour  lui  la  grande  affaire  était  de  vivre,. 
et  que,  menant  un  train  des  plus  réduits,  il  ne  recherchait 
pas  les  occasions  de  faire  des  largesses.  C'était  un  homme 
d'habitudes,  qui  aimait  la  simplicité,  la  pratiquait,  s'en  faisait 
à  la  fois  un  agrément  et  une  vertu.  Il  habitait  seul  avec  sa 
vieille  gouvernante  Clorinde  qui  lui  était  dévouée.  Mais  «  elle 
buvait  »,  ce  qui  la  rendait  incommode,  et  peut-être,  M.  Dubois, 
en  recherchant  notre  maison,  fuyait-il  la  sienne, 

M.  Dubois  me  témoignait  une  bienveillance  d'autant  plus 
précieuse  qu'elle  venait  d'un  vieillard  qui  n'aimait  pas  les 
jeunes  gens.  Je  la  gagnai,  à  ce  que  je  pense,  en  l'écoutant  avec 
attention  ;  car  il  se  plaisait  à  conter,  et  tout  enfant  que  j'étais, 
ce  qu'il  disait  m'intéressait  presque  toujours.  Vers  mes  seize 
ans,  je  fus  tout  à  fait  dans  ses  bonnes  grâce.  Snns  me  flat- 


LE    PETIT     PIERRE  463 

ter,  il  causait  avec  moi  plus  volontiers  qu'avec  mon  père. 
Après  si  longtemps  qu'elle  s'est  tue,  j'ai  encore  sa  voix  dans 
l'oreille.  Elle  était  sans  beaucoup  de  force  et  ne  s'élevait 
jamais.  Sa  prononciation,  ainsi  que  celle  de  ses  contemporains, 
différait  de  celle  des  hommes  d'aujourd'hui  :  elle  était  plus 
facile  et  plus  douce.  M.  Dubois  disait  marne  pour  madame. 
Sèves  pour  Sèvres,  Liiciennes  pour  Louveciennes.  Il  disait 
segret  pour  secret,  ne  faisait  jamais  sonner  les  lettres  doubles, 
prononçait  commentaire,  comme  nous  prononçons  comment, 
et  ne  faisait  pas  entendre  les  consonnes  finales  dans  les  mots 
fils,  onrs,  dot,  legs,  lacs. 

De  sa  vie,  je  savais  peu  de  chose  et  ne  me  souciais  pas  d'en 
savoir  davantage  ;  je  n'avais  pas  alors,  comme  aujourd'hui 
la  curiosité  du  passé.  A  vingt  ans,  au  déclin  de  l'Empire,  il 
était  entré  dans  l'armée,  et  avait  fait,  comme  aide  de  camp 
du  général D...  la  campagne  de  1812.  Il  avait  eu  les  oreilles  gelées 
à  Smolensk.  M.  Dubois  n'aimait  pas  Napoléon  à  qui  il  repro- 
chait avec  une  égale  amertume  d'avoir  fait  périr  cinq  cent  mille 
hommes  en  Russie  et  de  s'être  coiffé,  pendant  la  cam- 
pagne, d'un  bonnet  polonais  à  créneaux,  fort  séant,  sans  doute, 
aux  magnats,  mais  qui  lui  donnait  l'air  d'une  vieille  femme. 

-^Et  dans  le  fait,  curieux  et  bavard,  — -  ajoutait  M.  Dubois, 
—  c'était  une  véritable  commère.  Quand  je  l'ai  vu,  il  était 
gras  et  jaune.  Il  ne  faut  pas  s'en  faire  une  idée  d'après  ses 
bustes  et  ses  portraits.  Ses  artistes  sur  son  ordre,  corrigeaient 
sou  visage  d'après  1" antique.  Il  était  commun  dans  ses  manières, 
impoli  avec  les  femmes,  se  barbouillait  de  tabac  et  mangeait 
avec  ses  doigts. 

Mon  parrain,  M.  Danquin,  qui  adorait  l'empereur,  bondis- 
sait à  de  tels  propos. 

—  Moi  aussi,  je  l'ai  vu  !  —  s'écriait-il.  —  En  1815,  âgé  de 
huit  ans,  à  cheval  sur  les  épaules  de  mon  père,  je  l'ai  vu  entrer 
à  Lyon.  Sa  tête  était  d'Une  beauté  souveraine.  Tel  je  le  voyais, 
tel  le  voyait  un  peuple  immense,  pétrifié  par  ce  grand  visage, 
comme  par  la  tête  de  Méduse.  Nul  ne  pouvait  soutenir  son 
regard.  Ses  mains,  qui  ont  pétri  le  monde,  étaient  petites 
comme  des  mains  de  femme  et  d'une  forme  parfaite. 

En  ce  temps-là.  Napoléon  vivait  fortement  dans  les  esprits. 
Deux  générations  n'avaient  pas  encore  passé  sur  sa  gloire. 


464  LA     REVUE     DE     PARIS 

Il  n'y  avait  pas  vingt  ans  qu'il  était  venu  sur  son  char,  dormir 
au  bord  de  la  Seine.  Deux  de  ses  sœurs,  trois  de  ses  frères,  son 
fils,  ses  maréchaux,  s'échelonnant  dans  la  tombe  avaient 
éveillé  tour  à  tour,  à  leur  départ,  un  écho  de  son  nom.  Un 
de  ses  frères,  plusieurs  de  ses  généraux,  une  multitude  de  ses 
soldats  et  de  ses  collaborateurs  vivaient  encore.  Quelques 
vieillards  simples  d'esprit,  comme  ma  bonne  Mélanie,  le 
croyaient  lui-même  toujours  vivant. 

Toutes  les  conversations  dont  il  était  le  sujet  s'enflammaient. 

—  Ce  fut  le  plus  grand  des  capitaines,  —  disait  M.  Danquin. 

—  Je  le  crois,  —  répliquait  M.  Dubois,  —  si  l'on  mesure 
sa  grandeur  sur  ses  défaites. 

Et  la  dispute  engagée  se  développait  toujours  dans  les 
mêmes  termes, 

M.    DANQUIN 

Il  avait  le  génie  de  la  guerre,  comme  il  avait  toutes  les  sortes 
de  génies.  Son  œil  d'aigle  voyait  tout  à  la  fois.  Il  possédait  la 
présence  d'esprit,  la  mémoire,  la  connaissance  des  hommes, 
le  sens  des  foules,  une  puissance  de  travail  unique  ;  il  péné- 
trait dans  les  moindres  détails  et  les  subordonnait  à  l'ensemble. 
Il  passa  dans  l'action  les  limites  assignées  jusque-là  aux  forces 
humaines. 

M.    DUBOIS 

Il  connaissait  les  hommes,  mais  il  haïssait  les  supériorités. 
Il  ne  souffrait  auprès  de  lui  que  des  médiocres,  ne  voulait  que 
des  lieutenants  et  des  commis.  Et  quand,  à  l'heure  de  l'épreuve, 
il  eut  besoin  d'hommes,  il  n'en  trouva  pas  autour  de  lui.  Sans 
doute,  il  était  intelligent  ;  son  regard  était  lucide  quand  T  am- 
bition ne  le  troublait  pas  Mais  il  avait  un  esprit  terre  à  terre. 
Il  voyait  les  hommes  et  les  choses  non  pas  en  philosophe, 
mais  en  administrateur.  Indifférent  aux  théories,  étrangei- 
à  toute  philosophie,  tout  ce  qui  ne  sert  pas  ses  projets  lui  es! 
indifférent.  Même  dans  la  mécanique,  où  il  est  sur  son  terrain, 
il  rejette  tout  ce  qu'il  ne  juge  pas  d'un  profit  immédiat,  comme 
les  bateaux  et  les  voitures  à  vapeur.  Chez  lui,  jamais  une  idée 
désintéressée,  une  spéculation  pure.  Il  ne  soupçonna  jamais 
le  génie  d'un  Lavoisier  d'un  Bichat,  d'un  Laplace.  Il  avait  la 
pensée  en  horreur. 


LE    PETIT     PIERRE  465 

M.     DANQUIN 

C'est-à-dire  que  sa  nature  répugnait  à  l'idéologie  et  aux 
idées  creuses.  Il  avait  le  génie  de  l'action. 

M.    DUBOIS 

Il  n'avait  pas  le  sentiment  de  la  mesure.  On  trouve  en  lui  des 
contrastes  qui  étonnent.  Il  est  tout  action,  et  il  tombe  dans 
le  romantisme.  Il  y  a  en  lui  du  grand  homme  et  il  y  a  de 
l'enfant.  Voyez-le  dans  ces  croquis  où  Girodet  le  surprit  au 
théâtre  de  Saint-Cloud  :  sa  tête  poupine  est  d'un  enfant,  d'un 
enfant  de  Titan,  si  vous  voulez,  mais  d'un  enfant.  Au  moral, 
il  garde  de  l'enfant  la  puissance  d'illusion,  le  goût  de  l'énorme, 
de  l'excessif  et  du  merveilleux,  l'impossibilité  de  résister  à  ses 
désirs,  une  légèreté  d'esprit  qu'il  porte  jusque  dans  les  situa- 
tions les  plus  graves,  et  cette  faculté  d'oublier  que  la  plupart 
des  hommes  perdent  au  sortir  de  l'enfance  et  qui  subsista 
chez  lui  dans  la  maturité  de  l'âge, 

M.    DANQUIN 

Il  fallait  bien  qu'il  détendît  parfois  son  esprit  tendu  à  se 
rompre.  Il  y  avait  mis  le  monde  entier. 

M.    DUBOIS 

Ce  fut  un  joueur  et,  comme  tous  les  joueurs,  il  finit  miséra- 
blement. Il  a  dit  une  fois  :  «  On  n'agirait  jamais  si,  pour  agir, 
on  attendait  d'avoir  toutes  les  chances  pour  soi.  »  Ce  mot 
révèle  le  joueur.  Les  joueurs  veulent  des  émotions  fortes. 
L'incertitude  est  nécessaire  à  leur  volupté.  Ils  n'auraient  plus 
de  plaisir  s'ils  jouaient  à  coup  sûr.  A  la  paix,  il  préférait  la 
guerre,  parce  que  la  guerre  offre  plus  de  risques  et  plus  de 
chances.  Et  quand  il  avait  perdu  au  jeu  des  armes,  c'est  au 
même  jeu  qu'il  demandait  de  réparer  ses  pertes. 

Et  qu'a-t-il  laissé,  votre  héros?  Quelle  est  son  œuvre?  Il 
s'est  jugé  lui-même  à  Munich,  en  1805,  ou  en  1809,  le  jour  où 
trouvant  dans  la  chambre  qu'on  lui  avait  préparée  un  portrait 
de  Charles  XII,  il  dit  avec  un  impérieux  dédain  :  «.  Qu'on 
ôte  ce  portrait  !  C'est  un  homme  sans  résultat.  )>  Ce  jour-là, 
il  dicta  sa  propre  condamnation  au  tribunal  de  l'Histoire,  lui 

V'  Octobre  1015.  2 


466  LA     REVUE     DE     PARIS 

qui  devait  être  entre  tous  les  grands  hommes  l'homme  sans 
résultat. 

M.    DANQUIN 

Sans  résultat  !...  Il  a  sauvé  la  France  de  l'anarchie,  il  a 
consolidé  les  conquêtes  de  la  Révolution,  fondu  dans  la  four- 
naise de  son  génie  l'ancienne  société  et  la  nouvelle  et  obtenu 
ainsi  un  alliage  d'une  force,  d'une  richesse  d''uue  beauté 
uniques,  à  l'épreuve  du  fer  et  du  feu,  des  torches  de  la  guerre 
civile  comme  des  canons  de  l'étranger  I  II  a  créé  la  France 
nouvelle,  et  donné  à  la  patrie  ce  qui  lui  est  plus  précieux  que 
l'or,  plus  nécessaire  que  le  pain,  la  Gloire. 

Et  les  breloques  de  M.  Danquin  sonnaient  la  charge  sur  son 
ventre  tandis  que  M.  Dubois  tournait  entre  ses  doigts  sa  boîte 
comme  pour  en  associer  les  formes  géométriques  à  celles  de 
sa  pensée.  Et  cela  faisait  un  groupe  digne  de  figurer  dans 
l'école  d'Athènes  de  Raphaël. 

Mon  parrain  avait  le  goût  des  batailles,  qu'il  n'avait  vues 
qu'en  peinture;  M.  Dubois,  qui  avait  passé  la  Bérésina,  en 
avait  rapporté  l'horreur  de  la  guerre.  Ayant  donné  sa  démis- 
sion, en  1814,  il  ne  reprit  pas  de  service  sous  la  Restauration 
qu'il  n'aimait  pas  plus  que  l'Empire.  Il  regrettait  Marc-Aurèle. 

Bien  jeune  encore,  M.  Dubois  dédia  sa  vie  aux  arts  et  aux 
lettres.  Il  apprit  le  grec  pour  lire  Homère  dans  le  texte  et  prit 
des  leçons  de  l'illustre  Clavier.  Quand  je  le  connus,  il  aimait 
avec  feu  l'art  et  la  poésie  antiques  et  s'appliquait  à  me  les 
faire  aimer.  Parfois,  penché  sur  un  livre  que  je  feuilletais,  il 
me  donnait  de  savantes  leçons  que  je  ne  puis  me  rappeler 
sans  songer  à  ce  groupe  tant  de  fois  répété  de  l'harmonieux 
Satyre  instruisant  un  jeune  Faune  à  jouer  de  la  syrinx  : 

11  instruisit  ma  main,  jeune  et  débile  encore, 
A  boucher  tour  à  tour  les  trous  du  buis  sonore. 

M.  Dubois,  imbu  de  Winkelmann,  me  prêta  les  œuvres  de 
cet  illustre  antiquaire,  à  la  grande  inquiétude  de  ma  mère  qui 
craignait,  non  sans  raison,  que  ces  gros  in-quartos,  sur  les- 
quels je  pâlissais,  me  fissent  négliger  mes  exercices  scolaires. 

Je  les  négligeais,  en  effet.  En  comparant  à  M.  Dubois,  d'un 
goût  si  noble  et  si  pur,  d'un  esprit  si  vaste,  mon  professeur 


LE     PETIT     PIERRE  167 

(le  rhétorique,  fort  honnête  homme,  d'une  parfaite  droiture, 
mais  privé  du  sens  de  la  poésie  et  du  génie  des  arts,  je  négli- 
geais, à  mon  grand  préjudice,  un  enseignement  aride  et  sans 
charme,  dont  je  méconnaissais  l'utilité.  D'ailleurs  tout,  au 
collège,  tout  me  rendait  l'étude  odieuse  et  la  vie  insupportable. 
Je  n'ai  jamais  pu  m' accoutumer  au  système  abêtissant  des 
récompenses  et  des  punitions  qui  abaisse  les  caractères  et 
fausse  les  jugements.  J'ai  toujours  considéré  que  créer  l'ému- 
lation, c'est  exciter  les  enfants  les  uns  contre  les  autres  ;  mais 
ce  qui  me  rendait  le  plus  malheureux  au  collège,  c'était  la 
saleté  ignominieuse  des  tables  et  des  murs,  l'horrible  mélange 
de  craie  et  d'encre  qui  faisait  pour  moi  d'une  classe  un  lieu 
abominable.  Et  l'hiver,  quand  le  poêle  de  fonte  rougissait 
et  répandait  sa  lourde  puanteur,  tous  mes  sens  étaient  offen- 
sés, et  c'est  à  travers  de  cruels  dégoûts  que  j'entrevoyais  la 
beauté  ou  la  gloire,  Cassandre  levant  au  ciel  des  yeux  ardents 
ou  le  triomphe  de  Paul-Émile.  Aussi  m'a-t-il  fallu  refaire  plus 
tard  mes  études  comme  j'ai  pu  et  rapprendre  seul  ce  qu'on 
m'avait  mal  appris.  Je  dois  dire,  à  l'excuse  de  mes  maîtres, 
que  je  n'étais  pas  bien  doué  pour  recevoir  l'instruction  publique 
et  commune.  Je  n'étais  pas  moins  intelligent  que  mes  condis- 
ciples, j'étais  peut-être  plus  intelligent  que  quelques-uns 
d'entre  eux,  mais  mon  intelligence  était  d'un  tout  autre  ordre. 
Je  comprenais  certaines  choses  avec  une  force  et  une  profon- 
deur singulières  pour  mon  âge  et  d'autres  choses  qui  pas- 
saient pour  faciles  ne  pouvaient  m'entrer  dans  l'esprit.  Ces 
inégalités  ne  se  compensaient  pas.  Enfin,  j'ai  toujours  été 
doux,  mais  d'une  douceur  farouche,  et  dès  l'enfance  avide 
de  solitude.  La  pensée  d'une  allée  dans  un  bois,  d'un  ruis- 
seau dans  un  pré  me  jetait  sur  mon  banc,  dans  des  transports 
de  désirs,  d'amour  et  de  regrets  qui  allaient  jusqu'au  désespoir. 

Peut-être  serais- je  tombé  malade  de  chagrin  dans  cet  affreux 
collège  si  un  don,  que  j'ai  gardé  toute  ma  vie,  ne  m'avait 
sauvé,  le  don  de  voir  le  comique  des  choses.  Mes  professeurs 
Crottu,  Triaire  et  Beaussier  m'ont,  par  leurs  ridicules  et  leurs 
vices,  donné  la  comédie.  Ils  me  furent  des  Molières  sans  le 
savoir  ;  ils  m'ont  sauvé  de  l'ennui  mortel  ;  je  leur  en  garde  une 
profonde  reconnaissance. 

Le  fonctionnement  très  particulier  de  ma  mémoire  me  ren- 


468  LA     REVUE     DE    PARIS 

dait  impropre  aux  études  en  commun.  Au  rebours  de  mes  con- 
disciples qui  apprenaient  vite  et  oubliaient  aussi  vite,  je  rete- 
nais lentement  et  gardais  indéfiniment  ce  que  j'avais  retenu, 
en  sorte  que  j'étais  toujours  savant  trop  tard.  Somme  toute, 
cette  disposition  m'a  été  salutaire,  si  elle  m'a  empêché  de 
préparer  ces  examens,  ces  concours  qui  abîment  le  cerveau. 
Je  lui  devrais  alors  d'avoir  gardé,  à  défaut  d'autres  qualités, 
la  fraîcheur  des  idées.  Assurément  elle  ne  convenait  point  à 
un  enseignement  en  masse  qui  s'adressait  uniquement  à  la 
mémoire,  à  la  mémoire  machinale,  et  non  à  la  mémoire  esthé- 
tique, à  cette  divine  Mnémosyne,  qui  enfante  les  Muses.  Mais 
prenons  garde;  peut-être,  quand  je  parle  ainsi,  traîne-t-il  dans 
mon  âme  un  reste  de  rancune  contre  Fontanet,  dont  la  mémoire 
rapide  comme  les  Victoires  de  César,  triomphante,  insolente, 
me  remplissait  d'admiration  et  d'envie. 

Sur  mes  seize  ans  je  passai,  à  la  diable,  un  alTreux  petit 
examen  nommé  baccalauréat,  bien  fait  pour  avilir  en  même 
temps  les  candidats  et  les  examinateurs.  Il  y  avait  alors  un 
baccalauréat  es  sciences  et  un  baccalauréat  es  lettres.  Celui 
que  je  subis  était  de  la  seconde  sorte,  pire  que  la  première, 
car  on  conçoit  qu'on  demande  à  un  pauvre  garçon  ce  que  c'est 
qu'une  machine  pneumatique,  et  ce  qu'il  sait  du  carré  de 
l'hypoténuse,  mais  interroger  des  jeunes  hommes  sur  leur 
commerce  avec  les  Muses  héliconiennes,  c'est  une  odieuse  pro- 
fanation. Il  nous  fallait  deux  jours  pour  montrer  nos  connais- 
sances. Le  premier  jour  nous  en  faisions  la  preuve  écrite.  Le 
second  jour  la  preuve  orale. 

Le  matin  de  ce  second  jour,  ma  chère  maman  me  donna 
une  pièce  de  cent  sous  pour  déjeuner  place  de  la  Sorbonne  et 
me  trouver  tout  de  suite  à  même  de  répondre  à  l' appel.  Ayant 
alors  l'âme  romantique,  je  gardai  la  pièce  de  cent  sous,  achetai 
un  petit  pain  de  gruau  et  l'allai  manger  sur  les  tours  de  Notre- 
Dame.  Là,  je  régnai  sur  Paris.  La  Seine  coulait  entre  les  toits, 
les  dômes  et  les  clochers,  et  on  la  voyait  dans  le  lointain 
bleuâtre  perdre  son  filet  d'argent  entre  les  verts  coteaux. 
J'avais  sous  mes  pieds  quinze  cents  ans  de  gloire,  de  vertus, 
de  crimes  et  de  misères,  ample  sujet  de  méditation  pour  mon 
esprit  encore  informe  et  malhabile.  Je  ne  sais  à  quoi  je  songeai, 
mais  quand  j'arrivai  dans  la  vieille  Sorbonne  mon  tour  était 


LE    PETIT     PIERRE  i  469 

passé.  De  mémoire  d'appariteur,  rien  de  pareil  ne  s'était  vu 
encore.  Je  m'accusai.  On  ne  me  crut  pas.  La  vérité  parut 
invraisemblable  et  l'on  m'inscrivit  en  queue  de  liste.  Les 
examinateurs  étaient  fatigués  et  maussades.  A  cela  près  tout 
se  passa  bien.  On  me  demanda  de  prouver  l'existence  de  Dieu  ; 
je  le  fis  aussitôt.  Un  examinateur,  fort  savant  homme,  nommé 
Hase,  montra  plus  d'esprit  que  ses  collègues.  Renversé  sur  sa 
chaise,  les  jambes  croisées,  et  caressant  son  magnifique  mol- 
let, il  me  demanda  si  le  Rhône  ne  se  jetait  pas  dans  le  lac 
Ontario.  Je  n'osai  lui  dire  non  de  peur  d'être  incivil  et  gardai 
le  silence,  sur  quoi  il  me  reprocha  de  manquer  d'idées  en 
matière  de  géographie  générale. 

Je  secouai  la  poussière  de  mes  souliers  sur  le  seuil  de  la 
vieille  Sorbonne  et  rompis  pour  jamais  toute  relation  avec 
Valma  mater. 

{A  suivre.) 

ANATOLE    FRANCE 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS 

EN   CAMPAGNE 

D'APRÈS     LEUR     CORRESPONDANCE' 


II 

Nous  avons  suivi  les  soldats  allemands  dans  leur  marche  à 
travers  les  territoires  dévastés  de  Belgique,  de  France  et  de 
Pologne.  Ce  n'était  là  encore  que  le  prologue  de  la  guerre. 
Il  nous  faut  voir  maintenant  comment  les  soldats  se  com- 
portent  au  feu  et  quelles  réflexions  éveille  chez  eux  la  bataille. 

Malgré  les  succès  des  premières  semaines  —  alors  qu'en 
Allemagne  l'enthousiasme  de  la  population  civile  ne  connaît 
plus  de  limites  —  l'armée  a  tout  de  suite  l'impression  que  la 
lutte  va  être  dure.  On  a  une  tendance  à  croire  chez  nous  que, 
pendant  la  campagne  du  mois  d'août,  nos  troupes  n'ont  pas 
été  à  même  de  montrer  leurs  qualités,  et  que  certains  services, 
comme  celui  de  l'aviation,  ont  été  pendant  longtemps  en  étal 
d'infériorité.  Que  cette  opinion  soit  très  exagérée,  les  lettres 
allemandes  sont  là  pour  le  montrer.  En  voici  deux,  écrites 
par  des  officiers  de  réserve,  qui  sont  significatives  à  cet  égard. 

Le  capitaine  Stoppelhaar,  membre  de  la  corporation  uni- 
versitaire Obotriiia,  a  fait  la  campagne  des  Vosges  : 

Les  fatigues  des  ascensions  ont  été  énormes  pour  les  réserviste  ^ 
habitués  aux  pays  plats,  —  écrit-il,  —  pensez  qu'il  fallait  souvent 

1.  Voir  la  R'vue  de  Paris  du  15  septembre  1915. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  471 

prendre  des  hauteurs  de  plus  de  mille  mètres.  A  première  vue  l'ordre 
était  simple  :  nettoyer  les  Vosges  de  quelques  paquets  d'ennemis.  Mais 
nous  avions  affaire  à  de  vraies  troupes  d'élite  (les  chasseurs  alpins), 
cinq  ou  six  mille  hommes  parfaitement  équipés,  extrêmement  tenaces 
et  résistants,  conduits  par  un  chef  de  premier  ordre  (général  Pau, 
perdu  un  bras  en  1870).  C'étaient  de  solides  gaillards  de  vingt-deux  à 
vingt-trois  ans,  des  hommes  de  la  région  de  Grenoble,  qui  étaient 
comme  chez  eux  dans  ce  pays  de  montagnes.  Ils  trouvaient  un  précieux 
appui  dans  leur  artillerie  de  montagne,  traînée  par  des  mulets.  On 
recevait  des  boulets  sans  savoir  d'où  ils  venaient  et  sans  pouvoir 
répondre.  Les  Français  étaient  de  première  force  dans  l'art  de  choisir 
leurs  positions  et  de  les  dissimuler.  Ce  jeu  de  cache-cache  leur  était 
facilité  par  les  buissons  qui  couvrent  entièrement  certaines  hauteurs 
et  dépassent  souvent  la  taille  de  l'homme.  Les  chasseurs  alpins  ne 
portent  pas  de  képis  et  de  pantalons  rouges,  mais  des  vestes  et  des 
pantalons  bleu  foncé,  des  jambières  en  étoffe  et  des  casquettes  plates 
et  molles  de  couleur  sombre.  A  l'aide  de  crochets  de  fer,  ils  grimpaient 
dans  les  arbres  avec  une  agilité  de  singe.  Nous  avons  fait  de  grandes 
pertes,  spécialement  aux  combats  du  Donon,  de  la  vallée  de  la  Bruche, 
à  Saint e-Marie-aux-Mines  et  aux  cols  ^ 

Le  lieutenant  d'artillerie,  docteur  Gerhard  Anders,  mem- 
bre de  la  corporation  Teiitonia  de  Fribourg,  nous  renseigne 
sur  le  rôle  des  avions  français  -  : 

...  Nous  bombardions  une  batterie  ennemie,  découverte  par  nos 
avions  à  une  distance  d'environ  six  kilomètres.  Les  aviateurs  nous 
dirigeaient  en  lançant  des  fusées.  Cela  claquait  ferme.  Notre  tir  fut 
vite  réglé  et  nous  envoyâmes  quelques  salves  au  bon  endroit.  Soudain 
voilà  que  les  officiers  aviateurs  restés  à  notre  poste  d'observation 
s'écrient  :  «  La  Bête  de  l'Apocalypse  !  La  charogne  1  i>  Et,  en  effet,  on 
voyait  venir  un  avion  français  d'un  aspect  fort  effrayant,  orné  à  l'avant 
d'un  nez  de  vautour.  Il  venait  rapidement  sur  nous.  Quelques  minutes 
d'angoisse  pour  nos  camarades,  car  cette  Bête  était  armée  d'une 
mitrailleuse.  Je  lâchai  vite  encore  une  bordée  pour  faire  retourner 
nos  aviateurs  et  leur  faire  voir  le  danger.  L'avion  allemand  se  retourne 
effectivement  et,  à  notre  joie,  s'élève  pour  survoler  le  vilain  ennemi.  En 
même  temps  il  trouve  encore  le  temps  de  nous  envoyer  quatre  fusées. 
Il  observe  paisiblement  nos  coups,  et  l'on  croyait  qu'il  allait  adresser  un 
message  d'adieu  au  Français,  lequel  faisait  déjà  mine  de  s'élancer  sur 
lui.  Les  signes  nous  étaient  favorables  et  nous  étions  de  nouveau  tout 
à  la  joie.  Mais  notre  aviateur  ne  tarda  pas  à  descendre  à  toute  vitesse. 
L'aigle  ennemi  régnait  en  maître  sur  le  champ  de  bataille.  Notre  artil- 


1.  Lettre  publiée  dans  les  Bursclienschaftliche  Blàlter,  Berlin,  15  décembre  1914. 

2.  Ibidem. 


172  LA     REVUE     DE     PARIS 

lerie  ne  pouvait  pas  l'atteindre  et  le  feu  de  l'infanterie  était  sans  effet 
sur  son  corps  cuirassé.  J'espère  que  nous  recevrons  bientôt  des  pièces 
de  défense  plus  efficaces...  Aujourd'hui  nous  avons  recommencé  à  tirer, 
mais  à  peine  notre  aviateur  était-il  en  vue  que  voici  la  Bête  de  l'Apo- 
calypse qui  réapparaît.  Elle  est  suivie  d'une  seconde  ;  et,  d'après  le 
rapport  de  notre  aviateur,  il  y  a  même  eu  jusqu'à  quatre  de  ces  vilaines 
bêtes  dans  l'air  à  la  fois.  C'est  un  signe  que  notre  tir  était  efficace.  Mais 
il  n'en  est  pas  moins  vexant  d'assister  impuissants  au  vol  de  ces 
oiseaux  de  proie  qui  viennent  ainsi  troubler  la  fête. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  la  bataille  de  la  Marne  dont 
tant  de  relations  ont  été  publiées.  Notons  seulement  que  plus 
la  campagne  s'avance,  plus  augmente  la  terreur  qu'inspire 
notre  artillerie  : 

Le  feu  de  l'artillerie  ennemie  devient  chaque  jour  plus  précis,  —  dit 
le  docteur  Paul  Kaufmann  *. 

C'était  une  musique  effroyable, —  écrit  ^  un  ouvrier  gazier  de  West- 
phalie  qui  combat  près  de  Nancy,  —  et  jamais  je  n'ai  eu  pour  l'artil- 
lerie autant  de  respect  que  maintenant.  Nos  fantassins  sont  absolu- 
ment sans  défense  en  face  d'une  pareille  arme. 

L'artillerie  ennemie  tire  parfaitement  et  nous  a  causé  des  pertes 
considérables,  —  écrit  de  Chauvigny  l'instituteur  Otto  Bieling  -^ 

Mais  bientôt  la  guerre  de  tranchées  commence,  et,  avec  elle, 
les  stations  dans  la  boue,  les  assauts  meurtriers  sous  la  pluie 
et  sous  le  feu  des  mitrailleuses. 

Je  suis  maintenant  au  sud-ouest  de  Thiaucourt,  —  écrit  Ranne- 
forth,  de  la  corporation  universitaire  Germania^. —  Devant  nous  un 
sinistre  tas  de  décombres,  qui  fut  jadis  Limey,  et  Lironville,  également 
détruite.  Les  premiers  jours  passés  dans  notre  nouvelle  position  ont 
été  terribles.  Dans  les  tranchées  l'eau,  ou  plus  exactement  la  soupe 
de  boue,  s'élevait  jusqu'à  trente  centimètres,  parfois  cinquante,  —  si 
bien  que  le  bouillon  nous  entrait  dans  les  bottes.  La  pluie  traversait  les 
abris  de  fortune  que  l'on  avait  installés.  La  paille  à  l'intérieur  était 
du  fumier  mouillé,  sale,  boueux,  comme  je  n'en  voudrais  pas  pour  mon 
cheval.  Ajoutez  que  nous  étions  morts  de  fatigue  et  trempés  jusqu'aux^ 

1.  Lettre  publiée  dans  Der  Evangelist,  Brème,  26  décembre  1914. 

2.  Lettre  publiée  dans  la  Tabakarbeiter-Zeilung,  Diisseldorf,  8  janvier  1915. 

3.  Lettre  d'Otto  Bieling,  adjudant  au  72«  régiment  d'infanterie  de  réserve, 
publiée  dans  Aus  der  Heimat,  Evangelisches  Gemeindeblall  fiir  Kayna,  octobre- 
novembre  1914. 

4.  Lettre  publiée  dans  les  Burschenschaftlicbe  BlalUr,  Berlin,  15  janvier  1915. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  473 

OS.  Nous  ne  pouvions  pas  nous  déshabiller,  car  nos  bagages  étaient 
à  Thiaucourt. 

Quand  vous  lisez  à  la  maison  les  récits  des  journaux,  —  écrit  à  son 
père  le  jeune  Burkhardt  de  Brème  *,  —  vous  ne  soupçonnez  pas  la 
centième  partie  des  terribles  réalités  de  la  guerre.  Il  faut  en  vérité 
se  battre  pour  chaque  pouce  de  terrain.  A  peine  l'un  de  nous  laisse- 
t-il  apercevoir  sa  tète  que  les  Français  et  les  Anglais  tirent  comme  des 
enragés. 

Mon  cher  vieux,  —  écrit  un  ouvrier  -\  —  l'endroit  où  nous 
sommes  s'appelle  Soupir.  J'ignore  de  quel  malheur  passé  ce  nom  tire 
son  origine.  Mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  les  derniers  événements  le 
justifient  entièrement.  C'était  du  l^'  au  3  novembre,  lors  de  l'assaut 
contre  Vailly  sur  l'Aisne.  A  cette  époque  tous  les  habitants  étaient 
encore  dans  le  village,  et  les  maisons  étaient  intactes.  Maintenant  Vailly 
n'est  plus  qu'un  tas  de  décombres  fumants.  Les  magnifiques  monu- 
ments et  les  sculptures  du  parc  ont  été  détruits  par  les  obus,  et,  à  leur 
place,  ce  ne  sont  partout  que  des  tombes,  qui  témoignent  de  la 
résistance  acharnée  de  l'ennemi.  Le  village  laissera  à  notre  com- 
pagnie des  souvenirs  particulièrement  pénibles,  car  des  deux  cent 
trente  hommes  qui  prirent  part  à  l'assaut,  soixante-dix  seulement 
revinrent  sans  blessures.  Tous  les  officiers  et  adjudants  tombèrent,  et 
ce  qui  restait  de  la  compagnie  était  commandé  par  un  sous-offlcier. 
Maintenant  nous  sommes  depuis  deux  mois  terrés  dans  le  village  et 
notre  nombre  s'est  encore  réduit.  Notre  commandant,  lui  aussi,  se 
repose  maintenant  de  toutes  ses  fatigues. 

A  mesure  qu'augmentent  les  privations  et  les  souiïrances, 
la  rage  de  l'impuissance  et  la  colère  méchante  montent  dans 
le  cœur  du  combattant  allemand  : 

En  dehors  du  terrible  feu  de  l'artillerie,  —  écrit  un  secrétaire  de 
syndicat  ',  —  ce  qui  caractérise  surtout  cette  campagne,  c'est  le  com- 
bat de  nuit,  livré  dans  la  boue,  l'eau  et  les  débris  de  maisons.  Les  blessés 
tombent  dans  la  vase  et  les  cris  qu'ils  poussent  pour  appeler  au  secours 
sont  affreux.  Notre  personnel  sanitaire  fait  ce  qu'il  peut.  Mais,  dans 
l'obscurité,  il  faut  du  temps  pour  les  trouver  tous.  Et  quel  terrible 
spectacle  quand  les  blessés,  après  l'assaut,  arrivent  à  se  traîner  jus- 
qu'au pont  à  quatre  pattes  et  que  ce  pont  est  détruit  par  les  obus. 
Les  braves  sapeurs  sont  prêts  à  le  rétablir,  même  sous  le  feu  des 

1.  Lettre  publiée  dans  Der  Evangelist,  Brème,  5  décembre  1914. 

2.  Membre  du  syndicat  des  ouvriers  du  bâtiment.  Lettre  publiée  par  Der 
Grundstein,  Berlin,  20  février  1915. 

3.  Lettre  publiée  par  la  Norddeutsche  Arbeiter-Zeiiiing,  Mûnclien-Gladbach, 
23  janvier  1915. 


474  LA     REVUE     DE     PARIS 

canons.  Mais,  pendant  ce  temps,  les  vilaines  machines  font  des  vides 
cruels  dans  les  rangs  de  ceux  qui  attendent  pour  passer,  et  beaucoup 
se  noient  dans  l' Yser  en  poussant  des  cris  sauvages.  C'est  cela  qui  rend 
les  combats  si  épouvantables  dans  cette  région.  C'est  cela  qui  met  nos 
jierfs  à  si  rude  épreuve.  Mais  c'est  cela,  aussi,  qui  entretient  dans  nos 
cœurs  une  colère  et  une  résolution  si  farouches  I  Malheur  à  toi,  Angle- 
terre, quand  les  hommes  de  TYser  marcheront  sur  toi  et  battront  ton 
armée  !  Une  haine  sans  égale  les  animera,  et  une  colère  si  violente,  que 
chacun  exposera  volontiers  sa  vie  pour  t'anéantir.  Alors  ce  sera  œil 
pour  œil,  dent  pour  dent,  sang  pour  sang  !  Nous  saurons  bien  tenir 
ici  et  vaincre  au  moment  voulu.  Dieu  veuille  que  ce  soit  bientôt! 
Qu'il  punisse  l'Angleterre  ! 

Nous  n'avons  rien  à  envier  à  notre  alliée,  car  nous  ne  sommes 
pas  traités  avec  plus  d'indulgence.  Rudolf  Villinger,  employé 
de  la  maison  de  cafés  Franck  et  fils,  écrit  le  21  décembre  ^  : 

Dès  le  lendemain  de  mon  arrivée,  le  20  août,  je  fus  déjà  sérieuse- 
ment refroidi  par  les  arrosages  de  plomb  dont  les  Français  n'ont  pas 
cessé  de  nous  gratifier.  Toute  la  haine  des  Allemands  réservée  pour 
l'Angleterre,  c'est  fort  bien  en  théorie.  Mais  depuis  que,  voilà  bientôt 
quatre  mois,  le  plomb  français  m'oblige  à  vivre  entre  mon  lit  et  mon 
sofa,  il  s'est  amassé  en  moi  un  tel  furor  teutonicus  que  je  ne  regarde  plus 
si  j'ai  affaire  à  un  Français  ou  à  un  Anglais.  J'espère  taper  également 
dur  sur  l'un  et  sur  l'autre,  quand  je  pourrai  sortir  d'ici. 

La  politique  de  Paul  Rohrbach,  d'après  laquelle  nous  devrions 
nous  unir  aux  Français  contre  les  Anglais,  me  paraît  bien  faire  fiasco. 
Le  Français  ne  peut  jamais  être  notre  ami.  Son  anéantissement  doit 
être  pour  nous  un  but  aussi  impérieux  que  l'anéantissement  de  l'Angle- 
terre. Sans  doute  le  Français  est  poli  et  souple  comme  tous  les  Méridio- 
naux et  tous  les  Latins;  mais,  dès  qu'il  a  la  puissance,  il  devient  le 
représentant  le  plus  cruel  de  la  race  humaine. 

La  colère  vient  de  l'impatience  causée  par  l'insuccès.  L'ar- 
mée allemande  constate  qu'elle  n'avance  pas,  elle  voit  qu'il 
est  matériellement  impossible  d'avancer,  et  elle  se  demande 
avec  inquiétude  comment  cette  situation  pourra  prendre  fin. 

Nous  restons  cachés  dans  nos  tranchées,  —  écrit  un  ouvrier-, 
attendant  que  les  Français  nous  attaquent,  et  les  Français  suivent  la 
même  tactique.  Une  attaque  contre  des  positions  aussi  fortes  serait 
à  peine  possible.  Aussi  ne  savons-nous  trop  comment  nous  pourrons 
sortir  de  là. 

1.  Lettre  publiée  dans  les  Miltciliingcn  van  Jlirer  Firma  iind  Ihren  Kollegen, 
Franck  und  Sôhne,  Berlin,  2  janvier  1915. 

2.  Lettre  publiée  dans  la  Volkssdinme,  Chemnitz,  17  décembre  1914, 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  475 

Notre  position  actuelle  à  B...,  —  écrit  '  le  4  décembre  un  employé 
de  la  maison  Franck,  —  est  une  position  de  défense  ;  elle  est  des  plus 
épineuses,  car  nous  nous  sommes  avancés  jusqu'à  quelques  mètres 
de  l'ennemi,  et  nous  nous  regardons,  lui  et  nous,  comme  des  chiens 
affamas.  Nous  avons  pour  mission  d'empêcher  à  tout  prix  une  percée. 
Les  obus  ennemis  nous  infligent  presque  chaque  jour  des  pertes  consi- 
dérables. 

Karl  Klussmann  écrit  le  2  décembre  -  : 

Il  n'y  a  rien  de  nouveau  ici.  De  part  et  d'autre  on  continue  à  s'ob- 
server, en  tiraillant  de  temps  en  temps  sans  résultat,  ou  en  s'envoyant 
quelques  shrapnells.  Pendant  ce  temps  on  creuse  des  deux  côtés  de 
solides  retrancfiements  et  on  fortifie  les  anciennes  tranchées.  Songe- 
t-on  réellement  à  tenter  une  attaque  sérieuse,  ici,  au  nord  de  V...?  Cela 
me  paraît  assez  douteux.  Les  Français,  après  s'être  armés  pendant 
trois  mois,  ne  se  laisseraient  pas  déloger  facilement.  Bah  !  qui  vivra 
verra  ! 

Décidément  rien  ne  se  passe  comme  on  Favait  annoncé.  Les 
Français  ne  sont  pas  les  lâches  que  l'on  avait  dit  : 

Il  faut  rendre  cette  justice  à  ces  gaillards  :  ils  sont  intelligents  et 
braves,  — dit  le  soldat  Postel  •'. 

Les  Anglais  sont  également  des  adversaires  redoutables  : 

Sachons  rendre  justice  aux  troupes  de  French,  —  dit  un  soldat  *.  — 
Elles  combattent  avec  une  bravoure  sans  exemple,  et  le  soldat  alle- 
mand seul  est  leur  égal.  Ce  sont,  il  est  vrai,  les  meilleures  troupes  de 
l'Angleterre  qui  sont  ici.  Elles  se  glorifient  de  compter  dans  leurs 
rangs  d'excellents  tireurs  et  de  ne  jamais  reculer.  D'où  l'âpreté  de  la 
lutte. 

Et  les  Russes  ont  une  armée  superbe.  Un  garçon  de  café  de 
Hanovre  écrit  ^  à  un  collègue  : 

Maintenant,  mon  cher  Schorse,  il  est  une  chose  que  je  veux  te  faire 
entrer  dans  la  tête.  Si  jamais  tu  rencontres  encore  un  de  ces  bar- 

1 .  Mitteilungen  von  Ihrer  Firma  iind  Ihrcn  Kollegen,  Berlin,  19  décembre  1914. 

2.  IbicUm. 

3.  Lettre  jiublice  dans  la  Kri"gs-Chronik  rfr  Tiirnerverbindùng,  Agilolfia, 
Munich,  février  1915. 

4.  Lettre  publiée  dans  VEvangelischcs  Gemeindeblall  fiir  den  Kirchenkreis 
Scbkcud'Az,  janvier  1915. 

5.  Lettre  publiée  dans  Dcr  Gaslwirlsgehilje,  Hambourg,  4  février  1915. 


•176  LA     REVUE     DE     PARIS 

bouilleurs  de  papier,  qui  te  raconte  des  balivernes,  comme  quoi  les 
tinsses  sont  une  bande  de  va-nu-pieds,  sans  armes,  aux  chaussures 
déchirées,  mal  équipés,  alors  applique  au  gaillard  un  bâillon  dont  il 
se  souvienne  longtemps.  J'ai  vu  ici  des  masses  de  prisonniers,  des 
provenances  les  plus  diverses  :  des  Sibériens  et  d'autres  ;  leur  équipe- 
ment était  parfait,  et  plusieurs  fois  nos  fantassins  ont  échangé  leurs 
chaussures  contre  celles  des  Russes... 

Et  puis,  avec  ces  diables  de  Russes,  on  n'en  a  jamais  fini  : 

Ce  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  pense,  —  écrit  le  portier  Sch.  à  un 
collègue  ',  —  une  guerre  comme  celle-là,  où  l'on  a  l'ennemi  de  tous  les 
côtés.  Quand  on  croit  que  l'on  a  battu  les  Russes  à  un  bout,  aussitôt 
ces  diables-là  apparaissent  à  l'autre  bout  avec  des  forces  supérieures. 

De  nombreuses  troupes  allemandes  sont  envoyées  dans  les 
Carpathes  et  là  commence,  avant  même  qu'on  livre  bataille,  la 
campagne  la  plus  pénible  de  la  guerre  : 

Nous  avons  faim,  soif,  les  cantonnements  sont  mauvais,  pires  qu'en 
pays  ennemis  !  Et  il  nous  faut  traiter  en  amis  cette  engeance  bohé- 
mienne *  ! 

Et  alors  peu  à  peu  la  tristesse  et  la  mauvaise  humeur  se 
répandent  : 

Ah,  mes  chers  amis  ■,  —  dit  l'un  d'eux  (7  décembre),  —  je  voudrais 
que  vous  nous  voyiez  ici,  je  crois  que  vos  yeux  se  mouilleraient. 
Quand  on  voit  nos  soldats  sortir  de  leurs  tranchées,  on  se  demande 
en  vérité  si  ce  sont  bien  des  hommes. 

Ici,  —  écrit  *  l'ouvrier  Wehrmann  (5  décembre),  —  les  fatigues  phy- 
siques et  les  privations  sont  grandes  ;  mais  les  douleurs  morales  sont 
plus  grandes  encore.  On  pense  aux  siens  restés  à  la  maison,  on  pense  à 
tous  les  malheurs  dont  cette  guerre  a  affligé  les  hommes.  Ici,  outre  des 
ouvriers,  il  y  a  des  ingénieurs,  des  employés,  des  instituteurs,  des 
commerçants,  les  opinions  les  plus  diverses  sont  représentées,  et  tous 
souhaitent  la  fin  de  la  guerre. 

1.  Lettre  publiée  dans  la  Deutsche  Portier-Zeitang,  Berlin,  mars  1915. 

2.  Lettre  d'un  soldat  à  son  ancien  maître,  l'instituteur  d'Allendorf,  publiée 
par  le  Vilser  Inspektions-Bolc,  mars  1915. 

3.  Lettre  d'un  membre  du  syndicat  des  ouvriers  des  transports,  publiée  par 
le  Courier,  Berlin,  17  janvier  1915. 

4.  Lettre  publiée  dans  Die  Genossenschafl,  Cologne,  l"""^  janvier  1915. 


LES     SOLDATS     ALLEMANDS  477 

Plus  résigné,  mais  non  moins  déprimé,  est  le  portier  Erich 
Tollkiihn  (littéralement  :  le  follement  audacieux)  qui  écrit 
tristement  à  son  collègue  Hampel  ^  : 

La  guerre  est  sans  conteste  le  plus  grand  de  tous  les  maux,  et  il  faut 
la  condamner  de  toutes  ses  forces.  C'est  fort  beau  l'enthousiasme  de 
ceux  qui  sont  à  la  maison,  assis  près  de  leur  poêle  bien  chaud,  ou  peut- 
être  —  qui  sait?  —  devant  leur  pot  de  bière.  Mais  quand  la  terrible 
souffrance  apparaît  à  l'homme  sous  son  vrai  visage,  il  y  a  de  quoi 
désespérer. 

Et  voici  une  lettre  d'un  ouvrier  peintre  qui  est  bien  inté- 
ressante, encore  que,  sur  certains  points,  elle  n'exprime  sans 
doute  que  l'opinion  d'une  minorité  "^  : 

Ici  on  grogne  contre  tout  le  monde  :  contre  les  camarades,  contre 
les  supérieurs,  contre  les  gouvernements,  contre  les  Français,  les 
Anglais,  les  Russes  et  tous  les  peuples  de  la  terre.  On  discute  les  ques- 
tions économiques  et  politiques  et  d'autres  grands  problèmes.  Et 
surtout  on  grogne  contre  la  guerre.  Je  ne  sais  pas...  ou  plutôt  je  sais. 
Tu  n'as  constaté  au  début  de  la  guerre  aucun  enthousiasme  ;  moi  non 
plus.  Car  les  manifestations  tapageuses  arrangées  par  quelques  per- 
sonnes ne  peuvent  pas  être  prises  pour  de  l'enthousiasme.  Et  ici  non 
plus  il  n'y  a  aucun  signe  d'enthousiasme.  Chacun  fait  son  devoir  en 
silence,  —  lorsqu'il  le.f ait.  Les  anecdotes  des  journaux  nous  font  sourire 
(les  jours  où  nous  n'en  rions  pas  tout  haut)  quand  nous  les  compa- 
rons avec  la  réalité.  Néanmoins  il  ne  faut  pas  croire  que  nous  soyons 
tous  des  lâches.  La  plupart  savent  parfaitement  de  quoi  il  retourne. 
Si  l'Allemagne  perdait  la  guerre  —  ce  qui  me  paraît  impossible  — 
je  crois  que  la  main  de  la  Russie  s'appesantirait  si  lourdement  sur 
l'Allemagne  que  nous  sentirions  le  knout  plus  encore  que  par  le  passé. 
C'est  la  raison  qui  a  déterminé  l'attitude  de  notre  parti  au  Reichstag. 
Ce  qu'il  adviendra,  d'autre  part,  et  quelles  seront  en  Allemagne  les 
conséquences  politiques  d'une  victoire  allemande,  cela  nous  le  saurons 
plus  tard.  Je  ne  crois  pas  à  la  persistance  de  cette  sympathie  pour  les 
ouvriers  que  manifestent  nos  gouvernements.  Mais  je  me  dis  :  «  Mieux 
vaut  toujours  être  victorieux;  ensuite  nous  saurons  bien  faire  valoir 
nos  droits.  » 

Personne,  sans  doute,  ne  s'était  attendu  à  une  campagne  aussi  longue. 
Moi  non  plus  je  n'aurais  jamais  cru  qu'avec  les  armements  modernes 
Une  guerre  pût  tant  se  prolonger.  Mais  je  ne  veux  pas  te  faire  une  leçon 
d'art  militaire.  Tu  en  trouveras  dans  les  journaux. 

1.  Lettre  publiée  dans  la  Deutsche  Portier-ZciUmg,  Berlin,  15  décembre  1914. 

2.  Lettre  publiée  dans  le  Vereins  Anzeigcr,  Organ  des  Verbandes  der  Maler,. 
Lakierer,  etc.,  Hambours,  23  janvier  1915. 


478  LA     REVUE     DE    PARIS 

Gomme  je  te  l'ai  déjà  écrit,  nous  sommes  devant  R...;  trois  jours 
dans  les  tranchées,  trois  jours  au  cantonnement.  Ce  qu'est  la  vie  des 
tranchées,  tu  peux  te  le  représenter,  puisque  tu  en  as  fait  l'expérience. 
Quelquefois  nous  pouvons  nous  reposer  ;  alors  nous  mangeons,  tant 
qu'il  y  a  à  manger,  nous  fumons,  nous  lisons  les  journaux...  Mais 
quand  les  Français  nous  envoient  leurs  saints  sous  forme  d'obus..., 
alors  la  scène  change  comme  tu  peux  penser.  Il  faut  être  à  tout  instant 
préparé  à  une  surprise.  Et  c'est  cette  incertitude,  c'est  la  présence 
continuelle  de  la  mort  devant  nos  yeux,  qui  brise  la  plupart  des 
hommes.  Les  Français,  naturellement,  tirent  aussi  bien  que  nous 
(bien  que  notre  artillerie  lourde  soit  supérieure  à  la  leur).  Souvent 
déjà  nous  avons  eu  l'occasion  de  constater  l'habileté  de  leurs  artilleurs. 
Maints  obus  ont  déjà  pénétré  dans  nos  tranchées. 

Il  y  a  déjà  huit  longues  semaines  que  nous  sommes  ici.  Nous  ne 
tarderons  sans  doute  plus  beaucoup  à  attaquer.  Dès  que  nos  ailes 
auront  avancé  un  peu  plus  —  et,  d'après  les  journaux,  elles  font 
chaque  jour  quelques  progrès  —  notre  heure  viendra  aussi.  L'attaque 
eintraîne  avec  elle  de  lourdes  pertes,  c'est  certain.  Peut-être  serai-je 
de  ceux  qui  y  laisseront  leur  vie. 

Nous  devons  maintenant  nous  rassembler.  Ce  soir  nous  retournons 
dans  les  tranchées.  Adieu  et  bonjour  à  tous  les  amis.  Bien  cordiale- 
ment. —  A.  K. 

Les  soldats,  on  le  voit,  ne  se  font  pas  faute  de  se  plaindre 
Tous,  même,   ne  s'en  tiennent  pas  aux  paroles.  Malgré  la 
sévérité  de  la  discipline,  il  en  est  qui  passent' à  l'acte,  envoient 
promener  tous  leurs  devoirs,  et,  pris  de  panique,  ne  songent 
plus  qu'à  se  mettre  à  l'abri. 

Nous  avons  ici  de  curieux  types  de  volontaires  d'un  an,  —  écrit 
un  ouvrier  chapelier  '.  —  La  moitié  d'entre  eux  sont  déjà  tombés 
malades  la  première  fois  qu'ils  ont  dû  se  rendre  dans  les  positions  de 
combat,  et  ils  se  sont  dépêchés  de  se  faire  porter  malades  pour  être 
rapatriés  comme  inaptes  à  faire  campagne.  Quant  aux  autres,  parmi 
lesquels  se  trouve  un  chanteur  d'opéra,  ils  courent  comme  des  possédés 
dès  qu'on  aperçoit  les  éclairs  ou  qu'on  entend  le  bruit  du  canon.  Si 
nous  en  faisions  tous  autant,  l'État  Allemand  serait  bien  compromis  1 

Chez  ceux  qui  résistent  cependant,  et  qui  sont  soumis  chaque 
jour  à  des  épreuves  plus  pénibles,  un  sentiment  va  grandis- 
sant :  l'indignation  contre  cette  population  inconsciente  des 
villes    allemandes,   qui  se    refuse  à  comprendre    la   gravité 


1.  Lettre  publiée  par  le  Korres pondent  jiïr  die  Arbeiler  and  Arbeilcrinnen  dcr 
Jlut-  iind  F ilz'varen- Industrie,  Altcnburg,  25  mars  1915. 


LES  SOLDATS  ALLENANDS  479 

de  la  situation,  qui  passe  ses  journées  à  s'amuser,  et  qui 
trouve  encore  moyen  de  récriminer  sous  prétexte  que  le 
dénouement  se  fait  attendre  et  qu'elle  est  gênée  dans  ses 
habitudes. 

Nous  sommes  indignés,  —  écrivent  les  soldats  ',  —  de  la  légèreté 
montrée  par  la  population  de  chez  nous,  qui  s'amuse  au  cinéma  et 
dans  les  petits  théâtres  pendant  que  nous  versons  notre  sang. 

Je  viens  de  lire,  —  dit  un  sous-officier  d'artillerie  -,  — •  les  règle- 
ments restreignant  la  vente  du  pain.  Je  vois  que,  bien  que  la  guerre 
se  déroule  hors  de  chez  nous.  Dieu  s'arrange  tout  de  même  pour 
châtier  le  peuple  allemand.  Qu'il  en  soit  remercié  ! 

Un  autre  soldat  écrit  des  tranchées  du  Nord  de  la  France  ^  : 

On  est  très  monté  ici  contre  une  certaine  classe  de  gens  de  chez  nous, 
piliers  de  cafés  et  politiciens  de  tramways,  qui  se  plaignent  parce  qu'ils 
n'ont  pas  leur  petit  pain  du  matin,  qui  trouvent  que  les  opérations 
marchent  trop  lentement,  et  qui,  même,  réclament  bruyamment  le 
droit  de  danser  et  de  s'amuser.  Nous  voudrions  voir  ces  gens-là  ici  I 
ris  ne  sont  pas  dignes  que  nous  nous  battions  pour  eux  1 


I 

Telles  sont  les  réflexions  auxquelles,  durant  les  mois  d'hiver, 
les  combattants  allemands  se  livrent  dans  leurs  tranchées, 
Quelles  indications,  quelles  conséciuences  en  pouvons-nous 
tirer? 

Des  nombreux  signes  d'impatience  et  de  mécontentement 
que  manifestent  nos  ennemis,  avons-nous  le  droit  de  conclure 
que  leur  armée  soit  à  la  veille  de  fléchir? 

La  force  de  résistance  de  cette  armée  diminue  sans  aucun 
doute;  mais  sa  confiance  dans  le  succès  est  plus  lente  à 
s'ébranler.  C'est  un  fait  curieux,  mais  indéniable:  malgré 
les  désillusions,  malgré   les  échecs,  malgré  la   lassitude,    les 


1.  D'après  le  Monutlicher  Anzeiger,  organe  d'une  association   clircticnne  de 
jeunes  gens,  Nuremberg,  mars  1915. 

2.  Ibidem. 

3.  Lettre  publiée  dans  la  .Pau/mer-Z2/7un<7,  organe  de  l'association  des  «  Pau- 
liaer  i-,  marsjl915. 


180  LA     REVUE     DE     PARIS 

soldats  allemands,  après  huit  mois  de  guerre  \  continuent 
à  dire  et  à  croire  qu'ils  seront  nécessairement  victorieux. 
Dans  les  lettres  qu'ils  écrivent,  ils  dépeignent  leur  situa- 
tion sous  les  couleurs  les  plus  sombres  et  ils  concluent  aus- 
sitôt, sans  transition  :  «  JBah  1  La  guerre  sera  vite  finie  et 
nous  pourrons  bientôt  aller  retrouver  nos  familles  et 
reprendre  notre  vie  paisible,  » 

Ne  nous  laissons  pas  émouvoir  par  cette  sécurité,  car  l'Alle- 
mand a  une  manière  à  lui  de  raisonner.  Tous  ses  jugements 
sont  formés  a  priori  et  avec  une  partie  de  son  cerveau  où  ne 
pénètrent  pas  les  impressions  du  dehors  :  ils  ne  peuvent  pas 
être  modifiés  :  notre  victoire  seule  les  renversera.  D'ailleurs  les 
conclusions  optimistes  des  soldats  allemands  ne  sont  nulle- 
ment l'effet  de  réflexions  personnelles. 

Les  arguments  leur  sont  apportés,  tout  mâchés,  par  d'innom- 
brables journaux  et  bulletins  de  l'intérieur,  ceux-là  mêmes 
que  nous  avons  utilisés  au  cours  de  cette  étude. 

A  côté  des  lettres  du  front,  en  effet,  il  s'imprime  en  Alle- 
magne une  seconde  catégorie  de  Feldpostbriefe,  ayant  pour 
but  de  stimuler  l'ardeur  des  combattants,  qui  mériteraient 
bien  une  étude  spéciale.  Ce  sont  des  lettres  ouvertes  adressées 
par  les  pasteurs  à  leurs  ouailles,  parles  patrons  à  leurs  ouvriers, 
par  les  sociétés  à  leurs  membres.  En  même  temps  que  ces 
lettres,  l'armée  reçoit  les  sermons  de  guerre  (Feldpredigteu) 
([ui  se  chiffrent  par  milliers,  puis  les  circulaires  et  brochures 
de  toutes  sortes  envoyées  à  diverses  catégories  de  soldats, 
principalement  aux  membres  des  syndicats.  Quel  effet  pro- 
duit sur  le  combattant  toute  cette  littérature  d'apparence 
rébarbative?  L'effet  est  certain,  car  nous  retrouvons  dans  les 
lettres  du  front  nombre  de  formules  clichées  et  de  déductions 
convenues  qui  n'ont  pu  être  puisées  que  là.  Mais  nous  ne 
saurions  entrer  ici  dans  le  détail  de  cette  propagande  politico- 
religieuse.  Il  nous  suffira  d'observer  qu'elle  paralyse  rapide- 
ment ce  qui  pouvait  rester  au  soldat  de  sa  liberté  de 
jugement. 

La  croyance  en  la  supériorité  de  sa  race  a  pris  chez  l'Alle- 

1.  Les  lettres  que  nous  avons  citées  remontent  à  plusieurs  mois  déjà  ;  les 
remarques  que  nous  faisons  s'appliquent  donc  à  la  lin  de  l'hiver. 


LES  SOLDATS  ALLEMANDS  481 

mand  la  valeur  d'un  axiome.  Il  ne  peut  pas  imaginer  que  nous 
la  contestions.  Que  le  bon  droit,  d'ailleurs,  toutes  les  vertus, 
et  la  faveur  divine  soient  de  son  côté,  il  n'en  doute  pas  un 
seul  instant.  Et  dans  ses  appréciations  à  l'égard  des  alliés  il 
fait  preuve  de  l'aveuglement  et  de  la  crédulité  la  plus  invrai- 
semblable. N'a-t-on  pas  réussi  à  lui  persuader  que  Français 
et  Anglais  sont  à  la  veille  d'en  venir  aux  coups  et  que  notre 
population  regarde  les  soldats  allemands  comme  des  libéra- 
teurs qui  viennent  les  affranchir  du  joug  britannique? 

Hier  ennemis 
Aujourd'hui  amis, 
Demain  unis 
Contre  l'Angleterre. 

Voilà  ce  que,  d'après  les  relations  des  journaux,  nos  paysans 
chanteraient  aux  Allemands  dans  tout  le  Nord  de  la  France. 
Des  aviateurs  français  se  chargeraient  même  de  répandre 
cette  chanson  en  en  faisant  pleuvoir  des  exemplaires  sur  les 
territoires  envahis.  C'est  avec  des  histoires  de  ce  genre  ^  que 
l'on  entretient  la  confiance. 

Parmi  les  idées  toutes  faites  du  soldat  allemand,  il  en  est 
une  —  bien  connue  d'ailleurs —  que  nous  ne  devons  pas  perdre 
de  vue,  et  dont  il  nous  appartient  de  faire  notre  profit.  C'est 
cette  idée,  que  le  Français,  étant  dépourvu  de  constance  et  de 
persévérance,  ne  peut  pas  manquer  de  se  lasser  le  premier  : 
d'où  il  résulte  que  l'Allemagne  sera  fatalement,  automa- 
tiquement, victorieuse  : 

Qui  peut  dire  combien  de  temps  la  guerre  durera  encore?  —  écrit 
un  employé  communal  saxon  -...  —  L'artillerie  des  Français  est  excel- 
lente. Et  leur  connaissance  du  terrain  les  aide  beaucoup.  Cependant 
nous  finirons  bien  par  en  avoir  raison  grâce  à  notre  ténacité,  —  quels 
que  soient  les  renforts  qu'ils  aillent  encore  chercher. 

1.  La  presse  provinciale  abonde  en  récits  fantaisistes  où  l'on  retrouve  la 
même  inspiration.  Elle  se  plaît,  par  exemple,  à  raconter  que  les  prisonniers 
français  sont  remplis  d'admiration  pour  la  personne  du  Kaiser.  A  sa  vue, 
ils  sont  saisis  de  respect  et  s'écrient  :  «  Oh  !  c'est  l'Empereur  !  Un  homme 
excellent  !  Un  grand  général  !  »  (EvMigelisches  Gemmdeblatt  fiir  Erfiirl, 
15  février  1915.) 

2.  Lettre  publiée  par  la  Sachsische  Gemeindebeamten-Zeiiiing,  Leipzig,  15  dé- 
cembre 1914. 

1"  Octobre  1915.  3 


482  LA     REVUE     DE     PARIS 

Je  ne  crois  pas  que  le  Français  tienne  encore  longtemps.  Il  est  essen- 
tiellement lâche...  —  dit  un  autre  soldat,  le  6  septembre  K 

Cette  guerre  est  une  guerre  de  nerfs  —  déclare  un  article  intitulé 
Tenir  (Durchhalten),  qui  a  fait  le  tour  de  la  presse  syndicaliste  :  ceux-là 
triompheront  qui  auront  les  nerfs  les  plus  solides. 

Si  grande  est  notre  incapacité  à  persévérer  que  —  comble 
de  l'ironie  —  ce  sont  finalement  les  Allemands  qui  en  souf- 
friront : 

Les  Français  se  sont  maintenant  retranchés  aussi  solidement  que 
nous,  —  écrit,  le  24  octobre,  Georg  Oertel,  employé  de  commerce  ^,  — 
et  il  faudra  lutter  chaudement  si  l'on  veut  les  déloger.  Malheureuse- 
ment les  Français  manquent  toujours  de  persévérance,  et,  dès  que  cela 
commence  à  sentir  le  brûlé,  ils  se  dépêchent  de  se  retirer.  C'est  pour 
cela  que  nous  n'avons  pas  encore  pu  livrer  de  combat  décisif. 

L'Allemand  croit  donc  qu'il  triomphera  et  il  le  croit  d'au- 
tant plus  que  la  victoire  lui  apparaît  comme  une  absolue 
nécessité  '.  Il  est  convaincu  que  les  alliés  ont  attaqué  et  voulu 
détruire  l'Allemagne.  Il  sait  par  expérience  (car  il  juge  les 
autres  d'après  lui-même)  ce  qu'ont  à  souffrir  les  pays  envahis, 
et  l'idée  que  l'Allemagne  puisse  être  soumise  à  pareille  épreuve 
lui  paraît  tout  à  fait  inacceptable. 

Comme  c'est  beau  ici,  dans  notre  chère  patrie  allemande,  —  écrit 
un  soldat  *  qui  rentre  au  pays.  — Partout  règne  la  paix.  Quel  contraste 
avec  les  territoires  dévastés  de  la  France  ! 

Je  veux  bien,  —  écrit  '•'  un  paroissien  de  Technitz,  —  que  la  disci- 
pline soit  grande  dans  l'armée  allemande,  Les  circonstances  ont  pour- 
tant pour  conséquence  inévitable  que  des  territoires  entiers  sont  — 
quant  aux  moissons,  troupeaux,  affaires,  habitations  —  entièrement 
anéantis.  Nous  ne  saurions  trop  remercier  notre  Dieu  bien-aimé  de  ce 
que  jusqu'ici  la  guerre  ne  s'est  pas  déroulée  dans  notre  patrie,  mais 
le  plus  souvent  sur  le  territoire  ennemi. 

1.  Lettre  publiée  dans  Dr  B.  K.-Bolc  (Bibel-Krânzchen  Bote).  Francfort 
février  1915. 

2.  Lettre  publiée  clans  les  Verbandsblàtler,  Leipzig,  janvier  1915. 

3.  «  Deuischland  wird  siegen,  weil  es  siegen  muss.  »  {Zcilschrifl  fiir  die  Deulschen 
mittleren  Beamten,  Berlin,  1"  mars  1915.) 

4.  Lettre  publiée  dans  le  Vilser  Inspektions-Bote,  décembre  1914. 

5.  Lettre  publiée  dans  Gott  im  Kriege,  Technitz,  Noël  1914. 


LES     SOLDATS     ALLEMANDS  4  83 

Et  le  garçon  de  café  Karl  Klix  déclare  ^  : 

Nous  aurons  soin  de  faire  en  sorte  qu'aucun  ennemi  ne  franchisse 
plus  les  frontières  de  notre  pays.  Ah  1  que  ne  verrions-nous  pas  s'ils 
avaient  réussi  à  pénétrer  plus  avant  !  Un  simple  regard  jeté  sur  la 
Prusse  Orientale  (Suite  de  la  phrase  supprimée  par  la  censure  allemande.) 

Donc  ne  vous  plaignez  pas.  Il  faut  nous  réjouir  que  cette  guerre 
effroyable  ne  se  livre  pas  dans  notre  pays.  Ici  il  n'y  a  plus. rien  à 
acheter,  ni  à  se  faire  donner  (La  suite  supprimée  par  la  censure  alle- 
mande.) 

* 
*   * 

C'est  ainsi  que  les  Allemands  raisonnent,  du  haut  en  bas 
de  l'échelle  sociale,  et  qu'ils  prennent  chaque  jour  davantage 
le  goût  de  la  conquête.  Certainement  il  y  a  des  exceptions  : 
mais,  jusqu'ici,  ces  exceptions  paraissent  avoir  un  caractère 
individuel  ;  il  n'y  a  pas  d'indication  générale  à  en  tirer. 

Mais  les  socialistes,  dira-t-on?  Ne  trouvera- t-on  pas  chez 
eux,  si  l'on  cherche  bien,  des  sentiments  différents? 

Nous  avons  cité  plus  haut  quelques  lettres  de  socialistes; 
toutefois  nous  n'avons  pas  considéré  ceux-ci  isolément,  en  tant 
que  constituant  une  classe  distincte  de  l'armée.  N'est-ce  pas 
là  une  lacune  de  notre  analyse?  Certaines  personnnes  peuvent 
le  penser,  et  il  convient  de  prévenir  leur  objection. 

Il  sera,  certes,  fort  intéressant  d'étudier  en  détail  la  conduite 
du  parti  socialiste  allemand  pendant  la  guerre.  Mais  les  élé- 
ments de  cette  étude  se  trouvent  à  l'intérieur  de  l'Allemagne 
plus  que  dans  les  camps  militaires,  et  c'est  pourquoi  il  ne  nous 
appartenait  pas  de  l'entreprendre  ici.  D'ailleurs,  pour  bien 
comprendre  l'attitude  des  socialistes,  il  serait  probablement 
nécessaire  de  remonter  assez  loin  dans  le  passé  et  de  corriger 
d'abord  certaines  idées  préconçues  qui  s'étaient  répandues  à 
leur  sujet.  Et,  surtout,  il  faudrait  distinguer  soigneusement 
entre  les  intellectuels,  ou  les  théoriciens,  et  les  véritables 
ouvriers. 

Bornons-nous,  pour  le  moment,  à  rapprocher  les  unes  des 
autres  les  lettres  de  soldats  syndiqués  qui  sont  entre  nos 

1.  Lettre  publiée  clans  le  Gastwirtsgehilfe,  Organ  des  Verbands  dfr  Gcst- 
wirlsgebilfen,  Berlin,  24  décembre  1914. 


184  LA     REVUE     DE     PARIS 

mains,  et  voyons  si  quelque  impression  d'ensemble  se  dégage 
de  cette  correspondance. 

Que  pensent  les  socialistes  de  la  prolongation  de  la  guerre? 
Ne  commencent-ils  pas  à  lire  dans  le  jeu  du  parti  militaire? 
Ne  discerne- t-on  pas  déjà  chez  eux  quelques  tendances  géné- 
reuses? 

Si  c'est  là  ce  que  nous  pensons  constater,  notre  attente 
risque  fort  d'être  déçue.  Par  contre,  les  lettres  des  socialistes^ 
arrivent  à  souhait  pour  achever  de  nous  éclairer  sur  le  carac- 
tère du  soldat  allemand.  Elles  vont  mettre  la  dernière  touche 
au  portrait  que  nous  nous  sommes  efforcés  de  tracer. 

Charité  bien  ordonnée  commence  par  soi-même.  Le  socia- 
liste mobilisé  a  d'abord  une  préoccupation  constante  :  obtenir 
du  syndicat  des  avantages  particuliers  pour  lui  et  sa  famille. 
Il  exige  que  les  membres  restés  au  foyer  versent  une  cotisa- 
tion supplémentaire  à  son  profit.  Le  non  mobilisé  regimbe, 
car,  dans  bien  des  cas,  il  souffre  du  chômage  et  du  renchérisse- 
ment de  la  vie.  Et  voilà  engagée  une  discussion  des  plus  vives 
entre  les  anciens  collègues,  séparés  par  la  guerre  : 

Je  vois  avec  regret  par  votre  rapport,  —  écrit  un  ouvrier  -,  —  que 
certains  de  nos  collègues  ne  se  comportent  pas  comme  tels.  Ces  beaux 
messieurs  devraient  venir  un  peu  à  notre  place.  C'est  ici  qu'ils  auraient 
vu  d'abord  la  petite  grève,  et  maintenant  la  grande  grève  générale. 
Et  qui  sait  combien  de  temps  encore  Papa  État  nous  infligera  cette 
épreuve? 

Dans  tous  les  bulletins  professionnels  et  syndicalistes  nous 
trouvons  les  mêmes  récriminations.  Chez  les  concierges  eux- 
mêmes,  il  règne  une  grande  excitation  : 

Le  rouge  de  la  honte  devrait  leur  monter  au  visage,  —  dit  de  ses 
collègues  un  portier  mobilisé  •',  —  et  ils  ne  sont  pas  dignes  d'être 
membres  de  l'association  des  portiers  allemands...  S'il  se  trouvait  de 

1.  Ici  encore  nous  voulons  parler  de  l'ensemble  des  lettres  et  non  des  excep- 
tions, —  car  il  y  en  a,  et  nous  avons  cité  plus  haut  les  plus  curieuses  :  mais 
ces  lettres,  d'inspiration  indépendante,  restent  très  peu  nombreuses. 

2.  Lettre  d'un  membre  du  syndicat  des  ouvriers  des  transports,  déjà  citée 
plus  haut  (Courier,  17  janvier  1915). 

3.  Lettre  d'Otto  Henning,  publiée  par  la  Deutsche  Porlicr-Zeilang,  Berlin, 
15  décembre  191-1. 


LES     SOLDATS     ALLEMANDS  4  85 

pareils  lâches  dans  l'armée  allemande,  il  n'y  aurait  bientôt  plus  d'Alle- 
magne et  plus  d'association  des  portiers  allemands.  Il  est  heureux  que 
les  hommes  de  cette  pâte  soient  une  minorité.  Sans  doute  il  est  plus 
facile  et  plus  confortable  de  s'asseoir  au  coin  du  poêle  et  de  pérorer, 
plutôt  que  de  mettre  comme  nous  la  main  à  l'ouvrage  ;  mais  ce  sont 
des  actes  qu'il  faut  pour  en  finir,  et  non  des  paroles.  C'est  à  vous,  mes 
vrais  et  véritables  collègues,  c'est  à  vous  que  j'adresse  mon  appel.  Ne 
vous  lassez  pas,  ne  vous  fatiguez  pas  ;  étouffez,  empêchez  les  conflits 
et  les  désunions  ;  soutenez  et  faites  prospérer  l'association  des  portiers 
allemands,  afin  que,  quand  nous  reviendrons  sains  et  saufs  du  champ 
de  bataille,  nous  n'ayons  pas  à  rougir  d'être  membres  de  l'association 
des  portiers  allemands.  Mais  à  ceux  qui  oubhent  leur  devoir,  et  se 
montrent  lâches  envers  l'association  et  les  familles  de  leurs  collègues 
mobilisés,  je  crie  d'une  voix  tonnante  :  «  Honte  !  Nous  n'oubUerons 
jamais  votre  conduite  scandaleuse  !  Car  agir  et  peiner,  c'est  toute  la 
vie.  » 

Que  ceux  de  nos  collègues  qui  travaillent,  —  dit  un  avis  imprimé 
en  gros  caractères  dans  un  bulletin  syndicahste  \  —  n'oubhent  pas  de 
verser  leurs  cotisations,  régulière  et  supplémentaire.  Après  la  guerre, 
ceux  qui  reviendront  leur  demanderont  des  comptes,  et  honte  à  celui  qui 
ne  pourra  pas  prouver  qu'il  a  rempli  son  devoir  et  qu'il  n'a  pas  été  un 
lâche  embusqué. 

Les  non  mobilisés  ne  se  contentent  pas  de  refuser  leur  assis- 
tance aux  mobilisés.  Mais,  ce  qui  est  plus  grave,  ils  désertent 
en  masse  les  organisations.  Privés  de  leurs  chefs  —  car  les 
ouvriers  les  plus  énergiques  sont  partis  pour  l'armée  —  les 
syndicats  menacent  de  se  désagréger.  On  s'en  aperçoit  et  on 
s'en  indigne  dans  les  tranchées. 

Je  sais  par  expérience,  —  dit  un  syndiqué  -,  —  que  ces  messieurs 
nos  collègues  trouvent  du  temps,  de  l'argent  et  du  goût  pour  tout  ce 
qu'on  voudra,  sauf  pour  la  chose  principale,  le  syndicat.  Or  en  ce 
moment,  précisément,  où  nous  ne  pouvons  pas,  nous,  coopérer,  ceux 
qui  sont  restés  à  la  maison  devraient  réfléchir  et  se  dire  :  «  Il  faut  que 
je  soutienne  mon  syndicat,  parce  que  des  milliers  de  mes  camarades 
sont  à  la  guerre  et  se  trouvent  dans  une  situation  plus  difficile  que 
moi  !  7/  faut  que  j'empêche  mon  syndicat  de  périr  !  » 

Je  n'aurais  pas  cru,  —  écrit  un  ouvrier  libraire  ^,  —  qu'il  pût  y 
avoir,  dans  ces  temps  d'épreuve,  des  lâches  qui  tournassent  le  dos  au 

1.  Le  Courier,  organe  des  ouvriers  des  transports,  Berlin,  17  janvier  1915. 

2.  Lettre  publiée  dans  le  Courier,  17  janvier  1915. 

3.  Lettre  publiée  par  la  Buchlinder-Zeilung,  citée  par  le  Gasiwirtsgebilfe, 
Hambourg,  4  février  1915. 


486  LA     REVUE     DE    PARIS 

syndicat.  Un  regard  jeté  sur  le  journal  de  mes  collègues  de  Leipzig 
m'a  prouvé  que  je  me  trompais.  Le  compte  rendu  de  notre  syndicat 
pour  le  troisième  trimestre  achève  de  m'ouvrir  les  yeux.  J'y  vois  que 
nous  avons  perdu  environ  6  400  membres,  alors  que  2  900  seulement 
ont  été  appelés  à  l'armée.  Il  reste  donc  3  500  défections  inexpliquées. 
Comment  cela  est-il  possible,  sacrebleu  ?  Ces  gens-là  sont-ils  tous  des 
lâches  qui  se  terrent  derrière  leurs  poêles,  pendant  que  leurs  frères 
sur  le  front  voient  la  mort  dans  les  yeux  et  sauvent  le  pays  allemand 
des  horreurs  de  la  guerre?  Est-ce  ainsi  qu'ils  pensent  assurer  la  pros- 
périté du  syndicat?  Est-ce  là  la  reconnaissance  dont  ils  font  preuve 
envers  ceux  qui  sont  partis  ? 

De  toutes  les  épreuves  amenées  par  la  guerre,  celle-là  est 
la  plus  rude  pour  le  syndiqué.  L'œuvre  d'un  quart  de  siècle 
se  trouve  menacée.  Peut-être  va-t-il  falloir  tout  recommencer. 
D'ailleurs  le  socialiste  ne  se  fait  pas  illusion  sur  les  sentiments 
des  sphères  dirigeantes  à  son  égard.  La  bienveillance  actuelle 
n'aura  pas  de  lendemain,  et  la  lutte  reprendra  de  plus  belle 
une  fois  la  paix  signée. 

Certains  indices,  —  écrit  l'ouvrier  G.  V,  *,  —  comme,  par  exemple, 
ie  retard  apporté  à  la  protection  des  sans-travail  par  la  municipalité 
de  Hambourg,  montrent  qu'il  y  a  encore  conflit  d'intérêts  entre  les 
travailleurs  et  ceux  qui  possèdent.  La  grande  épreuve  nationale  —  qui 
a  comblé  tant  de  fossés  —  n'a  pu  tout  de  même  éclairer  sur  les  inté- 
rêts des  travailleurs  ceux  qui  croient  être  à  eux  seuls  l'État  et  la 
Société.  Aussi,  après  la  guerre,  sera-t-il  plus  que  jamais  nécessaire 
de  faire  effort  pour  bien  organiser  les  syndicats. 

Ainsi  les  perspectives  ne  sont  pas  brillantes,  et  les  ouvriers 
ont  hâte  de  rentrer  chez  eux  pour  recommencer  au  plus  vite 
r agitation  socialiste.  Est-ce  à  dire  qu'ils  condamnent  la  guerre, 
et  qu'ils  voudraient  la  faire  cesser  demain?  Rien  dans  leur 
correspondance  ne  nous  autorise  à  faire  cette  supposition. 

Le  syndiqué  ne  s'exprime  pas  tout  à  fait  comme  le  général 
von  Bernhardi,  mais  il  n'est  pas  très  loin  de  penser  comme 
lui. 

Remarquons  en  premier  lieu  que  la  population  ouvrière, 
d'abord  très  éprouvée  par  la  détresse  économique  de  l'Alle- 
magne, a  fini  par  se  ressaisir.  Fort  habilement,  elle  a  su  pro- 


1.   Lettre  de  G.  V.  publiée  dans  le  Vereins-Anzei(/er,  Organ  des  Verbandes  <l- 
Mater  Lackierer,  etc.,  Hambourg,  13  février  1915. 


LES     SOLDATS    ALLEMANDS  487 

fiter  des  circonstances  pour  réclamer  des  augmentations  de 
salaires. 

Tandis  qu'au  mois  de  juin  1914,  —  écrit  l'organe  d'une  association 
d'employés  de  commerce  \  —  une  famille  de  quatre  personnes  dépen- 
sait en  moyenne  pour  sa  subsistance  24  marks  73  par  semaine,  elle 
devait  dépenser  en  août  26  marks  41,  en  novembre  27  marks  46,  etc.. 
Pour  ces  raisons  nous  croyons  le  moment  venu  de  réclamer  pour  le 
personnel  de  toutes  les  maisons  qui  fonctionnent  normalement  une 
allocation  de  vie  chère,  ou,  tout  au  moins,  un  relèvement  du  taux  des 
salaires. 

La  guerre  a  causé  un  renchérissement  général,  —  dit  le  journal  des 
jardiniers  ■-.  —  Les  vivres  principalement,  mais  aussi  les  vêtements  et 
surtout  les  chaussures,  ont  atteint  des  prix  très  élevés,  auxquels  ils  se 
maintiendront,  ou  même  qu'ils  dépasseront  pendant  la  durée  de  la 
guerre.  C'est  donc  un  devoir  de  simple  équité  d'élever  les  salaires  d'une 
manière  correspondante.  Le  printemps  est  le  meilleur  moment  pour 
obtenir  des  augmentations,  et  ce  doit  être  d'autant  plus  facile  cette 
année  que  la  main-d'œuvre  est  plus  rare. 

Toutes  les  catégories  de  travailleurs  ont  fait  des  réclama- 
tions analogues.  Or  les  journaux  nous  apprennent  qu'un  grand 
nombre  ont  obtenu  satisfaction,  et  les  intéressés  espèrent  bien 
que  les  avantages  obtenus  seront  définitifs  ^ 

Voilà  déjà  aux  yeux  de  l'ouvrier  un  bon  côté  de  la  guerre  ; 
mais  une  raison  plus  profonde  détermine  son  sentiment  : 
l'ouvrier  découvre,  et,  de  plus  en  plus,  il  est  persuadé  que  le 
socialisme  a  partie  liée  avec  l'empire  allemand. 

Nous  avons  vu  combien  les  horreurs  de  la  guerre  impres- 
sionnent péniblement  le  soldat  allemand  et  lui  font  redouter 
d'être  à  son  tour  envahi. Ruiner  les  autres, passe  encore;  mais 
être  ruiné,  jamais. 

Il  n'y  a  plus  rien  ici,  ni  vivres,  ni  argent,  écrivent  les  sol- 
dats qui  font  campagne  en  France.  Or  l'argent,  qui  procure 
la  bonne  chère,  ce  paraît  être  pour  les  travailleurs  d'Allemagne 
la  fin  suprême  et  unique  de  la  vie.  Les  sentiments  altruistes 

1.  Der  Handelstand,  Hambourg,  1"  avril  1915. 

l!.  AUgemeine  Gârtner-Zeitung,  Berlin,  10  avril  1915. 

3.  Werbt  Mitglieder  !  Die  Nachtarbeit  darf  nimmer  wiederkommen  !  affirme 
en  gros  caractères  le  journal  des  boulangers  dans  chacun  de  ses  numéros  :  «  Le 
travail  de  nuit  ne  doit  jamais  être  rétabli.  » 


488  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  généreux  n'ont  pas  accès  chez  eux.  Et  ils  font  ce  raisonne- 
ment très  simple  que,  plus  l'Allemagne  sera  puissante,  plus 
chacun  de  ses  enfants  sera  riche  ^ 

Les  articles  populaires  sur  les  difficultés  économiques  de 
l'empire  peuvent  se  résumer  en  deux  lignes  :  «  Il  faut,  pour  le 
moment,  nous  serrer  le  ventre.  Mais,  après  la  guerre,  comme 
on  mangera  bien!  »  L'Allemagne  deviendra  la  première  puis- 
sance économique  du  monde,  et  tous  les  Allemands  en  profi- 
teront. C'est  pourquoi  ceux-là  mêmes  à  qui  la  guerre  répugne 
le  plus  se  disent  comme  l'ouvrier  peintre  dont  nous  avons 
plus  haut  cité  la  lettre  :  «  Il  vaut  toujours  mieux  être  victo- 
rieux. » 

Mais  l'alliance  entre  le  socialisme  et  le  militarisme  n'est  pas 
seulement  un  mariage  de  raison.  C'est  un  mariage  d'inclina- 
tion. Le  travailleur,  en  effet,  ne  tarde  pas  à  faire  une  surpre- 
nante constatation  :  c'est  que  le  syndicat  est  la  meilleure  pré- 
paration à  la  vie  des  camps,  comme  la  guerre  est  la  meilleure 
école  de  socialisme. 

Je  n'ai  fait  aucun  mystère  de  mes  opinions,  —  écrit  un  ouvrier  du 
bâtiment', —  et,  j'ai  trouvé  parmi  les  réservistes  beaucoup  de  tra- 
vailleurs organisés.  De  même  parmi  les  volontaires.  Beaucoup  sont 
nos  collègues,  membres  de  longue  date.  Et  je  le  dis  carrément  :  les 
ouvriers  organisés  sont  les  meilleurs  soldats. 

Je  pense  que  cette  guerre,  —  écrit  l'ouvrier  peintre  G.  V.  -^  —  cette 
guerre,  que  l'Allemagne  doit  soutenir  contre  des  ennemis  supérieurs 
en  nombre,  est  la  meilleure  preuve  de  ce  que  peut  faire  l'organisation 
des  forces.  Certainement  il  y  a  chez  nos  hommes  de  l'enthousiasme 
et  du  dévouement.  Mais  n'y  en  a-t-il  pas  aussi  chez  l'adversaire?  Ce 
qui  nous  assure  l'avantage,  c'est  certainement  la  supériorité  de  notre 
organisation,  qui  était  notamment  une  organisation  des  forces.  Chaque 
chose  était  à  sa  place  et  à  la  place  préparée  pour  la  recevoir.  Les  parties 


1.  «  C'est  justement  en  tant  que  travailleurs,  —  écrit  le  journal  des  ouvriers  du 
bois  —  que  nous  luttons  de  toutes  nos  forces  pour  la  cause  allemande.  Nous, 
voulons  améliorer  la  situation  matérielle  des  travailleurs.  Or,  les  ouvriers  ne 
sont  pas  moins  intéressés  que  les  patrons  à  la  prospérité  et  au  développement 
de  l'industrie.  Bien  que  le  combat  se  livre  sur  le  champ  de  bataille,  les  consé- 
quences s'en  feront  immédiatement  sentir  dans  la  vie  économique.  »  (Holzarb- 
eiter-Zeitung,  Berlin,  13  février  1915.) 

2.  Lettre  publiée  par  Der  Grundstcin,  Hambourg',  2  janvier  1915. 

3.  Lettre  de  G.  V.,  déjà  citée  plus  haut. 


LES     SOLDATS     ALLEMANDS  4  89 

n'avaient  pas  à  se  préoccuper  les  unes  des  autres  ;  mais  elles  se  sont 
combinées  dans  le  tout,  et  les  efforts  réunis'  forment  un  ensemble  tout 
puissant.  Il  me  semble  que  nous  pouvons  tirer  de  là  une  leçon  pour 
notre  syndicat. 

L'organisation  allemande,  —  écrit  le  bulletin  des  ouvriers  des 
tabacs  1,  —  la  discipline  allemande,  nous  conduiront  à  la  victoire 
sur  le  terrain  économique  comme  sur  le  terrain  militaire. 

Ainsi,  après  la  guerre,  le  socialisme  se  réorganisera  en  s'ins- 
pirant  des  méthodes  militaires,  et  il  deviendra  plus  fort,  que 
jamais.  Et  comme,  d'autre  part,  le  socialisme  aura  puissam- 
ment contribué  au  triomphe  des  armes  allemandes,  il  s'arran- 
gera de  manière  à  recueillir  une  part  —  et  une  part  royale  — 
des  fruits  de  la  victoire  : 

Divers  facteurs  ont  contribué  à  nous  rendre  forts,  —  écrit  un  journal 
d  employés  de  commerce  -,  —  mais,  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  répéter, 
le  principal  a  été  le  socialisme.  C'est  pourquoi  il  est  indiscutable  que 
cette  guerre  doit  accroître  le  prestige  de  la  réforme  sociale  et  en  assurer 
la  poursuite  avec,  désormais,  le  concours  de  tous. 

* 

*   * 

Tels  sont  les  rêves  d'avenir  qui  entretiennent  l'ardeur  du 
soldat  ouvrier,  et  il  n'est  pas  loin  de  dire,  comme  le  frère 
W.  Muller  de  l'église  baptiste  : 

Il  me  semble  que  je  n'ai  pas  encore  rempli  tout  mon  devoir  sur  le 
champ  de  bataille.  J'aimerais  bien  entrer  dans  Verdun,  et  plus  tard 
dans  Paris  avec  une  armée  victorieuse.  Comme  Dieu  voudra  1  Dieu 
n'a  que  des  pensées  de  paix  '  ! 

Orgueil  doctrinaire,  caporalisme,  froids  calculs  d'intérêts, 
voilà  décidément  ce  que  nous  retrouvons  dans  toutes  les 
lettres  allemandes.  Pas  plus  chez  le  syndiqué  que  chez  le  plus 

1.  Tabakarbeiter-Zciliing,  Dusseldorf,  9  avril  1915. 

2.  Verbandsblàlter,  Leipzig,  mai  1915.  Cf.  Der  Grundsiein,  Hambourg, 
6  février  1915. 

3.  Lettre  publiée  par  Der  Wahreitszeuge,  Organ  der  deutschen  Bapiislen,  Cassel, 
2  janvier  1915.  —  Les  baptistes  semblent  avoir  un  goût  particulier  pour  les 
parades  :  «  Ce  qui  ne  m'avait  pas  été  donné  pendant  mon  temps  de  service,  — 
écrit  l'un  d'eux,  —  me  fut  accordé  maintenant  :  j'ai  eu  la  joie  de  défiler  au  pas 
de  parade  devant  Sa  Majesté.  »  (Der  Wahrheitszenge,  3  avril  1915.) 


490  LA     REVUE    DE    PARIS 

belliqueux  des  soldats  de  Guillaume  II,  nous  ne  voyons  poindre 
le  sentiment  que  depuis  le  début  de  cette  étude  nous  cherchons 
vainement  à  découvrir,  le  sentiment  que  les  malheurs  de  la 
guerre  devraient  pourtant  éveiller  naturellement  dans  un 
cœur  humain  :  la  pitié,  accompagnée  de  respect  pour  les 
souffrances  d'autrui. 

Et  ici,  nous  touchons  probablement  à  un  des  traits  distinc- 
tifs  du  caractère  germanique.  Durci  par  son  égoïsme  et  par 
sa  raideur  intellectuelle,  l'Allemand  a  perdu  la  faculté  de 
sortir  de  lui-même.  Il  est  si  enfoncé  dans  ses  idées  qu'il  est 
hors  d'état  de  comprendre  celles  des  autres.  Cette  incapacité 
explique  les  étranges  bévues  psychologiques,  les  grossières 
erreurs  de  jugement  que  les  combattants  allemands  n'ont 
pas  cessé  de  commettre  depuis  dix  mois,  à  l'étonnement  de 
toutes  les  nations. 

L'Allemand  apprend  que  l'ancien  et  le  nouveau  monde  ren- 
dent son  pays  responsable  de  la  guerre,  il  constate  que  la 
violation  de  la  neutralité  belge  a  été  universellement  con- 
damnée, et  il  conclut  :  «L'Angleterre  a  voulu  envahir  la  Bel- 
gique, et  la  Belgique  nous  a  déclaré  la  guerre.  » 

L'Allemand  voit  le  monde  indigné  de  la  brutalité  avec 
laquelle  il  a  traité  les  provinces  envahies,  il  s'entend  à  chaque 
pas  qualifier  de  barbare,  et  il  prononce  :  «  Déjà  nous 
sommes  regardés  ici,  par  les  Belges  comme  les  bienfaiteurs 
de  l'humanité  ^  » 

L'Allemand  est  témoin  de  l'admirable  union  des  alliés,  de 
leur  collaboration  intime,  il  signale  lui-même  dans  ses  lettres 
notre  résistance  inébranlable,  la  persévérance  de  notre  offen- 
sive, et  il  se  console  en  disant  :  «  Les  Anglais  et  les  Français 
vont  se  prendre  à  la  gorge,  les  Français  sont  trop  lâches  pour 
tenir.  » 

L'Allemand  assiste  au  déchaînement  des  forces  destruc- 
trices de  la  guerre,  il  les  voit  anéantir  en  quelques  heures  les, 
fruits  de  longs  siècles  de  civilisation,  et  il  conclut  :  «  La  guerre 
est  le  chef-d'œuvre  dont  doivent  s'inspirer  les  organisateurs 
de  la  société.  » 

1.  Wir  gcllen  hier  jelzl  bei  dcn  Belgiern  als  die  Wohliàler  der  Menschheil.  » 
(Lettre  d'un  paroissien  de  Vilsen,  publiée  par  le  Vilser  Inspections-Bote, 
décembre  1914.) 


LES     SOLDATS    ALLEMANDS  491 

Il  serait  facile  d'allonger  la  liste  de  ces  paradoxes  ;  mais 
l'heure  est  passée  de  nous  en  amuser  et  d'y  relever  des  contra- 
dictions logiques.  Nous  n'avons  plus  aujourd'hui  qu'un  aver- 
tissement à  en  tirer  :  c'est  que  la  tâche  des  alliés,  si  vigou- 
reusement qu'elle  soit  menée,  ne  touche  pas  encore  à  sa  fm  ; 
et,  même,  elle  ne  peut  atteindre  complètement  son  but  qu'à  la 
condition  de  se  prolonger  suffisamment.  Il  faut  du  temps  pour 
abattre  les  armées  ennemies  ;  il  en  faut  plus  encore  pour 
triompher  du  sophisme  et  de  la  présomption  invétérée. 

PIERRE     BOUTROUX 


YOUMA 


VIII 


...  Elle  ne  douta  pas  un  instant  de  l'habileté  de  Gabriel 
à  mettre  son  projet  à  exécution.  Les  risques  d'une  poursuite, 
d'une  capture,  ou  d'une  rafale  survenant  pendant  la  traversée, 
car  on  était  dans  la  saison  des  ouragans,  tout  cela  l'émut  fort 
peu.  Quel  danger  n'affronterait-elle  pas  pour  Gabriel?  A  ses 
côtés,  elle  se  sentirait  partout  en  sécurité.  Puis  lentement 
l'exaltation  de  son  esprit  se  calma.  L'idée,  absolument  nou- 
velle, de  se  dérober  à  la  volonté  d'autrui  et  de  conquérir  par 
elle-même  tout  ce  qu'elle  désirait,  cette  idée,  lorsqu'elle  y 
réfléchit,  refroidit  la  colère  où  l'avait  jetée  sa  déception.  Elle 
retrouva  en  même  temps  la  pondération  naturelle  de  son  carac- 
tère. Alors  elle  eut  peur  :  elle  eut  peur  de  quelque  chose  qui 
grondait  en  elle-même,  et  qu'elle  savait  être  mal.  Dès  le  pre- 
mier instant  la  proposition  de  Gabriel  avait  vaguement  troublé 
sa  conscience  et  effrayé  son  sens  moral,  avant  même  qu'elle 
eût  eu  le  temps  de  peser  les  conséquences  qui  résulteraient  pour 
elle  de  l'abandon  de  ses  amis,  de  la  fuite  loin  de  son  lieu  de 
naissance,  du  manquement  à  tous  ses  devoirs,  qui  la  déclasse- 
raient pour  toujours  et  lui  feraient  perdre  l'estime  de  tous  ceux 
qui  avaient  confiance  en  elle.  Mais,  maintenant,  tandis  qu'elle 
songeait,  —  qu'elle  songeait  très  sérieusement,  —  elle  savait 

1.  Voir  la  Revue  de  Paiis  du   15  septembre  1915. 


YOUMA  493 

que  lorsqu'elle  aurait  mal  agi  la  houte  lui  brûlerait  le  visage. 
Non  !  Non  !  Non  !  ce  n'était  pas  vrai  que  sa  vie  avait  été  abso- 
lument malheureuse.  Elle  se  rappelait  une  suite  douce  et 
brillante  de  jours  délicieux.  Et,  surtout,  les  jours  de  son 
enfance,  avec  Aimée,  quand  elles  jouaient  ensemble  dans  la 
maison  de  madame  Peyronnette,  dans  la  grande  belle  couk 
ensoleillée,  pleine  de  plantes  bizarres  aux  feuilles  gigantesques 
et  de  palmiers,  la  grande  cour  d'où  on  apercevait,  dans  la 
clarté  bleue,  toute  la  baie  merveilleuse  qui  s'étend  entre  Grosse - 
Roche  et  Fond-Carré,  avec  ses  navires  allant  et  venant  par- 
dessus l'horizon,  ou  bien  se  balançant  paresseusement  à  l'an- 
cre :  la  grande  cour  où  tous  les  matins,  elles  donnaient  à  manger 
aux  zanolis,  les  petits  lézards  verts  qui  vivaient  dans  la  ton- 
nelle et  qui  descendaient,  en  un  scintillement,  du  haut  de  la 
voûte  verte  de  vigne  grimpante,  pour  ramasser  les  miettes 
qu'elles  leur  jetaient...  Aimée  qui  avait  tout  partagé  avec  elle, 
même  lorsqu'elle  était  devenue  une  grande  jeune  fille...  Aimée, 
dont  la  main  de  mourante  avait  serré  la  sienne  avec  une  si 
affectueuse  confiance,  et  qui  avait  murmuré  à  l'instant  d'expi- 
rer : 

—  Youma  !  Oh  Youma,  tu  aimeras  mon  enfant?  Youma,  tu 
ne  la  quitteras  jamais,  quoi  qu'il  arrive,  tant  qu'elle  sera 
petite?...  Promets-moi  cela,  chère  Youma. 

Et  elle  avait  promis. 

Youma  revit  ensuite  le  visage  de  madame  Peyronnette,  qui 
lui  souriait  sous  ses  bandeaux  argentés,  qui  lui  souriait  comme 
lorsque  Youma  sentait  une  fine  main  blanche,  chargée  de 
bagues,  lui  caresser  doucement  le  visage,  et  aussi  comme  lors- 
qu'elle entendait  la  vieille  dame  lui  dire  : 

—  Toi  aussi,  enfant,  tu  es  ma  fille,  ma  jolie  sombre  filleule 
en  Dieu  !  Tu  dois  être  heureuse  !  Je  veux  que  tu  sois  heu- 
reuse. 

Et  elle  avait  vraiment  essayé  de  la  rendre  heureuse  :  elle 
avait  formé  beaucoup  de  projets,  elle  avait  dépensé  beaucoup 
d'argent  afin  que  Youma  ne  pût  jamais  envier  d'autres  femmes 
de  sa  classe...  Et  Youma  songea  à  tous  les  cadeaux  qu'elle 
avait  reçus.  Elle  songea  au  confort  dont  elle  avait  joui.  Elle 
avait  toujours  eu  sa  chambre,  qui  donnait  sur  la  tonnelle 
ornée  de  vignes  et  de  pommes  de  hane,  où  les  oiseaux-mouches 


494  LA    REVUE    DE    PARIS 

cramoisis  et  émeraude  tournoyaient,  —  une  petite  chambre 
toute  remplie  du  vent  de  la  mer  !  On  ne  lui  avait  jamais  permis 
de  se  coucher  sur  un  simple  matelas  étendu  à  terre,  comme 
une  domestique  ordinaire  ! 

Et,  en  souvenir  d'Aimée,  elle  n'avait  pas  été  moins  bien 
traitée  dans  la  maison  de  madame  Desrivières  et  de  son  fils. 
Depuis  la  mort  d'Aimée,  M.  Desrivières  lui  témoignait  la 
bonté  d'un  père.  Il  avait  eu  en  elle  une  telle  confiance,  qu'il 
ne  s'était  même  jamais  aperçu  des  visites  de  Gabriel  ! 

Que  penseraient-ils  tous  d'elle?  Envers  qui  avait-elle  le  plus 
de  devoirs?  Envers  ceux  qu'elle  connaissait  depuis  toujours, 
envers  l'excellente  femme  qui  l'avait  élevée  comme  sa  propre 
fille  après  lui  avoir  donné  son  nom  sur  les  fonts  baptismaux, 
ou  bien  envers  Gabriel  qu'elle  ne  connaissait  que  depuis  une 
saison?...  Ah  jamais,  même  pour  lui,  elle  ne  pourrait  les 
trahir  !  Le  Bon  Dieu  ne  le  lui  pardonnerait  pas  !  Mais  Gabriel 
ne  savait  pas  tout  cela  :  s'il  le  savait,  il  ne  pourrait  sûrement 
plus  lui  demander  de  s'enfuir  avec  lui. 

Et  une  fois  encore,  le  côté  le  plus  violent  de  sa  nature  fut 
dompté,  et  s'affaissa  en  sanglotant  à  sa  place  accoutumée. 
Une  cruelle  souffrance  la  tourmentait  toujours  ;  mais  ce  soir-là 
elle  se  coucha  bien  résolue  à  aller  trouver  Gabriel  aussitôt  que 
possible  et  à  lui  dire  non. 

Pourtant,  son  courage  faiblit  un  peu,  le  lendemain  matin 
lorsque  Gabriel  se  croisa  avec  elle,  alors  qu'elle  conduisait 
Mayotte  à  la  rivière,  et  lui  dit  rapidement  à  voix  basse  : 

—  Allez  à  la  plage,  cet  après-midi,  à  quatre  heures.  Je  vous 
y  verrai.  Le  gommier  part  pour  la  Trinité  avec  un  charge- 
ment. 

Puis  il  passa,  avant  qu'elle  eût  pu  lui  répondre  un  seul  mot. 


IX 


C'est  une  côte  étrange  que  celle  où  s'ouvre  la  vallée  d'Anse- 
Marine.  C'est  une  côte  de  caps  fantastiques,  et  de  rochers  aux 
appellations  sinistres,  où  le  nom  du  Diable  revient  souvent. 


YOUMA  495 

Les  hautes  falaises  sont  composées  de  minerai  de  fer  noir, 
mais  elles  sont  tapissées  d'innombrables  plantes  grimpantes  ; 
partout  des  lianes  pendent  et  rejoignent  la  frange  de  patate 
ho  lanmé,  la  vigne  de  mer  d'un  vert  éclatant  qui  se  traîne  sur  le 
sable  noir  pareil  à  du  jais  en  poudre.  Et  les  vagues  sont  très 
longues  et  très  lourdes  ;  elles  déferlent  avec  un  fracas  assour- 
dissant, et  lancent  des  jets  fantastiques  d'écume  pareils  à  des 
mains  qui  s'agitent.  Ici,  la  mer  n'est  jamais  calme  :  au  nord  et 
au  sud  les  falaises  apparaissent  toujours  à  travers  un  voile  ' 
d'embruns  tièdes  qui  s'élèvent  vers  le  soleil  comme  des  fumées. 
Une  légende  créole  assure  qu'il  n'en  était  pas  ainsi  autrefois  ; 
mais  un  jour,  un  prêtre,  dont  les  pêcheurs  se  moquaient,  secoua 
sa  soutane  noire  au-dessus  de  la  mer,  et  la  maudit  en  la  con- 
damnant à  l'agitation  éternelle.  Et  les  barques  de  pêche,  et  les 
filets  étendus  pour  sécher  sur  le  sable,  pourrirent,  pendant  que 
les  hommes  attendaient  vainement  que  la  mer  s'apaisât. 

Pendant  toute  l'année  la  ligne  d'écume  ne  disparaît  point  ; 
elle  s'élargit  ou  se  rétrécit  suivant  que  les  brisants  deviennent 
plus  ou  moins  dangereux,  sous  la  pression  des  vents  étésiens. 
Parfois  l'écume  franchit  l'embouchure  des  rivières  ;  parfois 
elle  bondit  jusqu'aux  sommets  des  falaises,  et  fait  trembler 
tout  le  pays,  bien  que  la  brise  soit  à  peine  perceptible,  et  qu'il 
n'y  ait  pas  un  nuage  dans  le  ciel.  Et  alors,  on  voit  qu'au  large, 
jusqu'à  l'horizon,  la  mer  est  bleue  comme  du  lapis  lazuli,  et 
polie  comme  un  miroir  :  le  tonnerre  et  l'écume  ne  s'étendent 
pas  au  delà  de  la  côte.  C'est  un  raz  de  marée,  c'est  la  mer  qui 
se  balance  du  fond.  Ce  spectacle  durera  peut-être  deux  ou 
trois  jours  :  puis  il  cessera  aussi  mystérieusement  qu'il  a 
commencé. 

Pour  le  travailleur  des  plantations  de  l'es/,  cette  mer  sau- 
vage était  la  seule  barrière  entre  l'esclavage  et  la  liberté.  Il  n'y 
avait  guère  de  bateaux  sur  cette  côte;  au  nord  de  la  Trinité  il  y 
avait  peu  d'endroits  d'où  une  barque  pût  être  lancée  sans 
danger.  Mais  Anse-Marine  possédait  une  sorte  de  crique  natu- 
relle, abritée  par  un  promontoire  qui  avançait  dans  l'eau  pro- 
fonde, à  l'extrémité  sud  de  l'ouverture  de  la  vallée,  et  qui  se 
recourbait  de  façon  à  s'opposer  au  vent.  C'était  de  là  qu'on 
lançait  le  gommier,  au  son  du  tambour.  Il  y  avait  également 
dans  un  hangar  un  petit  bateau  ;  c'était  la  barque  privée  de 


496  LA     REVUE     DE    PARIS 

M.  Desrivières,  et  elle  sortait  rarement.  Et  Gabriel  savait  fort 
bien  la  manœuvrer. 

Bien  avant  l'heure  indiquée,  Youma  conduisit  Mayotte 
jusqu'à  la  plage.  La  grande  chaleur  de  la  journée  était  tombée, 
et  les  falaises  projetaient  leurs  ombres  denses  sur  le  sable. 
C'était  un  grand  plaisir  pour  l'enfant  de  faire  une  promenade 
sur  cette  côte.  Il  n'y  avait  pas  de  jolis  coquillages  comme  ceux 
que  rejette  la  marée  à  la  Grosse-Roche  à  Saint-Pierre,  et  les 
vagues  étaient  trop  fortes  pour  qu'elle  pût  y  faire  la  trempette, 
comme  elle  l'aurait  voulu.  Mais  c'était  une  joie  de  voir  les 
brisants  s'écrouler,  et  briller  ;  et  puis  le  sable  noir  était  tout 
rempli  de  drôles  de  petits  crabes  jaunes,  aux  pattes  poilues, 
des  gardons  de  mer,  des  savettlanné,  qui  se  servent  de  leurs 
queues  comme  de  bêches,  pour  creuser  le  sable.  Et  parfois 
on  rencontrait  une  toute  petite  tortue,  à  peine  sortie  de  l'œuf, 
qui  se  dirigeait  vers  l'eau. 

Bientôt  les  enfants  de  la  plantation  arrivèrent,  noirs  et 
jaunes,  bruns  et  rouges,  sous  la  surveillance  de  Zoune  et  de 
Gambi,  les  filles  de  Tanga.  Ils  venaient  assister  à  la  sortie  du 
gommier.  Zoune  et  Gambi  ne  permettaient  pas  aux  tout  petits 
de  s'avancer  trop  loin  dans  la  mer,  par  crainte  d'accidents. 
Mais  ils  avaient  le  droit  de  s'en  donner  à  cœur  joie  sur  le  bord 
des  vagues.  Ils  criaient  et  sautaient  tous  ensemble  chaque  fois 
qu'une  grande  vague  s'effondrait  sur  le  sable  en  tourbillonnant 
autour  de  leurs  petits  pieds  nus. 

Ensuite  les  chariots  apparurent,  remontant  la  route  des 
falaises,  portant  leur  charge  de  rhum  et  de  sucre.  Les  mulets 
avaient  peine  à  avancer,  tout  forts  et  gros  qu'ils  fussent. 
Youma  entendit  Gabriel  qui  les  encourageait  de  la  voix  et  qui 
aidait  les  conducteurs. 

Puis  un  adolescent  brun  et  mince,  nu  comme  un  bronze, 
parut  à  cheval  sans  selle  :  il  se  dirigeait  vers  la  plage  au 
galop. 

C'était  le  petit  groom  de  l'intendant  qui  allait  faire  baigner 
le  cheval  de  celui-ci  dans  les  brisants.  L'adolescent  n'était 
guère  plus  qu'un  enfant,  et  l'animal,  un  étalon  noir  de 
Porto-Rico,  était  très  vif.  Mais  ils  se  connaissaient  bien,  tous 
les  deux.  Lorsque  le  cheval  eut  de  l'eau  jusqu'aux  genoux,  le 


YOUMA  497 

garçon  sauta  dans  la  mer,  et  se  mit  à  laver  l'animal.  Puis,  un 
immense  brisant  déferla  et  les  cacha  presque  tous  deux  à  la 
vue,  dans  un  drap  laineux  d'écume  frissonnante.  Le  cheval 
parut  y  prendre  plaisir  :  il  ne  bougea  pas.  Et  il  n'y  avait  rien 
à  craindre  pour  l'enfant  qui  savait  nager  comme  un  couliou. 
Il  fit  des  gambades  autour  de  l'animal,  il  le  caressa,  lui  serra 
le  cou,  l'inonda  d'eau.  Et  quand  il  voyait  venir  une  grosse 
vague,  il  s'accrochait  à  la  crinière  de  l'étalon. 

—  Yo  kallé  !  Yo  kallé  !  —  crièrent  enfin  les  enfants,  comme 
un  roulement  de  tambour  vibrait  de  la  crique  d'où  on  lançait 
le  gommier.  La  cargaison  était  à  bord,  les  hommes  de  l'équi- 
page étaient  chacun  à  sa  place,  et  le  iambouyé  était  assis  sur  sa 
perche.  C'était  le  signal  du  lâchez-tout.  Tout  le  monde  se 
tourna  pour  voir  le  gommier  glisser  à  l'eau  ;  et  tout  le  monde 
poussa  un  cri  en  le  voyant  toucher  la  mer,  plonger,  retrouver 
son  équilibre  dès  le  premier  coup  de  rame,  et  commencer  son 
voyage  au  rythme  entraînant  de  Madame  Leshabitants.  Les 
enfants  interrompirent  leurs  jeux  pour  le  regarder  s'éloigner. 
Du  haut  des  falaises  retentirent  des  applaudissements,  des 
rires  de  femmes,  des  cris  joyeux  d'adié,  tandis  que  la  longue 
embarcation  filait  vers  le  large.  Enfin  le  chant  des  marins 
se  perdit  dans  le  bruit  des  brisants,  et  leurs  visages  s'effacèrent. 
Bientôt  le  gommier  contourna  la  longue  pointe  de  terre  du 
promontoire  et  disparut,  se  dirigeant  vers  le  sud.  Le  grand 
événement  de  la  journée  était  terminé. 

Les  filles  de  Tanga  réunirent  leur  petit  troupeau,  et  quit- 
tèrent la  plage.  Le  garçon  sauta  sur  le  dos  de  l'étalon  et  lui  fit 
faire  demi-tour.  Et  tous  deux  brillants  comme  un  groupe  en 
métal  remontèrent  la  vallée  au  galop,  pour  se  sécher  au  soleil 
et  au  vent.  Les  curieux  disparurent  des  falaises  ;  les  chariots 
vides  regagnèrent  pesamment  la  plantation...  Mais  Youma 
s'attardait  toujours,  à  la  grande  satisfaction  de  Mayotte. 
L'enfant  avait  trouvé  une  noix  de  coco  vide,  recroquevillée, 
noircie  par  un  long  séjour  dans  la  mer.  Elle  s'amusait  à  faire 
rouler  cette  noix  dans  les  vagues  qui  la  rejetaient  toujours 
à  quelque  distance  de  l'endroit  où  elle  l'avait  lancée.  Et  ce 
jeu  l'amusait  si  fort  qu'elle  ne  remarqua  pas  Gabriel  qui  accou- 
rait... Mais  Youma  se  porta  à  la  rencontre  du  commandeur. 

—  Doudoux-moin,  —  dit-il  en  respirant  vite  après  avoir 

1"  Octobre  1915.  '  4 


498  LA     REVUE     DE     PARIS 

couru,  et  en  prenant  la  main  de  la  jeune  fille  dans  les  siennes,  — 
écoutez  bien  ce  que  Je  vais  vous  dire...  Le  gommier  est  parti. 
Il  n'y  a  pas  d'autre  bateau  pour  nous  poursuivre  :  nous  pou- 
vons fuir  ce  soir-même  si  vous  êtes  brave...  Et  demain  nous 
serons  libres,  demain  matin,  doudoux. 

—  Ah  !  Gabriel,  —  dit  Youma. 

Mais  il  ne  voulut  pas  l'écouter.  Il  continua  à  parler  si  vite, 
si  ardemment  qu'elle  n'eut  pas  la  force  de  l'interrompre.  Il 
lui  dit  ses  espoirs,  ses  projets.  Il  avait  un  peu  d'argent  et  savait 
ce  qu'il  voulait  faire.  Ils  achèteraient  un  peu  de  terre  à  la 
campagne,  la  campagne  était  si  belle,  à  la  Dominique,  tout  y 
était  très  bon  marché,  et  il  n'}^  avait  pas  de  serpents  !  Il  cons- 
truirait lui-même  leur  maisonnette,  et  planterait  un  petit 
verger... 

La  barque  du  maître  était  toute  prête  pour  leur  fuite  ; 
le  vent  et  la  mer  leur  étaient  favorables,  la  lune  ne  se  lèverait 
qu'après  minuit  ;  il  n'y  avait  donc  rien  à  craindre...  Et  dès 
l'aurore  prochaine,  ils  seraient  libres  ! 

Il  lui  parla  de  son  amour  pour  elle,  de  la  vie  qu'ils  mène- 
raient ensemble,  de  la  liberté  telle  qu'il  se  l'imaginait,  de  leurs 
enfants  qui  naîtraient  libres,  avec  une  naïve  puissance  de  per- 
suasion, et  avec  une  plénitude  qui  montrait  combien  longtemps 
et  ardemment  il  avait  nourri  ce  rêve.  Et  pour  donner  plus  de 
couleur  à  sa  pensée,  il  se  servait  de  ces  étranges  mots  créoles 
qui,  pareils  aux  lézards  des  tropiques,  changent  de  couleur 
suivant  les  positions  qu'ils  occcupent.  Ce  ne  fut  que  lorsqu'il 
eut  dit  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  son  cœur,  que  Youma  put 
lui  répondre,  les  larmes  coulant  sur  ses  joues  : 

—  Oh  Gabriel  !  Je  ne  puis  pas  partir  î  Ne  me  parlez  plus  ! 
C'est  impossible. 

Elle  s'arrêta,  interdite  par  le  soudain  changement  qui  se 
dessina  sur  le  visage  de  Gabriel.  Il  laissa  retomber  sa  main, 
elle  vit  dans  ses  yeux  une  expression  inconnue.  Mais  il  ne  la 
regarda  pas  ;  il  se  tourna,  et,  croisant  les  bras,  contempla  fixe- 
ment la  mer. 

—  Doudoux,  —  reprit-elle,  —  vous  ne  m'avez  pas  laissé 
parler.  J'ai  suivi  vos  conseils  ;  j'y  ai  réfléchi,  j'ai  tout  pesé. 
Et  plus  j'y  pensais,  plus  je  sentais  que  cela  ne  pouvait  pas 
être.  Et  vous  ne  vouliez  pas  me  laisser  m'expliquer,  —  répéta- 


YOUMA  499 

t-elle  d'une  voix  suppliante,  et  en  lui  touchant  légèrement 
le  bras,  pour  attirer  son  regard. 

Il  ne  répondit  pas  ;  il  se  tenait  rigide  et  sombre  comme  le 
rocher  noir  qui  se  trouvait  derrière  lui.  Et  il  regardait  toujours 
vers  l'horizon,  vers  l'endroit  où  il  avait  pensé  réaliser  tous  ses 
espoirs,  vers  la  libre  Dominique,  aux  vallées  sans  serpents, 
qui  maintenant  était  invisible,  voilée  par  les  vapeurs  du  cré- 
puscule. 

—  Gabriel,  —  insista-t-elle  d'une  voix  caressante,  —  écou- 
tez-moi,.  doudoux. 

—  Ah  !  vous  ne  voulez  pas  partir  !  —  dit-il  enfin.  —  Vous 
ne  voulez  pas  partir  ! 

Et  il  y  avait  presque  de  la  menace  dans  sa  voix  lorsqu'il 
tourna  la  colère  de  son  regard  vers  elle. 

—  Je  ne  puis,  doudoux,  —  reprit-elle  avec  une  douce 
insistance,  —  écoutez-moi.  Vous  savez  comme  je  vous  aime? 

—  Pas  paie  ça,  pa  la  peine  !  —  répondit  Gabriel  amère- 
ment. —  Je  vous  offre  tout  ce  que  j'ai  ;  cela  ne  vous  suffît  pas... 
Je  vous  offre  la  chance  de  devenir  libre,  avec  moi,  et  vous  me 
dites  que  vous  préférez  demeurer  une  esclave  ! 

—  Oh,  Gabriel,  —  sanglota-t-elle,  —  comment  pouvez-vous 
me  faire  de  tels  reproches.  Vous  savez  dans  votre  cœur  que  je 
vous  aime. 

—  Alors,  vous  avez  peur,  vous  avez  peur  de  la  mer? 

—  Non,  ce  n'est  pas  cela... 

—  Ouill  mafi  !  Je  vous  croyais  brave... 

—  Gabriel,  —  s 'écria- t-elle  alors,  d'un  accent  presque 
farouche,  —  je  n'ai  peur  de  rien,  sauf  de  mal  agir,  j'ai  peur 
du  Bon  Dié  ! 

—  Qui  Bon  Dié  ça  !  —  ricana-t-il.  —  Le  Bon  Dié  des  békés? 
Le  Bon  Dié  de  madame  Peyronnette? 

—  Je  vous  défends  de  parler  ainsi,  Gabriel  !  —  s'écria- 
t-elle  les  yeux  brillants.  —  Ça  porte  malheur  ! 

Il  la  regarda,  surpris  du  soudain  changement  de  son  atti- 
tude, comme  pour  la  première  fois,  la  volonté  de  Youma  se 
mesurait  contre  la  sienne. 

—  Ça  ka  poté  malheur,  on  tenue  ?  —  répéta  Youma,  en 
rencontrant  le  regard  de  Gabriel,  et  en  le  domptant. 

Alors  il  se  retourna,  boudeur,  vers  la  mer,  et  laissa  parler 


500  j. A    i; i:vuE   de   pakis 

Youma  en  écoutant  avec  impatience  son  explication  pas- 
sionnée. Peur?...  Elle?  Combien  peu  il  connaissait  son  cœur  ! 
Mais  elle  avait  oublié  à  cause  de  lui  ce  qu'il  était  mal  d'oublier. 
Elle  avait  mal  agi  d'oser  seulement  songer  à  fuir  avec  lui, 
d'abandonner  la  marraine  qui  l'avait  élevée  dès  son  enfance,  la 
maîtresse  qui  l'avait  aimée  comme  sa  fille,  et  de  laisser  l'enfant 
confié  à  ses  soins,  l'enfant  de  madame  Desrivières,  l'enfant 
qui  l'aimait  tant,  qui  aurait  tant  de  peine  en  la  perdant  qu'elle 
en  mourrait  peut-être.  Elle  avait  connu  un  petit  enfant  qui 
était  mort  de  chagrin  parce  que  sa  da  était  partie.  Non,  ce 
serait  cruel,  ce  serait  mal  de  quitter  Mayotte  ainsi. 

—  Et  vous  voulez  me  quitter  pour  un  enfant,  qui  n'est 
même  pas  le  vôtre,  Youma?  —  s'écria  Gabriel.  —  Vous  parlez 
comme  s'il  ny  avait  pas  d'autres  bonnes  au  monde  !  Il  y  a 
des  quantités  de  dus  î 

—  Oui,  il  y  en  a,  mais  elles  ne  me  ressemblent  pas  !  —  répli- 
qua Youma,  —  du  moins  pour  Mayotte.  Je  lui  ai  servi  de 
mère  depuis  la  mort  de  sa  vraie  maman...  Mais  il  ne  s'agit  pas 
seulement  de  Tenfant,  Gabriel.  Il  s'agit  aussi  de  tout  ce  que 
je  dois  à  ceux  qui  m'ont  aimée,  et  qui  ont  eu  confiance  en  moi 
depuis  tant  d'années.  * 

Et  sa  voix  retrouva  toute  son  ancienne  douceur  tandis 
qu'elle  lui  demandait  : 

—  Doudoux,  pourriez-vous  me  croire  fidèle,  et  pourtant 
me  voir  agir  d'une  façon  ingrate  et  fausse  envers  ceux  qui  se 
sont  montrés  si  bons  pour  moi  pendant  toute  ma  vie? 

—  Bons  pour  vous  !  —  s'écria  Gabriel,  avec  une  soudaine 
amertume.  —  Vous  les  croyez  bons  parce  que  par  hasard  ils 
ne  sont  pas  méchants?  En  quoi  se  sont-ils  montrés  bons  pour 
vous?  Parce  qu'ils  vous  parent  de  belles  robes,  parce  qu'ils 
vous  donnent  une  belle  jupe,  un  madras,  un  collier-choux,  et 
des  bijoux  en  or,  afin  que  tout  le  monde  s'écrie  :  «  Voyez 
comme  madame  et  monsieur  sont  généreux  pour  leur  esclave  I  > 
Mais  ils  ne  vous  les  donnent  même  pas,  ces  objets  !  Ils  vous  les 
prêtent,  ils  les  pendent  sur  vous  pour  la  parade  !  Ces  choses 
ne  vous  appartiennent  pas.  Vous  n'avez  le  droit  de  rien  possé- 
der, même  pas  ce  que  je  vous  ai  donné.  Vous  n'êtes  qu'une 
esclave  ;  devant  la  loi  vous  êtes  nue  comme  un  ver  !  Vous 
n'avez  pas  le  droit  de  devenir  la  femme  de  l'homme  que  vous 


YOUMA  501 

avez  choisi.  Et,  si  vous  étiez  mère,  vous  n'auriez  pas  le  droit 
de  soigner  votre  enfant,  bien  que  vous  donniez  la  moitié  de 
votre  vie,  et  toute  votre  jeunesse,  pour  élever  les  enfants  des 
békés...  Non,  Youma  !  Vous  n'avez  pas  été  élevée  comme  la 
fille  de  votre  maîtresse.  Pourquoi  ne  vous  a-t-on  jamais  appris 
ce  qu'on  apprend  aux  jeunes  filles  blanches?  Pourquoi  ne  vous 
a-t-on  pas  enseigné  à  lire  et  à  écrire?  Pourquoi  vous  garde-t-on 
esclave?  Bons  pour  vous?  Mais  c'était  leur  intérêt,  ma  fille, 
vous  les  repayez  aujourd'hui,  puisque  vous  demeurez  auprès 
d'eux,  lorsque  vous  pourriez  devenir  libre  avec  moi  ! 

—  Non  !  non  !  Doudoux,  —  protesta  la  jeune  fille,  —  vous 
êtes  injuste,  vous  ne  connaissez  pas  ma  marraine,  vous  ne 
savez  pas  tout  ce  qu'elle  a  été  pour  moi.  .Jamais  vous  ne  réus- 
sirez à  me  faire  croire  qu'elle  n'a  pas  été  bonne  et  généreuse 
envers  moi  !...  Croyez-vous,  Gabriel,  que  les  gens  ne  sont  bons 
que  par  raison  ?  monsieur  Desrivières  ne  vous  a-t-il  pas  bien 
traité? 

—  Il  y  a  de  bons  békés,  Youma.  Il  y  a  certains  maîtres 
qui  sont  moins  mauvais  que  d'autres.  Mais  il  n'y  a  pas  de  bon 
maître. 

—  Oh  !  Gabriel  !  Et  monsieur  Desrivières  ? 

—  Croyez-vous,  Youma,  que  l'esclavage  soit  une  chose 
équitable  et  juste? 

Elle  ne  lui  répondit  pas  immédiatement.  Son  attention 
avait  été  attirée  vaguement  pour  la  première  fois  par  sa 
récente  déception  sur  la  question  morale  de  l'esclavage.  Jadis, 
ce  sujet  lui  eût  paru  un  de  ceux  qu'il  n'était  guère  convenable 
d'examiner  de  trop  près. 

—  Je  crois  que  c'est  mal  d'être  cruel  pour  les  esclaves, 
—  répondit-elle  enfin,  — •  mais,  doudoux,  puisque  le  Bon  Dieu 
l'a  arrangé  de  façon  à  ce  qu'il  y  ait  des  maîtres  et  des  esclaves  ? 

—  Oh  !  ou  trop  sott  !  Ou  trop  enfant  !  —  s'écria-t-il. 

Puis  il  se  tut,  sentant  qu'il  était  inutile  de  discuter  avec 
elle,  et  que  ce  qu'il  appelait  sa  folie  et  son  enfantillage  les  sépa- 
rait bien  plus  que  la  volonté  d'une  maîtresse.  L'idée  que 
Youma  se  faisait  de  son  devoir  envers  sa  marraine  et  envers 
l'enfant  semblait  se  confondre  en  quelque  sorte  avec  son  idée 
de  la  religion.  La  moindre  allusion  à  cette  conception  provo- 
quait sa  colère.  Gabriel  ne  pouvait  se  l'expliquer  autrement 


502  LA    REVUE    DE    PARIS 

que  comme  une  sorte  de  faiblesse  d'esprit  due  à  renseignement 
des  békés.  Selon  sa  propre  pensée,  l'esclavage  était  une  espèce 
de  duperie  ou  les  noirs  étaient  joués  par  les  blancs.  Et  c'était 
simplement  parce  que  les  blancs  n'avaient  pas  réussi  à  le 
duper,  qu'ils  lui  avaient  donné  une  position  qui  ne  nécessitait 
aucun  travail  physique,  et  où  il  se  sentait  plus  libre  que  les 
autres  nègres.  Mais  il  n'était  pas  reconnaissant  de  cela,  il  lui 
semblait  que  nulle  bonté,  nulle  indulgence  possible  de  la  part 
du  maître,  ne  valait  que  l'esclave  sacrifiât  à  celui-ci  volontai- 
rement sa  chance  de  liberté.  Et,  bien  qu'il  possédât  réellement 
une  rude  intelligence  fort  au-dessus  de  celles  de  ses  camarades, 
Gabriel  avait  beaucoup  des  traits  sauvages  de  sa  race,  que  près 
de  trois  ans  de  servitude  coloniale  ne  parvenaient  guère  à 
modifier.  Parmi  ces  traits,  il  y  avait  chez  lui  l'horreur  de  toute 
contrainte,  raisonnable  ou  déraisonnable.  Le  bitaco  créole 
préfère,  encore  aujourd'hui,  la  liberté  et  la  faim  au  bien-être 
qu'il  lui  faudrait  gagner  en  louant  son  travail.  De  là  son  refus 
de  travailler  pour  des  gages,  qui  rend  nécessaire  l'importation 
de  coolies,  alors  que  le  bitaco  est  capable  d'abattre  à  lui  seul 
la  besogne  de  trois  coolies.  Il  peut  fournir  un  prodigieux  effort 
physique,  il  portera  sur  sa  tête,  pendant  vingt  milles  jusqu'à 
la  ville,  un  fardeau  de  légumes  qui  équivaut  à  son  propre 
poids,  ou  vingt-quatre  «  bread-fruits  ».  Il  se  frayera  un  chemin 
à  travers  les  forêts  jusqu'aux  sommets  des  montagnes,  pour 
trouver  certaines  herbes  particulières  et  le  palmier-choux, 
à  vendre  au  marché.  Il  accomplira  des  prouesses  extraordi- 
naires afin  d'éviter  de  recevoir  des  ordres,  il  martyrisera  son 
corps  dans  des  efforts  herculéens  pour  échapper  à  toute  con- 
trainte... I 

En  Gabriel,  cet  esprit  avait  été  momentanément  adouci  par 
les  profits  et  la  petite  dignité  que  lui  valait  sa  fonction,  et  aussi 
par  l'ambition  qu'il  nourrissait  de  s'établir  un  jour  ou  l'autre 
sur  sa  propre  terre,  dans  un  endroit  sauvage,  et  d'y  vivre  sans 
dépendre  de  qui  que  ce  soit.  Et  la  confiance  qu'il  avait  de 
pouvoir  fuir  quand  bon  lui  semblerait  n'était  pas  la  moindre 
des  raisons  qui  le  rendaient  si  précieux  à  Anse-Marine... 

Pourtant,  en  jugeant  Youma  d'après  lui-même,  la  raison 
qu'elle  donnait  pour  motiver  son  refus  lui  paraissait  une  de 
celles  qu'il  lui  était  le  plus  difficile  de  discuter,  parce  qu'il  la 


YOUMA  503 

comparait  à  ses  propres  idées  sur  le  surnaturel,  et  la  rappro- 
chait de  certaines  sombres  superstitions,  dont  il  connaissait 
le  pouvoir  extraordinaire.  Grâce  au  bon  cœur  de  Youma,  les 
békés  avaient  su  prendre  un  empire  sur  son  esprit  ;  et  Gabriel 
considérait  comme  enfantine  et  insensée  toute  tendresse  de 
cœur  qui  ne  s'adressait  pas  à  lui,  et  à  lui  seul  !  Un  proverbe 
nègre  dit  :  «  Cest  bon  ké  crabe  qui  lacause  y  pas  ni  tête.  » 
«  C'est  à  cause  de  son  bon  cœur  que  le  crabe  n'a  pas  de  tête.  » 

Pourtant  Gabriel  lui-même  avait  un  cœur,  un  cœur  rude, 
et  ce  cœur  fut  touché  à  la  vue  des  larmes  que  Youma  versait 
et  qui  étaient  dues  à  sa  colère  et  à  ses  reproches.  Il  l'aimait 
infiniment,  à  sa  manière  ;  et  toute  sa  ténacité  de  volonté 
s'opposa  à  l'idée  de  la  perdre.  Youma  avait  refusé  de  le  suivre 
et  il  connaissait  le  caractère  résolu  de  la  capresse.  Cependant, 
avec  le  temps,  il  trouverait  peut-être  un  autre  moyen  de  faire 
d'elle  sa  femme.  Cela  pouvait  dépendre  beaucoup  d'elle- 
même,  de  l'influence  qu'elle  pouvait  avoir  sur  sa  maîtresse. 
Pourtant  il  se  fiait  plus  à  la  possibilité  d'un  changement  social. 
Et  bien  qu'à  Youma  il  eût  dépeint  un  avenir  sans  espoir,  en 
son  for  intérieur,  il  était  loin  de  le  croire  si  désespéré.  Des 
échos  des  discours  et  des  travaux  des  philantropes  étaient 
parvenus  jusqu'à  lui.  Il  savait  comment  et  pourquoi  les 
esclaves  anglais  avaient  reçu  leur  liberté.  Et  il  savait  aussi 
autre  chose,  dont  il  ne  pouvait  parler,  même  à  voix  basse  à 
Youma.  D'une  plantation  à  une  autre  un  message  secret  avait 
été  transmis,  formulé  en  langue  africaine,  et  destiné  seule- 
ment aux  oreilles  de  ceux  qu'on  avait  choisis  pour  le  leur  con- 
fier, et  qui  étaient  connus  pour  leur  intrépidité.  Et  déjà,  même 
dans  les  vallées  les  plus  éloignées  de  la  colonie,  les  cœurs 
avaient  été  étrangement  émus  en  sentant  souffler  le  vent 
puissant  de  l'Émancipation  ! 

■ —  Doudoux  moin,  —  supplia-t-il,  tout  à  coup,  avec  un 
accent  d'une  tendresse  qu'elle  ne  lui  avait  jamais  entendu,  — 
pa  pteiré  comme  ça  ché  non  ! 

Elle  sentit  qu'il  l'attirait  à  lui,  en  une  caresse  pleine  de 
remords. 

—  Ce  n'était  pas  contre  vous,  mon  petit  cœur,  que  j'étais 
fâché  !  —  reprit-il.  —  Écoutez.  Il  y  a  des  choses  que  vous 
ignorez,  enfant.  Mais  je  vous  crois.  Vous  agissez  selon  ce  que 


504  LA     REVUE     DE     PARIS 

VOUS  croyez  le  bien  !  Pa  pleiré,  non.  !  ti  bigioule  nioin  !  Écoutez  ! 
Puisque  vous  refusez  de  partir,  je  ne  partirai  pas  non  plus. 
Je  resterai  ici,  à  Anse-Marine...  Pa  pleiré,  doudoux  ! 

Elle  sanglota  quelques  instants  encore,  serrée  contre  lui, 
et  puis  elle  murmura  : 

—  Je  serai  beaucoup  plus  heureuse,  doudoux,  de  savoir 
que  vous  ne  partez  pas...  Mais  ce  n'est  guère  le  moment  de  se 
fâcher,  alors  qu'il  faut  nous  dire  adieu  pour  toujours  ! 

—  Ah  !  ma  petite  guêpe  !  Est-ce  que  vous  leur  laisserez 
vous  choisir  un  autre  mari,  lorsqu'ils  vous  auront  près  d'eux 
à  Saint-Pierre?  —  demanda-t-il  avec  un  sourire  confiant. 

—  Gabriel  !  —  s'écria-t-elle  alors  passionnément.  —  Ils  ne 
pourront  jamais  faire  cela  !  S'ils  ne  veulent  pas  me  donner  à 
vous,  je  resterai  toujours  comme  je  suis  !...  Non  !  Ils  ne  feront 
pas  cela  ! 

—  Bon,  li  khémoin  !  Alors  ce  n'est  pas  adieu  pour  toujours  ! 
Attendez  !... 

Elle  leva  la  tête  vers  lui  le  regard  étonné...  Mais  au  même 
instant,  Mayotte,  lasse  de  jouer  avec  sa  noix  de  coco,  aperçut 
Gabriel  causant  avec  Youma,  et  elle  courut  vers  eux,  eu  criant 
«  Gabou,  Gabou  »,  et  s'accrocha  joyeusement  aux  genoux  du 
commandeur. 

—  Non  !  Va  jouer  encore  un  peu  !  —  dit  Youma,  —  Gabou 
est  trop  fatigué  pour  être  tiraillé  comme  ça  ! 

—  C'est  vrai,  Gabou?  —  dit  Mayotte,  en  jetant  sa  petite 
tête  en  arrière,  afin  de  regarder  le  visage  de  Gabriel. 

Et,  sans  attendre  sa  réponse,  elle  se  mit  à  lui  dire  : 

—  Oh  !  Gabou,  nous  retournons  demain  à  la  ville  avec 
Papoute. 

—  Il  le  sait,  — reprit  Youma,  —  allons,  va  jouer  ! 

—  Mais  je  suis  fatiguée,  da,  —  protesta-t-elle,  mécontente, 
en  s'accrochant  toujours  au  genou  de  Gabriel,  espérant  qu'il 
la  ferait  sauter  dans  ses  bras.  —  Pouend  moin,  —  supplia-t~elle. 
—  Prends  moi  ! 

—  Pmu)  piti,  magré  ça,  —  s'écria  Gabriel,  en  l'élevant  au 
niveau  de  son  grand  visage  de  bronze.  Tu  te  moques  bien  de 
quitter  Gabou  et  tous  tes  chers  amis  d'Anse-Marine  !  Piess  ! 
Piess  !  piti  méchante.  Tu  n'aimes  pas  Gabou. 


Y  ou  M  A  505 

—  Mais  si  !  —  murmura  Mayotte  en  caressant  ses  joues 
sombres.  —  Je  t'aime  bien,  Gabou  ! 

—  Allé  !  ti  souyé  !  Tu  aimes  Gabou  parce  qu'il  joue  avec 
toi,  c'est  tout.  Et  Gabou  n'a  plus  le  temps  de  jouer  ;  Gabou 
doit  aller  voir  ce  que  tout  le  monde  fait,  avant  qu'il  ne  soit 
l'heure  de  sonner  le  conehambi...  Bo...  adié,  cocotte. 

Il  la  mit  dans  les  bras  de  sa  bonne,  et  il  embrassa  aussi 
Youma,  mais  sur  le  front  seulement,  comme  il  avait  vu  faire 
M.  Desrivières,  à  cause  de  l'enf nt. 

--  Adié,  ti  ké,  — ■  lui  dit-il. 

—  Pou  toujou?  —  murmura-t-elle  d'une  voix  si  basse  qu'il 
l'entendit  à  peine,  et  en  luttant  vainement  contre  l'émotion 
qui  l'étranglait.  —  Pour  toujours? 

—  Ah  non,  ché  !  —  répondit-il  en  souriant  pour  lui  donner 
du  courage.  —  Mône  pas  ké  encontre,  moune  k' encontre  toujou. 
(Les  mornes  ne  se  rencontrent  pas.  Les  gens  se  rencontrent 
toujours.) 


X 


Le  reverrait-elle  jamais?  Youma  se  posa  sans  cesse  cette 
question  pendant  toute  la  nuit  qui  suivit  son  entrevue  avec 
Gabriel,  l'avant-dernière  nuit  qu'elle  devait  passer  à  Anse- 
Marine.  Mais  toujours  elle  se  répondait  par  des  larmes...  Elle 
entendit  sonner  l'heure  à  laquelle  elle  eût  pu  fuir  avec  lui, 
vers  la  liberté.  Et  la  petite  pendule  de  bronze  du  salon,  sous 
la  cloche  de  verre,  tinta  toutes  les  heures  les  unes  après  les 
autres.  Youma  ferma  les  yeux,  elle  revit  encore,  comme  à 
travers  ses  paupières  les  images  de  la  soirée  ;  elle  revit  la 
figure  de  Gabriel,  et  Mayotte  qui  jouait  avec  sa  noix  de  coco, 
et  l'ombre  veloutée  projetée  par  les  falaises  noires  sur  le  sable 
noir,  et  les  bonds  des  brisants  d'écume,  silencieux  comme  des 
fragments  de  nuages.  Toutes  ces  images  allaient  et  venaient, 
s'agitaient  et  disparaissaient,  et  puis  revenaient  encore  avec 
une  netteté  effrayante.  Ce  ne  fut  qu'aux  premières  heures  du 
matin  que  commença  pour  elle  cette  obscurité  douce  et  muette 
qu'est  le  répit  de  toute  pensée. 


506  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mais,  bientôt,  son  esprit  s'éveilla.  Elle  s'imagina  qu'une 
voix  l'appelait,  faiblement,  comme  de  très  loin,  une  voix 
qu'elle  reconnaissait  comme  on  reconnaît  dans  un  rêve  d'au- 
tres rêves  déjà  disparus. 

Puis,  elle  eut  conscience  d'un  visage,  le  visage  d'une  très 
belle  femme,  d'une  négresse,  qui  la  regardait  avec  des  yeux 
grands  et  doux,  qui  lui  souriait  sous  les  plis  d'un  turban 
madras  jaune.  Et  elle  était  éclairée  par  une  lumière  qui  ne 
venait  de  nulle  part,  qui  n'était  plus  que  le  souvenir  de  quel- 
que matinée  morte  depuis  longtemps.  Et  à  travers  cette  clarté 
indistincte  grandit  un  doux  rayonnement  bleu,  le  fantôme 
d'un  jour.  Et  elle  reconnut  ce  visage,  et  murmura  tout  bas  : 
«  Doudoux,  maman...   » 

...  Elles  se  promenaient  toutes  les  deux  où  elle  s'était  pro- 
menée autrefois,  parmi  les  mornes.  Elle  sentait  la  main  de  sa 
mère  qui  la  guidait  comme  lorsqu'elle  était  une  petite  fille. 
Et  devant  elles,  tandis  qu'elles  marchaient,  quelque  chose  de 
pourpre,  de  vague  et  d'immense  se  leva  et  s'étendit,  le  spectre 
énorme  de  la  mer  qui  s'arrondissait  jusqu'au  ciel.  Et,  dans  la 
blancheur  perlée,  par-dessus  l'horizon  confus,  jaillit  de  nouveau 
la  vision  de  l'île  anglaise,  dont  les  cimes  violettes  étaient  bar- 
rées de  longs  effilés  de  nuages  lumineux...  La  vision  se  définit 
lentement,  et  changea  de  couleur,  tandis  qu'elle  regardait 
toutes  les  cimes  rosirent  jusqu'à  leur  extrémité,  comme  une 
éclosion  de  roses  merveilleuses  s' épanouissant  dans  la  mer, 
sous  le  soleil... 

Et  Douceline,  parlant  comme  à  un  petit  enfant,  lui  dit  : 

—  Travail  Bon  Dié  toutt  joli,  anh  ? 

—  Oh,  ma  petite  maman  bijoux.  Oh  ti  bijou-mamman,  oh, 
ma  piti  khé  maman,..  Je  ne  puis  pas  partir... 

Mais  déjà  Douceline  n'était  plus  auprès  d'elle  :  l'ombre 
brillante  de  l'île  avait  aussi  disparu,  et  elle  entendit  la  voix 
de  Mayotte  qui  pleurait  quelque  part  derrière  les  arbres. 
Alors  elle  se  hâta  dans  cette  direction,  trouva  l'enfant  sous 
une  plante  immense  qui  étendait  fort  loin  ses  racines  enrou- 
lées :  et  les  lianes  innombrables  qui  tombaient  de  cet  arbree 
empêchaient  de  voir  à  quelle  espèce  il  appartenait.  L'enfant 
avait  cueilli  une  feuille  sombre,  et  elle  avait  peur,  car  un 
liquide  étrange  coulait  sur  ses  doigts... 


YOUMA  507 

—  Ce  n'est  que  la  liane  de  sang,  —  dit  Youma,  —  on  s'en 
sert  pour  la  teinture. 

—  Mais  c'est  chaud,  —  répliqua  l'enfant  encore  toute 
effrayée. 

Elles  eurent  ensuite  toutes  deux  très  peur,  à  cause  d'un 
lourd  battement,  qui  résonna  comme  la  dernière  vibration 
d'un  coup  de  canon  tiré  parmi  les  mornes.  Toute  la  terre  en 
trembla.  Le  jour  se  mit  à  tomber,  et  s'atténua  en  une  obscu- 
rité rouge,  comme  lorsque  le  soleil  meurt. 

—  C'est  l'arbre,  —  cria  Mayotte,  —  c'est  le  cœur  de  l'arbre 
qui  bat  ! 

Cependant,  il  leur  était  impossible  de  s'enfuir.  Un  étrange 
engourdissement  clouait  leurs  pieds  à  terre. 

Et,  tout  à  coup,  les  racines  de  l'arbre  s'animèrent  d'une 
vie  effroyable,  et  s'étendirent  en  se  tordant  comme  pour  les 
saisir.  Au-dessus  d'elles,  les  profondeurs  sombres  des  branches 
se  transformèrent  en  un  grouillement  monstrueux,  et  les 
extrémités  des  racines  et  des  branches  avaient  des  yeux. 

Alors  à  travers  l'obscurité  toujours  plus  intense  de  son 
rêve,  Youma  entendit  Gabriel  qui  criait  : 

—  C'est  un  zombi  !  Je  ne  puis  l'abattre. 


XI 


La  saison  des  chaleurs  lourdes  et  humides  et  des  pluies  tor- 
rentielles, —  le  long  hivernage  —  était  passée  avec  ses  orages, 
et  aussi  la  saison  des  vents  du  nord-est,  durant  laquelle  les 
hauteurs  sont  fraîches  ;  et  aussi  la  saison  de  la  sécheresse,  où 
les  cimes  se  débarrassent  de  leurs  manteaux  de  nuages.  C'était 
le  renouveau,  le  période  la  plus  délicieuse  de  l'année,  le  prin- 
temps magique  des  tropiques  où  le  pays  se  baigne  tout  à  coup 
en  une  vapeur  irisée.  Alors  tous  les  lointains  prennent  des 
teintes  de  joyaux  ;  après  les  mois  de  sécheresse  où  tout  s'était 
flétri  la  nature  renouvelle  ses  sèves,  et  avive  toutes  ses  cou- 
leurs. Les  forêts  se  couvrent  de  fruits  et  de  fleurs  ;  les  lianes 
desséchées  vivifient  leurs  verts  lumineux  et  projettent  des 
millions  de  tendrons  nouveaux.  Et,  par-dessus  les  hauteurs 


508  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  grands  bois  des  cascades  de  fleurs  bleues,  blanches,  roses 
et  jauîies  se  déversent.  Les  palmiers  et  les  angelins  semblent 
grandir  tout  à  coup,  en  secouant  leurs  palmes  mortes  ;  une 
brume  est  suspendue  au-dessus  des  vallées  de  cannes  à  sucre 
mûres  ;  et  les  routes  des  montagnes  verdissent  presque  jus- 
qu'à leur  milieu,  sous  la  formidable  invasion  des  herbes,  et 
des  arbustes  nouveaux...  Toutes  ces  surfaces  de  pierres  ou  de 
bois  qui  ne  sont  pas  protégées  par  une  couche  de  peinture  se 
couvrent  de  mousse  et  de  lichens,  des  herbes  surgissent  entre 
les  fentes  du  pavé  de  basait,  et,  simultanément  des  plantes 
vigoureuses,  et  de  couleurs  vives,  s'épanouissent  de  toutes  les 
crevasses  des  murs  et  des  toits,  s'attaquant  même  à  la  solide 
maçonnerie  des  fortifications,  et  obligeant  l'homme  à  défendre 
ses  travaux  contre  l'invasion  du  printemps.  Une  variété 
infinie  :  fougères,  capillaires,  et  vignes,  qui  plongent  leurs 
vrilles  dans  le  roc  le  plus  dur  :  la  thé-miraille  et  la  mousse- 
mi  raille,  le  pourpier  et  le  goyave  sauvage  ;  le  fleuri-Noël,  le 
tabac  du  diable,  et  le  lakhératt,  et  même  de  petits  arbres  qu'il 
faut  déraciner  immédiatement  pour  sauvegarder  les  maisons, 
tels  que  le  jeune  fromager,  ou  le  cotonier-soie,  s'élèvent  du 
haut  des  murs  et  des  toits,  dressant  leurs  rameaux  jusqu'aux 
pointes  des  pignons,  et  prenant  racine  dans  les  gouttières  et 
les  corniches. 

...  Le  cône  énorme  de  la  montagne  Pelée,  qui,  pendant  des 
serjiaines,  balayé  par  les  vents  du  nord,  avait  dessiné  les  cornes 
de  son  cratère  sur  le  fond  de  lumière  bleue,  se  voila  de  nouveau 
de  nuages,  et  le  ton  fauve  de  ses  pentes  flétries  se  transforma 
en  vert  foncé.  De  doux  grondements  de  tonnerre  roulèrent  dans 
les  montagnes  ;  les  averses  d'une  pluie  tiède  rafraîchirent  la 
terre,  par  intervalles  ;  l'air  embauma  de  parfums  balsamiques, 
et  la  couleur  même  du  ciel  s'approfondit. 

Pourtant  le  pays  avait  beau  déployer  tout  son  enchante- 
ment, les  cœurs  des  colons  demeuraient  lourds.  Pour  la  pre- 
mière fois,  depuis  bien  des  années,  la  récolte  se  faisait  avec 
difficulté,  les  moulins  étaient  silencieux,  car  les  bras  man- 
quaient pour  les  alimenter.  Pour  la  première  fois  depuis  des 
siècles  l'esclave  refusait  d'obéir,  et  le  maître  craignait  de  le 
punir.  La  République  de  1848  venait  d'être  proclamée,  et  la 
promesse  de  l'émancipation  avait  provoqué,  dans  les  esprits 


YOUMA  509 

simplistes  des  nègres,  une  fermentation  d'idées  fantastiques. 
Ils  s'étaient  mis  à  rêver  des  dons  de  plantations,  de  libres  distri- 
butions de  richesses,  d'un  repos  perpétuel  gagné  sans  effort, 
d'une  vie  paradisiaque  pour  tout  le  monde.  Ils  savaient  pour- 
tant ce  qui  résultait  à  l'ordinaire  de  la  liberté  accordée  à  cer- 
tains d'entre  eux  pour  des  services  exceptionnels  ;  ils  étaient 
familiarisés  avec  la  vie  des  classes  libres  ;  mais  ces  exemples 
n'avaient  guère  de  valeur  pour  eux  ;  la  liberté  que  leur  donnait 
le  béké  ne  ressemblait  en  rien  à  cette  espèce  particulière 
de  liberté  accordée  par  la  République.  Malheureusement, 
de  mauvais  conseillers  les  encourageaient  dans  ces  diva- 
gations :  c'étaient  des  hommes  de  couleur  qui  entrevoyaient 
dans  la  transformation  sociale  imminente  de  plus  belles 
occasions  politiques.  La  situation  avaift  tout  à  fait  changé 
depuis  le  temps  où  esclaves  et  affranchis  avaient  com- 
battu ensemble  pour  les  planteurs,  contre  Rochambeau  et  le 
républicanisme,  contre  la  bourgeoisie  et  les  patriotes.  La 
méiiance  que  les  hommes  de  couleur  avaient  témoignée  à  la 
première  Révolution  s'expliquait  par  la  conquête  de  l'île 
par  les  Anglais.  Elle  avait  contribué  à  maintenir  l'ancien 
régime  pendant  encore  un  demi-siècle.  Mais  durant  ce  demi- 
siècle,  la  classe  affranchie  de  couleur  avait  conquis  tous  les 
privilèges  que  les  préjugés  ou  la  prudence  lui  avaient  refusés 
jusque-là.  Les  intérêts  des  gens  de  couleur  cessèrent  d'être 
confondus  à  ceux  des  blancs.  Ils  avaient  obtenu  tout  ce  qu'il 
était  possible  d'obtenir  par  la  coalition  ;  ils  savaient  mainte- 
nant que  l'esclavage  était  irrémédiablement  condamné,  non 
par  le  simple  fait  d'une  convention,  mais  par  l'opinion  du 
xix«  siècle.  On  leur  avait  promis  le  suffrage  universel.  Or,  à  la 
Martinique  il  n'y  avait  guère  que  deux  mille  blancs  :  et  il 
y  avait  cent  cinquante  mille  nègres  et  métis  ! 

Pourtant  rien  dans  l'aspect,  ni  dans  l'attitude  de  la  popu- 
lation nègre  n'aurait  justifié  aux  yeux  d'un  étranger  l'inquié- 
tude des  blancs.  Non  seulement  la  race  soumise  s'était  affinée 
physiquement  par  ces  influences  extraordinaires  du  climat,  du 
milieu  et  de  la  créolisation,  mais  les  caractères  les  plus  sédui- 
sants de  sa  nature  sauvage  primitive,  sa  sensibilité  naïve,  sa 
gaîté,  sa  bonté,  sa  promptitude  à  ressentir  de  la  sympathie. 


510  .       LA     REVUE     DE     PARIS 

sa  faculté  de  prendre  plaisir  à  des  riens,  tout  cela  avait  été 
cultivé  et  intensifié  par  l'esclavage.  Le  parler  même  de  la  popu- 
lation, le  curieux  patois  formé  dans  le  moule  d'une  langue 
africaine  oubliée,  et  liquéfié  par  la  plénitude  de  voyelles 
longues  caressait  l'oreille  comme  le  roucoulement  des  pigeons... 
Aujourd'hui  encore,  l'étranger  trouvera  un  charme  indicible 
dans  la  douceur  de  cette  humanité  exotique  malgré  tous  les 
changements  de  caractère  apportés  par  les  difficultés  beaucoup 
plus  nombreuses  de  la  liberté.  Le  créole  seul  connaît  par  expé- 
rience ce  qu'il  peut  y  avoir  de  plus  sombre  dans  cette  nature  à 
demi  barbare  :  ses  facultés  soudaines  de  cruauté,  ses  exalta- 
tions aveugles  de  rage,  ses  furies  de  destruction. 

...  Avant  que  l'annonce  officielle  ne  fût  parvenue  à  la  colo- 
nie, les  nègres,  par  quelque  système  de  communication  inconnu 
et  plus  rapide  que  les  vaisseaux  du  gouvernement,  avaient 
déjà  appris  ce  que  l'on  faisait  pour  eux,  ils  se  sentaient  déjà 
libres  !  Une  prompte  solution  de  la  question  de  l'esclavage 
était  fort  à  désirer,  car  tout  retard  devenait  dangereux.  Il  n'y 
avait  pas  encore  eu,  jusqu'ici,  de  manifestation  hostile.  Pour- 
tant les  propriétaires  d'esclaves  connaissaient  l'histoire  de 
ces  révoltes  soudaines  qui  révélaient  une  puissante  organisa- 
tion insoupçonnée  et  un  art  merveilleux  de  la  dissimulation. 
Ils  sentaient  que  l'air  était  chargé  de  nuages.  Et  il  se  ran- 
gèrent, en  général,  à  une  politique  de  prudence  et  de  tolé- 
rance. Mais  dans  une  classe  habituée  à  commander,  il  se  trou- 
vera toujours  des  hommes  dont  la  colère  fait  fi  de  la  prudence, 
et  dont  la  résolution  affronte  toutes  les  aventures.  Ainsi  en 
1848,  parmi  les  planteurs  un  seul  osa  affirmer  ses  droits.  A  la 
veille  même  de  l'émancipation,  il  châtia  de  ses  propres  mains 
l'esclave  qui  refusait  de  travailler,  et  l'envoya  à  la  prison  de 
la  ville  attendre  le  verdict  d'une  loi  qui  allait  être  abolie  d'un 
moment  à  l'autre.  Son  imprudence  précipita  l'orage.  Les  tra- 
vailleurs commencèrent  à  quitter  les  plantations  et  à  se 
masser  en  bandes  armées  sur  les  hauteurs  qui  dominent  Saint- 
Pierre. 

La  population  de  la  ville  se  révolta,  força  les  boutiques 
des  couteliers,  s'empara  des  armes,  entoura  la  prison  et 
demanda  qu'on  relâchât  le  prisonnier. 


YOUMA  511 

—  Si  ou  pas  lagué  y,  ké  oué  !  Nou  ké  fai  iotitt  nègue  bitation 
descenne  !  —  criaient-ils. 

Cette  terrible  menace  révéla  pour  la  première  fois  l'entente 
secrète  qui  existait  entre  les  esclaves  du  port  et  les  nègres 
des  plantations.  Les  officiers  de  la  loi  reculèrent  et  ils  relâ- 
chèrent le  prisonnier.  Mais  la  passion  que  la  classe  soumise 
contenait  depuis  si  longtemps  ne  s'apaisa  pas  si  vite.  La  foule 
continuait  à  parader  dans  les  rues  en  proférant  des  cris  que 
l'on  n'avait  jamais  entendus  jusque-là. 

—  Mort  aux  blancs  !  A  bas  les  békés  ! 

La  lâcheté  du  gouverneur  militaire  la  rassurait  contre 
l'éventualité  de  toute  intervention  armée.  La  nuit  vint,  et 
l'émeute  grondait  toujours  ;  les  blancs  étaient  emprisonnés 
dans  leurs  demeures,  ou  bien  ils  fuyaient  et  se  réfugiaient  sur 
les  navires  du  port.  Ceux  qui  habitaient  sur  les  collines  pas- 
sèrent la  nuit  à  veiller,  et  ils  entendirent  le  cri  de  ralliement, 
le  ouklé  des  nègres  qui  passaient  armés  de  coutelas,  de  piques, 
de  bambous,  et  de  bouteilles  remplies  de  sable... 

Vingt-quatre  heures  plus  tard,  toute  la  population  esclave 
de  l'île  était  en  révolte.  Et  les  villes  étaient  menacées  d'une 
descente  générale  des  travailleurs  des  plantations. 


XII 


Le  lendemain,  la  situation  fut  encore  plus  terrible.  Tout 
travail  était  suspendu,  tous  les  magasins,  toutes  les  boutiques 
étaient  fermés,  les  marchés  même  étaient  vides,  les  boulange- 
ries étaient  pillées,  et  il  était  presque  impossible  de  se  procurer 
des  vivres.  Le  bruit  courait  que  l'affranchissement  était  voté, 
mais  que  les  blancs  essayaient  de  cacher  cette  nouvelle  : 
on  n'obtiendrait  la  proclamation  officielle  de  la  liberté  que  par 
un  appel  aux  armes. 

La  révolte  avait  été  précédée  d'une  violente  agitation  poli- 
tique créée  par  l'élection  républicaine.  Les  propriétaires 
d'esclaves  avaient  voté  pour  un  affranchi  qui  défendait  leurs 
intérêts,  les  nègres  s'étaient  servis  de  leurs  nouveaux  privi- 
lèges pour  se  faire  représenter  par  un  célèbre  abolitionniste 


512  LA     REVUE     DE     PARIS 

français.  On  avait  distribué  des  milliers  d'exemplaires  de  son 
portrait,  ainsi  que  des  cocardes  et  de  minuscules  drapeaux 
tricolores.  Les  gens  du  peuple  embrassaient  les  portraits  avec 
des  pleurs  d'enthousiasme  et  eu  criant  :  «  Vive  Papa  !  »  Les 
enfants  nègres  agitaient  les  petits  drapeaux  et  criaient  :  «  Vive 
la  République  !  »  ;  certains  même  étaient  si  petits,  qu'ils 
pouvaient  à  peine  articuler  :  «  Vive  la  Ipipi  !  »  La  victoire 
complète  des  hommes  de  couleur  ne  fit  qu'accroître  cette 
exaltation.     ♦ 

•  Mais,  après  l'affaire  de  la  prison,  les  enfants  ne  se  prome- 
nèrent plus  dans  les  rues  avec  leurs  petits  drapeaux.  On  ne 
distribua  plus  les  cocardes,  qui  furent  remplacées  par  des 
coutelas,  des  coutelas  tout  neufs,  qu'il  fallut  aiguiser...  Et 
toutes  les  meules  furent  réquisitionnées  pour  cela  1... 

Les  blancs  couraient  le  plus  grand  danger  à  se  montrer  dans 
les  rues.  Ils  guettaient  l'occasion  de  gagner  les  navires,  sous  la 
protection  de  leurs  propres  esclaves,  ou  de  loyaux  affranchis 
qui  exerçaient  une  certaine  influence  sur  la  foule  dont  ils 
connaissaient  tous  les  sombres  visages.  Mais  dans  l'après- 
midi  ces  fidèles  domestiques  comprirent  l'inutilité  de  leur 
dévouement.  Des  nègres  inconnus,  des  étrangers,  se  mêlaient 
aux  émeutiers;  c'étaient  des  hommes  aux  regards  farouches, 
que  ne  connaissaient  point  les  domestiques  de  la  ville,  et  qui, 
lorsque  ceux-ci  affirmaient  en  désignant  leurs  maîtres  :  Cest 
yoii  bon  béké.  C'est  un  bon  blanc,  répondaient  par  des  insultes 
ou  par  des  grossièretés.  Des  bandes  d'hommes  armés  pas?aient 
incessamment.  Ils  battaient  le  tambour,  chantaient,  criaient  : 
«  A  bas  les  békés!  «  à  l'affût  des  fugitifs  qu'ils  interpellaient  : 
«  Eh  citoyen...  citoyenne...  Arrête  !...  je  te  parle  1  »  Ils  affec- 
taient exprès  de  parler  en  français  pour  le  plaisir  d'employer 
le  tutoiement  insultant.  Ils  regardaient  par  toutes  les  fenêtres, 
à  la  recherche  de  visages  blancs  ;  lorsqu'ils  en  apercevaient, 
ils  se  mettaient  à  les  maudire,  et  criaient  :  «  Mi  !  Ausoué  à. 
ké  débrayé  ou  !  »  Et  ils  faisaient  avec  leurs  couteaux  le  geste 
d'éventrer  des  poissons. 

Une  grande  attaque  semblait  se  préparer,  car  les  travail- 
leurs se  massaient  sans  cesse  sur  les  hauteurs.  Les  blancs  qui 
ne  pouvaient  fuir  sentaient,  leurs  vies  en  danger,  et  ils 
essayaient  de  se  préparer  à  résister.  Dans  certaines  maisons. 


YOUMA  513 

les  femmes  et  les  jeunes  filles  se  mirent  à  fondre  des  balles. 
Les  esclaves  trahirent  ces  préparatifs,  et  le  bruit  courut  aussi- 
tôt que  les  békés  s'organisaient  en  secret  pour  attaquer  la 
foule... 

Le  temps  était  bien  loin  où  les  blancs  pouvaient  répri- 
mer une  révolte  en  pendant  les  nègres  aux  mangoustans  de  la 
Batterie  d'Esnotz...  Mais  les  nègres  se  souvenaient  de  ce  que 
les  blancs  avaient  fait,  autrefois,  et  ce  souvenir  se  retournait 
contre  eux  ! 

C'était  dans  le  quartier  du  Fort,  la  partie  la  plus  ancienne 
de  la  ville,  située  sur  une  hauteur,  et  isolée  par  la  rivière 
Roxelane,  que  les  créoles  blancs  se  sentaient  le  moins  protégés 
contre  une  attaque  possible.  Il  leur  était  extrêmement  difficile 
de  gagner  les  bateaux,  les  ponts  et  tous  les  alentours  de  la 
plage  étant  gardés  par  des  nègres  armés.  Dans  ce  quartier 
les  maisons  étaient  en  général  fort  petites,  et  ne  pouvaient 
offrir  que  peu  de  protection  en  cas  de  siège.  Bien  des  personnes 
préférèrent  quitter  leurs  habitations  et  chercher  asile  dans  les 
quelques  grandes  demeures  de  la  région.  Les  Desrivières  furent 
au  nombre  des  fugitifs  ;  ils  se  réfugièrent  chez  leurs  parents, 
les  de  Kersaint.  La  résidence  des  de  Kersaint  était  parti- 
culièrement spacieuse.  Bien  que  n'ayant  que  deux  étages  elle 
était  rès  longue  et  très  large,  et  construite  avec  la  solidité 
d'une  forteresse.  Elle  était  située  à  la  limite  du  Vieux  Quartier, 
dans  une  rue  en  pente  très  rapide  qui  descendait  vers  l'ouest 
de  façon  à  laisser  visible  au-dessus  des  toits,  tout  un  grand 
demi-cercle  de  mer.  Vers  l'est,  la  rue  montait  rejoindre  une 
route  de  campagne  qui  menait  dans  l'intérieur  du  pays. 
A  l'arrière  de  la  maison  les  fenêtres  donnaient  sur  de  vastes 
champs  de  canne  à  sucre  grimpant  très  haut  le  long  des 
flancs  de  la  montagne  Pelée,  dont  la  crête  nuageuse  surgissait 
dans  le  lointain  à  quinze  milles  de  là.  Plus  de  trente  personnes 
s'abritèrent  donc  chez  les  de  Kersaint  ;  c'étaient,  en  général, 
les  femmes  et  les  filles  de  leurs  parents,  fort  alarmées  par 
les  événements.  Dans  la  matinée,  les  domestiques  avaient 
abandonné  la  maison  ;  une  des  servantes,  une  négresse,  irritée 
par  un  reproche  quelconque  était  partie  la  menace  à  la 
bouche  :  ((  Au  soiié  ou  ké  oué.  —  Attendez  cette  nuit,  et  vous 
verrez  !   »  M.  de  Kersaint,  un  vieillard  de  soixante-dix  ans, 

1*^^'  Octobre  1915.  5 


514  LA     REVUE     DE     PARIS 

aidé  de  son  fils,  avait  installé  les  fugitifs  aussi  confortablement 
<jue  possible  :  il  essaya  de  calmer  leurs  craintes.  H  croyait  que 
la  nuit  n'amènerait  rien  d'autre  qu'un  accroissement  de  bruit, 
et  de  menaces.  Il  était  persuadé  que  les  meneurs  de  la  populace 
citadine  n'avaient  pa.  d'autre  intention  que  de  pratiquer 
l'intimidation.  Peut-être  y  aurait-il  une  descente  générale 
des  travailleurs  des  plantations  :  ce  serait  un  danger  plus  grave; 
mais  encore,  n'y  avait-il  pas  cinq  cents  hommes  de  troupe 
dans  la  caserne?  Aucun  acte  de  violence  criminelle  n'avait 
encore  été  commis  dans  le  quartier.  Le  bruit  courait  qu'un 
honime  avait  été  tué  à  l'autre  extrémité  de  la  ville,  mais  les 
fausses  rumeurs  étaient  si  nombreuses  ! 

pn  fait,  les  blancs  du  quartier  Fort,  dont  la  plupart  avaient 
été  quittés  par  leuri  domestiques  et  par  leurs  esclaves, 
étaient  peu  au  courant  de  ce  qui  se  passait  même  dans  leur 
voisinage  immédiat.  Des  choses  qui  pendant  près  de  deux 
siècles  avaient  eu  lieu  en  secret,  dans  l'obscurité,  se  faisaient 
maintenant  ouvertement.  Une  puissance  jusque-là  occulte 
avait  pris  tout  à  coup  un  empire  absolu  :  c'était  le  Sorcier 
Africain. 

Sous  les  tamaris  de  la  place  du  Fort,  un  de  ces  quimboi- 
seiirs  exerçait  sa  profession  sinistre.  Il  vendait  des  amulettes, 
des  fétiches,  des  onguents  magiques  faits  de  graisse  de  ser- 
pents. 

Devant  lui,  il  y  avait  un  tonneau  ouvert,  rempli  de 
tafia  mêlé  de  poudre  à  fusil,  et  de  guêpes  écrasées.  Il  était 
entouré  d'une  foule  de  nègres  du  Port,  de  gabarriers  à  demi 
nus,  qui  maniaient  des  rames  de  vingt-cinq  pieds  de  long  ;  de 
néguegoiiôs-bois,  herculéens,  abrutis  à  force  d'avoir  godillé 
leur  embarcation  massive  et  lourde  ;  de  rudes  canotiers  dout 
les  peaux  bronzées  transpirent  rarement,  même  sous  le  plus 
chaud  soleil  d'été  ;  des  équipages  des  yôles,  des  sabas  et  des 
gommiers  ;  des  tonneliers  et  des  arrimeurs  ;  et  il  y  avait  aussi, 
les  pêcheurs  de  tonne  et  les  pêcheurs  de  requins. 

—  Ça  qui  lé  !  —  criait  le  quimboiseur  en  versant  le  venin 
dans  les  gobelets  d'étain.  —  Ça  qui  li  vint  boiié  li  ?  Qui  veut 
en  boire,  de  l'Ame  de  l'Homme?  De  l'Esprit  de  Combat?  De 
lEs  ence  qui  tombe  pour  se  relever?  Du  Mineur  de  Cœurs? 
Du  Briseur  de  l'Enfer? 


YOUMA  515 

Et  tous  ils  en  réclamaient  à  grands  cris,  et  ils  aviilaient 
les  guêpes,  la  poudre  et  l'alcool,  s'enivrant  jusqu'à  la  lo  ie. 

...  Le  soleil  couchant  jaunit  le  ciel  et  remplit  l'horizon  d'un 
flamboiement  d'or.  La  mer  changea  du  bleu  au  violet,  les 
mornes  avivèrent  leur  vert  éclatant  en  une  teinte  si  lumineuse 
qu'ils  paraissaient  phosphorescents.  Le  couchant  passa  très 
vite  au  cramoisi,  les  ombres  s'empourprèrent,  et  la  nuit 
s'étendit  rapide,  de  l'orient,  une  nuit  d'un  noir  violet,  loute 
pleine  d'étoiles. 

Au  moment  même  où  la  dernière  lueur  vermeille  com- 
mençait à  se  faner,  de  la  place  du  Fort  résonna  un  long  appel 
creux,  étrange,  dont  l'écho  se  répercuta  en  sanglotant  par- 
dessus les  collines  comme  un  énorme  gémissement.  Puis  un 
autre  partit  du  Mouillage,  un  troisième  de  l'embouchure  de 
la  rivière.  D'autres  encore  s'élevèrent  en  s' entremêlant,  des 
pirogues  des  gabarres  et  des  sabas  du  port. 

C'étaient  les  nègres  de  [la  ville  qui  soufflaient  dans  de 
grandes  conques,  et  appelaient  leurs  frères  des  collines. 
Aujourd'hui  encore,  les  pêcheurs  de  requins,  sur  la  côte  som- 
bre du  Prêcheur,  hèlent  ainsi  les  travailleurs  des  hauteurs, 
afin  que  ceux-ci  descendent  et  viennent  aider  à  dépecer  le 
poisson. 

D'autres  signaux  gémissants  répondirent  faiblement  aux 
premiers  ;  ils  partaient  de  la  Vallée  de  la  Roxelane,  des 
terrasses  de  Périnelle,  du  Morne  d'Orange,  du  Morne  Mirail, 
et  du  Morne  Labelle  ;  les  ouvriers  des  plantations  arrivaient. 

Et,  sur  la  place  du  marché  où  le  Sorcier  distribuait  toujours 
son  ((.r  essence  brisé  Venfery>,  ses  amulettes  et  la  graisse  de  ser- 
pents... Le  lourd  battement  d'un  tamtam  retentissait  sinis- 
trement. 

Barricadés  chez  eux,  les  blancs  de  la  Ville  Basse  entendaient 
le  tumulte  de  l'émeute.  Et  maîtres  et  esclaves  étaient  hantés 
par  une  vision  de  sang  et  de  feu  :  par  le  souvenir  de  îa  révolte 
de  Haïti. 


510  LA     REVUE     DE     PARIS 


XIII 


Chez  les  de  Kersaiiit,  toutes  les  chambres  avaient  été  mises 
à  la  disposition  des  fugitifs,  toutes  sauf  une  qui  donnait  sur 
la  rue  et  où  les  hommes  veillaient  Mais  plusieurs  femmes 
et  jeunes  filles  avaient  préféré  demeurer  debout  avec  les 
hommes  plutôt  que  de  prendre  quelque  repos.  En  bas,  les 
portes  et  les  fenêtres  étaient  soigneusement  barricadées,  et 
on  décida  d'éteindre  toutes  les  lumières  au  passage  de  la  foule. 
Puis  on  parla  des  événements  du  jour  précédent,  de  la  dernière 
élection,  de  l'histoire  de  certaines  révoltes  antérieures,  que 
les  hommes  les  plus  âgés  se  rappelaient  fort  bien.  On  discuta 
aussi  le  caractère  des  nègres.  Ce  dernier  sujet  provoqua  une 
série  d'anecdotes  les  unes  sinistres,  mais  la  plupart  fort  drôles. 
Un  planteur  raconta  l'histoire  d'un  de  ses  propres  esclaves 
qui  avait  épargné  assez  d'argent  pour  acheter  une  vache.  A  la 
première  nouvelle  du  changement  politique  qui  s'était  pro- 
duit en  France,  il  sortit  la  vache  du  champ  et  l'attacha  au 
proche  de  la  maison  de  son  maître. 

—  Poiik  ou  marré  vache  lan  maison?  —  demanda  le  plan- 
teur. (Pourquoi  attachez-vous  la  vache  à  la  maison?) 

—  Moin,  ka  marré  vache  lan  maison  maîte,  pou  ijo  ka  pro- 
clamé la  répiblique.  Pisse  yon  fois  répiblique  a  proclaiïié,  zafjai 
ta  ijon  c  est  ta  toutt  !  (Maître,  j'attache  la  vache  à  la  maison 
parce  qu'ils  proclament  la  République,  et  une  fois  que  la 
République  est  proclamée,  les  biens  de  l'un  sont  les  biens  de 
tous.) 

Cette  anecdote  fit  rire,  malgré  l'inquiétude  générale.  Puis  la 
conversation  prit  un  autre  tour,  et  M.  Desrivières  raconta 
l'histoire  de  Youma  et  du  serpent,  encore  ignorée  de  plu- 
sieurs personnes  présentes.  La  jeune  capresse,  qui,  assise, 
tenait  Mayotte  sur  ses  genoux,  se  leva  et  quitta  la  chambre 
avant  que  M.  Desrivières  eût  achevé  son  récit.  Il  la  rejoignit 
quelques  instants  plus  tard  dans  la  pièce  voisine,  et  lui  faisant 
signe  de  laisser  l'enfant,  il  lui  dit  à  voix  basse,  pour  que 
Mayotte  ne  l'entendît  pas  : 


YOUMA  517 

-  Youma,  ma  fille,  la  rue  est  très  tranquille  en  ce  moment. 
Je  crois  qu'il  serait  plus  sage  pour  vous  de  confier  Mayotte 
à  ma  mère,  et  d'aller  passer  la  nuit  chez  nos  voisins  nègres. 
Je  vous  ouvrirai  la  porte. 

- —  Pourquoi,  maîte? 

C'était  la  première  fois  qu'elle  l'interrogeait  ainsi. 

—  Ma  fi,  —  répondit-il  avec  une  caresse  dans  le  regard,  — 
je  ne  puis  vous  demander  de  passer  cette  nuit  près  de  nous. 
Nous  courons  tous  un  très  grand  danger,  —  ajouta-t-il  presque 
dans  un  murmure,  —  nous  serons  peut-être  attaqués  ! 

—  C'est  pour  cela  que  je  désire  rester,  maître. 

Et  cette  fois  la  voix  de  Youma  était  ferme,  distincte. 

—  0  papa  !  —  s'écria  la  petite  Mayotte  en  se  glissant  entre 
eux.  —  Ne  la  renvoie  pas.  Je  veux  qu'elle  me  raconte  des 
histoires. 

—  Petite  égoïste  1  —  dit  monsieur  Desrivières  en  se  baissant 
pour  l'embrasser.  —  Et  si  Youma  veut  partir? 

—  Oh,  elle  ne  le  veut  pas,  n'est-ce  pas,  da  ?  —  demanda 
l'enfant  surprise,  qui  s'imaginait  sans  doute  être  à  une  fête 
quelconque. 

—  Je  resterai  pour  te  raconter  des  histoires,  —  dit  Youma 
doucement. 

Alors  M.  Desrivières  lui  serra  la  main  et  la  laissa  avec  l'en- 
fant. 

Comme  M.  Desrivières  l'avait  prédit,  la  rue  était  fort  tran- 
quille. C'était  une  des  voies  les  plus  retirées  de  la  ville  ;  pen- 
dant le  jour  il  n'y  avait  eu  aucun  attroupement  ;  de  temps 
à  autre  des  bandes  de  nègres  y  étaient  passées  en  criant  :  «  A 
bas  les  békés  !  »  mais  depuis  la  tombée  de  la  nuit  tout  désordre 
avait  cessé.  Les  citoyens  osèrent  même  ouvrir  leurs  fenêtres  et 
jeter  un  coup  d'oeil  dehors.  Ils  entendirent  l'appel  des  conques, 
sans  en  comprendre  le  sens  et  ils  crurent  à  une  nouvelle  effer- 
vescence du  côté  du  port.  Pourtant  l'inquiétude  s'accentua. 
chez  tous,  lorsque  le  bruit  de  l'eau  qui  courait  dans  les  ruis- 
seaux en  pente,  l'eau  de  la  montagne  qui  purifiait  toutes  les 
rues,  se  fit  soudain  beaucoup  plus  violent  que  de  coutume. 

—  L'eau  fait  toujours  beaucoup  de  bruit  dans  cette  rue, 
—  dit  monsieur  de  Kersaint,  —  elle  est  tellement  en  pente. 

Mais  Youma  entra  tout  à  coup  seule  dans  la  chambre  où  lès 


518  LA     REVUE     DE     PARIS 

hommes  parlaient  entre  eux.  D  un  geste  elle  désigna  la  fenitre 
et  s'écria  : 

—  Ce  n'est  pas  l'eau  ! 

L'ouïe  des  métis  est  d'une  finesse  extraordinaire  à  distinguer 
les  sons...  Tout  le  monde  se  tut,  et  les  hommes  retinrent  leur 
souffle  pour  mieux  écouter. 


XIV 


La  rue  se  remplit  d'un  lourd  murmure,  pareil  à  celui  des 
brisants  lointains,  et  qui  s'enfla  lentement  en  un  rugissement 
sourd  et  continu.  Ce  bruit  s'approcha,  venant  des  hauteurs, 
accompagné  d'un  flamboiement  pareil  à  celui  d'un  incendie. 
Immédiatement,  les  lumières  s'éteignirent  dans  toutes  les 
maisons.  Les  portes  furent  barricadées.  La  rue  se  fit  déserte 
comme  un  cimetière.  Mais  aux  étages  supérieurs,  derrière  les 
volets  à  lattes,  tout  le  monde  pouvait  regarder  s'approcher 
la  lueur  et  entendre  venir  le  rugissement. 

—  Yo  ka  vint  !  ■ —  s'écria  Youma. 

Et,  soudain  la  grande  rue  fut  envahie  par  un  tonnerre  de 
clameur,  et  tout  embrasée  par  la  lueur  des  torches.  Une  masse 
compacte  de  nègres  en  culotte  de  toile,  nus  jusqu'à  la  ceinture, 
s'approcha  au  pas  de  course.  C'était  l'avalanche  des  travail- 
leurs. Les  maisons  tremblèrent  sous  le  choc  de  leurs  pieds  nus. 
Une  vibration,  pareille  à  celle  d'une  légère  secousse  sismique, 
fit  frémir  tous  les  murs.  Si  seulement  les  travailleurs  passaient 
sans  s'arrêter  ! 

Des  centaines  étaient  déjà  passés  :  mais  la  vision  tumul- 
tueuse semblait  infinie,  la  cascade  des  grands  chapeaux  de 
paille  était  interminable,  et  au-dessus  de  ce  torrent,  l'acier 
des  piques,  des  fourches  et  des  coutelas  scintillait  dans  le 
vacillement  des  torches.  Tout  à  coup,  il  y  eut  une  halte 
imprévue,  la  foule  se  bouscula,  se  poussa  et  la  tempête  des 
cris  s'apaisa.  La  rue  s'empht  d'une  odeur  sinistre  d'alcool,  une 
puanteur  de  tafia.  La  foule  était  évidemment  ivre,  et  donc 
doublement  redoutable.  Quelqu'un  donna  un  ordre  que  per- 


YOUMA  519 

sonne  n'entendit  distinctement.  Alors  une  voix  de  stentor 
le  répéta  tandis  cJUe  le  tumulte  se  calmait  : 

—  Là  !  làmemm  !  cciie  béké  ! 

Tous  les  visages  noirs  se  tournèrent  immédiatement  vers 
la  demeure  des  de  Kersaint,  et  un  rugissement  partit  de  tous 
ces  gosiers  noirs.  Malheureusement  la  façade  imposante  de  la 
maison,  seule  construction  à  deux  étages  dans  cette  rue  de 
chaumières  révélait  que  ses  propriétaires  devaient  sûrement 
être  de  riches  békés.  Être  un  «  béké  »,  un'  blanc,  c'était  du 
moins  pour  le  simple  travailleur  être  un  aristocrate,  un  ennemi 
de  l'affranchissement,  et  sans  doute  un  propriétaire  d'esclaves. 

—  Fouillé  là  !  —  tonna  la  même  voix  immense. 

Et  toute  la  maison  trembla.  La  foule  secouait  furieusement 
l'entrée  principale,  dont  les  massives  portes  doubles  étaient 
cependant  consolidées  par  une  barre  de  fer. 

—  Ouvé,  ouvé  pa  nous  !  —  hurla  la  foule. 

M.  de  Kersaint  repoussa  un  volet  du  premier  étage  donnant 
sur  la  rue,  et  regarda  la  foule.  C'était  une  horde  effrayante, 
pleine  de  visages  de  cauchemar.  La  plupart  des  figures  lui 
étaient  inconnues.  Pourtant,  il  en  reconnaissait  quelques-unes, 
celles  d'hommes  du  port,  de  la  classe  la  plus  basse,  qui  s'étaient 
joints  aux  travailleurs  avant  leur  descente.  Il  y  avait  aussi 
des  femmes  dans  la  foule  ;  elles  criaient  et  gesticulaient  ; 
certaines  étaient  des  négresses  des  plantations,  d'autres  n'en 
étaient  pas,  et  elles  étaient  les  plus  violentes. 

—  Ça  oulé,  méfi  ?  —  demanda  M.  de  Kersaint. 

La  première  fois  ils  ne  l'entendirent  point  à  cause  du 
tumulte,  mais  ils  se  turent  lorsqu'ils  aperçurent  à  la  fenêtre 
le  béké  aux  cheveux  blancs.  Ils  voulaient  tous  l'écouter. 
M.  de  Kersaint  n'était  pas  sérieusement  inquiet,  il  croyait 
que  la  foule  se  bornerait  à  une  manifestation  brutale,  à  ce 
qu'en  patois  on  appelle  un  voum.  Il  répéta  en  créole  : 

—  Que  voulez-vous,  mes  fils? 

C'était  ainsi  que  le  béké  s'adressait  aux  esclaves.  Dans  sa 
bouche,  le  mot  «  monfi  »  prenait  presque  un  sens  d'affection 
patriarcale,  et  même  en  ces  années  de  républicanisme  cet 
usage  survit  encore.  Mais  tel  que  M.  de  Kersaint  le  prononçait 
le  mot  tomba  sur  la  passion  politique  de  la  foule  comme  de 
l'huile  sur  le  feu. 


520  LA     P.EVUE     DE     PARIS 

—  Ou  sé  pé  nou  ahn  ?  —  ricana  un  nègre  moqueur.  —  Êtes- 
vous  notre  père?  Il  n'y  a  plus  de  fils  :  il  n'y  a  que  des  citoyens  ! 

—  Y  trop  soiiyé,  y  trop  malin  !  —  cria  une  aigre  voix  de 
femme. 

(Le  vieux  blanc  veut  nous  flatter  !  Il  est  trop  malin  !) 

—  Citoyens  poutoss  !  —  répondit  M.  de  Kersaint.  —  Pour- 
quoi voulez-vous  forcer  l'entrée  de  ma  maison?  Vous  ai-je 
jamais  fait  de  mal? 

—  Vous  avez  des  armes  chez  vous  !  —  répondit  la  même 
voix  menaçante,  qui,  la  première,  avait  attiré  l'attention  du 
peuple  sur  la  maison  des  Kersaint. 

Elle  appartenait  à  un  très  grand  nègre,  qui  paraissait  le 
meneur  de  l'émeute  ;  il  n'était  vêtu  que  d'une  culotte  de 
canevas,  et  d'un  chapeau  de  paille,  et  il  portait  un  coutelas. 
M.  de  Kersaint  se  souvint  tout  à  coup  de  l'avoir  déjà  vu,  qui 
travaillait  comme  commandeur  sur  la  plantation  de  Fond 
Laillet. 

—  Sylvain,  mon  fils,  —  répondit  M.  de  Kersaint,  —  nous 
ne  sommes  pas  armés.  Mais  des  femmes  et  des  enfants  se 
sont  réfugiés  chez  nous.  Et  nous  ne  sommes  pour  rien  dans 
les  maux  dont  vous  vous  dites  victimes. 

—  Oiwé  ha  non  ! 

■ —  Personne  parmi  vous  n'a  le  droit  d'entrer  dans  la 
maison. 

—  Ouvé  ha  non  ! 

■—  Vous  n'avez  pas  le  droit... 

—  Eh  bien,  nous  prendrons  le  droit,  —  s'écria  le  meneur. 
Alors  il  s'éleva  une  clameur  générale.  Des  milliers  de  voix 

excitées  répétèrent  : 

—  Ouvé  ha  nou  ! 

La  tête  blanche  du  vieillard  se  retira  de  la  fenêtre.  Elle  fut 
remplacée  par  un  jeune  et  sombre  visage  très  beau,  et  très 
résolu.  C'était  celui  du  fils  de  Kersaint. 

—  Tas  de  charognes  !  —  cria  le  jeune  homme.  —  Oui,  nous 
avons  des  armes,  et  nous  savons  nous  en  servir.  Je  brûlerai  la 
cervelle  au  premier  d'entre  vous  qui  entrera  ici. 

Il  tenait  l'unique  pistolet  chargé  :  il  n'y  avait  pas  d'autres 
armes  dans  la  maison.  Il  comptait  sur  la  lâcheté  de  la  foule  ; 


Y  O  U  M  A  521 

mais  les  nègres  savaient  ou  croyaient  savoir  la  vérité  :  le  vieux 
béké  ne  leur  avait  pas  menti.  Us  n'avaient  pas  peur. 

—  Bon  !  non  ké  eue  !  —  dit  le  meneur  d'une  voix  mena- 
çante. —  Ennor,  —  cria-t-il  en  se  tournant  vers  la  foule, 
—  crazc  caië  là  ! 

Presque  au  même  instant  une  pierre  lancée  par  une  main 
puissante,  siffla  tout  près  de  la  tête  du  jeune  de  Kersaint 
et  vint  ricocher  avec  fracas  sur  les  meubles  de  la  chambre. 
Ce  fut  en  vain  qu'on  ferma  les  volets  ;  un  deuxième  projectile 
les  ouvrit  de  force,  un  troisième  fendit  ceux  de  la  fenêtre 
voisine.  Les  pierres  se  succédaient.  Plusieurs  personnes  furent 
gravement  blessées  ;  une  femme  tomba  étourdie,  un  homme 
eut  l'épaule  démise.  La  foule  réclamait  encore  des  pierres, 
toujours  plus  de  pierres  :  elle  hurlait  : 

■ —  Ba  non  ouôches  !  ha  ouôches  ! 

Le  pavé  devant  la  maison  était  fait  de  grosses  pierres  et  ne 
fournissait  pas  de  projectiles.  Mais  un  peu  plus  bas,  une  rue 
transversale  était  pavée  de  cailloux  ronds  tirés  du  ht  de  la 
livière. 

Des  négresses  s'alignèrent  alors  en  une  rangée  qui  allait 
du  point  d'attaque  à  cette  rue,  aux  cris  de  : 

—  Fai  la  chaîne  ! 

Elles  se  passèrent  de  tablier  en  tablier  les  cailloux  qu'elles 
avaient  arrachés,  et  cela  avec  un  ordre  parlait.  Les  négresses 
étaient  dressées  depuis  des  générations  à  «  faire  la  chaîne  » 
lorsqu'elles  transportaient  les  pierres  des  torrents  jusqu'au 
lieu  de  construction  d'une  maison,  ou  d'un  mur.  Alors  la  pluie 
de  pierres  tomba  drue  et  terrible.  Elles  fracassaient  les  meu- 
bles, faisaient  éclater  les  murs,  brisaient  les  portes...  Ceux  qui 
ont  vu  le  nègre  créole  abattre,  sur  les  routes  montagneuses, 
des  fruits  poussant  à  des  hauteurs  inaccessibles,  pourront 
seuls  comprendre  comment  il  sait  lancer  une  pierre...  Déjà 
tcus  les  volets  de  l'étage  supérieur  étaient  défoncés,  les  assiégés 
s'étaient  réfugiés  dans  les  pièces  de  la  façade  postérieure.  Mais 
les  volets  du  rez-de-chaussée,  très  solides  et  protégés  en 
partie  par  des  barres  de  fer,  résistaient  toujours.  Les  portes 
de  la  grande  entrée  voûtée  défiaient  la  pression  robuste  de 
toutes  les  épaules  qui  pesaient  contre  elles. 

—  Mené  pié  bois  ici  !  pié  bois  !  pié  bois  !  —  criaient  les 


522  LA     liEVUE     DE    PARIS 

hommes  qui  s'évertuaient  à  faire  sauter  les  portes  à  la  faveur 
du  bombardement. 

Et  le  cri  passa  le  long  de  la  rue  et  gravit  la  pente  de  la  mon- 
tagne. De  l'intérieur  de  la  maison  il  n'y  avait  plus  moyen  de 
se  rendre  compte  de  ce  que  faisait  la  foule  ;  il  était  impossible 
de  s'approcher  des  fenêtres.  Mais  tout  à  coup  la  rue  retentit 
d'un  tel  cri,  qu'il  était  évident  qu'un  fait  nouveau  venait  de  se 
produire. 

—  Ah  !  Ce  sont  peut-être  les  soldats  !  —  s'écria  avec  joie 
madame  de  Kersaint. 

Elle  se  trompait.  La  nouvelle  effervescence  était  provoquée 
par  l'apparition  de  la  pié  bois,  longue  poutre  que  portaient 
une  vingtaine. d'hommes,  qui  criaient  tous  ensemble  : 

—  Ba  lai  !  Ba  lai  ! 

Alors  ceux  qui  poussaient  des  épaules  sur  la  porte  d'entrée 
reculèrent  pour  faire  place  au  bélier. 
Les  nègres  chantaient  en  se  balançant  : 
- —  Soh  !  soh  !  y  die  yah  !  Rhâlé  fô... 
Et  toute  la  maison  frémit  sous  le  choc  immense. 

—  Soh  !  soh  !  y  aïe  yah  !  Rhâlé  fô... 

Les  serrures  et  les  verrous  sautèrent  ;  l'encadrement  même 
de  la  porte  s'effondra  avec  une  pluie  de  plâtras  ;  la  large  barre 
de  fer  tenait  toujours  bon,  mais  elle  s'était  courbée  comme  un 
arc,  et  les  portes  avaient  bien  cédé  de  cinq  pouces. 

—  Soh  !  soh  !  yde  yah...  Rhâlé  fô  ! 

Il  y  eut  un  fracas  de  métal  brisé,  une  explosion  de  bois  qui 
éclate  :  et  les  portes  s'abattirent.  La  voûte  résonna  du  bruit  de 
leur  chute  comme  d'un  coup  de  canon.  Les  hommes  laissèrent 
tomber  la  poutre,  et  un  rugissement  de  brute  acclama 
l'exploit...  A  l'intérieur  de  la  maison,  tout  était  sombiv. 

Tls  hésitèrent  un  instant,  le  vide  et  l'obscurité  les  intimi- 
daient. 

—  Pôle  flambeau  vini  !  —  cria  le  meneur  aux  porteurs  de- 
torches,  en  étendant  la  main.  —  Ba  moin  !  Ba  moin  ! 

Il  saisit  une  torche  et  bondit  en  avant,  brandissant  de  l'autre 
main  son  coutelas.  Mais  à  l'instant  même  oii  il  traversa  le 
seuil,  une  détonation  formidable  retentit  sous  la  voûte.  Le 
grand  nègre  vacilla.  Il  laissa  tomber  sa  torche  et  son  coutelas. 
Il  jeta  ses  bras  en  l'air,  fit  demi-tour  sur  lui-même,  et  retomba 


YOUMA  523 

sur  le  dos.  Il  était  mort.  Le  jeune  de  Kersaint  avait  tenu  sa 
parole. 

Tous  les  nègres  qui  se  pressaient  devant  l'entrée  voulurent 
fuir  en  panique.  Mais  la  pression  de  derrière,  le  cours  de  la 
rage  aveugle  était  irrésistible,  et  ceux  qui  formaient  l'avant- 
garde  de  la  foule  furent  précipités  sous  la  voûte,  se  bouscu- 
lant, hurlant,  se  frappant,  trébuchant  sur  le  cadavre  et  sur 
les  portes  fracassées,  avec  un  élan  tel  que  plusieurs  d'entre  eux 
tombèrent  !...  Le  Jeune  de  Kersaint  ne  songea  pas  à  fuir,  même 
lorsque  les  amis  qui  étaient  descendus  avec  lui,  voyant  que 
toute  résistance  était  inutile,  remontèrent  au  deuxième  étage. 
Il  demeura  au  pied  de  l'escalier,  son  pistolet  déchargé  à  la 
main,  il  se  crut  capable  de  refouler  les  envahisseurs,  de  les 
terroriser  par  sa  seule  force  morale.  Mais  la  terreur  se  trans- 
forme parfois  en  une  rage  aveugle,  même  chez  l'esclave,  poussé 
jusqu'au  désespoir  par  la  nécessité  de  braver  le  canon  d'un 
pistolet. 

Les  nègres  se  jetèrent  sur  le  jeune  homme  avec  toute 
l'énergie  de  la  terreur.  Il  n'eut  pas  le  temps  de  lancer  son  arme 
inutile  dans  le  visage  du  premier,  une  baïonnette  attachée  à 
une  perche  lui  passa  à  travers  le  corps.  Il  s'effondra  sans  un 
cri  sous  les  coups  des  coutelas  qui  battaient  l'air  avec  une 
frénésie  telle,  que  les  assaillants  s'entre-blessaient  dans  leur 
rage... 

Au  même  instant  un  nègre  tira  de  l'entrée  une  décharge 
vers  les  blancs  qui  remontaient  l'escalier.  M.  Desrivières 
tomba.  Il  expira  presque  aussitôt,  avant  que  ses  amis  aient 
pu  l'emporter  dans  une  chambre  voisine  dont  les  portes  furent 
immédiatement  barricadées  avec  tous  les  meubles  les  plus 
lourds  de  la  pièce  :  la  charge  entière  lui  était  entrée  dans  le  dos 
et  avait  brisé  l'épine  dorsale. 

...  La  panique  momentanée  des  nègres  fut  suivie  d'une 
réaction  de  la  haine,  de  la  soif  de  vengeance  de  la  foule.  La 
haine  traditionnelle  du  blanc  rendue  plus  forte  encore  par 
les  passions  du  moment  ;  la  soif  de  venger  la  mort  de  leurs 
chefs  d'autrefois  et  d?  tous  les  griefs  imaginés  ou  vrais  qu'ils 
avaient  contre  les  blancs. 

Mais  les  appartements  du  rez-de-chaussée  étaient  vides; 
es  blancs  s'étaient  retirés  dans  les  pièces  du  haut.  Ils  y  avaient 


524  LA     KliVUE     Di:     PAl'.IS 

probablement  des  armes  qu'ils  gardaient  pour  s'en  servir  dans 
la  dernière  extrémité.  Il  serait  peut-être  imprudent  de  les  y 
poursuivre.  Et  pourtant  ils  n'échapperaient  pas.  Les  fenêtres 
de  derrière  étaient  élevées,  et  donnaient  sur  une  route  de  plan- 
tation, qui  longeait  des  champs  de  cannes  à  sucre,  où  des 
nègres  armés  faisaient  le  guet.  Les  murs  latéraux  étaient  en 
maçonnerie  solide,  sans  aucune  ouverture.  Impossible  de 
s'échapper  par  le  toit,  qui  s'élevait  bien  à  vingt  pieds  au- 
dessus  des  toits  de  chaumières  voisines.  Les  békés  étaient 
sans  défense  !...  Pourtant,  personne  ne  s'offrit  à  mener  l'assaut. 
Il  n'y  eut  que  des  clameurs,  de  hideuses  menaces,  des  cris  de 
cannibales  en  délire...  Cependant  une  bande  de  noirs  prome- 
naient à  travers  les  rues,  à  la  lueur  des  flambeaux,  le  cadavre 
de  l'ancien  meneur,  hissé  sur  des  battants  de  la  porte.  Des 
hommes  armés  couraient  à  côté,  ils  montraient  la  cervelle  rose 
qui  sortait  de  la  blessure,  et  criaient  : 

—  Mi  you  ke  assassiné  non.  Ichoné  foné  non  ! 
L'exaltation  s'accrut  encore  et  devint  du  délire  maniaque. 

Mais  une  voix,  celle  d'une  femme,  la  femme  de  Sylvain  le 
meneur,  glapit  par-dessus  tout  le  bruit  : 

—  Mette  difé-zauté,  brilé  ionti  héké  ! 

La  foule  répéta  le  cri,  qui  se  répercuta  comme  un  tonnerre 
à  travers  la  rue. 

—  Dijé  !  mette  difé  ! 

Mais  si  par  hasard,  les  békés  tentaient  une  descente  déses- 
pérée sur  les  incendiaires?... 

—  Oté  lescalié  !  —  suggéra  un  nègre,  et  cette  idée  mit  fin 
à  toutes  les  hésitations. 

Ils  étaient  assez  nombreux  pour  arracher  tout  l'escalier 
en  cinq  minutes,  et  il  fallut  moins  de  temps  que  ça  pour  que 
les  émeutiers  exécutassent  l'idée  qui  leur  avait  été  suggérée. 
Ils  arrachèrent  l'escalier.  Ils  le  brisèrent  en  petits  morceaux 
qu'ils  entassèrent  sur  les  dalles  de  l'entrée.  Puis  il  les  enflam- 
mèrent à  l'aide  des  torches.  La  rampe  était  en  acajou,  mais  les 
marches  étaient  en  bois  du  nord,  en  pin  jaune,  résineux  et 
léger. 

—  Ka  pleine  gomme  !  Ka  brilé  bien  ! 
Immédiatement  tous  les  meubles  du  rez-de-chaussée  furent 

démolis  et  empilés  sur  le  bûcher,  qu'ils  fussent  combustibles 


YOUMA  525 

ou    non    :    portraits,    rideaux,    verrines,    bronzes,    carpettes, 
miroirs  et  tentures  ! 

—  Sacré  tonné  !  Non  ke  brilé  toutl  !  Ké  oué  ! 

Au  premier  étage,  des  bruits  de  terreur  retentirent  :  des 
pas  qui  couraient  éperdument,  des  meubles  qu'on  traînait  et 
enlevait  de  devant  les  portes...  des  cris... 

—  Onaill  !  ils  sont  moins  braves  à  présent,  les  maudits 
hékés  ! 

Puis  des  visages  apparurent  à  travers  la  fumée,  se  penchant 
vers  le  sol,  regardant  en  bas  :  une  femme  aux  cheveux  gris 
qui  essayait  de  se  faire  entendre,  d'émouvoir  quelque  cœur; 
une  jeune  mère  qui  désignait  silencieusement  son  bébé.  Deux 
bras  noirs  se  tendirent  vers  elle,  en  une  raillerie  sauvage,  et  une 
négresse  cria  d'une  voix  rauque  : 

—  Ba  moin  li  !  moin  se  ulopé  enlai,  y  conm  chatroii  !  —  et  elle 
imitait  la  seiche  qui  dévore  sa  proie. 

lh\  éclat  de  rire  grossier  souligna  cette  plaisanterie  infâme. 

La  chaleur  et  la  fumée  devenaient  insupportables.  Les 
incendiaires  se  retirèrent  dans  la  rue,  et  quelques-uns  gagnèrent 
les  champs  de  cannes  à  sucre  à  l'arrière  de  la  maison  pour  pré- 
venir toute  tentative  d'évasion.  Ils  ne  jetaient  plus  de  pierres  ; 
ils  étaient  las,  mais  contents  de  contempler  le  progrès  de  leur 
vengeance.  Les  cris  retentissaient  toujours  à  l'étage  supérieur  : 
ils  y  répondaient  par  des  jurons  et  des  railleries  î  La  voûte 
rougit,  s'illumina  et  se  mit  à  rayonner  comme  une  fournaise  : 
et  la  chaleur  qui  s'en  dégageait  força  les  nègres  à  se  retirer 
encore  davantage.  Bientôt  à  l'intérieur  le  pétillement  devint 
un  sourd  rugissement,  pareil  au  bruit  d'un  torrent.  Les  flammes 
s'emparèrent  de  tout  le  rez-de-chaussée.  Elles  passèrent  de 
longues  langues  jaunes  par  les  fenêtres  ;  elles  s'enroulaient 
autour  de  la  maçonnerie,  elles  léchaient  les  clefs  de  voûte 
et  les  murs,  elles  s'efforçaient  de  grimper  et  se  mirent  à  dévorer 
la  charpente  des  volets...  Et  de  temps  à  autre  dans  la  rue 
résonnait  l'appel  sinistre  et  mélancolique  des  grandes  conques. 

La  voix  d'une  cloche  immense  se  mit  à  tinter  par-dessus 
tous  les  toits  de  la  ville,  rapidement  et  de  façon  continue  : 
c'était  le  bourdon  de  la  cathédrale  qui  sonnait  le  tocsin.  Les 
unes  après  les  autres,  les  cloches  des  plus  petites  églises  se 
joignirent  au  bourdon.  Mais,  pour  la  première  fois  les  pompes 


526  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  incendie  demeurèrent  dans  leurs  hangars  ;  les  pompiers 
nègres  ignorèrent  l'appel.  Et  cependant,  les  soldats,  bien  que 
menaçant  de  se  mutiner,  étaient  rigoureusement  enfermés 
dans  leur  caserne  par  ordre  supérieur.  Pourtant  le  gouverneur 
Rostoland,  maréchal  de  camp,  savait  que  la  ville  était  à  la 
merci  d'une  foule  nègre  ;  il  savait  que  la  population  blanche 
courait  le  danger  d'être  massacrée.  Un  tel  ordre,  donné  en  un 
tel  moment  semble  incroyable  à  ceux  qui  l'ont  vu  de  leurs 
yeux  ;  cela  reste  un  des  faits  stupéfiants  de  l'histoire  coloniale 
française,  un  des  nombreux  faits  qui  paraissent  justifier  la 
haine  éternelle  que  le  créole  blanc  porte  à  la  République. 

...  Avivées  par  une  brise  du  sud,  les  flammes  assaillirent 
l'arrière  de  la  maison  assiégée  plus  rapidement  que  les  cham- 
bres de  devant.  Elles  détruisirent  tous  moyens  de  communi- 
cation entre  l'avant  et  l'arrière,  en  incendiant  les  corridors 
qui  aboutissaient  à  cette  extrémité  de  l'escalier  démoli.  A  tra- 
vers les  voûtes  de  fumée,  des  hommes  aiïolés  de  mourir  hideu- 
sement brûlés  vifs  se  laissèrent  choir  des  fenêtres  donnant  sur 
la  campagne,  en  abandonnant  les  femmes  et  les  enfants.  Du 
côté  de  la  rue,  ils  n'auraient  eu  aucun  espoir.  Mais  du  côté 
des  champs  leurs  ennemis  étaient  moins  nombreux:  il  y  avait 
à  courir  une  chance  inespérée.  Parmi  ceux  qui  tentèrent  cette 
chance  deux  furent  tués  dès  qu'ils  mirent  pied  à  terre,  le 
troisième,  un  Français,  bien  qu'horriblement  blessé  put  courir 
près  de  deux  cents  mètres  avant  d'être  rejoint  et  abattu. 
Mais  deux  autres  profitèrent  de  cet  incident  ;  ils  gagnèrent  les 
hautes  cannes  à  sucre,  et  s'enfuirent  en  courant  entre  les  tiges, 
courbés  en  deux,  se  tordant,  se  faufilant.  Ils  furent  bientôt 
perdus  de  vue. 

—  Béké  la  campagne  menm  !  —  s'écrièrent  les  poursuivants 
déçus.—  Yo  ka  fenne  kamoé  ! 

Seuls  les  créoles  campagnards  connaissaient  ce  truc  pratiqué 
avec  succès  par  les  nègres  marrons  :  de  fenne  kanne  «  fendre  la 
canne  >;.,. 

L'obscurité,  la  terreur  des  serpents  favorisèrent  leur  fuite. 

Certains  hommes  chevaleresques,  dont  M.  de  Kersaint, 
refusèrent  de  tenter  cette  dernière  chance.  Ils  préférèrent 
rester  pour  encourager  de  leur  présence  les  femmes  impuis- 
santes, les  mères,  les  épouses  et  les  jeunes  filles,  élevées  dans 


YOUMA  527 

]e  raffinement,  et  dont  l'existence  tranquille  et  parfumée 
n'avait  pas  été  jusque-là  troublée  par  la  plus  légère  ombre  de 
crainte. 

Il  y  avait  encore  près  de  trente  personnes  dans  la  maison 
en  flammes.  Et  pourtant  les  soldats  demeuraient  toujours 
enfetmés  dans  la  caserne. 

La  fumée  était  poussée  vers  le  nord,  et  du  côté  de  la  rue 
on  distinguait  nettement  la  façade.  Mais,  depuis  que  l'on 
avait  jeté  des  pierres,  personne  n'était  encore  apparu  aux 
fenêtres  de  devant.  La  foule  regardait  et  s'étonnait;  on 
eût  dit  que  toute  communication  était  déjà  coupée  entre  la 
façade  et  l'arrière  de  la  demeure.  Ainsi  la  dernière  scène  de  la 
tragédie  leur  serait  cachée.  Ils  en  conçurent  une  déception 
brutale.  Leur  frénésie  première  s'était  apaisée,  il  ne  leur  restait 
plus  que  cette  apathie  révoltante  qui,  dans  les  natures  sau- 
vages, suit  l'accomplissement  d'un  acte  monstrueux.  La  tem- 
pête des  cris  se  calma  et  fut  remplacée  par  des  conversations 
animées,  pareilles  au  rugissement  assourdi  de  la  marée  basse  ! 

— ■  Ce  sont  les  femmes  et  les  enfants  qui  crient  ainsi,  —  dit 
un  nègre. 

—  Qu'ils  soient  maudits  I  Ce  sont  des  békés.  Qu'ils  rôtissent 
tous  ensemble  ! 

—  Ouill  papa  !  Ils  nous  ont  brûlé  assez  souvent  quand  ils 
le  pouvaient. 

—  Oui  !  Ils  ont  brûlé  des  pauvres  négresses  accusées  de 
sorcellerie  !  Et  le  prêtre  qui  les  confessa  affirma  qu'elles  étaient 
innocentes. 

—  Ah  !  C'est  taille  loto  ça!  Ça  se  passait  autrefois  ! 

—  Autrefois!  Mais  nous  n'oublions  pas!...  Aujourd'hui 
les  choses  sont  changées. 

—  C'est  juste  !  Aujourd'hui  nous  luttons  pour  notre  liberté. 

—  Houlo!... 

Une  nouvelle  clameur  s'éleva,  car  une  apparition  se  mon- 
trait à  une  des  fenêtres. 

—  Mi  !  Y  on  négresse  !  . 

—  C'est  la  da  !  Jésus  Maria  ! 

—  Pé  !...  pé  zauit, 
~  Pé  !... 

Le  mot  courut  de  bouche  en  bouche  et  un  silence  suivit  un 


528  LA     IlEVUE     DK     PARIS 

silence  d'expectative  malveillante  î  Puis  le  puissant  contralto 
de  Youma  sonna  avec  la  clarté  d'un  appel  de  clairons  î 

. —  Eh  !  tas  de  capons  !  — cria-t-elle  sans  crainte.  —  Lâches 
qui  avez  peur  de  faire  face  à  des  hommes  1  Croyez-vous  que 
vous  gagnerez  votre  liberté  en  brûlant  vifs  des  femmes  et  des 
enfants?  Qu'étaient  donc  vos  mères? 

—  Nous  brûlons  des  békés  !  —  répondit  une  négresse  d'une 
voix  aiguë.  —  Tls  nous  tuent,  nous  les  tuons  à  notre  tour  ! 
C'est  juste. 

—  Tu  mens!  —  s'écria  Youma.  —  Les  békés  n'ont  jamais 
assassiné  des  femmes  et  des  enfants. 

—  Mais  si  !  —  vociféra  un  mulâtre  un  peu  mieux  vêtu  que 
ses  compagnons.  —  Ils  l'ont  fait  en  1721  !  Et  en  1725  ! 

—  Aïe  Macaque  1  —  dit  Youma  d'une  voix  moqueuse.  —  Et 
toi,  tu  fais  brûler  des  négresses  aujourd'hui  pour  les  imiter? 
Quel  mal  les  négresses  t'ont-elles  fait,  singe? 

—  Elles  sont  avec  les  békés. 

—  Et  vous  tous,  vous  étiez  avec  les  békés  hier,  et  avant- 
hier,  et  toujours  ;  les  békés  vous  ont  nourris,  les  békés  vous 
ont  donné  à  boire,  les  békés  vous  ont  soignés  lorsque  vous  étiez 
malades...  Et  à  toi,  ô  mulâtre,  traître  que  tu  es,  les  békés  ont 
donné  la  liberté,  ils  t'ont  donné  un  nom,  salopericl...  ils  t'ont 
donné  les  vêtements  qui  te  couvrent,  ingrat.  Toi,  menteur, 
tu  ne  luttes  pas  pour  ta  liberté,  car  les  békés  te  l'ont  donnée 
il  y  a  longtemps  pour  l'amour  de  ta  mère  noire  1  Faî  docié 
milatt  !  Je  te  connais.  Lâche  sans  famille,  sans  race!  Fais 
philosophe,  ô  renégat,  qui  veut  voir  brûler  une  négresse  parce 
que  ta  mère  était  une  négresse  !...  allé...  hâta  béké  ! 

Youma  ne  put  se  faire  entendre  davantage.  Une  nouvelle 
clameur  de  vociférations  noya  sa  voix.  Mais  ses  reproches 
avaient  porté  au  moins  d'une  certaine  façon,  elle  avait  touché, 
et  éveillé  le  mépris  dormant,  la  haine  secrète  et  jalouse  que 
le  noir  ressentait  pour  l'affranchi  de  couleur,  et  la  déconfiture 
du  mulâtre  fut  accompagné  de  hurlements  de  rires  ironiques. 
Au  même  moment,  il  se  produisit  dans  la  foule  une  violente 
bousculade;  quelqu'un  se  frayait  un  chemin  jusqu'au  premier 
rang  à  travers  la  cohue  compacte,  rapidement,  furieusement, 
jouant  des  coudes,  écartant  tout  de  ses  épaules.  C'était  un 
câpre  géant.  Il  se  dégagea  enfin,  bondit  jusqu'à  l'espace  libre 


YOUMA  529 

devant  l'édifice  en  flammes,  fit  tournoyer  son  coutelas  au- 
dessus  de  sa  tête,  et  cria  : 

—  Non  paka  brilé  négresse. 

Le  mulâtre  ridiculisé  s'avança  pour  parler,  mais  avant  qu'on 
pût  proférer  une  parole,  le  travailleur  l'assomma  d'un  seul 
coup  du  revers  de  sa  main  libre. 

■ —  A  moin  !  me  oué  !  —  clama  le  nouveau  venu.  —  Sou- 
îenez-moi,  mes  frères.  Nous  ne  brû'erons  pas  des  négresses  ! 

Alors  Youma  reconnut  Gabriel  qui  était  là,  seul,  colossal, 
menaçant,  magnifique,  bravant  l'enfer  qui  l'environnait  par 
amour  d'elle. 

—  Ni  raison  !  Ni  raison  !  —  répondirent  plusieurs  voix.  — 
Non  I  non  !  non  pa  ka  brilé  négresse  !  châché  Véchelle  ! 

Gabriel  avait  forcé  la  sympathie,  et  réussi  à  éveiller  la  pitié 
dans  ces  cœurs  de  bêtes  fauves. 
Et  toute  la  foule  se  mit  à  clamer  : 

—  Poté  Véchelle  !  vini  ici  ijon  Véchelle  ! 

Cinq  minutes  plus  tard  une  échelle  touchait  la  fenêtre. 
Gabriel  lui-même  y  grimpa  ;  il  atteignit  les  derniers  échelons, 
et  étendit  sa  main  de  fer.  Mais  au  même  instant  Youma  se 
baissa  jusqu'à  l'allège  de  la  fenêtre  et  souleva  Mayotte  qui  se 
dissimulait  derrière.  L'enfant  était  stupide  de  terreur.  Elle 
ne  le  reconnut  pas. 

—  Pouvez-vous  la  sauver,  —  demanda  Youma,  en  lui 
tendant  la  petite  fille  toute  blonde. 

Gabriel  lit  un  signe  de  négation.  De  la  rue,  un  cri  alTreux 
partit. 

—  Non  !  non  !  non  !  non  !  pas  lé  yché  béké,  jénmain  yché 
béké  ! 

—  Alors,  vous  ne  me  sauverez  pas  non  plus,  —  s'écria 
Youma,  en  serrant  l'enfant  sur  sa  poitirne.  —  Jamais  !  Jan- 
main  !  mon  ami  ! 

—  Youma,  au  nom  de  Dieu... 

—  Au  nom  de  Dieu,  vous  me  demandez  de  commettre  une 
lâcheté?  Êtes-vous  assez  vil,  Gabriel?  Ètes-vous  assez  bas? 
Me  sauver  et  laisser  brûler  l'enfant.  Jamais...  partez  ! 

—  Laisse  la  yché  des  békés...  laisse  la  yché  fille  !  —  crièrent 
cent  voix. 

—  Moin  !  —  répliqua  Youma  en  se  retirant  hors  de  la  portée 

1"  Octobre  1915.  '^ 


530  LA     REVUE     DE    PARIS 

des  bras  de  Gabriel.  —  Je  iierabaiidoiiiierai  jamais,  iainais... 
j'irai  trouver  le  Bon  Dieu  avec  elle... 

—  Alors,  brûle  avec  elle  ! —  hurlèrent  les  nègres.  —  A  bas 
l'échelle  !  jetez-la  à  terre... 

Gabriel  eut  à  peine  le  temps  de  sauter,  l'échelle  fut  arrachée 
sous  lui.  Toute  la  frénésie  première  de  l'émeute  s'était  rallumée 
à  la  vue  de  l'enfant,  et  la  tempête  des  malédictions  se  déchaîna 
de  nouveau.  Mais,  il  se  produisit  un  autre  mouvement.  Gabriel 
avait  trouvé  des  hommes  pour  le  soutenir.  Ils  replacèrent 
enfin  l'échelle  et  la  protégèrent  désespérément,  le  coutelas 
au  poing.  Ils  appelèrent  Youma,la  supplièrent  de  descendre... 
Mais  elle  leur  fit  de  la  main,  un  signe  de  mépris  :  elle  savait 
qu'il  était  impossible  de  sauver  Mayotte. 

La  chaleur  intense  qui  émanait  du  rez-de-chaussée  refoula 
peu  à  peu,  la  garde  debout  au  pied  de  l'échelle.  Tout  à  coup 
Gabriel  poussa  un  cri  de  désespoir.  Atteinte  par  un  jet  de 
flamme  l'échelle  elle-même  prit  feu,  et  flambait  furieuse- 
ment. 

Youma  demeura  à  la  fenêtre.  Son  beau  visage  ne  reflétait 
plus  ni  haine,  ni  crainte.  Elle  était  aussi  calme  que  la  nuit  où 
Gabriel  l'avait  vue  immobile,  son  pied  écrasant  le  serpent. 

Soudain  une  clarté  éclata  derrière  elle,  et  grandit.  Contre 
ce  flamboiement  sa  haute  sflhouette  ressembla  à  la  silhouette 
de  Notre-Dame  du  Bon-Port,  que  Gabriel  avait  vue,  dans  la 
chapelle  du  Mouillage  se  détachant  sur  un  fond  d'or...  Ses 
traits  doux  n'exprimaient  toujours  aucune  émotion.  Ses 
regards  s'abaissaient  sur  la  tête  blonde  qui  se  cachait  contre 
son  sein,  ses  lèvres  remuaient,  elle  parlait  à  l'enfant.  La  petite 
Mayotte  leva  un  instant  la  figure  vers  le  beau  visage  sombre 
penché  vers  elle,  et  elle  joignit  ses  petites  mains  ensemble 
comme  pour  prier. 

Mais  elle  poussa  aussitôt  un  cri  lamentable,  et  s'accrocha 
à  Youma.  Les  murs  épais  vibrèrent  tout  à  coup  commet 
vibrent  les  murs  lorsque  souflle  un  ouragan.  Des  cris  fréné- 
tiques et  déchirants  partirent  de  l'arrière  de  la  maison,  et  un 
bruit  retentit,  le  bruit  d'un  sourd  tonnerre.  Youma  enleva  son 
foulard  de  soie  jaune  et  en  enveloppa  la  tête  de  l'enfant.  Elle 
la  caressa  avec  une  tendresse  calme,  la  berçant  doucement 
dans  ses  bras,  placidement,  comme  si  elle  l'endormait  d'une 


YOUMA  531 

complainte...  Jamais  Yomna  n'avait  paru  aussi  belle  au 
regard  de  Gabriel. 

L'instant  d'après  il  ne  la  vit  plus.  La  silhouette  de  la  jeune 
lille  et  la  clarté  disparurent  en  même  temps,  au  moment  où  le 
toit  et  les  poutres  s'efïondrèrent  ensemble  dans  l'obscurité. 

Un  silence  suivit,  un  silence  brisé  seulement  par  les  siffle- 
ments et  les  crépitements  du  feu  étouffé  par  le  tintement 
du  tocsin,  et  par  l'appel  des  grandes  conques.  Les  victimes 
ne  criaient  plus,  et  les  bourreaux  étaient  épouvantés  par 
l'horreur  de  leur  crime  consommé. 

Puis,  d'en  bas,  les  flammes  luttèrent  et  s'élevèrent  de  nou- 
veau et  colorèrent  de  cramoisi  les  tourbi.lons  de  fumée,  la 
maçonnerie  toute  nue,  les  débris  de  bois.  Elles  se  haussèrent 
en  serpentant,  elles  s'allongèrent,  léchèrent  les  poutres  noir- 
cies. Elles  se  redressèrent  et  grandirent  féroces,  et  s'enlacèrent 
en  une  longue  spirale,  fluide  de  langues  de  feu  qui  s'agitaient 
haut  dans  la  nuit. 

Le  rayonnement  jaunissant  s'étendit  de  promontoire  en 
promontoire,  palpita  au-dessus  du  port,  et  gravit  pendant  des 
lieues  à  travers  l'obscurité  les  flancs  du  volcan  éteint.  Les 
mornes  boisés  se  dressaient  fantastiques,  autour  de  la  ville 
illuminée.  Ils  paraissaient  plus  élevés  que  pendant  le  jour,  et 
blanchissaient  et  s'obscurcissaient  tour  à  tour,  avec  l'essor  et 
la  chute  des  flammes.  Et  à  chaque  grande  pulsation  du  feu, 
la  croix  blanche  de  leur  sommet  apparaissait  portant  l'étrange 
passion  de  son  Christ  noir... 

A  la  même  heure,  de  l'autre  côté  du  monde,  un  navire  filait 
avant  le  soleil,  et  portait  le  don  républicain  de  la  Liberté,  et  la 
promesse  du  Suffrage  universel  aux  esclaves  de  la  Martinique. 

LAFCADIO    HEARN 

TRADUIT    DE     l'aNGLAIS    PAR   MARC     LOGÉ. 


LA  TUNISIE  PENDANT  LA  GUERRE 


La  paix,  une  paix  absolue  règne  de  l'Oranie  au  golfe  de 
Gabès.  Nous  avons  pu  parcourir  en  voiturette  2  800  kilo- 
mètres en  Afrique  française,  sur  des  chemins  parfois  très 
écartés  des  centres  armés,  et  jamais  aucun  indigène  ne  montra 
une  attitude  hostile  :  presque  toujours  au  contraire,  des 
marques  de  politesse  saluaient  notre  passage.  Ni  à  Maillot, 
dans  ce  paysage  ample  et  harmonieux  de  belles  montagnes 
boisées  de  cèdres  et  de  vallées  aux  somptueuses  oliveraies,  à 
Maillot,  principal  foyer  de  l'insurrection  kabyle  en  1871,  ni 
à  Ighil-Ali,  puissante  agglomération  de  colporteurs  berbères, 
ni  dans  le  Béjaoua  tunisien,  nous  ne  pûmes  surprendre  la 
moindre  trace  de  haine  ou  même  de  défiance.  Un  incident 
de  route  à  la  frontière  algéro-tunisienne,  dans  une  forêt  de 
chênes-lièges  habitée  par  des  populations  réputées  turbu- 
lentes, devait  même  nous  faire  mesurer  la  sympathie  de  la 
population.  Notre  automobile  avait  glissé  dans  une  fon- 
drière. Aussitôt,  des  fellahs  invisibles  dans  le  maquis,  mais 
qui  nous  avaient  aperçus,  avertirent  des  ouvriers  sardes  qui 
nous  secoururent.  Or,  dans  cette  région  que  n'habitent  pas 
les  Européens,  il  eût  été  loisible  à  ces  montagnards  de  nous 
voler  avec  sécurité  ou,  tout  au  moins,  de  nous  abandonner  à 
notre  sort. 

Il   n'est  pas  exagéré  d'écrire   que  l'élite  musulmane  se 


LA    TUNISIE     PENDANT     LA     GUERRE  533 

méfie  de  l'Allemagne,  et  le  peuple  qui  fournit  les  tirailleurs 
se  range  par  sentiment  sous  nos  drapeaux.  Comme  témoi- 
gnage, nous  citerons,  au  passage,  cette  apostrophe  récente 
d'un  sergent  arabe  revenu  du  front.  Il  voyait  arriver  à 
Constantine  un  convoi  de  prisonniers.  Parmi  les  Allemands 
il  reconnut  un  ancien  représentant  de  commerce  qui  soufflait 
la  haine  de  la  France  dans  les  douars.  Notre  sous-officier  aux 
tirailleurs  saisit  ce  Hambourgeois  par  le  bras  et  lui  cria  :  «  Tu 
voulais  prendre  mon  pays  français  et  tu  reviens  prisonnier, 
ah  !  ah  !  Regarde,  moi,  portefaix  avant  la  guerre;  moi  sergent, 
maintenant.  Moi,  sous-lieutenant  bientôt.  Français  M'iih 
(bon),  moi  gai,  content.  Mon  père,  mes  oncles  ont  du  travail 
et  le  ventre  plein  !  Toi  Boche,  croyais-tu  nous  faire  révolter 
contre  nos  frères  de  France?  »  Si  ce  troupier  se  trouvait 
satisfait,  c'est  qu'il  savait  que  sa  famille  était  assurée  de  vivre 
convenablement.  Instruits  par  l'expérience,  nous  n'avons  plus 
commis  l'erreur  politique  de  1870.  En  effet,  il  ne  suffit  pas 
de  demander  à  l'Afrique  de  valeureuses  troupes,  il  faut, 
avant  tout,  assurer  l'existence  des  millions  de  musulmans 
appauvris  par  la  guerre  qui  restent  dans  leurs  villes  ou  leurs 
douars.  Le  commerce  et  l'industrie  sont  aussi  gênés  en  Algérie 
et  Tunisie  qu'en  France  ;  et  comme,  d'autre  part,  les  Arabes 
végètent  au  jour  le  jour,  les  ravages  produits  par  le  chômage 
deviennent  aussitôt  effrayants. 

Si  donc  la  paix  française  s'impose  avec  tant  de  puissance  à 
ces  millions  de  musulmans  de  races  et  de  mentalités  diverses, 
c'est  à  l'œuvre  économique  du  Protectorat  tunisien  qu'on  le 
doit  en  grande  partie.  C'est  contre  la  mort  de  faim  de  500  000 
Tunisiens  que  nous  avons  lutté  avec  succès. 

*  * 

Le  3  août  1914,  à  la  déclaration  de  guerre  qui  surprenait  la 
Tunisie  en  pleine  crise  agricole,  le  directeur  des  finances  du 
Protectorat,  M.  Dubourdieu,  devait  prendre  un  ensemble  de 
mesures  pour  sauver  de  la  misère  les  fellahs,  qui  forment 
l'énorme  majorité  de  la  population,  et  pour  éviter  les  crises 
redoutables  qui  auraient  interrompu  la  marche  des  organismes 
économiques  tant  français  qu'indigènes.  Déjà,  depuis  le  mois 


534  LA    REVUE    DE    PARIS 

mai  de  1914,  le  Protectorat,  voulant  remédier  au  déficit  de 
sa  récolte  presque  nulle  et  venir  en  aide  aux  cultivateurs, 
avait  ouvert  un  premier  crédit  de  2  millions  pour  l'achat  de 
grains  de  subsistance  pour  les  indigènes  nécessiteux,  100  000 
francs  pour  l'ouverture  de  chantiers  publics,  et  200  000  pour 
des  prêts  aux  colons.  Aux  premiers  jours  de  la  mobilisation 
le  Gouvernement  empêchait  la  sortie  des  grains  de  la  Régence 
et  donnait  mandat  au  directeur  de  l'agriculture  de  se  procurer, 
au  besoin  par  voie  de  réquisition,  les  produits  d'alimentation 
nécessaires  à  la  population. 

La  crise  s' aggravant,  un  compte  courant  du  ravitaillement 
fut  institué.  Des  achats  de  grains  de  semence  pour  une  valeur 
de  3  millions,  représentant  les  ressources  nettes  des  sociétés 
musulmanes  de  prévoyance,  étaient  ensuite  efiectués.  Les 
cinq  premiers  millions  dépensés  parurent  insuffisants  et,  devant 
l'importance  des  besoins  pressants,  d'autres  opérations  d'achats 
furent  entreprises  et  rassemblées  sur  les  écritures  du  compte 
de  ravitaillement,  d'où  on  les  dégagera  au  fur  et  à  mesure 
de  la  liquidation  pour  imputer  les  soldes  créditeurs  ou  débi- 
teurs, soit  aux  sociétés  indigènes  de  prévoyance,  soit  au 
budget. 

A  l'heure  actuelle,  plus  de  100  000  quintaux  d'orge  et 
100  000  quintaux  de  maïs  ont  été  acquis.  A  raison  de  250 
grammes  par  jour  et  par  personne,  ces  grains  permettent 
d'assurer  la  subsistance  de  400  000  Tunisiens.  De  nouveaux 
achats  se  poursuivront  autant  qu'il  sera  nécessaire,  et  près  de 
7  millions  de  francs  y  seront  consacrés.  La  distribution  est 
faite  par  les  soins  de  la  direction  des  finances  pour  le  compte 
des  sociétés  indigènes  de  prévoyance,  à  titre  de  prêts  rembour- 
sables. La  nouvelle  récolte  s'annonce  bonne  et  ces  prêts  ren- 
treront en  majeure  partie. 

D'autre  part,  il  a  été  distribué,  à  titre  de  prêt,  pour  8  mil- 
lions de  francs  de  grains  de  semences,  orge  et  blé,  aux  Tuni- 
siens reconnus  hors  d'état  de  se  procurer  des  semences  sans 
se  mettre  entre  les  mains  des  usuriers,  qui  réclament  au  moins 
deux  sacs  de  blé  par  sac  de  grains  prêté,  soit  du  100  p.  100, 
lorsque  ce  n'est  pas  du  250  p.  100. 

M.  Soubrane,  chargé  de  la  gestion  des  sociétés  de  prévoyance 
et  de  prêts,  arracha  des  centaines  d'agriculteurs  aux  usuriers, 


I-A     TUNISIE    PENDANT     LA     GUERRE  535 

dont  le  départ  de  32  000  tirailleurs,  presque  tous  cultiva- 
teurs, favorisait  les  manœuvres  ;  la  direction  des  finances 
fit  agir  les  sociétés  de  prêts,  fondées  en  1909  dans  chaque 
caïdat.  L'excellente  récolte  de  1911  avait  permis  d'organiser 
le  prêt  hypothécaire  à  long  terme,  rendant  possible  aux  Tuni- 
siens l'achat  d'un  outillage  moderne  et  la  mise  en  valeur  des 
terres. 

Ces  prêts  d'argent  étaient  accordés  pour  quinze  ans  au 
taux  de  8  p.  100,  réduit  à  6  p.  100  lorsque  l'immeuble  était 
immatriculé.  Aussitôt  les  ventes  à  réméré  devinrent  rares  ;  les 
usuriers  étaient  atteints.  Un  peu  plus  tard,  les  sociétés  locales 
de  crédit  furent  autorisées  a  créer  des  coopératives,  afm  de 
pouvoir  étendre  le  chiffre  de  leurs  transactions.  Les  artisans 
villageois,  au  même  titre  que  les  cultivateurs,  pouvaient  profiter 
de  ces  dispositions,  et  les  habitants  du  Djérid  et  du  Sahel 
s'empressaient  de  demander  au  crédit  le  relèvement  de  leurs 
ateliers  familiaux  de  tissage.  Ailleurs,  dans  les  régions  pro- 
pices à  la  culture  maraîchère,  comme  Makhtar,  ou  favorables 
à  l'élevage  des  moutons  barbarins,  comme  Thala,  des  coopé- 
ratives spéciales  furent  créées.  Ces  œuvres  ne  favorisent  pas 
seulement  la  vie  matérielle  des  indigènes,  elles  accroissent  le 
prestige  de  la  France  et  développent  des  sentiments  de  con- 
fiance et  de  solidarité  chez  nos  protégés.  Les  intelligents 
berbères  des  oasis  de  Tozeur  et  Nefta  nous  en  donnèrent  récem- 
ment une  preuve  éclatante.  Voici  l'extrait  d'une  lettre  envoyée 
par  un  notable  de  l'industrieuse  région  du  Djérid  au  directeur 
des  Services  économiques  : 

...  Des  milliers  d'indigènes  des  Djelass,  de  Kairouan,  des  Ham- 
mama,  des  Frachiches  et  des  Madjeurs  (régions  sans  récoltes  de 
céréales  en  1914)  sont  venus  au  Djérid  implorer  leurs  coreligionnaires 
de  les  secourir  en  leur  vendant  des  dattes  à  terme.  Les  Djéridis  pris  de 
pitié  et  imitant  le  Gouvernement  qui  multiplie  ses  efforts  pour  parer  à 
la  misère,  leur  ont  consenti  des  ventes  de  dattes  à  des  prix  avantageux 
payables  à  la  prochaine  récolte  de  juin  1915. 

Ils  ont  ainsi  accordé  des  prêts  d'honneur  qui  s'élèvent  à  plus  de 
20  000  sacs  de  dattes.  Chacun  des  emprunteurs  est  retourné  chez  lui, 
content  de  pouvoir  assurer  la  subsistance  de  sa  famille. 

Ainsi  les  Djéridis  consentent  un  prêt  d'environ  500  000  francs,  alors 
qu'ils  auraient  pu  encaisser  la  majeure  partie  de  cette  somme,  s'ils 
avaient  exigé  la  vente  au  comptant.  Mais  ils  ont  été  poussés  à  agir 
ainsi  par  le  désir  de  s'associer  à  l'œuvre  d'assistance  entreprise  par  le 


536  I.A    HKVUE    DE    PARIS 

Gouvernement  et  de  manifester  ainsi  leur  foi  dans  l'avenir  glorieux 
du  peuple  protecteur.  Que  Dieu  le  soutienne  ! 

Nous  ne  doutons  pas  que  la  collaboration  que  nous  apportons  au 
Gouvernement  pour  l'amélioration  de  la  situation  économique  vous 
fera  plaisir. 

Nous  pensons  aussi  que  vous  êtes  au  courant  des  efforts  des  Djéridis 
en  faveur  des  blessés,  des  réfugiés  belges,  des  tirailleurs  et  de  notre 
souscription  aux  Bons  du  Trésor. 

Voilà  ce  qu'il  y  a  à  vous  signaler.  Que  Dieu  vous  assiste.  Salut  de  la 
part  de  celui  qui  a  besoin  de  son  Dieu. 

Cette  lettre  mériterait  d'être  connue  des  Allemands  qui, 
dans  leur  aveuglement,  s'imaginaient  pouvoir  déchaîner  la 
guerre  sainte.  Même  chez  ces  peuples  croyants,  la  religion 
n'est  plus  aujourd'hui  un  motif  suffisant  d'insurrection.  Les 
soulèvements  dans  l'Afrique  du  Nord  avaient  toujours  pour 
cause  le  paupérisme.  Inversement,  un  peuple  satisfait  est 
rarement  un  peuple  de  mécontents. 

Dans  notre  traversée  de  la  Kabylie,  parmi  des  populations 
de  caractère  indépendant,  les  administrateurs  et  les  Pères 
blancs  qui  les  fréquentent  depuis  trente  ans,  nous  dirent  : 
«  Tant  que  ces  hommes  pourront  manger,  nous  n'' avons  rien  à 
redouter.  L'erreur  politique  des  Allemands  fut  de  s'imaginer 
qu'on  mène  les  musulmans  avec  des  mots.  Ils  ne  sont  touchés 
que  par  la  réalité.  » 


L'organisation  préalable  des  Services  économiques  indigènes 
avait  rendu  possibles  les  mesures  qui  furent  ainsi  prises  au 
moment  de  la  mobilisation. 

Dès  la  fin  de  l'année  1913,  M.  Alapetite,  parla  création  des 
Services  économiques  indigènes  de  la  Régence,  coordonnait  les 
efforts  des  sociétés  de  prévoyance  et  de  crédit  à  long  terme  et 
ceux  des  comités  de  subsistance  pour  les  années  de  disette. 
Son  but  était  de  généraliser  dans  l'ordre  économique  la  salu- 
taire tutelle  déjà  accordée  aux  enfants  musulmans  par  l'en- 
seignement professionnel,  de  s'occuper  dès  maintenant  des 
adultes,  de  veiller  sur  la  condition  des  artisans  en  exercice 
et  même  des  femmes,  qui  jusqu'ici  n'avaient  gagné  que  des 
salaires    misérables.    Presque    à    la  veille    de   la    guerre    ces 


LA    TUNISIE     PENDANT     LA     GUERRE  537 

nouveaux  services  furent  confiés  à  M.  Bériel,  un  homme 
d'action,  qui  connaît  bien  le  monde  musulman  et  qui  en  est 
aimé,  et  à  M.  Monge,  qui  sait  améliorer  les  industries  indi- 
gènes, sans  néanmoins  retirer  à  leurs  ouvrages  leur  cachet 
savoureux.  Quoique  cet  office  du  travail  date  à  peine  d'une 
quinzaine  de  mois,  il  a  déjà  rendu  des  services  à  la  cause 
française.  C'est  au  point  de  vue  spécial  de  la  collaboration 
entre  protecteurs  et  protégés  que  nous  voulons  en  examiner  le 
fonctionnement  et  le  résultat. 

La  base  de  ce  système  est  l'éducation  professionnelle. 
M.  Charléty,  directeur  de  l'enseignement  à  Tunis  l'avait  très 
bien  compris  lorsqu'il  écrivait  : 

Le  premier  problème  à  résoudre  est  de  donner  à  l'enseignement 
primaire  indigène  la  substance  qui  lui  manque.  Oh  ne  la  trouvera 
qu'en  rimprégnant,  en  la  pénétrant  d'un  esprit  nouveau.  L'examen 
continuel,  et  partant  méthodique,  l'observation  raisonnée  des  réali- 
tés où  se  meut  l'enfant  indigène,  c'est-à-dire  l'étude  élémentaire  des 
sciences  physiques  et  naturelles,  peuvent  fournir  cette  substance  et 
cet  esprit. 

Et  M.  Alapetite  précisait  ce  programme  en .  disant  des 
dix  mille  élèves  tunisiens  qui  fréquentent  nos  écoles  : 

Nous  ne  devons  pas  seulement  leur  enseigner  la  langue  française. 
Il  est  nécessaire  de  les  faire  profiter  au  point  de  vue  professionnel  des 
progrès  de  la  science  et  de  la  civilisation. 

Belles  paroles  qui  contrastent  avec  la  sauvage  politique 
coloniale  des  Allemands. 

M.  Alapetite,  treize  mois  avant  la  mobilisation,  suggérait 
aux  sociétés  musulmanes  de  prévoyance  de  fonder  à  Tunis 
un  Laboratoire  d'essais  industriels  et  commerciaux  indigènes, 
qui  devrait  non  seulement  aider  au  fonctionnement  des 
coopératives  en  leur  fournissant  des  matières  premières  aux 
meilleures  conditions,  mais  former  les  futurs  contremaîtres, 
les  ouvriers  ou  agents  commerciaux  des  nouvelles  fonda- 
tions indigènes. 

M.  Bériel,  de  son  côté,  était  chargé  de  veiller  à  ce  que 
l'enseignement  scientifique  élémentaire  fût  donné  à  l'école 
transformée  partiellement  en  atelier  d'apprentissage,  variable 


538  LA    REVUE    DE    PARIS 

suivant   les  formes  locales  de  l'activité  économique  :   agri- 
culture, commerce,  tissage,  pêcheries,  céramiques,  etc. 

M.  Bériel  tient  l'atelier  pour  la  base  de  l'éducation  de= 
musulmans.  L'expérience  prouve  en  effet  qu'un  certain  nombr>. 
d'adultes  ayant  obtenu  le  certificat  primaire,  sont  devenus 
des  déclassés  parce  qu'ils  méprisent  le  travail  manuel  ;  or  la 
Régence  manque  encore  dans  de  très  fortes  proportions  des 
bons  ouvriers  indigènes  qui  devraient  remplacer  les  étrangers. 
Très  renseigné  sur  la  vie  industrielle  d'une  grande  ville  comme 
Lyon. 

M.  Bériel  pense  que  la  pratique  d'un  métier  doit  primer 
toutes  les  considérations  de  la  théorie  pour  les  petits  Arabes. 
Il  veut  le  plus  vite  possible  décharger  la  famille  besogneuse  de 
l'enfant,  qu'il  place  immédiatement  chez  des  patrons  français; 
ceux-ci  tantôt  exigent  du  Gouvernement  une  petite  somme 
mensuelle  pour  enseigner  leur  métier,  et  tantôt  accordent  au 
jeune  Tunisien  de  25  à  50  centimes  par  semaine  pour  ses  débuts. 
L'apprenti  est  instruit  suivant  le  système  de  nos  vieilles  corpo- 
rations. Il  vit  de  la  vie  même  de  son  futur  métier  et  s'attache 
à  son  patron  qui  finit  lui-même  par  s'intéresser  à  l'avenir  de 
son  élève.  Actuellement  650  apprentis  sont  placés  dans  des 
ateliers  français  ;  c'est  dire  qu'un  nombre  égal  de  familles  indi- 
gènes se  trouvent  en  rapports  étroits  avec  nous.  La  bonne 
entente  entre  protecteurs  et  protégés  dépendra  toujours  de 
la  solidarité  de  leurs  intérêts  :  or,  l'enfant,  c'est  l'avenir.  Les 
pères  musulmans  ne  s'y  trompent  pas.  Aucune  politique,  si 
brillante  soit-elle,  et  appuyée  sur  le  prestige  des  armes,  ne 
nous  attacherait  au  même  degré  un  peuple  dont  les  mœurs 
sont  parfaitement  contraires  aux  nôtres.  Ce  qu'il  y  a  de  neuf 
dans  le  système  inauguré  par  les  directeurs  des  Services  éco- 
nomiques tunisiens,  c'est  qu'ils  arrivent  à  nous  associer  les 
musulmans. 

L'organisation  des  Services  indigènes  prouva  qu'il  fallait 
un  contact  intime  et  permanent  entre  administrateurs  fran- 
çais et  administrés  tunisiens.  Avant  l'occupation  française,  le 
«  beylick  »,  c'est-à-dire  le  pouvoir,  ne  se  présentait  aux  yeux 
du  peuple  que  sous  les  apparences  d'une  puissance  vexatoire 
et  fiscale.  Les  Services  économiques  font  pénétrer  dans  les 
masses  rurales  et  citadines  l'idée  d'un  Gouvernement  attentif 


hA     TUNISIE     PENDANT    LA     GUERRE  539 

aux  souffrances  des  paysans  et  des  ouvriers  et  désireux  de  les 
aider.  Jamais  missionnaires  n'eurent  tant  d'influence  que  ces 
conférenciers,  agronomes  ou  économistes,  qui  vont  porter  la 
bonne  parole  dans  les  caïdats,  procèdent  à  l'organisation  des 
sociétés  musulmanes,  suggèrent  des  essais,  expliquent  la 
raison  des  insuccès,  cherchent  des  remèdes  aux  maux  d'un 
peuple  attardé,  mais  perfectible. 

C'est  l'honneur  de  notre  administration,  lorsqu'on  la  compare 
à  celle  du  Cameroun  et  du  Togoland  allemands,  par  exemple, 
d'avoir  su  se  mêler  à  la  vie  indigène.  Robert  Arnaud,  le  direc- 
teur du  bureau  politique  de  Dakar,  l'un  des  hommes  les  plus 
renseignés  sur  nos  diverses  colonies  africaines,  assurait  que  seul 
le  Français  sait  devenir  l'ami  de  ses  administrés,  tandis  que 
l'Anglais  et  le  Belge  gouvernent  de  leur  bureau,  que  l'Espagnol 
et  le  Portugais  rêvent,  que  l'Allemand  pressure  ou  brutalise. 

L' effroyable  conflit  européen  démontre  au  monde  entier 
que  la  domination  par  la  manière  forte  à  la  façon  des  Alle- 
mands finira  toujours  par  la  faillite.  Une  nation  guerrière 
pourra,  pendant  une  ou  deux  générations,  tenir  en  servage 
une  race  provisoirement  vaincue,  mais  aux  heures  critiques, 
l'édifice  s'effondre.  Parce  que  le  second  Empire  n'avait  eu 
qu'une  politique  exclusivement  militaire  en  Algérie,  nous  avons 
dû  lutter  contre  l'insurrection  de  1871.  Mais,  ces  dernières 
années,  il  s'est  trouvé  de  hauts  fonctionnaires  qui  se  sont  pen- 
chés avec  intérêt  et  même  avec  amour  sur  nos  sujets,  dont  la 
situation  leur  apparaissait  plus  critique  de  jour  en  jour,  et  voilà 
pourquoi  en  ces  années  1914  et  1915,  la  France  n'a  pas  à  se 
préoccuper  de  rebellions,  même  locales,  et  trouve  des  concours 
dans  la  population  musulmane  dont  la  cause  s'identifie  à  la 
nôtre. 

Citons  un  exemple  de  cette  tutelle  bienfaisante  qui  nous  vaut 
la  reconnaissance  des  artisans  tunisiens. 

Un  jour  l'intendance  résolut  de  commander  en  Tunisie, 
pour  les  besoins  spéciaux  de  l'armée  africaine,  22  000  gilets 
de  laine  et  autant  de  cachabias,  excellents  vêtements  à  capu- 
chons et  larges  manches  taillés  dans  des  étoffes  de  laine, 
près  de  7  000  couvertures  et  presque  le  même  nombre  de  cein- 
tures en  «  haram  »,  ce  chaud  tissu  tunisien,  des  milliers  de 
chandails  et  de  bachlick,  capuchons  imperméables.  Si  l'admi- 


540  LA    REVUE    DE    PARIS 

nistration  n'était  pas  intervenue,  les  petits  patrons  indigènes 
n'auraient  pas  obtenu  le  moindre  ouvrage  parce  qu'ils  ne 
savent  ni  s'exprimer  clairement,  ni  traiter  une  affaire;  comme 
à  l'ordinaire,  les  intermédiaires  Israélites  se  seraient  interposés 
entre  l'intendance  et  les  artisans  et  auraient  prélevé  à  leur 
détriment  une  commission  représentant  à  peu  près  les  béné- 
fices. 

Mais  M.  Monge,  le  directeur  du  laboratoire  industriel, 
connaissait  la  valeur  des  tisseurs  tunisiens.  La  direction  des 
finances  lui  assura  les  crédits  nécessaires  :  il  intervint  auprès 
de  l'administration  militaire,  garantit  la  régularité  des  livrai- 
sons, leur  qualité  parfaite  et  r.économie  que  la  France  trou- 
verait à  s'adresser  directement  aux  producteurs.  Les  indigènes 
obtinrent  ces  travaux.  Ce  fut  un  succès  ;  les  sommes  versées 
rémunérèrent  des  ouvriers  dignes  d'être  encouragés,  et  le  chô- 
mage menaçant  fut  évité.  Ces  artisans  sont  pleins  de  recon- 
naissance pour  ceux  qui  les  sauvèrent  de  la  ruine  pendant  la 
guerre  leur  permirent  même  de  réaliser  des  bénéfices  appré- 
ciables. Quant  à  l'honnêteté  des  transactions,  un  incident 
peindra  la  confiance  illimitée  de  ces  tisseurs  en  nos  chefs  de 
service.  Lorsque  ces  petits  patrons  ont  terminé  le  lissage  de 
leurs  couvertures  ou  de  leurs  étoffes,  ils  apportent  leurs  mar- 
chandises à  la  salle  de  manutention  du  boulevard  Bab-Djédid, 
afin  qu'elles  soient  examinées.  A  la  fin  de  la  semaine  ils  se 
présentent  au  cabinet  de  M.  Monge  qui  remet  à  chacun  d'eux 
la  somme  qui  lui  revient,  après  examen  des  quantités  et  qualités 
livrées.  L'indigène  s'en  rapporte  aveuglément  au  contnMe  du 
directeur,  estimant  que  l'argent  versé  rémunère  convenable- 
ment son  travail.  Or  il  arrivait,  le  mois  dernier,  qu'au  contrôle, 
on  relevait  une  erreur  de  soixante  francs  au  détriment  de  l'un 
de  ces  artisans.  Lorsque  ce  tisseur  revint  livrer  de  nouvelles 
étoffes,  M.  Monge  lui  remit  trois  billets  de  vingt  francs  en  lui 
expliquant  ce  qui  s'était  passé  :  «  Tout  ce  que  tu  fais  est  juste, 
prononça  ce  Tunisien.  J'avais  cru  que  tu  estimais  mon  travail 
à  ce  prix,  et  je  n'avais  rien  à  dire.  Tu  me  donnes  aujourd'hui 
une  somme  sur  laquelle  je  ne  comptais  pas  :  cela  va  très  bien,  o 
Et  il  se  retira  dignement. 

Peut-être  les  effets  de  cette  guerre  se  sont-ils  fait  sentir 
principalement  sur  les  artisans  qui,  après  avoir  connu  jadis 


LA     TUNISIE     PENDANT     LA     GUERRE  541 

une  relative  prospérité  sous  le  régime  beylical,  étaient  cruel- 
lement atteints  par  les  industries  européennes.  Et  lorsque, 
comme  cette  année,  il  faut  ajouter  à  la  misère  des  fellahs, 
leurs  clients  habituels,  le  resserrement  de  toutes  les  transac- 
tions, la  situation  menace  même  l'avenir  des  prolétaires  des 
grandes  villes,  Tunis,  Sousse,  Sfax,  Kairouan  et  celui  des 
agglomérations  de  tisseurs  et  céramistes,  Djerba,  Kasar- 
Hellal  ou  Nabeul. 

Cette  année,  grâce  à  l'intermédiaire  de  M.  Monge,  près  de 
500  000  francs  ont  pu  circuler  de  mains  en  mains,  du  paysan 
qui  vend  les  toisons  de  ses  moutons  et  des  fileuses  aux 
tisseurs  et  aux  couturières.  Il  faut  tenir  pour  considérable 
cette  somme,  lorsqu'on  songe  que  ces  artisans  se  contentent 
ordinairement  de  repas  de  15  à  20  centimes.  Combien  de  vies 
auront  été  sauvées,  combien  d'ateliers  ranimés  pendant  ces 
mois  redoutables!  L'administration  des  finances,  qui  s'est 
associée  à  l'œuvre  de  relèvement  des  industries  indigènes 
eu  étendant  au  commerce  et  à  l'industrie  la  faculté  d'em- 
prunter aux  sociétés  de  prévoyance,  accepte  la  création  de 
coopératives  dans  des  buts  spéciaux,  comme  d'acheter  en 
France  le  coton  pour  le  tissage  ou  l'indigo  pour  la  teinture. 
Ailleurs  les  gens  du  Djérid  se  procurent  les  toisons  à  des  con- 
ditions qui  leur  permettent,  pendant  les  hostilités,  un  travail 
soutenu  et  même  d'honnêtes  bénéfices. 

D'autre  part  le  Laboratoire  d'essais  industriels  indigènes 
aidera  de  plus  en  plus  nos  protégés  à  perfectionner  leur 
technique,  de  façon  que  leurs  produits  deviennent  dignes 
d'être  vendus  en  Europe.  Bientôt  contremaîtres,  patrons,  insti- 
tuteurs pourront  fréquenter  ces  ateliers  où  les  fabrications 
diverses  seront  étudiées  par  des  spécialistes  en  vue  du  meilleur 
rendement.  Ce  laboratoire  cherchera  les  moyens  d'introduire 
en  Europe  les  produits  tunisiens,  car  il  faut  bien  admettre  que 
les  artisans  du  Protectorat  ne  pourraient,  avant  longtemps, 
commercer  directement  avec  des  pays  dont  ils  ignorent  les 
usages,  les  goûts,  la  langue  et  les  procédés  ^mmerciaux;  il 
faut  les  guider,  les  conseiller,  les  exhorter  m  presque  leur 
garantir  la  réussite  des  opérations  qui  leur  préparent  un  ave- 
nir meilleur. 


54  2  LA    REVUE    DE    PARI.S 


* 


Si  riches  d'avenir  que  soient  les  premiers  résultats  obtenus 
dans  les  milieux  citadins  par  les  Services  économiques  à  la 
faveur  des  besoins  urgents  de  l'armée,  leur  œuvre  agricole  est 
tout  aussi  féconde  et  pourra  se  développer  sur  un  plan  plus 
vaste. 

Les  paysans  tunisiens  remarquent  qu'ils  n'obtiennent  de 
récoltes  passables  que  quand  des  pluies  abondantes  mouillent 
leurs  champs  médiocrement  labourés  avec  l'antique  araire. 
Tandis  que  leurs  voisins  français  ou  italiens  moissonnent 
bon  an  mal  an,  les  bédouins  connaissent  à  peine  une  récolte 
satisfaisante  sur  trois  années.  Or,  tant  que  les  fellahs  seront 
misérables,  la  Tunisie  restera  pauvre  et  nos  industriels  et  nos 
commerçants  n'y  trouveront  pas  de  clients. 

Préoccupé  de  ce  grave  état  de  choses,  M.  Bériel  voudrait 
faciliter  à  ces  cultivateurs  l'achat  du  cheptel  et  de  l'outillage 
nécessaires  à  la  mise  en  valeur  de  leurs  terres.  Nous  avons 
déjà  parlé  des  coopératives  qui  facilitent  aux  indigènes  l'ac- 
quisition de  charrues,  d'animaux,  et  leur  permettent  au  besoin 
la  construction  d'abris  pour  leurs  troupeaux.  Mais  les  Arabes 
délivrés  des  usuriers,  sont  menacés  d'autres  maux.  Parfois 
ils  achetaient  des  outils  perfectionnés  dont  ils  ne  savent  pas 
se  servir  et,  dans  le  Béjaoua  par  exemple,  nous  pouvions 
apercevoir,  il  y  a  quelques  années,  des  charrues  françaises 
abandonnées  dans  les  fossés  par  des  indigènes  qui  ne  possé- 
daient pas  d'attelages  assez  vigoureux  pour  en  obtenir  un 
bon  rendement  et  ne  savaient  pas  davantage  les  entretenir 
et  les  réparer.  M.  Bériel  a  raison  de  déclarer  que  de  tels  échecs 
sont  plus  préjudiciables  que  les  abstentions.  Il  «erait  déplo- 
rable que  les  bonnes  intentions  de  l'indigène  tournent  à  son 
détriment.  Précisément  parce  qu'il  vient  au  progrès,  il  doit 
être  à  chaque  pas  conseillé  et  instruit. 

La  guerre  n^terrompit  pas  l'œuvre  agricole  des  services 
indigènes,  touV  au  contraire  :  au  mois  d'octobre  dernier,  ils 
ouvraient  à  Smindja  une  école  d' agriculture  pour  les  fils  des 
propriétaires  musulmans.  Le  vénérable  commandant  Omar 
Guellaty  est  le  directeur  de  cet  établissement.  Une  première 


LA    TUNISIE    PENDANT     LA     GUERRE  .")4  3 

promotion  de  vingt-deux  internes  y  reçoit  un  enseignement  à 
la  fois  pratique  et  théorique. 

D'autre  part,  les  tournées  dans  les  divers  centres  agricoles 
se  multiplièrent  afin  d'apporter  une  preuve  tangible  de  la 
sollicitude  française  aux  parents  des  combattants,  — ■  des 
30  000  tirailleurs  qu'ont  fournis  les  fellahs  tunisiens. 

Lorsque  des  conférenciers,  agronomes  ou  jardiniers,  vont 
ainsi  trouver  les  fellahs  dans  leurs  caïdats  afm  qu'ils  puissent 
améliorer  à  bref  délai  leurs  cultures,  il  n'y  a  pas  d'arrivées 
sensationnelles  dans  les  douars,  pas  d^  réceptions  officielles. 
Plus  de  «  diffas  »  pantagruéliques  organisées  par  les  caïds  et 
les  cheiks,  en  présence  de  la  foule  au  ventre  creux  !  Les  fonc- 
tionnaires ou  les  agents  de  culture  chargés  de  renseigner  ou 
d'enquêter  sur  les  besoins  des  populations  rurales,  arrivent 
simplement  sur  des  mulets,  se  rendent  aux  lieux  de  rassem- 
blement où,  les  sièges  à  l'européenne  manquant,  ils  s'accrou- 
pissent sur  les  nattes,  bientôt  entourés  par  les  fellahs  familiers 
et  pourtant  respectueux. 

La  première  fois,  la  stupéfaction  de  ces  braves  gens  fut 
grande  lorsqu'ils  se  virent  interroger  avec  bonté  par  unusidi» 
d'importance.  Le  Gouvernement  se  révélait  à  eux  comme 
une  Providence  sans  gendarmes  et  sans  prison.  Ces  bédouins 
rassemblés  s'enhardirent  jusqu'à  confier  leurs  doléances  aux 
fonctionnaires  venus  de  Tunis.  Cette  atmosphère  cordiale 
donnait  au  conférencier  beaucoup  plus  d'action  sur  son  naïf 
auditoire.  La  méfiance  du  paysan  est  identique  dans  toutes 
les  races,  mais  sachez  le  conquérir  et  il  se  livrera  plus  tard 
avec  l'abandon  du  primitif.  La  causerie  d'enseignement  ter- 
minée, l'agronome  répond  aux  questions  qui  lui  sont  posées. 
Tour  à  tour,  on  parle  des  pommes  de  terre,  des  fourmis,  de  la 
médecine,  de  la  nourriture  des  bêtes,  de  la  justice,  de  la 
France,  de  la  culture  du  sorgho,  des  oliviers,  etc.  Comme  ces 
réunions  ne  peuvent  malheureusement  être  assez  fréquentes, 
et  pour  n'en  pas  perdre  les  fruits,  les  Services  économiques 
éditent  un  bulletin  mensuel  en  langue  arabe  vulgaire,  afin 
d'être  compris  des  fellahs.  Dans  chaque  exemplaire  les  tra- 
vaux correspondant  aux  saisons  sont  traités  le  plus  claire- 
ment possible.  Les  agriculteurs  reçoivent  gratuitement  ce 
périodique  qui  assure  des  relations  constantes  entre  eux  et  la 


544  LA    IlEVUE    DE    PARIS 

direction  de    Tunis.   Il    s'ensuit   même  une    correspondance 
touchante  entre  les  indigènes  et  les  chefs  de  culture  chargés 
de  les  éduquer.  Ces  lettres  sont  significatives  de  l'état  d'esprit 
de  nos  protégés  pendant  la  guerre. 
Des  cultivateurs  du  centre  tunisien  écrivent  : 

Le  jardinier  Si  Moliamed  El  Knani  (un  excellent  ouvrier  fonré 
par  le  Gouvernement  et  actuellement  chef  de  culture  à  l'école  de 
Smindja)  est  venu  parmi  nous  durant  le  Mouled  et  il  a  su  s'attirer 
les  cœurs  de  ceux  qui  désirent  apprendre  l'agriculture  moderne.  Il  nous 
a  enseigné  la  greffe  et  il  nous  a  exercés  à  greffer  devant  lui  comme  l'hiron- 
delle qui  enseigne  à  ses  petits  à  voler  auprès  du  nid.  Il  nous  a  émerveillés 
par  son  bon  vouloir  et  par  sa  bonne  éducation.  Nous  rendons  hommage 
à  ceux  qui  l'ont  instruit  et  à  ceux  qui  nous  l'ont  envoyé.  Que  Dieu 
chérisse  notre  France  qui  fait  de  nous  ses  enfants  adoptifs.  Que  Dieu 
la  protège  contre  ses  ennemis  présents  et  qu'il  fasse  d'elle  la  mère 
des  nations  civilisées. 

Nous  éprouvons  le  plaisir  de  vous  annoncer  la  pluie.  Avec  la  pluie 
nous  avons  l'espoir  et  avec  l'espoir  nous  pourrons  attendre. 

Le  Kahia,  les  notaires,  cheiks  et  notables  d'un  autre 
caïdat,  envoient  cette  lettre  imagée  : 

A  sa  Seigneurie,  Bon  conseiller,  auteur  de  bienfaits  universels  et 
de  souvenirs  dignes  de  toute  louange,  que  Dieu  couronne  de  succès  ses 
travaux.  Nous  tenons  à  vous  dire,  nous  les  Tunisiens,  combien  nous 
apprécions  vos  bienfaits. 

Nous  avons  reçu  les  cent  calendriers  agricoles  et  nous  les  avons 
trouvés  très  utiles. 

L'homme  de  haute  valeur  dont  le  seul  désir  est  de  donner  à  ce 
pays  le  bonheur  et  la  richesse.  Notre  Seigneur  Alapetite  qui  sait 
apprécier  les  hommes  et  ne  remet  la  flèche  qu'à  celui  qui  peut  la 
manier,  que  Dieu  le  laisse  comme  un  trésor  pour  les  habitants. 

Nous  faisons  des  vœux  au  Bon  Dieu  pour  qu'il  fasse  durer  le 
bonheur  qui  nous  a  été  donné  par  la  France  chérie,  prolonge  la  vie 
de  cette  grande  nation  dans  la  gloire  et  lui  donne  la  victoire  sur  tous 
ses  ennemis. 

Un  simple  cultivateur  comme  Mabrouk  ben  Hadj  Ali 
el  Majeri,  de  la  banlieue  de  Djelma,  n'hésite  pas  à  confier  ses 
ennuis  au  directeur  des  Services  économiques  pour  des  sujets 
très  minces  et,  de  son  «  calam  »  de  roseau,  il  trace  ces  lignes  : 

J'ai  une  plantation  de  courges  semées  en  pépinière  et  repiquées 
avec  soin.  Malgré  cela  les  courges  tombent  et  j'ignore  la  cause  de  la 
chute  de  ces  fruits.  Indiquez-moi  le  remède. 


I-A    TUNISIE    PENDANT    LA     GUERRE  545 

Dans  votre  bulletin  11  est  parlé  d'un  insecte  ressemblant  à  la 
punaise  par  la  forme  et  pouvant  donner  des  maladies.  J'ai  des  abris 
de  pierre  pour  préserver  mes  animaux  du  froid;  or,  depuis  huit  ans, 
toutes  les  volailles  et  les  chiens  deviennent  malades.  J'ai  constaté  la 
présence  de  l'insecte  de  couleur  noire  au  corps  mince  qui  ressemble  en 
effet  à  la  punaise,  ayant  l'apparence  d'une  peau  vide  pourvue  de 
nombreuses  pattes.  Pouvez-vous  me  donner  des  renseignements  com- 
plémentaires sur  cette  question  d'hygiène. 

Insistons-y,  ces  relations  familières  entre  les  Arabes  du  bled 
et  nos  fonctionnaires  sont  tout  à  fait  nouvelles.  Elles  inci- 
tent même  certains  d'entre  eux  à  la  franchise  la  plus  méri- 
toire. C'est  ainsi  qu'un  de  nos  sujets  admoneste  en  ces  termes 
les  Services  économiques  : 

...  Je  vous  pose  une  seule  question  : 

Gafsa  est-elle  dépendante  de  la  Tunisie?  Si  oui,  est-il  digne  de  vous 
de  parcourir  toutes  les  régions  de  la  régence  et  de  donner  aux  indi- 
gènes les  renseignements  utiles  à  l'agriculture  et  à  l'industrie,  sans 
jamais  aller  à  Gafsa,  parce  que  cette  ville  est  pauvre  et  ses  habitants 
ignorants?  En  cela  vous  avez  agi  comme  la  Conférence  consultative 
qui,  l'an  dernier,  négligea  complètement  nos  intérêts.  De  même,  dans 
tous  les  voyages  officiels,  Gafsa  est  mise  à  l'écart.  Ni  le  ministre  de  la 
République,  ni  les  ministres  français,  ni  les  directeurs  des  exploitations 
agricoles  n'ont  visité  Gafsa. 

Il  n'est  jamais  question  de  cette  ville  que  lorsqu'il  s'agit  d'impôts 
généraux. 

En  conséquence,  nous  vous  demandons  : 

1°  de  vous  intéresser  à  notre  ville  autant  que  possible  et  de  nous 
rendre  visite  ; 

2°  de  nous  désigner  un  délégué  à  la  Conférence  consultative  pour 
défendre  nos  intérêts,  car  les  autres  délégués  ont  raison  de  soutenir  leurs 
intérêts  avant  ceux  de  leurs  voisins  ; 

3°  de  faire  revivre  notre  industrie  qui  consiste  dans  la  fabrication 
du  frach  et  de  la  farachia  et  qui  constitue  l'unique  ressource  des 
veuves  et  des  orphelins  ; 

4°  de  rendre  obligatoire  l'institution  d'une  société  de  mutualité. 

Ces  lettres,  choisies  entre  beaucoup  d'autres,  ont  une  grande 
signification,  car  elles  prouvent  que  la  politique  d'association 
prêchée  depuis  tant  d'années  et  souvent  essayée  par  des  moyens 
inopérants  avec  des  populations  simples  d'esprit,  devient  une 
réalité  dans  la  Régence  depuis  qu'on  a  aperçu  l'importance  des 
questions  économiques  et  professionnelles  dans  la  solution 
du  problème.  Et  cette  guerre  vint  comme  une  terrible  épreuve 

1"  Octobre  1915.  7 


5  16  LA    REVUE    DE    PARIS 

confirmer  la  bonne  entente  grandissante,  sur  ces  bases,  entre 
protecteurs  et  protégés. 

Dans  l'avenir,  les  Services  économiques  voudraient,  tâche 
difficile,  assurer  la  sécurité  des  petites  propriétés  indigènes. 
L'Arabe  n'a  jamais  su  résister  à  l'appât  d'une  offre  d'argent. 
Il  ne  peut  voir  briller  un  «  douro  »  dans  la  main  de  l'Israélite 
ou  du  Maltais,  sans  avoir  envie  de  le  prendre,  en  offrant  en 
gage  son  jardin  ou  ses  champs.  L'usurier,  bon  apôtre,  laisse 
s'écouler  des  ans  sans  réclamer  les  intérêts  excessifs  et  capita- 
lisés, stipulés  dans  le  contrat  ;  puis,  après  avoir  surveiffé  son 
débiteur,  il  profite  d'une  saison  de  famine,  comme  en  1914, 
où  blés  et  olives  manquèrent  simultanément,  pour  réclamer 
impérieusement  la  somme  due.  Le  pauvre  Tunisien  ne  pou- 
vant s'acquitter  est  vendu,  ou  bien,  comble  de  raffinement  en 
usage  dans  le  cap  Bon,  on  lui  laisse  le  dixième  ou  le  onzième 
de  sa  propriété,  et  on  l'oblige  à  la  cultiver  en  touchant  seu- 
lement le  dixième  ou  le  onzième  des  fi'uits  de  la  terre. 

Il  faudrait  instituer  le  bien  de  famille  insaisissable.  Un  pre- 
mier essai  satisfaisant  fut  fait  en  ce  sens  à  Sidi  Bouzid.  Mieux 
encore,  on  voudrait  arriver  —  grande  révolution  —  à  fixer  les 
nomades  au  sol,  en  leur  accordant  des  concessions  d'environ 
18  hectares  par  famille  dans  les  régions  où,  jadis,  les  colons 
romains  cultivaient  avec  succès  l'olivier.  On  arriverait  ainsi 
à  reconstituer  les  immenses  oliveraies  de  «  l'Ifrikia  «  et  on 
civiliserait  des  pasteurs  nomadisants,  qui,  si  leurs  caravanes 
de  chameaux  et  d'ânes  amusent  l'artiste  par  leur  pittoresque, 
sont  affreusement  misérables  et  mangent  rarement  à  leur  faim. 
Peu  à  peu,  les  régions  du  centre  et  du  sud  tunisien,  aujourd'hui 
pelées  et  bonnes  tout  au  plus  pour  la  transhumance  précaire 
des  moutons,  retrouveraient  leur  ancienne  fertilité.  Est-il  néces- 
saire d'ajouter  qu'aussi  bien  en  Algérie  que  dans  la  Régence 
ce  sont  ces  errants  déguenillés  qui,  pendant  cette  guerre, 
causèrent  le  plus  de  préoccupations  à  nos  gouverneur  .  11 
régnait  même  un  fâcheux  état  d'esprit  chez  ces  sahariens  que 
leur  misère  excuse.  Près  de  Biskra,  nous  pûmes  assister  à  des 
distributions  de  semoule  à  des  nomades  infortunés  qui  accom- 
plissaient parfois  30  kilomètres  pour  venir  vendre  une  poignée 
d'herbes  épineuses  dont  ils  retiraient  quatre  sous.  Plus  qu'au- 


LA    TUNISIE    PENDANT    LA     GUERRE  517 

cun  autre  Arabe,  le  caravanier  doit  être  éduqué  et  amené  pro- 
gressivement à  accepter  une  forme  de  vie  supérieure  à  celle 
qu'il  mène  depuis  l'antiquité.  Ce  jour-là,  l'enrichissement  du 
Sud  serait  assuré,  et  la  paix  française  régnerait  à  jamais  au 
pays  de  la  poudre. 

Le  régime  agricole  tunisien  était  bien  peu  propre  à  fixer 
le  cultivateur  au  sol.  Le  propriétaire  musulman  loue  sa  pro- 
priété seulement  à  l'année,  au  métayer  nommé  le  kham- 
mèSy  c'est-à-dire  le  cinquième,  parce  que  ce  cultivateur  n'a 
droit  pour  la  rémunération  de  son  travail  qu'au  cinquième 
des  produits  de  la  terre.  Comment,  dans  ces  conditions  pré- 
caires de  temps  et  de  salaire,  ces  pauvres  gens  pourraient-ils 
améliorer  leurs  méthodes  culturales?  Ils  comprennent  qu'un 
effort  supplémentaire  de  leur  part,  en  risquant  de  donner  une 
plus-value  à  la  propriété,  ne  leur  sera  pas  profitable,  car  le 
propriétaire  peut  les  renvoyer  l'année  suivante  et  laisser  béné- 
ficier un  nouveau  khammès  des  champs  améliorés.  Les  Ser- 
vices économiques  tâchent  de  prolonger  la  location  des  terre» 
domaniales  et  cherchent  à  obtenir  de  l'administration  des 
«  Biens  Habous  »  des  baux  assez  semblables  à  ceux  qui  sont 
consentis  en  France.  D'autre  part,  il  existe  en  Tunisie  un 
moyen  de  faire  accéder  à  la  propriété  les  cultivateurs  de 
médiocre  aisance  :  c'est  la  vente  à  «  enzel  ».  L'acheteur  paie 
au  vendeur  ou  à  ses  héritiers  une  rente  stipulée  et  devient  pro- 
priétaire du  fonds,  sans  rien  avoir  à  débourser  qu'une  location 
annuelle.  Ces  accessions  multipliées  à  la  propriété  auraient 
l'avantage  d'augmenter  la  productivité  de  la  Tunisie  ;  c'est 
une  règle  générale  que  le  petit  bien  de  famille  fournit,  propor- 
tionnellement à  sa  surface,  les  rendements  les  plus  élevés. 

A  Gamouda,  on  vient  ainsi  d'allotir  une  partie  de  1'  «  hen- 
chir  ^  »  domanial  au  profit  des  indigènes  qui  ne  jouissaient  autre- 
fois que  d'une  location  annuelle.  L'administration  a  même 
poussé  la  sollicitude  jusqu'à  défendre  les  acquéreurs  contre  leur 
imprévoyance  par  des  clauses  qui  font  des  lots  cédés  de  véri- 
tables biens  de  famille,  et  empêchent  la  dépossession  des  con- 
cessionnaires par  la  saisie  ou  la  vente.  Dans  le  nord  de  la 
Régence,  au   Goubellat,  on  voudrait  aussi    faire   une    place 

1.  Vaste  propriété  rurale. 


54  8  LA    REVUE    DE    PARIS 

aux  Arabes  qui  voisineraient  avec  nos  colons  et  leur  fourni- 
raient une  main-d'œuvre  stable.  L'immense  domaine  de 
l'Enfida  situé  dans  une  région  favorable  vendra  bientôt  à 
«enzelwdes  terres  ardemment  réclamées  par  les  Tunisiens  qui 
méritent  de  vivre  dans  leur  pays. 

Reconnaissons  à  ce  propos  que  si  le  régime  de  la  grande  pro- 
priété pouvait  se  concevoir  à  l'aube  de  notre  occupation,  main- 
tenant il  serait  d'une  politique  plus  avisée  de  fixer  au  sol  par 
des  liens  indissolubles  des  milliers  de  familles  arabes.  La  stabi- 
lité, le  bien-être  et  la  science  culturale  pourront  seuls  transfor- 
mer les  fellahs  qui  composent  les  huit  dixièmes  de  la  population 
indigène.  L'énergique  et  clairvoyant  Méhemet  Ali  l'avait  bien 
campris  en  Egypte,  lorsqu'il  inculquait  à  coups  de  «  cour- 
bache  »  les  principes  de  la  bonne  culture  et  de  l'attachement 
au  sol.  Par  des  moyens  plus  doux  nous  espérons  arriver  à  des 
résultats  au  moins  égaux.  Le  succès  exigera  d'ailleurs  une  sou- 
plesse infinie  d'exécution,  car  on  ne  peut  édicter  aucune 
mesure  générale  dans  un  pays  à  climat  et  population  aussi 
variés  que  la  Régence.  Les  règles  de  vente,  d'instruction, 
d'amélioration  doivent  se  plier  aux  circonstances.  Les  plan- 
tations d'arbres  fruitiers,  dans  les  montagnes  désolées  de 
Tamerza  où  nomadisaient  des  gueiiilleux,  ne  peuvent  être 
assujetties  aux  mêmes  clauses  que  les  terres  à  céréales  du 
Nord;  et  les  oliveraies  du  Sahel,  entre  les  mains  des  énergiques 
Berbères,  exigent  du  Gouvernement  moins  d'attention  que  les 
essais  de  fixation  à  la  terre  des  mobiles  douars  du  Sud. 

* 

Une  création  curieuse  suscitée  par  la  guerre,  c'est  l'ouvroir 
des  Femmes  tunisiennes  fondé  avec  une  partie  des  souscrip- 
tions versées  par  les  musulmans  tunisiens  en  faveur  des  œuvres 
de  secours.  La  traditionnelle  générosité  arabe  s'affirma  dans  , 
ces  circonstances  avec  tant  d'éclat  que  le  dévoué  caïd  de 
Tunis,  Si  Chadli  El-Okby,  fut  obligé  de  refuser  des  dons  de  plu- 
sieurs centaines  de  francs  qu'il  savait  hors  de  proportion  avec 
les  minces  ressources  des  donateurs.  Devant  ce  témoignage 
de  la  sympathie  de  nos  protégés,  il  fut  décidé  qu'on  ferait 
bénéficier  les  femmes  musulmanes  des  commandes  d'effets 


LA     TUNISIE     PENDANT     LA     GUERRE  549 

nécessaires  à  l'armée.  Madame  Alapetite  ayant  organisé  un 
important  atelier  français,  les  Services  indigènes  pensèrent  à 
faire  appel  aux  femmes  ou  parentes  des  tirailleurs  envoyés  au 
front  et  aux  Tunisiennes  miséreuses.  Ce  projet  fut  accueillie 
avec  un  certain  scepticisme.  Mais  MM.  Bériel  et  Monge, 
vivant  en  contact  permanent  avec  nos  protégés,  osèrent 
demander  aux  pères,  aux  maris  et  aux  frères  de  confier  à  leur 
atelier  des  jeunes  filles  et  des  femmes  sans  travail.  Dès  le 
premier  jour,  rompant  avec  leurs  préjugés,  une  centaine 
de  musulmanes  quittant  leurs  patios,  le  visage  voilé,  venaient 
se  faire  inscrire. 

Malheureusement,  la  plupart  d'entre  elles  ne  savaient  ni 
tailler,  ni  coudre,  ni  tricoter.  L'ignorance  manuelle  des  Tuni- 
siennes est  déplorable.  Une  Française  de  grand  dévouement, 
madame  Kusse,  fut  nommée  directrice  de  cet  atelier  et  chargée 
de  leur  éducation.  En  trois  mois,  ces  femmes  apprirent  la 
couture  et,  aujourd'hui,  elles  rivaliseraient  d'habileté  avec  des 
Européennes.  L'ouvroir  fut  installé  dans  le  pittoresque  palais 
Ben-Ayed    aux    plafonds    à    caissons    peinturlurés.   Devant 
l'afîluence  des  ouvrières  qui  se  présentaient  chaque  matin, 
les  pièces  se  trouvèrent  bientôt  trop  étroites  :  les  couloirs  et 
jusqu'aux  escaliers  furent  transformés  en  annexes  pour  les 
débutantes.  Chaque  marche  devint  un  banc,  et  c'est  un  spec- 
tacle amusant  que  celui  de  ces  Tunisiennes  en  costumes  bario- 
lés, appuyées  contre  les  céramiques  multicolores  qui  revêtent 
les  murs.  Ces  femmes  aux  mains  effilées  —  car  l'aristocratie 
de  cette  race  se  révèle  à  ses  fines  attaches  —  ne  bavardent 
pas  :  c'est  le  silence  et  le  labeur.  Jamais  transformation  ne  fut 
plus  cornplète.  Là-bas,  en  leurs  blanches  maisons,  ces  musul- 
manes pépiaient  allongées  sur  leurs  nattes,  avec  une  exubérance 
de  gestes  bien  orientale.  Ici,  c'est  l'atmosphère  d'un  atelier 
à  l'européenne,  des  expressions  réfléchies  et  volontaires  ;  les 
sourcils    se  froncent,  épaissis    du  fard  noir   qui  les   fait  se 
rejoindre  sur  le  nez.  Un  sentiment  bien  nouveau  transforme 
jusqu'aux  attitudes  de  ces  Tunisiennes  :  l'appétit  du  salaire 
honnêtement  gagné  par  le  travail  leur  est  venu.  Hier  encore 
elles  ne  soupçonnaient  rien  du  labeur  de  leurs  sœurs  fran- 
çaises ;  aujourd'hui   elles  s'imaginent  la  vie  des  chrétiennes, 
parce  qu'elles  se  sont  soumises  librement  à  cette  discipline 


5  50  I>A    REVUE    DE    PARIS 

féconde.  Nous  parcourons  la  salle  des  machines  à  coudre 
et,  lorsque  nous  regardons  le  travail  d'une  piqueuse,  elle 
arrête  sa  machine  et,  fièrement,  elle  nous  tend  le  gilet  qu'elle 
borde  afin  de  nous  faire  admirer  la  régularité  de  son  piquage. 
Leur  habijeté  est  devenue  si  grande  qu'elles  ne  faufilent 
jamais. 

Dans  une  autre  pièce,  sous  la  direction  d'une  monitrice 
indigène,  quelques  Tunisiennes  confectionnent  à  la  machine 
à  tricoter  des  chaussettes  pour  les  tirailleurs.  A  l'atelier  voisin 
les  apprenties  tricotent  à  l'aiguille.  Quand  cet  ouvroir  fut 
inauguré  en  septembre  dernier,  quelques  esprits  chagrins  assu- 
rèrent que  ces  femmes  se  lasseraient  vite  et,  après  avoir  Joué 
à  l'ouvrière  pendant  une  semaine,  regagneraient  leurs  harems. 
Or,  depuis  sept  mois,  leur  labeur  ne  s'interrompt  pas  et  même 
leur  zèle  s'accroît  au  point  que  madame  Russe  doit  limiter 
leur  production,  qui  est  payée  aux  pièces.  Il  n'était  pourtant 
pas  mauvais  de  faire  connaître  la  fièvre  du  travail  à  des 
musulmanes  ordinairement  oisives,  car  leurs  occupations 
ménagères  sont  limitées  par  leurs  infimes  ressources.  Si  vous 
entriez  dans  les  patios  où  ces  Tunisiennes  passent  leurs  jour- 
nées à  l'abri  des  regards  masculins,  vous  les  trouveriez  accrou- 
pies devant  un  plat,  triant  avec  nonchalance,  pendant  de 
longues  heures,  les  épis  d'orge  ou  de  blé  dont  elles  feront 
leur  nourriture  ;  ou  bien,  avec  une  sage  lenteur,  elles  pilent 
dans  un  mortier  les  fards  dont  elles  se  maquilleront  et  les 
aromates  dont  elles  assaisonnent  leur  cuisine. 

A  l'ouvroir  du  palais  Ben-Ayed  les  ouvrières  arrivent  voi- 
lées, chaque  matin  à  huit  heures,  et  leurs  pères  ou  maris  sont 
assurés  qu'aucun  musulman  ne  circulera  dans  leurs  ateliers. 
La  journée  de  travail  ne  dépasse  pas  huit  heures,  afin  de  don- 
ner à  ces  femmes  le  moyen  de  tenir  leur  ménage.  Chacune  pos- 
sède un  livret  et,  en  le  feuilletant,  on  peut  constater  et  leur 
assiduité  et  leurs  gains  quotidiens.  En  moyenne  les  couturières  ^ 
qui  confectionnent  les  boutonnières  touchent  1  fr.  20  à  1  fr.  50, 
ce  qui  représenterait  à  Paris  une  somme  triple.  Les  meilleures 
piqueuses  ont  atteint  un  salaire  de  4  francs.  Or  les  ouvriers 
tunisiens  ne  gagnent  guère  plus  de  2  francs.  Ces  femmes  ne 
s'absentent  jamais  sans  un  motif  sérieux.  L'une  d'elles  faisait 
tenir  à  la  directrice  ce  billet  d'excuse  naïf  : 


LA    TUNISIE     PENDANT     LA     GUERRE  551 

Habida  Kafia  est  malade  avec  «  une  n  rhume  et  son  garçon  «  il 
est  malade  aux  yeux  «. 

Par  déchéance  physiologique  et  manque  d'alimentation, 
la  santé  de  ces  Tunisiennes  est  fragile. 

Malgré  leur  condition  précaire,  à  la  Noël,  elles  se  cotisèrent 
•et  envoyèrent  8  fr.  50  à  nos  soldats.  Après  sept  mois  d'obser- 
vation, madame  Russe  peut  déclarer  qu'elles  sont  dignes  d'in- 
térêt et  que  leur  délicatesse  toucherait  les  plus  indifférents. 

L'évolution  rapide  de  ces  femme  j  est  donc  tout  à  fait  remar- 
quable et,  sans  vouloir  créer  un  prolétariat  féminin  musul- 
man, nous  souhaitons  non  seulement  que  cet  ouvroir  continue 
d'exister  après  la  guerre,  mais  encore  que  chaque  ville  de  la 
Tunisie  en  possède  un  semblable  où  les  femmes  malheureuses 
puissent  gagner  des  salaires  convenables.  Ces  ateliers  rappro- 
cheraient de  nous  les  musulmans.  Il  faut  avoir  vécu  en 
Afrique  pour  s'apercevoir  avec  étonnement  que  certains  de 
nos  concitoyens,  fixés  depuis  vingt  ans  en  Algérie  ou  en 
Tunisie,  ignorent  complètement  la  société  islamique  et,  de 
même,  il  est  risible  d'entendre  les  "«  vieux  turbans  »  juger 
nos  conceptions  philosophiques  ou  économiques.  Ce  mur  de 
défiance  entre  les  deux  civilisations  ne  tombera  que  par  la 
pénétration  des  intérêts  et  des  labeurs. 

Il  ne  faudrait  néanmoins  pas  croire  que  des  ouvroirs  de 
<'ette  sorte,  gérés  par  des  particuliers,  pourraient  se  multiplier, 
et  que,  de  ce  fait,  la  société  musulmane  se  transformerait 
brusquement.  Le  prestige  de  notre  Gouvernement  facilita  la 
réussite  de  celui-ci,  mais  il  n'est  pas  défendu  d'espérer  que  le 
Protectorat  voudra  développer  cet  heureux  essai.  A  Alger, 
madame  Lutaud  nous  assurait  qu'elle  avait  la  certitude  de 
faire  subsister  après  la  guerre  ses  ouvroirs  algérois,  car  elle 
avait  traité  avec  les  grands  magasins  de  la  ville  pour  la  four- 
niture de  la  lingerie  et  de  la  bonneterie.  Ainsi  pourront  être 
atteints  les  industriels  austro-allemands  qui,  rien  qu'en  Tunisie, 
fournissaient  pour  20  millions  de  marchandises  diverses. 

* 
*  * 

Les  Pères  blancs  du  cardinal  Lavigerie  avaient  compris, 
les  premiers,  combien  les  œuvres  d'assistance  médicale  don- 
nent d'influence  aux  Français  parmi  les  populations  arabes. 


552  LA    REVUE    DE    PARIS 

Les  infirmeries-dispensaires  organisées  par  le  Protectorat 
sont  autant  de  maisons  propres  à  faire  aimer  notre  pays,  et 
nos  médecins  de  colonisation  se  montrent  les  meilleurs  apôtres 
d'une  France  charitable  et  généreuse.  Les  douars  savent  que 
l'on  combat  chez  eux  les  épidémies  et  le  fellah  est  toujours 
assuré  d'un  bon  accueil,  s'il  vient  faire  panser  ses  plaies  ou 
consulter  le  toubib,  qui  jouit  d'un  grand  prestige,  car  la  science' 
médicale  paraît  aux  bédouins  un  don  divin. 

Dans  les  premières  années  de  l'occupation  française,  les 
hôpitaux  militaires  recevaient  des  malades  indigènes  ;  aujour- 
d'hui la  Régence  est  divisée  en  une  trentaine  de  circonscrip- 
tions médicales  où  les  médecins-fonctionnaires,  dits  de 
colonisation,  prodiguent  leurs  soins  gratuits  aux  Tunisiens. 
Essentiellement  mobiles,  ces  docteurs  entreprennent  des 
tournées  de  vaccination,  luttent  contre  le  paludisme,  signalent 
et  réduisent  les  épidémies  avec  l'aide  des  autorités  civiles  et 
militaires,  visitent  les  écoles  franco-arabes  et  veillent  sur 
l'hygiène  des  enfants.  Partout  ils  sont  les  conseillers  des 
cheicks  de  villages.  Nos  colons  l'ont  constaté,  le  passage  du 
médecin  de  colonisation  fut  bienfaisant  aux  premières  semaines 
de  la  guerre.  Des  lettres  envoyées  par  des  tirailleurs  de  faible 
courage  démoralisaient  leurs  familles.  Lorsque  les  parents 
émus  par  ces  récits  voyaient  arriver  le  «  toubib  »  français 
aussi  calme  qu'en  temps  de  paix  et  aussi  dévoué  dans  ses 
soins,  ils  comprenaient  que  rien  n'était  perdu,  puisque  la 
France  continuait  d'assurer  ses  services  à  ses  protégés. 

Afin  d'introduire  nos  œuvres  d'assistance  médicale  jusque 
dans  les  endroits  les  plus  reculés  du  «  bled  »,  des  auxiliaires 
musulmans  qu'on  peut  comparer  à  nos  anciens  «  officiers  de 
santé  »,  sont  envoyés,  après  un  stage  de  deux  à  trois  années  à 
l'hôpital  indigène  de  Sadiki,dans  les  localités  que  nos  médecins 
ne  sauraient  desservir  facilement.  Chacun  de  ces  centres  est 
doté  d'une  infirmerie-dispensaire  où  l'auxiliaire  musulman 
donne  ses  soins  et  exécute  les  prescriptions  du  médecin  de  colo- 
nisation. Ces  infirmeries  sont  très  fréquentées;  les  fellahs  ne 
viennent  pas  seulement  y  exposer  leur  corps,  mais  aussi  l'état 
de  leur  esprit  et,  depuis  l'an  dernier,  ils  n'ont  jamais  quitté 
ces  hôpitaux  de  campagne  sans  être  réconfortés  au  physique 
et  au  moral. 


LA     TUNISIE     PENDANT     LA     GUERRE  553 

Dans  certains  villages,  des  maisonnettes  servent  à  nos  méde- 
cins et  à  leurs  auxiliaires  de  cabinets  de  consultation  et  de 
pharmacies.  Par  la  multiplication  de  ces  postes  de  secours,  ils 
évitent  aux  malades  des  déplacements  parfois  impossibles  et 
sauvent  ainsi  des  vies  humaines. 

Le  budget  de  l'assistance  médicale  indigène  en  Tunisie 
atteint  un  assez  gros  chiffre  ;  l'entretien  du  seul  hôpital  musul- 
man de  Sadiki  à  Tunis  coûte  annuellement  220  000  francs 
fournis  par  l'administration  des  habous.  Il  n'a  pas  paru  pos- 
sible de  créer  des  hôpitaux  mixtes  pour  Européens  et  Tunisiens. 
Soumis  à  un  régime  alimentaire  et  à  des  prescriptions  reli- 
gieuses qui  leur  sont  chers,  les  musulmans  et  les  Israélites 
ne  peuvent  accepter  la  nourriture  à  la  graisse  de  porc  ;  bien 
mieux,  leurs  autres  viandes  doivent  provenir  d'animaux 
égorgés  dans  des  conditions  rituelles  particulières.  L'œuvre 
entière  de  notre  Protectorat  est  basée  sur  le  respect  de  la 
religion  et  des  mœurs  des  Tunisiens.  Une  seule  pression  fut 
exercée  sur  eux,  en  ce  qui  concerne  les  vaccinations.  La 
variole  régnait  à  l'état  endémique  lorsque  nos  troupes  entrè- 
rent en  Tunisie  et,  encore  aujourd'hui,  beaucoup  trop  de 
visages  portent  les  traces  de  cette  maladie.  Afin  de  concilier 
les  préjugés  des  indigènes  et  les  besoins  de  l'hygiène,  une  doc- 
toresse dévouée,  mademoiselle  Gordon,  pénétra  dans  les  mai- 
sons réfractaires  à  l'introduction  un  médecin  homme  et  vac- 
cina les  femmes.  En  1914,  les  médecins-militaires  chargés  de 
la  révision  des  recrues  vaccinèrent  des  tribus  entières. 

Comme  les  accès  de  paludisme  débilitent  les  fellahs  inca- 
pables ensuite  de  cultiver  leurs  terres,  le  Gouve  nement 
fait  vendre  à  prix  coûtant  chez  les  débitants  de  tabac  des  dra- 
gées de  chlorhydrate  de  quinine.  En  outre,  les  médecins  de 
colonisation  distribuent  gratuitement  le  sulfate  de  quinine. 


*  * 


Combien  pourrait-on  conter  d'anecdotes  sur  le  bon  état 
d'esprit  des  Tunisiens  après  huit  mois  de  guerre!  Dans  la 
riche  province  agricole  de  Béjoua,  les  indigènes,  spontané- 
ment,  viennent  garder    les    fermes   françaises   abandonnées 


551  LA    KEVLE    DE    PARIS 

par  leurs  colons  mobilisés  et  les  protègent  contre  les  marau- 
deurs. 

Aux  environs  de  Xabeul,  dans  le  pays  des  beaux  jardins 
de  citronniers  et  d'orangers,  où  l'émotion  des  grosses  bour- 
gades fut  grande  aux  premiers  Jours  de  septembre,  un  notable 
répond  ainsi  à  ses  coreligionnaires  : 

Parce  que  les  Prussiens  sont  entrés  en  France  vous  semblez  croire 
qu'elle  est  perdue.  Avez-vous  remarqué  un  oued  aux  grandes  pluies  du 
printemps?  Oui  !  Eh  bien,  l'Allemagne  c'est  un  oued.  Brusquement  le 
torrent  survient  et  semble  tout  emporter  sur  son  parcours  ;  puis  il 
baisse,  baisse,  devient  un  ruisseau,  disparaît  enfin.  Ainsi  en  sera-t-il 
de  leur  offensive.  Si  vous  connaissiez  comme  moi  les  fleuves  de  France, 
vous  sauriez  que  leur  cours  ne  se  précipite  jamais,  mais  qu'ils  ne 
cessent  jamais  de  couler  à  pleins  bords. 

L'un  des  chefs  de  service  du  Protectorat  passait  devant 
Bab-Djédid,  cette  porte  des  forgerons  contre  laquelle  s'accrou- 
pissent les  faubouriens  Ce  matin-là  la  conversation  sem- 
blait vive,  et  voici  ce  qu'il  entendit  : 

Les  Turcs  !  Parlons-en  de  ces  Turcs  1  Qu'est-ce  qu'ils  viennent 
faire?  Les  deux  fils  de  notre  ancien  grand  ministre  Khereddine  se  trou- 
vaient chez  eux  et  ils  ont  voulu  les  pendre.  L'un  est  mort  ;  l'autre  fut 
sauvé  de  la  corde  par  les  Français  et,  chaque  jour,  vous  pouvez  l'aper- 
cevoir se  promenant  au  milieu  de  nous.  Jugez  et  cherchez  maintenant 
vos  vrais  amis. 

Nous  interrogeons  sur  la  guerre  un  «  beldi  »  à  turban 
immaculé  qui,  sa  djebba  couleur  fleur  de  pêcher  artistement 
drapée  sur  l'épaule,  rentre  à  son  discret  logis  au  fond  d'une 
blanche  impasse.  Il  nous  répond  : 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  souhaite  du  mal  aux  Français  !  Jadis, 
avant  leur  arrivée,  des  gens  de  ma  sorte  étaient  souvent  volés.  Main- 
tenant plus  de  larcins,  la  police  bien  faite,  les  rues  propres,  et  la  tran- 
quillité. Qu'Allah  confonde  ces  Allemands  qui  voudraient  déranger 
nos  habitudes  I 

Un  meskine  nous  avoue  pourtant  qu'il  n'est  et  ne  sera  qu'un 
gueux  sous  tous  les  gouvernements,  mais  un  musulman  ins- 
truit s'écrie  : 

Sous  l'ancien  régime  beylical,  nos  vies  et  nos  biens  étaient  à  la 
merci  du  caprice  d'un  ministre,  tandis  que  vous  ne  permettriez  jamais 


LA    TUNISIE    PENDANT     LA     GUEKRE  OO;) 

une  telle  kiiustice.  Nous  vous  devons  routes,  postes,  chemins  de  fer, 
relèvement  de  nos  finances,  enseignement  de  nos  fils.  Nous  croiriez-vous 
assez  sots  pour  ignorer  le  sort  des  indigènes  dans  les  colonies  alle- 
mandes? Non,  et  nous  n'avons  pas  la  moindre  envie  de  devenir  des 
Hcrreros. 

Un  parfumeur  du  Souk-el-Attarine  redoute  encore  d'être 
frappé  d'un  impôt  extraordinaire  d'une  dizaine  de  mille  francs 
à  la  fm  de  la  guerre,  car  il  sait  de  son  père  que  les  beys  en 
usaient  de  la  sorte  dans  de  telles  circonstances.  On  le  rassure, 
et  il  prononce  : 

Alors,  que  Dieu  bénisse  la  France.  C'est  merveilleux  ! 

Rentrant  chez  son  père,  un  élève  musulman  du  lycée  lui 
raconte  qu'un  de  ses  condisciples  ayant  voulu  l'obliger  à 
rester  la  tête  découverte  pendant  la  classe,  le  professeur  s'écria  : 

Nos  élèves  indigènes  savent  qu'ils  sont  absolument  libres  d'agir 
à  leur  guise,  —  couverts  de  leur  fez,  comme  le  veut  leur  tradition,  ou 
décoiffés.  Jamais  nous  n'avons  rien  exigé  qui  puisse  blesser  leurs 
convictions. 

Il  n'est  donc  pas  exagéré  d'assurer  que  musulmans  et 
Français  non  seulement  supportent  la  vie  commune,  mais 
nouent  des  relations  amicales. 

11  y  a  quelques  années  pourtant,  des  chocs  inévitables  se 
produisaient  encore  entre  les  deux  civilisations,  —  celle  qui 
subit  et  celle  qui  agit,  —  celle  qui  prévoit  et  celle  qui  se  con- 
tente de  respirer  chaque  jour  le  parfum  de  la  rose.  Lorsque 
nous  étions  arrivés  en  Tunisie,  nous  avions  trouvé  un  palais 
charmant  sur  lequel  flottait  un  pavillon  rouge  à  croissant 
•étoile.  Des  dignitaires  de  belle  allure,  drapés  comme  des  anti- 
ques, l'habitaient.  C'était  le  mirage  oriental  et  son  prestige. 
Des  sondages  révélaient  bientôt  que  les  murs  épais,  en  maçon- 
nerie arabe,  sans  moellons,  allaient  s'écrouler  et  les  eaux  du 
ciel  filtraient  à  travers  les  terrasses  blanches.  Et  les  belles 
statues  humaines  qui  occupaient  ce  monument  ne  subsistaient 
plus  qu'au  moyen  d'artifices.  Il  fallut  réparer.  Cette  œuvre  de 
démolition  et  de  reconstruction  troubla  forcément  la  société 
indigène.  D'autre  part,  le  budget  tunisien,  en  subvenant  aux 
•énormes  dépenses  des  travaux  publics  et  en  rétribuant  nos 


556  LA    REVUE    DE    PARIS 

fonctionnaires,  appauvrissait  d'autant  les  musulmans.  Sans 
doute,  jadis,  c'était  parfois  la  gabegie,  mais  les  bénéficiaires 
de  ce  gaspillage,  très  dépensiers,  faisaient  tomber  une  pluie  de 
douros  sur  les  artisans.  D'ailleurs  les  grains,  le  bétail,  le  pois- 
son ne  s'exportant  pas,  l'existence  était  peu  coûteuse.  L'admi- 
nistration française  substitua  à  ce  régime  du  bon  plaisir  un 
ordre  sévère,  surtout  profitable  aux  Européens. 

Depuis  huit  ans,  il  se  reconstruit  un  palais  franco-arabe  assez 
vaste  pour  que  protecteurs  et  protégés  y  trouvent  place,  et 
sur  lequel  le  drapeau  tricolore  flottera  près  du  pavillon  de 
pourpre.  Cette  politique  française  de  bonté  et  de  justice 
triomphe  à  Tunis,  et  l'œuvre  économique  du  relèvement  des 
indigènes  nous  vaut  certainement,  pendant  cette  guerre,  non 
seulement  la  tranquillité,  mais  encore  la  sympathie  des  Tuni- 
siens. 

CHARLES    GÉNIAUX 


LES  COSAQUES  ET  LA  LITTERATURE 


On  ne  connaît  les  Cosaques,  en  France,  le  plus  communé- 
ment, que  sous  leur  aspect  d'une  cavalerie  d'élite  en  service 
dans  l'armée  russe,  et  d'une  gendarmerie  redoutable  contre  les 
désordres  civils  quand  il  s'en  produit  dans  l'empire  du  czar. 
Pourtant,  si  l'on  cherche,  dans  sa  mémoire,  quelques  bribes 
des  Chansons  de  Déranger,  on  y  découvre  ces  vers  assez  sur- 
prenants : 

Hennis  d'orgueil,  ô  mon  coursier  fidèle. 
Et  foule  aux  pieds  les  peuples  et  les  rois  ! 

Ces  guerriers,  devant  qui  tout  plie  dans  la  mêlée,  tantôt 
séides  de  l'autorité,  tantôt  champions  de  la  liberté,  selon  les 
images  que  l'on  s'en  fait  courammeiit,  n'ont  pas  manqué  de 
se  signaler  à  l'attention,  durant  cette  guerre,  par  des  exploits 
analogues  à  ceux  qu'ils  ont  inscrits,  depuis  si  longtemps, 
dans  les  fastes  militaires.  Le  poids  de  leurs  foudroyantes 
chevauchées  en  Prusse-Orientale,  sous  les  ordres  du  général 
Rennenkampf,  s'est  fait  sentir  au  moment  de  la  bataille 
de  la  Marne.  Et,  au  cours  de  toute  la  campagne  de  nos  alliés, 
leur  méthode  de  combat  traditionnelle  n'a  pas  moins  fait  mer- 
veille contre  les  plus  meurtrières  innovations  de  la  guerre 
scientifique. 

Si  les  Cosaques  d'aujourd'hui,  parmi  les  corps  divers  de 
l'armée  russe,  ont  ce  caractère  d'une  troupe  spéciale,  qui  s'y 


Ô58  LA     HEVIE     DE     l'ARIS 

distingue  par  sa  fougue,  son  entrain,  son  élan,  son  mépris 
absolu  de  tous  les  obstacles,  sa  volonté  de  traverser  les  pires 
ouragans  de  fer  et  de  feu,  c'est  sous  l'action  d'une  hérédité 
qui  a  sa  racine  au  plus  profond  des  âges.  Les  Cosaques  ont 
failli  être  une  nation,  avant  de  faire  corps  avec  le  peuple  russe,, 
et  une  nation  uniquement  guerrière.  La  Prusse  de  Frédéric  II 
n'a  pas  été  la  première  en  Europe  pour  qui  la  guerre  ait  été 
une  spécialité. 

Mais  la  guerre,  par  une  véritable  loi  de  nécessité,  engendre 
la  littérature.  Les  hommes  ont  eu,  de  tout  temps^  le  besoin  de 
célébrer  leurs  exploits  sur  leurs  ennemis,  pour  s'en  faire  gloire 
parmi  leurs  compagnons,  et  pour  en  léguer  le  souvenir  à  la 
postérité.  Les  Cosaques  n'ont  pas  été  étrangers  à  ce  besoin 
plus  que  les  autres  hommes.  Et,  de  même  qu'ils  ont  été 
presque  une  nation,  de  même  aussi  ils  ont  eu  presque  une  litté- 
rature. Ils  ne  l'ont  pas  poussée,  il  est  vrai,  à  ce  point  de  florai- 
son où  elle  acquiert  assez  d'art  pour  rester  un  aliment  durable 
de  la  pensée  humaine.  Elle  n'a  eu  qu'une  valeur  rudimentaire, 
dans  sa  forme  de  chants  oraux  transmis  d'âge  en  âge,  sans  nom 
d'auteur,  par  des  récitants  pareils  aux  guzlars  de  Serbie. 
Telle  qu'elle,  elle  a  fourni  matière  à  de  véritables  œuvres 
littéraires,  en  Angleterre,  en  France,  pn  Russie,  surtout  en 
Pologne.  Et  comme  les  Polonais,  au  cours  de  leurs  conflits 
avec  les  Russes,  durant  le  siècle  dernier,  n'ont  pas  eu  précisé- 
ment à  se  louer  de  l'inten^ention  des  Cosaques,  leurs  emprunts 
à  la  littérature  cosaque  ne  laissent  pas  que  d'étonner.  Mais 
l'histoire  est  là  pour  résoudre  cette  apparente  énigme. 


I 

Le  mot  kosak  a  signifié  primitivement  :  libre  maraudeur, 
ravisseur  et  brigand,  homme  sans  demeure  fixe.  Et  cette 
espèce  d'hommes  a  été  le  produit  du  sol  sur  lequel  elle  a  vécu. 
«  Le  steppe  engendra  le  Cosaque,  a  remarqué  M.  Gabriel 
Sarrazin,  dans  les  Grands  Poètes  romantiques  de  la  Pologne, 
ou  plus  exactement,  il  le  recueillit,  lui  servit  d'asile.  C'est 
là,  dans  le  steppe  immense,  qu'accoururent  et  se  réfugièrent,. 


LES    COSAQUlîS    ET     EA     LITTÉRATURE  5ÔÇ> 

au  moyen  âge,  le  proscrit,  le  vagabond,  l'homme  sans  aveu  : 
ennemis  du  joug,  fugitifs,  criminels,  s'y  trouvèrent  à  l'aise.  Ils. 
s'associèrent,  formèrent  des  confédérations,  des  républiques 
militaires.  »  Ce  steppe  immense  était  le  territoire  limitrophe 
de  la  Pologne,  du  Dnieper  jusqu'à  la  mer  Noire,  spécialement 
l'Ukraine,  les  Champs  Sauvages,  et  le  pays  des  Zaporogues. 
D'autres  Cosaques  s'agglomérèrent  sur  les  rives  du  Don  et 
furent  surtout  en  relations  avec  l'empire  naissant  de  Russie  ; 
ceux  des  rives  du  Dnieper  mêlèrent  surtout  leur  vie,  jusqu'au 
milieu  du  xvii^  siècle,  avec  la  vie  du  royaume  de  Pologne. 

Le  steppe,  avant  la  formation  des  communautés  cosaques, 
n'était  pas  inhabité.  Il  était  peuplé  de  Slaves  et  de  ces  Nor- 
thmen  qui  avaient  reflué  de  la  Scandinavie  et  s'étaient  implan- 
tés dans  la  Ruthénie,  ou  Russie  Rouge  et  Russie  Blanche, 
b  en  avant  que  l'empire  moscovite  les  eût  amalgamés  et  leur 
eût  même  emprunté  son  nom  définitif  de  peuple  européen. 
Par  ce  mélange  de  peuples  slaves  accrus  d'éléments  Scandi- 
naves, par  des  infiltrations  polonaises  et  par  voisinage,  même 
par  des  enclaves  que  la  noblesse  polonaise  réussit  à  y  acquérir, 
l'Ukraine  a  donc  été,  dans  une  certaine  mesure,  de  la  mou- 
vance de  Pologne,  comme  on  dit,  en  style  féodal.  En  sorte 
que  la  vie  nationale  des  Cosaques  et  celle  de  la  Pologne  ont 
été  pénétrées  l'une  par  l'autre,  durant  une  certaine  période,, 
tantôt  unies  dans  l'œuvre  de  refoulement  des  barbares  et  des 
Ottomans,  tantôt  aux  prises  en  de  sanglants  conflits.  Celui 
que  soutint  l'attaman  Bohdan  Chipielnicki,  de  1648  à  1657, 
—  sujet  du  célèbre  roman  de  Sienkiewicz,  Par  le  Fer  et  par 
le  Feu,  —  mit  en  extrême  péril  l'existence  même  de  la 
Pologne.  Le  dessein  de  Bohdan  Chmielnicki  n'était  pas  de 
subjuguer  la  Pologne,  mais,  plus  modestement,  d'obtenir 
pour  les  chefs  zaporogues,  d'être  admis  à  peu  près  aux  mêmes 
privilèges  que  la  noblesse  polonaise,  moyennant  quoi  ses  régi- 
ments enregistrés,  c'est-à-dire  limités  aux  contingents  auto- 
risés par  le  roi  de  Pologne,  auraient  été  au  service  de  celui-ci, 
en  toutes  circonstances.  C'était,  en  somme,  une  vassalité,  sous 
condition  du  respect  des  franchises  de  son  peuple,  qu'il  pro- 
posait à  Vladislas  puis  à  Jean-Casimir.  L'extrême  fierté  de  la 
noblesse  polonaise  ne  put  se  résoudre  à  traiter  d'égal  à  égal  des 
hommes    sans    naissance,    quoiqu'ils   eussent    démontré,    en 


5  6  0  L  A    i{  i:\ii;    i  >  i  :    i'  a  i  ;  i  s 

nombre  d'occasions,  et  souvent  aux  Polonais  eux-mêmes, 
qu'en  exploits  guerriers,  origine  de  tout  anoblissement,  ils 
pouvaient  aller  de  pair  avec  eux. 

L'ambition  de  Bohdan  Chimielnicki,  a  dit  Prosper  Mérimée, 
dans  les  Cosaques  d'autrefois,  '(  était,  à  vrai  dire,  du  patrio- 
tisme, ou  plutôt  un  dévouement  absolu  à  cette  association 
étrange  qu'on  appelait  l'armée  zaporogue.  Ses  institutions 
étaient  les  seules  qu'il  comprît  jamais,  et  le  plan  qu'il  poursui- 
vit toujours  fut  de  former  non  pas  une  nation,  mais  des  régi- 
ments de  soldats  dont  chacun  aurait  sous  ses  ordres  quelques 
serviteurs  pouvant  devenir  soldats  eux-mêmes.  C'était  une 
aristocratie  comme  celle  de  Pologne  qu'il  voulait  fonder,  mais 
moins  dure  et  accessible  à  tous  les  hommes  de  cœur.  Quant 
à  élever  les  paysans  au  rang  des  cosaques,  il  n'en  eut  jamais 
l'idée.  » 

Tel  fut  l'objet  des  constantes  négociations  de  Bohdan 
Chmielnicki  avec  le  roi  de  Pologne,  durant  les  dix  années  de 
guerre  qu'il  lui  fit,  souvent  couronnée  par  la  victoire.  Lorsque, 
définitivement  écrasé  à  Berestetchko,  il  préféra,  plutôt  que  se 
soumettre  aux  Polonais,  se  retourner  vers  le  czar  de  Moscou, 
et  plaça  l'Ukraine  dans  la  mouvance  de  la  Russie,  on  put 
dire  que  commençaient  les  malheurs  de  la  Pologne.  Pour  la 
Pologne,  le  peuple  cosaque  eût  été  le  plus  utile  auxiliaire. 
Czajkoski,  dans  ses  Contes  cosaques,  est  d'avis  que  le  démem- 
brement de  la  Pologne  est  en  germe  dans  sa  dissociation 
d'avec  l'Ukraine  et  dans  son  rapprochement  avec  l'empire 
moscovite. 

Ce  ne  fut  pas  sans  regrets  que  les  Cosaques  renoncèrent 
â  l'amitié  polonaise  et  unirent  leurs  destinées  à  celles  de  la 
Russie.» Un  de  leurs  chefs,  le  légendaire  Mazeppa,  vint  la  com- 
battre avec  les  siens,  dans  l'armée  de  Charles  XII  de  Suède. 
Cette  défection  leur  valut  même  l'abolition  de  leurs  derniers 
vestiges  d'autonomie,  par  Pierre  le  Grand.  Néanmoins  Sawa, 
l'un  des  derniers  héros  de  cette  nation  définitivement  fondue 
dans  les  populations  de  la  Petite  Russie,  amena  aux  Polonais, 
lors  de  la  confédération  de  Bar,  en  1772,  un  contingent  de  ses 
intrépides  cavaliers,  et  mourut  bravement  pour  la  Pologne. 

Les  Cosaques  du  Don,  plus  avant  mêlés  à  la  vie  de  la  Russie, 
lui   créèrent   aussi    parfois    de    cruelles   difiicultés.   Dans   la 


LES     COSAQUES     ET     LA     LITTÉRATURE  561 

seconde  moitié  du  xvii^  siècle,  elle  vit  une  partie  de  son  terri- 
toire dévasté  par  Stenka  Razine  qui  se  fit  rapidement  une 
armée  de  paysans  et  de  gens  sans  aveu.  Quiconque  se  rangeait 
sous  ses  ordres  devenait  cosaque,  c'est-à-dire  homme  libre. 
Il  offrait  en  proie,  à  ses  bandes  d'aventuriers,  les  seigneurs  et 
les  popes,  leurs  biens  et  leurs  vies.  Il  renouvelait,  sur  les  terri- 
toires du  Volga,  les  terribles  exploits  des  esclaves  révoltés 
de  Spartacus.  Il  fanatisait  sa  horde  en  lui  persuadant  qu'il 
était  doué  de  pouvoirs  surnaturels.  Par  la  vertu  de  son  cha- 
peau de  feutre,  il  faisait  croire  à  son  invisibilité,  à  son  ubiquité, 
à  ses  déplacements  à  travers  l'espace.  Pris  enfin,  en  1671,  après 
trois  années  de  pillages,  d'incendies  et  de  massacres,  et  soumis 
à  Moscou,  à  la  torture  de  l'eau,  il  subit  le  jet  glacé  sur  son 
crâne  rasé,  pendant  des  heures,  sans  une  plainte,  et  mourut 
sans  le  moindre  frémissement  de  sa  chair  suppliciée.  On  lui 
attribue  une  complainte  qu'il  aurait  composée,  en  attendant 
la  mort. 

«  Enterrez-moi,  frères,  à  la  croisée  des  trois  chemins  qui 
mènent  à  Moscou,  à  Astrakan,  à  Kiefî,  la  ville  des  saints. 

«  A  ma  tête,  placez  la  croix  qui  donne  la  vie  ;  à  mes  pieds, 
déposez  mon  sabre  tranchant. 

«  Passant,  voyageur,  arrête-toi  ;  devant  ma  croix  qui  donne 
la  vie,  fais  une  prière.  Regarde  mon  sabre  tranchant  et  tremble. 

«  Celui  qui  repose  ici  fut  un  aventureux  bandit,  un  bon 
garçon.  Stenka  Razine  Timoféief  était  son  nom.  » 

Longtemps,  le  peuple  russe  a  douté  que  Stenka  Razine 
fût  mort.  Un  conte  populaire  le  fait  apparaître,  à  des  matelots 
russes,  prisonniers  en  Perse,  sur  la  mer  Caspienne,  sous  l'as- 
pect d'un  vieillard  tout  blanc,  couvert  de  mousse.  Il  leur 
demande  ce  qui  se  passe  en  Russie.  Ils  l'ignorent,  puisqu'ils 
en  sont  absents  depuis  six  ans. 

«  —  Mais  n'êtes-vous  jamais  allés  à  la  messe,  le  premier 
dimanche  du  grand  carême? 

«  —  Assurément,  notre  oncle. 

«  —  Eh  bien,  vous  avez  entendu  qu'on  y  maudissait 
Stenka  Razine? 

«  —  En  effet. 

«  —  Sachez-le  donc,  je  suis  Stenka  Razine.  La  terre  n'a 
pas  voulu  me  recevoir,  à  cause  de  mes  péchés.  C'est  pourquoi 

1"  Octobre  1915.  8 


562  LA     REVUE     DE    PARIS 

je  suis  maudit.  Je  fus  condamné  à  de  terribles  tourments. 
Deux  serpents  me  dévoraient,  l'un  depuis  minuit  jusqu'à  midi, 
l'autre  de  midi  à  minuit.  Au  bout  de  cent  ans,  l'un  des  serpents 
s'en  est  allé.  L'autre  est  resté  ;  à  minuit,  il  me  suce  le  cœur. 
Je  suis  tourmenté,  je  meurs  jusqu'à  midi,  et  j'ai  l'air  d'un 
cadavre  ;  à  midi,  je  revis.  Vous  le  voyez,  je  suis  vivant,  je  sors 
de  la  montagne  ;  seulement  je  ne  puis  aller  loin,  le  serpent 
ne  le  permettrait  pas.  Dans  cent  années,  les  péchés  en  Russie 
se  seront  multipliés.  Le  peuple  oubliera  Dieu,  et  devant  les 
saintes  images  on  allumera  des  cierges  de  cire  mêlée  de  suif  ; 
alors  je  reviendrai  au  monde  et  mènerai  une  tempête  pire  que 
la  première.  Racontez  cela  à  tout  le.  monde  dans  la  sainte 
Russie.  » 

Les  paysans  russes  ont  si  bien  ajouté  foi  à  la  survivance  de 
Stenka  Razine,  accréditée  par  ce  conte,  qu'ils  le  crurent  réin- 
carné dans  Pougatchef,  qui  joua,  cent  ans  plus  tard,  le  même 
rôle  que  lui. 


II 


Un  conte  de  Michel  Czajkowski,  la  Fiancée  du  Zaporogue, 
suffît  à  nous  révéler  le  fond  de  l'âme  cosaque,  dominée  par 
l'attrait  du  métier  des  armes.  Toute  autre  occupation,  dans 
les  plaines  propices  au  labour  et  au  pâturage  de  ces  pays  de 
l'Ukraine,  était  tenue  en  mépris  et  pour  une  sorte  de  cala- 
mité. Et,  à  partir  du  xvi^  siècle,  en  effet,  les  paysans  y  étaient 
réduits  au  servage,  comme  en  Pologne  et  en  Russie.  On  conçeit 
donc  que,  pour  ces  groupes  d'hommes,  animés  d'un  farouche 
esprit  d'indépendance  et  de  l'impérieuse  passion  de  la  guerre, 
l'enrôlement  dans  un  corps  de  troupe  fût  la  plus  ardente  aspi- 
ration, puisqu'il  préservait  celui  qui  l'obtenait  de  la  condition 
servile.  Et  le  plus  grand  sacrifice  que  pût  faire  à  l'amour 
un  CosaqHe  -  comme  Ostap,  du  conte  de  Czajkowski  — 
était  bien  de  suspendre  son  épée  et  sa  lance,  pour  se  mettre 
à  la  charrue  et  au  râteau.  Ostap  s'y  est  résolu  pourtant,  pour 
l'amour  de  la  jolie  paysanne  Marienka. 

«  Elle  se  tient  debout  sur  la  colline  ;  son  œil  plonge  vers  le 


LES     COSAQUES     ET    LA     LITTÉRATURE  563 

midi,  et  là-bas,  vers  le  midi,  un  cheval  blanc,  au  galop  de  son 
sabot,  bat  le  steppe  ;  sur  son  cou,  un  Kosak  est  tellement  penché 
que  le  kolpak  rouge  se  confond  avec  les  nattes  de  la  blanche 
crinière  ;  le  cheval  s'allonge  tellement  que  les  étriers  et  les 
bottes  du  Kosak  frémissent,  et  son  sabre,  à  chaque  saut,  touche 
le  sol,  rebondit  et  résonne.  Il  vole,  car  il  est  pressé.  D'un 
seul  bond,  il  voudrait  atteindre  la  colline,  car  déjà  il  a  aperçu 
la  jeune  fille  qui  vers  lui  étend  les  bras,  agite  sa  petite  main  et 
lui  fait  signe  de  l'œil.  Et  le  cœur  du  Kosak  bat  comme  un  mar- 
teau dans  sa  poitrine,  le  sang  bouillonne  dans  ses  veines.  Déjà 
le  cheval,  au  pied  de  la  colline,  de  lui-même,  s'est  arrêté.  » 

On  célèbre  le  mariage.  Mais  au  beau  milieu  de  la  noce, 
passent,  au  loin,  des  sotnias  en  route  vers  l'armée  du  roi  de 
Pologne,  Etienne  Bathory.  Ostap,  malgré  ses  serments  et  son 
amour,  n'y  peut  tenir;  il  a  bondi  sur  son  cheval  blanc,  pressé 
sa  lance  et  serré  les  genoux  :  il  a  franchi  les  barrières,  sauté 
les  fossés  et  galopé  vers  la  plaine  où  a  passé  l'armée  cosaque. 

L'aventure  se  termine  sur  un  tableau  qui  rappelle  la  catas- 
trophe de  la  Fiancée  du  Timbalier. 

Chaque  jour,  Marienka  vient  attendre  sur  la  colline  le 
retour  des  Cosaques.  Ils  paraissent.  «  Ils  approchent  de  la 
colline  ;  la  jeune  fille  voit  rouler  les  chariots  derrière  les  rangs 
des  cavaliers,  et,  après  les  chariots,  un  cheval  blanc  marche, 
la  tête  basse,  et  sur  la  selle  sont  suspendus  en  croix  une  longue 
lance  et  un  sabre  étincelant,  le  tout  recouvert  d'une  housse 
rouge,  récompense  kosake.  Marienka  regarde,  sourit,  soupire, 
tombe  et  expire.  » 

A  ce  trait  de  mœurs  étonnant,  on  voit  que  la  fascination  du 
métier  militaire,  pour  les  Cosaques,  l'emportait  même  sur  les 
charmes  tout  puissants  de  l'amour.  C'est  que  les  Cosaques 
réguliers,  les  Cosaques  enregistrés  ou  régimentaires,  comme 
disent  les  écrivains  polonais,  ceux  qui  étaient  admis  au  privi- 
lège de  la  profession  des  armes,  constituaient  une  corporation 
de  guerriers  pour  la  plupart  célibataires.  On  les  a  comparés 
aux  chevaliers  de  l'Ordre  teutonique.  Mais,  quoiqu'ils  aient 
alternativement  servi  et  combattu  les  Tartares  et  les  Polonais, 
ils  n'ont  jamais  nourri,  comme  les  Teutoniques,  le  noir  dessein 
de  subjuguer  les  peuples  qu'ils  acceptaient  de  défendre.  Leur 
célibat,  s'il  leur  interdisait  le  mariage  ou  retardait  leurs  noces 


564  LA     REVUE     DE    PARIS 

jusqu'à  l'âge  mûr,  parce  qu'ils  devaient  être,  à  tout  moment, 
prêts  à  sauter  en  selle,  et  à  courir  en  expédition,  ne  leur 
imposait  pas  la  continence.  La  trinité  cosaque  était  l'eau- 
de-vie,  le  tabac,  la  jeune  fille.  Bohun,  l'un  des  types  les  plus 
accomplis  du  Cosaque,  dans  l'armée  de  Chmielnicki,  dit, 
dans  un  des  Chants  historiques  de  V  Ukraine,  recueillis  par 
Alexandre  Chodzko : 

«  Jeune  fille,  ta  natte  (ta  couche),  je  l'aimerai  ;  le  tabac, 
je  le  fumerai  ;  l'eau-de-vie,  je  la  boirai  à  pleine  gorge.  » 

De  même,  dans  le  Chalet  d'Adolphe  Adam,  le  mercenaire 
helvétique  chante  : 

Vive  le  vin,  l'amour  et  le  tabac! 
Voilà,  voilà  le  refrain  du  bivouac  ! 

Leur  goût  de  l'eau-de-vie,  en  particulier,  est  si  fort  qu'ils 
en  viennent  parfois  jusqu'à  vouloir  vendre  leur  cheval,  pour 
s'en  procurer.  Dieu  sait  cependant  si  leur  cheval,  comme 
leurs  armes,  fait,  pour  ainsi  dire,  partie  intégrante  de  leur  per- 
sonne. Témoin  ce  Chant  cosaque  : 

A  Vilgorc,  en  plein  marché  de  la  ville. 

Le  Cosaque  se  promène, 

Conduisant  son  cheval  par  la  bride. 

Il  conduit  son  cheval  en  lui  parlant  : 

«  —  Je  te  vendrai  pour  cent  ducats  d'or, 

Cent  ducats  d'or,  plus  un  tonneau  de  vin. 

«  —  Maître,  ô  mon  maître,  ne  me  vends  pas  ! 

Ne  me  vends  point  et  dis  mes  louanges  ; 

Dis  comment  les  Turcs  et  les  Tartares  nous  pressaient, 

Comme,  d'un  seul  bond,  j'ai  franchi  le  Danube. 

T'en  souviens-tu?  D'un  seul  bond  et  sans  mouiller  mes  sabots, 

Ni  ton  sabre  effilé,  ni  toi-même,  mon  brave,  dis  !  » 

La  jeune  fille,  la  captive,  celle  qu'on  prend  et  qu'on  laisse, 
pour  les  avantages  d'une  belle  solde  et  d'un  somptueux  équi- 
pement, apparaît  encore  dans  cet  autre  Chant,  comme 
l'appât  du  Cosaque  oisif  dont  les  chefs  peuvent  vendre  les 
serv  ices,  à  leur  gré,  à  qui  leur  en  oiïrira  marché  : 

En  rase  campagne,  près  d'un  grand  chemin. 
Brillent  des  tentes  toutes  blanches,  toutes  d'étoffes  de  soie, 
Et,  sous  ces  tentes,  des  groupes  siègent  pour  délibérer. 
Ah  !  puissent-ils  conseiller  l'accord  ! 


à 


LES    COSAQUES    ET    LA     LITTÉRATURE  565 

Ne  donnohs  pas  notre  argent  pour  la  pelisse  de  nos  femmes, 

Ni  pour  les  bijoux  d'or  de  nos  filles. 

Mais  achetons-nous  des  barques  d'or  et  des  rames  d'argent, 

Puis  allons  voguer  vers  les  rives  du  Danube, 

Arrivons  jusqu'à  la  rive  de  Caregrod  ; 

Nous  avons  ouï  dire  qu'un  Pane  (seigneur)  y  demeure. 

Qui  paie  bien  ceux  qui  le  servent. 

Il  donne,  dit-on,  ducats  par  centaines,  un  harnachement. 

Cent  ducats  d'or  à  chacun,  puis  un  cheval  noir 

Puis  un  zoupan  (manteau)  doublé  de  satin. 

Puis  des  flèches  en  acier  bien  trempé,  et,  en  sus,  une  belle  fille. 

Ces  guerriers  cependant  n'étaient  pas  indifférents,  au  bruit 
de  leurs  exploits.  Dans  un  autre  Chant,  qui  est  aussi  le 
tableau  d'un  conseil,  avant  une  expédition,  Solop,  quoiqu'il 
avoue  n'y  voir  pas  plus  loin  que  le  bout  de  son  fusil  ou  le  tran- 
chant de  son  sabre,  émet  l'avis  qu'il  serait  plus  sûr  de  piller 
Trébizonde  et  Sinope  que  d'aller  jusqu'à  la  capitale  des  Otto- 
mans. Mais  l'attaman  lui  répond  : 

«  Celui  qui  ne  désire  rien  n'a  rien.  Que  le  Tartare  se  contente 
du  simple  pillage.  Le  Cosaque,  il  lui  faut  étonner  le  monde.  Et, 
s'il  y  avait  une  échelle  jusqu'au  ciel  et  un  escalier  jusqu'en 
enfer,  là  encore,  il  ferait  ripaille.  » 

Dans  la  période  de  leur  bon  accord  avec  les  Polonais, 
les  Cosaques  des  rives  du  Dnieper  ne  fournirent  pas  seule- 
ment d'utiles  contingents  à  l'armée,  en  temps  de  guerre. 
Ils  faisaient  la  police  des  steppes  et  des  confins  de  la  Pologne, 
contre  les  ravages  des  Tartares.  «  Voici  l'horizon  qui  s'em- 
brase de  l'incendie  des  villages,  dit  Charles-Edmond  Chojecki 
dans  la  Pologne  captive,  les  Tatars  (comme  les  Teutons, 
aujourd'hui),  chassent  devant  eux  des  milliers  de  prisonniers 
polonais,  les  mains  liées  derrière  le  dos  ;  l'air  retentit  des 
lamentations  des  femmes,  des  enfants  et  des  vieillards.  Mais 
la  communauté  des  Zaporogues  s'est  élancée  sur  ses  coursiers  ; 
elle  se  précipite  comme  un  ouragan  à  travers  le  steppe,  délivre 
les  captifs  et  jonche  le  sol  des  cadavres  ennemis.  »  Ces  incur- 
sions des  Tartares  étaient  devenues,  à  un  certain  moment, 
d'une  fréquence  intolérable.  Quelques  seigneurs  polonais  des 
frontières  organisèrent  des  escadrons  zaporogues  de  deux  à 
trois  cents  hommes.  Ils  parcouraient,  à  bride  abattue,  le 
steppe,  même  dans  l'obscurité  de  la  nuit,  et,  le  jour  venu,  ils 


566  LA     REVUE     DE    PARIS 

se  reposaient  au  fond  des  ravins  ;  ils  échappaient  ainsi  à  la 
vigilance  de  l'ennemi.  Parfois,  ils  lui  arrachaient  son  butin, 
parfois  ils  lui  coupaient  toute  communication  avec  les  colonies 
de  la  Pologne.  ((  Cette  manière  de  combattre,  dit  Alexandre 
Chodzko,  s'appelait  cosaqiier  :  se  mettre  à  l'alTût  sur  le  passage 
de  l'ennemi.  » 


III 


Le  Cosaque  à  cheval,  il  semble  que  ce  fût  un  homme^  auquel 
il  avait  poussé  des  ailes.  C'est  l'idée  que  les  Cosaques  avaient 
d'eux-mêmes,  puisque,  dans  le  poème  de  celui  qui  voulait 
vendre  le  sien  pour  boire,  le  rapide  animal  lui  rappelle  qu'il  a 
franchi  d'un  bond  le  Danube  sans  mouiller  ses  sabots.  C'est 
cette  impression  de  vol,  sans  presque  toucher  terre,  qu'en 
donne  Victor  Hugo,  dans  son  Mazeppa  : 

Tous  ses  membres  liés 
Sur  un  cheval  fougueux,  nourri  d'herbes  marines, 
Qui  fume  et  fait  jaillir  le  feu  de  ses  narines, 

Et  le  feu  de  ses  pieds. 

Leur  course,  comme  un  vol,  les  emporte,  et,  grands  chênes. 
Villes  et  tours,  monts  noirs,  liés  en  longues  chaînes. 
Tout  chancelle  autour  d'eux. 

Byron,  dans  son  poème  sur  le  même  héros,  nous  rend  égale- 
ment sensible  le  galop  effréné  de  l'animal  qui  emporte,  enchaîné, 
le  malheureux  page  du  roi  Jean-Casimir. 

«  En  avant  !  en  avant  !...  raconte-t-il.  Mon  souffle  était 
épuisé...  Je  ne  vis  point  de  quel  côté  le  coursier  se  dirigeait, 
c'était  au  point  du  jour  ;  le  coursier  m'emporte  !...  en  avant, 
toujours  en  avant,  il  vole... 

«  Nous  fendions  les  airs  comme  ces  météores  qui  traversent 
les  cieux,  quand  la  nuit  est  venue... 

«  Il  était  (le  cheval),  d'une  race  sauvage,  aussi  agile  que  le 
daim  des  montagnes,  et  il  fuyait  plus  vite  que  la  neige  éblouis- 
sante qui  tombe  devant  la  porte  du  laboureur  qu'elle  empri- 
sonne dans  sa  chaumière.  Toujours  plus  ardent,  plus  épouvanté. 


LES    COSAQUES    ET     LA    LITTÉRATURE  567 

il  était  aussi  furieux  qu'un  enfant  qui  éprouve  un  refus,  et 
plus  irrité  qu'une  femme  que  le  dépit  a  mise  hors  d'elle- 
même... 

((  La  terre  fuyait,  les  cieux  roulaient  autour  de  moi...  » 
Par  ces  fragments  de  poèmes  que  l'on  peut  retrouver  dans 
sa  mémoire,  cette  image  du  Cosaque  sur  son  coursier  buvant 
l'espace  nous  est  assez  familière.  Avec  l'ivresse  du  combat, 
ce  qui  attirait  encore  le  Cosaque  à  son  métier  c'était  aussi 
l'ivresse  de  la  vélocité,  cette  ivresse  qui  supprime  aujourd'hui 
pour  l'automobiliste  et  l'aviateur  la  notion  même  du  danger. 
Mais  il  y  a  une  autre  image  du  Cosaque,  moins  présente  à  nos 
esprits,  et  qui  a  surgi  dans  deux  vers  du  poème,  cité  plus  haut  : 
«  Achetons-nous  des  barques  d'or  et  des  rames  d'argent,  puis 
allons  voguer  sur  les  rives  du  Danube  !  »  C'est  l'image  du 
Cosaque  navigateur.  C'est  celle  qui  a  retenu  les  méditations 
de  Jules  Slowacki,  et  lui  a  inspiré  son  poème  Zmiya. 

Jules  Slowacki,  classé  entre  Mickiewiez  et  Sigismond  Kra- 
zinski  au  nombre  des  trois  grands  poètes  romantiques  de  la 
Pologne,  ne  se  rattachait  pas  aux  Cosaques  par  l'hérédité, 
comme  Michel  Czajkowski.  Mais  il  a  été,  selon  M.  Gabriel  Sar- 
razin,  une  sorte  de  Cosaque  de  la  pensée.  «  Il  n'y  eut  jamais, 
dit-il,  de  cavalier  du  Rêve  plus  incroyable.  Les  affinités  de 
son  tempérament  sont  manifestes  avec  celui  de  certains  Polo- 
nais du  Sud,  mêlés  sans  cesse  aux  Cosaques  et  sur  lesquels 
ceux-ci  déteignirent.  Il  représente,  ajoute-t-il,  dans  le  Rêve,  ce 
que  de  tels  compagnons,  deux  fois  pétris  par  l'histoire  et  sortis 
du  même  moule  avec  des  particularités  si  typiques  et  si  riches 
avaient  représenté  dans  la  Vie  :  c'est-à-dire  la  fantaisie  et 
l'aventure  effrénées.  Slowacki  fut  l'imagination  lancée  au 
triple  galop  dans  son  steppe  idéal,  ivre  des  symphonies  féeri- 
ques qu'il  y  entendait.  » 

Son  poème  Zmiya  est  tout  imprégné  d'influence  byronienne. 
Zmiya,  le  chef  cosaque,  dont  le  nom  signifie  vipère,  est  un 
personnage  de  la  lignée  du  Corsaire,  du  Giaour,  de  Lara.  Il  est 
Turc  et  l'a  caché  aux  Zaporogues,  sans  s'inquiéter  de  ses  ori- 
gines ni  de  son  passé,  et  dont  il  est  devenu  le  chef.  Son  père  a 
été  étranglé  par  un  pacha,  favori  du  sultan.  La  vengeance  l'a 
poussé  dans  la  sicz,  dans  le  campement,  et,  par  extension,  la 


568  LA     REVUE     DE     PARIS 

troupe  des  Zaporogues.  Il  est  devenu  leur  attaman.  Il  habite 
un  château  merveilleux  dans  les  îles  marécageuses  du  Dnieper, 
entourées  de  roseaux,  Czertomelik,  le  château  du  Diable.  Il  a 
des  accointances  avec  la  Roussalka  du  fleuve,  avec  la  fille  du 
pope,  Xéni,  la  pleureuse  des  morts,  dont  il  a  eu  un  enfant,  et 
il  aime  surtout  Zulime,  la  sultane  favorite  du  pacha,  meurtrier 
de  son  père,  qu'il  est  venu  lui  enlever  dans  son  harem.  Il  doit 
à  tout  prix  dissimuler  son  identité  à  ses  Zaporogues,  chrétiens- 
uniates  ou  chrétiens-orthodoxes,  qui  ne  lui  pardonneraient  pas, 
s'ils  découvraient  qu'il  est  musulman.  Mais  sa  duplicité  réussit 
d'autant  mieux  à  les  tromper  là-dessus  qu'il  les  tient  constam- 
ment en  haleine,  en  multipliant  leurs  razzias  sur  les  Turcs.  Il 
les  entraîne  sur  le  Dnieper,  dans  leurs  étroites  et  longues 
barques  de  cuir  ou  de  bois  peint  en  noir,  poussant  parfois 
devant  elles,  s'il  s'agit  de  briser  les  chaînes  de  fer  tendues  aux 
bouches  du  fleuve  pour  leur  barrer  le  passage,  toute  une  flot- 
tille de  troncs  d'arbres  qui  font  bélier.  Et,  tout  en  raPiant,  les 
corsaires  entonnent  le  chant  des  czajki,  des  barques. 

«  Bien  loin,  bien  loin  est  la  mer  Noire,  où  les  czajki  se 
baignent  dans  l'écume.  Mettons  le  feu  au  Bosphore  comme 
aux  roseaux  de  nos  rivages.  Il  est  beau  de  voir  brûler  les  plaines 
et  les  buissons  ;  mais  quel  magnifique  incendie  que  celui  d'une 
immense  forêt  de  mâts,  d'une  forêt  de  minarets.  Vive  le  bruit 
des  czajki  !  Vive  le  bruit  des  flots  ! 

«  Oh!  le  Kosak  est  le  roi  de  la  vague  azurée...  Hourrah! 
en  avant  !  hourrah  !  en  avant  !  Avec  notre  hetman,  hourrah  ! 
en  avant  !  » 

Et  le  chant  dit  l'agilité  de  la  czajka,  noire  comme  l'hiron- 
delle, légère  comme  elle  ;  elle  vole  et  rase  les  joncs  ;  elle  défie 
en  vitesse  les  corneilles  marines.  Si  elle  est  vide,  en  ce  moment, 
elle  reviendra  bien  remplie,  et,  au  retour,  le  vin  coulera  dans 
les  cristaux  de  Venise.  «  Les  frères  vivants  boivent  à  la  mémoire 
des  frères  morts.  Vive  le  bruit  des  czajki  !  vive  le  bruit  des 
flots!  » 

Bientôt  les  galères  turques,  dans  le  Bosphore,  flambent. 
Tout  le  faubourg  de  Péra  est  en  feu.  Un  émir  accourt  vers 
Zmiya,  précédé  d'un  drapeau  blanc. 

«  —  Que  me  veut  ton  maître,  émir? 

«  —  Le  fils  du  soleil,  le  frère  de  la  lune... 


\ 


LES     COSAQUES     ET    LA    LITTÉRATURE  569 

«  —  Oh  !  Oh  !  votre  vieux  sultan,  ce  frère  de  la  lune... 

Et  l'attaman  énumère  fièrement  les  présents  qu'il  exige 
contre  la  promesse  de  sa  retraite. 

«  —  Avant  tout  la  cerkiew^,  »  dit-il,  pieusement.  Pour  la 
cerkiew  de  la  sicz,  il  lui  faut  un  tableau  miraculeux  de  la  Vierge, 
détenu  par  les  Turcs.  Son  visage  verse  de  vraies  larmes  Plongé 
dans  la  mer,  il  la  met  en  courroux  et  il  ne  l'apaise  que  lorsque 
les  vaisseaux  des  païens  y  sont  engloutis.  Ce  n'est  pas  que 
Zmiya  se  soucie  beaucoup  de  ces  merveilles.  Mais  il  doit 
ménager  les  croyances  de  ses  compagnons.  «  Le  tableau  est 
pour  le  pope.  »  Il  stipule  ensuite  une  piastre  d'or  pour  chacun 
de  ses  soldats.  «  Le  Dnieper  ne  coule  pas  sur  un  sable  d'or. 
Comme  nous  le  labourions  tout  entier  de  notre  flotte,  en  lui 
demandant  :  «  Dnieper,  ton  lit  contient-il  de  l'or?»  en  réponse, 
il  a  porté  nos  czajki  sur  la  mer  Noire  et  les  a  poussés  jus- 
qu'aux portes  de  Caragrod^,  en  disant  :  «C'est  là  qu'il  y  a  de 
l'or.  »  Pour  lui,  il  demande  la  démolition  d'une  aile  du  palais 
du  sultan.  Chaque  soldat  en  emportera  une  pierre  qu'il  jettera 
plus  tard  sur  son  tombeau.  La  hauteur  de  ton  du  pirate  envers 
l'envoyé  du  Grand  Seigneur  donne  une  assez  belle  mesure  de 
la  fierté  des  Zaporogues  et  de  leur  dédain  de  leurs  ennemis. 

Mais  parfois  les  galères  turques  se  jettent  à  la  poursuite  des 
czajki,  en  route  vers  la  Sicz.  Dans  leur  chant  du  retour  des 
barques,  les  rameurs  en  raillent  les  dimensions.  «  Il  est  fou,  ce 
vieux  sultan,  de  construire  de  si  grandes  galères...  elles  ne 
peuvent  lutter  de  vitesse  avec  les  czajki  :  lorsqu'elles  nous 
poursuivent  à  pleines  voiles,  nous  nous  jetons  du  côté  des 
écueils,  et,  souvent,  dans  la  poursuite,  le  navire  se  brise  à  leurs 
bancs  de  sable,  et  résonne  comme  une  coupe  de  verre.  »  Si 
la  coque  de  la  galère  tient  bon,  elle  n'en  est  pas  moins  enlisée. 
a  La  czajka  tremblante  incline  son  cou,  plonge  dans  l'onde, 
s'élance  hors  des  flots  et  le  Kosak  est  vivant,  et  la  czajka 
vivante.  Ils  volent.  »  Et  c'est  l'abordage,  dans  les  fumées  du 
canon,  c'est  la  tuerie  sur  le  pont,  c'est  la  victoire. 

Maintenant  lesKosaks  jouissent  des  fruits  de  leurs  prouesses. 
Ils  boivent  l'hydromel  dans  les  villes  et  jusque  dans  Kiew,  la 

1.  L'église. 

2.  Caragrod,  ville  de  C?sar,  Constantinople. 


570  ),A     l'.EVlE     DE     PAHIS 

sainte.  <*  La  mer,  en  elîet,  chantent-ils,  est  le  champ  qu'ense- 
mence le  Kosak  :  au  printemps,  quand  arrive  la  récolte,  les 
piastres  brillent  à  plein  sac,  comme  des  feuilles  jaunes.  Elles 
sont  venues,  elles  s'en  iront  ;  mais  riche  seigneur  pendant 
six  mois,  tout  Kosak  devient  voïévode.  »  Si  la  misère  fait  mine 
d'approcher,  le  Kosak  a  la  pêche  pour  y  parer,  et  la  reprise  de 
l'aventure.  «  Aussi,  allirme-t-il,  les  flots  auront  détruit  nos 
îles,  avant  que  le  Kosak  touche  la  charrue  et  se  vende  à  prix 
d'or... 

«  Oh  !  on  ne  verra  pas  le  Zaporogue  vendre  sa  liberté...  » 
Que  Slowacki  ait  utilisé  des  légendes  locales,  survivantes 
dans  les  populations  de  l'Ukraine,  qui  y  restèrent  après  la 
déportation  dans  l'intérieur  de  la  Russie  des  Cosaques  profes- 
sionnellement militaires,  ou  qu'il  ait  eu,  aidé  de  rares  docu- 
ments, la  divination  de  l'àme  des  corsaires  zaporogues,  il  en 
interprète  avec  une  rare  intensité,  dans  ces  chsjats  qu'il  leur 
attribue,  la  virile  allégresse  dans  le  combat,  l'altier  mépris  de 
l'ennemi,  la  fougue  audacieuse,  l'inflexible  indépendance, 
l'ardeur  à  l'orgie  après  le  danger  surmonté  et  surtout  l'épa- 
nouissement de  tout  l'être  dans  le  mouvement,  dans  la  vitesse, 
dans  la  course  vertigineuse.  Ces  Cosaques  en  barque  sont  aussi 
avides  de  triompher  des  lois  de  l'inertie  que  les  Cosaques 
à  cheval.  Seulement,  au  lieu  de  leur  cheval,  c'est  leur  czajka 
qui  leur  donne  des  ailes.  Comme  on  ne  goûte  la  plénitude  de 
la  vie  que  dans  la  plus  haute  exaltation  des  énergies,  quel  qu'en 
soit  le  moyen,  cette  frénésie  de  la  vitesse  pour  le  Cosaque, 
soit  rameur,  soit  cavalier,  était  l'état  de  suprême  béatitude. 
On  conçoit,  dès  lors,  tout  l'attrait  exercé  par  le  métier  des 
armes  sur  les  hommes  des  rives  du  Dnieper,  et  leur  aversion 
pour  toute  autre  condition  qui  les  excluait  de  cette  vie 
intense. 

Même  après  l'abolition  de  ces  courses  sur  l'eau  et  de  ces 
chevauchées  qui  passionnaient  les  plus  mâles  enfants  du, 
steppe,  la  nostalgie  en  demeura  dans  le  pays.  D'authentiques 
seigneurs  polonais  avaient  terres  et  châteaux  en  Ukraine,  en 
même  temps  qu'en  Pologne.  Et  l'esprit  aventureux  en  avait 
pénétré  quelques-uns  autant  que  l'esprit  polonais.  Ce  fut  au 
moins  le  cas  du  comte  Wenceslas  Rzewuski.  Il  se  fit  cosaque,, 
à  la  révolution  de  1831,  après  avoir  été,  chez  les  Arabes,  une 


LES     COSAQUES    ET    LA     LITXÉRATURE  571. 

sorte  d'émir.  Mickiewicz  l'a  chanté  dans  son  poème  Faris  ou 
le  Chevalier.  Et  c'est  aussi  la  frénésie  de  parcourir  l'espace 
à  bride  abattue  qui,  pour  Wenceslas  Rzewuski,  constitue  le 
charme  enivrant  de  la  vie  qu'il  a  adoptée  : 

((  Qu'il  est  heureux  l'Arabe,  lorsqu'il  s'élance  sur  son  cour- 
sier, du  haut  d'un  rocher  dans  le  désert,  lorsque  les  pieds  de  son 
cheval  s'enfoncent  dans  le  sable  avec  un  bruit  sourd,  comme 
l'acier  rouge  qu'on  trempe  dans  l'eau  !  Le  voilà  qui  nage  dans 
l'océan  avide  et  coupe  les  ondes  sèches  de  sa  poitrine  de  dau- 
phin. Plus  vite  et  plus  vite,  déjà  il  effleure  à  peine  la  surface 
des  sables,  déjà  il  s'élance  dans  un  tourbillon  de  poussière.  Il 
est  noir,  mon  coursier,  comme  un  nuage  orageux.  Il  étale  au 
vent  sa  crinière,  et  ses  pieds  blancs  jettent  des  éclairs. 
Forêts,  montagnes,  place,  place  !  » 

Ce  personnage  a  séduit  aussi  Jules  Slowacki.  Il  lui  a  inspiré 
sa  Douma  de  Wenceslas  Rzewuski.  En  Ukraine,  on  appelle 
douma  tout  chant  historique  ou  légendaire  sur  les  hauts  faits 
des  aïeux,  parce  qu'il  était  destiné  à  être  dit  devant  une 
assemblée. 

Quittant  le  désert  et  une  jeune  fille  qui  l'aimait,  il  lui  prit 
le  poignard  dont  elle  voulait  se  tuer,  et  lui  dit  :  «  Vis  de  longues 
années.  Adieu,  fille  du  désert,  ton  poignard  me  mettra  au  tom- 
beau. »  Revenu  à  la  demeure  de  ses  ancêtres,  il  la  trouva 
déserte,  et  ses  amis  disparus.  Un  jour,  un  messager  arriva  de 
Varsovie,  criant  :  «  Le  pays  se  soulève  !  » 

«  Aussitôt  l'émir  Rzewuski  s'élance  dans  les  sentiers  des 
steppes,  et,  derrière  lui,  sur  leurs  chevaux,  des  Kosaks  turcs 
vêtus  de  rouge  et  de  blanc,  glissaient  au  milieu  des  steppes,  à 
travers  les  tristes  sépulcres  du  passé. 

«  Les  Kosaks  de  l'émir,  quand  ils  errent  dans  les  bruyères, 
savent  chanter  en  chœur  un  chant  triste  et  sauvage.  L'écho 
du  tertre  des  steppes  renvoie  ce  chant  qui  dit  :  Ho  1  hourrah  1 
notre  émir  !   » 

Un  ordre  mal  compris  amena  la  retraite  de  la  cavalerie  polo- 
naise, à  la  bataille  de  Daszow,  d'où  Rzewuski  se  retira  le 
dernier,  mais  non  sans  avoir  fait  merveille  puisque  «  les  brèches 
sont  nombreuses  au  tranchant  de  son  sabre,  comme  les  perles 
dans  un  chapelet  ». 

Il  se  réfugia  dans  une  cabane,  a  II  s'endormit  profondément,. 


5  72  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  la  lutte  J'avait  épuisé.  Un  paysan  payé  par  le  czar  le  tua 
dans  son  sommeil,  et,  de  ses  mains  tremblantes,  enfonça  dans 
la  poitrine  de  l'émir  le  poignard  de  la  jeune  fille  jusqu'au 
manche  doré. 

«  Oh  !  pourquoi  donc,  émir,  n'avoir  pas  rendu  le  poignard 
à  la  jeune  fille  du  désert,  lorsqu'elle  voulait  se  tuer?  Aujour- 
d'hui elle  dort  dans  les  flots,  mais  son  présent  fatal  restera  à 
jamais  dans  ton  cœur.  » 

La  fin  du  gentilhomme  polonais  devenu  cosaque  est 
encore  plus  belle  dans  la  réalité  que  dans  la  fiction  de  Jules 
Slowacki.  On  raconte  qu'il  se  perdit  dans  la  mêlée,  à  Daszow. 
On  ne  retrouva  point  son  corps  parmi  les  morts.  Il  ne  resta  de 
lui  aucune  trace.  Sa  disparition  mystérieuse  donna  naissance 
à  des  légendes  qui  coururent  l'Ukraine  :  sa  cavale  Guldia  l'a 
soustrait  à  la  mort,  et  l'a  emporté  au  plus  profond  des  plaines, 
et  peut-être  dans  l'invisible,  jusqu'au  milieu  des  milices 
célestes. 

Mazeppa,  tragédie  en  cinq  actes  en  vers  de  Slowacki,  ne 
tient  à  la  vie  cosaque  que  par  le  nom  de  son  principal  person- 
nage. L'entrée  du  page  du  roi  Casimir  dans  le  steppe  où  il 
tombera,  déchiré  dans  tout  son  corps  et  à  l'agonie,  mais 
comme  dit  Victor  Hugo,  en  exagérant,  d'où  il  se  relève  roi, 
se  passe  hors  de  la  pièce  et  lorsqu'elle  est  finie.  Mais,  si  son 
étrange  aventure  a  intéressé  Slowacki  jusqu'à  lui  fournir 
matière  à  une  tragédie,  c'est  donc  une  preuve  de  plus  du  lien 
étroit  des  choses  cosaques  et  de  la  littérature  polonaise.  En 
outre  cette  tragédie,  que  l'on  représentait  récemment 
encore  en  Pologne,  et  qui  est  une  reprise  de  la  situation  de  la 
Phèdre  de  Racine,  la  renouvelle  entièrement,  par  des  traits  de 
noblesse  d'âme  et  de  délicatesse  psychologique  auxquels,  si 
étonné  qu'on  en  soit.  Racine  n'a  point  pensé. 

Mazeppa,  sorte  de  Chérubin  à  peine  plus  âgé  que  celui  de  Beau- 
marchais, galant  et  chevaleresque  comme  un  de  ces  blondins 
qui  ont  introduit  tant  d'entrain  à  la  jeune  cour  de  Louis  XIV, 
s'enflamme  d'amour  pour  Amélie,  seconde  femme  du  Palatin 
chez  qui  il  a  accompagné  le  roi.  A  la  vérité,  son  amour  est  un 
caprice  plus  qu'une  passion  profonde. La  passion  profonde  pour 
Amélie,  c'est  le  fils  du  Palatin  qui  l'éprouve,  son  beau  fils 
Zbigniew%  l'Hippolyte  de  cette  Phèdre  polonaise.  Et  Zbigniew 


LES    COSAQUES    ET    LA     LITTÉRATURE  5  73 

qui  dissimule  son  amour  et  le  maîtrise  au  point  de  le  laisser 
ignorer  même  à  sa  belle-mère,  le  révèle  à  Mazeppa,  dans  toute 
sa  ténébreuse  ardeur,  en  le  sommant  de  lui  rendre  raison  de 
l'outrage  qu'il  lui  a  infligé  la  nuit,  en  cherchant  à  s'introduire, 
chez  elle,  par  sa  fenêtre.  C'est  le  roi  qui  a  tenté  ce  méfait.  Mais 
c'est  Mazeppa  qui  en  est  soupçonné.  Et,  pour  tirer  son  roi 
d'un  mauvais  pas,  il  assume  le  soupçon  qui  pèse  sur  lui.  A  la 
fureur  qui  anime  Zbigniew,  Mazeppa  comprend  quel  amour 
désespéré  le  torture.  Une  tendre  et  pitoyable  amitié  le  saisit 
pour  le  malheureux.  Il  lui  propose  cette  amitié  :  Zbigniew 
insiste  pour  se  battre  en  le  piquant  sur  le  point  d'honneur. 

«  Mazeppa.  —  Jeune  homme,  quand  vous  aurez  appris  à 
connaître  le  monde,  vous  saurez  que,  souvent,  la  perte  de 
l'honneur  ou  du  sang  est  nécessaire  pour  sauver  les  personnes 
qui  nous  sont  chères.  —  Vous  n'avez  encore  passé  par  aucune 
épreuve,  vous...  et  pourtant  vous  vous  trouvez  aujourd'hui 
dans  une  position  où  la  personne  qui  vous  est  la  plus  chère 
au  monde  repose,  non  pas  tant  sur  un  courage  tapageur  ou 
sur  la  force  de  vos  armes  que  sur  la  prudence...  Le  véritable 
courage  consiste  à  avoir  le  cœur  en  feu  et  le  visage  froid  comme 
la  glace,  et  à  emporter  avec  soi  son  secret  au  tombeau. 

«  Zbigniew.  —  Je  n'ai  aucun  secret  à  cacher,  monsieur. 

«  Mazeppa.  —  Alors,  je  puis  me  tromper.  Chacun  a  reçu 
du  sort  un  calice  plus  ou  moins  amer  ;  et  pour  moi,  je  plains 
surtout  ceux-là  qui  se  rongent  le  cœur  par  un  supplice  de  tous 
les  jours.  Je  me  suis  senti  pris  de  tristesse,  en  apercevant,  dans 
le  brouillard  sombre  du  destin,  deux  êtres  qui  souffrent  sans 
gémir,  sans  parler,  bouche  close,  et  qui  ayant  le  cœur  plus 
sanglant  que  celui  du  Christ,  ne  peuvent  que  dire  «  Hélas  !  » 
et  sont  forcés  d'ajouter  :  «  Hélas,  à  jamais  !  «  Je  ne  suis  qu'un 
enfant  étourdi,  mais,  en  voyant  une  pareille  destinée,  j'ai  senti 
dans  mon  cœur  une  grande  et  sincère  souffrance  et  beaucoup 
de  pitié,  et  je  me  dévouerais.  » 

Mazeppa  décide  enfin  Zbigniew  à  accepter  son  amitié,  à 
fuir  l'impossible  amour  qui  l'obsède,  à  courir  avec  lui  par  le 
monde.  Cependant,  étourdi  autant  que  généreux,  il  est 
retombé  à  ses  velléités  de  bonne  fortune  avec  Amélie...  Il 
s'est  introduit  dans  sa  chambre  vide,  dissimulé  dans  son 
alcôve. 


574  LA     HEVUE     DE     PARIS 

Il  assiste  ainsi,  invisible,  à  la  scène  d'amour  la  plus 
chaste  et  la  plus  frémissante  de  douleur  qui  ait  peut-être 
jamais  été  écrite.  C'est  cette  scène  où  l'on  conviendra  sans 
doute  que  la  Phèdre  polonaise  dépasse  celle  de  Racine  en 
délicatesse  et  en  noblesse  de  cœur.  Zbigniew  fait  ses  adieux  à 
Amélie.  Elle  entend  le  chant  des  rossignols  ;  les  larmes  lui  en 
viennent  aux  yeux.  Oh  !  elle  est  bien  malheureuse.  Elle  ne 
désire  rien  ici-bas,  pourtant  elle  n'est  pas  heureuse.  Tout  à 
l'heure,  quand  elle  était  avec  Zbigniew,  sous  le  hêtre,  il  lui 
semblait  entendre  sonner  une  heure  terrible  dans  les  ténè- 
bres. 

«  —  Mais,  —  demande-t-elle  à  Zbigniew,  —  vous  partez 
pour  revenir? 

«  Zbigniew.  —  Non,  ma  mère. 

((  Amélie.  —  Non,  alors  vous  ne  reviendrez  plus  jamais? 

«  Zbigniew.  —  Jamais  !  non  jamais  1  jamais  ! 

«  Amélie.  —  Vous  répétez  cela  d'une  voix  plaintive  comme 
un  oiseau  qui  n'a  appris  qu'un  seul  mot,  et  qui  le  dit  sans 
comprendre... 

«  Zbigniew.  —  0  ma  mère,  adieu  ! 

((  Amélie.  —  Venez  ici  !  mettez-vous  à  genoux,  là  :  pourquoi 
me  dire  si  tristement  adieu?...  Et  vous  me  dites  que  c'est 
pour  toujours  !  Je  ne  vous  comprends  pas.  Venez  ;  votre  front 
est  glacé. 

«  Zbignitw,  à  genoux.  —  Ma  mère,  ô  ma  mère,  pitié  ! 

«  Amélie.  —  Taisez-vous  !  taisez-vous  !  je  vous  comprends 
maintenant.  Vous  êtes  là  devant  moi.  Vous  êtes  tombé  d'une 
manière  effrayante...  Dieu  puisse  me  protéger  !...  Je  n'ai  rien 
à  vous  donner,  que  des  larmes.  Je  souffre  autant  que  vous. 
Retirez-vous. 

«  Zbigniew.  —  Un  peu  de  pitié  !... 

«  Amélie.  —  Rien  que  des  larmes...  Quelle  souillure  pour 
mon  âme  innocente  de  parler  avec  vous,  comme  si  je  devinais 
votre  pensée  !  Je  ne  veux  rien  examiner.  Je  prierai  toujours 
Dieu  pour  vous.  Ne  craignez  rien  ;  nous  sommes  innocents... 
Je  vous  dis  un  éternel  adieu.  Je  suis  pauvre.  Je  n'ai  rien  à 
vous  donner,  que  des  larmes.  Votre  pureté  ne  sera  pas  ternie 
des  larmes  dont  je  vous  inonde,  penchée  au-dessus  de  vous. 
Vous  vous  en  souviendrez,  de  ces  larmes,  je  vous  en  prie  !  je 


LES    COSAQUES     ET    LA     LITTÉRATURE  575 

VOUS  en  prie  !  Souvenez-vous-en  bien  de  ces  larmes,  —  et  de 
moi.  » 

Le  Palatin,  sorte  d'Othello  qui  se  berne  lui-même,  et  ne 
soupçonne  que  Mazeppa,  le  sachant  dans  l'alcôve,  l'y  fait 
murer.  Zbigniew,  trompé  sur  la  loyauté  de  son  ami,  par  les 
apparences,  consent  à  ce  châtiment.  Mais  le  roi  intervient  et 
fait  délivrer  son  page.  Dans  un  nouveau  combat  singulier, 
Zbigniew,  revenu  de  sa  nouvelle  erreur  sur  Mazeppa,  se  blesse 
mortellement,  en  se  jetant  dans  les  bras  de  son  ami.  Amélie, 
assurée  par  Mazeppa  que  Zbigniew  l'aimait,  expire  de  douleur. 
C'est  alors  que,  bravant  même  le  roi  qui  attaque  son  château, 
le  Palatin  fait  saisir  Mazeppa  par  ses  serviteurs.  Il  est  lié, 
comme  on  sait,  sur  une  cavale  sauvage  ;  elle  l'emporte  et 
expire  sous  lui,  au  fond  du  steppe  où  les  Cosaques  l'ont 
recueilli,  et,  par  la  suite,  en  ont  fait  leur  chef. 


IV 


Cette  élévation  à  l'autorité  suprême  d'un  homme  recueilli 
mourant  par  les  Cosaques,  quand  il  leur  eut  prouvé  sa  bra- 
voure et  sa  supériorité  intellectuelle,  n'a  rien  de  surprenant, 
malgré  les  apparences.  Mazeppa  était  un  jeune  homme  ins- 
truit parmi  les  Polonais,  dont  la  culture  approchait  assez  de 
la  nôtre,  en  ce  temps-là.  Son  savoir  fut  l'un  de  ses  titres  au 
commandement  suprême  qui  lui  fut  déféré  par  l'élection. 
Bohdan  Chmielnicki  a\ait  dû  déjà  une  bonne  part  de  son  pres- 
tige à  l'éducation  qu'il  avait  reçue  au  collège  de  Kiew  et  chez 
les  Jésuites  de  Galicie. 

Cependant,  vers  le  xvi^  siècle,  les  Cosaques  n'étaient  point 
aussi  dénués  de  culture  que  le  dit  Mérimée,  d'après  l'historien 
Kostamarow.  Quelques-uns  de  leurs  chefs  employaient  leur 
butin  à  se  constituer  d'importants  domaines  ;  ils  prenaient 
figure  de  seigneurs.  Par  imitation  des  seigneurs  polonais,  ils 
faisaient  donner  à  leurs  enfants  une  certaine  instruction. 
Cela  est  visible  dans  Tarass-Boulba  de  Nicolas  Gogol. 

Tarass-Boulba  a  mis  ses  deux  fils,  Ostap  et  André,  au  sémi- 
naire de  Kiew.  A  l'exemple  des  autres  chefs  cosaques,  il  avait 


576  LA     REVUE     DE    PARIS 

tenu  à  ce  qu'ils  fissent  leurs  classes,  quoiqu'il  espérât  bien 
qu'une  fois  hors  de  l'école,  ils  oublieraient  tout  ce  qu'on  leur 
avait  enseigné. 

«  Vous  voulez  des  gâteries?  dit-il  au  plus  jeune  qui  lui 
paraît  moins  rude  que  son  aîné.  Je  sais  quelles  gâteries  il 
vous  faut  ;  les  steppes  et  un  bon  cheval  !  Voilà  vos  gâteries  ! 
Puis,  vous  voyez  ce  sabre?  Voilà  votre  mère  !  Mais  tout  ce 
qu'on  vous  a  fourré  dans  la  tête  dans  vos  séminaires,  tous  ces 
livres,  toutes  ces  grammaires,  ces  philosophies,  ces  b-a-ba, 
c-a-ca,  tout  cela  c'est  de  la  frime,  et  je  crache  dessus.  » 

Ne  dirait-on  pas  quelque  riche  fermier,  d'il  y  a  une  cinquan- 
taine d'années,  qui  a  envoyé  ses  enfants  au  collège,  parce 
qu'il  se  le  devait,  pour  se  faire  honneur  de  sa  richesse,  mais 
qui  ne  les  mettait  pas  moins,  une  fois  grands,  à  la  charrue? 

Le  plus  souvent  l'attaman  n'était  qu'un  sabreur  plus  intré- 
pide et  plus  avisé  que  ses  compagnons.  C'est  pourquoi  il  lui 
était  adjoint  un  auditeur  général  ou  écrivain.  Ce  dignitaire 
était  l'orateur  des  siens  dans  les  négociations  avec  les  étran- 
gers ;  il  écrivait  les  transactions  passées  avec  le  roi  ou  la  diète 
de  Pologne  ;  il  tenait  la  liste  des  Cosaques  enregistrés.  Le  roi 
de  Pologne  avait  intérêt  à  trouver  toujours  prêt  à  se  lancer  en 
campagne  un  contingent  de  ces  guerriers.  Mais  il  avait  intérêt 
aussi  à  ce  que  ce  contingent  ne  grossît  pas  à  l'excès.  Pour  le 
contenir  dans  de  justes  limites,  le  roi  de  Pologne  Etienne 
Bathoriy  avait  voulu  le  fixer  à  6  000  hommes.  Cela  ne  faisait 
pas  l'alïaire  des  populations  russiennes  où  l'honneur  d'être 
Cosaque  était  si  ardemment  recherché,  tant  par  passion  de 
la  guerre  que  par  aversion  du  servage  dont  le  métier  des  armes 
dans  le  corps  régulier  des  Cosaques  affranchissait.  L'opposi- 
tion de  la  Pologne  à  un  accroissement  de  ce  contingent  de 
6  000  hommes  que  Chmielnicki  voulait  porter  à  20  000  et 
même  à  50  000  fut  l'une  des  causes  de  la  guerre  qu'il  mena 
contre  elle,  pendant  près  de  dix  ans.  Chmielnicki  n'eut  qu'à 
tolérer,  à  cette  occasion,  la  prise  d'armes  des  paysans  russiens, 
exclus  des  corps  cosaques,  pour  voir  son  armée  régulière 
renforcée,  à  un  moment,  de  près  de  200  000  partisans  ou 
hadamaks,  armés  de  leur  faux  emmanchée  en  long,  et  plus 
acharnés  que  ses  réguliers  au  carnage,  au  pillage  et  à  l'incendie. 

L'armée    cosaque,    ou    plutôt   la    confrérie   guerrière    des 


LES    COSAQUES    ET     LA    LITTÉRATURE  577 

Cosaques,  était  organisée  par  districts.  Chaque  régiment  était 
désigné  par  son  district  d'origine,  tels  nos  régiments  de  l'an- 
cienne armée  royale  distincts  entre  eux  par  le  nom  de  leur 
province.  Ils  étaient  subdivisés  en  sotnias  ou  centuries  com- 
posées des  hommes  d'un  ou  de  plusieurs  villages.  La  sotnia 
se  divisait  elle-même  en  kourènes  ou  escouades  formées 
des  hommes  d'un  même  hameau,  parfois  d'une  seule  famille. 
L'amour-propre  de  corps  était  très  vif  entre  les  régiments. 
Si  le  Cosaque  de  naissance,  homme  libre  et  guerrier  de  pro- 
fession, s'estimait  fort  au-dessus  du  laboureur,  asservi  et 
cantonné  dans  l'agriculture,  le  Zaporogue  jugeait  autant 
au-dessous  de  lui  les  autres  Cosaques  que  jadis  les  Spartiates 
le  faisaient  des  Lacédémoniens.  Et,  si  Chmielnicki  toléra  le 
concours  des  laboureurs,  occasionnellement  transformés  en 
hàidamaks,  il  n'eut  jamais  l'intention  de  les  laisser  s'élever 
au  rang  de  Cosaques. 

Il  n'y  avait  pas  de  constitution,  ni  de  législation,  dans  le 
steppe.  Il  n'y  avait  d'autre  règle  que  la  coutume.  Quand  il  y 
avait  lieu  à  délibération,  l'attaman  convoquait  les  Anciens 
au  cercle.  Cette  assemblée  en  plein  air  procédait  à  l'élection  du 
chef.  Elle  se  prononçait  par  acclamations  ou  dénégations  sur 
les  propositions  de  l'attaman.  L'ordre  intérieur  était  maintenu 
par  les  popes,  ou  orthodoxes  ou  uniates.  Et  encore  les  uniates 
étaient-ils  en  minorité,  puisque,  dans  leurs  incursions  en 
Pologne,  les  hàidamaks  s'en  prenaient  surtout  au  clergé  catho- 
lique. Et  Chmielnicki,  dans  une  des  rodomontades  dont  il 
prétendait  intimider  les  négociateurs  polonais,  les  menaçait 
de  marcher  jusqu'à  Rome,  d'y  prendre  le  pape  et  de  le  vendre 
au  Grand-Turc. 

La  conversion  des  Cosaques  au  christianisme  n'avait  pas 
éteint  leur  croyance  à  la  magie.  Les  sorcières  exerçaient  sur  eux 
grande  autorité.  Chmielnicki  en  avait  une  près  de  lui  et  usait 
de  ses  augures  pour  relever  le  moral  de  son  armée.  On  connaît, 
dans  Par  le  Fer  et  par  le  Feu,  l'enlèvement  d'Hélène  Kurcewicz 
par  Bohun,  l'un  des  lieutenants  de  Chmiolnickr,  qui  la  confie 
à  la  garde  de  la  sorcière  Hordyna.  Avant  d'arriver  au  Trou- 
du-Diable,  qui  est  l'antre  de  la  sorcière,  le  cortège  approche 
du  lieu  dit  le  Champ  des  Morts. 

Dès  qu'on  fut   à  mi-côte,  le  souffle   léger  de  la  brise  se 

l*''-  Octobre  1915.  9 


57  8  LA     REVUE     DE    PARIS 

changea  en  rafales.  Il  semblait  qu'on  discernait  de  lourds 
soupirs,  des  gémissements,  des  rires  et  des  pleurs,  et,  entre  les 
pierres,  de  hautes  silhouettes  noires.  Dans  les  ténèbres  scin- 
tillaient des  pointes  de  feu  ;  on  entendit  hurler. 

«(  — -  Des  loups?  —  murmura  un  jeune  Cosaque,  se  tour- 
nant vers  le  vieux  sous-officier. 

«  —  Non,  des  vampires,  —  répondit  l'ancien,  d'une  voix 
plus  basse  encore. 

«  —  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous  !  —  s'écrièrent-ils,  se 
découvrant  tous  et  se  signant.  » 

Les  chevaux  couchaient  l'oreille,  inquiets...  Hordyna,  tou- 
jours en  tête  du  cortège,  grommelait  quelque  diabolique 
oraison.  Enfin,  lorsqu'on  fut  au  versant  opposé,  elle  se  retourna 
vers  ses  compagnons  : 

t(  —  Voilà  qui  est  fini  !  Je  les  ai  tenus  à  distance  par  mes 
incantations...  et  je  vous  réponds  qu'ils  étaient  affamés  de 
chair  humaine.  » 

Un  peu  plus  tard,  elle  consulte,  sur  l'avenir  de  Bohun,  l'eau 
du  moulin.  Elle  la  regarde  fixement  bouillonner,  les  deux 
mains  sur  ses  oreilles,  et  dit  : 

«  —  Montre-toi  !  Dans  la  roue  de  chêne,  l'écume  blanche, 
le  clair  tourbillon,  qui  que  tu  sois,  bon  ou  mauvais  esprit, 
parais  !  ^> 

Il  y  a  aussi  une  scène  de  sorcellerie  dans  un  des  Contes 
cosaques  de  Czajkoski.  Le  jeune  comte  Orlenko  va  consulter 
la  Cygain,  la  Tsigane.  Le  chat  Maruszka,  et  un  coq,  avec  du 
feu  et  de  la  cire  sont  ses  auxiliaires  auguraux.  Efie  allume  un 
grand  feu,  au  milieu  de  son  antre  et  ordonne  :  «  Maruszka,  en 
avant  !  )>  Le  chat  décrit  un  cercle  autour  du  feu.  creusant  le 
sol  de  ses  griffes  et  miaulant  doucement.  La  Cygain  verse 
ensuite  de  la  cire  jaune  dans  une  poêle  qu'efie  fait  fondre  sur 
le  feu,  place  Orlenko  dans  le  cercle  magique,  inscrit  à  terre 
avec  sa  baguette  des  chiffres  de  forme  étrange,  puis  saisit  un 
flacon  au  hasard,  en  mêle  le  contenu  à  la  cire  fondue,  clignote 
des  yeux,  remue  la  tête,  tord  ses  lèvres,  et  tandis  que  le  coq 
chante  et  que  le  chat  se  réfugie  dans  un  coin,  elle  rend  au 
jeune  homme  un  oracle  horrifique,  où  il  y  a  de  l'amour,  du 
sang  et  sa  damnation. 


LES    COSAQUES    Eï     LA     LITTÉKATUIIE  5  79 


V 

La  vie,  cependant,  avait  sa  douceur,  en  Ukraine,  plus  spé- 
cialement sentie  par  ses  habitants  sédentaires,  exclus  des 
entraînements  fur'eux  de  l'aventure  et  de  la  guerre.  Dans  son 
uniformité  plate,  le  steppe  offrait  sa  poésie  de  l'étendue  sur 
laquelle  pouvait  errer  le  rêve  presque  à  l'infini.  C'était,  sous 
13  ciel,  le  domaine  de  la  solitude  et  du  silence.  A  la  belle  saison, 
s'enflaient,  ondulées  par  la  brise,  des  houles  et  des  houles  de 
hautes  herbes  que  les  fleurs  embaumaient,  jusqu'aux  extrêmes 
lignes  d'un  vaste  horizon.  Parfois,  de  la  masse  odorante  de  ces 
herbages,  un  aigle  prend  essor  et  monte,  tourne  dans  l'espace, 
guettant  sa  proie.  Et  quand  la  prairie  devient  rase  et  gri- 
sâtre, on  distingue,  légers  accidents  surgis  à  la  surface,  des 
sépultures  de  guerriers,  des  tumuli,  —  endormis  sous  le  vaste 
silence  qu'entre  coupe  parfois,  comme  un  roulement  sourd, 
le  galop  des  chevaux  sauvages. 

De  cette  invitation  au  rêve  qui  vaguait  dans  la  plaine 
illimitée,  naissaient  ces  ballades,  ces  récits  rimes  des  exploits 
guerriers,  assez  semblables  à  nos  complaintes  populaires,  que 
des  musiciens  ambulants  chantaient  à  travers  le  pays.  La 
nuance  mélancolique  des  airs  sur  lesquels  se  récitaient  plutôt 
que  se  chantaient  ces  effusions  lyriques  a  survécu  dans  plus 
d'une  œuvre  des  musiciens  russes  que  l'on  a  tant  goûtées,  à 
Paris,  les  années  d'avant  la  guerre.  Charles-Edmond  Chojecki, 
dans  la  Pologne  captive,  a  défini  très  heureusement  le  caractère 
de  ces  mélodies  rudimentaires  :  «  La  note  de  l'habitant  des 
steppes,  ne  rencontrant  aucun  obstacle,  glisse  sur  la  rosée  de 
la  plaine,  se  propage  au  loin,  s'effile  à  l'infini,  se  fond  dans 
l'espace,  sans  laisser  de  trace  après  elle.  De  là,  dans  un  tel 
chant,  ce  rappel  de  sons  perdus,  cette  mélancolie  qui,  dans  la 
solitude,  se  plaît  au  ressouvenir  des  douloureux  instants  de  la 
vie,  et  enfin,  ces  amères  voluptés  de  la  souffrance  s'enivrant 
d'elle-même.  » 

Cette  définition  ne  peut  s'appliquer  qu'aux  ballades  rela- 
tives à  la  vie  intime.  Les  ballades  guerrières,  ayant  à  exprimer 
les  joies  farouches  du  combat  dont  tout  bon  Cosaque  était 


580  LA     HEVUK     DE     PARIS 

avide,  se  distinguent  nécessairement  par  une  ardente  et  mâle 
allégresse.  Et  la  tristesse  dolente  qui  est  l'accent  dominant  des 
mélodies  domestiques  dont  Charles-Edmond  Chojecki  a  été 
particulièrement  frappé,  tient  à  la  solitude  du  cœur  imposée 
aux  femmes  par  la  vie  errante  et  aventureuse  des  Cosaques. 
Lorsque  Tarass-Boulba  va  emmener  ses  deux  garçons  à  la 
Sicz  des  Zaporogues  pour  les  faire  affilier  à  la  confrérie  des 
Cosaques  soldats,  à  peine  échappés  du  séminaire  de  Kiew,  et 
pour  les  débarrasser  au  plus  vite  du  frottis  d'instruction  qu'ils 
y  ont  reçu,  il  ne  laisse  pas  à  leur  mère  le  moindre  répit  pour 
exhaler  la  tendresse  dont  son  cœur  déborde  pour  eux. 

L'amour  de  son  mari  a  été  ardent  et  bref  comme  l'éclair.  A 
peine  en  a-t-elle  goûté  ton t^  la  saveur  que  le  rude  soudard  l'a 
abandonnée  pour  son  sabre,  sos  compagnons  et  les  orgies  de 
bière  et  d'eau-de-vie.  Durant  ses  courtes  apparitions  au  foyer, 
elle  en  a  reçu  plus  d'injures  et  même  de  coups  que  de  caresses. 
«  C'est,  dit  Nicolas  Gogol,  que  la  femme  était  un  être 
déclassé,  au  milieu  de  ce  ramas  de  guerriers  sans  famille, 
vivant  de  rapines  et  de  ripaille,  qui  donnait  à  la  Sicz  une 
physionomie  si  curieuse.  »  Et  les  mariages,  pour  les  Cosaques 
de  la  confrérie,  quand  ils  en  contractaient,  étaient  tardifs. 
«  C'était  regardé  comme  une  honte  pour  un  Cosaque  de  penser 
à  la  femme  et  à  l'amour,  avant  d'avoir  goûté  les  plaisirs  de  la 
guerre.  » 

Pour  ces  sabreurs  joyeux,  même  les  transes  de  la  sensibilité 
maternelle  n'existent  pas.  «  Lorsque  la  femme  de  Tarass- 
Boulba  vit  ses  fils  à  cheval,  elle  s'élança  vers  le  plus  jeune  dont 
le  visage  exprimait  le  plus  de  tendresse  ;  elle  saisit  l'étrier,  se 
suspendit  à  la  selle  et,  le  désespoir  dans  les  yeux,  s'empara  des 
mains  du  jeune  homme,  sans  vouloir  les  lâcher.  Deux  solides 
Cosaques  l'appréhendèrent  et  la  ramenèrent  à  la  maison.  » 
Le  vieux  Tarass-Boulba  était  bien  trop  impatient  de  s'assurer 
qu'en  ses  fils  revivaient  toute  sa  vaillance  impétueuse  et  sa 
vigueur  musculaire  pour  les  laisser  s'attarder  à  des  attendris- 
sements superflus.  A  leur  arrivée  du  séminaire,  au  lieu  de  les 
serrer  dans  ses  bras,  il  s'est  mis  d'abord  à  les  injurier  jusqu'à 
les  amener  à  un  pugilat  avec  lui.  Et,  comme  ils  lui  ont  montré, 
dans  la  lutte,  qu'ils  ont  bien  hérité  de  sa  force  et  de  son  âme 
cosaques,  il  les  étreint  de  tout  son  r  œur. 


LES      COSAQUES     ET     LA    LITTÉRATURE  581 


V 


Ce  fut  à  la  guerre  de  Crimée  que  l'on  vit  combattre,  pour  la 
dernière  fois,  des  Cosaques  libres  et  contre  les  régiments  de 
Cosaques  réguliers,  désormais  incorporés  à  l'armée  russe, 
depuis  le  xyiii^^  siècle.  Et  la  présence  de  ce  corps  de  volontaires 
dans  l'armée  turque,  dont  nous  n'étions,  après  tout,  que  les 
auxiliaires,  est  le  dernier  vestige  de  cette  amitié,  traversée 
de  si  furieuses  explosions  de  haine  mutuelle,  qui  a  lié  Cosaques 
et  Polonais. 

Michel  Czajkowski,  l'auteur  des  Contes  cosaques,  ainsi  qu'un 
certain  nombre  d'autres  gentilshommes  polonais,  n'avait  p^as 
hésité  à  faire  cause  commune  avec  les  Turcs.  Combattre  la 
Russie  était  encore,  alors,  servir  la  Pologne,  pour  ces  patriotes 
exaspérés.  Czajkowski  avait  formé  deux  légions  parmi  les- 
quelles il  avait  recruté  nombre  de  Cosaques  de  l'Ukraine.  Il 
les  commandait,  sous  le  nom  de  Sadyk-Pacha.  Mickiewicz, 
en\"oyé  en  mission  à  Constantinople  par  le  gouvernement 
français,  passa  sous  sa  tente  une  quinzaine  de  jours,  avant 
d'aller  contracter,  dans  la  capitale  du  sultan,  le  choléra  dont 
il  mourut.  Il  y  fut  témoin  des  fantasias,  des  chasses  et  des 
brillants  exercices  de  cavalerie,  dans  lesquels  les  Polonais  et 
les  Ukrainiens  rivalisaient  d'élan  et  d'adresse,  pour  se  préparer 
au  combat.  L'antique  fraternité  revivait  parmi  les  sotnias 
cosaques.  On  voyait,  comme  jadis,  les  chevaux  accourir,  au 
moindre  appel,  auprès  de  leurs  cavaliers.  On  chantait,  dans  les 
repas  en  commun,  les  vieilles  ballades  de  guerre  et  d'amour, 
et  on  se  livrait  aux  danses  nationales,  toutes  bruyantes  du  son 
des  éperons. 

FÉLPGIEN     PASCAL 


PRÉVISIONS  DÉMENTIES 


Je  ne  me  propose  pas  ici  d'établir  des  responsabilités  : 
ce  n'est  ni  de  mon  droit,  ni  de  ma  compétence.  Je  ne  viens  pas 
me  plaindre  d'avoir  prêché  dans  le  désert,  pour  la  bonne  raison 
que  je  n'ai  pas  prêché  du  tout  ;  eussé-je  prophétisé,  on  m'au- 
rait cru, puisque  je  partageais  les  erreurs  du  plus  grand  nombre. 
Il  ne  s'agit  même  pas  ici  d'un  plaidoyer  déguisé  en  faveur  d'une 
doctrine  quelconque  :  toutes  les  opinions  sortiront  triom- 
phantes de  cette  guerre  qui  les  a  déjà  toutes  contredites. 

Mais  il  m'a  semblé  que  passer  une  brève  revue  des  prévisions 
démenties,  ce  serait  diminuer  les  fausses  craintes  et  les  faux 
espoirs,  considérer  la  vérité  plus  en  face,  aider  nos  âmes  de 
civils  à  la  meilleure  direction  de  leur  courage,  ce  courage  qui, 
même  dépourvu  de  tout  mérite,  est  aussi  nécessaire  que  celui 
des  combattants. 


* 
*  * 


Un  aveu  m'autorisera  en  quelque  sorte  à  parler  des  prévi- 
sions démenties  ;  les  miennes  l'ont  été  :  je  ne  croyais  pas  à  la 
guerre  européenne. 

Ce  n'était  pas  que  je  fisse  fond  sur  les  sympathies  alle- 
mandes, d'ailleurs  très  réelles,  encore  maintenant.  Elles  étaient 
si  dangereuses  que  la  haine  valait  mieux.  Il  y  a,  en  effet» 
entre  le  germanisme  et  notre  civilisation,  une  difl'érence  de 
telle  nature  que  la  curiosité  pour  les  choses  françaises  divise 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  583 

l'intelleetuel  teuton,  contre  lui-même.  Il  chérit  la  France  comme 
on  chérit  un  vice,  donc  beaucoup,  mais  avec  un  remords 
caché.  L'Allemagne  étant  l'épouse  légitime,  le  réveil  de  cons- 
cience pouvait  aboutir  à  des  coups  pour  la  maîtresse.  En  les 
administrant,  le  Germain  s'écrierait,  les  yeux  pleins  de  vraies 
larmes  :  —  pauvre  France  !  —  Cet  homme-là  est  fort  :  il  sait 
se  faire  saigner  le  cœur  à  lui-même  ;  nul  courage  ne  lui  coûte 
moins.  Et  le  dogme,  proclamé  outre-Rhin,  de  l'amitié  alle- 
mande, servait  à  exciter  l'Allemagne  populaire  contre  nous, 
des  ingrats, toujours  prêts  à  mordre  la  main  loyale  qu'on  leur 
tendait.  Je  n'étais  pas  non  plus  sans  inquiétude  sur  les 
menaces  allemandes,  les  plaintes  «  d'encerclement  »,  le 
refrain  sur  la  «  place  au  soleil  »  que  des  «  jaloux  )>  refusaient 
à  la  première  nation  du  monde. 

Mais  il  me  semblait  impossible  que  l'Allemagne  se  lançât 
dans  une  aventure  par  quoi  elle  eût  une  chance,  même  infime, 
de  voir  anéantir  les  fruits  magnifiques  de  son  labeur.  Il  faut 
que  cet  argument  n'ait  pas  manqué  de  force  convaincante, 
puisque  les  Allemands  l'invoquent  encore  pour  essayer  de 
tromper  l'opinion  des  neutres.  «  Comment  croire,  disent-ils, 
que  nous  ayons  déchaîné  cette  guerre,  que  nous  ayons  risqué 
de  gaieté  de  cœur  une  situation  économique  sans  précé- 
dents? » 

Comment  le  croire?  en  effet,  si  l'on  se  fie  sur  la  raison  pra- 
tique pour  réfréner  les  passions,  lors,  du  moins,  qu'il  s'agit  de 
la  gestion  des  intérêts  matériels. 

Or  c'était  là  que  gisait  mon  erreur  :  la  passion  l'emporte  tou- 
jours. L'Allemagne  avait  une  crise  d'orgueil  national  ;  il  ne 
fallait  pas  douter  que  les  grognements  poussés  par  son  ambi- 
tion insatisfaite  ne  fussent  l'annonce  de  la  ruée  toute  proche. 

Telle  n'est  pas  la  manière  de  voir  de  tout  le  monde.  Beau- 
coup estiment  au  contraire  que  l'Allemagne  a  tiré  l'épée  du 
fourreau,  comme  un  boursier  tire  son  carnet  de  sa  poche,  pour 
faire  une  affaire  ;  la  conflagration  actuelle  aurait  des  origines 
surtout  économiques.  Un  gros  livre  ne  serait  pas  de  trop  pour 
discuter  cette  opinion.  Je  me  contenterai  d'observer  que  le  fait 
d'attribuer  à  la  guerre  une  origine  passionnelle  permet  de 
résoudre  les  difficultés  que  soulève,  précisément  au  point  de 
vue  des  intérêts  matériels,  l'explication  économique. 


584  LA     REVUE     DE     PARIS 

Celle-ci  doit  se  baser  sur  les  besoins  vitaux  de  rAUemagne  ; 
mais  si  on  en  met  un  en  évidence,  les  bonnes  raisons  abonde- 
ront pour  prouver  que  l'épithète  de  «  vital  »  lui  sied  peu  ou 
même  s'appliquerait  plus  justement  au  besoin  contraire. 

On  dit,  par  exemple,  que  l'Allemagne  a  trop  d'hommes  entre 
des  frontières  trop  resserrées  ;  de  là  ses  ambitions  annexion- 
nistes. Mais  il  est  vrai  aussi  qu'elle  a  trop  peu  d'hommes  sur 
des  champs  trop  vastes  :  M.  Charles  Bonnefon  nous  montrait 
ici-même  ^  que  l'introduction  annuelle  de  7  à  800  000  ouvriers 
slaves  étrangers  était  unequestion  dévie  ou  de  mort  pourl'agri- 
culture  prussienne.  D'autre  part,  l'économiste  allemand  von 
der  Goltz-  (pas  le  n^^réchal)  notait  que  l'émigration  germa- 
nique avait  toujours  ^é  la  plus  forte  dans  les  districts  les 
moins  peuplés  (ce  sont  ceux  où  prédomine  la  grande  propriété). 
Enfin,  dans  l'ensemble,  cette  émigration  diminue  très  vite, 
son  taux,  en  1910,  n'atteignant  plus  qu'au  vingtième  de  ce 
qu'il  était  vers  1880. 

Pour  expliquer  les  tendances  de  l'Allemagne  à  l'hégémonie, 
on  invoquait  la  nécessité  où  elle  était  de  s'assurer  des  débou- 
chés, eu  faveur  notamment  de  son  immense  fabrication  métal- 
lurgique :  le  marché  se  resserrait-il,  c'était  le  chômage  des 
ouvriers  et  la  crise  financière.  Mais,  malgré  de  telles  crises, 
difficilement  évitables  pour  toute  industrie  très  intensive,  et 
malgré  qu'ils  soient  plus  grands  producteurs  encore  que  l'Al- 
lemagne, les  États-Unis  ont  vécu  assez  bien  sans  se  croire 
intéressés  à  déchaîner  un  cataclysme  mondial.  Et  une  guerre 
aussi  gigantesque  que  celle  d'aujourd'hui  n'est-elle  pas  une 
crise?  S'épargner  une  crise  éventuelle  par  une  crise  certaine  et 
beaucoup  plus  violente  ne  saurait  passer  pour  une  spéculation 
de  tout  repos. 

On  pourrait  poursuivre  longtemps  :  on  ne  donnerait  jamais 
qu'une  faible  idée  des  objections  et  contre-objections  égale- 
ment raisonnables  que  suscite  la  thèse  de  la  guerre  provoquée 
p«r  les  besoins  économiques  de  TAHemagne. 

Tandis  que  tout  s'éclaire  si  l'on  admet  que  cette  nation  a  été 

1.  Rcvac  de  Paris,  15  janvier  1915. 

2.  A.-P.  Serça.  Le  BlufJ  de  rexpansion  allemande.  Grande  Revue,  mai  1915, 
p.  441-442. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  5'85 

soulevée  par  un  accès  de  passion  collective,  par  le  vertige  de  la 
iorce  et  de  la  grandeur.  Le  besoin  économique  ne  fait  alors 
que.  traduire  un  besoin  moral,  celui  que  nous  avons  tous 
d'avoir  raison.  Les  sentiments  déterminent  d'abord  l'action 
d'un  peuple,  mais  il  faut  absolument  ensuite  qu'il  la  justifie 
dans  tout  ce  qui  est  du  ressort  de  la  justification.  Ses  appé- 
tits lui  font-ils  commettre  un  crime  flagrant,  plutôt  que  de  se 
taire  il  produira  des  afïirmations  et  des  sophismes  stupéfiants 
cornme  ceux  que  la  presse  germanique  imprime  encore  chaque 
jour.  L'ordre  de  l'intérêt  matériel  n'échappe  pas  à  cette  loi  ; 
aussi  nécessairement  que  les  Allemands  prétendent  fonder  leur 
guerre  sur  l'équité,  ils  lui  assignent  des  buts  profitables  à  leur 
prospérité  industrielle  et  commerciale  :  rien  n'empêche  d'ap- 
peler «  causes  économiques  de  la  guerre  »  la  poursuite  de  ces 
buts  qui  sont  aussi  divers  que  les  intérêts  eux-mêmes,  donc 
parfois  contradictoires.  Il  n'y  a  plus  lieu  dès  lors  de  discuter 
sur  les  <i  véritables  »  causes  économiques  de  la  guerre  ;  toutes 
les  opinions  à  cet  égard,  même  les  plus  opposées,  se  valent  : 
il  suffît  de  pouvoir  les  attribuer  à  des  Allemands  ;  c'est  la 
seule  condition  qu'elles  aient  à  remplir  pour  devenir  admis- 
sibles. 

La  Grande  illusion,  suivant  Norman  Angell,  est  que  la 
guerre  puisse  rapporter  des  profits  économiques.  M.  Ch.  Gide, 
dans  une  belle  étude,  démontre  l'exagération  de  cette  thèse, 
sans  disconvenir  toutefois  que  si  la  guerre  peut  être  une  bonne 
affaire,  la  paix  en  soit  une  meilleure,  et  il  termine  en.  disant  : 
«  La  vraie  cause  des  guerres,  ce  sont  bien  moins  les  intérêts 
que  les  passions...  Au  reste,  j'aime  mieux  cela...  Si  nous  avons 
à  verser  notre  sang,  ce  sera  pour  une  idée,  pour  un  drapeau  et 
non  pour  des  intérêts  économiques  ^  » 

Oui,  tous,  nous  aimons-  mieux  cela. 

Autant  de  gens  prévoyaient  la  guerre,  autant  annonçaient 
la  violation  de  la  neutralité  belge  :  ils  en  croyaient  l'Allemagne 
dont  les  intentions  étaient  pour  ainsi  dire  affichées,  sur  le  ter- 

1.  La  Vie  militaire.  Première  année  :  1911-1912.  Paris,  F.  Alcan.  —  La 
Grand"  illusion,  p.  28-30. 


5  86  LA     REVUE     DE    PARIS 

rain  même,  en  langage  clair  et  en  lettres  énormes.  Un  abondant 
réseau  ferré,  qui  aboutissait  à  la  frontière  germano-belge,  des- 
servait l'Eifel,  pays  presque  désert  et  sans  industrie  :  les  rails 
s'arrêtaient  parfois  en  pleine  lande.  C'était  bien  écrire  :  —  des 
armées  se  concentreront  là.  —  Pourquoi  faire?  pour  attaquer 
la  France  par  la  Belgique,  et  non  pas  pour  prévenir  une  offen- 
sive française,  puisque  nous  étions  aussi  intéressés  à  voir 
respecter  la  neutralité  belge  que  l'Allemagne  à  la  violer  ; 
l'inverse  n'aurait  été  plausible  que  si  nos  ennemis  avaient 
décidé  de  porter  d'abord  le  gros  de  leur  effort  offensif  contre 
les  Russes. 

Six  ou  sept  m>^s  avant  la  guerre,  MM.  Maxime  Lecomte  et 
Camille  Lévi  avaient  publié  un  résumé  de  toutes  les  prévisions 
relatives  à  l'invasion  allemande  par  nos  frontières  du  nord- 
est,  et  c'est  un  gros  livre  ^. 

Mais  le  tout  n'était  pas  de  deviner  que  les  Allemands 
entreraient  en  Belgique  ;  la  question  demeurait  de  savoir  sur 
quelle  partie  de  ce  territoire  s'étendrait  leur  invasion.  Or  les 
opinions  différaient  beaucoup  sur  l'amplitude  de  leur  déploie- 
ment. Toutes  impliquaient  comme  évidente  l'occupation  du 
Luxembourg  grand-ducal.  Jusqu'où  l'armée  allemande  débor- 
derait-elle au  delà?  Quelques-uns,  et  à  ceux-là  l'événement 
donna  raison,  estimaient  que  l'aile  droite  des  envahisseurs 
franchirait  la  Meuse  dans  la  partie  belge  de  son  cours  et  se 
rabattrait  vers  Mons  et  Charleroi.  Dès  1880,  les  généraux 
belges  Brialmont  et  Dejardin  envisagèrent  cette  hypothèse 
qui  eut  chez  nous  comme  partisan  le  général  de  Lacroix  - 
précédé  par  le  général  Langlois. 

L'immense  majorité  des  écrivains  militaires,  aussi  bien  en 
Allemagne  que  chez  nous,  annonçaient  une  opération  de 
moindre  envergure,  cantonnée  en  Belgique  sur  la  rive  droite 
de  la  Meuse  :  une  armée  serait  détachée  pour  tenir  les  Belges 
en  observation  entre  Liège  et  Namur  tandis  que  le  gros  fon- 
cerait sur  la  ligne  Sedan-Carignan-Stenay.  Cette  opinion  était 
si  prépondérante  qu'on  peut  bien  la  considérer  comme  celle 
du  public  dit   «  averti  ».  Citons,  parmi  les   spécialistes  qui 

1.  Neutralité  belge  et  invasion  allemande.  —  Paris,  Ch.  Lavauzelle,  1914. 

2.  Le  Temps,  23  septembre  1913. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  587 

Tétay aient  de  leur  autorité,  les  généraux  Maitrot  ^  et  Bonnal  -. 
Au  moment  même  où  les  Allemands  apparaissaient  devant 
Liège,  on  lisait  dans  le  Temps  (du  4  août  1914)  :  «  Il  n'est  pas 
admissible  qu'ils  (les  Allemands)  commettent  la  faute  d'opé- 
rer à  la  fois  sur  les  deux  rives  de  la  Meuse...  Il  y  a  donc  gros 
à  parier  qu'ils  limiteront  leurs  opérations  aux  deux  provinces 
du  Luxembourg  belge  et  de  Namur.  » 

Augurer  ainsi,  ce  n'était  d'ailleurs  nullement  déraisonnable. 
Il  était  plausible  de  compter  que  l'armée  germanique  ferait 
une  économie  d'effort  qui  serait  du  même  coup  une  économie 
de  temps  :  les  Allemands  violaient  un  traité  signé  par  eux  à 
seule  fin  de  nous  attaquer  sur  une  frontière  non  fortifiée  et 
lorsqu'ils  pouvaient  atteindre  cette  frontière  directement, 
ils  rendraient  leur  félonie  gratuite,  ils  s'assujettiraient  au 
préalable  à  franchir  la  ligne  fortifiée  de  la  Meuse  belge  ! 

Ils  avaient  intérêt  cependant  à  tenter  cette  entreprise  :  sa 
réussite  leur  permettait  l'attaque  enveloppante  impossible 
autrement  et  les  rendait  maîtres  des  chemins  de  fer,  avantage 
inappréciable  pour  la  suite  des  opérations. 

Mais,  pour  envelopper,  il  faut  le  nombre.  Or  si  l'on  se  basait 
sur  les  théories  militaires  les  plus  répandues  tant  en  France 
qu'en  Allemagne,  on  était  fondé  à  prédire  q-ue  le  front  alle- 
mand ne  prendrait  pas,  dès  le  début  de  la  guerre,  l'extension 
prodigieuse  qui  a  surpris  la  plupart  d'entre  nous. 

Les  officiers  français  de  la  «  vieille  école  »  avaient  un 
préjugé  contre  le  nombre  par  le  fait  qu'ils  étaient  portés  à 
surestimer  le  soldat  de  métier.  Des  publicistes  civils  éminents 
partageaient  leurs  idées. 

Il  est  fort  probable,  écrivait  le  docteur  Gustave  Le  Bon,  qu'à 
l'époque  où  les  Allemands  pourront  réunir  des  multitudes  capables 
d'envahir  un  peuple  dont  l'histoire  ne  permet  pas  de  méconnaître  les 
aptitudes  guerrières,  l'Europe  sera  revenue  de  cette  illusion  que  la 
puissance  des  armées  se  mesure  à  leur  effectif.  L'expérience  aura 
prouvé...  que  ces  hordes  de  soldats  indisciplinés...  dont  se  composent 
les  armées  actuelles...  seront  vite  détruites  par  une  petite  armée  de 
soldats  professionnels  aguerris  ^. 

1.  L'Offensive,  allemande  pur  la  BeUjiqne.  —  Correspondant,  10  septembre  1911. 

2.  Questions  d'actualité.  —  l"  série,  1906  et  2«  série,  1908. 

3.  Psychologie  du  socialisme.  — ■  Paris,  F.  Alcan,  p.  288-289. 


588  LA     REVUE     DE     PARIS 

Sans  aller  aussi  loin,  le  général  Kessler,  chez  nous,  déplorait 
([u'on  en  vînt  à  la  formule  de  la  nation  armée  et  accusait  la 
loi  de  1905  (service  de  deux  ans)  de  ne  fournir  à  la  France  que 
des  milices  incapables  de  la  défendre  ^  Or  ce  n'était  pas  pour 
abonder  dans  ce  sens  que  nos  Chambres  votaient  en  1913  le 
service  de  trois  ans  :  c'était  pour  donner  le  nombre  à  nos 
troupes  de  couverture. 

Bien  que  l'école  «  moderne  »  des  critiques  militaires  accep- 
tât le  principe  de  la  nation  armée,  les  traditions  anciennes, 
toujours  plus  ou  moins  persistantes,  leur  inculquaient  une 
certaine  méfiance  des  réserves,  au  moins  pour  les  premières 
batailles;  et  i«;fsant  foi  sur  les  écrits  des  généraux  von  Blume, 
von  der  Goltz,  ilernhardi,  ils  comptaient  que  l'Allemagne  lan- 
cerait sur  nous  ses  régiments  actifs  grossis  par  un  minimum 
de  réserves.  Quand  ils  évaluaient  le  choc  que  nous  aurions  à 
subir  dans  les  trois  premières  semaines  de  la  mobilisation,  ils 
ne  dépassaient  pas  1  200  000  hommes,  et  ils  estimaient  que 
la  plus  grande  partie  de  ces  troupes  étaient  destinées  à  la 
Lorraine  ;  devaient  nous  attaquer  par  la  Belgique  cinq  corps 
(général  Maitrot),  ou  sept  (colonel  Boucher),  ou  huit  (général 
Bonnal),  c'est-à-dire  200000  à  320  000  hommes,  forces  tout  à 
fait  insuffisantes  évidemment  pour  étendre  la  manœuvre  offen- 
sive jusqu'à  la  région  de  Sambre-et-Meuse. 

En  réalité,  nous  eûmes  affaire  à  deux  millions  d'hommes,  dont 
un  et  demi  se  ruèrent  sur  notre  frontière  nord-est.  Les  Alle- 
mands avaient  incorporé  en  première  ligne  une  très  grande  pro- 
portion de  réserves,  sauf  peut-être  à  leur  aile  droite,  armée  do 
vonKluck.  C'est  ce  que  confirme  le  journal  de  guerre  d'un  sous- 
officier  de  réserve  allemand,  Erich  X...-^  :  parti  de  Glatz  en 
Silésie  le  3  août  1914,  cet  Erich  débarqua  en  Lorraine  le  1 1 
et  gagna  par  de  rudes  marches  le  Luxembourg  belge  où  il 
fut  engagé  les  22  et  23  dans  la  gigantesque  bataille  qui  se 
déroulait  jusqu'à  Mons  et  Charleroi.  Il  témoigne  qu'à  son 
bataillon  et  à  nombre  d'autres  les  réservistes  comptaient  pour 
les  trois  quarts  de  l'effectif.  Beaucoup  d'ailleurs  furent  semés 
en  route  avant  qu'on  eût  tiré  un  coup  de  fusil. 

1.  Général  Kessler  :  La  Guerre.  —  Paris,  Berger-Levrault,  1913,  p.  18. 

2.  Feuilletons  du  Temps,  2-13  mars  1915. 


PRÉVISIONS     DÉMKNTIES  089 

Surprise  par  la  masse  des  envahisseurs,  notre  opinion 
publique  le  fut  encore  bien  plus  par  le  peu  de  résistance  que 
lui  opposa  le  système  fortifié  Liége-Namur.  Malgré  l'héroïque^ 
défense  des  Belges,  cet  obstacle  ne  fit  subir  à  l'attaque  alle- 
mande qu'un  retard  insignifiant,  si  même  il  y  eut  aucun 
retard.  Il  arrêta  de  fortes  avant-gardes,  non  le  gros  ^.  «  On 
annonce,  disait  un  communiqué  officiel  daté  de  Nancy, 
20  août  1914,  que  des  forces  allemandes  très  importantes  fran- 
chissent la  Meuse  entre  Liège  et  Namur.  »  Étant  donnée  l'heure 
matinale  du  communiqué  —  7  heures  —  le  passage  signalé 
avait  donc  commencé  au  moins  le  19.  Sans  combat,  il  s'effec- 
tuait entre  les  Belges  occupés  vers  Liège  et  les  Français  qui 
venaient  de  remporter  un  succès  à  Dinant.  Il  faut  se  rappeler 
que,  dans  l'hypothèse  de  l'attaque  limitée  au  sud  de  la  Meuse 
belge,  les  auteurs  compétents  avaient  calculé  que  l'armée  alle- 
mande serait  en  ligne  le  long  de  notre  frontière  nord-est 
le  seizième  jour  de  la  mobilisation.  Or  la  bataille  dite  de  Char- 
leroi  s'est  engagée  le  vingt-troisième  ;  une  semaine  de  plus 
pour  amener  cinq  fois  plus  d'hommes  sur  un  front  deux  fois 
plus  étendu,  c'est  de  l'avance  bien  plutôt  que  du  retard  sur 
l'horaire,  j'entends  le  délai  matériel  nécessité  par  la  mobili- 
sation, la  concentration,  les  transports  et  les  marches. 

Les  forts  de  la  Meuse  faisaient  faillite  parce  qu'ils  étaient 
isolés.  Ils  n'arrêtaient  pas  plus  l'inondation  teutonne  que  les 
piles  d'un  pont  ne  barrent  le  cours  d'une  rivière  :  l'eau  en  est 
quitte  pour  passer  avec  plus  d'impétuosité.  On  sait  que  les 
Allemands  prirent  Liège  avant  ses  forts.  Ces  derniers,  comme 
ceux  de  Namur  et  de  Maubeuge,  devaient  succomber  avec  une 
promptitude  qui  nous  a  consternés.  Repérés  d'avance,  ils 
n'avaient  aucun  moyen  de  repérer  les  pièces  qui  les  battaient  : 
ils  devaient  recevoir  les  coups  sans  les  rendre.  Encore  eût-il 
suffi  que  ces  coups  amenassent  de  simples  contusions,  non  des 
blessures.  Mais  la  protection  des  coupoles  et  des  bétonnages 
était  illusoire  :  lutte  du  canon  contre  la  cuirasse,  comme  le- 


1.  Les  Belges  ne  nous  ont  pas  moins  rendu  un  service  immense.  En  privant 
l'armée  allemande  de  leurs  chemins  de  fer  et  en  retenant  devant  eux  des  effec- 
tifs importants,  ils  ont  entravé  l'afflux  des  renforts  et  du  ravitaillement  aux 
troupes  de  von  Kluck  ;  ils  nous  ont  permis  de  gagner  la  bataille  de  la  Marne.  On 
peut  donc  continuer  à  dire  qu'ils  nous  ont  sauvés. 


590  LA     REVUE     UE     PAIUS 

faisait  remarquer  le  regretté  général  Langlois  dès  avant  1906  : 
une  fois  la  cuirasse  construite,  on  s'empressera  de  fabriquer 
l'obus  qui  la  brisera;  aucun  superdreadnought  ne  résisterait 
à  l'armement  offensif  dont  il  est  pourvu,  car  dans  la  susdite 
lutte,  la  force  des  choses  a  obligé  de  laisser  au  canon  le  dernier 
mot. 

Certains  écrivains  militaires  faisaient  confiance  aux  prin- 
cipes de  fortification  appliqués  par  le  général  Brialmont  à  la 
défense  de  la  Belgique.  Le  général  Maitrot,  par  exemple, 
préconisait  pour  les  Hauts  de  Meuse  des  dispositifs  analogues 
à  ceux  de  Liège  S  et  le  colonel  Boucher  demandait  que  nos 
forts  d'arrél^'ussent  pourvus  de  tourelles  cuirassées-.  Une  autre 
idée  courante  chez  nous  était  que  les  meilleures  fortifications 
ne  valaient  rien  :  elles  incitaient  à  la  défensive,  danger  mortel, 
suivant  eux,  sous  prétexte  que  l'offensive  seule  donnait  la 
victoire. 

Que  sont  cependant  les  fronts  actuels  en  Occident  sinon 
d'immenses  lignes  reliant  entre  eux  les  échantillons  d'un 
véritable  musée  où  le  génie  militaire  aurait  exposé  tous  ses 
travaux?  On  n'imaginait  guère  combien  un  tel  ensemble 
serait  efficace  pour  la  défensive.  Il  sanctionne  donc  par  l'ex- 
périence la  théorie  à  laquelle  il  correspond  et  qui  est  tout  le 
contraire  du  principe  des  forts  de  la  Meuse.  Cette  théorie  ne 
bannit  pas  les  forts  classiques,  mais  elle  exige  l'ampleur  et  la 
continuité  de  l'enceinte  fortifiée,  la  mobilité  de  l'artillerie, 
même  des  grosses  pièces,  la  force  relative  de  la  garnison  ; 
elle  admet  que  l'on  protège  les  canons  le  mieux  possible  à 
condition  qu'ils  ne  soient  pas  prisonniers  de  leur  appareil 
de  protection  comme  dans  le  cas,  par  exemple,  des  tourelles 
à, éclipse;  elle  repousse  l'assimilation  entre  une  fortification 
terrestre  et  un  cuirassé,  car  sur  mer  c'est  la  forteresse  elle- 
même  qui  se  déplace.  Une  telle  doctrine,  d'ailleurs,  n'était  pas 
neuve.  Nous  avons  vu  que  le'général  Langlois  la  professait  de 
bonne  heure,  d'où  il  concluait  contre  les  forts  de  la  Meuse. 

En  construisant  ceux-ci,  le  général  Brialmont  eût  admis 


1.  Les  Débuts  probables  de  la  prochaine  guerre  franco-allemande.  — Correspon- 
dant, 2  février  1912,  p.  05:5. 

2.  L' Allemagne  en  péril.  —  Paris,  Herger-Lcvrault,  191  1,  p.  151-152. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  591 

peut-être  qu'ils  ne  seraient  pas  pour  l'armée  d'invasion  un 
obstacle  matériel  direct.  En  revanche,  pensait-il,  comme  leur 
artillerie  commandait  les  chemins  de  fer  et  les  principales 
routes,  ils  arrêteraient  tout  de  même  l'ennemi  en  arrêtant  son 
ravitaillement.  On  ne  pouvait  les  laisser  derrière  soi  que  peu  de 
temps  :  il  fallait  les  prendre.  Or  le  général  Brialmont  s'en  réfé- 
rait encore  aux  précédents  de  la  guerre  de  1870,  aux  lenteurs 
et  aux  difficultés  de  transport  et  d'installation  des  pièces  de 
siège  :  Liège  et  Namur  jouiraient  d'un  long  répit  avant  que  les 
frappât  le  premier  obus  de  calibre  dangereux.  A  cette  prévi- 
sion répondirefit  le  305  autrichien  et  la  «  grosse  Bertha  »  ; 
on  n'a  pas  oublié  comment. 

Des  engins  analogues,  bien  que  moins  puissants,  existaient 
depuis  plusieurs  années  :  c'était  sur  leur  emploi  que  se  basaient 
les  auteurs  militaires,  disciples  du  général  Langlois,  pour  croire 
à  la  réussite  possible  de  l'attaque  brusquée  d'un  fort.  L'Alle- 
mand Bleyholïer  publia  en  1905  une  étude  sur  l'enlèvement 
de  notre  fort  de  Manonviller  :  il  envisageait  la  collaboration 
itvec  l'infanterie  d'une  batterie  des  mortiers  déjà  construits 
de  210,  à  recul  sur  l'affût,  à  boucliers,  capables  de  suivre  une 
colonne  au  pas. 

Peu  importent  cependant  les  prévisions  démenties,  pourvu 
que' ce  ne  soient  pas  celles  de  notre  état-major,  et  il  semble 
bien  que  l'opinion  publique  l'ait  considéré  comme  tout  à  fait 
pris  au  dépourvu  par  le  vaste  mouvement  offensif  des  ennemis. 
Ce  serait  vrai  qu'il  n'aurait  pas  à  en  convenir.  On  ne  connaîtra 
donc  qu'après  la  guerre,  et  d'ailleurs  avec  une  très  vague 
approximation,  la  valeur  de  tels  jugements.  Mais,  en  atten- 
dant la  paix,  il  est  loisible  de  montrer  que  les  mesures  prises 
par  le  haut  commandement  n'étaient  pas  incompatibles  avec 
la  plus  entière  clairvoyance. 

Une  violation  de  la  neutralité  belge,  même  sans  déclaration 
de  guerre,  nous  trouvait  préparés.  Nous  avions  en  effet,  depuis 
la.  loi  de  trois  ans,  un  corps  de  couverture  à  effectifs  renforcés, 
le  2e  (Amiens),  qui  était  chargé  de  protéger  la  frontière  du  nord- 
est  entre  Givet  et  Audun-le-Roman.  Ce  fut  assez,  puisque 
les  Allemands  n'entreprirent  aucun  raid  pour  troubler  notre 
mobilisation  ;  ils  n'eussent  pas  manqué  de  le  faire  s'ils  avaient 
jugé  les  circonstances  favorables. 


592  LA     REVUE     DE     PARIS 

Après  la  prévision  de  la  couverture,  venait  celle  de  la  concen- 
tration, et  l'on  s'est  demandé  pourquoi  nous  n'avions  pas  massé 
nos  forces  sur  la  ligne  menacée  aussi  vite  que  sur  la  frontière 
de  l'est.  On  oubliait  que  la  situation  était  assez  délicate  : 
si  nous  avions  paru  prendre  les  devants,  nous  donnions  une 
teinte  —  bien  légère  !  —  de  vraisemblance  aux  dires  des 
agresseurs  quand  ils  prétendaient  que  leur  irruption  ne  faisait 
que  prévenir  la  nôtre.  L'Allemagne  bénéficiait  du  prestige 
de  la  force,  et  devait  donc  avoir  mille  fois  tort  pour  qu'on  lui 
donnât  tort,  surtout  au  prix  d'une  guerre  contre  elle  ;  il  fal- 
lait fermer  aux  consciences  des  hésitants  de  Belgique  et  d'An- 
gleterre la  moindre  échappatoire  vers  la  non-intervention. 
En  outre,  notre  plan  de  concentration  ne  pouvait  pas  être 
combiné  obligatoirement  en  vue  du  développement  maximum 
de  l'offensive  allemande  à  travers  la  Belgique,  car  nous  étions 
alors  exposés  à  un  grave  désarroi  si  les  Allemands,  ne  suivant 
pas  le  dessein  qu'on  leur  attribuait,  tombaient  avec  des 
masses  plus  profondes  sur  une  partie  de  notre  front  aminci. 
Notre  concentration  devait  nous  permettre  éuenliiellement 
de  parer  aux  diverses  attaques  possibles  sur  la  Belgique  : 
elle  devait  poser  un  éventail  à  demi  fermé  entre  le  Luxembourg 
grand-ducal  et  la  frontière  suisse,  en  se  ménageant  la  possibilité 
de  l'ouvrir  vers  le  nord-ouest  à  mesure  que  les  tentacules  ger- 
maniques s'allongeraient  dans  la  même  direction. 

Ainsi  fut  fait  d'après  le  récit  officiel  :  deux  armées  ser- 
rèrent sur  leur  gauche,  quatre  corps  furent  transportés  par 
chemin  de  fer.  Il  est  donc  vraisemblable  que  le  haut  comman- 
dement a  raison  en  niant  toute  surprise  stratégique  à  la 
bataille  de  Charleroi.  Notre  défaite  aurait  été  due  à  des  fautes 
tactiques. 


Parmi  ces  fautes,  nous  devons  nous  en  tenir  ici  à  celles  qui 
concernent  l'armement,  son  emploi,  les  méthodes  de  combat. 

Les  témoins  oculaires  ont  parlé.  Ceux  de  nos  glorieux  blessés 
qui  ont  combattu  pendant  le  commencement  de  la  campagne 
sont  unanimes  :  pas  de  tranchées  sérieuses,  pas  de  liaison  entre 
l'infanterie  et  l'artillerie,  manque  d'artillerie  lourde,  manque 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  593 

de  munitions.  Toutes  ces  défectuosités  nous  sont  aujourd'hui 
familières.  Elles  ne  résultent  pas  de  prévisions  à  proprement 
parler  fausses,  mais  de  prévisions  auxquelles  on  ne  s'est  pas 
conformé  du  tout  ou  pas  à  temps. 

Rien  de  plus  connu,  et  souvent  depuis  très  longtemps,  que 
le  type  des  retranchements  actuels  et  leur  valeur.  En  1899, 
M.  Jean  de  Bloch  parlait  des  réseaux  de  fils  de  fer,  des  tran- 
chées, etc.,  comme  de  ressources  défensives  tellement  formi- 
dables qu'elles  devaient  contribuer  à  rendre  impossible  une 
guerre  entre  grandes  puissances  i.  On  n'a  pas  oublié  que,  pen- 
dant la  guerre  des  Boers,  l'armée  du  général  Kronje,  tapie  au 
fond  des  tranchées,  subit  sans  pertes  sérieuses  un  bombar- 
dement et  ne  fut  réduite  que  par  la  famine.  La  guerre  de  Mand- 
chourie  mit  en  vedette  le  rôle  des  fortifications  de  campagne. 
Bref,  l'importance  de  celui-ci  était  vraiment  toml)ée  dans  le 
domaine  commun  ;  tout  ce  qu'il  y  avait  de  littérature  mili- 
taire classique  le  reconnaissait.  Malgré  cela,  nos  soldats  par- 
tirent sans  être  ni  outillés  pour  les  travaux  de  terrassements, 
ni  dressés  à  les  accomplir.  A  quoi  tenait  cette  négligence? 
Peut-être  à  un  culte  trop  superstitieux  pour  l'offensive,  à 
l'idée  que,  si  l'on  donnait  aux  hommes  trop  de  confiance  dans 
le  couvert,  ils  se  méfieraient  trop  du  découvert? 

Que  de  fois  les  prévisions,  même  codifiées,  laissaient  ouvertes 
les  discussions  et  demeuraient  dépourvues  de  sanction  pra- 
tique !  C'était  le  cas  pour  la  liaison  de  l'artillerie  et  de  l'infan- 
terie. La  question,  d'ailleurs,  présentait  des  difficultés  en  ce 
qui  concernait  le  commandement.  L'artillerie,  pouvait-on 
penser,  ayant  une  mission  très  générale,  devait  attendre  ses 
instructions  des  chefs  de  grosses  unités  ;  c'était  avec  eux  qu'il 
fallait  la  mettre  en  correspondance  suivie,  en  liaison.-  Cette 
conception  cadrait  mal  avec  la  subordination  absolue  des 
batteries  aux  besoins  de  l'infanterie  pendant  le  combat, 
subordination  que  l'expérience  d'aujourd'hui  a  reconnue 
nécessaire. 

Ce  que  j'ai  critiqué  dans  mon  rapport  d'inspection,  écrivait  le  géné- 
ral Percin%  ce  n'est  pas  que  le  chef  de  groupe  (d'artillerie)  ait  ignoré 

1.  Impossibilités  techniques  et  économiques  d'une  guerre  entre  grandes  puis- 
sances. —  Conférences  tenues  à  la  Haye  en  1899. 

2.  Revue  militaire  générale.  —  Mars  1912,  p.  377. 

1«^  Octobre  1915.  10 


59  1  LA     HEVUK     DE     PARIS 

(le  qui  il  relevait,  c'est  qu'il  n'ait  pas  relevé  de  qui  il  fallait.  Le  plus 
souvent,  en  effet,  il  était  aux  seuls  ordres  du  commandant  de  l'artil- 
lerie. Il  le  savait  très  bien.  Ce  qu'il  ne  savait  pas,  c'étaient  les  besoins 
de  l'iiifaulerie. 

Aussi  a-t-on  pu  voir,  aux  manœuvres  de  Picardie  (1910),  sur  cin- 
quante-neuf attaques  ayant  nécessité  l'appui  du  canon,  vingt-trois 
seulement  dans  lesquelles  l'objectif  de  tir  de  l'artillerie  ait  été  l'objet 
d'attaques  de  l'infanterie. 

Et  pourtant,  ajoute  le  général,  le  Règlement  a  très  nettement 
défini  que  la  liaison  doit  s'établir  entre  les  exécutants  : 

Elle  a  pour  but  de  déclancher  le  feu  de  l'artillerie  sur  des  points 
et  à  des  moments  déterminés  à  la  demande  de  l'infanterie  ". 

Violé  pendant  les  manœuvres,  le  Règlement  devait  l'être 
non  moins  pendant  la  guerre.  Qui  sait  s'il  n'y  avait  pas  de  sa 
faute?  Complet,  minutieux,  pourvu  d'additions  et  de  correc- 
tions, ne  contenait-il  pas  des  articles  qui  se  contredisaient 
l'un  l'autre? 

Notre  artillerie  n'en  a  pas  moins  fait  d'excellente  besogne. 
Nous  aurions  eu  à  cet  égard  une  supériorité  marquée  sans  notre 
pénurie  en  munitions  et  en  artillerie  lourde. 

Il  s'agissait  d'abord  d'avoir  autant  de  munitions  que  les 
Allemands.  Malgré  des  efîorts  incontestables  dus  aux  objur- 
gations répétées  du  général  Langlois,  nous  restions  sans  doute 
au-dessous  de  ce  desideratum.  Au  commencement  de  cette 
année,  notre  ministre  de  la  Guerre  disait  :  «  En  ce  moment, 
pour  les  munitions,  on  a  atteint  un  chiffre  qui  est  de  600  p.  100 
par  rapport  à  celui  qui  avait  été  prévu  comme  nécessaire  au 
début  de  la  guerre,  et  sous  peu,  il  atteindra  celui  de  900  p.  100.  » 
Nous  devons  en  être  à  ce  900  p.  100,  et  l'on  vient  de  prendre 
des  mesures  pour  obtenir  davantage.  C'est  qu'en  effet  les  don- 
nées du  problème  des  munitions  ont  changé.  Il  n'y  a  plus  à 
calculer  combien  il  en  faut,  mais  combien  on  peut  s'en  procurer 
par  fabrication  ou  achat  (y  compris  les  canons  de  rechange,^ 
puisque  si  le  canon  mange  des  munitions,  les  munitions  man- 
gent du  canon  :  quelques  centaines  d'obus  ont  raison  de  la  grosse 
pièce  de  marine  qui  les  tire).  A  cet  égard,  en  eiïet,  aucun  degré 
de  supériorité  sur  l'ennemi  n'est  excessif  :  plus  il  sera  grand, 

1    Luc.  cil.,  p.  379. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  595 

plus  011  donnera  de  ces  coups  de  bélier  d'artillerie  qui  ont 
permis  aux  Austro- Allemands  d'enfoncer  les  lignes  russes  en 
Galicie  occidentale. 

Les  Allemands  eux-mêmes  n'avaient  pas  prévu  à  quel  point 
atteindrait  la  débauche  de  munitions.  Cet  hiver,  leurs  pièces 
à  l'âme  usée  nous  bombardaient  avec  d'archaïques  obus, 
■ce  qui  prouve  que,  pour  un  instant,  ils  étaient  à  court.  Ils  ne 
nous  offriront  plus  de  pareille  aubaine,  à  moins  toutefois 
qu'ils  n'aient  disette  de  nitrates,  mais  n'y  comptons  pas. 

L'artillerie  lourde  avait  rencontré  chez  nous  de  la  résis- 
tance, et,  chose  étrange,  plus  dans  les  milieux  militaires  que 
dans  les  milieux  parlementaires.  On  objectait  contre  elle  qu'à 
poids  égal  de  munitions  dépensées,  les  petits  calibres  dépassent 
les  gros  en  efficacité.  Rien  de  plus  exact,  comme  l'a  montré 
encore  tout  récemment  le  lieutenant-colonel  Boissonnet  ^  : 
100  obus  de  75  pesant  ensemble  725  kilogrammes  tueraient 
beaucoup  plus  de  monde  qu'un  seul  obus  monstre  de  725  kilo- 
grammes. Mais  l'artillerie  lourde  n'a  de  raison  d'être  que  si 
elle  rend  des  services  différents  de  ceux  de  la  légère.  Elle  est 
en  somme  une  artillerie  de  siège  rendue  très  portative.  Or  on 
ne  croyait  pas  que  les  organisations  défensives  de  campagne 
dussent  devenir  aussi  formidables,  et  l'on  considérait  comme 
illusoire  l'avantage  de  très  longues  portées  :  à  quoi  sert, 
disait-on,  de  pouvoir  tirer  sur  des  objectifs  qui,  presque  tou- 
jours, dans  la  pratique,  échapperont  à  la  vue?  Il  n'y  avait 
pas  lieu  de  compter  encore,  pour  le  réglage  du  tir  et  le  repé- 
rage exact,  sur  les  avions  ;  ils  n'ont,  en  effet,  montré  ce  dont 
ils  étaient  capables  à  cet  égard  que  tout  récemment. 

On  finit  cependant  par  se  décider  au  développement  de 
notre  artillerie  lourde.  Les  grandes  manœuvres  de  1913  virent 
une  batterie  de  quatre  pièces  de  120  long  amenée  sur  le  terrain 
par  des  tracteurs  et  mise  en  position  en  moins  d'une  demi- 
heure.  Notre  105  long  actuel,  à  tir  rapide,  portant  à  plus  de 
10  kilomètres,  est  d'un  modèle  adopté  en  1913  et  a  commencé 
à  entrer  en  service  vers  la  fin  du  printemps  de  1914. 

Mais  la  guerre  nous  surprenait  en  pleine  construction  de  ce 
matériel.  Comme  il  était  commandé,  on  commença  d'assez 

1.  Feuilleton  du  Temps,  23  avril  1915  :  A  propos  des  miinilions. 


596  LA     REVUE     DE     PARIS 

bonne  heure  à  en  être  pourvu.  Il  vint  s  y  joindre  des  pièces 
tirées  des  batteries  de  côte  et  de  réserves  d'artillerie  de  for- 
teresse, pièces  pour  lesquelles  on  avait  prévu  des  appropria- 
tions à  leur  nouveau  service.  La  fabrication  a  été  poursuivie 
et  intensifiée.  Il  semble  que  nous  ayons  maintenant  à  peu  près 
ce  qu'il  nous  faut. 

Quand  l'artillerie  lourde  a  des  objectifs  que  ne  peut  atteindre 
l'artillerie  ordinaire,  elle  trouve  dans  l'avion  un  auxiliaire 
indispensable.  C'est  un  des  cas  où  la  cinquième  arme  a  pro- 
gressé plus  vite  que  les  espoirs  fondés  sur  elle.  On  se  contenta 
d'abord  de  la  destiner  au  service  de  reconnaissance,  et  encore 
sans  lui  faire  beaucoup  de  crédit  ;  l'aviateur,  suivant  bien  des 
gens,  avait  le  choix  entre  mourir  d'un  shrapnell  au-dessous  de 
2  000  mètres  ou  ne  rien  voir  au-dessus  de  500.  Et  voilà  qu'eai 
bravant  la  mort  sans  mourir  plus  que  bien  d'autres  combat- 
tants, il  observe,  note,  photographie,  repère,  bombarde. 

Les  Allemands  nous  avaient  dépassés  là  dans  la  confiance 
que  méritait  une  invention  française,  non  pas  peut-être  qu'ils 
eussent  beaucoup  plus  d'appareils  que  nous,  mais  ils  n'avaient 
pas  craint  de  leur  demander  des  services  au  sujet  desquels 
nous  restions  un  peu  sceptiques.  En  outre  ils  se  laissèrent  moins 
guider  que  nous  par  la  conception  sportive  qui  vise  les  records 
au  détriment  parfois  de  la  commodité  pratique,  de  la  solidité 
du  véhicule  aérien,  de  la  fidélité  de  son  moteur.  Mais  ces  défauts 
de  notre  matériel  d'aviation  sont  corrigés  aujourd'hui,  et  nous 
accentuons  dans  la  maîtrise  de  l'air  une  supériorité  que  nous 
assuraient  déjà  nos  admirables  pilotes. 

En  parlant  ainsi,  je  parais  oublier  les  dirigeables.  C'est 
qu'en  effet  on  n'y  penserait  plus  guère  s'il  n'y  avait  les  zeppe- 
lins, ces  excellents  sergents  recruteurs  de  l'armée  anglaise. 
Bien  qu'on  les  chansonne  maintenant,  on  les  prenait  très  au 
sérieux  avant  la  guerre.  Le  colonel  A.  Boucher  s'écriait  : 
«  Laisserons-nous  les  zeppelins  absolument  maîtres  de  la^» 
situation,  libres  de  jeter  la  panique  sur  leur  pa'^sage,  a3^ant 
toutes  facilités  pour  annihiler  nos  forts,  détruire  nos  voies 
ferrées^?  »  Le  général  Maitrot  exprimait  les  mêmes  craintes-, 

1.  L' Allemagne  en  péril,  p.  123-124. 

2.  Cornspond  nt,  25  février  1912. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  597 

et  le  général  de  Lacroix  prévoyait,  au  moment  de  la  déclara- 
tion de  la  guerre,  une  surprise  aérienne  «  destinée  à  produire 
un  grand  effet  peut-être  matériel  et  sûrement  moral  ^)). 
Et  en  somme,  on  devrait  plutôt  raisonnablement  s'étonner 
de  ce  que  le  zeppelin  ait  si  mal  réussi  :  il  opère  la  nuit,  il  est 
peu  visible,  même  par  clair  de  lune,  il  emporte  de  puissants 
projecteurs  dont  il  lance  de  brefs  éclairs  pour  explorer  la 
région  au-dessus  de  laquelle  il  se  trouve,  il  peut  s'arrêter 
pour  mieux  viser  et  il  est  beaucoup  moins  vulnérable  qu'on 
ne  croit  :  les  obus  ordinaires  le  traversent  sans  enflammer  son 
hydrogène,  et  comme  il  est  cloisonné,  les  pertes  de  gaz  produi- 
tes par  une  déchirure,  même  assez  large,  de  l'enveloppe, 
n'entraînent  pas  sa  chute  ;  poursuivi  par  des  avions,  il  leur 
échappe  assez  facilement  parce  qu'il  gagne  en  hauteur  beau- 
coup plus  vite  qu'eux  :  l'exploit  magnifique  du  lieutenant 
Warneford  ne  sera  renouvelable  que  dans  les  circonstances 
exceptionnelles  oii  il  s'est  produit  :  surprise  du  monstre  au 
moment  où  il  rentre  dans  sa  tanière.  On  connaissait  la  déli- 
catesse de  complexion  de  ce  mastodonte  aérien;  on  le  savait 
sensible  aux  intempéries.  Mais  on  supposait  qu'il  pourrait 
bien  se  risquer  à  prendre  l'air  une  centaine  de  fois  par  an 
avec  plus  de  dangers  pour  ses  ennemis  que  pour  lui-même. 

L'expérience  a  prononcé  :  le  rendement  du  zeppelin  est 
déplorable  ;  pour  autant  de  marks  dépensés  en  taubes,  les 
Allemands  eussent  tué  sur  les  deux  bords  de  la  Manche  dix 
fois  plus  de  petits  enfants.  Mais  ils  s'entêtent  dans  leur  zep- 
pelinomanie  qui  ne  finira  qu'avec  la  guerre.  C'est  qu'ils  ne  sont 
plus  libres  de  s'en  affranchir.  Le  zeppehn  est  devenu  l'objet 
d'un  culte  religieux  et  son  triomphe  un  dogme.  On  nous 
annonce  des  superzeppelins  :  soyons  certains  qu'ils  essaieront 
de  bombarder  Londres.  C'est  dans  le  programme. 

Et  tout  programme  germanique  doit  théoriquement  s'ac- 
complir. Celui-ci  cependant  a  changé.  Originairement  les 
zeppelins  devaient  collaborer  avec  les  sous-marins  pour  affai- 
bhr  la  flotte  de  guerre  anglaise  jusqu'à  ce  que  les  escadres 
allemandes  ne  lui  fussent  plus  inégales.  Vint  le  jour  où  les 
navires  cuirassés  refusèrent  de  s'exposer.  Zeppelins  et  sous- 

1.  Le  Temps,  15  février  1913. 


598  LA     REVUE     DE     PARIS 

marins  n'ayant  plus  rien  à  faire  ensemble  se  taillèrent  des 
besognes  séparées. 

Les  sous-marins  tournèrent  leurs  principales  assiduités  vers 
la  marine  marchande.  Réussiront-ils  à  bloquer  l'Angleterre? 
Avec  le  temps,  oui,  mais  beaucoup  de  temps,  dix  ans,  peut- 
être,  si  l'on  fait  la  part  belle  aux  Allemands,  si  l'on  admet 
qu'ils  ajoutent  tous  les  quatre  mois  à  leur  flotte  sous-marine 
l'équivalent  de  ce  qu'ils  possédaient  en  février,  et  en  obtien- 
nent proportionnellement  les  mêmes  services  destructifs, 
déduction  faite  des  progrès  défensifs  de  l'adversaire  et  des 
pertes. 

La  marine  de  guerre  n'est  cependant  pas  épargnée  par  les 
sous-marins;  comme  les  alliés  ne  l'ont  que  trop  expérimenté. 
Aussi  les  dreanoughts  de  la  home  fleet  ne  trouvent-ils  pas  de 
meilleur  parti  à  prendre  que  de  rester  au  «  garage  ».  Et  les 
adversaires  des  gros  et  coûteux  cuirassés  tirent  argument  de 
là  pour  triompher  ;  ils  l'avaient  bien  prévu  :  on  n'aurait  dû 
construire  que  des  sous-marins  et  des  croiseurs  légers.  Ils  ont 
raison  en  ce  qui  concerne  l'Allemagne  vis-à-vis  de  l'Angle- 
terre. 

Les  Allemands  se  passeraient  évidemment  de  leurs  cui- 
rassés, mais  pourquoi?  précisément  parce  que  l'Angleterre  en 
a  trop  pour  eux.  Quoi  qu'on  imagine,  la  course  aux  arme- 
ments se  fera  toujours  pour  la  première  place  en  grosses 
unités  à  forte  protection,  à  gros  canons,  à  puissantes  machines. 
Tant  qu'il  existera  des  navires  de  surface,  on  aura  toujours 
intérêt  à  en  construire  qui  soient  capables  de  détruire  ceux  de 
l'adversaire  et  l'adversaire  à  pouvoir  détruire  ces  destructeurs, 
ainsi  de  suite.  Or  la  multiplication  môme  des  sous-marins  chez 
un  parti  belligérant  entraîne  chez  l'autre  celle  de  certains 
navires  de  surface  :  on  ne  se  défend  pas  contre  les  sous-marins 
par  des  sous-marins  mais  par  des  contre-torpilleurs  qui,  s'ils 
ne  tuent  guère  leur  ennemi  caché,  diminuent  du  moins  sa 
capacité  de  nuire  en  proportion  de  leur  nombre  et  de  leur 
activité. 

L'expérience  présente  n'allégera  donc  pas  les  programmes 
navals  de  l'avenir,  au  contraire  :  on  construira  plus  de  sous- 
marins,  de  croiseurs  légers,  de  contre-torpilleurs  et  pas  un 
cuirassé  de  moins. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  599 


* 


En  attendant,  ce  sont  les  cuirassés  alliés  qui  nous  donnent 
l'empire  des  mers  et  le  ferment  aux  Austro-Allemands.  Ils 
n'agissent  plus  que  par  leur  présence,  et  cela  sulïit  :  la  guerre 
navale  s'est  ainsi  réduite  presque  exclusivement  à  un  blocus 
économique.  L'opinion  publique  chez  les  alliés  avait  fondé  sur 
cette  maîtrise  des  mers  de  grandes  espérances  qui  ont  été 
quelque  peu  déçues. 

On  a  cru  que  l'on  affamerait  l'Allemagne.  Elle-même  le 
craignait  :  «  Dans  l'hypothèse  d'une  guerre  oîi  l'importation 
en  Allemagne  des  articles  d'alimentation  serait  coupée,  notre 
position  deviendrait  critique  »,  écrivaient  en  1912  les  Schmol- 
ler's  Jahrbiicher.  Mais  le  retard  des  mesures  de  rationnement 
est  la  seule  cause  qui  ait  rendu  menaçante  une  disette  sérieuse 
de  pain.  On  estime,  eu  effet,  que  l'Allemagne  est  obligée  d'im- 
porter de  20  à  25  p.  100  de  sa  consommation  en  céréales. 
Tenez  compte  d'une  savante  contrebande,  des  ressources  des 
pays  envahis,  de  la  conquête  des  magasins  de  blé  de  Liban, 
de  l'importation  balkanique,  de  prélèvements  indus  sur  la 
ration  austro-hongroise,  le  déficit  se  réduira,  à  partir  de  la  pro- 
chaine récolte,  à  10  ou  15  p.  100  ;  cela  est  parfaitement  sup- 
portable, sauf  pour  les  gens  de  la  classe  pauvre  qui  ne  peuvent 
pas  remplacer  le  pain  et  qui,  en  temps  de  paix,  étaient  déjà  à  la 
limite  de  leurs  besoins.  Ceux-là  seuls  souffriront,  mais  comme 
aucune  publicité  n'est  permise  à  leurs  plaintes  et  comme  ils  ne 
se  montrent  guère  là  où  passent  les  étrangers,  l'Allemagne 
paraîtra  manger  à  sa  faim. 

—  C'est  par  la  tête  que  pourrit  le  poisson,  —  dit  un  pro- 
verbe; ce  sera  ici  par  la  queue,  par  l'Autriche-Hongrie.  Pen- 
dant que  les  grands  propriétaires  magyars  vendent  les  produits 
de  leurs  terres  à  Berlin,  oîi  on  les  paie  mieux.  Vienne  et  Buda- 
pest se  voient  mises  à  la  portion  congrue  ;  les  cris  de  famine 
des  petites  gens,  très  assourdis  en  Allemagne,  sont  perçus  nette- 
ment par  les  voyageurs  qui  traversent  le  pays  du  «  brillant 
second  »  ;  tous  les  témoignages  concordent  sur  ce  point. 

Et  que  d'autres  denrées  devaient  manquer  à  l'Allemagne  ! 

Le  pétrole  pour  ses  automobiles,  ses  sous-marins,  ses  avions, 
ses  dirigeables...  Elle  le  remplace  par  de  la  benzine  et  de 


600  LA     REVUE     DE    PARIS 

l'alcool  partout  où  c'est  possible,  elle  le  supprime  dans  l'éclai- 
rage, elle  en  reçoit  de  Roumanie,  elle  reprend  pour  quelque 
temps  l'usage  des  puits  de  Galicie  ;  les  pays  envahis  lui  ont 
fourni  des  stocks  importants  qui  se  joignent  aux  siens. 

Le  caoutchouc.  Là  sans  doute  elle  peut  se  trouver  à  court. 
Mais,  sauf  pour  les  chambres  à  air  des  automobiles,  motocy- 
clettes et  cycles,  où  il  faut  du  caoutchouc  pur  et  assez  neuf, 
elle  saura  bien  se  procurer  un  produit  de  quahté  suffisante  en 
malaxant  les  déchets  qui  surabondent. 

Pas  de  cuivre  pour  ceinturer  ses  obus,  pensait-on.  Elle  n'en 
persiste  pas  moins  à  entretenir  sur  tous  les  fronts  une  pluie 
littérale  de  projectiles.  Cela  ne  devrait  pas  surprendre.  Depuis 
le  temps  que  la  Belgique,  la  Pologne  industrielle,  la  France 
du  Nord,  les  empires  germano-hongrois  importent  du  cuivre, 
ils  en  ont  accumulé  des  quantités  prodigieuses,  et  ce  métal 
ne  s'est  pas  dissous  en  fumée.  L'Allemagne  n'a  qu'à  se  donner 
la  peine  de  le  voler.  On  verra  qu'elle  en  manque  lorsqu'elle 
attaquera  le  filon  des  canalisations  électriques,  mais  ce  sera 
l'éclairage  des  villes  belges  qui  pâtira  d'abord.  A  cette  heure 
on  n'en  est  encore  qu'aux  monuments  :  il  paraît  que  le  lion  de 
Waterloo  va  être  fondu,  changé,  ô  ironie  du  sort  !  en  «  mar- 
mites ))  à  tuer  des  Anglais.  Et  il  se  peut  que  la  métallurgie 
teutonne  découvre  dans  quelque  aUiage  un  succédané  du 
cuivre. 

L'Allemagne  ne  reçoit  plus  les  nitrates  du  Chili  qui  lui 
étaient  indispensables  pour  son  agriculture  et  la  fabrication 
des  poudres  modernes  lesquelles  sont  toutes  nitriques,  à  base 
de  nitiL  cellulose  ou  de  nitroglycérine.  L'agriculture  se  pas- 
sera de  nitrates  :  elle  récoltera  moins  par  hectare  mais  aura 
emblavé  plus  d'hectares,  tous  ceux  notamment  où  poussaient 
les  betteraves  dont  le  sucre  était  exporté,  superficie  considé- 
rable. La  fabrication  des  poudres  monopolisera  ainsi  les  res- 
sources nitriques;  or,  la  chimie  commence  à  savoir  tirer  indus- 
triellement l'azote  des  produits  ammoniacaux  ;  l'Allemagne 
a  monté  les  usines  nécessaires  qu'elle  développe  avec  une  acti- 
vité fiévreuse.  Elle  a  aussi  un  fournisseur  :  la  Noi'vège,  où  de 
vastes  installations  hydro-électriques  extraient  depuis  plu- 
sieurs années  l'azote  de  l'air. 

De  ce  qui  précède,  il  ne  faudrait  pas  conclure  cependant  que 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  601 

nos  ennemis  nagent  dans  l'abondance,  comme  ils  semblent 
parfois  s'efforcer  de  nous  le  faire  croire.  Ils  sont  certainement 
gênés.  L'erreur  a  été  d'amplifier  cette  gêne  en  une  impossi- 
bilité de  continuer  la  guerre.  Mettons-nous  dans  la  tête  que  le 
jour  où  l'Allemagne  demandera  la  paix,  ce  ne  sera  pas  faute 
d'armes,  de  projectiles,  d'explosifs  ou  de  vivres.  Nos  illusions 
à  cet  égard  étaient  connexes  à  certaines  fausses  prévisions  sur 
la  rapidité  de  l'épuisement  économique  et  financier  que  devait 
produire  une  guerre  européenne.  Toutes  les  forces  produc- 
tives du  pays  seront  absorbées  par  la  guerre,  pensait-on  :  il  ne 
restera  plus  personne  pour  produire  les  choses  nécessaires  à  la 
vie.  Les  dépenses  atteindront  à  un  taux  si  formidable  que  les 
États  feront  banqueroute  au  bout  de  quelques  semaines  de 
guerre  :  M.  Ch.  Richet  notamment  exprimait  cet  avis  ^. 

On  avait  mal  estimé  la  possibilité  de  vivre  d'une  vie  ralentie 
et  surtout  l'immense  réservoir  d'énergie  qui  subsisterait  parmi 
le  peuple  une  fois  les  combattants  prélevés  ;  on  ne  se  figurait 
pas  ce  que  seraient  les  femmes.  Quant  à  la  question  financière, 
on  confondait  trop  deux  pouvoirs  :  celui  de  payer  ses  dettes  et 
celui  d'en  faire,  or  ce  second  pouvoir  est  énorme  chez  les  grands 
États  modernes.  Si  la  guerre  doit  amener  leur  banqueroute, 
elle  retarde  aussi  le  jour  où  ils  seront  obligés  de  déposer  leur 
bilan,  et  ce  jour  sera  celui  de  la  paix,  s'ils  n'ont  eu  aupara- 
vant la  certitude  d'un  désastre,  bien  voisine  elle-même  de  la 
paix. 

* 

C'est  sur  le  rapide  épuisement  économique  que  beaucoup 
d'auteurs  tablaient  pour  nous  prédire  une  guerre  courte.  Le 
général  von  Schlieffen  écrivait  : 

Ces  guerres-là  (qi^i  traînent  en  longueur)  sont  devenues  impossibles 
à  une  époque  où  l'existence  de  la  nation  repose  sur  la  marche  inin- 
terrompue du  commerce  et  de  l'industrie,  où  il  est  indispensable 
qu'une  rapide  décision  remette  en  mouvement  les  rouages  arrêtés  -. 

Cependant  chez  nous  le  général  Bonnal  basait  ce  même 
pronostic  sur  des  raisons  morales  et  stratégiques.  Pour  lui,  la 

1.  Le  Passé  de  la  guerre  et  l'avenir  de  la  paix.  —  Paris,  Ollendorf,  1907,  p,  72-73. 

2.  Deutsche  Revue,  janvier  1909. 


602  LA     REVUE     DE     l'AlUS 

première  grande  bataille  devait  décider  de  l'issue  de  la  guerre  : 
c'était  donc  une  afïaire  d'un  mois.  Toute  prolongation  au  delà 
de  ce  délai  ne  changerait  rien  au  résultat  final,  sinon  pour 
rendre  plus  dures  les  conditions  du  vainqueur  ^  I.e  capitaine 
Sorb  partageait  entièrement  cette  opinion  -.  Là  contre  s'éle- 
vait avec  force  le  lieutenant-colonel  Mordacq  dans  sa  brochure 
la  Durée  probable  de  la  prochaine  guerre',  à  la  fin  de  laquelle 
il  est  appuyé  par  une  note  énergique  du  général  Langlois.  Et 
il  invoque  l'autorité  du  commandant  Amet  et  du  général 
Maillard.  Tous  faisaient  ressortir  le  danger  vraiment  terrible 
qu'il  y  avait  pour  un  peuple  à  se  croire  définitivement  ter- 
rassé par  le  premier  revers.  Où  en  serions-nous,  en  eiTet,  si  tel 
avait  été  le  sentiment  de  la  France  après  Charleroi? 

Les  théoriciens  de  la  guerre  courte  étaient  inspirés  par  leur 
peu  de  confiance  dans  les  formations  de  rései^e  qu'ils  jugeaient 
indispensables  pour  l'exploitation  des  succès  mais  destinées 
à  changer  les  défaites  en  déroutes.  Si,  au  contraire,  on  prêtait 
une  valeur  militaire  aux  rései'\'es  des  classes  les  moins  âgées, 
on  pouvait  admettre  qu'elles  aideraient  l'armée  de  première 
ligne,  même  en  retraite,  à  retarder  l'ennemi.  Dès  lors,  à  mesure 
que  l'on  gagnerait  du  temps,  d'autres  réserves  seraient  ren- 
dues capables  d'entrer  en  ligne,  et  ainsi  de  suite,  et  comme  un 
aiïhix  parallèle  se  produirait  dans  le  camp  adverse,  ce  serait 
la  guerre  longue. 

Pas  aussi  longue  toutefois  que  ne  s'annonce  la  guerre 
actuelle.  Le  lieutenant-colonel  Mordacq,  timidement,  il  est 
vrai,  en  évaluait  la  durée  probable  à  trois  mois  au- moins,  cinq 
au  plus,  et  il  affirmait  a\  ec  plus  d'assurance  qu'elle  ne  se  pro- 
longerait pas  au  delà  d'un  an*.  Lui  seul,  d'ailleurs,  semble- 
avoir  cherché  une  précision. 

Sauf  von  Schlieffen,  les  écrivains  militaires  allemands  ont 
admis  en  général  une  guerre  longue  comme  possible  :  pour  von 
der  Goltz,  elle  aurait  comme  limite  Tépuisement  économique 

1.  Questions  mililaircs  d'actiialilc  :  lu  prochaine  yiierre.  —  Paris,  R.  Chapclot. 
1906,  p.  47-4Î). 

2.  La  Doctrine,  de  la  défense  nationcde.  —  Paris,  lîerger-Lcvrault,  1011, 
p.  154-155. 

3.  Paris,  Bergcr-LevrauU,  1912. 

4.  Loc.  cit.,  p.  31. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  603 

qui,  lui-même,  se  produirait  bien  avant  celui  des  forces  mili- 
taires. Von  Bernhardi,  par  contre,  envisage  une  adaptation 
de  la  vie  économique  aux  conditions  de  la  guerre  ^  ce  qui 
semble  en  opposition  avec  l'idée  de  von  der  Goltz  ;  je  dis 
«  semble  »  car  le  célèbre  pangermaniste  n'est  clair  que  dans 
l'expression  de  ses  pensées  agressives. 

Mais  parler  de  la  guerre  longue,  c'était  pour  nos  ennemis 
comme  parler  de  la  défaite  :  ils  n'en  voulaient  à  aucun  prix,  ils 
étaient  absolument  décidés  à  n'engager  la  lutte  que  le  jour  où 
ils  seraient  sûrs  de  renverser  leur  adversaire  d'un  coup  de 
massue. 

Aujourd'hui  plus  que  jamais,  disait  von  Blumc,  il  est  de  l'intérêt 
non  seulement  de  notre  pays,  mais  aussi  de  la  civilisation  {sic), 
qu'une  guerre  se  termine  rapidement  '. 

Une  guerre  longue,  pour  l'Allemagne,  était  en  effet  une  mau- 
vaise affaire,  tellement  que  les  ambitions  mondiales  elles- 
mêmes  n'eussent  pu  empêcher  d'y  préférer  la  paix.  La  guerre 
longue  impliquait  la  nécessité  de  faire  face  à  la  fois  sur  le  front 
oriental  et  le  front  occidental  :  c'était  le  coup  manqué.  Certai- 
nement l'Allemagne  comptait  en  finir  au  moins  aussi  vite  qu'en 
1870  ;  la  preuve  en  est  que  le  conseil  fédéral  germanique  n'a 
décrété  le  monopole  et  le  rationnement  des  céréales  que  le 
27  janvier  de  cette  année.  S'il  avait  prévu  ne  fût-ce  qu'un  an 
d'hostilités,  la  prudence  la  plus  élémentaire  lui  imposait  d'user 
sans  le  moindre  retard  de  cette  précaution  qui,  prise  à  temps, 
eût  réduit  le  déficit  alimentaire  à  presque  rien. 

Nous  voici  donc  en  pleine  guerre  d'usure  :  c'est  celle  que 
personne,  on  peut  le  dire,  n'avait  prévue.  Nous  admettons  le 
fait,  maintenant,  mais  il  ne  semble  pas  que  nous  nous  rendions 
compte  encore  de  l'épaisseur  et  de  la  dureté  du  bloc  auquel 
s'attaque  la  lime  des  alliés.  L'Allemagne,  d'abord,  ne  mourra 
pas  de  faim  ;  tout  au  plus  l'AutricherHongrie  aura-t-elle  faim. 
Il  n'y  a  pas  à  compter  sur  les  autres  formes  de  l'épuisement 
économique  :  la  guerre  les  maintient  pour  la  plupart  à  l'état 
latent,  comme  des  maladies  qui  couvent  et  ne  se  déclareront 

1.  La  Guerre  d'aujourd'hui,  traduction  Étard.  —  Paris,  Chapelot,  1913. 
Vol.  I.,  p.  55-57. 

2.  Dans  quelle  mesure  les  conditions  du  succès  à  la  guerre  se  sont-elles  modifiées 
depuis  1871?  —  Revue  d'infanterie,  15  novembre  1908,  p.  391. 


604  LA     REVUE     DE     PARIS 

qu'à  la  paix.  L'épuisement  militaire  entre  seul  en  jeu.  On  peut 
chercher  à  se  le  représenter  en  examinant  les  trois  espèces  de 
forces  qui  concourent  à  former  la  puissance  guerrière  :  Tar- 
mement,  les  énergies  d'ordre  moral,  le  nombre. 

L'Allemagne,  comme  industrie  métallurgique,  ne  le  cède 
qu'aux  États-Unis  ;  elle  possède  temporairement  80  p.  100  de 
nos  exploitations  de  minerai  de  fer  ;  elle  pourrait  fabriquer 
autant  de  canons,  de  fusils,  de  mitrailleuses,  d'obus,  que  la 
France  et  l'Angleterre  réunies  :  ressources,  en  somme,  illimi- 
tées, si  à  côté  du  projectile  il  ne  fallait  la  cartouche.  Quand 
nous  disions  que  l'xVllemagne  ne  manquait  pas,  ne  manque- 
rait jamais  de  nitrates  pour  ses  poudres,  cela  signifiait  qu'elle 
aurait  toujours  de  quoi  entretenir  son  effort  actuel.  Mais  cet 
effort  est  vraisemblablement  un  effort  maximum.  Les  alhés 
le  dépasseront  quand  il  leur  plaira,  puisque  tout  le  nitrate 
naturel  du  monde  entier  est  à  leur  disposition.  Encore  faut-il 
vouloir,  et  ils  ne  font  que  commencer  à  vouloir. 

Il  est  bien  délicat  d'apprécier  le  moral  de  l'armée  allemande. 
Il  diminue  sans  doute  à  l'Ouest,  mais  pas  assez  pouf  qu'elle 
cesse  d'opposer  une  résistance  sérieuse  à  nos  attaques  et  de 
mettre  de  l'énergie  dans  les  siennes.  Quant  au  moral  de  l'en- 
semble des  Allemands,  comment  serait-il  abattu?  Leurs 
troupes  luttent  partout  en  territoire  ennemi  ;  leur  front  défcn- 
sif  n'est  guère  entamé  que  comme  un  gros  chêne  par  deux  ou 
trois  coups  de  rabot  ;  et  si,  du  côté  russe,  leurs  victoires  ne 
servent  à  rien,  elles  font  tout  de  même  figure  de  victoires. 
Dans  de  pareilles  conditions,  notre  peuple  lui-même,  qui  a 
pourtant  plus  de  sens  critique,  ne  résisterait  pas  à  la  conffance. 
Le  découragement  germanique  pourrait  fort  bien  ne  précéder 
que  de  très  peu  notre  victoire  finale,  aussi  n'est-ce  pas  la  peine 
de  spéculer  dessus. 

Une  seule  usure  est  certaine,  inexorable  pour  nos  ennemis  : 
celle  du  nombre.  Mais,  là  encore,  il  y  a  eu  de  fausses  prévisions. 
Les  ressources  en  hommes  des  Allemands  furent  souvent  mal 
supputées,  notamment  par  deux  de  nos  grands  journaux 
d'économie  politique  \  qui  sont  de  doctrines  opposées,  d'où 


1.  Journal  des  Économistes,  15  octobre  191J,  p.  81.  —  L'Économiste  français, 
10  octobre  191  ),  p.  397. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  605 

l'on  peut  conclure  à  la  grande  expansion  de  l'erreur  qu'ils  sou- 
tenaient. Voici  leur  calcul  :  les  évaluations  faites  en  1913, 
donnant  à  l'Allemagne  67  millions  d'habitants  contre  40  à  la 
France,  c'est-à-dire  une  supériorité  de  67  p.  100  en  faveur  de 
la  première,  on  est  tenté  d'estimer  au  même  taux  l'avantage 
numérique  que  le  recrutement  allemand  possède  sur  le  nôtre, 
mais  on  oublie,  en  raisonnant  ainsi,  que  les  plus  jeunes  soldats 
sont  nés  il  y  a  dix-huit  ans,  que  les  mâles  venus  au  monde 
depuis  lors  ne  comptent  pas  dans  les  armées  actuelles  ;  ce  sont 
donc  les  chiffres  d'il  y  a  dix-huit  ans  qu'il  faut  comparer  :  or, 
ils  sont  de  52  millions  pour  l'Allemagne,  38  pour  la  France,  ce 
qui  réduit  à  36  p.  100,  — -  un  peu  plus  d'un  tiers,  —  la  supé- 
riorité allemande. 

Argumentation  tout  à  fait  fausse,  comme  on  va  le  voir  par 
un  exemple  extrême  :  supposons  que  la  natalité  soit  un  jour 
entièrement  et  définitivement  arrêtée  dans  un  pays  de  100  mil- 
lions d'habitants  et  qu'elle  persiste  dans  un  autre  pays  de 
manière  à  le  maintenir  constamment  à  50  millions  ;  quarante- 
cinq  ans  après  l'arrêt  de  la  natalité  dans  le  premier  pays, 
celui-ci,  non  seulement  n'aura  pas  deux  fois  plus  de  soldats 
que  le  second,  mais  n'aura  pas  de  soldats  du  tout,  si  on  compte 
comme  tels  les  hommes  valides  de  vingt  à  quarante-cinq  ans, 
et  ce  sera  bien  en  vain  qu'il  tentera  de  se  rassurer  par  des 
statistiques  rétrospectives.  Ce  qu'il  faut  considérer,  c'est  la 
natalité,  non  la  population  totale.  Or,  pendant  les  trois  années 
1894, 1895  et  1896,  il  est  né  58  Allemands  contre  26  Français, 
donc  plus  du  double,  et  comme  cette  situation  s'est  à  coup 
sûr  établie  progressivement,  on  peut  affirmer  que  les  soldats 
de  dix-huit  à  vingt-cinq  ans  sont  deux  fois  aussi  nombreux  en 
Allemagne  qu'en  France.  Dans  les  classes  plus  âgées,  la  dispro- 
portion diminue  graduellement,  jusqu'à  l'égalité  pour  les 
hommes  de  cinquante  ans.  Et  si  l'on  ne  se  battait  qu'entre 
vieillards,  les  contingents  français  l'emporteraient  par  le  nom- 
bre sur  les  germaniques. 

Il  n'y  avait,  pour  jauger  les  deux  réservoirs  humains  en  pré- 
sence, qu'à  additionner  de  part  et  d'autre  toutes  les  naissances 
mâles  de  1869  à  1897  et  à  défalquer,  conformément  aux  don- 
nées statistiques,  les  morts,  les  faibles,  les  invalides,  les  mal 
constitués,  etc..  On  arrive  ainsi  à  des  évaluations  allant  de 


G()6  LA     HEVUK     DE     PAIUS 

4  millions  de  Français  contre  7  millions  d'Allemands  à  5  de 
Français  contre  9  d'Allemands. 

Gardons-nous,  par  ailleurs,  d'être  aussi  dédaigneux  pour 
les  Autrichiens  que  leurs  alliés.  L'Autriche  a  50  millions  d'ha- 
bitants et  une  natalité  au  moins  aussi  forte  proportionnelle- 
ment que  l'allemande.  Et  les  Turcs  ne  sont  nullement  négli- 
geables. 

De  sorte  que  les  Allemands  cherchent  à  nous  en  faire  accroire 
quand  ils  s'admirent  eux-mêmes  de  combattre  «  un  monde 
d'ennemis  »,  un  ensemble  d'empires  de  600  millions  d'âmes 
(400  pour  le  seuil  empire  britannique).  Ne  dirait-on  pas  Léo- 
nidas  aux  Thermopyles  ! 

La  vérité  est  qu'après  un  an  de  guerre  ils  vont  seulement 
commencer  à  être  en  infériorité  numérique.  Pour  s'en  rendre 
compte,  il  faut  comprendre  quelle  a  été  notre  méprise  à  nous 
tous  sur  le  rôle  de  l'armée  russe.  «  Le  plein  de  leur  concours, 
écrivait  le  colonel  A.  Boucher,  les  Russes  ne  nous  le  donneront 
que  lorsqu'ils  arriveront  sous  les  murs  de  Berlin,  au  plus  tôt 
le  quarantième  jour  ^  »  Cela  paraissait  si  clair  :  une  mobili- 
sation tardive,  une  lente  accumulation,  puis  la  ruée  d'un 
mascaret,  broyant  tout  sur  son  passage  par  le  seul  effet  de  sa 
masse.  On  rêvait  à  des  forces  moscovites  doubles,  triples  des 
forces  adverses.  C'était  confondre  la  capacité  d'un  réservoir 
avec  le  débit  de  la  canalisation  qu'il  alimente.  La  canalisation 
de  voies  ferrées  que  possède  le  grand  empire  allié  étant  pauvre, 
il  doit  limiter  les  effectifs  combattants  ;  sans  cela  il  ne  pour- 
rait plus  envoyer  assez  de  trains  pour  les  ravitailler,  d'autant 
que,  par  précaution,  il  a  choisi  des  villes  éloignées  de  la  fron- 
tière comme  grands  dépôts  d'approvisionnements.  En  outre, 
les  conditions  économiques  ne  permettent  d'équiper  et  d'ar- 
mer, à  un  moment  donné,  qu'une  faible  partie  des  réserves 
russes.  Estimons  à  4  millions  d'hommes,  —  et  c'est  exagéré, 
le  maximum  de  ce  que  le  grand  duc  Nicolas  peut  réellement 
maintenir  sur  le  front.  L'Allemagne  et  l'Autriche  ont  et 
auront  quelque  temps  encore  le  moyen  d'y  faire  face  par 
l'emploi  chacune  de  2  miUions  d'hommes.  Et  il  reste  à  l'Alle- 
magne de  quoi  égaler,  s'il  lui  plaît,  ses  ennemis  de  l'Ouest. 

1.  L'Allemagne  en  péril,  p.  150. 


PRÉVISIONS     DÉMENTIES  607 

Mais  le  réservoir  russe,  au  débit  duquel  le  réservoir  des 
ennemis  oppose  un  débit  équivalent,  débitera  plus  longtemps  ; 
en  outre,  l'Italie  est  entrée  en  scène,  la  formation  de  l'armée  de 
Kitchener  s'achève,  et  on  a  le  droit  de  dire,  non  pas  que  la 
balance  numérique  a  changé,  mais  qu'elle  va  changer.  La 
frontière  austro-italienne  étant  puissamment  fortifiée  par  la 
nature  et  l'art,  l'Autriche  pouvait  d'abord  n'aligner  devant 
notre  sœur  latine  que  de  faibles  effectifs  ;  elle  sera  obligée  de 
les  augmenter  au  détriment  de  la  Galicie  ou  en  puisant  à  ses 
réserves  qui  sont  mauvaises.  Quant  à  l'armée  britannique, 
nous  nous  sommes  fait  des  illusions  qui  nous  stupéfieront  plus 
tard,  tant  elles  impliquent  d'ignorance  de  la  psychologie  des 
peuples  :  un  peuple,  le  peuple  anglais  moins  que  les  autres,  ne 
change  pas  ses  habitudes  du  jour  au  lendemain  ;  or  tout, 
l'histoire,  les  traditions,  les  conditions  de  vie,  les  mœurs  poli- 
tiques, retardait  l'adaptation  de  nos  amis  d'outre-Manche  à 
cette  guerre.  Ce  serait  bien  plus  justement  l'intensité  de  leur 
effort  militaire  qui  aurait  dû  passer  pour  imprévue. 

Ainsi  l'usure  des  ennemis,  déjà  considérable  par  rapport  à 
la  nôtre,  ira  s'accélérant.  Tandis  que  leurs  ressources  en  effec- 
tifs baisseront,  les  nôtres  s'augmenteront  de  forces  neuves. 

Le  résultat  est  donc  certain,  mais  sans  doute  encore  très 
éloigné.  Ce  n'est  pas  maintenant,  c'est  dès  novembre  ou  décem- 
bre dernier  que,  pour  éviter  les  déceptions,  nous  devions  pré- 
parer nos  esprits  à  une  campagne  d'hiver  1915-1916  :  on  avait 
vu  par  l'exemple  des  Allemands  sur  l'Yser  et  à  Ypres  ce  que 
coûterait  l'offensive  sur  le  front  occidental.  Des  succès  étaient 
possibles,  mais  accessoires,  une  décision  improbable  ;  entre 
l'Aisne  et  le  Rhin,  les  Allemands  se  sont  aménagé,  pour  leur 
retraite  éventuelle,  des  lignes  fortifiées  de  plus  en  plus  faciles 
à  défendre  parce  que  de  plus  en  plus  courtes.  La  décision,  il 
n'était  pas  raisonnable  non  plus  de  l'attendre  de  l'Orient  : 
quand  les  Ru/ses  s'avancent  trop,  ils  reçoivent  un  «  coup  de 
chemin  de  fer  »  ;  cela  n'a  jamais  manqué  jusqu'ici  :  deux  fois 
aux  lacs  Mazures,  une  fois  entre  Vistule  et  Wartha,  et  récem- 
ment par  Cracovie.  Grâce  à  leur  réseau  ferroviaire,  les  Austro- 
Allemands  peuvent  jeter  sur  une  partie  du  front  des  masses 
énormes  avant  que  les  Russes  aient  le  temps  d'amener  contre 
elles  des  forces  suffisantes  ;  les  Russes  reculent.  De  tels  succès 


608  LA    rp:vii-:    de    paris 

ne  peuvent  aucunement  terminer  la  guerre  en  faveur  des 
Austro-Allemands,  mais  ils  montrent  à  quel  point  il  était 
chimérique  de  penser  que  les  armées  du  tsar  entreraient  d'un 
élan  à  Berlin  ou  même  à  Budapest  :  combien  de  «  coups  de 
chemin  de  fer  «  aurait-on  eu  l'occasion  de  leur  asséner  en 
route  !  Les  Russes  sont  cependant  d'admirables  alliés,  parce 
que  leurs  défaites  valent  des  victoires  par  le  prix  qu'elles 
coûtent  aux  ennemis.  Nous  avons  en  eux  les  infatigables 
ouvriers  de  l'usure  des  empires  centraux. 

Quand,  avec  leur  aide,  la  barre  d'acier  germanique  aura  été 
assez  profondément  entamée,  on  la  prendra  aux  deux  extré- 
mités et,  d'un  coup  sec  sur  le  genou,  on  la  brisera.  Nos  soldats 
sauront  faire  cet  effort  au  moment  opportun  et,  jusque-là, 
conserver  la  force,  plus  méritoire  pour  leur  courage,  de  la 
patience.  Que  leur  ténacité  ne  nous  laisse  aucun  doute,  à  nous 
autres  civils,  mais  surveillons  la  nôtre.  Songeons  à  ce  que 
nous  sommes  :  la  floraison  imparfaite  ou  qui  fane  déjà.  Nous 
sommes  dans  la  patrie  ce  pour  quoi  il  ne  vaut  pas  la  peine  de 
mourir,  et  c'est  à  nous  seuls  cependant  qu'appartient  un  pou- 
voir capable  de  rendre  les  morts  inutiles  :  l'opinion. 

Mon  ambition  est,  par  l'article  qui  précède,  de  contribuer 
à  ce  que  «  le  civil  tienne  ». 

JULES    SAGERET 


UNE  DATE  MONÉTAIRE  : 


1890 


L'économie  politique  est-elle  une  science  bien  vieille?  Et, 
si  par  hasard  elle  n'était  pas  encore  une  science,  mais  une 
simple  ébauche  de  science,  est-ce  à  une  date  bien  reculée  que 
remontent  les  premiers  chiffres  essentiels?  Comme  nous  avons 
étudié  la  production  de  l'or  \  nous  allons  étudier  la  consom- 
mation industrielle  de  l'or,  par  où  nous  serons  conduits  au 
stock  de  l'or  que  nous  étudierons  à  son  tour  ;  puis  nous  passe- 
rons en  revue  le  stock  des  billets  de  banque,  celui  des  mon- 
naies d'argent,  celui,  si  l'on  peut  dire,  des  dépôts  dans  les 
banques,  enfin  la  production  de  chacune  des  principales  mar- 
chandises. Et,  à  chaque  étape,  nous  retournant,  nous  verrons 
à  quelle  distance  dans  le  passé  remontent  nos  chiffres. 

Le  stock  d'or  n'est  pourvu,  sur  la  production  d'une  année, 
qu'après  que  la  consommation  industrielle  l'a  d'abord  été. 
L'orfèvre  veut  de  l'or  à  tout  prix,  parce  que  ses  bénéfices  sont 
gros  ;  il  se  sert  d'abord.  L'État,  qui  certifie  ces  petits  lingots, 
commodes  à  manier,  charmants,  les  espèces,  gagne  au  con- 
traire si  peu  !  A  quoi  lui  est  bon  d'ailleurs  de  frapper,  si  l'or- 
fèvre reprend  aussitôt  et  refond  ce  qu'il  a  frappé? 

La  consommation  industrielle  de  l'or  va  son  train  sans 

1.  Voir,  dans  la  Revue  de  Paris  du  l"  juillet  1914,  l'Or  et  les  Prix,  dont  le  pré- 
sent article  n'est  qu'une  suite  ;  c'est  à  ce  titre  seul  de  «  suite  »  que  nous  le  publions 
—  car  qui  songe  aujourd'hui  aux  théories  monétaires  et  à  leur  rapport  avec 
l'année  1890? 

Une  erreur  de  rédaction  nous  a  fait  dire  dans  le  tableau  annexe  de  l'article 
du  l«f  juillet  1914,  qu'il  s'agissait  de  l'année  1911,  quand  c'est  l'année  1912 
qu'il  faut  entendre. 

1^'  Octobre  1915.  11 


610  LA     REVUE     DE    PARIS 

souci  de  la  production,  dont  le  prix  de  l'or  est  indépendant, 
puisqu'il  est  fixe,  dont  le  pouvoir  même  d'achat  de  l'or  ne 
dépend  qu'indirectement.  Comme  toute  autre  consommation 
ordinaire  de  l'humanité,  celle  de  l'or  progresse,  en  temps 
normal.  Cependant  si  la  production  de  l'or  croît  très  vite,  la 
consommation  industrielle,  qui  ne  peut  croître  aussi  vite,  est 
cause  que  l'addition  au  stock  croît  encore  plus  vite.  Et  si  la 
production  de  l'or  croît  très  lentement,  la  consommation 
industrielle,  qui  ne  peut  croître,  non  plus,  aussi  lentement, 
est  cause  que  l'addition  au  stock  croît  encore  plus  lentement. 
Les  crises  se  traduisent,  lorsqu'on  monte,  par  la  croissance, 
et,  lorsqu'on  descend,  par  la  décroissance  de  la  consomma- 
tion industrielle  de  l'or,  et  il  arrive  que  cette  décroissance  soit 
extrême.  On  ne  s'en  étonne  pas  si  l'on  songe  que,  pour  les 
autres  marchandises,  la  baisse  combat  la  paresse  du  public  à 
les  acheter,  ce  qui  n'a  pas  lieu  pour  l'or  ;  d'aucuns  prétendent, 
il  est  vrai,  que  la  baisse,  en  décourageant  le  public,  le  rend 
encore  plus  paresseux.  Quant  aux  phases,  qui  relient,  dans 
un  même  mouvement,  plusieurs  crises,  accélèrent-elles,  quand 
elles  sont  ascendantes,  et  ralentissent-elles,  quand  elles  sont 
descendantes,  l'accroissement  de  la  consommation  indus- 
trielle? C'est  ce  qu'il  est  encore  trop  tôt  pour  dire,  car  notre 
expérience  est  trop  courte  ;  les  chilîres  que  nous  possédons  ne 
remontent  pas  au  delà  de  1850  et  cessent  d'être  tout  à  fait 
incertains  seulement  depuis  1890.  On  a  : 

Accroissements  de  la  con- 
sommation industrielle 
annuelle    moyenne     de 

chaque  période  par  rap-  Prix  moyen   des 

port  à    la  période  pré-         marchandises  (Index 
cédente  '.  number    Sauerbeck). 

1851-1860 T  94,1 

1861-1870 +103  p.  100  100,3 

1871-1880 +  47  __  96.5 

1881-1885 _|.  0  —  79,8 

1891-1900 +  6(?)~  66,3 

1901-1910 +  47  —  73,2 

1.  Chiffres  de  la  consommation  industrielle  1851-1885,  d'après  Matériaux 
pour  faciliter  l' intelligence  et  l'examen  des  rapports  économiques  des  métaux  pré- 
cieux et  de  la  question  monétaire,  par  Ad.  Soetbeer.  —  Bcrger-Levrault  et  C'*, 
1889,  p.  43. 

Chiffras  postérieurs,  d'après  le  Rapport  de  !a  «  Monnaie  »  de  Washington 


UNE     DATE     MONÉTAIRE     :     1890  611 

Cet  ensemble  justifie  déjà  une  présomption  sans  établir 
encore  une  certitude  ;  la  récurrence  fréquente  des  crises  éta- 
blit, en  ce  qui  les  concerne,  une  certitude  :  aux  États-Unis,  la 
consommation  fléchit,  après  la  crise  de  1893,  de  34,2  p.  100  ; 
après  la  rechute  de  1895,  de  13,2  p.  100  ;  après  la  crise  de 
1903,  de  8,1  p.  100  ;  après  celle  de  1907,  de  23,3  p.  100.  Le 
monde  réagit  moins,  ou  les  statistiques  qui  l'embrassent 
sont  moins  précises  ^  ;  après  la  crise  de  1907  sa  consommation 
fléchit  de  8,8  p.  100  ;  après  la  crise  double,  européenne  de 
1900,  américaine  de  1903,  elle  fléchit  de  6,1  p.  100  ;  la  sta- 
tistique, ébauchée  seulement  en  1890,  lors  de  la  crise  Baring, 
ne  marquait  pas  encore  de  fluctuations  annuelles  ^.  Qu'en 
principe  les  grandes  additions  au  stock  soient  rendues,  à 
la  longue,  plus  grandes,  et  les  petites  additions  plus  petites 
par  l'eiïet  de  la  consommation  industrielle,  comme  il  a  été 
dit  d'abord,  il  n^est  point  besoin  de  preuve  d'une  proposi- 
tion si  évidente,  que  des  exemples  éclairent  cependant.  De 
1890  à  1911,  la  production  de  l'or  a  crû  de  300  p.  100  ^  la 
consommation  de  120  p.  100*;  résultat:  en  1911  la  con- 
sommation industrielle  absorbait  25  p.  100  de  la  produc- 
tion de  l'or,  au  lieu  de  40  p.  100  en  1890;  mais  la  produc- 
tion de  l'or  repasse  par  une  série  de  faibles  accroissements  ; 
on  a  eu  : 


sur  l'exercice  au  30  juin  1911,  p.  52.  La  différence  des  sources  rend  très  pro- 
blématique la  comparaison  entre  1891-1900  et  1881-1885,  d'où  le  point  d'in- 
terrogation en  regard  du  chiffre  6  (pour  100). 

1.  Rapport  de  la  .<  Monnaie»  de  Washington  sur  l'exercice  clos  au  30  juin  1911, 
p.  51  :  chiffres  de  la  consommation  industrielle  des  États-Unis,  aussi  mention 
de  ce  fait  que  la  «  Monnaie  »  des  États-Unis  vend  des  barres  d'or  fin,  de 
dimensions  commodes,  si  bon  marché  que  la  consommation  ne  se  fournit 
presque  pas  ailleurs,  préférant  de  telles  barres  à  des  monnaies  susceptibles 
d'avoir  perdu,  par  le  frai,  un  peu  de  leur  poids. 

Pour  faire  ressortir  les  fléchissements  de  la  consommation  aux  États-Unis, 
nous  avons  établi  les  comparaisons  suivantes  :  entre  1892  et  1894,  entre  1895 
et  1896,  entre  1903  et  1904,  entre  1906  et  1908. 

2.  Rapport  de  la  «  Monnaie  »  de  Washington  sur  l'exercice  1911,  p.  52. 
Pour  faire  ressortir  les  fléchissements  de  la  consommation  dans  le  monde, 

nous  avons  établi  les  comparaisons  suivantes  :  entre  1901  et  1903,  entre  1907 
et  1908. 

3.  Ibid.,  1912,  p.  250. 

4.  Ibid.,  1911,  p.  52  et  Ibid.,  1912,  p.  241. 


612 


LA     REVUE     DE     PARIS 


ACCROISSEMENT    P.     100    DE    l' ANNÉE    PAR    RAPPORT 
A     l'année    PRÉCÉDENTE 


Production,     Consommation  industrielle. 


1909 2,6 

1910 0,3 

1911 1,4 


11,8 

10,1 

2,1 


*  * 


Le  stock  d'or  a  pour  satellites  :  billets  de  banque,  mon- 
naies d'argent  pleinement  libératoires,  dépôts  dans  les  banques, 
et  l'ensemble  se  présente  ainsi  (milliards  de  dollars  ^)  : 


STOCK 

MONÉTAini: 

Aux 
environs 

des 

dates 

ci-après. 

' 

Billets 

à 

découvert 

par 

rapport 

Or.       à  ror. 

Argent 

pleineiiicnt 

libératoire 

en  dehors 

des 

banques 
d'émission. 

Total. 

Dépôts 
dans 
les 
banques. 

Index 
Numbers 

de 
M.  Sauer- 

beck 
(années 
échues) 

membre 

1889. 

3,52     2,40 

1,04 

6,96 

7,35 

72 

—         1897 

(Début  approxima- 
tif de  la  hausse 
des  prix) 4,39     2,30 

31  décembre  1899.     4,79     2,50 


0,81  7,50 
0,99  8,28 


9,98 
12,27 


1910.  7,36  2,95   0,75  11,06  26,17 


62 
68 
78 


1.  stock  d'or.  —  D'après  une  façon  d'entendre  les  chiflres  des  Rapports 
de  la  «  Monnaie  »  de  Washington,  et  sources  diverses. 

Stock  de  billets  à  découvert  par  rapport  à  l'or.  —  D'après  rapports  de  la  «  Mon- 
naie »  de  Washington,  et  sources  diverses. 

Stock  d'argent  pleinement  libératoire  en  dehors  des  banques  d'émission.  — 
Stock  d'argent  pleinement  libératoire,  d'après  Rapports  de  la  «  Monnaie  »  de 
Washington  :  chiffres  de  plusieurs  pays  au  1"  janvier  1893,  rangés  par  nous 
dans  le  total  au  1"  janvier  1890. 

Stock  d'argent  pleinement  libératoire  en  dehors  des  banques  d'émission' 
compté,  tout  arbitrairement,  par  nous,  pour  les  trois  quarts  dJ  stock  d'argent 
pleinement  libératoire  total. 

Dépôts  dans  les  banques.  —  Les  dépôts  dans  les  banques  dont  le  caractère 
principal  est  d'être  des  banques  d'émission  ne  sont  pas  compiis.  Sources  diverses  ; 
à  défaut  cie  sources  en  notre  possession,  chiffres  arbitraires. 

Par  dépôts,  nous  entendons,  aussi  bien,    «.  comptes  courants  créditeurs  ». 


UNE     DATE     MONÉTAIRE     :     1890  613 

l'Europe,  l'Amérique,  l'Australie,  une  Afrique  limitée  à 
l'Egypte  et  à  l'Afrique  du  Sud  britannique,  une  Asie  limitée 
au  Japon  et  aux  possessions  russes  et  ottomanes.  Ils  ne 
comprennent  pas  la  monnaie  divisionnaire  :  cette  monnaie 
n'entre  pas  dans  l'encaisse  des  banques  ;  sa  frappe  n'est 
pas  libre,  sa  situation  est,  nous  l'avons  dit  \  subordonnée, 

servile. 

Trois  points  vont  retenir  notre  attention  :  l'accroisse- 
ment à  peine  sensible  des  billets  à  découvert,  l'accroissement 
énorme  des  dépôts,  l'accroissement  relativement  faible  des 
prix. 

Des  années  durant,  les  productions  d'or  s'étaient  succédé, 
stationnaires  ou  décroissantes  ;  le  stock  d'or  d'un  ensemble  de 
pays  -  fort  analogue  à  notre  «  monde  conventionnel  »  ne 
s'était  accru,  entre  fin  1880  et  fin  1890,  que  de  10  p.  100 
environ,  après  20  p.  100  entre  fin  1870  et  fin  1880,  36  p.  100 
entre  fin  1860  et  fin  1870,  135  p.  100  entre  fin  1850  et  fin 
1860  ;  à  l'or  qui  paraissait  manquer,  on  suppléa  par  des  bil- 
lets :  le  spectacle  offert  par  l'année  1890  fut  donc  celui  d'une 

1.  Voir,  dans  la  Revue  de  Paris  du  1"  juillet  1914,  l'Or  et  les  Prix. 

2.  Chifïres  du  stoclc  d'or  pour  fin  1850,  1860,  1870  et  1880  d'après  Soetbeer  : 
Matériaux,  etc.  —  Berger-Levrault,  1889,  p.  43.  Chiffre  fin  1890  ainsi  obtenu  : 
au  chiffre  de  Soetbeer  du  stock  fin  1885  nous  avons  ajouté  la  somme  des  produc- 
tions d'or,  telles  qu'indiquées  dans  le  Rapport  de  la  «  Monnaie  »  de  Washington 
sur  l'exercice  1911,  p.  321,  en  regard  de  chacune  des  cinq  années,  1886-1890- 
Aprèf  avoir  retranché  de  ladite  somme  cinq  fois  le  «  prélèvement  annuel  moyen 
pour  emploi  non  monétaire  de  l'or  pendant  l'ensemble  des  cinq  années  1881-1885  » 
tel  qu'indiqué  par  Soetbeer,  ibid.,  p.  43  ;  enfin,  en  tout  ceci,  nous  avons  tenu  le 
dollar  pour  gramme  1,50462  d'or.  Rien  certes  ne  nous  assure  que  le  «  prélè- 
vement annuel  moyen  pour  emploi  non  monétaire  de  l'or  pendant  l'ensemble 
des  cinq  années  1886-1690  »  ait  été  égal,  ou  même  analogue,  au  prélèvement 
annuel  moyen  de  1881-1885,  toutefois  le  prélèvement  de  l'année  1890,  résultant 
de  sources  diverses  rapprochées  par  nous,  ressemble  beaucoup  au  prélèvement 
annuel  moyen  de  1881-1885.  Nous  aurions  pu,  au  lieu  d'admettre  implicitement 
les  chiffres  de  production  de  Soetbeer  pour  les  années  1881-1885,  adopter  les 
chiffres  de  la  «  Monnaie  »  de  Washington,  résultats,  peut-être,  de  revisions  pos- 
térieures et  qui,  un  peu  plus  élevés,  feraient  ainsi  apparaître  pour  la  décade 
1881-1890  un  accroissement  du  stock  un  peu  supérieur  à  celui  de  9,6  pour  100 
que  nous  avons  trouvé.  Toutefois,  le  chiffre  du  stock  fin  1880  étant  de  Soetbeer. 
il  nous  paraît  logique  de  composer  le  chiftre,  mis  en  regard,  du  stock  fin  1890 
le  plus  possible  d'après  les  chiffres  de  Soetbeer,  qui  malheureusement  s'arrêtent 
à  fin  1885. 


614  LA     REVUE     DE     PARIS 

De  tels  chiffres  s'entendent  d'un  «  monde  conventionnel  »  : 
masse  considérable  de  billets  à  découvert  par  rapport  à  l'or 
avec  de  grands  troubles  dans  les  changes  et  une  dépréciation 
du  papier,  imminente  dans  certains  pays,  déjà  chronique 
dans  d'autres,  extravagante  dans  plusieurs.  Les  inconvé- 
nients d'un  tel  désordre  parurent  avec  trop  d'éclat  pour  ne  pas 
appeler,  dans  la  suite,  le  remède  sous  la  forme  d'une  accumu- 
lation de  stocks  d'or,  servant  de  protection  aux  billets.  A  elle 
seule  la  Russie,  par  l'effet  d'une  volonté  suivie,  accumula 
0,6  milliard  de  dollars  ^  d'or  entre  1887  et  1899.  Depuis  1900, 
le  simple  cours  naturel  des  échanges  accumula  de  l'or  en 
divers  pays,  ainsi  en  Argentine  0,2  milliard  de  dollars'.  Les 
stocks  d'or  accumulés  de  côté  et  d'autre  servirent  quelquefois 
à  remplacer  par  de  l'or  une  fraction  de  l'encaisse  argent  ou 
la  fraction  disparue  de  la  valeur  de  cette  encaisse,  à  for- 
tifier la  réserve  d'or  pour  défendre  au  besoin  une  circulation 
qui,  trop  encombrée  de  monnaie  d'argent,  serait  vite  dégarnie 
par  des  sorties  de  monnaies  d'or  ;  ou  bien  les  instituts  d'émis- 
sion ont  cru  devoir  constituer  comme  une  réserve  d'or  nou- 
velle en  regard  des  dépôts  dans  les  banques  ordinaires,  si  fort 
accrus.  Voilà  où  on  en  est  ;  l'habitude  de  grands  stocks  d'or 
a  été  prise,  on  a  mieux  et  plus  généralement  compris  leur 
utilité  aux  fins  de  paix  et  de  guerre  et  le  préjudice,  au  con- 
traire, causé  par  de  grandes  émissions  de  billets  à  découvert, 
constamment  dépréciés,  gênant  ainsi  la  communication  de 
plus  en  plus  nécessaire  avec  les  marchés  du  dehors.  Cette 
fois  donc,  des  productions  d'or  stationnaires  ou  décroissantes 
viendraient-elles  à  se  succéder,  on  hésiterait  plus  que  pen- 
dant les  années  qui  précédèrent  1890,  à  combler  en  partie,  à 
masquer  le  vide  de  l'or,  à  retarder  l'échéance,  cependant 
fatale,,  de  ses  conséquences  naturelles,  à  l'aide  d'émissions 
de  billets. 

1.  On  lit  dans  le  Marché  financier  en  1899,  p.  445,  note  2  :  «  Il  y  a  douze  ans 
le  total  des  existences  d'or  en  Russie  était  inférieur  à  un  milliard  de  francs. 
Aujourd'hui  il  est  de  plus  de  quatre  milliards  (note  du  traducteur)  ». 

2.  On  lit  dans  Economia  y  Finanzas  de  la  Nacion  Argentina,  1903-1913  de 
M.  Carlos  F.  Soares,  édité  par  Est.  Graf.  Gran  y  Soulès,  Buenos-Ayres,  p.  79  : 
Stock  d'or  dans  le  pays,  Caisse  de  conversion  et  banques,  équivalent  en  francs  : 
au  31  décembre  1903,  francs  357  498  620  ;  au  31  décembre  1910,  francs 
1  267  429  455. 


2,80 

0,94 

3,90 

3,13 

1,75 

5,26 

3,57 

2,23 

6,23 

UNE     DATE     MONÉTAIRE     :     1890  615 

Du  31  décembre  1889  au  31  décembre  1910  les  dépôts 
dans  les  banques  ont  crû  de  256  p.  100,  tandis  que  le  stock 
d'or  croissait  de  109  p.  100,  le  stock  monétaire  total  de 
59  p.  100  : 

ACCROISSEMENT  ANNUEL    MOYEN  P.  100 

stock  d'or.      Stock  monétaire  total.        Dépôts. 

31  décembre  1889  aux 

31  décembre  1897. 

31  décembre  1899. 

31  décembre  1910. 
et  encore 

31   décembre  1897  au 

31  décembre  1910.     4,05  3,03  7,69 

31   décembre  1899  au 

31  décembre  1910.     3,98  2,67  7,12 

Pour  que  les  dépôts  dans  les  banques  se  soient  si  fort 
accrus,  il  est  nécessaire  que,  de  son  côté,  l'encaisse  des  banques, 
que  nous  supposerons,  faute  de  données,  dans  une  propor- 
tion constante  par  rapport  aux  dépôts,  se  soit  très  fort  accrue. 
Elle  fut  à  même  de  le  faire,  grâce  peut-être  à  ce  que  la  popu- 
lation s'accrut  moins  vite  que  le  stock  d'or,  grâce  certaine- 
ment à  ce  que  le  stock  d'or  s'accrut  beaucoup,  et  grâce  cer- 
tainement enfin  à  ce  que  la  place  tenue  par  le  chèque,  entre 
les  instruments  monétaires,  s'accrut  aussi  beaucoup. 

On  sait  que  les  banques  ne  forment  leur  encaisse  que  des 
espèces  que  la  «circulation  »  leur  abandonne,  et  l'on  peut  bien 
croire  que  chaque  existence  humaine  se  traduit  dans  la  «  cir- 
culation »  par  un  certain  contingent  d'espèces  ^  :  de  fm  1889 

1.  Appelons  «  circulation  »  la  quantité  de  monnaie  en  circulation. 

Si  la  «  circulation  »  par  tête  était  un  chiffre  constant,  on  aurait  «  accrois- 
sement de  la  circulation  »  =  «  accroissement  de  la  population  »  ;  dans  cette 
hypothèse  catégorique  : 

avec  «  addition  au  stock  monétaire  pour  100  de  la  circulation  »  =  «  accrois- 
sement de  la  population  »,  ou,  ce  qui  est  synonyme  dans  l'hypothèse  considé- 
rée, «  accroissement  de  la  circulation  »,  l'addition  au  stock  monétaire  serait 
égale  à  l'addition  à  la  «  circulation  »,  et,  par  suite,  l'addition  à  l'encaisse  des 
banques  serait  nulle  ; 

faisons  croître  «  addition  au  stock  monétaire  pour  100  de  la  circulation  » 
au-dessus  de    «  accroissement  de  la  population  »  supposé    positif,  autrement 


616  LA     REVUE     DE    PARIS 

à  fin  1910,  en  regard  d'un  accroissement  du  stock  d'or,  à 
usage  monétaire,  de  3,57  p.  100,  l'accroissement  annuel  de  la 
population  a  été,  disons,  de  1  1/8  p.  100. 

On  n'arrive  qu'indirectement  à  se  faire  une  idée  des  progrès 
du  chèque.  En  Ecosse  ^  première  patrie  peut-être  de  l'indus- 
trie de  banque,  entre  fin  1889  et  fin  1910  les  dépôts  dans  les 
banques  ont  crû  de  20  p.  100  ;  mais  ce  chiffre  n'eut-il  pas  été 
beaucoup  plus  fort  sans  les  absorptions  de  banques  écossaises 
par  des  succursales  de  banques  anglaises?  En  Angleterre, 
deuxième  patrie  peut-être  de  l'industrie  de  banque,  les  dépôts 
ont  crû  de  86  p.  100  ;  en  France,  ils  ont  crû  de  273  p.  100. 
Cependant  le  progrès  économique  fut  moindre  en  France. 
La  raison  alors  d'un  accroissement  si  énorme,  comparé  à 
l'accroissement  anglais?  Le  progrès  du  chèque  dont  on  peut 
dire,  en  conséquence,  qu'il  fut  énorme. 


dit,  faisons  croître  «  addition  au  stock  monétaire  »  au-dessus  de  <.  addition 
à  la  circulation  »,  «  addition  à  l'encaisse  des  banques  »  représentera  une  propor- 
tion croissante  de  «  addition  au  stock  monétaire  »  et  de  «  addition  à  la  circula- 
tion )'  ; 

faisons  décroître  «  addition  au  stock  monétaire  pour  100  de  la  circulation  ^ 
au-dessous  de  «  accroissement  de  la  population  »,  supposé  positif,  autrement 
dit,  faisons  décroître  a  addition  au  stock  monétaire  »  au-dessous  de  «  addition 
à  la  circulation  »,  «  diminution  de  l'encaisse  des  banques  »  représentera  une 
proportion  croissante  de  «  addition  au  stock  monétaire  »  et  de  «  addition  à  la 
circulation  ». 

1.  Chiffres,  pour  l'Ecosse  et  l'ensemble  du  Royaume-Uni,  d'après  The  Eco- 
nomisl.  Pour  la  France,  compilation  des  bilans  de  13  sociétés  de  crédit  :  chiffre 
en  réalité  au  31  décembre  1890  bien  que  nous  ne  parlions  dans  le  texte  que  du 
31  décembre  1889.  De  vrai,  la  disproportion  de  l'accroissement  Français  par 
rapport  à  l'accroissement  Anglais  se  trouve  forcée,  en  premier  lieu,  parce  que  les 
dépôts  français  sont  dépôts  à  échéance  fixe,  —  d'accroissement,  pour  lors,  en 
France,  nul  ou  faible,  —  exclus,  les  dépôts  anglais,  dépôts  à  échéance  fixe  com- 
pris. En  second  lieu,  parce  que,  en  1890,  les  sociétés  de  crédit  françaises  avaient 
encore  beaucoup  de  terrain  à  gagner  sur  les  banques  privées  ;  les  sociétés  de  crédit 
anglaises  très  peu. 

L'accroissement  des  dépôts,  pour  l'Angleterre  et  le  Pays  de  Galles  seulement, 
a  été,  du  31  décembre  1889  au  31  décembre  1910,  de  104  p.  100  ;  dans  le  même 
temps  l'accroissement  du  stock  d'or  du  «  Monde  conventionnel  »  a  été  de 
110  p.  100,  rapprochement  curieux  bien  qu'une  semblable  conformité  de  chiffres 
ne  soit  sans  doute  l'effet  que  d'un  simple  hasard.  Comment  ne  pas  admirer  que 
précisément  en  Angleterre,  —  pays  d'où,  plus  que  de  tout  autre,  rayonnent 
sur  le  monde  or,  capitaux,  marchandises,  —  pays  où  la  circulation,  dès  longtemps 
démunie  d'espèces  superflues,  n'était  pas,  pour  les  banques,  eu  1889,  une  mine 
d'or  supplémentaire,  —  les  dépôts  se  soient  accrus,  entre  1889  et  1910,  presque 
dans  la  même  proportion  que  le  stock  d'or  du  «  monde  conventionnel  »  I 


UNE     DATE     MONÉTAIRE    :     1890  617 

Il  ne  restait  aux  pays  anglo-saxons,  dès  1890,  rien  à 
apprendre  quant  à  l'usage  du  chèque  ;  l'éducation  de  presque 
tous  les  autres  pays,  quant  à  cet  usage,  était  encore  à  faire. 
Les  progrès  de  cette  éducation,  en  libérant  au  profit  des 
banques  des  espèces  que  le  chèque  remplaçait  dans  la  «  cir- 
culation »,  ont  agi  comme  un  redoublement  de  la  production 
de  l'or.  Le  ralentissement  et  l'arrivée  au  terme  de  ces  progrès 
agiront  ou  agissent  comme  un  ralentissement  de  la  production 
de  l'or. 

Les  dépôts,  entre  fin  1889  et  fin  1910,  s'accrurent  de  256 
p.  100,  et  toutefois,  dans  le  même  temps,  les  prix  ne  s'accru- 
rent que  d'un  tiers  !  Encore,  pour  trouver  ce  tiers,  faut-il 
comparer  au  prix  de  1910,  représenté  par  le  nombre  78,  non 
pas  le  prix  assez  élevé  de  1890,  mais  le  prix  de  1896,  le  plus 
bas  des  vingt  et  une  années  1890-1910,  représenté  par  le  nom- 
bre 61.  Dans  l'intervalle  1897-1910,  la  production  annuelle  des 
marchandises,  —  si  treize  importantes  matières  premières 
suiïisent  à  donner  un  témoignage  véridique,  —  a  crû  des 
deux  tiers  environ.  Ainsi  le  déluge  de  moyens  de  paiement 
ne  fit  pas  beaucoup  monter  le  niveau  des  prix,  parce  qu'il 
y  eut  une  surface  beaucoup  plus  grande  à  couvrir,  la  quantité 
des  marchandises  figurant  la  surface,  et  leur  prix  la  hauteur 
de  cette  manne  monétaire  qui  les  recouvre  i. 

1.  Appelons  «  unité  de  paiement  »  l'acte  par  lequel  une  valeur  de  un  dollar 
est  échangée,  quel  que  soit  l'instrument  monétaire  servant  à  cet  échange.  Cela 
posé,  formons  l'hypothèse  suivante  :  que  le  stock  des  monnaies  autres  que  l'or 
et  celui  des  dépôts  varient  dans  la  même  proportion  que  le  stock  d'or  et  que  la 
teneur  annuelle  en  unités  de  paiement  soit  identique  pour  les  monnaies  autres 
que  l'or,  les  dépôts  et  l'or. 

On  doit  avoir  : 

Accroissement  des  prix  =  accroissement  du  stock  d'or  moins  accroissement 
de  la  production  des  marchandises,  le  tout  divisé  par  un  plus  accroissement  de 
la  production  des  marchandises. 

Après  avoir  supposé  l'accroissement  du  stock  d'or  toujours  positif,  nous  ferons 
varier  l'accroissement  de  la  production  des  marchandises,  le  faisant  giandir 
d'abord  au-dessus,  le  faisant  rapetisser  ensuite  au-dessous  du  niveau,  où  il  est 
égal  à  l'accroissement  du  stcck  d'or,  —  niveau  qui  correspond  à  un  accroisse- 
ment des  prix  nul.  Grandissant  au-dessus,  l'accroissement  de  la  production  indi- 
que un  accroissement  négatif  des  prix  ;  rapetissant  au-dessous,  il  indique  un 
accroissement  positif  des  prix,  plus  faible  que  l'accroissement  du  stock  ;  puis  il 
indique,  au  moment  où  il  devient  nul,  un  accroissement  positif  des  prix,  égal  à 
l'accroissement  du  stock  ;  enfin ,  après  qu'il  a  commencé  à  devenir  négatif,  il 
indique  un  accroissement  positif  des  prix,  plus  fort  que  l'accroissement  du  stock. 


618  LA     REVUE     DE    PARIS 

Gomment  avons-nous  pu  dire  que  la  production  de  treize 
matières  premières  avait  augmenté  de  deux  tiers  environ? 
Les  productions,  en  tonnes,  en  boisseaux  et  autres  mesures  de 
poids  ou  de  volume,  relevées  par  nous,  se  rapportent  à  un 
monde  plus  ou  moins  complet,  qui  n'est  pas  cependant  notre 
«  monde  conventionnel  ».  Du  prix  grossièrement  évalué  de 
chaque  marchandise  en  1897,  et  de  son  prix  en  1910  nous 
avons  fait  la  moyenne,  puis  multiplié  par  cette  moyenne, 
d'une  part  les  quantités  de  1897,  de  l'autre  celles  de  1910. 
De  la  sorte,  nous  avons  obtenu  une  valeur  totale  des  treize 
marchandises  en  1897,  une  en  1910  ;  les  accroissements  qui 
ressortent  sont  les  suivants  : 

Denrées  agricoles  (blé,  maïs,  avoine, 

seigle,  orge,  sucre) en  plus  56  p.  100 

Minéraux  (charbon,  pétrole,  fonte, 

cuivre,  blomb,  zinc,  étain) —      91     — 

Ensemble  des  treize  marchandises. .  —      63     — 

Et  ce  sont  ces  accroissements  qui  nous  tiennent  lieu  de  la 
connaissance  impossible  des  accroissements  de  quantité  ^.  Que 
d'objections  cependant  !  Nous  avons  fait  la  moyenne  entre 
deux  prix,  celui  de  1897  et  celui  de  1910  ;  nous  aurions  pu 
faire  la.  moyenne  entre  treize  prix,  ceux,  respectivement,  de 
chacune  des  treize  années  1897-1910  et  le  résultat  eut,  sans 
doute,  été  fort  différent.  Au  point  de  vue  de  la  production 
minérale,  1897  et  1910  peuvent  ne  pas  être  bien  comparables, 
n'étant  pas   symétriques  par  rapport  aux  crises.   Pour  les 

Retenant  devant  nos  yeux  ce  dernier  trait,  —  que  l'accroissement  des  prix  est 
plus  fort  que  celui  du  stock  lors  des  accroissements  négatifs  de  la  production,  — 
et  nous  rappelant  cet  autre  traie,  —  que  l'accroissement  des  prix  est  plus  faible 
que  celui  du  stock  lors  des  accroissements  de  la  production  compris  entre  zéro 
et  l'accroissement  du  stock  — ,  nous  comprendrons  peut-être  une  des  raisons 
pour  lesquelles  les  «  in;,ervalles  descendants  »  après  les  crises  sont  ordinairement 
plus  courts  que  ne  sont  le>  «  intervalles  ascendants  »  avant  les  crises  —  du  moins," 
semble-t-il. 

1.  Le  principe  suivant  lequel  nous  faisons  ainsi  ressortir  l'accroissement 
quantitatif  d'un  ensemble  de  marchandises  est  emprunté  à  Importa  and  exports 
ai  priées  of  1900.  —  Tables  showing  for  each  of  the  years  1900-1911  tire  estimaied 
value  of  the  imports  and  exports  of  the  United  Kingdom  at  the  priées  prevailing 
in  1900  with  an  introductory  mémorandum  {in  continuation  of  Parliamcnlary  Paper 
Cd  5160,  1910).  Londres,  Wyman  and  sons. 


UNE    DATE    MONÉTAIRE    :     1890  619 

récoltes,  1897  fut  une  année  de  blé  exceptionnellement  pau- 
vre \  mauvais  terme  de  comparaison.  Les  variations  trouvées 
avec  treize  matières  premières  peuvent  n'avoir  rien  de  com- 
mun avec  celles  qu'ont  eût  trouvées  avec  un  ensemble  plus 
grand  de  marchandises,  comprenant  des  matières  premières 
telles  que  fourrage,  bois,  coton,  graines  oléagineuses,  celles-ci 
qui,  avec  leurs  dérivés,  sont  peut-être  aussi  importantes,  peut- 
être  plus  importantes  ^  que  le  sucre  ;  et  si  l'on  prenait  un 
ensemble  de  marchandises  plus  grand  encore,  comprenant  des 
produits  fabriqués,  quel  résultat  trouverait-on?  Il  n'y  a  pas 
d'ailleurs  que  les  marchandises  qui  exigent,  pour  leur  produc- 
tion, du  travail  payé  par  dés  espèces  ;  ainsi  en  est-il  des 
constructions,  des  plantations,  des  services  de  toute  nature, 
services  des  transports,  par  exemple,  services,  enfin,  que 
rend  ce  grand  consommateur  d'espèces  :  le  mécanisme  des 
échanges. 

L'incertitude  serait-elle  moindre  du  côté  monnaies  et  dépôts 
que  du  côté  marchandises? 

Le  montant  des  billets  à  découvert  ne  peut  être  connu 
exactement  parce  que,  dans  plusieurs  pays,  dont  les  États- 
Unis,  le  Canada,  l'Australie,  l'Afrique  du  Sud,  les  mêmes 
banques  qui  sont  principalement  banques  de  dépôts,  sont 
aussi  banques  d'émission,  c'est  pourquoi,  dans  leur  encaisse, 
la  couverture  des  billets  et  celle  des  dépôts  sont  confondues  ; 
on  voit  alors  le  chiffre  de  l'encaisse  dépasser  souvent  celui 
des  billets  ou  lui  être  inférieur  de  peu,  d'où  l'on  conclut 
qu'il  n'y  a  pas  ou  qu'il  y  a  peu  de  billets  à  découvert,  ce  qui 
est  faux,  mais  aucun  moyen  n'existe  de  conclure  d'autre 
manière. 

Si  la  comptabilité  distinguait  entre  deux  encaisses,  l'une 
propre  aux  dépôts,  l'autre  propre  aux  billets,  on  verrait 
tout  de  suite  bien  plus  de  billets  à  découvert  et,  —  vu  les 
progrès  géants  tout  juste  des  pays  à  banques  mixtes,   de 

1.  Culture,  production  et  commerce  du  blé  dans  le  Monde  {Publication  du  Minis- 
tère de  l'Agriculture).  Imprimerie  nationale,  Paris,  1912,  p.  39  :  production  du 
blé  dans  un  grand  nombre  de  pays  du  monde  depuis  1880. 

2.  Statistiques  d'oléagineuses,  entre  autres,  celle  de  MM.  Aspegren  and  C°. 
Produce-Exchange,  New-  York. 


620  LA     REVUE     DE     PARIS 

dépôts  et  d'émission,  —  l'accrbissement  du  stock  mondial 
des  billets  à  découvert,  entre  1890  et  1910,  ressortirait  peut- 
être  alors  à  un  chiffre  plus  important. 

Pour  les  dépôts,  la  plupart  des  statistiques  omettent  de 
distinguer  deux  choses  aussi  différentes  cependant  que  le  sont 
les  dépôts  à  vue  et  les  dépôts  à  échéances  fixes,  en  sorte  que 
le  chiffre  mondial  s'entend  des  dépôts  de  toute  nature  pris  en 
bloc. 

Et  l'encaisse  vraie,  quelle  est-elle  quand,  sous  le  titre 
général  d'  «  encaisse  »,  les  bilans  comprennent  souvent  de 
simples  disponibilités,  immédiates,  mais  quelconques? 

Ignorant  donc  l'encaisse  vraie  des  banques  de  dépôts,  com- 
ment accorder  le  chiffre  du  stock  des  monnaies  avec  celui  du 
stock  des  dépôts?  Ajouter  ces  deux  chiffres,  c'est  compter 
deux  fois  l'encaisse,  une  fois  dans  le  stock  monétaire,  une 
fois  dans  les  dépôts  ;  il  faudrait  extraire  du  stock  monétaire 
l'encaisse  des  banques  de  dépôts  et  inscrire  alors  :  stock 
monétaire  net.  Cela  fait,  on  pourrait  ajouter  monnaies  et 
dépôts? 

Point  encore.  Des  monnaies  ne  sont  pas  [des  dépôts  ;  on 
n'ajoute  que  choses  semblables  ;  le  problème  est  donc  de 
rendre  semblables,  c'est-à-dire  de  ramener  à  une  commune 
mesure,  monnaies  et  dépôts.  La  définition  d'une  monnaie  est 
d'être  une  chose  qui  sert  à  des  paiements  :  on  peut  s'aviser 
de  compter  combien  de  fois  une  monnaie  change  de  main, 
c'est-à-dire  quel  est  le  nombre  de  ses  mouvements,  pendant 
un  temps  donné,  une  année  par  exemple.  Certaines  banques 
publient  ainsi  le  mouvement  annuel,  quelques-unes  le  mou- 
vement mensuel  ^  de  leurs  comptes  de  dépôts.  Si  ces  publi- 
cations se  généralisaient,  et  si  des  observations  étaient  faites 
tendant  à  établir  quelque  connaissance  du  mouvement  des 
monnaies  de  la  «  circulation  »,  on  pourrait  dire  :  tant  de 
dollars  des  dépôts,  tel  mouvement  de  dollars,  tant  de  dollars 
de  la  «  circulation  »,  tel  autre  mouvement  de  dollars  ;  d'où 
une  somme  parfaitement  homogène  de  mouvemejits  de  dol- 
lars ;  ce  ne  serait  plus  alors  cette  juxtaposition   disparate 


1.  Publication  mensuelle  du  Comité  des  banques  par  actions  de  Saint-Péters- 
bourg. 


UNE     DATE     MONÉTAIRE     :     1890  621 

d'aujourd'hui,  monnaies  d'un  côté,  dépôts  de  l'autre,  à  peine 
du  moindre  secours  pour  l'étude  des  phénomènes  ^. 

Le  progrès  n'est  pas  étranger  à  la  statistique.  Que  de  caté- 
gories de  chiffres  sont  venues  à  la  lumière  à  peu  près  depuis 
l'année  1890  qui  fut  celle  du  krach  Baring  !  Les  prix  esquis- 
saient alors  leur  dernière  reprise  avant  le  grand  déclin  de  1896  ; 
le  métal  argent  redevenait  momentanément  ferme  ^  avant  sa 
déchéance  finale  en  1893,  date  de  la  fermeture  des  Hôtels  des 
Monnaies  des  Indes  à  sa  frappe  libre. 

Dès  1873  les  prix  avaient  commencé  de  fléchir.  Dès  1873 
l'Allemagne,  grâce  à  la  défaite  de  la  France,  avait  pu  démo- 
nétiser l'argent,  devenir  monométaliste  or,  à  l'image  del'Angle- 
terre,  ce  qui  marquait  ses  espoirs  nouveaux.  Le  déclin  des  prix, 
l'ébranlement  progressif  de  la  foi  dans  l'un  des  deux  métaux 
monétaires,    colonnes    éternelles,    eût-on    dit    jusque-là,    de 


1.  Rappelons  que  nous  avons  nommé  «  unité  de  paiement  »  l'acte  par  lequel 
une  valeur  de  un  dollar  est  échangée,  quel  que  soit  l'instrument  monétfiire 
ayant  servi  à  cet  échange. 

Supposons  :  que  la  teneur  annuelle  en  unités  de  pi  icnunt,  respectivement 
du  stock  de  monnaies  et  du  stock  de  dépôts,  ait  été  identique  on  1910  et  en  1897  ; 
que  l'unité  de  marchandise  ait  passé  de  main  en  main  un  nombre  identique  de 
fois  en  1910  et  en  1897  :  que  la  proportion  des  unités  de  marchandises  consom- 
mées, de  celles  reportées  de  l'année  précédente,  de  celles  reportées  à  l'année  sui- 
vante, par  rapport  aux  unités  de  marcliandiscs  produites,  ait  été  identique  en 
1910  et  1897  ;  que  la  somme  des  valeurs  échangées  sous  forme  de  biens  autres 
que  les  marchandises,  ou  sous  forme  de  services,  ait  varié  comme  la  production 
des  marchandises  ;  supposons  enfin  qu'un  rapport  existe  réellement  entre  la 
quantité  des  moyens  de  paiement  et  le  prix  des  marchandises,  compte  tenu  de 
leur  quantité  ;  admettons  que  les  dépôts  soient  protégés  par  une  encaisse  de 
10  p.  100,  ce  qui  transforme  le  stock  monétaire  total  brut  de  7,5  milliards  de 
dollars  au  1"  janvier  1898  et  de  11,0G  milliards  de  dollars  au  1"  janvier  1911 
en  un  stock  monétaire  net  respectivement  de  6,50  et  de8,44  milliards  de  dollars; 
admettons  que  le  prix  des  marchandises  et  la  quantité  annuelle  de  leur  production 

1  2 

dépasse  en  1910,  respectivement  de  —  et  de  —  le  niveau  de  1897,  il  ne  nous  reste 

plus  qu'à  appeler  X  la  teneur  annuelle  en  unités  de  paiement  du  stock  de  dépôts 
de  1910  (ou  de  1897  indifféremment)  exprimée  par  rapport  à  la  teneur  aiinuelle 
en  unités  de  paiement  du  stock  de  monnaie  de  1910  (ou  de  1897  indifféremment) 
pour  avoir  : 

8,14  +  26,15  X  =  (6,50  +  9,98  X)  (l  +|)  (l  +|) 

2  1 

d'où,  se  contentant  de  l'approximaticn  :t  =  0,66  et  r^  =  3,38,  X  =  1,43. 

2.  Rapport  de  la  «  Monnaie  »  de  Washington  sur  l'exercice  du  30  juin  1912, 
p.  290  :  cours  annuels  du  métal  argent  1833-1911. 


622  LA    REVUE    DE    PARIS 

tout  l'édifice  humain,  furent  cause  que  beaucoup  d'esprits 
firent  réflexion  et  se  dirent  :  «  Mais  qu'est-ce  donc  que  cela  — 
la  valeur?  »  Entre  1880  et  1886,  M.  Adolphe  Soetbeer,  profes- 
seur à  l'Université  de  Gœttingen,  poursuivit,  avec  l'appui  de 
la  Chambre  de  Commerce  de  Hambourg,  sa  grande  enquête 
monétaire,  fondement  de  tout  ce  qui  s'édifia  par  la  suite. 
En  1886,  M.  Sauerbeck,  à  Londres,  inaugura  ses  grands  tra- 
vaux sur  les  prix.  A  partir  de  1885  la  Monnaie  de  Washington 
compila  chaque  année  et  publia  le  chiffre  de  la  production 
universelle  de  l'or.  Elle  publia  pour  la  première  fois  en  1893 
le  chiffre  au  1^^  janvier  du  stock  d'or  et  du  stock  d'argent 
pleinement  libératoire  de  presque  tous  les  pays,  continua 
cette  publication  ^  tous  les  ans,  la  compléta  par  l'adjonction 
de  plusieurs  pays  si  bien  qu'au  1<^^"  janvier  1899  sa  liste  se 
trouva  complète.  En  1911  elle  donna  un  grand  tableau  des 
encaisses  or  des  banques  d'émission  et  de  leurs  billets,  au 
31  décembre  1889,  1899,  1910,  fit  remonter  jusqu'au  1^''  jan- 
vier 1890  la  série  des  chiffres  annuels  de  la  consommation 
industrielle  de  l'or,  accompagna  le  tout  d'une  magnifique 
étude  d'ensemble  sur  la  question  des  prix.  Un  aperçu  som- 
maire de  la  puissance  bancaire  du  monde  (banking  power  o( 
the  world)  vers  1890  fut  tenté  par  M.  M.  G.  Mulhall  \  The 
Economist  de  Londres  commença  en  1876  ses  publications 
semestrielles  de  la  situation  d'ensemble  des  Banques  par 
actions  du  Royaume-Uni,  Der  Deutsche  Oekonomist  de  Berlin 
commença  en  1883  ses  publications  annuelles  de  la  situation 
d'ensemble  des  Banques  par  actions  de  l'Empire  allemand, 
et  le  Comité  des  Banques  par  actions  de  Saint-Pétersbourg 
commença  en  1894,  pour  l'ensemble  des  Banques  de  l'Empire 


1.  Chiffres  donnés  sous  toutes  réserves  par  la  «  Monnaie  »  de  Washington 
comme  étant  la  plupart  du  temps  tout  à  fait  problématiques. 

2.  Dans  le  Dictionary  of  Statistics,  de  M.  M.  G.  Mulhall,  ouvrage  dont  l'édi- 
tion de  1898  est  citée  à  ce  sujet  par  Report  of  the  Comptroller  of  the  currencyy 
Washington,  année  1900,  volume  I,  p.  xliii.  Mises  à  jour,  fondées  au  moins  au 
début  sur  un  principe  inexact  —  à  savoir  une  proporjonnalitc  supposée  en.rc  les 
accroissements  continentaux  et  les  accroisEcmcnLs  anglais,  seuls  connus  de  l'au- 
teur ou  des  auteurs  de  ces  mises  à  jour  — ,  de  l'aperçu  Mulhall,  années  1901-1908 
des  Rapports  du  Comptroller  of  the  ciirrencij.  Aussi  Rapport  1902,  p.  5G  :  évalua- 
tion de  l*^  puissance  bancaire  du  monde  en  1894  par  M.  Maurice  L.  Mulhemann 
et  chiffre  d'ensemble  pour  la  péninsule  Balkanique. 


UNE    DATE    MONÉTAIRE    :     1890  623 

Russe,  ses  publications,  modèles  du  genre,  les  unes  men- 
suelles, les  autres  annuelles,  avec  états  de  chiffres  remontant, 
encore  complets,  jusque  vers  1874,  réduits  à  leur  plus  simple 
expression,  jusqu'à  1865  ^.  L'année  1892  est  la  première  du 
recueil  annuel  américain  The  Minerai  Industry,  «  annuaire  de 
la  production  mondiale  des  minéraux  »,  et  ce  premier  volume 
évoque  les  chiffres  de  production  annuelle  du  charbon,  depuis, 
et  y  compris,  1864,  du  pétrole,  depuis  1860,  de  la  fonte  et 
de  l'acier,  depuis  1865,  du  cuivre,  depuis  1879,  du  plomb, 
depuis  1885,  enfin,  avec  intermittences,  du  zinc,  depuis  1883, 
de  l'étain,  depuis  1890.  L'année  1893  ^  est  la  première  du 
recueil  allemand  de  la  Metallgesellschaft  de  Francfort,  annuaire 
de  la  production  mondiale  des  métaux  usuels,  et  autres  que 
l'or  et  le  fer,  devenu  classique,  en  quelque  sorte.  L'année  1897 
est  la  première  du  recueil  annuel  anglais,  non  privé  comme 
les  deux  recueils  précédents,  mais  officiel,  rempli  de  détails, 
notamment  sur  les  prix  locaux,  qui  traite,  à  son  tour,  de 
la  production  minérale  du  mondée  Les  points  de  départ 
des  publications  annuelles  de  productions  mondiales  de 
produits  agricoles  de  l'Annuaire  du  Département  de  l'Agri- 
culture de  Washington  sont  :  1893  pour  le  blé,  1899  pour 
le  mais,  l'avoine,  l'orge,  le  seigle,  le  sucre,  19Q5  pour  la  pomme 
de  terre,  le  coton,  la  soie,  1908  pour  la  laine,  et,  rétrospec- 
tivement, les  annuaires  des  années  ci-dessus  rapportent 
les  chiffres,  depuis  1891,  pour  le  blé,  depuis  1894,  pour  le 
maïs,  depuis  1895,  pour  l'avoine,  l'orge,  le  seigle,  le  sucre  ^, 
depuis  1900,  pour  la  pomme  de  terre,  le  coton,  la  soie,  depuis 
1901,  pour  la  laine. 

Avant  1893,  l'Annuaire  du  Département  de  l'Agriculture 
de  Washington  donnait  bien  tous  les  chiffres  de  production 
des  États-Unis  et  un  aperçu  vague  de  loin  en  loin  de  la  pro- 

1.  Par  exemple,  fascicule  Opérations  des  banques  de  commerce  par  actions 
russes  pour  les  années  1912  et  1911,  p.  67. 

2.  L'année  1893  est  la  première  de  ce  recueil  d'après  le  rapport  pour  1896, 
le  plus  ancien  que  nous  ayons  sous  'les  yeuj^;  toutefois  les  chiffres  de  produc- 
tion universelle,  cuivre,  plomb,  zinc,  étain,  remontant  à  1889,  sont  évoqués. 

3.  Mines  and  Quarries  :  General  report  ivith  statistics  by  the  chief  inspecter 
of  mines.  Part.  IV.  —  Colonial  and  Foreign  Statistics.  London.  Wymann  and  sons- 

4.  Campagne  1895-96. 


624  LA     REVUE     DE     PARIS 

duction  de  blé  de  l'Europe  ^  mais  c'était  tout.  Les  trois 
organes  quotidiens  anglais,  spéciaux  au  marché  des  céréales, 
George  Dornbiisch's  fîoating  cargoes  cvening  list  (fondé  en 
1858  à  Londres),  J.  E.  Beerbohms's  evening  corn  trade  list 
(fondé  en  1869  à  Londres),  George  BroomhalV s  corn  trade 
mews  (fondé  en  1888  à  Liverpool),  donnaient,  au  jour  le 
jour,  abondance  "de  nouvelles  ;  de  recensement  systématique 
de  la  production  agricole  du  monde,  aucun.  En  1893,  Bacr- 
bohm's  donnait,  il  est  vrai,  enfin  -  un  tableau  de  la  récolte 
annuelle  de  blé  du  monde  1888-1893  —  mais  justement  cette 
année-là  l'Annuaire  du  Département  de  l'Agriculture  de 
Washington  inaugurait,  de  son  côté,  une  statistique  sem- 
blable. 

Avant  1893,  rien  comme  évaluation  annuelle  du  stock 
d'argent  pleinement  libératoire.  Entre  1850  et  1870  l'addi- 
tion annuelle  au  stock  monétaire  d'argent  pleinement  libéra- 
toire, que  fut-elle  ?  Égale  en  valeur,  parfois,  peut-être  à 
15  p.  100,  à  moins  que  ce  ne  soit  à  25  p.  100  de  l'addition 
annuelle  au  stock  monétaire  d'or?  Entre  1873  et  1893  l'addi- 
tion annuelle  au  stock  monétaire  d'argent  pleinement  libéra- 
toire varia  follement  et  fut  peut-être  parfois  négative  :  beau- 
coup d'États  avaient  comme  pris  position  à  la  hausse  ou  à  la 
baisse  sur  l'argent.  Cette  part,  revenant  au  métal  argent  dans 
l'addition  annuelle  totale  au  stock  monétaire  du  monde, 
était  d'autant  plus  intéressante  à  connaître  et  à  suivre  qu'elle 
était  plus  variable  :  elle  ne  put  être  connue  ;  M.  Soetbeer 
lui-même,  qui  retraça  les  évolutions  du  stock  d'or  d'un 
ensemble  de  pays  analogue  à  notre  «  monde  conventionnel  ;> 
aux  dates  de  1850,  1860,  1870,  1880  et  1885,  renonça,  faute 
de  bases  suffisantes,  à  un  travail  semblable  pour  l'argent  ^  Il 

1.  Ainsi  vers  1870,  vers  1880,  et  annuellement  1886-1890.  Même  recueil, 
production  de  maïs  et  d'avoine  de  l'Europe  et  de  plusieurs  pays  d'outre-mer 
vers  1892. 

2.  Numéro  du  22  septembre  1893,  p.  7.  Aussi,  dans  ce  même  numéro, évalua- 
tion, en  chiffres  ronds,  de  la  récolte  de  blé  de  1887, 

3  Dans  Matériaux  pour  faciliter  l' intelligence  et  l'examen  des  rapports  éco- 
nomiques des  métaux  précieux  et  de  la  question  monétaire,  par  Ad,  Soetbeer,  — 
2"  édit.  —  Berger-Levrault  et  C'%  1889,  au  bas  de  la  page  42,  nous  lisons  :  «  Nous 
n'avons  pas  osé  nous  risquer  à  donner  dans  notre  nouvelle  édition  un  tableau 
semblable  pour  l'argent.  »  —  Semblable,  c'est-à-dire  'semblable  à  celui  ><  Varia- 


UNE     DATE     MONÉTAIRE     :     1890  625 

est  presque  incroyable  qu'avant  1893,  environ,  l'humanité  ne 
soit  arrivée  à  connaître,  ni  l'accroissement  annuel  du  stock 
monétaire  de  métaux  précieux,  ni  la  production  annuelle  de 
céréales,  ni  celle  de  minéraux,  tandis  que  le  montant  des 
dépôts  dans  les  banques  de  plusieurs  des  principaux  pays  ne 
fut  lui-même  connu  qu'à  partir  de  dates  échelonnées  entre 
1876  et  1894  !  Un  métal  monétaire,  l'argent,  disparut  en 
pleine  nuit,  et  sa  disparition  fut  justement  cause,  par  le  trouble 
qui  l'accompagna,  qu'on  s'émut  de  cette  nuit  et  qu'on  s'avisa 
d'en  dissiper  quelque  peu  les  ténèbres. 

Billets  de  banque,  monnaies  d'argent  pleinement  libéra- 
toires, devenues,  coriime  les  billets,  de  véritables  bons  d'or, 
^dépôts,  permettent  à  l'or  de  rendre  plus  de  services  et  font 
qu'un  même  stock  d'or  compte  davantage  ;  moins  ou  plus 
d'or  ainsi  compté,  en  regard  d'une  production  annuelle  de 
marchandises  plus  ou  moins  grande,  détermine  une  abon- 
dance de  l'or  moins  ou  plus  grande. 

Nous  avons  admis  tantôt  comme  évident  qu'un  certain  état 
d'abondance  de  l'or  rendait  possible  un  certain  niveau  des 
prix.  La  mesure  de  l'abondance  de  l'or  paraît  bien  être  la 
première  mesure  requise  pour  l'étude  du  phénomène  de  la 
valeur  qui  n'est  autre  que  celui  des  prix,  et  l'étude  du  phéno- 
mène de  la  valeur  paraît  bien  être  la  première  étude  à  la  base 
de  la  science  économique,  puisque  cette  science  vise  à  traiter 
des  choses  sous  le  seul  aspect  de  leur  valeur.  La  mesure  de 
l'abondance  de  l'or  est  donc  à  la  base  de  la  science  économi- 
que. Cette  mesure  elle-même  suppose  au  moins  trois  mesures  : 
celle  du  stock  de  l'or,  celle  du  stock  des  représentations  de 
l'or,  c'est-à-dire  des  billets  et  des  dépôts,  celle  des  marchan- 


tions  1851  à  1885  du  stock  d'or  »  qui  se  trouve  à  la  page  suivante,  p.  43.  —  Eût- 
on  même  un  tableau  semblable,  il  ne  serait  utile  qu'à  condition  d'être  complété 
par  un  autre  tableau  distinguant  les  quantités  de  monnaies  d'argert  pleinement 
libératoires  d'avec  celles  de  monnaies  d'argent  divisionnaires.  Quelques  éléments 
du  problème  stock  argent  se  trouvent  dans  les  chapitres  du  même  ouvrage  de 
M.  Soetbecr  intitulés  :  «  Production  des  métaux  précieux  »,  «  Emploi  des 
métaux  précieux  »,  «  Quantités  existantes  des  métaux  précieux  en  circulation 
dans  les  pays  civilisés  ».  Productions  annuelles  d'argent  données  par  les  Rapports 
de  la  f  Monnaie  »  de  Washington  ;  divers  passages  sont  relatifs  au  stock  argent 
dans  l'Étude,  p.  46  à  p.  69,  du  Rapport  1911,  notamment  un  passage  p.  68. 

1"  Octobre  1915.  12 


626  LA    REVUE    DE    PARIS 

dises  produites.  Ces  trois  mesures,  encore  très  défectueuses, 
n'ont  commencé  à  devenir  possibles,  même  en  cet  état  plein  de 
défauts,  que  vers  1890.  Dans  un  ordre  d'idées  si  complexe, 
où  tant  de  phénomènes  se  présentent  à  la  fois  qu'il  faut  avoir, 
à  vingt  reprises,  noté  :  «  ceci  précède  cela  »,  pour  pouvoir 
dire  :  «  cela  vient  de  ceci  »,  dans  un  ordre  d'idées  où  les 
grands  cycles  sont  lents,  les  accidents  analogues  souvent  très 
espacés,  qu'est-ce  que  ces  vingt  pauvres  années  d'expérience 
1890-1910?  D'où  enfin  il  faut  conclure  que,  si  la  science 
économique  n'existe  pas  aujourd'hui,  faute  d'aucun  fonde- 
ment, on  ne  peut  affirmer  qu'elle  n'existera  pas  cependant  un 
jour. 

MARCEL    LABORDÈRE 


RÉCITS 


DE    LA    GUERRE    INCONNUE 


Août  1914. 

Qui  connaît  nos  longues  croisières  des  premiers  mois  de  la 
guerre?  Nos  aventures  burlesques  ou  tragiques  de  ces  moments 
où  l'on  chassait  le  commerce  ennemi,  à  défaut  de  ses  cuirassés? 
Et  qui  a  décrit  la  stupeur  du  bateau  boche  entrant  en  Manche 
et  apprenant  d'un  croiseur  anglais  ou  français  que  la  guerre 
était  déclarée? 

Ce  jour-là,  les  destroyers  en  surveillance  aperçurent,  dans  la 
matinée,  un  gros  vapeur  faisant  route  au  N.-E.,  et,  derrière 
lui,  une  longue  fumée  noire,  provenant  à  coup  sûr  (un  marin 
ne  s'y  trompe  pas)  d'un  bâtiment  de  guerre.  Ordre  est  donné 
aussitôt  au  X...  d'aller  le  reconnaître.  200  tours  I  le  voilà 
parti...  Quelle  joie,  une  fois  à  portée  du  cargo,  de  voir  celui-ci 
arborer  tranq^illement  les  couleurs  autrichiennes  !  Un  signal 
appuyé  d'un  coup  de  canon  à  blanc  (ne  gâtons  rien)  lui  intime 
l'ordre  de  stopper  et  immédiatement  après  la  baleinière 
s'éloigne  du  torpilleur,  portant  quelques  hommes  armés  et 
un  officier  —  le  «  midshipman  )>  du  bord.  Le  capitaine  du 
D...  (un  bateau  dont  on  a  beaucoup  parlé  depuis),  qui  est  un 
Autrichien  pur  sang,  le  reçoit  à  la  coupée,  et  l'interrogatoire 
commence  :  —  D'où  venez-vous?  —  D'un  port  russe  de  la 


628  LA     r.EVUE     DE     PARIS 

mer  Noire  avec  du  blé.  —  Où  allez-vous?  —  A  Brème.  — 
Quelle  est  votre  dernière  escale?  —  Le  Pirée.  —  N'avez-vous 
eu  aucune  nouvelle  de  la  terre  depuis?  —  Aucune.  —  Eh  bien, 
la  guerre  est  déclarée  entre  la  France,  la  Russie,  l'Autriche 
et  l'Allemagne.  Je  vous  saisis. 

Le  capitaine  ne  semble  pas  affecté  outre  mesure  par  ce 
déluge  de  fâcheuses  nouvelles.  Il  réfléchit  quelques  instants, 
puis  finit  par  demander,  inquiet  cette  fois  :  «  Que  va-t-on 
faire  de  moi?  Va-t-on  me  rapatrier  en  Autriche?  «Le  midshipman 
est  un  peu  étonné  de  l'accent  effrayé  avec  lequel  la  question  est 
faite.  Heureusement  le  «  second  »  du  bord  —  un  Espagnol  — 
lui  confie  :  Le  capitaine  est  ofiicier  de  réserve  dans  l'armée 
autrichienne  et  il  ne  se  soucie  pas  de  prendre  du  service  ! 
ft  —  Rassurez-vous,  mon  brave  homme,  la  France  vous  gar- 
dera jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  à  l'abri  des  mauvais  coups  !  » 
La  figure  du  capitaine  s'éclaire  instantanément  et  il  devient 
d'une  amabilité  charmante.  Comme  le  midshipman  reste  à  bord 
pour  conduire  son  bâtiment  àC...,  le  plus  prochain  port  fran- 
çais, il  lui  demande  :  «  Vous  n'avez  sans  doute  pas  déjeuné? 
Acceptez  donc  de  partager  ma  table  avec  ma  femme  et  ma 
fille  (une  charmante  enfant,  ma  foi!).  Le  midshipman  a 
accepté,  bien  entendu... 

Pendant  ces  pourparlers,  la  fumée  noire  de  tout  à  l'heure 
s'est  transformée  en  un  croiseur  anglais  qui,  voyant  la  besogne 
faite,  signale  :  Bonne  capture,  félicitations,  —  puis  vire  de 
bord  et  retourne  en  chasse. 

Et  voilà  l'histoire  d'une  invitation  à  déjeuner  peu  banale 
certes,  mais,  avouons-le,  le  menu  fut  médiocre.  L'histoire 
ne  finit  pas  là  cependant  :  le  D...  passé  sous  pavillon  français 
a  été  torpillé  par  un  sous-marin  allemand  quelques  mois  plus 
tard,  mais  il  a  survécu  à  ses  avaries,  et  il  transporte  aujour- 
d'hui encore  des  marchandises  destinées  à  nos  soldats. 

* 

*  ^■ 

Combien  en  avons-nous  rencontrés  de  ces  gros  cargos  char- 
gés de  troupes  anglaises  pendant  les  premiers  mois  de  guerre  ! 
Je  me  rappelle  encore  ces  bateaux  qu'on  voyait  tout  à  coup 
sortir  du  brouillard  dans  les  fraîches  matinées  d'août  !  Leurs 


RÉCITS     DE     LA     GUERRE    INCONNUE  629 

ponts  étaient  couverts  d'uniformes  khakis.  Et  quand  nous  nous 
approchions,  tout  cela  remuait,  se  penchait  vers  nous,  agitait 
des  casquettes,  poussant  de  «  cheerful  »  hourrahs,  auxquels 
notre  équipage,  massé  sur  le  pont,  répondait  jusqu'à  ce  que  la 
brume  ait  repris  sa  vision.  Puis  un  autre  vapeur  sortait  de  la 
muraille  grise  et  les  acclamations  reprenaient.  Pour  nous,  pri- 
vés de  nouvelles  à  ces  heures  difficiles,  ce  spectacle  était  récon- 
fortant.  Maintenant  le  souvenir  en  est  un  peu  mélancolique. 

Combien  de  ces  gas  roses  et  blonds  ne  verrons-nous 
plus  repasser?  Ceux-là  qui  dorment  dans  nos  plaines  du  Nord 
ne  connaîtront  pas  la  joie  de  voir  poindre  et  s'élever  à  l'hori- 
zon les  falaises  blanches,  éblouissantes,  de  Douvres  ou  les 
molles  ondulations  vertes  de  Wight. 

Nous  avons  convoyé  aussi  des  troupes  de  chez  nous  qui 
remontaient  vers  le  Nord,  après  la  bataille  de  la  Marne.  Les 
soldats  portaient  encore  le  pantalon  rouge  à  cette  époque,  et 
cela  faisait  une  tache  lumineuse  sur  les  coques  sombres  des 
paquebots.  Ces  grands  «  liners  »  de  la  Transatlantique,  autre- 
fois clairs  et  luxueux,  avaient  revêtu,  eux  aussi,  leurs  uniformes 
de  guerre.  Les  cheminées,  les  superstructures  étaient  passées 
uniformément  au  gris  de  fer,  et  les  ponts-promenades,  où  des 
femmes,  autrefois,  s'allongeaient  paresseusement  dans  les 
rocking-chairs,  cachaient  des  canons  et  des  projecteurs.  Ils 
ont  quitté  le  Havre  par  une  journée  splendide,  emportant 
une  division  entière  au  milieu  des  acclamations  de  la  foule 
massée  sur  les  jetées.  Les  fantassins  grimpés  sur  les  ponts,  les 
embarcations,  dans  les  mâts,  chantaient  le  Chant  du  Départ 
et,  en  franchissant  les  passes,  le  transatlantique  envoyait  les 
traditionnels  coups  de  sirène  d'adieu.  Ce  furent  là  les  départs 
les  plus  impressionnants  de  tous  ceux  que  j'ai  vus.  Nous  les 
avons  conduits,  cçs  transports,  à  D...,leur  première  étape  vers 
la  gloire,  puis  nous  sommes  revenus  en  chercher  d'autres.  Et 
j'ai  vu  passer  les  tristes  convois  de  réfugiés,  les  navires- 
hôpitaux,  pimpants  et  coquets  sous  leurs  couleurs  blanches 
à  bandes  vertes,  emmenant  nos  blessés  vers  le  repos.  J'ai  vu 
les  lourds  cargos  transportant  des  chevaux,  des  vivres,  des 
approvisionnements  de  toute  sorte.  «  Il  passe  tant  de  choses 
sur  la  mer  »,  a  écrit  Vogué. 

Ça  été  notre  besogne  très  humble  de  les  escorter,  de  les  pro- 


630  LA     REVUE     DE     PARIS 

téger  du  sous-marin  embusqué  sur  leur  route,  de  les  mener  à 
bon  port. 

* 

*  * 

Il  entre  en  Manche  chaque  Jour  des  centaines  de  bateaux 
de  toutes  nations.  Le  trafic  inverse  n'est  pas  moins  grand. 
Aucun  de  ces  navires  cependant  ne  traverse  cette  mer  sans  qu'on 
ait  vérifié  sa  nationalité,  ses  papiers,  sa  cargaison.  D'ailleurs,  au 
début  surtout,  les  patrouilles  anglaises  et  françaises  arrêtaient 
souvent  les  mêmes  bâtiments  plusieurs  fois.  Le  cérémonial 
était  toujours  le  même.  Ordre  de  stopper  immédiatement. 
Puis  une  baleinière  à  la  mer,  et  en  route  pour  la  visite.  On  n'était 
pas  toujours  très  bien  reçu  :  il  y  avait  des  gens  pressés  qui 
levaient  les  bras  au  ciel  en  s' écriant  :  «  Je  vais  manquer  la  marée  » 
ou  bien  :  «  jMa  prime  postale  est  compromise!  »  Le  plus  souvent 
on  se  prêtait  de  bonne  grâce  à  nos  investigations  et  parfois 
on  nous  offrait  le  whisky  de  l'Entente  ou  le  cigare  de  la  neu- 
tralité amicale  ! 

Il  y  avait  aussi  des  visites  amusantes  :  celle  par  exemple  de 
ce  paquebot  anglais  arrêté  au  petit  jour  par  un  coup  de  canon 
(à  blanc,  bien  entendu).  Les  passagers  affolés  étaient  montés 
sur  le  pont  :  gens  ébouriffés,  les  yeux  boufiis  de  sommeil,  en 
pyjamas,  en  peignoirs,  en  sauts  de  lit  roses  et  blancs,  des 
petites  voix  apeurées,  suppliantes  :  «  Que  nous  voulez-vous? 
Vous  êtes  Français,  n'est-ce  pas?  »  Cette  qualité  tranquillisait 
tout  le  monde.  Et,  malgré  la  peur  dont  nous  avions  été  cause, 
on  nous  disait  au  revoir  gentiment,  et  même  on  agitait  parfois 
un  minuscule  mouchoir,  pendant  que  la  baleinière  s'éloignait 
avec  une  cargaison  de  journaux  réquisitionnés.  —  C'était 
drôle  de  circuler  en  ciré,  en  suroît,  en  bottes  de  mer,  au  milieu 
de  ces  fanfreluches  claires.  Cela,  c'était  le  côté  joli  des  choses. 

Mais  il  y  avait  aussi  les  poursuites  par  mauvais  temps  du 
gros  paquebot  qui  crève  dédaigneusement  les  vagues,  qui  les 
émiette  sous  son  étrave  en  écume  et  en  brouillard.  Nous, 
plus  petits  et  plus  légers,  nous  étions  trempés,  aveuglés,  ruis- 
selants. Il  fallait  se  cramponner  à  la  passerelle  pour  ne  pas 
être  jeté  en  bas  par  les  soubresauts  du  torpilleur  lancé  à 
toute  vitesse. 

Il  y  avait  le  bateau  qui  n'obéit  pas  aux  sommations  et  sur 


RÉCITS    DE    LA    GUERRE    I^^CONNUE  631 

lequel  on  tire  à  obus  :  oli  !  il  ne  se  faisait  plus  prier  quand  il 
avait  entendu  le  sifflement  du  projectile  et  vu  la  colonne 
blanche  soulevée  par  sa  chute. 

Il  y  avait  surtout  la  fatigue  accumulée  de  ces  nuits  de  mau- 
vais temps,  passées  sur  le  qui-vive,  dans  le  noir,  sans  feux, 
secoués,  moulus,  les  yeux  rougis,  la  figure  brûlée  par  le  sel  des 
embruns. 

Malgré  tout,  maintenant  que  nous  faisons  un  autre  service, 
nous  regrettons  parfois  les  jolies  misses  blondes,  ébouriffées, 
qui  nous  regardaient  monter  à  bord  avec  un  peu  d'inquiétude 
dans  leurs  yeux  clairs. 

* 
*  * 

Ce  n'est  pas  chose  facile  que  de  découvrir  un  sous-marin. 
Et  c'est  le  plus  souvent  par  un  effet  du  hasard  qu'on  se  trouve 
brusquement  face  à  face;  il  arrive  même  parfois  qu'on  le 
surprenne  dans  des  conditions  très  curieuses. 

Le  torpilleur  X--  est  en  patrouille  au  large  de  C...  Beau 
temps  brumeux,  rien  en  vue.  Puis  on  vient  prévenir  tout  à 
coup  le  commandant  que  le  poste  de  T.  S.  F.  a  entendu  le 
signal  de  détresse  SOS  provenant  d'un  bâtiment  anglais  : 
VA...,  suivi  de  sa  position.  Tout  le  monde  connaît  maintenant 
ce  S  0  S  dont  on  a  tant  parlé  après  la  perte  du  Titanic;  mais 
je  crois  qu'on  n'a  pas  assez  dit  ce  qu'il  y  a  de  terrifiant  dans 
ces  trois  lettres  qui  tremblent  fébrilement  dans  les  écouteurs. 
Prenez  le  casque  récepteur  et  entendez  le  grésillement  léger  : 
;^^  _^_  j^  ;  cela  veut  dire  :  au  secours,  le  navire  fait  eau,  il 
s'incline,  les  ponts  s'immergent  ;  puis  les  machines  sont 
envahies,  la  dynamo  s'arrête  ;  alors  le  grésillement  devient 
plus  léger,  parce  que  la  T.  S.  F.  n'a  plus  que  la  ressource  des 
accumulateurs.  Le  cri  d'angoisse  est  plus  faible,  presque  indis- 
tinct :  s  0  s,  s  0  s...  Parfois  un  lambeau  de  phrase  s'adjoint 
aux  lettres,  en  anglais  généralement  :  «  Make  haste,  ship  is 
sinking  very  fast.  (Venez  vite,  le  navire  s'enfonce  rapide- 
ment)»... Puis  tout  à  coup,  plus  rien.  On  a  beau  lancer  les 
lettres  distinctives  du  bâtiment  en  détresse,  il  ne  répond  plus. 
Et  il  arrive  que  vous  recueillez  tous  ces  appels  à  des  distances 
énormes,  que  plusieurs  centaines  de  kilomètres  vous  séparent 


632  LA     REVUE     DE     PARIS 

du  bâtiment  en  perdition  et  que  vous  restez  là,  impuissant  à 
le  secourir,  écoutant  ses  appels  se  multiplier,  s'affaiblir, 
s'éteindre.  Cette  fois-là  pourtant  le  signal  de  position  indiquait 
un  point  tout  proche  :  le  X...  s'y  rendit  à  toute  vitesse.  On 
aperçoit  d'abord  une  embarcation  abandonnée,  contenant 
du  linge  et  des  provisions,  puis  un  bateau  pêcheur  qui  vient, 
signale-t-il,  de  voir  le  sous-marin,  enfin  un  grand  vapeur  stoppé, 
fortement  incliné  sur  le  côté  :  c'est  bien  l'A... 

Il  a  l'air  abandonné  aussi  :  encore  faut-il  s'en  assurer  et 
voir  si  l'on  peut  le  sauver.  Un  officier  se  rend  à  bord  et  le  visite  ; 
puis,  sa  ronde  terminée,  il  remonte  sur  le  pont  pour  rendre 
compte  au  torpilleur  qui  est  tout  près,  marchant  à  petite  allure. 
Brusquement,  le  voici  qui  agite  vivement  sa  casquette,  puis 
dans  ses  mains  en  porte-voix,  crie  :  «  Un  sous-marin  droit  der- 
rière!» De  la  hauteur  où  il  se  trouve,  il  a  vu  sous  l'eau  trans- 
parente la  forme  allongée  et  noire  de  l'ennemi  qui  rôde  autour 
de  sa  proie.  C'est  de  cette  façon  originale  et  inattendue  que  le 
X...  a  attaqué  le  Boche,  mais  celui-ci  s'est  bientôt  mis  hors  de 
vue  et  il  a  fallu  renoncer  pour  cette  fois  à  lui  faire  payer 
sa  torpillade.  Tout  au  moins  n'a-t-il  pas  pu  achever  son 
ouvrage  et  empêcher  que  le  vapeur  escorté  ne  fût  conduit  au 
port  où  il  a  été  remis  en  état. 

* 

*  * 

C'est  beaucoup  plus  passionnant  que  le  vrai  jeu,  celui  que 
nous  venons  de  jouer  avec  notre  «  sister  ship  »  le  X...,  un 
peu  plus  dangereux  peut-être,  mais  cela  ajoute  à  son  charme. 
On  en  avait  signalé  un  ce  matin-là,  du  côté  du  cap  d'A... 
Deux  torpilleurs  l'avaient  aperçu  et  lui  avaient  donné  la 
chasse.  Comme  signe  manifeste  de  sa  présence,  il  avait  laissé 
dans  les  environs  un  grand  vapeur  charbonnier  qui  dérivait 
doucement,   incendié... 

A  bonne  allure,  le  X...  et  nous,  nous  approchons  du  point  où 
il  a  été  signalé.  Il  fait  un  temps  splendide,  un  peu  brumeux, 
un  de  ces  temps  par  lesquels  il  fait  bon  d'être  de  quart.  Bientôt 
on  apercevra  la  terre,  cette  côte  normande  sévère  et  haute 
d'où  j'ai  vu  la  mer  pour  la  première  fois.  Peut-être  ira-t-on 
relâcher  au  Havre,  ma  ville  natale. 


% 

RÉCITS     DE     LA     GUERRE    INCONNUE  633 

Tout  en  remuant  ces  espoirs  vagues,  je  regarde  vers  l'avant, 
dans  le  brouillard  léger  qui  traîne  à  la  surface  de  la  mer  calme. 
Au  loin,  par  tribord,  je  reconnais  la  malle  anglaise  qui  file  vers 
le  port  :  par  conséquent,  nous  sommes  sur  la  bonne  route.  Il 
est  onze  heures  et,  vers  midi,  nous  serons  en  vue  du  cap  de... 
Brusquement,  grand  brouhaha  sur  l'arrière.  Je  me  retourne 
pour  voir  arriver  un  matelot  qui  me  crie  :«  Lieutenant,  une  tor- 
pille sur  l'arrière,  à  bâbord  !  »  Instinctivement  je  me  précipite 
de  ce  côté,  et  j'aperçois  le  long  fuseau  d'acier  qui  émerge, 
bondit  hors  de  l'eau,  puis  plonge  encore.  Cette  torpille  venant 
derrière  nous  n'avait  été  vue  du  bord  qu'au  dernier  moment, 
mais  le  X...,  qui  nous  suivait,  avait  aperci  très  nettement 
son  sillage  rapide,  bouillonnant,  allant  droit  à  nous.  L'ofiieier 
de  quart  de  ce  torpilleur  m'a  dit  depuis  quelle  sensation  d'an- 
goisse il  avait  ressentie  pendant  quelque  secondes,  en  pensant  : 
((Fichu,  notre  pauvre  camarade!  Je  ne  puis  rien,  pas  même  le 
prévenir,  pas  même  sauver  les  gens  qui  resteront,  car  il  fau- 
drait stopper,  et  stopper  à  courte  distance  du  sous-marin, 
c'est  la  destruction  certaine  pour  moi  aussi.  »  —  Savoir  l'ennemi 
là,  à  quelques  centaines  de  mètres  et  ne  rien  voir  !  Ne  pas 
pouvoir  l'attaquer  ni  se  protéger,  à  moins  qu'il  ne  montre  son 
périscope,  c'est  une  impression  fort  pénible. 

Le  X...  recevait,  lui  aussi,  pendant  ce  temps,  une  torpille 
qui  le  manqua,  comme  nous,  d'une  dizaine  de  mètres.  Quels 
maladroits  ! 

Nous  avons  croisé  de  longues  heures  dans  ces  parages, 
espérant  trouver  un  indice,  un  renseignement  sur  Lui.  Mais 
plus  rien.  Nous  aurions  même  pu  douter  de  sa  présence  réelle, 
si  toute  la  nuit  nous  n'avions  vu  la  torche  immense  du  vapeur 
charbonnier  qui  brûlait  toujours. 


C...,  le...,  à  bord  du  contre-torpilleur  A... 

Nuit  calme.  Nous  sommes  amarrés  dans  l'avant-port,  tout 
près  de  la  gare  maritime.  Tout  dort  :  moi  pas,  pourtant,  car 
je  rêve,  étendu  sur  ma  couchette,  à  un  appareillage  pour  des 
aventures,  hélas  !  encore  irréalisées  ! 


634  LA     REVUE     DE     PARIS 

Tout  à  coup,  une  détonation  lointaine,  puis  une  autre  plus 
rapprochée,  puis  un  fracas  assourdissant,  tout  près.  Le  bateau 
se  soulève,  retombe.  Mes  livres  dégringolent  des  étagères  et 
s'éparpillent  dans  ma  chambre.  Du  coup  me  voilà  tiré  des 
rêveries.  Le  temps  de  chausser  des  sandales  et  je  bondis  sur  le 
pont.  Il  n'y  a  là  qu'un  factionnaire  un  peu  ahuri  qui  bredouille: 
«Lieutenant,  la  bombe...  Sur  l'arrière,  zeppelin...  »  Je  constate 
avec  un  étonnement  heureux  que  le  bateau  semble  entier. 
J'avais  bien  cru  pourtant  que  nous  sautions  !  Tout  autour  de 
nous,  par  exemple,  un  concert  extraordinaire.  Les  bombes  se 
succèdent,  les  canons  tonnent  de  tous  côtés  et  les  silences  sont 
remplis  par  le  «  tacata  «  des  mitrailleuses. 

Par-dessus  tout  cela,  serein  et  majestueux,  plane  le  ronfle- 
ment des  moteurs  du  zeppelin.  On  suit  sa  marche  à  la  direc- 
tion d'où  vient  le  bruit.  Le  voilà  par  bâbord,  il  se  rapproche... 
il  est  au-dessus  de  nous.  Va-t-il  faire  pleuvoir  des  bombes 
encore? 

Le  ciel  un  peu  brumeux  est  éclairé  par  les  nuages  lumineux 
des  shrapnells  et  les  grands  pinceaux  blancs  des  projecteurs 
qui  se  déplacent,  tournent,  errent,  s'étirent,  se  fixent  brusque- 
ment sur  une  tache  blanchâtre,  allongée.  C'est  lui  !  Le  fracas 
redouble. 

A  bord,  grand  branlebas,  les  hommes  arrivent  plus  ou  moins 
habillés.  On  prend  les  dispositifs  de  protection,  on  arme  les 
pièces.  Le  factionnaire  de  tout  à  l'heure  qui  a  retrouvé  com- 
plètement l'usage  de  la  parole  explique  avec  volubilité  que 
la  bombe  est  tombée  tout  près  de  l'arrière.  Nous  avons  de  la 
veine  :  quelques  mètres  plus  près...  nettoyé  notre  pauvre  X...  ! 
Derrière  nous  une  lueur  rougeâtre  monte  :  bombe  incendiaire 
sans  doute.  Puis  elle  s'affaiblit,  s'éteint.  Le  ronronnement 
se  perd,  les  projecteurs  s'éclipsent  un  à  un,  les  canons  se 
taisent,  tout  rentre  dans  le  silence;  seul  le  phare  jette  ses 
rayons  tournants  dans  la  nuit  redevenue  calme.  Allons  nous 
recoucher  ! 

* 
*  * 

Et  moi  aussi  j'ai  été  sur  le  front  !  Mais  à  ma  manière  et  je 
trouve  qu'elle  n'est  pas  trop  banale. 


RÉCITS     DE     LA     GUERRE     INCONNUE  635 

Nous  quittons  Dunkerque  après  le  dîner.  Temps  calme,  ciel 
gris  et  bas  ;  un  fin  crachin  nous  enveloppe  d'un  manteau  froid 
et  voile  à  demi  cette  côte,  déjà  triste  et  morne  par  elle-même, 
encore  plus  morose  sous  ce  voile  de  brume. 

Voici  Malo-les-Bains,  voici  ce  fameux  sanatorium  de  Zuyd- 
coote  que  les  Allemands  ont  bombardé  l'autre  jour.  Je  veux 
bien  croire  qu'on  guérit  de  terribles  maladies  dans  cette  caserne 
grise  aux  toits  rouges,  mais  on  doit,  faute  de  mieux,  y  périr 
d'ennui.  Encore  une  longue  ligne  jaunâtre  de  dunes  parse- 
mées d'ajoncs,  puis  un  nouveau  groupe  de  maisons  :  Bray- 
Dunes.  Enfin  voici  le  village  pêcheur  de  la  Panne,  devenu 
plage  à  la  mode,  et,  au  loin,  dans  le  crépuscule  triste,  l'amon- 
cellement des  maisons  de  Nieuport. 

Quel  dommage  d'avoir  pour  cette  première  visite  un  si 
vilain  temps  !  J'aurais  vu  Ostende  peut-être  !  Je  sais  bien 
qu'il  ne  ferait  pas  bon  ici  le  jour  et  les  Boches  ne  se  font  pas 
faute  de  nous  envoyer  une  salve  d'artillerie  ou  de  nous  dépê- 
cher un  taube,  quand  nous  arrivons  un  peu  trop  tôt. 

Maintenant  tout  est  silence  et  repos  ^  une  ou  deux  lumières 
se  montrent  à  la  Panne,  dans  la  nuit  tout  à  fait  venue.  Nieuport 
se  confond  dans  l'ombre.  Pourtant,  tout  à  coup,  une  lueur 
blanche  que  la  pluie  fine  entoure  d'un  halo  paraît  sur  Nieu- 
port, puis  une  autre,  une  troisième.  Elles  planent  un  moment, 
semblent  descendre  et  s'éteignent.  A  chaque  instant  il  s'en 
allume  d'autres  presque  au  même  endroit,  et  je  reconnais  les 
fusées  éclairantes  que  mes  camarades  ^de  la  brigade  appellent 
«  le  feu  d'artifice  ».  Il  est  bien 'pâle  et  bien  mouillé  cette 
nuit  ! 

Il  se  corse  bientôt,  car  des  détonations  sèches  et  brèves 
arrivent  jusqu'à  nous,  et  puis,  en  prêtant  l'oreille,  nous  enten- 
dons encore  un  roulement  lointain,  assourdi  par  l'atmosphère 
humide.  Cette  fois,  c'est  bien  le  canon  !  Ce  sont  les  premiers 
coups  tirés  à  terre  que  j'entends  depuis  le  mois  d'août 
dernier  !  Ce  canon-là  semble  plus  bref,  plus  impérieux,  plus 
méchant  que  nos  canons  de  marine,  qui  ont  la  puissance  et  la 
majesté.  Il  est  plus  impressionnant  aussi  dans  cette  nuit  froide  et 
mystérieuse,  cette  nuit  que  nous  allons  passer  tout  entière,  — 
faute  de  proie,  — •  spectateurs  silencieux  et  obscurs  d'une  lutte 
que  nous  ne  comprenons  pas  très  bien. 


636  LA     REVUE     DE     PARIS 

* 
*     * 

Treize  mois  de  guerre  !  Il  a  fallu  tout  ce  temps-là  avec  ce 
qu'il  représente  d'alertes,  d'appareillages  hâtifs,  de  poursuites 
infructueuses,  d'espérances  déçues,  pour  que  nous  rencon- 
trions l'ennemi.  Eh  bien,  je  ne  trouve  pas  cela  chèrement  payé, 
et,  en  repassant  la  liste  de  mes  quarts  à  la  mer,  je  ne  me  plains 
d'aucun  d'eux,  puisqu'ils  devaient  aboutir  à  cette  heureuse 
rencontre. 

Nous  sommes  encore  avec  le  X...,  comme  au  jour  de  la  tor- 
pillade  que  j'ai  racontée  :  cette  section  était  décidément  pré- 
destinée, et  la  superstition  bien  connue  des  marins  trouvera 
là  un  formidable  argument.  Cette  fois-ci  pourtant  l'ordre  de 
marche  est  inversé  et  nous  sommes  second  dans  la  ligne,  en 
croisière  au  large  d'O...  Il  fait  très  beau,  très  clair.  Je  suis  de 
«  quart  ».  La  lune  me  permet  de  tenir  mon  poste  aussi  faci- 
lement qu'en  plein  jour.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  nous 
venons  ds^ns  ces  parages,  et,  dans  des  circonstances  analogues, 
j'ai  remué  le  même  espoir  pendant  mes  quatre  heures  de  veille. 
Si  c'était  pour  cette  nuit?  Mais  le  temps  passe...  Onze  heures  : 
mon  remplaçant  monte  sur  la  passerelle  ;  je  lui  rends  le  quart 
et  je  descends  au  carré,  un  peu  mélancolique.  Vais-je  dormir 
maintenant?  Je  n'en  ai  guère  envie  ;  d'ailleurs  je  ne  puis  que 
m'étendre  sur  une  banquette,  car  se  coucher  pendant  ces  croi- 
sières-là est  défendu  ;  je  reste  penché  sur  un  journal  sans  le 
lire,  la  tête  dans  les  mains.  Des  minutes  passent  :  quelqu'un 
descend  l'échelle,  vient  frapper  à  la  porte  de  l'officier  en  second 
et  le  prévient  :  «  Lieutenant,  on  rappelle  au  branlebas  de 
combat  !  » 

Je  remonte  immédiatement  sur  le  pont  et  je  vois  nos 
hommes  se  diriger  vers  leur  pièce  ou  leur  tube  lance-torpille, 
un  à  un,  silencieusement.  En  quelques  instants,  tout  est  paré. 
Je  grimpe  sur  la  passerelle  qui  est  mon  poste  de  combat  comme 
directeur  du  tir.  En  passant,  un  coup  d'œil  au  compas  :  cap 
à  l'est.  Diable  !  nous  sommes  en  plein  chez  les  Boches  ! 

Le  timonier  de  veille  me  renseigne  :  le  X...  a  signalé  alerte, 
un  bâtiment  suspect  est  en  vue  par  bâbord.  Et  en  effet,  à 
1  000  ou  1  500  mètres  par  notre  travers,  j'aperçois  sur  l'eau 
claire  une  silhouette  noire,  allongée,  marchant  parallèlement 


RÉCITS     DE     LA     GUERRE     INCONNUE  637 

à  nous.  L'ennemi  nous  voit  encore  mieux  certainement,  car  la 
lune  est  derrière  nous  et  nos  coques  doivent  se  découper  sur  le 
ciel  lumineux.  Nous  glissons  ainsi  côte  à  côte  aux  aguets, 
toujours  à  petite  vitesse.  Ces  moments  me  paraissent  intermi- 
nables. 

.Je  vois  au-dessous  de  moi  les  formes  sveltes  des  canons,  les 
silhouettes  immobiles  des  hommes.  Tout  est  silencieux.  Pour- 
tant le  chien  du  bord,  ému  sans  doute  par  ces  préparatifs, 
pour  lui  incompréhensibles,  se  met  à  gronder  sourdement,  puis 
aboie.  Mais  sur  la  menace  d'être  jeté  à  l'eau  s'il  continue,  il 
semble  comprendre  que  c'est  grave  et  se  tait.  Un  éclair  sur  le 
bâtiment  ennemi,  une  détonation,  le  premier  coup  de  canon 
est  parti.  Aussitôt  le  X...  ouvre  le  feu  et  nous  l'imitons.  Un 
tonnerre  ininterrompu  succède  au  silence;  nos  pièces  tirent 
très  vite,  jetant  chaque  fois  un  éclair  rouge  et  une  odeur  acre 
de  poudre.  Le  Boche  tire  aussi,  mais  je  ne  sais  où  vont  ses 
coups,  nous  ne  recevons  rien.  Par  contre,  à  son  bord,  des 
gerbes  d'étincelles  jaillissent,  explosions  de  nos  projectiles, 
peut-être  commencements  d'incendie.  Le  projecteur  du  X... 
s'allume  et  nous  montre  la  coque  grise  d'un  destroyer  envi- 
ronné des  gerbes  blanches  de  nos  points  de  chute.  Il  tente  de 
nous  échapper  en  filant  sur  Ostende.  Nous  augmentons  de 
vitesse.  Son  élan  est  brisé,  il  doit  se  sentir  perdu  :  le  jeu  de  ses 
pièces  est  éteint.  Nous  entendons  alors  le  sifflement  d'une  tor- 
pille lancée  par  notre  chef  de  file  et,  quelques  secondes  après, 
une  immense  colonne  où  il  y  a  du  feu,  de  l'eau,  de  la  fumée, 
jaillit  le  long  du  destroyer  et  il  s'enfonce  par  l'arrière.  Bien 
qu'il  soit  stoppé  maintenant  et  désemparé,  notre  tir  continue, 
de  l'autre  bord  cette  fois,  car,  dans  sa  tentative  de  fuite,  il  est 
passé  sur  notre  avant.  Une  fumée  rougeâtre  tournoie  au-dessus 
de  lui,  et  il  nous  salue,  avant  de  disparaître,  d'une  dernière 
salve  de  mitrailleuse.  Depuis  quelques  minutes,  la  scène  est 
devenue  plus  claire  encore  :  les  batteries  allemandes  de  la  côte 
nous  arrosent  d'obus  éclairants  pour  tâcher  de  repérer  leur 
tir  et  nous  voyons  tomber  les  projectiles  qu'elles  nous  des- 
tinent. Maintenant,  il  faut  déguerpir.  Toute  tentative  de  sau- 
vetage pourrait  entraîner  notre  perte  et,  là-bas,  dans  l'est,  ces 
feux  qui  se  déplacent  si  vite  doivent  être  les  compagnons  de 
celui  qui  coule  ici,  des  bâtiments  d'un  tonnage  double  du 


638  LA     REVUE     DE     PARIS 

nôtre.  Dans  la  féerie  de  la  lune,  des  fusées,  des  obus  éclairants, 
sur  une  mer  plate  où  nos  sillages  soulèvent  des  vagues  phos- 
phorescentes, empanachées  de  fumée,  nous  retournons  vers 
les  eaux  françaises.  Le  combat  a  duré  vingt  minutes. 

* 

*  * 

C'est  fini  :  nous  restons  à  nos  postes  par  prudence,  dans 
l'attente  d'un  retour  offensif  de  l'ennemi.  Je  descends  pour- 
tant sur  le  pont  et  je  fais  une  ronde  à  toutes  mes  pièces  :  pas 
d'avaries,  pas  de  blessures  ;  les  hommes  sont  enchantés  ;  je 
me  souviens  d'un  pointeur  que  je  trouve  inspectant  soigneu- 
sement sa  culasse  :  il  est  pieds  nus,  tête  nue,  au  milieu  d'un 
amoncellement  de  douilles  vides  et  de  caisses  éventrées.  A  ma 
question  :  «  Tu  voyais  bien  le  but?  »  —  il  répond  :  «  Oh  oui, 
lieutenant  !  et  j'ai  envoyé  dedans,  pour  sûr  !  »  En  un  clin  d'œil 
tout  est  remis  en  ordre.  De  nouvelles  caisses  de  munitions 
montées  des  soutes  remplacent  celles  qui  sont  vides,  on 
rechange  le  tube  qui  a  craché  la  torpille  et  les  hommes  de 
veille  écarquillent  de  nouveau  les  yeux  dans  la  nuit. 

Les  mécaniciens  et  les  chauffeurs,  bouclés  dans  leurs 
machines  pendant  le  combat,  se  hasardent  aux  panneaux  et 
demandent  des  nouvelles.  Certes,  ceux-là  sont  à  plaindre  qui 
n'ont  pas  vu  l'ennemi.  Pourtant  leur  enthousiasme  ne  le  cède 
en  rien  à  celui  des  hommes  du  pont  et  je  sais  tel  chauffeur 
qui  chantait  la  Marseillaise  en  chargeant   les    fourneaux  ! 

Les  impressions   d'un  combattant  sont  beaucoup    moins 
nombreuses  qu'on  pourrait  le  croire  :  il  y  a  bien  au  début 
l'émotion  que  cause  la  vue  de  l'ennemi,  puis  celle  du  premier 
coup  de  canon  :  Est-il  pour  nous?  Mais  ensuite  chacun  est  pris 
par  la  discipline  de  son  rôle.  La  pensée  ne  sort  plus  du  cadre 
des  gestes  et  des  commandements  réglementaires  et  la  seult 
idée  bien  nette  de  tous  est  parfaitement  résumée  par  la  simple 
phrase  de  mon  canonnier  :  Envoyer  dedans  ! 


ENSEIGNE 


*  *  * 


Juiiit't  iiii; 


LES 

PRUSSIENS  DANS.  LES  PAYS  CHOUANS 

EN    1815 ' 


«  Français  de  tous  les  pays,  habitants  des  villes  et  des 
hameaux,  accourez  sous  les  drapeaux  de  l'honneur...  Nos 
augustes  Alliés,  les  empereurs  et  les  rois,  viennent  à  notre 
secours  sous  les  bannières  de  la  France  ».  Ainsi,  au  début  des 
Cent- Jours,  s'exprimait  d'Autichamp.  Et  de  même,  à  peine 
débarqué  sur  les  côtes  de  France,  le  marquis  Louis  de  La 
Rochejaquelain  s'écriait  :  «  Les  nations  de  l'Europe,  pleines 
d'admiration  pour  votre  courage,  vous  donnent  tous  les  moyens 
nécessaires  pour  coopérer  au  rétablissement  du  trône  et  de 
l'autel.  »  Il  y  avait  donc  entente  formelle  entre  les  rebelles  de 
l'Ouest  et  les  Alliés.  Et  l'insurrection  de  la  Vendée,  bien  que 
vaincue  par  Lamarque  et  Travot,  contribua  grandement  à  la 
chute  de  l'Empire  renaissant  ;  les  royalistes  le  proclamèrent 
assez  haut  :  «  Dans  cette  dernière  lutte  de  la  légitimité  contre 
l'usurpation,  rappellera,  au  mois  d'août,  le  collège  électoral 

1.  Sources.  —  Arch.  de  la  L.-I.,  série  M,  Police,  dossier  Prussiens.  Série  K, 
Corr,  des  préfets.  —  Arch.  de  M.-et-L.,  série  M,  Police,  dossier  Prussiens.  Série  K, 
Corr.  des  préfets.  —  Arch.  de  la  ville  de  Nantes,  série  H',  Prussiens,  cinq  cartons. 
Rég.  des  dél.  de  la  Mairie.  —  D'Andigné,  Mémoires  de  la  campagne  de  1815  dans 
la  Vendée,  Paris,  octobre  1817. — Canuel  (baron),  Mémoires  sur  la  guerre  de  Vendée, 
Paris,  1817.  —  Lasserre,  les  Cent-Jours  en  Vendée,  d'après  les  papiers  du  général 
Lamarque.  —  Moniteur.  —  Journal  de  Nantes.  (Le  Moniteur  reproduit  généra- 
lement les  nouvelles  locales  figurant  au  Journal  de  Nantes.)  —  Journal  politique 
et  litléraire  de  Maine-et-Loire. 


640  LA     REVUE     DE    PARIS 

de  Maine-et-Loire  en  son  adresse  au  roi,  vos  fidèles  Angevins 
ont  simultanément  déployé  la  bannière  des  lys.  Ils  se  sont 
ralliés  autour  des  chefs  les  plus  dévoués  à  la  cause  sainte 
de  Votre  Majesté  et  par  une  utile  et  glorieuse  diversion,  ils  ont 
contribué  de  tout  leur  courage  au  retour  de  Votre  Majesté.  » 
Bien  mieux,  quand  Nantes  gémira  sous  la  botte  prussienne, 
la  commission  de  réquisition  aura  le  cynisme  d'écrire  au 
préfet,  exagérant  les  chilTres  :  «  Plus  de  60  000  hommes  ont 
pris  les  armes  et  ont  opéré  une  diversion  qui,  nous  osons  le 
dire,  n'a  pas  été  inutile  au  succès  des  armées  alliées.  En  effet, 
nous  avons  forcé  Buonaparte  de  détacher  contre  nous  25  000 
hommes  de  ses  meilleures  troupes  et  en  partie  même  de  sa 
garde.  Sans  cela,  ces  25  000  hommes  se  seraient  trouvés  à  la 
bataille  de  la  Belle-Alliance  et  en  auraient  peut-être  rendu  les 
succès  plus  difficiles  i.  »  Il  aurait  suffi,  en  effet,  à  Waterloo, 
d'un  poids  si  léger  pour  faire  osciller  en  notre  faveur  les 
plateaux  de  la  balance  qu'on  peut  accepter  la  thèse  royaliste  : 
l'armée  dirigée  sur  l'Ouest  eût  vraisemblablement  été  ce 
poids  fatidique. 

L'Empire  tombé,  ces  Alliés  tant  désirés  envahissent  la 
France  :  les  chefs  royalistes,  les  paysans  vendéens  exultent. 
Leurs  bandes,  hier  vaincues,  aujourd'hui  triomphantes,  assis- 
tent narquoises  au  départ  des  troupes  de  Lamarque  qui, 
laissant  à  Nantes  la  division  Estève,  et  confiant  la  ville  de 
Napoléon  à  la  vigilance  des  gardes  nationaux,  ramène  vers 
Paris  ses  régiments  fatigués. 

Mais  bientôt  soldats  impérialistes  et  royalistes,  maintenant 
ennemis,  vont  communier  dans  la  même  pensée.  C'est  l'inva- 
sion, c'est  la  présence  de  l'étranger  qui  va  fondre  les  partis, 
dégageant  dans  l'âme  des  rebelles  un  patriotisme  qu'ils  igno- 
rent. Il  suffit  pour  cela  d'un  bruit  qui  se  répand  :  les  Alliés 
vont  dépecer  la  France  et  se  la  partager.  A  cette  nouvelle, 
une  vive  indignation  s'empare  des  corps  royalistes.  Sapinaud, 
et  La  Roche jaquelain  chargent  MM.  Duchesne  et  Duperat  de 


1.  Le  chilïre  de  25  000  hommes  est  de  beaucoup  exagéré,  10  à  12  000 
hommes  tout  au  plus.  Dans  ce  chiffre  de  25  000  sont  sans  doute  compris  les 
gardes  nationaux,  les  fédérés,  les  chasseurs  vendéens.  Mais,  par  contre,  il  faut 
mentionner  l'absence  à  l'armée  de  Waterloo  de  tous  ceux  des  rebelles  qui 
étaient  «  réfractai res   ». 


LES    PRUSSIENS    EN     1815  641 

se  rendre  à  Cholet,  de  porter  à  Lamarque  leur  vainqueur  «  le 
vœu  unanime  de  tous  les  chefs  vendéens  »  de  se  réunir  à  ses 
troupes  pour  combattre  comme  Français  toutes  les  tentatives 
de  puissances  étrangères  qui  auraient  pour  but  le  démembre- 
ment de  la  France.  Lamarque  ayant  quitté  Cholet,  Delaage 
les  reçoit  et  les  félicite.  «  Pensez-vous,  répliquent  les  deux 
messagers,  que  nous  sommes  moins  bons  Français  que  vous?» 
Lamarque  averti  répond  aussitôt  aux  Vendéens  :  «  Vous 
venez  de  faire  une  déclaration  qui  vous  honore  trop  pour 
que  je  ne  la  fasse  pas  savoir  à  la  France  entière.  Elle  recon- 
naîtra que  ceux  qui  se  sont  battus  pour  des  opinions  diverses 
n'en  conservent  pas  moins  un  cœur  tout  français.  »  Le 
prince  d'Eckmuhl,  ministre  de  la  Guerre,  dans  un  ordre  du 
jour  à  l'armée,  proclame  :  «  Les  Vendéens  nous  donnent 
un  puissant  exemple.  »  Il  mande  à  Lamarque  la  satisfaction 
qu'il  éprouve  ;  il  signale  l'inquiétude  où  l'on  se  trouve  des 
projets  de  démembrement  :  «  Ce  n'est  que  par  notre  union 
et  notre  réunion  franche  au  gouvernement,  déclare-t-il,  que 
nous  pouvons  éviter  ce  grand  malheur.   » 

Lamarque  réunit  les  généraux  vendéens  :  il  leur  propose 
d'utiliser  leur  masse,  si  jamais  ils  doivent  combattre  pour 
l'indépendance  nationale.  Quant  à  lui,  laissant  la  police  des 
pays  insurgés  aux  insurgés  eux-mêmes,  il  marchera  sur  Tours. 
«  Le  sang  français  doit  cesser  d'être  versé  par  la  main  des 
Français  ;  nous  sommes  aujourd'hui  tous  unis  pour  la  même 
cause.  »  Loyalement,  il  met,  lui  impérialiste,  son  épée  et  ses 
troupes  au  service  du  roi  :  «  N'oublions  pas  que  les  Russes,  les 
Prussiens,  les  Anglais  sont  chez  nous  ;  ce  sont  là  nos  seuls  et 
vrais  ennemis.   » 

Bientôt  pourtant  la  défiance  reparaît,  pour  une  question 
de  cocarde  :  Sapinaud  s'aperçoit  que  les  légionnaires  de 
Lamarque  arborent  encore  la  cocarde  tricolore.  Il  s'indigne, 
il  écrit  au  général  Delaage  que  «  si  tous  les  Français  étaient 
forcés  de  marcher  contre  ceux  qui  tenteraient  de  démem- 
brer leur  patrie,  la  seule  bannière  qui  les  rallierait  serait  la 
bannière  sans  tache  des  lys  ».  Quelques  jours  plus  tard,  dans 
une  lettre  à  Lamarque,  il  proclame  sa  confiance  dans  la  parole 
des  Prussiens  :  leurs  déclarations  pacifiques  lui  sont  une 
garantie. 

lor  Octobre  1915.  13 


04  2  LA     HKVIK     DK     PARIS 

La  cocarde  tricolore  n'otîusquera  pas  longtemps  les  regards 
des  intransigeants  :  au  nom  du  salut  de  la  Patrie,  Davout 
demande,  le  16  juillet,  «  un  grand  sacrifice  »  aux  soldats  de 
Lamarque,  il  leur  enjoint  de  prendre  le  drapeau  blanc.  Le 
21  juillet,  comme  les  troupes  atteignent  Tours,  Lamarque 
donne  l'ordre  de  détruire  drapeaux,  fanions,  cocardes  :  le 
drapeau  blanc,  comme  en  1814,  abrite  sous  ses  plis  les  soldats 
de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  Puis,  conformément  aux 
conventions,  il  passe  sur  la  rive  gauche  de  la  Loire,  laissant 
la  marée  prussienne  inonder  rapidement  la  rive  droite  ;  les 
régiments,  la  rage  au  cœur,  traversent  le  fleuve.  La  division 
Estève  franchit  les  ponts  de  Nantes  la  veille  même  du  jour  où 
l'avant-garde  prussienne  pénètre  dans  la  ville.  Elle  rencontre,, 
dans  la  Vendée  départementale,  les  corps  royalistes  sur  le 
pied  de  guerre  :  quelques  regards  haineux  de  part  et  d'autre, . 
certaines  communes  sonnent  le  tocsin  ;  mais  aucun  incident 
grave.  Estève  remonte  vers  Niort,  où  doit  s'opérer  la  dislo- 
cation de  l'armée  de  l'Ouest. 

* 
*  * 

Les  paysans  de  la  rive  droite  voient  avec  plaisir  s'éloigner 
les  régiments  impériaux  ;  eux  qui  depuis  Charles  VII  n'ont 
jamais  connu  d'invasion,  ils  ne  s'elTraient  pas  de  l'arrivée  des 
troupes  prussiennes,  —  des  troupes  alliées.  Ce  mot  «  Allié  » 
prend  pour  eux  un  sens  prestigieux  ;  il  leur  rappelle  le  duc  de 
Brunswick  lançant  le  premier  à  la  face  de  la  Révolution  son 
insolent  manifeste. 

L'avant-garde  prussienne  atteint,  le  2  août,  les  premières 
communes  des  pays  angevins.  Les  proclamations  des  envahis- 
seurs sont  tout  miel.  Le  général  comte  Tauentzien,  qui  com- 
mande le  7®  corps,  déclare  :  «  Ce  n'est  pas  comme  ennemis  que 
nous  entrons  chez  vous  ;  soyez  tranquilles,  restez  dans  vos 
villes  et  villages  ;  personne  ne  sait  mieux  apprécier  votre  géné- 
reux et  héroïque  dévouement  pour  la  cause  de  votre  roi,  que 
l'armée  prussienne.  Vos  familles,  vos  biens  seront  respectés  ; 
vous  n'aurez  à  pourvoir  qu'à  la  subsistance  et  au  logement  de 
mes  troupes.  »  Les  paysans  accueillent  avec  sympathie  sou- 
vent, avec  enthousiasme  parfois,  ceux  qui  leur  ont  ramené  le 


LES    PRUSSIENS     EN     1815  64  3 

roi  légitime.  A  Châteaubriant,  les  lanciers  prussiens  sont  reçus 
par  le  maire  «  décoré  de  son  écharpe  »,  accompagné  d'une 
partie  de  la  garde  nationale  et  de  la  division  de  l'armée  royale 
de  M.  de  Larochequairie.  «  Les  cris  mille  fois  répétés  de  Vive 
le  Roi,  vivent  les  libérateurs  de  la  France!  se  font  entendre.  Les 
braves  Prussiens  répondent  par  des  cris  d'allégresse.  »  Le 
lendemain,  Te  Deum  à  l'église,  feux  de  joie  sur  la  place,  ban- 
quet auquel  assistent  officiers  de  l'état-major  de  l'armée 
royale,  officiers  prussiens  et  fonctionnaires  publics,  toasts  au 
roi,  à  la  paix,  aux  Alliés,  feux  d'artifice,  danses,  toutes  les 
manifestations  des  réjouissances  populaires. 

Courtes  illusions  !  Les  bruits  de  démembrement  se  répan- 
dent dans  les  campagnes,  alors  du  reste  qu'ils  n'ont  plus 
leur  raison  d'être.  On  cite  le  mot  du  roi^ — du  roi  lui-même 
—  pour  sauver  le  pont  d'Iéna  :  «Je  sauterai  avec  lui  si  vous 
y  mettez  la  mine  »  et  d'autres  paroles  analogues  ^ 

Tous  ces  récits  commencent  à  briser  la  légende  enchantée  ; 
la  dure  réalité  de  l'occupation  prussienne  achèvera  rapide- 
ment la  transformation  des  esprits. 

Un  joug  affreux  pèse  en  effet  sur  le  pays  occupé.  Le  Maine- 
et-Loire  souffre  le  premier,  puis  une  trombe  de  13  700  hommes 
et  3  600  chevaux  ravage  la  Loire-Inférieure.  Il  ne  s'agit  pas 
d'apprécier  le  dévouement  des  paysans  pour  la  cause  du  roi, 
mais  bien  plutôt  d'apprécier  leur  blé,  leur  seigle,  leur  avoine, 
leur  vin,  leur  eau-de-vie.  Les  réquisitions  pleuvent  dru  comme 
grêle.  Les  Prussiens  ne  perdent  pas  de  temps  :  dans  le  court 
délai  de  24  heures  on  demande  20  000  rations  d'avoine,  40  000 
rations  complètes  de  vivres  pour  le  magasin  de  la  Flèche  ; 
comment  suffire  à  toutes  ces  demandes?  Le  général  en  chef 
a  fixé  la  ration  pour  un  cheval  et  par  jour  :  il  semble  donc 
qu'on  sache  ce  qu'il  faut  pour  un  nombre  déterminé  de 
chevaux  ;  mais  l'arithmétique  ici  manque  de  précision.  La 


1.  «  I.a  conduite  dos  armées  alliées,  avait-il  dit,  réduirait  incessaiument  mou 
peuple  à  s'armer  en  masse  contre  elles,  à  l'exemple  des  Espagnols.  Plus  jeune, 
je  me  mettrais  à  sa  tête  ;  mais  si  l'âge  et  les  infirmités  ne  le  permettent,  du 
moins  je  ne  veux  pas  sembler  conniver  aux  violences  dont  je  gémis.  »  —  Un 
des  vicaires  généraux  lui  ayant  demandé  s'il  voulait  qu'un  Te  Deum  fut  chanté 
après  la  messe  :  «  Un  Te  Deum,  monsieur,  y  pensez-vous  ?  »  répondit  le 
monarque.  Le  vicaire  comprit  et  se  retira  les  larmes  aux  yeux. 


644  LA     REVUE     DE     PARIS 

consommation  de  l'avoine  est  énorme  :  «  La  moitié  est  perdue 
et  jetée  sous  les  pieds  des  chevaux  »,  écrit  le  maire  de  Joué. 

De  même  pour  la  ration  des  soldats;  force  est  à  l'habitant  de 
la  doubler  et  même  de  la  tripler.  La  table  du  général  regorge 
des  mets  les  plus  délicats,  des  liqueurs  les  plus  fines.  Ses 
exigences  épuisent  la  commune  de  Baugé,  écrit  le  maire. 
Celui-ci,  à  la  fin,  est  contraint  de  s'adresser  au  préfet  pour 
obtenir,  par  la  voie  de  la  réquisition  :  1°  cinquante  bouteilles 
de  vin  de  haut  Anjou  ;  2°  dix  bouteilles  de  Kirchwasser  ou 
autres  liqueurs  fortes  ;  3»  ^ix  jambons  ;  4^  douze  langues 
fourrées. 

La  gloutonnerie  des  hommes  dépasse  tout  ce  que  pouvaient 
rêver  les  géants  de  Rabelais  ;  campés  dans  un  pays  riche,  ces 
barbares  venus  de  régions  infécondes,  gourmands  par  nature, 
épuisés  par  les  misères  de  la  guerre,  donnent  à  leur  appétit 
de  robustes  revanches.  «  Trois  soldats  morts,  dans  les  envi- 
rons d'Angers,  appellèrent  l'attention  de  leurs  chefs,  qui  les 
crurent  d'abord  empoisonnés.  Ces  malheureux  furent  ouverts  : 
on  trouva  dans  l'estomac  de  chacun  d'eux  sept  à  huit  livres 
de  viande.  Comme  pour  le  loup  glouton,  un  morceau  qui 
n'avait  pu  passer  le  gosier,  montrait  qu'ils  avaient  été 
étoufîés.  »  Ces  hordes  d'Attila  dévorent  même  les  grains  gardés 
pour  la  semence  :  «  elles  violentent  la  nature  et  épuisent  jus- 
qu'aux derniers  moyens».  Dans  les  vignes,  pareilles  aux  nuées 
d'insectes  qui  rongent  les  fruits  à  peine  formés  :  «  elles  man- 
gent et  enlèvent  les  raisins  qui  n'ont  pas  acquis  leur  matu- 
rité ». 

La  bonne  chère,  le  vin  ne  vont  pas  sans  le  tabac.  Les  grosses 
pipes  allemandes  en  absorbent  d'invraisemblables  quantités. 
Les  communes  où  l'on  ne  fume  pas,  mal  approvisionnées, 
sont  plongées  dans  le  plus  grand  embarras.  Les  entreposeurs 
doivent,  «  bien  qu'il  y  ait  impossibilité  j)hysique»,  alimenter 
les  entrepôts  d'une  façon  suffisante. 

Parfois  les  Prussiens  accommodent  leurs  exigences  d'un 
petit  couplet  en  faveur  de  l'alliance.  Le  colonel  du  7^  lan- 
ciers requiert  les  gens  d'Ancenis  d'apporter  400  étrilles, 
autant  de  brosses,  16  000  clous  pour  les  fers  des  chevaux, 
400  aulnes  de  linge  ;  il  ajoute  :  «  Je  vous  donne  l'occasion  si 
déirée  des  bons  sujets  du  roi  de  montrer  votre  zèle  pour  sa 


LES     PRUSSIENS    EN     1815  645 

cause  et  celle  des  Alliés  et  de  prouver  combien  ces  bruits  ont 
été  vains  qui  me  sont  parvenus,  que  la  ville  n'avait  jamais 
été  pour  le  roi.  »  Payer  au  roi  de  Prusse,  c'est  affirmer  ses 
sentiments  pour  le  roi  de  France. 

Quand  l'Allemand  rapace  et  vorace  n'obtient  pas  ce  qu'il 
désire,  le  coup  de  sabre  appuie  son  éloquence  impérative. 
Au  paysan  qui  gémit,  le  reître  objecte  :  «  En  Allemagne,  les 
Français  en  ont  fait  bien  d'autres.  » 

Les  royalistes  s'ajoutent  aux:  Prussiens  pour  épuiser  le  pays, 
occupant  les  mêmes  paroisses  tour  à  tour  ou  simultanément. 
Certaines  divisions  vendéennes  profitent  âprement  de  la  situa- 
tion. Le  général  de  Landemont  contraint  la  garde  nationale 
d'Ancenis  à  déposer  les  fusils  à  la  mairie  ;  les  Prussiens,  leur 
dit-il,  punissent  de  peine  de  mort  toute  personne  convaincue 
de  conserver  des  armes  à  feu.  Les  armes  une  fois  remises, 
Landemont  s'en  empare.  A  Riaillé,  au  moment  où  le  maire, 
«  décoré  d'une  écharpe  blanche  à  frange  jaune,  en  faux 
galons  »  distribue  leur  ration  aux  soldats  prussiens,  une 
bande  de  royalistes  fait  irruption,  attirée  par  l'odeur  de  la 
curée  ;  elle  exige  sa  part.  Les  hommes  ont  des  fusils,  il  serait 
dangereux  de  ne  pas  acquiescer. 

Écrasé  par  les  réquisitions,  molesté,  ruiné,  l'habitant  se 
sauve  ;  il  met  la  Loire  entre  l'envahisseur  et  lui.  Royaliste, 
il  luttait  hier  contre  les  troupes  de  Lamarque  ;  il  demande 
aujourd'hui  protection  aux  soldats  de  Lamarque  contre  les 
alliés  du  roi.  A  Nantes,  les  départs  sont  si  nombreux  que  le 
ministre  de  l'Intérieur  écrit  au  maire  :  «  L'exode,  en  dimi- 
nuant le  nombre  des  habitants,  augmente  les  charges  de  ceux 
qui  restent.  »  A  Ancenis,  on  juge  prudent  de  faire  passer  de 
l'autre  côté  du  fleuve  les  jeunes  filles  de  dix  à  douze  ans. 

* 

A  Nantes,  la  situation  est  spéciale.  A  l'annonce  des 
Prussiens,  la  ville  trembla.  On  craignait  les  désordres  «  qui 
suivent  les  armées  victorieuses  »  ;  cité  riche,  peuplée  de 
80  000  habitants,  Nantes  avait  le  droit  d'envisager  sous 
les  plus  sombres  couleurs  la  ruée  étrangère.  Le  bruit  s'y 
répandit  qu'une  contribution   de  guerre   de  trente  millions 


6  16  LA     REVUE     DE     PARIS 

allait  l'écraser.  L'avant-garde,  «  un  corps  de  hussards  de 
belle  tenue»,  y  fait  son  entrée  le  8  septembre;  6  000  hommes 
suivent.  La  préfecture,  la  mairie  adressent  de  pressants 
appels  à  la  population  :  «  On  doit  redouter  les  maux  qui  pour- 
raient retomber  sur  la  ville  entière,  si  quelques  ennemis  de 
l'ordre,  si  quelques  perturbateurs  du  repos  public  excitaient 
par  des  injures  et  des  menaces  la  vengeance  et  l'inimitié  de 
ces  troupes.  »  Le  maire,  baron  Dufou,  se  montre  à  la  hauteur 
de  sa  tâche  difficile.  Usant  tour  à  tour  de  diplomatie  et  d'éner- 
gie, il  parvient  à  conserver  le  calme  dans  la  ville  et  chez  les 
Prussiens  le  respect  des  intérêts  dont  il  a  la  lourde  charge. 
Une  réglementation  habile,  une  surveillance  étroite  maîtrisent 
les  quartiers  turbulents  ou  plus  particulièrement  patriotes  : 
Dufou  entretient  à  cette  intention  «  une  police  mystérieuse». 
Les  charges  sont  réparties  équitablement.  Défense  rigoureuse 
de  sortir  de  la  ville  ;  en  cas  d'absence  et  de  non-représentation, 
les  chefs  prussiens  logent  à  l'auberge,  aux  frais  des  absents, 
Dufou  obtient  que  la  plus  grande  partie  des  soldats  soient 
placés  dans  les  casernes.  Il  s'entoure  d'une  commission  dont 
les  membres,  choisis  parmi  les  habitants  les  plus  éclairés, 
consentient  à  partager  avec  lui  la  responsabilité.  «  Dans  quelle 
immensité  de  détails,  écrira  Dufou,  il  a  fallu  entrer  pour  satis- 
faire à  des  goûts,  à  des  fantaisies,  pour  apaiser  le  murmure  que 
le  moindre  refus  ferait  naître  !  » 

Le  préfet  de  Brosses  —  intervertissant  les  rôles  —  seconde 
le  maire  ;  de  lui-même  il  ne  sait  que  gémir.  Entre  deux  gémis- 
sements il  clame  la  gloire  des  ennemis,  il  écrit  à  Blûcher  : 
«  La  nation  française  et  les  habitants  de  ce  département  en 
particulier  n'oublieront  jamais  ce  qu'ils  doivent  à  la  magna- 
nimité du  roi  de  Prusse  et  à  la  bravoure  de  ses  armées.  »  Mais 
il  ajoute  :  «  Je  ne  crains  pas  de  le  dire,  parce  que  vous  avez 
trop  d'élévation  dans  les  idées  pour  que  la  vérité  vous  blesse  : 
l'occupation  de  notre  département  par  les  troupes  alliées 
achève  de  le  dévaster  absolument.  »  Seule  la  dernière  phrase 
est  de  circonstance. 

Grâce  aux  mesures  prises,  l'occupation  de  Nantes  ne 
suscite  pas  les  colères  dangereuses  qu'on  a  pu  craindre.  Visi- 
blement d'ailleurs  les  Prussiens  ménagent  la  ville  :  ils  ne 
s'y  sentent  point  en  sûreté.  Des  manifestations  significatives 


LES    PRUSSIENS    EN     1815  647 

•décèlent,  dans  le  calme  apparent,  l'orage  toujours  possible. 
Dès  le  12  août,  un  scandale  se  produit  :  coïnme  le  comman- 
dant des  troupes,  général  Thielmann,  sort  de  l'hôtel  de  France 
pour  se  rendre  au  spectacle,  trois  à  quatre  cents  personnes, 
réunies  sur  la  place  Graslin,  l'accueillent  aux  cris  de  :  «  Vive 
la  nation,  vive  l'indépendance,  vivent  les  royalistes,  à  bas  les 
Prussiens!  »  Du  café  Grandseau,  d'autres  cris  font  écho  : 
«  Vive  Napoléon,  vive  l'empereur,  à  bas  les  Prussiens!  »  Des 
gendarmes  chargent  l'attroupement. 

Ce  jour-là,  deux  groupes  hostiles  se  rencontrent  dans  la 
même  pensée  ;  d'autres  fois,  les  impérialistes  accusent  les 
royalistes  de  pactiser  avec  l'étranger.  Le  dimanche  qui  suivit 
ces  incidents,  on  donnait  au  théâtre  une  pièce  intitulée  :  les 
Héritiers  Michaiid  ;  le  portrait  d'Henri  IV  ayant  paru  sur 
la  scène  y  fut  outrageusement  sifllé.  Un  autre  jour,  un 
sieur  Lambert  est  arrêté  pour  avoir  dit  méchamment  à  un 
■ofiicier  prussien  que  «  les  dames  royalistes  étaient  bien  satis- 
faites de  leur  arrivée  I  » 

La  différence  de  langues  cause  de  part  et  d'autre  bien  des 
•éncrvements.  Chaque  jour  des  rixes  éclatent  entre  marins 
français  et  soldats  prussiens,  dans  certaines  maisons  crapuleuses 
de  la  Fosse.  Partout,  malgré  l'accalmie  appai'ente,  malgré 
l'adresse  du  maire,  on  sent  l'effervescence  croître.  Les  Prussiens 
regardent  avec  défiance  les  rues  étroites,  encadrées  de  hautes 
maisons  sombres,  les  canaux  profonds  ;  ils  se  souviennent 
des  luttes  dont  la  ville  a  été  le  théâtre  :  une  inquiétude  les 
prend.  Ils  quittent  Nantes  prématurément,  pour  n'y  plus 
revenir  ^ 

* 

ï^artout,  dans  l'Ouest,  la  résignation  des  premiers  jours  fait 
place  à  la  haine,  dans  les  campagnes  surtout,  où  la  soldatesque 
prussienne  est  plus  éloignée  des  officiers. 

Le  préfet  de  Maine-et-Loire  prévient  le  commandant  des 
troupes,  à  propos  de  l'occupation  exagérée  du  petit  bourg 
•de  .Juvardel,  que  les  habitants  «  qui  avaient,  avec  empres- 

1.  Les  corps  prussiens  partirent  les  25  et  26  septembre  pour  le  Calvados  et 
la  Manche. 


6  18  LA     REVUE     DE    PARIS 

sèment  et  cordialité,  fait  tous  les  sacrifices  dépendant  d'eux, 
se  trouvent  hors  d'état  de  pourvoir  à  la  subsistance  de  mili- 
taires toujours  plus  exigeants.  Il  est  à  craindre  que  le  déses- 
poir ne  produise  des  événements  fâcheux.  «  A  Savenay,  en 
Loire-Inférieure,  les  royalistes  sont  extrêmement  montés 
contre  les  Prussiens.  «  On  parle  d'un  mouvement  qui  s'or- 
ganise. Ce  serait  le  signal  de  la  guerre  civile.  »  Les  gens  de 
Blain  veulent  s'unir  à  ceux  de  Cambon  et  lever  l'étendard  de 
la  révolte.  A  Saint-Étienne-de-Montluc,  les  paysans,  qui  reçoi- 
vent des  coups  de  plat  de  sabre  quand  ils  refusent  d'obéir, 
sont  poussés  à  des  actes  extrêmes.  L'un  d'entre  eux,  en  train 
d'arranger  son  mulon  de  foin,  déclare  à  un  détachement 
étranger  :  «  Je  n'en  donne  point  aux  coquins.  »  Les  Prussiens, 
à  ces  mots,  bondissent,  mais  notre  homme  en  blesse  quatre ^ 

A  Carquefou,  centre  royaliste,  dans  la  nuit  du  3  au  4  sep- 
tembre, les  habitants  se  réunissent  au  son  de  la  caisse.  L'ad- 
joint Bécavin,  chouan  de  marque,  les  excite  à  l'attaque  du 
détachement  saxon  qui  opprime  le  bourg.  Probablement  ne 
se  sentent-ils  pas  en  force?  Ils  regagnent  leurs  maisons  sans 
coup  férir.  A  Angers,  un  tailleur  nommé  Pelu,  à  la  suite 
d'une  altercation  avec  un  soldat,  se  barricade  chez  lui,  tire 
sur  les  Prussiens  lorsqu'ils  veulent  briser  sa  porte,  en  blesse 
deux  et  ne  capitule  que  lorsqu'il  a  brûlé  toutes  ses  cartouches. 
On  le  prend,  on  l'emmène  en  quelque  lointaine  forteresse. 

Ainsi,  pour  lier  de  nouveau  par  un  sentiment  unanime  tous 
ces  cœurs  séparés  par  la  guerre  civile,  il  fallait  le  joug  de  l'oc- 
cupation étrangère.  Quelques  jours  suffisent  pour  refaire  l'unité 
nationale  entre  ceux  qui  avaient  combattu  les  Prussiens  et 
ceux  qui  les  avaient  appelés  de  leurs  vœux. 

Les  fonctionnaires,  les  maires  que  le  pouvoir  royal  venait 
de  rétabhr  ou  de  nommer  cessent  vite  d'obéir  eux-mêmes 
aux  exigences  des  Alliés,  Le  maire  d'Ancenis  démissionne, 
d'autres  regimbent.  M.  de  Terves,  maire  de  Cheffes,  las  de 
courir  en  tous  sens  pour  approvisionner  le  magasin  commu- 
nal, écrit  au  préfet  avec  humour  :  «  Souffrez  que  je  prenne 

1.  Il  reçoit  comme  peine  trente  coups  de  nerf  de  breuf.  Le  maire,  IVl.  de  Che- 
vigné,  écrit  :  «  Je  dois  dire  à  la  louange  du  commandant  des  volontaires  royaux 
prussiens  que  la  correction  faite,  il  a  fait  panser  mon  homme  et  lui  a  donné 
fi  francs,  sur  ce  qu'on  lui  a  dit  qu'il  était  très  pauvre  et  avait  beaucoup  d'enfants.  » 


LES    PRUSSIENS    EN     1815  649 

un  peu  de  repos  ;  après  avoir  servi  trente  ans  sur  mer,  un 
peu  plus  vous  feriez  de  moi  un  officier  de  cavalerie.  »  Le 
maire  de  Carquefou  dit  aux  Prussiens  :  «  Allez  dans  la  com- 
mune voisine,  elle  est  bien  plus  riche  que  la  mienne.  »  L'au- 
torité préfectorale  ne  goûte  pas  la  plaisanterie  et  punit  le 
maire  trop  avisé.  Le  maire  de  Nort,  M.  de  Cornulier-Luci- 
nière,  écrit  au  préfet  de  la  Loire-Inférieure  :  «  Nous  avons 
reçu  un  gouverneur  pour  commander  notre  forteresse.  Cet 
officier  demande  des  renseignements  statistiques,  que  je  ne 
voudrais  lui  remettre  qu'après  vos  ordres.  Nous  sommes  Fran- 
çais et  nous  ne  devons,  je  pense,  donner  aucune  connaissance 
de  nos  ressources  ni  de  notre  population  aux  étrangers.   » 

Mais  les  Prussiens  s'emportent,  punissent  les  récalcitrants. 
Le  sous-préfet  de  Baugé  reçoit  l'ordre  de  payer  aux  troupes 
une  certaine  quantité  de  tabac  ;  le  lendemain,  ne  recevant 
rien,  l'inspecteur  des  vivres  lui  accorde  jusqu'à  deux  heures 
après-midi  pour  se  soumettre  ;  à  défaut  de  quoi,  il  sera  placé 
chez  lui  ((  personnellement  une  exécution  militaire  qui  ne 
quittera  qu'après  l'entière  liquidation  ».  Menace  qui  fut  effec- 
tivement réalisée  :  un  sous-officier  et  dix  militaires  occupèrent 
la  maison  du  sous-préfet. 

La  plus  célèbre,  la  plus  dramatique  des  exécutions  de  ce 
genre  fut  celle  du  préfet  de  Maine-et-Loire,  baron  de  Wismes  ^. 
Déjà,  en  quittant  le  Maine-et-Loire,  le  préfet  impérial,  baron 
Galéazzine,  avait  conseillé  l'union  de  tous  les  Français  pour 
empêcher  le  démembrement  du  territoire  national.  Son  suc- 
cesseur fit  passer  dans  le  domaine  des  faits  ces  théories  de 
résistance.  Devant  l'insolence  étrangère  il  osa  lever  le  front  ; 
administrateur  royaliste  d'un  département  français,  il  brava 
en  face  ceux  qui  se  disaient  les  amis  du  roi  ^. 

Dè^s  les  premiers  jours  de  l'occupation,  il  prend  la  défense 
énergique  des  populations  spoliées.  L'intendant  prussien 
réclame  dans  les  vingt-quatre  heures  20  000  rations  d'avoine, 

1.  En  1817,  de  Wismes  refusera  de  livrer  aux  Anglais  les  statues  tombales 
de  Henri  II  Plantagenet,  Richard  Cœur  de  Lion,  Eléonore  de  Guyenne,  Isabelle 
d'Angoulême,  statues  de  l'ancien  couvent  de  Fontevrault. 

2.  Déjà,  en  1814,  sous-préfet  de  Soissons,  il  avait  été  fait  prisonnier  par  les 
Russes  (14  février),  conduit  au  quartier  général  de  Winzingerode  et  retenu 
jusqu'au  31  mars,  après  la  capitulation  de  Paris. 


'ÔÔO  LA     REVriC     DK     PARIS 

40  000  de  vivres  ;  de  Wismes  proteste.  L'intendant  maintient 
ses  prétentions  ;  le  préfet  expédie  une  députation  à  Paris  et 
répond  avec  une  politesse  très  digne  que  dans  l'intérêt  des 
deux  parties  en  cause,  le  ministre  de  la  Guerre  tranchera 
le  différend.  Première  escarmouche;  le  lendemain  la  lutte  va 
se  renouveler  plus  ardente. 

Outre  des  réquisitions  incessantes,  bizarres  ou  vexatoires, 
mais  toujours  très  lourdes,  les  Prussiens  imposent  au  pays 
une  contribution  de  guerre  de  un  million  de  francs.  Le  roi 
promet  d'indemniser  les  populations  des  sacrifices  consentis. 
Les  Prussiens  ne  se  contentent  pas  de  cette  somme  globale,  ils 
lèvent  sur  les  départements  par  eux  occupés  des  impôts  consi- 
dérables. Aux  termes  des  stipulations,  les  troupes  prussiennes 
osit  le  droit  d'exiger  ce  qui  est  nécessaire  à  leur  subsistance, 
non  des  charges  en  argent.  En  Maine-et-Loire,  le  général 
Thielmann  réclame  cependant  300  000  francs,  en  plus  de 
200  chevaux  et  de  l'attirail  de  deux  pièces  de  canons. 

A  cette  nouvelle,  d'Andigné,  commandant  les  troupes 
royales,  court  chez  le  général  prussien  ;  il  invoque  les  enga- 
gements, il  plaide  la  misère  de  l'Ouest.  «  Nous  avons  reçu 
les  Prussiens  avec  plaisir,  ajoute-t-il,  nous  avons  même  désiré 
leur  arrivée,  parce  que  nous  voyions  en  eux  les  auxiliaires  du 
roi  de  France.  Vous  nous  trouverez  donc  disposés  à  satisfaire 
à  tous  leurs  besoins,  tant  que  leurs  demandes  ne  nous  paraî- 
tront pas  intolérables.  Mais,  dans  ce  cas,  nous  avons  prouvé 
depuis  longtemps  que  nous  saurions  nous  défendre  ^.  »  De 
Wismes  déclare  à  son  tour  que  la  contribution  est  irrégulière, 
et  qu'il  ne  se  rendra  pas  complice  de  l'arbitraire  allemand. 

Au-dessus  du  général  divisionnaire  Thielmann  est  le  géné- 
ral de  Borcke  qui  réside  au  Mans.  De  Wismes  de  la  défensive 
passe  à  l'attaque  ;  il  écrit  à  de  Borcke  que,  devant  les  charges 
nouvelles,  il  ne  répond  pas  d'assurer  plus  longtemps  les  besoins 
de  ses  troupes.  Le  17  août  il  reçoit  l'ordre  de  se  rendre  au 
Mans  ;  là,  on  l'avertit,  on  le  menace. 

Revenu  à  Angers,  il  ne  s'amende  point.  Le  24  août,  dans 
une  longue  lettre,  il  discute  encore  pied  à  pied  toutes  les  exa- 


t.  L'état  général  des   charges  imposées  à  tout  le  Maine-et-Loii'e   s'éleva  à 
2  176  271  francs.  La  liquidation  en  trf.î.-ia  jusqu'en  1824. 


LES    PRUSSIENS    EN     1815  651 

géràtions  comptables  de  l'intendant  prussien.  Cette  fois,  la 
fureur  allemande  est  à  son  comble.  Quelques  jours  après, 
comme  le  collège  électoral  se  trouve  réuni  dans  la  salle  de  la 
préfecture,  un  officier  avise  le  préfet  de  se  tenir  prêt  à  partir 
le  soir  même  pour  la  Prusse. 

Mais  d'Andigné,  «  qui  ne  voit  rien  de  plaisant  à  être  enlevé 
ainsi  ->,  dit  à  de  Wismes  :  «  Êtes-vous  bien  décidé  à  vous 
laisser  emmener? —  Et  comment  faire  autrement?  —  Si  vous 
y  consentiez,  dans  une  demi-heure  vous  trouveriez  mes  che- 
vaux à  la  petite  porte  de  votre  jardin  ;  à  quelques  lieues 
d'ici,  vous  passeriez  facilement  la  Loire  et  vous  iriez  établir  le 
siège  de  votre  administration  à  Saumur,  très  tranquillement.  » 

La  proposition  était  hardie,  digne  de  celui  qui,  dans  un  jour 
de  tempête,  tint  tête  au  premier  Consul  ;  mais  elle  parut  d'une 
réalisation  difficile.  Le  roi  l'eût-il  couverte  de  son  autorité, 
eût-il  accepté  cette  préfecture  irrégulière,  dressée  contre  la 
tyrannie  prussienne?  De  Wismes  refusa.  «  Alors,  ajouta 
d'Andigné,  souffrez  qu'en  cours  de  route,  je  vous  fasse  déli- 
vrer par  mes  hommes.  »  Le  préfet  refusa  encore  ;  peut-être 
tint-il  à  demeurer  dans  la  légalité.  Le  soir  même,  il  commença 
vers  la  frontière,  à  travers  l'année  ennemie,  un  long  et  dur 
voyage.  Aucune  avanie  ne  lui  fut  épargnée,  avant  qu'il  attei- 
gnît la  citadelle  de  Juliers,  lieu  de  son  internement. 

Lui  parti,  force  est  au  conseiller  de  préfecture  qui  remplit 
l'intérim,  de  se  rendre  aux  exigences  des  Alliés.  Il  réunit  les 
notables  du  département  à  Angers,  leur  fait  part  de  l'ulti- 
matum de  l'intendant  prussien,  qui  menace  de  faire  venir 
plusieurs  autres  régiments,  si  l'on  ne  cède  immédiatement. 
L'assemblée,  ayant  émis  une  protestation  de  pure  forme, 
accepte  d'accorder  «  aux  demandes  faites  sous  la  puissance 
des  baïonnettes  »  des  fournitures  d'habillement  et  d'équi- 
pement pour  une  valeur  de  140  000  francs.  L'offre  est  rejetée. 
L'intendant  renouvelle  la  sommation  de  payer  dans  les 
24  heures  300  000  francs  en  espèces,  sous  peine  d'exécution 
militaire.  Malgré  d'Andigné  qui  s'écrie  :  «  Ne  donnez  rien  », 
ces  bourgeois  angevins,  «  hommes  d'opinions  diverses,  inca- 
pables pour  la  plupart  de  la  moindre  fermeté  »,  préfèrent 
une  soumission  rassurante  à  un  refus  périlleux  :  ils  versent 
les  300  000  francs. 


652 


LA     REVUE     DE     PARIS 


*     * 


Il  faut  le  dire  à  l'honneur  de  la  noblesse  :  les  résistances 
vinrent  surtout  de  son  côté  ;  la  bourgeoisie,  patriote,  certes, 
mais  plus  attachée  à  ses  intérêts  matériels,  n'aimait  point  les 
affaires  inutilement  compromettantes.  Les  nobles,  au  con- 
traire, une  fois  dégagés,  par  la  brutalité  et  l'âpreté  des  Alliés, 
des  sentiments  de  reconnaissance  qu'ils  croyaient  leur  devoir, 
prirent  résolument  une  attitude  hostile. 

On  connaît  le  duel  qui,  à  Angers,  mit  face  à  face  le  chevalier 
du  Boberil  et  le  comte  de  Fickenstein,  commandant  un  corps 
de  lanciers  prussiens.  Le  premier,  insulté,  provoque  le  second, 
et  le  tue.  Les  officiers  prussiens,  furieux  et  humiliés,  parlent 
aussitôt  de  s'aligner,  au  nombre  de  cent,  contre  cent  Français. 
Le  gant  est  relevé  :  officiers  royalistes,  officiers  en  demi-solde, 
bourgeois,  jacobins  ardents  même,  demandent  à  s'inscrire 
pour  faire  partie  des  cent  champions.  L'autorité  supérieure 
intervient  sans  doute  :  l'affaire  en  reste  là, 

D'Andigné  ne  demeure  pas  une  minute  sans  organiser  la 
résistance.  Nommé  au  commandement  de  la  Mayenne  par 
le  duc  de  Bourbon,  la  veille  de  l'arrivée  des  Prussiens  à 
Laval,  où  déjà  les  caisses  et  les  registres  ont  été  enlevés  par 
les  soins  du  préfet,  baron  d'Arbelles,  il  fait  cacher  les  armes 
dans  les  campagnes,  il  disperse  en  des  lieux  ignorés  les  étalons 
du  dépôt  de  Craon,  Grâce  à  ces  mesures,  les  Prussiens  ne 
trouvent  dans  le  département  ni  caisses,  ni  armes,  ni  rensei- 
gnements d'aucune  sorte  ^. 

Envoyé  quelques  semaines  plus  tard  en  Maine-et-Loire,  il 
y  arrive  trop  tard,  lorsque  les  Prussiens  occupent  déjà  Angers 
depuis  plusieurs  jours.  Aucune  précaution  n'a  été  prise  pour 
dissimuler  les  ressources  du  pays.  Les  Prussiens  se  hâtent 
de  consulter  les  registres  du  receveur  général  :  depuis  six 
mois  les  impôts  n'ont  pas  été  payés.  De  là  l'intransigeance, 
la  dureté  prussienne,  plus  marquées  dans  ce  département 
qu'ailleurs.  Mais  d'Andigné  ne  laisse  passer  aucune  injustice. 


1.  Ajoutons  que,  politiquement  parlant,  d'Andigné  se  montra  aussi...  éner- 
gique. Dans  une  seule  journée,  il  destitua  quarante  maires  et  adjoints  suspects 
d'impérialisme.  Ce  n'était  peut-être  pas  le  moyen  de  faire  l'union. 


LES    PRUSSIENS    EN     1815  653 

aucune  vexation  sans  protester.  Un  jour,  il  se  rend  à  la 
parade,  et  devant  tout  l' état-major  du  général  de  Borcke,  il 
se  plaint  des  grossièretés  d'un  régiment  prussien.  Il  fait  mieux 
et  prépare  la  révolte  :  le  paysan  n'attend  qu'un  signe  pour  se 
soulever  en  masse,  les  chefs  des  paroisses  offrent  leur  épée  ; 
l'armée  de  Lamarque  étouffe  et  gronde  dans  ses  campements 
d'outre-Loire,  tous,  généraux,  officiers  et  soldats,  ne  deman- 
dent qu'à  combattre.  Les  Prussiens  ont  40  000  hommes  dans 
l'Ouest,  d'Andigné  veut  en  réunir  100  000.  Mais  on  lui  fait 
dire  de  bien  s'en  garder  :  toujours  prudent,  Fouché  n'entend 
point  voir  se  former  une  pareille  armée  irrégulière  dont  les 
exigences  demain  pourraient  être  excessives. 

En  Loire- Inférieure,  le  comte  de  Coislin,  celui  qui,  aux 
Cent-Jours,  organisa  dans  le  nord  de  ce  département  la  lutte 
contre  l'Empire,  écrit  au  préfet  :  «  J'ai  empêché  toute  la  jeu- 
nesse départir  pour  Bonaparte...  Faut-il,  pour  empêcher  que  les 
Prussiens  aient  un  prétexte  de  se  répandre  dans  les  campagnes, 
leur  montrer  plus  de  force  ou  devons-nous  leur  laisser  le  champ 
libre?  «  Terrien,  dit  Cœur  de  Lion,  l'un  des  plus  féroces  chefs 
de  bandes  de  la  Loire-Inférieure,  rôde  autour  de  Château- 
briaut,  prêt  à  intervenir  au  moindre  appel  des  habitants. 

Dans  le  Morbihan,  les  Prussiens  ne  parurent  pas^  Une 
tradition  rapporte  qu'ils  reculèrent  devant  une  menace  du 
général  Sol  de  Grisolles.  Ce  fait  est  peu  probable,  le  général 
chouan  ayant  tout  au  plus  avec  lui  quelques  milliers  d'homm:s. 
Ce  qui  est  indiscutable,  c'est  l'hostilité  du  chef  morbihannais 
envers  les  Alliés.  La  veille  il  tendait  la  main  aux  Anglais,  dont 
il  recevait,  à  l'embouchure  de  la  Vilaine,  armes  et  munitions  ; 
aujourd'hui,  il  écrit  au  commandant  des  troupes  d'occupation 
d'éviter  les  paroisses  bretonnes  rangées  sous  ses  ordres. 

Cependant  les  chefs  royalistes  s'exagéraient  leur  puissance. 
D'Andigné  parle  de  réunir  facilement  100  000  combattants, 

1.  Le  pitfct,  Musnicr-Lacconverserie,  par  une  proclamation  infâme,  datée 
du  7  septembre,  avait  annoncé  ainsi  la  prochaine  arrivée  des  Allies  :  «C'est 
pour  vous  délivrer  d'un  joug  affreux  sous  lequel  nous  gémissons  que  les  Prus- 
siens ont  quitté  leur  pays  ;  c'est  pour  consolider  notre  tranquillité  qu'ils  restent 
parmi  nous.  »  Par  bonheur  pour  eux,  les  Morbihannais  ne  connurent  pas  la 
joie  annoncée,  les  Prussiens  ne  franchirent  pas  la  Vilaine.  Ils  occupèrent  l'Ille-et- 
Vilaine  en  entier;  en  Loire- Inférieure,  les  arrondissements  de  Nantes,  Ancenis, 
Châteaubriant  ;  dans  les  Côtes-du-Nord,  l'arrondissement  de  Dinan. 


654  LA     REVIE     DE    PARIS 

compris  <<  les  royalistes  armés,  les  troupes  de  ligne,  quî 
bien  que  fort  affaiblies,  formaient  encore  un  noyau  respec- 
table et  la  majeure  partie  des  citoyens  qui  jusqu'alors  nous 
avaient  combattus.  »  En  réalité,  Sol  de  Grisolles  et  d'Andigné 
ont-ils  autour  d'eux  10  000  hommes?  Ce  n'est  pas  certain. 
Quant  aux  paysans,  s'ils  souffrent,  s'ils  tendent  le  poing,  s'ils^ 
frappent  isolément,  on  n'entrevoit  pas  bien  pour  eux,  entourés, 
cernés  de  tous  côtés  par  les  cantonnements  ennemis,  la  possi- 
bilité d'un  soulèvement  général.  La  plupart  sont  sans  armes. 
Ils  parlent  bien  d'en  prendre  aux  Prussiens  :  les  habitants  de 
Cossé,  dans  la  Mayenne,  où  est  établie  la  réserve  de  l'artillerie 
prussienne,  proposent  à  d'Andigné  de  lui  livrer  artillerie  et 
artilleurs.  Mais  c'est  plus  facile  à  dire  qu'à  faire.  Quant  à 
l'armée  de  Lamarque,  elle  est  en  pleine  dissolution.  Par  contre 
il  y  a  en  France  1  135  000  étrangers  ;  dans  l'Ouest,  plus  de 
40  000  :  tous  bien  armés,  portant  en  eux  cette  force  irrésis- 
tible que  donne  la  victoire. 

Ce  n'est  pas  que  les  Prussiens  soient  bien  rassurés  ;  s'ils  ont 
confiance  dans  leur  nombre,  ils  savent  la  bravoure  légendaire 
des  provinces  occidentales.  Un  des  leurs,  dit-on,  monta  sur  les 
hautes  tours  de  la  cathédrale  de  Nantes  et  tint,  dans  un  geste 
d'admiration  et  de  respect,  à  se  faire  montrer  la  terre  sacrée 
de  la  Vendée,  la  terre  des  «  Géants  >.  D'Andigné  prend  un 
malin  plaisir  à  grossir  leurs  craintes.  Le  général  prussien  lui 
demandant  la  manière  de  combattre  des  Vendéens,  il  répond  : 
«  Elle  est  facile  à  expliquer.  Si  vous  veniez  nous  attaquer, 
vous  ne  pourriez  pénétrer  dans  le  pays  qu'en  suivant  la  grande 
route.  Dans  ce  cas,  nos  hommes  borderaient  les  haies  et  les 
fossés.  Bien  à  couvert,  ils  tireraient  sur  vos  gens  comme  on 
tire  à  la  cible.  »  Le  Prussien  considère,  méiiant,  les  solides 
gaillards  qui  accompagnent  le  chef  chouan,  et  n'en  demande 
pas  davantage. 

Aussi  bien  les  Prussiens  multiplient-ils  les  précautions.  , 
A  Rennes,  quelques  coups  de  fusils  s'étant  fait  entendre,  le 
général  Tauentzien  donne  l'ordre  de  désarmer  toute  la  ville. 
Les  campements  sont  couverts  par  des  feux  établis  de  distance 
en  distance  et  surveillés  chacun  par  un  bivouac  de  quatre 
hommes.  A  la  moindre  apparence  de  danger,  les  feux  s'allu- 
ment, propageant  au  loin  l'appel  d'alarme. 


I.ES    PRUSSIENS    EN     1815  655 

Le  sommeil  des  soldats  n'est  pas  à  l'abri  des  alertes  :  dans^ 
la  nuit  du  19  au  20  septembre,  un  mauvais  plaisant  parcourt 
les  rues  d'Angers,  criant  en  allemand  :  «  Vous  allez  être  atta- 
qués. »  Il  galope  en  chemise  et  en  pantalon  blanc  ;  comme  il 
parle  leur  langue,  les  Prussiens  le  prennent  pour  un  camarade  ; 
afîolés,  blêmes,  ils  bondissent  hors  des  maisons. 

Puis  subitement,  au  moment  où  l'on  s'y  attend  le  moins,, 
ils  partent,  fuyant  devant  l'ouragan  qui  monte. 

* 
*  * 

Leur  contact  abhorré  consacra,  pour  un  temps  tout  au 
moins,  la  réconciliation  française  ;  l'horreur  qu'ils  inspirèrent 
fut  la  pierre  de  touche  du  patriotisme.  Il  y  eut  des  exceptions, 
mais  il  n'en  faut  pas  exagérer  l'importance.  Qu'importe  la_ 
conduite  de  ces  maires  qui  ne  voient  dans  l'attitude  des  impé- 
rialistes à  l'égard  des  Prussiens  qu'une  manœuvre  destructive 
dirigée  contre  le  «  gouvernement  légitime»  !  Qu'importe  ce 
souper  intime  offert  par  l'un  d'eux  au  colonel  saxon  du 
cantonnement  de  Thouaré,  où  l'on  voit  une  «  réunion 
charmante  de  femmes,  d'ofïiciers  chouans  »  porter  des  toasts 
au  roi,  aux  Bourbons,  aux  Alliés,  et  MM.  les  ofîiciers  du  roi  de 
Prusse  en  porter  aux  dames,  aux  chouans,  aux  Vendéens  ! 
Qu'importe  ce  spectacle  donné  au  théâtre  de  Nantes  que 
les  généraux  prussiens  «  veulent  bien  honorer  de  leur  présence  » 
et  où  «  plusieurs  officiers  de  l'armée  royale  »  rencontrent  le 
prince  Hermann  de  Hohenzollern-Helchingen  !  Qu'importe 
surtout,  quand  La  Rochejaquelein,  quand  d'Andigné  lancent 
leurs  appels  vibrants  de  foi  patriotique,  qu'importe  la  défec- 
tion de  chefs  tels  que  Saint-Hubert  et  Mornac  refusant  de 
«  réuuir  leurs  armées  sans  tache  aux  phalanges  rebelles  et 
parjures  »,  affirmant  que  «  c'est  une  calomnie  infâme  d'avoir 
osé  dire  que  tous  les  chefs  vendéens  offraient  de  marcher 
de  front  avec  les  traîtres  qui  ont  voulu  renverser  le  trône  de 
saint  Louis,  contre  les  puissances  amies  et  généreuses  qui 
viennent  avec  tant  de  magnanimité  prêter  leurs  bras  pour 
le  rétablir  !  » 

Malgré  tout,  il  reste  que  les  cœurs  éprouvèrent  sous  l'étreinte 
germanique  une  humiliation  profonde,  une  souffrance   inat- 


656 


LA     REVUE     DE    PAIUS 


tendue,  une  révolte  salutaire.  L'invasion  épura  les  idées.  Ceux 
qui  virent  les  Prussiens  de  près,  assis  à  leurs  foyers,  se  rap- 
prochèrent de  ceux  qui  les  avaient  battus  à  Valmy  et  à 
léna. 

Un  des  chefs  royalistes  et  non  des  moindres  a  écrit,  au 
lendemain  des  faits  que  nous  venons  de  conter,  ces  paroles 
mémorables  :  «  La  lin  des  discordes  civiles  doit  être  consi- 
dérée comme  le  raccommodement  qui  termine  une  querelle 
de  famille  ;  et  dans  cette  situation  il  faut  fondre  les  anciennes 
inimitiés  en  un  même  sentiment  :  V Amour  de  la  Patrie.  Il 
n'y  a  qu'à  désespérer  des  hommes  chez  qui  ce  sentiment 
n'existe  plus.  » 

Peu  de  chefs  vendéens  se  montrèrent  réfractaires  à  ce  grand 
sentiment.  La  Vendée  rebelle,  alliée  à  l'étranger  et  sourde  aux 
appels  de  la  Nation  meurtrie,  avait  à  jamais  disparu. 

EMILE     G  A  B  C)  K  Y 


LA  PROPAGANDE  ALLEMANDE 


EN    ESPAGNE 


«  La  campagne  entreprise  en  Espagne  par  les  agents  et  les  collabora- 
teurs de  l'Allemagne  a  pour  objet  d'isoler,  dans  la  guerre  actuelle, 
la  Péninsule  de  l'Europe  et  de  lui  fairejouer,  dans  l'ordre  moral,  le  rôle 
que  la  Turquie  a  joué  dans  l'ordre  matériel.  « 

Cette  réflexion  est  empruntée  à  une  excellente  brochure  de 
Alvaro  Alcalâ  Galiano,  la  Verdad  sobre  la  giierra.  Elle  carac- 
térise l'efïort  véritablement  prodigieux  que,  depuis  le  début 
de  la  guerre,  les  Allemands  déploient  dans  la  Péninsule  pour 
faire  prévaloir  leurs  arguments,  leurs  communiqués,  leur 
«  vérité  ».  De  cette  fureur  prosélytique  est  née  toute  une 
littérature  d'exportation,  qui  se  répand  jusque  dans  les  pro- 
vinces les  plus  reculées,  grâce  à  une  organisation  de  propa- 
gande minutieuse  et  prévoyante.  La  presse  étrangère  a  sou- 
vent fait  allusion  à  cette  organisation,  qui  est  d'autant  plus 
intéressante  que,  l'Espagne  représentant,  en  quelque  sorte, 
pour  les  Allemands,  le  neutre  inaltérable,  le  «  neutre-type  », 
on  peut  y  voir  l'application  concrète  des  méthodes  sur  les- 
quelles on  comptait  à  Berlin  pour  effectuer  la  mobilisation 
des  sympathies  mondiales. 

Il  est  opportun,  aujourd'hui  que  cette  organisation  revêt 

1^"^  Octobre  1915.  14 


658  LA     REVUE     DE    PARIS 

une  forme  qui  paraît  définitive,  d'en  rappeler  le  développe 
ment  et  d'en  dégager  les  caractères  généraux. 

* 

*  * 

La  catastrophe  d'août  1914  ne  trouva  point  —  tant  s'en 
faut  —  le  kaiser  dépourvu  de  partisans  en  Espagne.  Depuis 
plusieurs  années  déjà,  sous  des  impulsions  plus  commerciales 
que  politiques,  un  mouvement  germanophile  s'était  dessiné 
dans  la  Péninsule  et  rapidement  amplifié.  Les  campagnes 
anti-françaises  de  l'A.  B.  C.  et  de  la  Manana,  le  discours 
anglophobe  du  leader  jaimiste  Vazquez  de  Mella  en  avril 
1913,  avaient,  surtout  dans  les  provinces  du  Nord,  avivé  bien 
plus  qu'éveillé  des  sympathies  numériquement  imposantes  en 
faveur  de  l'Allemagne.  Mais  ces  sympathies  étaient  disper- 
sées, indisciplinées  et,  pour  ainsi  dire,  inorganiques.  L'esprit 
de  méthode  des  agents  d'influence  germanique  s'alarma,  dès 
les  premiers  jours,  de  cette  déperdition  de  forces  utiles.  Le 
commerce  allemand  d'exportation  était  naturellement  désigné 
pour  reconnaître  les  amitiés  sûres  à  l'étranger,  les  grouper 
et  les  mettre  en  état  de  faire  œuvre  profitable.  Aussi  le  Gou- 
vernement s'empressa-t-il  d'inviter  les  courtiers  et  les  indus- 
triels de  l'Empire  à  entrer  en  rapports  avec  leurs  corres- 
pondants espagnols.  C'est  donc  sous  l'aspect  de  relations 
épistolaires  entre  fournisseurs  et  clients  que  la  propagande 
teutonne  se  manifesta  tout  d'abord. 

Dans  la  forme,  cette  propagande  de  la  première  heure  appa- 
raît comme  improvisée,  tâtonnante  et  sans  cohésion.  Dans  le 
fond,  elle  révèle,  sous  les  apparences  désintéressées  de  l'exal- 
tation patriotique,  la  préoccupation  d'un  négociant  qui  voit 
son  crédit  menacé.  Le  thème  commun  à  toutes  les  missives 
adressées  par  les  maisons  de  Cologne  de  Nuremberg,  de 
Francfort,  de  Stuttgart,  à  leurs  correspondants  espagnols, 
c'est  d'abord  la  nécessité  de  permettre  à  la  «  vérité  alle- 
mande )'  de  se  faire  jour,  u  malgré  les  informations  tendan- 
cieuses des  agences  Reuter  et  Havas  »  ;  c'est  ensuite 
l'opportunité  de  rassurer  le  commerce  de  la  Péninsule  sur  la 
situation  du  marché  allemand,  «  toujours  prêt,  malgré  la 
guerre,  à  satisfaire  aux  demandes  de  la  clientèle  étrangère  ». 


LA     PROPAGANDE    ALLEMANDE     EN     ESPAGNE  659 

Eli  un  mot,  c'est  pour  sauvegarder  des  intérêts  mercantiles 
en  péril,  bien  plus  que  pour  exalter  la  «  culture  »,  la  pensée 
ou  les  armes  germaniques,  que  les  Allemands  ont  été  amenés 
à  se  créer  en  Espagne  de  nouveaux  moyens  d'influence.  Ceci 
explique  la  décision  et  la  spontanéité  avec  lesquelles  les  grands 
établissements  des  principaux  centres  industriels  (Zeitz,  Ulm, 
Chemnitz,  etc.)  se  sont  transformés,  au  cours  des  premières 
semaines  de  guerre,  en  agences  d'informations  politico-éco- 
nomiques ou  en  succursales  du  Bureau  des  communications 
près  le  Grand  Quartier  Général. 

Voici,  par  exemple,  la  traduction  d'une  lettre-circulaire 
adressée,  dès  la  fin  d'août,  par  une  maison  prussienne  à 
des  commerçants  de  Castille  et  de  Catalogne.  Elle  témoigne 
de  cet  esprit  à  la  fois  pratique  et  patriotique  que  nous  signa- 
lions plus  haut,  et  elle  montre  en  outre  comment  a  pris 
naissance  le  fameux  Nachrichlendicnst  de  Barcelone  : 

Berlin,  le  28  août  1914. 

Permettez-moi,  Monsieur,  de  vous  faire  connaître  que  la  plus  grande 
tranquillité  règne  en  Allemagne  et  que  tout  y  marche  comme  si  nous 
n'étions  pas  en  guerre.  On  ne  pense  pas  à  établir  un  moratorium  et, 
le  trafic  des  personnes  et  des  marchandises  (sic)  s'étant  régularisé, 
les  affaires  reprennent  de  l'animation. 

Le  commerce  dans  les  rues  est  ce  qu'il  était  avant  ;  les  restaurants 
et  les  cafés  restent  ouverts  jusqu'à  une  ligure  avancée  de  la  nuit. 

Malheureusement,  comme  on  a  coupé  à  peu  près  complètement 
nos  communications  avec  l'étranger,  nos  ennemis  profitent  de  cette 
circonstance  pour  propager  des  mensonges  sur  l'Allemagne.  Jusqu'ici 
la  campagne  militaire  allemande  a  été  conduite  avec  une  exactitude 
mathématique.  Liège,  Bruxelles,  Namur  et  la  plus  grande  partie  de 
la  Belgique  sont  en  notre  pouvoir.  Nous  avons  obtenu  de  grandes 
victoires  sur  les  Français  à  Metz  et  à  Mulhouse. 

Me' référant  à  nos  larges  relations,  je  me  permets  de  vous  demander 
si  vous  seriez  disposé  à  accepter  des  ai'ticles  de  journaux  allemands, 
que  je  vous  enverrais  afin  que  vous  les  traduisiez  et  fassiez  parvenir, 
aux  fins  d'insertion,  aux  journaux  espagnols  sérieux  ;  de  sorte  que  le 
public  apprenne  la  vérité  sur  la  façon  dont  nous  vivons  en  Allemagne. 
Tout  ce  que  vous  lirez  dans  nos  journaux  avec  la  note  «  Amtlich  » 
(officiel),  ou  «  von  Generalstabe  »  (de  l'état-major),  'ou  «  W.  T.  B.  » 
(Wolffs  Telegraphen- Bureau),  est  la  stricte  vérité,  car  l'Allemagne  est 
si  grande  et  si  forte  qu'elle  ri^a  pas  besoin  de  mentir,  comme  le  font  ses 
ennemis.  On  sait  que,  seul  ment  celui  qui  se  sent  faible  !  Nous,  nous 


660  LA     REVUE     DE     PARIS 

ferons  éclater  la  vérité  non  par  des  paroles,  mais  par  des  faits.  Ce 
nonobstant,  il  est  nécessaire  qu'à  l'étranger  on  sache  la  vérité  en 
temps  utile.  Je  vous  prie  de  me  répondre  avecla  plus  grande  promp- 
titude. 

P.-S.  —  Je  suis  obligé  de  vous  écrire  en  langue  allemande  parce 
que  la  poste  n'admet  pas  de  lettres  écrites  en  d'autres  langues. 

Il  ne  s'agit  encore  que  de  faire  parvenir  à  la  presse  sympa- 
thique aux  Impériaux,  des  extraits  de  journaux  allemands  et 
de  lui  offrir  une  documentation  orthodoxe. 

Aussi  toutes  les  lettres  commerciales  adressées  d'Alle- 
magne, en  août  et  en  septembre,  à  des  maisons  espagnoles  se 
terminent-elles  à  peu  près  invariablement  de  la  même  façon  : 

Permettez-moi  de  vous  communiquer  ci-joint  des  nouvelles  véri- 
diques  de  la  guerre  actuelle. 

Parfois,  le  correspondant  teuton  croit  devoir  faire  valoir 
ses  Nachrichten  dans  les  termes  mêmes  qui  lui  serviraient  à 
recommander  l'efficacité  d'un  produit  pharmaceutique  ou 
l'indiscutable  supériorité  d'un  acier  trempé. 

Je  cite,  entre  cent  documents  de  même  ton,  cette  circulaire 
rédigée  en  français  et  dont  les  passages  en  italiques,  sont  sou- 
lignés dans  l'original  : 

Cologne,  le  5  septembre  1914. 
Très  honorés  Messieurs, 

Il  est  scandaleux  de  voir  avec  quels  moyens  la  presse  de  nos  ennemis 
essaye  à  ameuter  tous  les  pays  contre  l'Allemagne  et  comme  elle 
continue  à  déformer  les  succès  brillants  de  notre  armée  et  à  cacher  nos 
victoires  glorieuses  sur  toute   la  ligne. 

Pour  nous  défendre  contre  ces  mensonges  et  calomnies  odieuses  et, 
supposant  que  vous  poursuivez  aussi  avec  intérêt  les  succès  de  la 
guerre,  je  me  permettrai  de  vous  faire  parvenir  régulièrement  comme 
imprimés  (probablement  une  fois  par  semaine)  des  rapports  officiels 
(comme  celui  ci-inclus)  avec  prière  de  les  communiquer  à  vos  amis 
et,  si  possible,  de  les  faire  publier  dans  les  journaux  de  votre  pays  ;  pour 
quelle  action  je  vous  serais  très  reconnaissant.  Je  répète  encore 
une  fois  expressément  que  ces  rapports  sont  officiels  et  contiennent 
la  pure  vérité. 

Vous  me  feriez  un  grand  plaisir  en  me  disant  si  ces  rapports  vous 
intéressent  et  s'ils  vous  parviendront  régulièrement. 

A  vous  lire,  recevez.  Messieurs,  mes  salutations  sincères. 

ED.    WIELAND 


LA     PROPAGANDE    ALLEMANDE    EN     ESPAGNE  661 

Nous  sommes  donc,  maintenant,  en  présence  de  rapports 
imprimés,  spécialement  destinés  à  l'exportation  en  pay^ 
neutres. 

Ces  rapports  imprimés  avaient  été  devancés  par  un  bulletin^ 
circulaire  au  duplicateur,  rédigé  en  français  et  propagé  béné- 
volement, depuis  le  28  août  1914,  par  un  représentant  de 
commerce  de  Stuttgart,  M.  Karl  Meinel. 

Le  premier  numéro  de  ce  bulletin  débute  par  un  avertis- 
sement au  lecteur  : 

N'ignorant  pas  que  des  journaux  étrangers  répandent  des  nou- 
velles, sur  notre  pays  et  la  marche  de  la  guerre,  qui  contrastent  étran- 
gement contre  (sic)  la  vérité,  nous  croyons  bien  faire  de  donner  à  nos 
amis  des  traductions  de  telles  nouvelles  qui  sont  publiées  sous  le  con- 
trôle de  notre  gouvernement. 

Pour  comprendre  ce  que  l'honnête  industriel  de  Stuttgart 
entend  par  «  contrôle  du  gouvernement  »,  il  n'est  que  de 
regarder  l'enveloppe  sous  laquelle  arrivent  ses  plis.  Un  timbre 
humide  placé  sur  la  fermeture  atteste  en  ces  termes  le  visa 
de  l'autorité  militaire  : 

Beglaubigt  durch  Generalkommando  XIII  (Kgl.  Wurt.)  Armee- 
corps. 

Ainsi  les  négociants  de  Madrid  et  de  Barcelone  sont  assurés 
de  recevoir  régulièrement  la  vérité  sous  estampille. 

Bien  que  la  collection  des  bulletins  de  M.  Meinel  ne  soit 
guère  faite  pour  apporter  des  matériaux  originaux  aux  histo- 
riens de  l'avenir,  nous  nous  en  voudrions  de  ne  pas  donner 
un  échantillon  de  cette  prose.  Voici  la  relation  d'un  combat 
naval  : 

Berlin,  29  août. 

Dans  le  courant  de  la  matinée  d'hier,  pendant  un  temps  partiel- 
lement nébuleux,  il  s'est  montré  dans  la  mer,  au  nord  de  Heligoland, 
plusieurs  croiseurs  modernes  anglais  et  environ  quarante  bâtiments 
plus  petits.  Il  y  avait  des  combats  obstinés  entre  eux  et  nos  forces 
inférieures.  Nos  petits  croiseurs  s'élançaient  vers  l'ouest  et  alors,  par 
suite  du  temps  qui  offrait  peu  de  regards,  ils  se  trouvaient  à  la  fois 
en  face  de  plusieurs  forts  cuirassés  anglais. 

Notre  navire  Ariadne  s'enfonçait  bombardé  par  deux  grands  croi- 
seurs cuirassés  armés  d'artillerie  forte.  Ainsi,  aussi,  le  navire  de  torpédo 


662 


LA     REVUE     DE     PARIS 


n»  187,  bombardé  par  un  grand  nombre  de  navires  anglais,  fut  sub- 
mergé. Le  chef  de  la  flottille  et  le  commandant  sont  tombés.  Les  deux 
petits  croiseurs  Kuln  et  Mainz  manquent. 

D'après  un  avis  de  Reuter,  eux  aussi  sont  allés  au  fond.  D'après  la 
même  source,  les  navires  anglais  sont  gravement  endommagés. 

Et  maintenant  une  pittoresque  image  de  la  furie  teutonne  : 

Des  aéroplanes,  des  zeppelins  et  des  automobiles  cuirassées  furent 
dirigés  vers  l'ennemi  comme  des  flèches.  Superflu  de  parler  de  la  bra- 
voure des  Allemands.  Ils  avancent  dans  de  longues  colonnes  presque 
fermées.  S'il  y  a  des  lignes  qui  tombent  sous  le  feu,  de  nouveaux 
hommes  s'élancent  en  avant.  La  supériorité  des  forces  est  telle  que 
l'on  ne  peut  les  arrêter,  aussi  peu  que  les  vagues  de  la  mer.  La  supé- 
riorité des  Allemands  est  basée  dans  le  nombre  de  leurs  canons  et 
surtout  des  machines  à  fusils  *,  dont  Ils  font  usage  d'une  manière  très 
efficace.  Le  service  des  renseignements  excellemment  organisé  avec  des 
aéroplanes  et  des  zeppelins,  ainsi  que  l'agilité  extraordinaire  des 
troupes,  sont  les  raisons  pour  la  bonne  chance  des  Allemands. 

Le  système  d'information  breveté  par  M.  Meinel  fut,  dès 
son  apparition,  perfectionné  et  mis  au  point  par  un  organisme 
créé  à  Francfort-sur-Ie-Mein  et  beaucoup  plus  autorisé,  le 
Nachrichtendienst  ou  Servicio  de  Infunnaciones  para  los  paises 
de  lengiia  espafiola  y  portiiguesa. 

On  ne  trouvera  pas  le  mot  «  autorisé  »  excessif  quand  on 
saura  que  le  Comité  de  ce  «  Servicio  »  réunissait,  aux  côtés 
de  personnalités  du  monde  politique  et  commercial,  plusieurs 
consuls  accrédités  par  des  puissances  étrangères,  entre  autres  : 
IJi"  Ed.  Dettmann,  consul  du  Brésil  ;  Ernesto  Langenbach, 
consul  de  Colombie  ;  F.  Panizza,  consul  de  la  République 
Argentine  ;  Bernardo  Wolfï,  consul  de  Danemark. 

Le  Servicio  de  Informaciones,  véritable  succursale  hispa- 
nique de  l'agence  Wolfi",  a  publié,  à  partir  du  28  août,  une 
feuille  dont  il  a  paru,  jusqu'au  mois  de  novembre,  à  des  inter- 
valles très  irréguliers,  près  de  vingt-cinq  numéros  rédigés  en 
espagnol  et  en  allemand.  Les  titres  des  articles  publiés  dans 
cette  feuille  dispensent  d'en  analyser  le  contenu  :  Mensonges 
et  Vérités,  VOpinion  étrangère,  la  Conspiration  anglo-belge,  etc. 
On  y  trouve  pêle-mêle  des  communiqués  d'état-major,  des 

1.  Maschinengewehre,  mitrailleuses. 


LA     PROPAGANDE    ALLEMANDE    EN     ESPAGNE  663 

renseignements  économiques,  des  commentaires  plus  ou  moins 
philosophiques  et,  par-dessus  tout,  une  campagne  de  déni- 
grement systématique  contre  la  manière  dont  les  Alliés  font 
la  guerre. 

Depuis  le  mois  de  novembre,  le  Servicio  de  Informaciones, 
bien  que  toujours  daté  de  Francfort,  n'est  plus  imprimé  dans 
cette  ville,  mais  à  Barcelone  (calle  de  Bruch),  où  se  trouve 
l'agence  de  propagande  germanique  pour  l'Espagne,  installée 
dans  le  quartier  de  Grâce,  8  et  10,  calle  de  Santa  Teresa,  et 
dirigée  par  le  D^  Augusto  H.  Hofer. 

Cette  agence  barcelonaise  est  d'une  activité  prodigieuse. 
Non  seulement  elle  assure  la  publication  du  Servicio,  qui 
paraît  en  quinze  et  vingt  pages  tous  les  douze  jours  environ, 
mais  encore  elle  lance  une  quantité  inimaginable  de  tracts, 
de  bulletins  et  de  feuillets  d'une  ou  deux  pages,  imprimés 
d'un  seul  côté  et  sur  un  papier  pelure  qui  permet  de  les  glisser 
au  besoin  dans  une  lettre.  La  documentation  de  ces  feuilles 
volantes  est  réjouissante  par  sa  diversité.  Dans  l'une,  on  repro- 
duit, sans  commentaires,  la  relation  d'une  bataille  navale  ; 
la  suivante  est  intitulée  V Afghanistan  ;  une  autre  déplore 
une  catastrophe  de  la  science  internationale,  et  apprend  aux 
Espagnols  que,  si  l'établissement  du  Corpus  medicorum  anti- 
quorum et  l'édition  de  l'épopée  indienne  Mahabaratha  ont  été 
retardés,  c'est  par  suite  de  la  mauvaise  volonté  de  l'Institut 
de  France.  Une  autre  feuille  porte  cet  intitulé  mythologico- 
métaphorique  :  le  Tendon  de  C Achille  britannique.  Celle-ci,  dans 
le  Kaiser  au  temple,  vante  un  trait  de  l'impériale  piété  :  Sa 
Majesté,  assistant  à  un  office  religieux  dans  une  ville  lorraine, 
remarqua  que  les  chanteurs,  bien  qu'accompagnés  par  huit 
trompettes,  manquaient  un  peu  de  ferveur.  «  Elle  se  mit  alors 
à  marquer  le  rythme  avec  la  main,  en  frappant  sur  son  prie- 
dieu.  Et,  dès  la  troisième  strophe,  les  musiciens  reprirent  la 
mesure  ». 

Voici  un  imprimé  de  quelques  lignes  sur  les  Prisonniers 
de  guerre  au  Maroc,  un  autre  sur  V  Intelligence  allemande  et 
la  guerre.  Que  dire  de  celui-là  qui  est  intitulé  :  KooolossaH  II 
y  est  prouvé,  à  grand  renfort  de  citations,  que  cette  expression 
«  colossal  »  était  en  usage  dans  la  langue  littéraire  française 
d'il  y  a  un  demi-siècle,  et  que  c'est  maUce  ou  gallomanie  que 


664  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  lui  donner,  comme  on  fait  en  France,  une  physionomie 
teutonne. 

Avec  le  temps,  cette  débauche  de  papier  noirci  parut  bientôt 
insuffisante.  Le  dogme  de  l'invincibilité  allemande,  qui  avait 
failli  triompher  à  la  suite  des  événements  d'août  1914,  s'affai- 
blit rapidement  chez  les  neutres  quand  on  vit  les  troupes 
impériales  réduites,  en  Occident  comme  en  Orient,  à  une  pru- 
dente défensive.  Il  devint  alors  opportun  d'alîermir  les  enthou- 
siasmes vacillants.  De  cette  opportunité  naquit,  en  février  1915, 
à  Barcelone,  et  également  sous  les  auspices  du  Servicio,  un 
bulletin  quotidien  intitulé  la  Correspondencia  alemana  de  la 
guerra,  qui  se  subdivisa  bientôt  en  trois  séries  distinctes,  tou- 
jours constituées  par  des  feuillets  de  papier  pelure  imprimés 
d'un  seul  côté.  L'une  de  ces  publications  reproduit  les  commu- 
niqués des  états-majors  allemand,  autrichien  et  ottoman 
(radiogrammes  lancés  par  les  postes  de  Norddeich,  de  Nauen 
et  de  Pola).  Il  y  eut  même  un  bulletin  spécial  qui  prit  le  titre 
de  Servicio  radiogràfico,  mais  son  existence  fut  éphémère. 
La  seconde  série  contient  des  extraits  de  la  presse  mondiale, 
choisis  avec  le  discernement  que  l'on  devine.  La  troisième 
reproduit  des  articles  qui  semblent  spécialement  rédigés  en 
vue  de  l'édification  des  neutres.  Ce  sont  les  anciennes  feuilles 
volantes  du  Servicio.  Il  serait  superflu  de  s'arrêter  à  discuter 
la  valeur  de  l'ensemble  de  ces  productions.  J'emprunte  seu- 
lement à  la  Correspondencia  du  19  avril  cette  citation  ;  elle 
me  dispensera  d'insister  : 

Le  général  J offre  dictateur? 

Des  nouvelles  de  source  parisienne  bien  informée  font  connaître 
que,  dans  les  milieux  gouvernementaux  français,  il  règne  une  certaine 
anarchie.  Le  ministre  des  Affaires  étrangères  Delcassé  est  gravement 
malade,  et  le  président  des  ministres  Viviani  a  perdu  la  tète  (textuel) 
devant  la  gravité  de  la  situation.  En  raison  de  cette  impuissance  du 
gouvernement  civil,  on  dit  que  le  généralissime  Joffre  a  établi,  bien 
que  non  ofTiciellement,  la  dictature  militaire.  Il  y  a  peu  de  temps,  il 
existait  en  France  un  mouvement  très  prononcé  en  faveur  de  la  paix. 
Mais  le  gouvernement  britannique  a  fait  savoir  à  Paris  qu'une  paix 
séparée  de  la  France  obligerait  l'Angleterre  à  continuer  d'occuper 
Calais,  la  paix  fût-elle  effective  entre  la  France  et  l'Allemagne. 


LA  PROPAGANDE  ALLEMANDE  EN  ESPAGNE        665 

* 
*  * 

La  propagande  allemande  ne  se  limita  pas  aux  extrava- 
gantes publications  du  Servicio.  Un  petit  bulletin  de  quatre 
pages  et  d'aspect  triste  parut  pendant  quelque  temps  à  Berlin 
sous  ce  titre  :  Noticias  destinadas  à  propagar  la  verdad  en  el 
extrangero.  Un  cachet  noir  indique  l'origine  de  ce  périodique  : 
Bureau  des  deutschen  Handelstages.  On  y  trouve,  à  côté  d'ar- 
ticles sur  la  guerre,  des  renseignements  d'ordre  commercial 
qui  prouvent  que  l'Allemagne  cherchait  à  se  créer  non  seu- 
lement des  sympathies,  mais  des  débouchés.  Il  existe,  d'ail- 
leurs, des  Noticias  une  édition  française  destinée  peut-être 
au  Levant,  à  la  Suisse  romande  et  au  Canada. 

Ce  caractère  mi-justificatif,  mi-commercial,  se  retrouve 
dan-s  l'ensemble  des  publications  de  même  esprit  et  de  même 
origine.  Je  ne  les  citerai  pas  toutes  pour  éviter  de  donner  à  ces 
quelques  pages  l'allure  austère  d'une  bibliographie.  Mais  on 
ne  saurait  passer  sous  silence  les  périodiques  de  pure  propa- 
gande, comme,  la  Crônica  alemana  de  la  guerra,  éditée  par 
l'Institut  colonial  de  Hambourg;  la  Correspondencia  conti- 
nental, qui  paraît  à  Berlin,  sous  la  direction  de  L.  Asch  ;  le 
Correo  de  Alemania  (édition  étrangère  du  Bulletin  de-la  guerre), 
qui  s'imprime  à  Charlottenbourg  ;  la  traduction  espagnole  des 
Hamhurger-N achrichten  ;  l'organe  des  Allemands  à  l'étranger  : 
Das  Echo,  et  la  publication  instituée  en  vue  du  développement 
du  commerce  extérieur  sous  le  nom  de  Revista  de  la  Exporta- 
ciôn  alemana. 

De  son  côté,  la  Chambre  de  commerce  de  Potsdam  publie 
en  différentes  langues  —  y  compris  la  langue  espagnole  — 
des  tracts  propres  à  édifier  les  neutres  sur  la  résistance  et  les 
ressources  économiques  de  l'Empire. 

Plus  spécialement  réservés  à  une  clientèle  austro-allemande 
ou  d'une  germanophilie  «  introuvable  »,  trois  périodiques 
paraissent  à  Madrid  et  à  Barcelone  sous  une  forme  soignée, 
sinon  luxueuse.  Ce  sont  :  à  Madrid,  la  Germania  (revue  hebdo- 
madaire) ;  à  Barcelone,  le  Heraldo  germanico  (journal  hebdo- 
madaire) et  la  Germania  (revue  bi-mensuelle). 

La  Germania  de  Madrid,  avec  une  collaboration  mi-alle- 
mande, mi-jaimiste,  est  un  organe  illustré  qui  paraît  depuis 


666  LA   REVUE   de!  paris 

le  3  avril  dernier,  mais  dont  les  afl'aires  vont  depuis  quelques 
semaines  en  périclitant. 

Le  Heraldo  Germcmico  paraît  depuis  le  mois  de  mars  ;  il 
s'intitule  le  «  défenseur  des  sujets  allemands  et  austro-hon- 
grois résidant  en  Espagne  ».  Il  semble  vivre  essentiellement 
d'une  publicité  que  ne  lui  marchandent  point  les  fabricants  de 
moteurs,  de  bicyclettes  ou  de  lampes  électriques  qui  repré- 
sentent en  nombre  respectable  l'industrie  germanique  dans 
la  Péninsule  ^ 

Quant  à  la  (iennania  de  Barcelone,  c'est  une  revue  «  de 
confraternité  hispano-allemande  ».  Elle  se  propose  «  d'avi- 
ver (sic)  les  liens  d'amitié  entre  l'Espagne  et  l'Empire  ».  De 
là  son  allure  solennelle  et  doctrinale.  On  y  trouve,  parfois, 
sous  des  signatures  autorisées,  des  chroniques  sur  la  philoso- 
phie de  la  guerre,  des  études  économiques,  des  statistiques, 
des  dissertations  d'art,  d'esthétique  ou  de  morale  politique. 
C'est,  par  excellence,  l'organe  de  la  «  culture  »  ;  évidemment 
il  s'adresse  à  l'élite  de  la  germanolâtrie  militante  ;  aussi  se 
présente-t-il  sous  une  forme  plus  séduisante  que  les  précé- 
dentes publications  qui,  toutes,  sont  destinées  au  grand 
public. 

A  Madrid,  deux  autres  feuilles  de  propagande  sont  à  signa- 
ler. L'une  émane  de  VOficina  de  informaciôn  alemana  ;  c'est 
une  manière  de  bulletin  tiré  au  duplicateur  et  surtout  adressé 
aux  rédactions  de  journaux,  pour  que  celles-ci  y  puisent  (se 
ruega  la  publicaciôn)  des  nouvelles  de  source  authentique- 
ment  germanique.  L'autre  feuille  est  plus  connue.  C'est  la 
revue  à  couverture  verte  publiée  (à  l'instigation  de  l'ambas- 
sade d'Allemagne)  par  un  horloger  de  4a  rue  Fuencarral, 
M.  Carlos  Coppel,  sous  ce  litre  généreux  :  Por  la  pallia  y  por 
la  verdad.  Ce  plaisant  factum  qui  tire,  paraît-il,  à  cent  dix 
mille  exemplaires,  s'adresse,  à  en  juger  par  la  prodigieuse 
indigence  et  les  enfantillages  de  son  argumentation,  aux 
pauvres  d'esprit  de  la  famille  germanophile.  M.  Coppel  pré- 
sente aux  Espagnols  la  victoire  allemande  comme  «  la  bonne 
affaire  ».  Il  ne  leur  recommanderait  pas  plus  éloquemment 


1.  D'après  des  renseifjucmcnts  récents,   le   Heraldo   Gcrmaiiico   aurait  cessé 
de  paraître,  faute  de  lecteurs. 


LA     PROPAGANDE     ALLEMANDE    EN     ESPAGNE  667 

un  chronomètre  indéréglable   ou   un    réveille-matin  garanti 
cinq  ans  : 

Après  la  guerre,  écrit-il,  les  relations  commerciales  de  l'Allemagne 
avec  la  France  et  le  Portugal  ne  seront  pas,  tant  s'en  faut,  ce  qu'elles 
étaient  auparavant.  L'Espagne  aura  là  une  occasion,  qui  ne  se  repré- 
sentera pas  aisément,  d'accaparer  le  très  important  marché  qu'offre 
un  pays  de  70  millions  d'habitants,  pour  la  vente  de  ses  excellents 
vins  et  de  ses  fruits...  Le  vin  de  la  Rioja  ressemble  beaucoup  au  bor- 
deaux et  au  bourgogne  qu'il  pourra  détrôner.  Les  vins  récoltés  au 
Priorato  sont  aussi  bons  que  ceux  d'Oporto.  Le  xérès  peut  remplacer 
sans  désavantage  le  madère.  Et  le  cognac  espagnol  peut  tout  aussi 
bien  supplanter  le  cognac  français. 

Ce  sont  surtout  les  régions  industrielles  de  Catalogne  et  de 
la  côte  cantabrique  qui  sont  «  travaillées  »  par  les  organi- 
sations allemandes.  C'est  à  Barcelone,  à  Bilbao,  à  Alicante,  à 
Malaga  même,  que  l'influence  des  apôtres  du  kaiser  s'exerce 
avec  le  plus  de  décision  et  de  ténacité.  Et,  dans  ces  difïérents 
centres,  c'est,  systématiquement,  auprès  des  groupements 
ayant  un  caractère  religieux  ou  des  tendances  conservatrices 
que  les  premières  démarches  sont  effectuées. 

J'ai  sous  les  yeux  un  curieux  document  qui  peint  au  vif  la 
méthode  de  pénétration  adoptée  par  ces  propagandistes.  C'est 
une  circulaire  confidentielle  adressée  à  environ  deux  cents 
membres  du  clergé.  Elle  mérite  d'être  traduite  in-extenso, 
tant  par  son  style  prolixe  et  prédicant  qu'à  cause  de  l'orga- 
nisation concrète  dont  elle  nous  révèle  le  plan. 

COMMISSION   DE    PROPAGANDE 
HISPANO-GERMANIQUE 

Ciudad  Rodrigo,  9,   2". 

Madrid,  le... 
Monsieur, 

Nous  avons  l'honneur  de  nous  adresser  à  vous  avec  la  certitude  que 
vous  êtes  l'une  des  personnes  de  cette  localité  qui  sache  définir  avec 
le  plus  de  tact  et  de  prudence  le  problème  socio-mondial  qui  pro- 
voque notre  démarche  et  que  voici  : 

Nous,  qui  aspirons  vivement  au  triomphe  de  la  véritable  civilisa- 
tion, de  la  moralité,  de  la  discipline  sociale,  du  travail  et  de  la  religion,, 
ces  belles  qualités  qui  s'incarnent  dans  l'Allemagne  et  dans  l'Autriche,, 


668  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  qui,  grâce  à  ces  deux  puissances,  se  dressent  en  face  de  l'anarchie, 
de  l'immoralité,  de  la  corruption  et  de  l'hypocrisie  politique  qui 
régnent  sans  frein  dans  d'autres  nations  (qu'il  vaut  mieux  ne  pas 
nommer  pour  éviter  de  tomber  dans  l'erreur),  nous  avons  décidé  : 

1°  De  constituer  une  commission  sous  ce  titre  :  Commission  de  pro- 
pagande hispano-germanique,  composée  de  personnalités  de  l'un  et 
l'autre  sexe,  et  dont  les  membres,  chacun  avec  un  but  désintéressé 
et  dans  la  limite  de  ses  forces,  répandront  en  Espagne  une  opinion 
purement  et  sincèrement  austro-allemande  ;  de  telle  sorte  que,  au  cas 
où  l'Espagne  sortirait  de  sa  neutralité,  il  soit  possible  d'empêcher  par 
la  force  morale  et  logique  que  notre  nation  aille  se  battre  en  faveur 
de  ceux  qui  ne  nous  laisseraient  pour  tout  partage  que  le  germe  de 
sombres  douleurs. 

2°  D'organiser  une  propagande  par  la  presse  et  de  faire  tirer  des 
circulaires  gratuites  destinées  à  être  réparties  dans  tous  les  éléments 
sociaux,  spécialement  entre  les  commerçants  et  les  industriels. 

3»  D'ouvrir  une  souscription  parmi  les  éléments  qui  sympathisent 
avec  notre  cause.  Le  produit  de  cette  souscription  serait  attribué 
en  partie  à  la  propagande  précitée  et  le  reste,  si  infime  soit-il,  serait 
réparti  entre  les  orphelinats  et  les  hôpitaux  de  Berlin  les  moins  for- 
tunés. 

Nous  soumettons  à  votre  jugement  droit  et  sacré  cet  acte  de  pro- 
pagande, afin  que,  sur  les  bases  susdites,  vous  patronniez  avec  toute 
votre  foi  et  tout  votre  enthousiasme  notre  idée,  aussi  noble  que  simple. 
Dieu  et  les  hommes  sauront  récompenser  votre  action  ! 

Nous  vous  prions  de  nous  faire  connaître  les  noms  des  personnes  de 
la  commission  constituée  par  vos  soins,  si  vous  le  jugez  prudent  ; 
dans  le  cas  contraire,  dressez  une  liste  ainsi  conçue  :  Hommes... 
Femmes...  Total... 

Si,  pour  des  raisons  d'ordre  privé  et  contrairement  à  votre  désir, 
vous  ne  pouviez  coopérer  à  une  aussi  belle  entreprise,  nous  espérons 
que  vous  voudrez  bien  la  recommander  à  telle  ou  telles  personnes  ((uo 
votre  prudence  vous  indiquera. 

Au  nom  de  la  (commission,  nous  vous  adressons,  par  anticipation, 
nos  remerciements  les  plus  chaleureux,  et  nous  restons  dans  l'attente 
de  vos  respectables  instructions  '. 

* 
*   * 

La  propagande  en  faveur  de  la  «  culture  »  menacée  ne  se 
fait  pas  seulement  par  les  soins  du  Nachrichtendienst  de  Bar- 

1.  Ajoutons  que  des  mesures  ont  été  prises  par  le  Gouvernement  royal 
pour  que  les  autorités  locales  s'opposent,  au  nom  des  principes  de  la  neutra- 
lité, à  la  constitution  des  groupements  préconisés  par  cette  circulaire. 


LA     PROPAGANDE    ALLEMANDE     EN     ESPAGNE  66  9 

celone  ou  de  la  Comisiôn  hispano-alemana  de  Madrid.  Elle 
a  d'autres  foyers  :  à  Madrid,  par  exemple,  les  clubs  (il  en  existe 
deux  :  le  Club  Germania  et  le  Cercle  allemand),  la  Librairie 
nationale  et  étrangère  du  pasteur  Fliedner,  le  Collège  allemand 
de  la  calle  Fortuny,  et,  pour  ne  rien  oublier,  ces  tavernes 
«  genre  munichois  »,  cocrodilos  ou  autres,  dont  l' arrière-salle 
s'adorne  aujourd'hui  du  portrait  d'Hindenburg... 

L'image,  la  photographie,  le  cinématographe  -,  la  caricature, 
sont  autant  de  moyens  que  les  Allemands  n'ont  eu  garde  de 
négliger  pour  faire  impression  sur  les  neutres. 

L'illustration  tendancieuse  des  principaux  faits  de  la  guerre 
occupe  déjà  une  large  place  dans  les  journaux  ou  revues  que 
nous  signalons  plus  haut  :  Heraldo  germanico  et  Germania 
de  Madrid. 

En  outre,  des  publications  spéciales  sont  répandues  ici 
pour  mettre  sous  les  yeux  du  public  espagnol  une  sélection 
de  photographies  édifiantes  ou  justificatrices.  Ce  sont,  entre 
autres  :  l'Album  mensuel  de  la  Guerra  grande,  luxueuses 
rotogravures  d'une  réelle  valeur  documentaire  ;  la  Crônica 
de  la  guerra,  fascicule  également  mensuel,  d'une  soixantaine 
de  pages,  d'allure  plus  agressive  ;  enfin,  un  curieux  journal 
international,  le  Welt  im  Bild,  publié  par  la  firme  Hamburger 
Fremdenblatt,  Broschek  et  C*',  exclusivement  composé  de 
reproductions  photographiques  obtenues  à  l'aide  de  cylindres 
de  cuivre  et  dont  toutes  les  légendes  sont  en  sept  langues  : 
allemand,  anglais,  français,  espagnol,  portugais,  italien  et 
arabe  (depuis  qu'il  a  cessé  d'être  neutre,  l'italien  est  rem- 
placé par  le  hollandais). 

Le  caractère  de  cette  iconographie  se  devine  aisément. 
Telle  photographie,  prise  dans  la  zone  envahie  du  Nord  de  la 
France,  représente  un  soldat  du  kaiser  partageant  son  pain 
avec  les  petites  filles  de  la  localité  ;  telle  autre  nous  montre 
une  sentinelle  d'avant-poste  d'aspect  martial  et  robuste,  vêtue 
de  neuf  des  pieds  à  la  tête  ;  ici,  c'est  un  convoi  de  prisonniers 
russes  qui  défile  sous  escorte  ;  là,  un  amoncellement  de  muni- 
tions et  d'engins  pris  à  l'ennemi. 

2.  La  propagande  par  le  cinématographe  est  restée  extrêmement  aride,  en 
raison  de  l'interprétation  sévère  donnée  par  les  gouverneurs  des  provinces  à 
des  instructions  spéciales  venues  de  Madrid. 


^70  LA     REVUE     DE    PARIS 

Il  s'agit  de  solliciter  tour  à  tour,  grâce  à  une  alternance  cal- 
culée d'images  glorieuses  ou  touchantes,  la  sensibilité  et  l'ad- 
miration des  neutres... 

Les  caricaturistes  sont,  à  vrai  dire,  moins  abondamment 
inspirés  par  la  cause  des  Impériaux  que  par  celle  des  Alliés  ; 
ce  qui  n'a  rien  de  bien  surprenant.  Il  n'est  rien,  par  exemple, 
qu'on  puisse  comparer,  dans  les  «  charges  »  d'inspiration 
allemande,  à  la  verve  cruelle  et  émouvante  de  la  revue  barce- 
lonaise Iberia.  Mais  on  fait  circuler,  dans  les  pays  de  langue 
espagnole,  de  méchants  chromos  qui,  peut-être,  parlent  plus 
éloquemment  à  l'élément  inculte  de  la  population.  Ce  sont  des 
cartes  postales,  portant,  en  guise  de  légende,  une  niaise  paro- 
die de  telle  fable  de  La  Fontaine  ;  ce  sont  des  gravures  aussi, 
dont  la  plus  célèbre,  œuvre  d'un  dessinateur  réputé  en  Alle- 
magne, E.  Hilleman,  représente  un  camp  de  prisonniers  à 
Doberitz,  près  de  Berlin  :  tous  les  pays  qui  luttent  aux  côtés 
des  Alliés  y  sont  représentés  par  des  types  dont  les  tares 
ethniques  ont  été  malicieusement  outrées  ;  commentaire 
imprévu  de  V Essai  sur  U inégalité  des  races  humaines. 

Cette  hétérogénéité  des  peuples  qui  combattent  sous  le 
drapeau  du  droit  est  méthodiquement  exploitée  auprès  des 
esprits  simples,  qui,  sur  la  foi  d'images  fantaisistes,  finissent 
par  se  représenter  un  Canadien  comme  un  demi-sauvage  et 
un  turco  comme  un  anthropophage. 


Telle  est,  dans  ses  grandes  lignes  et  pour  ne  l'étudier  que 
•dans  les  centres  importants,  l'organisation  de  la  propagande 
allemande  en  Espagne.  Nous  avons  laissé  de  côté  certaines 
feuilles  d'un  caractère  trop  spécial,  par  exemple  le  Bulletin 
espérantisle  de  la  guerre  (Internacia  Bulteno,  duonmonata  infor- 
milo  pri  la  milito),  publié  à  Berlin  par  V Internationale  Korres- 
pondenz  Argus,  ainsi  que  les  revues  plus  ou  moins  éphémères 
qui  paraissent  dans  les  villes  de  province. 

Même  réduite  à  l'énumération  qui  précède,  la  Kriegslitte- 
ratur  qui  fleurit  depuis  treize  mois  sur  le  sol  de  l'Espagne 
révèle  un  elïort  immensément  onéreux.  Quant  à  l'effet 
moral  que  les  zélateurs  officieux  ou  bénévoles  de  la  cause  austro- 


LA     PROPAGANDE    ALLEMANDE    EN     ESPAGNE  671 

allemande  ont  pu  tirer  de  cette  débauche  de  papier,  il  est 
encore  assez  incertain.  Parmi  les  Espagnols  que  les  agences 
allemandes  honorent  de  leurs  communications,  il  en  est  fort 
peu  qui  y  prêtent  une  attention  sympathique.  Quelques-uns 
«n  prennent  connaissance  par  curiosité  ;  l'immense  majorité 
les  jette  au  panier  sans  les  lire.  Aussi  bien  ce  mode  de  propa- 
gande était-il  a  priori  contre-indiqué  dans  un  pays  comme 
celui-ci  où  les  susceptibilités  sont  à  fleur  de  peau  et  où  une 
sollicitation  indiscrète  est  promptement  interprétée  comme 
un  déni  de  sens  critique  à  l'égard  de  celui  qui  en  est  l'objet. 

On  croirait  plus  volontiers  à  l'influence  oblique  qu'exerce, 
en  faveur  des  Empires  du  centre,  la  presse  espagnole  (jaimiste 
ou  impérialiste)  à  la  solde  des  ambassades  germaniques.  Il 
est  à  peine  utile  d'insister  sur  cette  forme  inélégante  d'une 
propagande  que  les  scrupules  ne  sauraient  gêner.  Du  reste, 
il  s'agit  de  compromissions  que  tout  le  monde  devine,  mais 
dont  la  base  échappe  nécessairement  au  grand  public.  Sans 
chercher  à  reconstituer  d'une  façon  conjecturale  le  «  cahier 
des  charges  »  de  la  corruption,  on  peut,  «  de  l'extérieur  )>, 
observer  que  la  dernière  page  de  la  plus  obscure  des  feuilles 
sympathiques  à  la  cause  allemande  est  encombrée  d'annonces 
fournies  par  des  succursales  d'établissements  teutons.  Telle 
grande  société  industrielle,  spécialisée  dans  la  fourniture  des 
articles  d'éclairage  électrique,  a  vu,  par  le  fait  du  blocus,  sa 
production  ralentie  et  son  chifïre  d'affaires  considérablement 
réduit.  Paradoxe  singulier,  elle  a  élargi,  dans  d'incroyables 
proportions,  son  budget  de  publicité.  Mais  il  sufTit  de  voir 
à  quelle  presse  va  cette  publicité  pour  avoir  le  secret  d'une 
apparente  contradiction.  Un  jour,  on  pourra  faire  l'histoire 
de  quelques  journaux  de  la  Péninsule  pendant  la  guerre  en  se 
bornant  à  collectionner  les  pages  d'annonces  de  ces  journaux... 

* 

On  remarquera  que  nous  avons  laissé  de  côté  la  propagande 
d'origine  autrichienne.  Celle-ci,  en  effet,  se  borne  à  fort  peu  de 
chose  :  une  réduction  du  Lives  requelq  ro,uueg  folletos  sur  la 
prospérité  financière  de  la  Double-Monarchie  ;  une  série  de 
bulletins  publiés  en  français  à  Budapest  par  V Institution  hon- 


672  LA     nEVUE     DE     PARIS 

.groise  pour  la  politique  douanière  (Magyar  VampolitHrai 
Kôzpont),  et  qui  n'est  pas  spécialement  destinée  à  l'Espagne. 

A  ne  la  considérer  que  dans  sa  forme,  la  propagande  alle- 
mande de  guerre  en  Espagne  paraît  donc  avoir  été,  au  début, 
menée,  sous  une  impulsion  officielle,  avec  des  moyens  de 
fortune.  Elle  a  été  l'affaire  à  peu  près  exclusive  des  indus- 
triels et  des  commerçants  d'outre-Rhin  qui  ont  fait  preuve, 
il  faut  le  reconnaître,  de  beaucoup  d'activité  et  de  décision. 

Peu  à  peu,  l'esprit  de  méthode  qui  anime  toute  œuvre  alle- 
mande a  transformé  les  efforts  dispersés  en  une  organisation 
officieuse,  qui  est  allée  se  développant  et  qui  couvre  aujour- 
d'hui la  Péninsule  de  ses  revues,  de  ses  journaux,  de  ses 
bulletins  et  de  ses  tracts,  sans  perdre  jamais  le  contact  et 
l'appui  de  la  colonie  germanique. 

Cette  littérature  occasionnelle  est  l'enfant  nouveau-né 
de  la  «  Kultur  ».  Elle  se  caractérise  par  sa  prolixité,  par  ses 
allures  de  prospectus  commercial  et  par  son  manque  de 
mesure  —  par  tout  ce  qui  authentique  le  Made  in  Germany. 

ALBERT    MOUSSET 


L' administrateur-gérant  :  *..  bachelier. 


^?3, 


PERMISSION  DE  QUATRE  JOURS 


En  sortant  des  Invalides,  par  cette  matinée  de  septembre 
tout  embrasée  de  soleil,  je  ne  résiste  pas  au  plaisir  de  déployer 
et  de  regarder  à  nouveau  le  carré  de  papier  qui  vient  de  m'être 
délivré  au  bureau  central  de  mon  service  (corridor  X,  esca- 
lier Z). 


PERMISSION  DE  QUATRE  JOURS 

A  et  R  non  compris 

Valable  du  au  Septembre   inclus. 

Accordée  au  Chef  d'escadron 

Pour  aller  à (Lot-et-Garonne). 

Paris,  le Septembre  1915. 


Quatre  jours  de  permission  !  Pour  me  rapprendre  ce  que 
cela  signifie  (ce  que  cela  signifiait  dans  ma  vie,  non  pas  même 
au  temps  où  j'étais  fonctionnaire,  mais  au  temps  où  j'étais 
collégien),  il  m'a  fallu  treize  mois  de  guerre.  C'est  que,  depuis 
treize  mois,  mon  domicile  n'est  plus  mon  chez  moi.  Si  j'ai  pu 
coucher  trois  ou  quatre  fois  à  Paris,  je  n'ai  pas  une  seule 
fois,  même  pour  une  heure,  passé  le  seuil  de  ma  vraie  maison, 
de  celle  où  j'ai  le  droit  de  planter  un  clou  dans  un  mur  ou 
même  de  jeter  bas  une  cloison  sans  avoir  de  compte  à  rendre... 
A  la  fin  du  mois  de  juillet  1914,  quand  l'alïaire  austro-serbe 

15  Octobre  1915.  1 


674  LA    REVUK     DK    PARIS 

se  gâta,  j'étais  précisément  en  route  vers  cette  lointaine  mai- 
son de  Gascogne  ;  le  vendredi  31,  je  rebroussai  chemin;  il  ne 
fallait  pas  une  perspicacité  exceptionnelle  pour  prévoir  que 
je  rencontrerais,  en  route,  l'ordre  de  mobilisation...  Je  le 
rencontrai,  je  m'en  souviens,  à  Saint-Amand,  quelques  lieues 
avant  Bourges.  C'était  par  un  jour  éclatant  de  soleil,  comme 
celui-ci... 

Depuis,  treize  mois  ont  coulé,  et,  comme  pour  la  plupart 
des  Français  valides,  une  vie  nouvelle  s'est  substituée  à  ma 
vie  :  autres  lieux,  autres  gens,  autres  labeurs,  autres  devoirs 
—  autres  habits.  Suppression  d'à  peu  près  tout  ce  qui  s'appe- 
lait divertissements  :  cela  va  sans  dire,  et  que  la  perte  est 
mince,  grands  dieux  !  Mais  suppression,  aussi,  de  cette  menue 
liberté  qui  consiste  à  s'organiser  comme  on  veut  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  à  se  diriger  où  il  plaît,  à  l'heure  qu'il 
plaît,  selon  sa  commodité  ou  son  envie.  Voilà  la  privation  la 
plus  dure,  pour  qui,  le  31  juillet  1914,  était  encore  ce  qu'on 
voit  de  plus  indépendant  au  monde  :  un  conteur  d'histoires 
racontant  les  histoires  qu'il  veut,  où  il  veut,  quand  il  veut. 
Et  certes,  on  est  bien  aise,  à  l'heure  où  tant  d'autres  ont  donné 
leur  vie,  ou  leur  santé,  ou  quelqu'un  de  leurs  membres  au 
pays,  de  lui  faire  au  moins  ce  sacrifice-là  :  il  nous  vaut  cepen- 
dant le  droit  de  considérer  avec  une  amicale  ironie  les  gens 
qui  se  plaignent  des  incommodités  de  la  guerre  à  leur  table 
accoutumée,  dans  leur  fauteuil  et  dans  leur  lit  parisiens,  ou 
bien  entre  Trouville  et  la  Riviera... 

L'avers  éclatant  de  la  médaille,  c'est  qu'on  a  reconquis  le 
sens  puéril,  le  sens  «  collégien  »  de  la  permission.  Mon  carré  de 
papier  en  main,  je  redeviens  le  potache  qui  sort  du  lycée  pour 
courir  en  vacances.  Cette  permission  a  le  même  sens,  exacte- 
ment, qu'avaient  les  vacances  d'alors  :  aptitude  à  faire, 
pendant  un  certain  laps  de  temps,  ce  qui  est  infaisable  en  temps 
normal  ;  récupération  du  pouvoir  de  conduire  ses  gestes  et  ses 
démarches  ;  suspension  de  toute  responsabilité...  Oui,  c'est 
enfantin,  j'y  consens.  Mais  par  cela  même,  c'est  imprévu  et 
délicieux,  quand  le  temps  a  reculé  si  loin  les  souvenirs  de  l'en- 
fance... 

Et  ce   n'est  pas  la  première  fois,  depuis  un   an,   que    je 


PERMISSION     DE     QUATRE    JOURS  675 

constate  autour  de  moi,  et  sur  moi-mime,  l'effet  rajeunissant 
de  la  discipline  militaire. 

Quatre  jours  de  permission,  A  et  R  non  compris,  cela  veut 
dire  six  jours  au  moins,  pour  qui  demeure,  et  c'est  mon  cas,  à 
plus  de  sept  cents  kilomètres  des  Invalides.  Et  comme  je  suis 
bien  résolu  à  faire  A  et  R  la  nuit,  c'est  six  bons  jours  pleins 
de  liberté  et  de  détente  que  me  dispense  le  précieux  papier. 
Surcroît  de  chance  :  les  nouvelles  des  divers  fronts  n'ont  rien 
d'angoissant   et   même,   étant   un   peu   renseigné   par   mon 

service  : 

Nescio  qiiid  majus  nasciiur  Iliade. 

D'ailleurs,  pendant  mon  absence,  ce  sera  encore  la  prépa- 
ration de  l'épopée,  non  l'épopée  même.  Toutes  raisons  valables 
pour  partir  en  sérénité,  comme  c'est  le  vœu  de  nos  chefs 
quand  ils  nous  accordent  une  permission,  comme  c'est  notre 
vœu  quand  nous  en  accordons  à  nos  hommes. 

Le  train  bleu. 

Toutes  les  sensations  du  voyage  sont  pour  moi  restaurées^ 
transformées.  Il  y  a  treize  mois  que  je  n'avais  pris  un  train, 
sauf  pour  des  trajets  de  banlieue.  Je  compare  réellement  la 
gare  du  quai  d'Orsay,  septembre  1915,  avec  la  même  gare, 
juillet  1914,  comme  on  compare  à  son  visage  de  naguère  le 
visage  retrouvé  d'un  ami. 

A  quoi,  —  me  demandé-je,  —  à  quoi  pourrais-je  m'aperce- 
voir  que  nous  sommes  en  guerre,  si  je  ne  le  savais?  A  l'aspect 
physique  des  agents  du  chemin  de  fer?  Franchement,  ils  n'ont 
nullement  l^air  d'un  résidu  de  mobilisation.  —  Aux  voyageurs? 
Ce  train  part  bondé,  toutes  les  couchettes  et  tous  les  wagons- 
Uts  occupés  :  public  habituel  de  gens  qui  vont  à  Bordeaux 
pour  leurs  affaires  ou  à  Biarritz  pour  leurs  plaisirs  ;  même 
gentil  caquetage  d'Espagnoles  et  d'Argentines.  Le  seul  signe, 
lé  seul,  est  la  proportion  accrue  de  militaires.  Dans  ce  train-ci 
—  qui  est  le  rapide  en  temps  de  paix  (en  temps  de  guerre  il 
ne  va  pas  moins  vite,  mais  ne  s'appelle  plus  rapide  ;  pour- 
quoi?) —  ces  militaires  sont  surtout  des  officiers.  Mais  sur  le 
quai  voisin,  un  train  parallèle  s'apprête  à  démarrer,  un  bon 


676  LA     REVUE    DE     PARIS 

train  flâneur  qui  suivra  le  même  itinéraire  en  s'arrêtant  de-ci 
de-là  dans  la  campagne,  toutes  les  fois  qu'un  clocher  de  village 
se  dresse  à  une  portée  de  fusil  de  la  voie...  Ah  !  le  beau  train  de 
poilus...  D'abord,  toutes  les  nuances  que  peut  fournir  la  com- 
binaison d'un  bleu  «  horizon  «  primitif  avec  l'humus,  la  craie, 
l'argile,  le  charbon,  —  rôties  par  le  soleil  ou  délavées  par  la 
pluie...  Et  puis,  plus  pittoresque  encore,  l'attitude  1...  Je  ne  sais 
quoi  de  supérieur  aux  contingences  de  la  vie  civile,  une  façon 
de  porter  sa  musette  et  son  képi  qui  révèle  qu'on  a  beau  être 
vêtu  de  bleu,  on  n'est  pas  des  bleus,  qu'on  sait  son  métier, 
qu'on  l'a  prouvé  et  que  la  vraie  vie  maintenant  est  celle  des 
gens  vêtus  de  bleu  aux  nuances  glorieusement  diverses,  la 
musette  en  bandoulière  et  le  képi  sur  l'occiput...  Camarades 
magnifiques,  je  vous  reconnais  pour  vous  avoir  admirés  dans 
vos  tranchées,  en  Argonne,  sur  les  Hauts-de-Meuse,  sur  l'Yser, 
en  Champagne.  L'air  de  résolution  sans  fanfaronnade,  mais 
toutefois  conscient  de  votre  importance  et  de  votre  valeur, 
il  convenait  que,  de  ces  tranchées  lointaines,  vous  l'apportiez 
pour  qu'on  l'admire,  dans  des  milliers  de  communes  françaises... 
Voilà  qui  est  fait,  et  qui  se  fait,  et  qui  se  continuera,  en  dépit 
des  trembleurs  annonçant  à  l'avance  le  «  danger  des  permis- 
sions )).  L'effet  des  permissions  a  été  excellent,  tout  le  monde 
le  constate,  excellent  sur  les  permissionnaires,  et  plus  encore, 
sur  ceux  qui  les  ont  accueillis.  C'est  bien  !...  Que  le  chef  de 
gare  souffle  sa  note  de  cornemuse,  que  le  train  bleu  démarre 
et  vous  emporte,  mes  amis,  vous  déverse  le  long  de  la  ligne, 
des  plaines  solognotes  aux  landes  de  Gascogne  et  aux  pentes 
du  Béarn.  C'est  plaisir  à  vous  voir  calmes  sur  vos  banquettes, 
sans  cris,  sans  rixe,  sans  ribote.  D'abord,  à  vous  compter  si 
nombreux,  on  pense  :  «  Il  y  a  du  bon  :  on  ne  manque  pas  de 
soldats  sur  nos  lignes...  »  Ensuite,  à  constater  votre  noble 
tenue,  on  pressent  que  vous  ferez  du  bien  aux  gens  que  vous 
allez  rejoindre,  gens  de  la  ferme,  de  l'usine,  du  magasin,  aux 
civils  des  champs  et  de  la  cité,  —  bleus  missi  domin,.  i  de  la 
gloire  ! 

Sous  la  clarté  du  Midi. 

A  la  gare  de  Bardeaux,  ceux  des  voyageurs,  arrivés  de  Paris 
par  le  rapide,  qui  prennent  la  ligne  de  Cette,  ont  tout  juste  le 


PERMISSION     DE     QUATRE     JOURS  677 

temps  de  courir  d'un  traiu  à  l'autre.  Les  deux  compagnies, 
Orléans  et  Midi,  sont  sans  doute  d'accord  pour  nous  priver  de 
breakfast.  Bah  !  en  temps  de  guerre  !...  L'important  pour  moi, 
c'est  de  n'avoir  pas  manqué  la  correspondance  et  de  rouler 
maintenant  à  bonne  allure,  par  les  plaines  girondines,  vers  les 
coteaux  de  l'Albret. 

Pour  chacun  de  nous,  —  n'est-ce  pas?  —  il  y  a  en  France, 
sur  une  certaine  ligne  de  chemin  de  fer,  quelques  lieues  privi- 
légiées —  dans  la  région  où  s'écoula  notre  enfance  — ,  une  cer- 
taine étape  qui,  refaite  cent  et  cent  fois  au  cours  de  notre  vie, 
a  fini  par  prendre  le  caractère  d'un  pèlerinage.  De  Bordeaux 
aux  landes  de  l'Albret,  voilà  mon  étape  sacrée.  A  chaque  sta- 
tion, puis  à  tel  et  tel  point  particulier  du  paysage,  je  vois  appa- 
raître un  autre  voyageur,  qui  me  ressemblerait  comme  un 
frère  si  le  temps,  poursuivant  pour  moi  son  cours  irrésistible, 
ne  s'était  arrêté  pour  lui  lorsqu'il  était  un  élève  de  seconde,  ou 
un  petit  polytechnicien  tout  ensemble  vif  et  rêveur,  ou  ce 
bizarre  sous-ingénieur  des  tabacs  cachant,  à  la  manufacture 
de  Tonneins,  le  manuscrit  du  Scorpion  dans  les  États  de  rende- 
ment,—  ou  même, hélas!  ce  viticulteur  quadragénaire  dont  je 
commence  à  envier  la  relative  jeunesse...  Le  train  court, 
s'arrête,  repart  ;  une  sonnerie  grésillonne  au  passage  ;  un  coin 
de  rivière  s'offre  et  se  dérobe  entre  les  peupliers  ;  des  appels 
fortement  accentués  annoncent  telle  gare,  tel  changement  de 
train...  et  mes  souvenirs  se  lèvent  comme  des  vols  de  perdreaux 
dérangés  dans  les  chaumes...  Ce  coin  de  terre  et  moi,  nous 
avons  en  commun  des  secrets  dans  le  passé  ;  chaque  fois  que 
j'y  reviens,  les  choses  me  disent  :  «  Tu  sais,  je  me  rappelle...  » 
Mais  quand  on  refait  l'étape  à  l'instant  de  la  vie  où  je  la  refais 
'aujourd'hui,  il  s'ajoute  à  l'émotion  de  ce  mystérieux  chucho- 
tement des  choses  la  mélancolie  de  penser  : 

«  Combien  de  fois  me  le  diront-elles  encore?...  » 

Lecteur,  j'aime,  moi  aussi,  la  France  plus  que  tout;  mais 
j'aime  mon  village  mieux  que  ton  village.  J'aime  le  midi  du 
Sud-Ouest  plus  que  nulle  autre  région  du  monde.  Et  mainte- 
nant que  j'y  reviens  après  dix-sept  mois  d'absence,  je  me 
confirme  dans  la  joie  de  cette  préférence,  je  me  dis  :  «  Comme 
j'ai  raison!...  »  La  guerre  fait  que,  pour  la  première  fois  de  ma 


678  LA     REVUE    DE     PARIS 

vie,  j'ai  vu,  sans  descendre  moi-même  au  dessous  de  la  Loire,  une 
année  parcourir  l'orbe  entier  des  saisons.  Durant  cette  année, 
j'ai  souvenance  de  belles  journées  d'automne  et  aussi  de  presti- 
gieux matins  de  gel  sur  les  hauteurs  boisées  de  l'Yvette  et  de 
la  Bièvre.  A  travers  les  champs  reconquis  par  la  victoire  de  la 
Marne,  ou  dans  le  morceau  inviolé  de  la  Belgique,  j'évoque  de 
charmantes  après-midi  de  printemps  en  grisaille.  En  Argonne 
et  surtout  à  la  Tranchée  de  Galonné,  je  ne  peux  pas  oublier 
certaines  heures  de  soleil  superbe...  Mais  voici  qu'en  regardant 
se  dérouler,  le  long  du  train,  les  rives  de  la  Garonne,  du  Lot, 
de  la  Baïse,  j'aperçois  les  choses  baignées  dans  la  lumière  de 
telle  façon  que  j'avais  perdu  l'habitude  de  les  voir.  Je  cherche 
à  préciser,  à  définir  pour  moi  la  différence.  Les  plans  successifs 
sont  mieux  détachés  les  uns  des  autres  :  leur  distance  relative 
s'évalue  aisément  ;  arbres,  bosquets,  cabanes,  la  charrue 
traînée  par  deux  grands  bœufs  gascons  qu'un  maigre  vieillard 
attaque  de  la  tocadère,  l'auto  qui  file  sur  la  route  blanche, 
même  la  silhouette  lointaine  de  ce  château  qui  nous  guette 
à  l'horizon,  tout  cela  plonge  dans  un  air  dont  chaque  molécule 
semble  faite  de  clarté.  On  compterait  les  feuilles  des  ormeaux» 
comme  dans  les  paysages  du  xvii^  siècle.  Les  brumes  et  les 
brouillards  ne  sont  pas  inconnus  à  cette  vallée  garonnaise  dont 
le  charme  est,  justement,  d'être  un  Midi  sans  sécheresse 
outrée,  un  Midi  qui  n'ignore  pas  la  pluie  et  où  le  vent  n'est 
point  roi.  Mais  par  leurs  jours  les  plus  radieux,  même  les  plaines 
de  la  Loire  ne  se  revêtent  pas  d'une  telle  lumière.  Désha- 
bitué d'elle  depuis  dix-sept  mois,  elle  me  paraît  si  merveilleuse 
que  je  n'exagère  pas  en  disant  : 

<'  Il  me  semble  que  depuis  hier,  j'ai  changé  d'yeux.  » 

La  vieille  maison. 

Un  des  charmes  les  plus  capteurs  de  ce  pays  d'Albret,  c'est 
qu'il  est  très  vieux,  et  tout  chargé  d'histoire.  Si  vous  circulez 
dans  la  campagne,  vous  n'y  rencontrez  pour  ainsi  dire  pas  de 
bâtisse  moderne  :  beaucoup  datent  de  Louis  XIII  et  de 
Henri  IV  ;  les  plus  jeunes  sont  du  xviii*^  siècle.  Point  de  brique 
ni  d'ardoise  :  c'est  la  pierre  dure,  difficile  à  tailler,  impossible 
à  sculpter,  d'où  l'architecture  simple  et  robuste,  l'air  de  petites 


PERMISSION     DE    QUATRE     JOURS  67  9 

forteresses  des  châteaux  et  des  métairies.  Sur  les  faîtages,  la 
tuile  demi-ronde,  la  tuile  à  canal  pour  les  moins  anciennes 
demeures,  l'étroite  tuile  plate  pour  les  pavillons  datant  du 
Béarnais.  Ah  !  les  charmants  pigeonniers  d'Albret,  la  tourelle 
carrée  collée  au  logis,  juchée  sur  son  arche  triple,  coiffée  de  sa 
rouge  pyramide  ! 

La  maison  où  me  voilà  de  retour  est,  elle  aussi,  une  très 
vieille  maison.  Des  centaines  d'années  ont  travaillé  à  la  bâtir, 
puis  à  la  détruire  en  partie,  jusqu'au  jour  où  un  homme  de 
lettres  a  fait  son  logis  dans  les  pierres  usées  et,  peu  à  peu,  a 
relevé  ce  qui  tombait,  rebâti  ce  qui  avait  disparu.  Les  mes- 
sieurs de  Montagut,  dont  ce  fut  le  domaine,  reconnaîtraient-ils 
leur  demeure  s'ils  sortaient  demain  de  leur  tombeau  pour  ren- 
dre visite  à  l'hôte  actuel?  Je  le  voudrais.  Du  moins  ils  ren- 
draient témoignage,  je  l'espère,  à  la  piété  de  cet  hôte  envers 
leur  passé. 

J'arrive  dans  la  vieille  maison  par  un  ardent  soleil,  un  soleil 
qui  depuis  plus  d'un  mois  a  victorieusement  chassé  toute 
pluie,  non  sans  rôtir  les  herbes  et  fendiller  le  sol.  Mais  la  vieille 
maison  est  fraîche,  grâce  à  l'épaisseur  de  ses  murs,  et  pour 
peu  qu'on  n'ouvre  pas  les  fenêtres  toutes  grandes,  à  la  façon 
des  gens  du  Nord,  pourvu  qu'on  ne  laisse  pénétrer  la  lumière 
que  par  l'entrebâillement  des  contrevents,  on  y  vit  délicieu- 
sement... 

Ces  retours  à  la  demeure  des  champs,  je  ne  connais  nulle 
arrivée  aux  lieux  les  plus  illustres,  aux  paysages  les  plus 
admirables  qui  me  remue  aussi  profondément.  A  chaque  retour, 
je  reste  de. longs  instants  immobile  et  silencieux,  me  laissant 
repénétrer  par  l'âme  des  corridors,  des  escaliers  et  des 
chambres.  C'est  doux  avec  une  pointe  d'amertume,  comme  ces 
mots  même  qui  viennent  à  la  pensée  :  «  Une  fois  de  plus...  une 
fois  encore...  »  Chaque  fois  il  enjva  ainsi  :  mais  combien  plus 
émouvante  est  cette  arrivée-ci  !...  [Le  drame  formidable  qui 
■ — là-bas —  se  joue  en  contraste  avec  la  grande  paix  d'ici;  l 'in- 
certitude où  je  fus  d'y  revenir  jamais  (principalement  il  y  a 
presque  un  an  jour  pour  jour,  quand  les  troupes  du  camp 
retranché  de  Paris  attendaient  la  ruée  des  Barbares,  et  puis 
certain  jour  en  Argonne,   et   puis  certain  jour  aux  environs 


680  LA     REVUE     DE    PARIS 

des  Éparges)  ;  l'incertitude  persistante  du  :  —  Quand  y  revien- 
drai-je  désormais?  —  tout  cela  compose  à  ce  tête-à-tête  avec 
la  vieille  maison  une  atmosphère  plus  fervente  que  jamais. 

Comme  dans  beaucoup  de  demeures  gasconnes,  les  locaux 
d'exploitation  prolongent  ici  l'habitation  des  maîtres  ;  il  y  a 
une  cour  pour  le  «  castet  »  et  une  autre  pour  la  métairie.  Grâce 
à  ce  voisinage,  nous  voyons  nos  amis  les  bœufs  paresseusement 
aller  aux  champs  ou  au  pacage,  et  paresseusement  en  revenir  ; 
la  meule  de  paille  des  moissons  récentes  s'aperçoit  de  certaines 
fenêtres  ;  nombre  de  poulets,  plus  les  trente-sept  pintadons 
qu'une  poule  noire  a  couvés,  s'obstinent  à  fréquenter  les  allées 
du  parc  ;  enfin,  au  temps  des  vendanges,  les  chars  amènent 
les  comportes  pleines  de  raisin  jusque  sur  notre  seuil,  et  toute 
la  vieille  maison  s'emplit  alors  d'une  odeur  vineuse. 

Voici  venir  à  moi  le  maître  valet  de  la  métairie  adjacente. 
Étant  de  la  classe  1887,  Théophile  n'a  pas  été  convoqué 
encore  ;  il  a  pu,  tant  bien  que  mal,  cultiver  avec  un  personnel 
réduit  la  partie  du  domaine  qui  lui  est  assignée.  Il  y  a  plus  de 
onze  ans  que  Théophile  est  chez  moi.  Nous  causons  familière- 
ment. Ce  pays  est  d'ailleurs  égalitaire  :  nos  domestiques 
ruraux,  très  affables,  ne  marquent  aucune  servilité.  Cela 
tient  à  ce  que  presque  tous  possèdent  eux-mêmes  quelque 
petite  maison  et  quelques  rangs  de  vigne.  Autre  consé- 
quence d'un  tel  état  social  :  il  n'y  a  guère  de  lutte  de  classes 
dans  nos  campagnes.  Étant  propriétaires,  nos  serviteurs 
connaissent  les  difficultés  de  la  terre  :  ils  souffrent  chez  eux, 
en  même  temps  que  nous,  des  intempéries,  des  méventes, 
voire  des  difficultés  de  main-d'œuvre.  Sans  doute  on  peut 
trouver  ailleurs  des  paysans  plus  laborieux  que  certains  de  nos 
Gascons  :  on  n'en  trouvera  pas  de  plus  courtois,  de  plus  policés 
et,  comme  on  dit  ici,  de  «  meilleure  commande  ». 

Théophile,  qui,  lui,  est  laborieux,  commente  pour  moi  les 
nouvelles  agricoles  que  je  connaissais  déjà  en  bref.  Cette 
année,  il  n'y  a  pas  et  il  n'y  aura  pas  de  récolte  pour  nos  contrées 
du  Sud-Ouest.  Un  printemps  de  brouillard  et  de  pluie  a  tout 
gâté.  Les  blés,  sur  de  hautes  tiges,  dressèrent  des  épis  à  peu 
près  vides.  Quant  à  la  vigne  infortunée,  toutes  les  maladies 
cryptogamiques   l'assaillirent   :   mildiou,    oïdium,   black-rot 


PERMISSION     DE    QUATRE     JOURS  681 

bothrytis  cinerea,  etc.  Enfin  la  main-d'œuvre  étant  réduite,  on 
ne  put  donner  les  soins  nécessaires.  Depuis  la  moisson,  il  fait 
un  temps  radieux,  mais  trop  radieux.  Ce  qui  reste  de  raisin 
aux  rameaux  des  ceps  ne  gonfle  pas,  et  se  flétrit  sans  mûrir. 
S'il  ne  pleut  pas  d'ici  à  quelques  jours,  on  n'aura  pas  la  peine 
de  chercher  des  vendangeurs... 

Ainsi  me  parle  Théophile,  et  ce  qui  m'attriste  dans  ses 
paroles,  ce  n'est  pas  —  oh  non  !  —  le  déficit  de  mes  propres 
récoltes  :  j'ai  trop  vu,  le  long  du  front,  entre  Verdun  et 
l'Yser,  de  maisons  éventrées  et  de  champs  ravagés  pour  ne 
pas  me  tenir  privilégié  de  ce  que  mes  murailles  sont  debout 
et  mon  sol  intact.  Mais  je  pense  à  toute  notre  population  agri- 
cole qui  devra  passer  l'hiver  sans  sa  provision  de  blé  et  de  vin, 
sans  argent  pour  acheter  «  l'animal  »  (on  est  trop  poli  chez 
nous  pour  l'appeler  par  son  nom),  ni  pour  se  procurer  les 
engrais  et  le  sulfate  de  cuivre,  indispensables  pourtant  et 
devenus  si  chers  !...  Or  ce  n'est  pas  seulement  le  Sud-Ouest  qui 
est  ainsi  déshérité,  mais  toute  la  région  de  la  vigne  entre 
l'Atlantique  et  la  Méditerranée...  tout  le  Midi  !... 

Le  Midi  ! 

Que  d'encre  il  a  fait  couler  depuis  le  commencement  de  la 
guerre  et  combien  de  légendes  il  a  fallu,  sur  son  compte,  démo- 
lir officiellement,  parfois  par  la  bouche  même  du  ministre  ! 
Les  choses  seront  remises  au  point  après  la  paix  :  on  saura 
dans  quelles  régions  de  la  France  les  pertes  de  vies  humaines, 
pour  la  défense  du  pays,  furent  les  plus  lourdes...  Seulement, 
voilà  :  le  Midi,  bénéficiant  de  son  éloignement  des  champs  de 
bataille,  n'a  pas  connu  —  c'est  vrai  —  les  calamités  de  la 
Lorraine,  des  Ardennes,  du  Nord,  ni  des  régions  envahies  que 
la  bataille  de  la  Marne  a  délivrées,  —  ni  même  de  celles  que 
l'invasion  a  mçnacées.  Alors,  les  envahis,  les  angoissés,  tous 
ceux  qui  ont  pâti  directement  de  la  guerre,  songeant  qu'ils 
payaient  pour  la  sécurité  .des  côtes  ensoleillées  aux  blanches 
bastides,  des  pays  d'oliviers  et  de  chênes-lièges,  ont  pensé  : 
«  Ah  !  ce  n'est  vraiment  pas  la  guerre,  pour  eux  !...  »  Ne 
cherchez  nulle  autre  origine  (et  qu'elle  est  humaine!)  aux 
légendes... 

Eh  bien  !  vous,  les  meurtris  du  Nord  et  de  l'Est,  apprenez 
donc  que  le  Midi  se  ressent  aussi  de  la  guerre.  Il  s'en  ressent 


682  LA    REVUE     DE     PARIS 

dans  la  chair  de  ses  enfants  :  attendez  les  statistiques,  vous 
dis-je,  et  dans  cette  émouvante  revendication  des  provinces 
françaises,  à  qui  a  fourni  plus  de  sang,  vous  connaîtrez 
la  part  du  Midi...  Il  s'en  ressent  dans  sa  terre  :  ses  cultures 
sont  de  celles  où  la  machine  ne  saurait  intégralement  remplacer 
la  main  des  hommes.  Est-ce  qu'il  y  a  des  machines  pour  tailler, 
pour  plier,  pour  attacher  la  vigne?  pour  la  ramer,  pour  ouvrir 
et  fermer  proprement  le  cavaillon,  pour  écheniller,  pour 
vendanger?  Faute  de  tant  de  mains  d'hommes  qui  tiennent  en 
ce  moment  un  fusil,  la  vigne  a  langui,  les  maladies  s'y  sont 
mises  ;  la  récolte  est  nulle.  Au  moment  même  où  le  Midi  souf- 
frait ainsi,  j'ai  vu  (et  c'est  un  grand  bonheur  1)  j'ai  vu  les  plus 
florissantes  récoltes  ranimer  les  champs  de  guerre  de  la  Marne, 
de  l'Aisne,  de  la  Meuse,  parce  que  dans  leurs  cultures,  dans 
leurs  terrains,  la  machine  supplée  en  quelque  mesure  aux 
bras  masculins,  parce  qu'aussi  la  température  y  fut  moins 
anormale. 

Gens  de  l'Est  et  du  Nord,  personne  ne  conteste  que  vous 
soyez  les  plus  émouvantes  victimes  :  mais  sachez  que  le  Midi 
paye  sa  large  part  des  frais  de  la  guerre  —  impôt  du  sol, 
impôt  du  sang. 

Le  village. 

De  la  terrasse  qui,  selon  la  mode  du  pays,  précède  la  partie 
la  plus  récente  de  la  maison  (fin  du  xviii®  siècle)  on  entrevoit 
dans  la  vallée,  tout  près,  la  tour  carrée  de  l'éghse  dépassant 
les  cyprès  de  l'antique  cimetière,  et  aussi  un  bout  de  l'en- 
ceinte fortifiée.  Cette  petite  ville  est  très  vieille.  L'église  est 
du  xi^  siècle.  Les  remparts,  murailles  flanquées  de  tours 
rondes  ou  carrées,  sont  indiqués  sur  cartes  postales  comme 
datant  du  xiii^...  Quoi  qu'il  en  soit,  V...  fut  une  des  places 
fortes  disputées  entre  Anglais  et  Français  durant  la  guerre 
de  Cent  ans.  Elle  barrait  la  vallée  de  la  Baïse  et  se  reliait  au 
système  de  défense  que  domine  encore,  au  point  le  plus  élevé 
du  pays,  le  château  de  Xaintrailles,  où  vécut  ce  Pothon  de 
Xaintrailles  cité  par  Shakespeare. 

Outre  ses  murailles  que  les  Beaux-Arts  ont  classées  et 
restaurent,  V...  a  conservé  dans  son  enceinte  une  jolie  place 


PERMISSION     DE     QUATRE     JOURS  683 

carrée,  où  subsiste  encore  un  exemple  de  l'ancien  encadrement 
de  «  cornières  »,  et,  groupées  dans  le  même  quartier,  cinq  ou 
six  maisons  bourgeoises  d'avant  la  Révolution,  habitées 
maintenant  par  de  simples  détaillants.  La  maison  du  maire 
est  empire.  Tout  le  reste  est  moderne,  mais  reconstruit  sur  de 
l'ancien,  et  l'ensemble  a  de  l'harmonie  et  de  l'attrait.  Un  mou- 
lin à  farine  occupait  une  grande  partie  de  la  population  mâle. 
Il  a  brûlé  aux  premiers  jours  de  la  guerre.  Les  femmes  tra- 
vaillent principalement  à  fabriquer  des  bouchons  de  liège,  à 
domicile,  avec  de  petites  machines  portatives. 

Le  maire  de  V...  est  mon  régisseur  et  mon  ami.  Comme  je 
reviens  de  la  poste  où  j 'ai  porté  mon  courrier  (il  faut  se  servir 
soi-même  :  plus  de  domestique  homme  dans  la  maison)  je 
rencontre  le  maire  sur  la  place  carrée,  et  nous  faisons  les  cent 
pas  à  l'ombre  des  platanes.  On  serre  la  main  aux  habitants 
qu'on  croise,  l'appariteur,  le  boulanger,  l'adjoint...  Chacun 
m'interroge,  avidement,  comme  si  j'avais  dans  ma  poche  les 
secrets  du  grand  quartier  général  avec  ceux  du  ministère.  O 
vous  qui  dites  couramment  :  «  Les  gens  du  Midi  ne  s'inquiètent 
pas  beaucoup  de  la  guerre  !...  »  je  souhaiterais  que  vous  enten- 
dissiez ces  interrogatoires  passionnés...  «  Alors... .c'est  la  cam- 
pagne d'hiver?...  Et  l'offensive,  pour  quand?...  Et  les  Russes, 
leurs  munitions,  est-ce  qu'ils  ne  vont  pas  bientôt  en  avoir,  les 
pauvres?...  Et  les  Balkaniques?...  Ah  !  ces  Bulgares,  tenez, 
monsieur,  quelles  crapules!...  »  Non,  ce  n'est  pas  parce  qu'entre 
lui  et  le  front  coulent  la  Marne,  puis  la  Seine,  puis  la  Loire, 
puis  la  Garonne,  qu'un  village  français  peut  s'isoler  de  la 
guerre...  Une  artère  palpitante  relie  chaque  village  au  front  : 
chaque  village  a  déjà,  par  cette  artère,  senti  s'échapper  des 
gouttes  de  sang.  Dans  le  village  de  V...,  il  y  a  déjà  des  morts, 
des  disparus,  des  blessés,  des  prisonniers...  Voici  passer  une 
femme  en  deuil...  Une  autre,  qui  me  salue,  n'est  pas  en  deuil, 
mais  son  jeune  mari  est  porté  disparu  depuis  dix  mois... 
Cependant,  le  maire  me  le  dit  et  tous  les  habitants  en  témoi- 
gnent :  l'esprit  de  la  région  maintient  une  excellente  fermeté. 
Il  y  a  eu,  il  y  a  encore  des  permissionnaires  dans  quelques 
familles  de  V...  Ils  ont  raconté  des  exploits  extraordinaires, 
et,  cette  fois,  on  a  compris  qu'ils  n'exagéraient  point.  Ils  sont 
repartis  pleins  d'ardeur. 


684  LA    REVUE     DE     PARIS 

Oui,  la  France  est  bien  unanime  dans  sa  volonté  obstinée 
de  vaincre  à  tout  prix  et  de  souffrir  pour  vaincre.  Comme  le 
proclame  le  Chant  du  Départ,  l'appel  aux  armes  a  retenti 
jusqu'au  fond  de  tous  les  cœurs,  «  du  Nord  au  jNIidi  ». 


Voisinage. 

Dîné  ce  soir  chez  mes  plus  proches  voisins.  Un  vieux  nom, 
greffé  sur  le  nom  légendaire  du  chevalier  de  Batz,  qui  fut  l'un 
des  ancêtres.  Un  manoir  Louis  XIV,  composé  de  deux  gros 
pavillons  carrés  flanquant  la  vaste  salle  d'honneur  ;  en  avant, 
une  immense  cour  rectangulaire  encadrée  par  les  bâtiments 
des  communs  et  des  chais.  Ceux-ci  sont  couverts  en  tuiles  : 
le  château  proprement  dit  a  été,  sans  doute  au  cours  du  siècle 
dernier,  revêtu  d'ardoises. 

Ce  château  de  T...  ne  ressemble  en  rien  aux  somptueuses 
habitations  de  richards  installées  en  Seine-et-Oise  et  Seine-et- 
Marne  :  mais  que  ceux-ci  me  pardonnent  si  je  leur  déclare  que 
le  château  de  T...  a  autrement  de  «  chic  ».  La  grande  salle  de 
T...  montre  au  visiteur  les  mêmes  cheminées  surmontées 
des  mêmes  glaces,  les  mêmes  tapisseries  (point  fines)  couvrant 
des  panneaux,  les  mêmes  encoignures  aux  quatre  coins  que 
quand  elle  fut  livrée  à  son  premier  habitant.  Seuls,  les  tru- 
meaux sont  du  xviii^  siècle,  qui,  sur  les  portes,  symbolisent 
les  quatre  saisons  par  quatre  divertissements  appropriés... 
Grâce  à  ce  décor  immuable,  on  sent  circuler  autour  des  habi- 
tants cette  atmosphère  «  historique  »  que  tout  le  coûteux 
bric-à-brac  des  environs  de  Paris  est  bien  impuissant  à  créer. 

Notre  pays  gascon  n'est  pas  pauvre  :  mais  on  y  est  riche, 
et  l'on  y  tient  son  rang,  avec  des  revenus  qui  feraient  sourire 
de  dédain  les  susdits  richards  de  Seine-et-Oise  et  de  Seine-et- 
Marne,  ou  les  gens  pourvus  de  châteaux  en  Blaisois. 

La  vie  des  châtelains  eux-mêmes  est  simple  en  Albret, 
et  ce  n'est  pas  un  des  moindres  charmes  de  cette  vie.  On  se 
reçoit  beaucoup  de  château  à  château,  à  des  tables  succu- 
lentes ;  mais  les  domestiques  des  invités  (qui  parfois  cumu- 
lent cette  fonction  avec  celle  de  cocher)  servent  à  table  chez 
l'amphytrion...  Soyons  sincères  :  cette  simplicité  délicieuse. 


PERMISSION  DE  QUATRE  JOURS  685 

qui  disait  tout  net  à  l'étranger  cossu  :  «  Nous  sommes  un 
vieux  et  noble  pays  de  France,  et  vous  ne  nous  en  imposerez 
pas  avec  des  somptuosités  de  parvenus  »;  —  cette  simplicité 
avait  lentement  décru,  depuis  mon  enfance  jusqu'à  l'époque 
actuelle.  Influence  des  trop  faciles  voyages  à  Paris  ;  influence 
de  quelques  Parisiens  installés  dans  le  voisinage.  La  guerre  est 
e-n  train  de  restituer  à  ce  vieux  pays  le  caractère  que  je  lui  ai 
connu  dans  mon  enfance.  Plus  d'autos  :   on  les  a  réquisi- 
tionnées. Comme  chevaux,  quelques  canassons  dont  la  com- 
mision  militaire  n'a  pas  voulu  ;  l'avoine  ayant  été  réquisi- 
tionnée aussi,  ces  canassons  n'en  ont  pas  mangé  lourd  depuis 
six  mois.  Les  systèmes  d'éclairage  intensif  ont  disparu  :  voici 
les  bougies  d'autrefois  rallumées  aux  branches  des  candé- 
labres, des  girandoles  et  des  lustres.  Ce  soir,  à  T...,  le  ser\àce 
est  fait  par  des  femmes,  plus  le  fils  du  métayer  équipé  soudain 
en  maître  d'hôtel,  et  qui  ne  peut  se  défaire  de  l'habitude  de 
frapper  à  la  porte  de  la  salle  à  manger  chaque  fois  qu'il  apporte 
un  plat.  Quant  à  la  chère,  —  si  l'on  ne  se  restreignait  volon- 
tairement, par  solidarité  de  guerre,  —  elle  aurait  peu  changé. 
On  a  coutume,  ici,  de  vivre  sur  sa  terre  et  cette  terre  produit 
tout  :  pain,  vin,  viande,  volailles,  légumes,  fruits,  —  tout, 
jusqu'aux  truffes,  au  tabac  et  à  la  fine  eau-de-vie  d'Armagnac. 
Ainsi  les  conditions  d'existence  sont  redevenues,  par  la  guerre, 
à  peu  près  ce  qu'elles  étaient  il  y  a  deux  cents  ans,  quand  les 
notables  d'Agenais  refusèrent  l'offre  d'une  grand'route  vers 
Bordeaux,  pour  la  raison  a  qu'ils  n'avaient  aucun  besoin  de 
recevoir  les  produits  des  autres  provinces,  et  ne  se  souciaient 
pas  de  se  priver  des  leurs...  « 

La,  maîtresse  du  logis  est  une  dame  de  petite  taille,  aux 
bandeaux  gris,  mais  d'un  visage  merveilleusement  jeune,  et 
qui,  alerte  de  tous  ses  membres  comme  à  vingt-cinq  ans,  con- 
tinue d'ignorer  ce  que  c'est  que  la  migraine  et  la  neurasthénie. 
Voici  longtemps  qu'elle  est  veuve  ;  tout  en  élevant  trois  filles 
et  en  les  mariant,  elle  a  dirigé  le  domaine  héréditaire.  Elle 
incarne  un  type  devenu  assez  rare  dans  la  société  féminine  de 
la  contrée,  mais  que  je  me  rappelle  avoir  fréquemment  ren- 
contré au  cours  de  mon  enfance  :  la  châtelaine  qui  est  le  génie 
familier  de  la  maison  et  de  la  terre,  qui  gouverne  personnel- 
lement l'un  et  l'autre,  s'adressant  aux  métayers  dans  leur 


686  LA     REVUE     DE     PARIS 

patois  qu'elle  sait  mieux  qu'eux,  experte  en  l'art  de  bien 
recevoir,  connaissant  les  recettes  des  plus  savoureuses  con- 
serves, —  avec  cela  aimant  à  lire,  n'ignorant  rien  des  événe- 
ments, vive  et  spirituelle  dans  sa  conversation  dont  une  pointe 
d'accent  avive  la  saveur... 

Hélas  !  la  génération  suivante  n'a  presque  plus  d'accent  ; 
la  troisième,  plus  du  tout. 

Ces  deux  générations  suivantes  sont  représentées  autour 
de  la  table  de  T...,  ce  soir,  par  l'une  des  filles  de  la  maison  — 
le  mari  absent,  comme  la  plupart  des  maris  en  ce  moment  — 
et  ses  deux  enfants  garçon  et  fille,  quatorze  et  seize  ans  ; 
plus  un  jeune  cousin,  lieutenant  d'infanterie,  retour  d'Alsace 
en  permission,  croix  de  guerre  sur  l'uniforme  bleu.  Enfin  un 
ami  commun,  célibataire  que  sa  moustache  blanche  ne  parvient 
pas  à  vieillir  et  qui  donne  en  temps  de  guerre  aux  soins  des 
blessés  la  même  dépense  d'effort  et  d'argent  que  lui  coûte  en 
temps  de  paix  une  écurie  de  courses  célèbre  dans  le  Sud-Ouest. 

C'est  le  lieutenant  retour  d'Alsace,  d'abord,  et  moi  ensuite, 
qu'on  questionne  :  car,  là-bas  comme  à  Paris,  naturellement, 
on  ne  saurait  parler  que  de  la  guerre.  Et  les  questions  sont 
pareilles,  pour  le  fond,  à  celles  que  j'ai  entendues  la  veille  dans 
mon  village,  sous  les  platanes  de  la  place  :  campagne  d'hiver, 
probabilité  d'une  offensive,  intensité  de  la  fabrication  des 
canons  et  des  obus,  moral  des  troupes...  Je  suis  frappé  une  fois 
de  plus  par  l'unanimité  des  esprits  çn  France,  de  l'identité 
des  préoccupations,  de  la  concordance  exacte  des  sentiments. 
«  C'est  long,  mais  il  faut  aller  jusqu'au  bout...  C'est  effrayant, 
mais  c'était  nécessaire...  »  Et,  dominant  tout,  cette  forte  con- 
viction que  ne  comprennent  pas  nos  ennemis  et  qui  est  le 
motif  suprême  du  stoïcisme  français  devant  les  menaces,  les 
ruines  et  la  mort  :  «  Il  n'est  pas  possible  que  nous  ne  soyons 
pas  victorieux.  « 

...  Le  dîner  fini,  dans  la  grande  salle  immuable  pareille  à 
elle-même  depuis  deux  siècles,  le  lieutenant  raconte  des  choses 
d'Alsace. 

«  Le  charme  de  ce  pays-là,  dit-il,  on  ne  peut  pas  se  le  figu- 
rer quand  on  ne  l'a  pas  habité.  Pour  les  soldats  français  de 
1915,  aucun  front  ne  vaut  le  front  alsacien.  Les  Boches  ont  pu 


PERMISSION     DE    QUATRE     JOURS  687 

occuper  le  sol  depuis  près  de  cinquante  ans,  ils  ont  beau  y 
entretenir  encore  des  espions,  ils  n'ont  pas  réussi  à  bochifier 
la  population...  Et  puis  le  pays  est  tellement  admirable  que 
les  combats  y  ont  plus  de  beauté...  » 

Il  parle,  il  raconte...  et  lui  aussi,  comme  tous  ses  cama- 
rades, même  dans  son  pays,  même  au  milieu  des  siens,  je 
comprends  qu'il  commence  à  avoir  cette  nostalgie  du  front, 
qui  n'est  nullement  une  invention  de  journaliste  et  d'orateur, 
mais  la  stricte  vérité. 

«  S'il  allait  se  passer  quelque  chose  là-bas  pendant  que  je 
suis  ici  »,  murmure,  comme  à  lui-même,  le  jeune  lieutenant... 

Les  prisonniers  boches. 

Ils  sont  nombreux  dans  toute  la  région  du  Sud-Ouest.  Il  y 
en  a  soixante  à  V...,  mon  village. 

On  les  y  débarqua  il  y  a  huit  mois  environ  pour  travailler  à 
l'exploitation  de  carrières  de  pierre,  sous  la  direction  d'un 
agent  militarisé  des  ponts  et  chaussées.  Vingt  territoriaux 
les  surveillent. 

On  les  a  cantonnés  dans  un  magasin  à  farines  proche  du 
moulin  brûlé;  ils  habitent  le  premier  étage,  bien  à  l'abri, 
bien  à  sec.  Les  fenêtres  du  magasin  donnent  sur  le  plus  joli 
paysage  du  monde  :  au  bord  de  la  verte  Baïse,  traversée  en 
cet  endroit  par  un  de  ces  ponts  suspendus  fréquents  chez 
nous,  si  légers,  si  gracieux,  qu'ils  ont  un  faux  air  de  hamac 
ou  d'escarpolette.  Un  large  espace  de  terrain,  moitié  boulevard, 
moitié  pré  communal,  s'étend  jusqu'au  parapet  qui  surplombe 
l'encaissement  de  la  Baïse.  On  a  isolé  —  oh  !  tout  simplement 
à  l'aide  de  cordes  tendues  sur  des  piquets  —  un  carré  de  sol 
sur  ce  communal,  devant  la  façade  du  magasin.  C'est  le  préau 
des  Boches  :  unp  sentinelle  française,  fusil  chargé  et  baïon- 
nette au  canon,  en  garde  l'unique  issue.  Nulle  évasion  ne  fut 
tentée,  depuis  qu'ils  sont  là  :  l'évadé  ne  ferait  pas  deux  kilo- 
mètres sans  qu'on  l'arrêtât. 

Les  prisonniers  boches  travaillent  à  extraire  de  la  pierre 
d'une  carrière  voisine  de  V...  et  ensuite  à  charger  sur  des 
wagons,  à  la  gare  de  V...,  les  pierres  extraites,  qui  serviront 
à  la  construction  d'une  ligne  nouvelle  sur  le  réseau  du  Midi. 


688  LA    REVUE     DE     PARIS 

Le  rendement  de  leur  travail  est  convenable,  ni  plus  ni  moins. 
On  n'éprouve  avec  eux  aucune  difficulté  de  discipline.  Seule, 
la  mésintelligence  entre  les  Prussiens,  les  Saxons,  les  Wurtem- 
bourgeois,  les  Bavarois,  cause  quelquefois  dans  la  colonie  une 
certaine  effervescence. 

Ils  sont  commandés  —  sous  le  contrôle  du  poste  français  — 
par  un  Feldwebel  et  plusieurs  sous-officiers  allemands.  L'inter- 
prète est  un  étudiant  berlinois  qui  faisait  sa  médecine  à  Paris 
au  moment  de  la  mobilisation.  Seul,  il  parle  aisément  le  fran- 
çais. 

Le  jour  où  ils  arrivèrent  à  V...,  la  population  se  porta  natu- 
rellement sur  leur  passage  pour  les  voir  de  près  ;  mais  le  maire 
avait  d'avance  fait  la  leçon  aux  habitants;  malgré  la  vivacité 
méridionale,  aucun  cri  ne  fut  proféré,  aucun  geste  de  menace 
ébauché.  Le  lendemain  l'interprète,  parlant  au  maire,  lui  dit  : 

—  Monsieur  le  maire,  je  tiens  à  vous  dire  combien,  mes 
camarades  et  moi,  nous  avons  apprécié  l'attitude  de  votre 
population. 

—  Ma  foi,  répliqua  le  maire,  prenez  garde  de  vous  y 
méprendre!  N'attribuez  pas  notre  silence  à  de  la  sympathie. 
L'Allemand  est  cordialement  détesté  ici,  comme  il  le  mérite 
après  les  horreurs  qu'il  a  commises.  Mais  nous  sommes  des 
civilisés,  nous,  et  nous  n'injurions  ni  ne  maltraitons  des  soldats 
désarmés. 

Cette  bonne  tenue  des  habitants  a  strictement  persisté 
depuis.  Entre  eux  et  les  prisonniers  boches,  il  n'y  a  aucune 
relation,  sauf  pour  le  travail  des  carrières  et  de  la  gare  ou  pour 
les  achats  quotidiens,  —  ceux-ci  effectués  par  un  prisonnier 
qu'un  territorial  accompagne.  Le  dimanche,  une  curiosité 
très  excusable  amène  aux  alentours  du  cantonnement  boche 
quelques  voisins  des  prochains  villages.  Mais  on  peut  s'en 
remettre  à  l'extraordinaire  éducation  de  nos  paysans  gascons, 
à  leur  sens  fin  de  la  mesure,  pour  être  assuré  que  tout  se  passe 
correctement. 

La  veille  de  mon  dernier  jour  de  permission,  j'ai  tenu  à 
visiter  le  cantonnement  boche.  Le  maire  m'accompagnait  : 
le  sous-lieutenant,  agent  militarisé  des  ponts  et  chaussées, 
avec  le  maréchal  des  logis  chef  du  détachement  territorial. 


PERMISSION    DE    QUATRE     JOURS  689 

m'attendaient  sur  les  lieux.  L'heure  choisie  était  une  heure 
trois  quarts  après-midi  :  les  prisonniers,  ayant  achevé  leur 
repas,  sont  alors  réunis  dans  leur  vaste  dortoir,  à  lire  ou  à 
dormir.  L'appel  se  fait  à  deux  heures,  précédant  le  départ 
pour  la  carrière. 

Cette  journée  était  la  plus  ardente,  après  d'autres  ardentes  : 
une  trentaine  de  degrés  à  l'ombre.  La  chaleur,  saine  et  tolé- 
rable  les  jours  précédents,  devenait  lourde,  annonçant  un 
prochain  changement  de  temps. 

A  mon  entrée  dans  la  chambrée,  tous  les  Boches  sont  éten- 
dus sur  leur  paillasse  (paille  et  sac  de  couchage).  Un  «  Auf  » 
strident  du  Feldwebel  les  met  debout.  Je  ne  remarque  cepen- 
dant rien,  dans  l'exécution  de  ce  mouvement,  qui  révèle  une 
souplesse  ou  un  entraînement  supérieurs  à  ceux  de  la  moyenne 
de  nos  territoriaux. 

Le  Feldwebel  est  près  de  moi.  Je  l'interroge  dans  sa  langue  : 

—  Parlez-vous  français? 

—  Très  peu,  —  répond-il. 
Je  continue  en  allemand  : 

—  Vous  êtes  mieux  ici  que  nos  compatriotes  ne  sont  chez 
vous. 

Il  hoche  la  tête  ;  je  vois  qu'il  hésite  à  répondre. 

—  Dites  ce  que  vous  pensez. 
Alors  il  se  décide,  et  assez  bas. 

—  Il  fait  très  chaud  pour  travailler  dans  les  carrières. 

Je  lui  réponds  que  des  ouvriers  français  travaillent,  aux 
mêmes  heures,  dans  des  carrières  voisines  et  ne  se  plaignent 
pas.  Mais  déjà  le  visage  de  l'homme,  un  instant  détendu  aux 
premières  syllabes  prononcées  dans  sa  langue,  se  ferme,  se 
durcit.  Il  rengaine  la  phrase  qu'il  allait  dire,etse  tait,  gardant 
la  position  rectifiée. 

—  Vous  ne  tirerez  rien  d'eux,  mon  commandant,  —  me 
dit  un  gardien  à  voix  basse. 

Soit  !  n'insistons  pas.  Je  n'ai  pas  qualité  pour  interroger 
ces  hommes  un  à  un,  et  je  prévois  qu'il  n'y  a  rien  à  en  tirer 
quand  ils  sont  en  groupe.  Mais  je  veux  les  examiner  à  l'appel, 
au  départ  pour  le  travail.  Nous  descendons  sur  le  préau.  En 
attendant  l'heure,  je  converse  avec  le  sous-lieutenant. 

—  Mon  commandant,  je  vais  vous  dire  mon  avis  sur  les 

15  Octobre  1915.  2 


690  LA     REVUE     DE    PARIS 

Boches  que  je  commence  à  connaître  :  ils  sont  menteurs,  ils 
sentent  mauvais  et  ils  sont  douillets...  Mais  oui  :  extrêmement 
douillets.  Le  moindre  bobo,  le  plus  inolîensif  accident  dans 
le  travail,  une  piqûre  de  mouche  qui  enfle  un  peu,  un  doigt 
déchiré  qui  saigne,  les  voilà  verts  d'inquiétude. 

Je  rapproche  ce  plaisant  propos  de  tant  d'échos  qui  me 
sont  venus,  soit  du  front,  soit  des  hôpitaux,  sur  le  faible 
moral  des  blessés  boches.  Presque  toujours  brave  dans  le 
combat,  l'Allemand  blessé  crie  et  se  lamente,  contrastant 
ainsi  avec  le  Français,  qui  «  crâne  »  jusqu'au  bout,  jusqu'à 
la  mort... 

Un  coup  de  sifflet.  Les  hommes  descendent,  les  voilà  alignés 
sur  deux  rangs.  Sauf  quelques  sous-ofïïciers  qui  ont  endossé 
la  veste  en  drap  d'uniforme,  tous  sont  vêtus  de  treillis  ;  mais 
la  plupart  ont  une  tunique  de  treillis  au  lieu  du  classique 
bourgeron.  Les  casquettes  sont  disparates,  beaucoup  ont  l'air 
de  coiffures  civiles  :  quelques-unes  ont  conservé  la  couleur 
du  régiment.  Sur  un  ordre  du  Feldwebel,  les  hommes  se  numé- 
rotent. 

Je  les  regarde  attentivement.  Indisponibles  défalqués,  ils 
sont  là  cinquante  de  nos  ennemis,  valable  échantillon  des 
meilleures  formations  de  l'armée  allemande,  des  premières 
formations,  avant  les  copieuses  saignées  de  l' Yser  et  de  Russie  : 
car  tout  ce  lot  date  de  la  bataille  de  la  Marne,  quand  Reims 
fut  réoccupé.  Notons  même  que  c'est  un  surchoix,  car  le  travail 
des  carrières  exigeant  une  certaine  résistance  physique,  tous 
les  éléments  malingres  ont  été  éliminés  et  renvoyés  au  dépôt 
pour  d'autres  affectations. 

Évaluons  l'échantillon  : 

Un  très  beau  garçon,  grand,  figure  fine,  moustache  blonde  ; 
il  est  sous-officier,  casquette  à  bande  rouge,  tunique  de  treillis 
à  boutons  dorés.  C'est,  paraît-il,  un  juge  suppléant  de  Kœnigs- 
berg.  Les  gens  de  V...  l'ont  baptisé  :  le  Comte. 

Trois  ou  quatre  gaillards  d'apparence  solide  (dont  le  Feld- 
webel), mais  sans  aucune  race. 

Le  surplus...  ma  foi  !  c'est  un  peu  inférieur  à  la  moyenne 
du  recrutement  dans  nos  provinces  les  moins  favorisées. 
Rien,  mais  rien  d'une  race  de  conquérants  venus  du  Septen- 


PERMISSION     DE     QUATRE     JOURS  691 

trion  pour  dicter  des  lois  à  l'Occident.  D'ailleurs,  effet  assez 
comique  du  long  séjour  de  ces  étrangers  parmi  nous  :  leur 
caractère  spécifique  est  déjà  émoussé  sensiblement.  A  la  sur- 
face, bien  sûr  !  Nul  doute  que  l'âme  boche  ne  soit  demeurée 
intégralement  boche.  Mais,  par  exemple,  les  barbes  germa- 
niques, trop  lourdes  à  porter  ici,  sont  tombées.  Les  secrètes 
influences  du  climat,  avec  l'irrésistible  action  de  l'exemple, 
ont  conspiré  pour  amollir  la  raideur  des  gestes  appris...  Tels 
qu'ils  sont  là,  s'ils  ne  font  pas  voir  leur  casquette,  je  défie  bien 
qu'on  les  distingue  d'un  demi-cent  de  tâcherons  pris  au 
hasard  dans  n'importe  quelle  contrée  moyenne  de  l'Europe. 
Les  voilà  numérotés  ;  à  droite,  marche  !...  Le  demi-cent  de 
complets-treillis  s'éloigne,  passe  sous  la  porte  ogivale  d'une 
des  tours  d'enceinte,  s'éloigne  par  la  rue  ensoleillée...  Le  pas 
de  l'oie  n'est  plus  qu'un  lointain  souvenir,  remplacé  par  un 
bon  petit  pas  de  pères  de  famille,  tête  dodelinante  et  bras 
ballants.  On  dirait  d'un  détachement  de  Lazzaroni. 

Ne  va  pas  t'y  tromper,  bonhomme  de  Gascogne  qui  les 
regardes  passer.  Avec  leur  air  de  braves  chiens,  ce  sont  des 
loups  tout  de  même.  Et  s'ils  le  pouvaient,  ils  feraient  de  ta 
fille,  de  ta  maison  et  de  toi  ce  qu'ils  ont  fait  à  Termonde  ou 
à  Louvain. 

Retour. 

C'est  mon  dernier  jour  de  permission  ;  c'est  même  le  jour  R, 
le  supplément  concédé  pour  regagner  le  cantonnement,  et  je 
n'en  ai  la  disposition  que  parce  que  je  voyagerai  la  nuit... 

Il  est  quinze  heures,  comme  disent  nos  ordres  militaires  : 
l'après-midi,  cette  fois,  est  franchement  étouffante.  L'orage 
qui  menace  depuis  hier  blanchit  déjà  la  lumière  du  soleil,  lui 
donne  cet  aspect  caractéristique  de  fer  chauffé  à  blanc,  tou- 
jours correspondant  ici  à  une  chute  du  baromètre. 

Je  me  réfugie  dans  la  bibliothèque,  où  les  fenêtres  dûment 
closes  ont  conservé  une  demi-fraîcheur.  Je  m'assieds  et,  sans 
prendre  un  seul  livre,  je  regarde  tous  mes  livres.  Ce  sont  de 
modestes  éditions  des  environs  de  1825,  avec  les  reliures  du 
temps,  que  j'ai  collectionnées  pour  leur  claire  typographie,  en 


692  LA     KEVUE     DE    PARIS 

prévision  de  la  vieillesse  de  mes  yeux.  Elles  ne  sont  point 
certes  comparables,  ni  pour  la  beauté,  ni  pour  le  prix,  à  celles 
que  Mazarin  mourant  caressait  d'un  œil  aittendri...  Et  pour- 
tant les  mêmes  mots  me  montent  aux  lèvres  :  «  Il  va  donc 
falloir  quitter  tout  cela  !  » 

Ces  six  jours  —  quatre  plus  A  et  plus  R  —  n'ont  point 
équivalu  à  la  durée  ordinaire  des  jours.  Ils  ont  été  tellement 
différents  de  ceux  que  je  passe  depuis  treize  mois  que,  sans 
réflexion,  je  ne  saurais  pas  dire  s'ils  ont  été  courts  ou  longs. 
En  réfléchissant,  je  découvre  qu'ils  ont  été  beaucoup  plus 
longs  que  six  jours  consécutifs  quelconques,  consacrés  à  mon 
service  actuel.  Rien  d'étonnant  à  cela.  C'est  une  opinion  cou- 
rante, mais  bien  puérile  et  inexacte,  que  de  penser  :  les  jours 
qui  semblent  longs  sont  les  jours  d'ennui.  Les  jours  d'ennui 
sont  longs  :  mais  point  vraie  n'est  la  réciproque.  Certains  laps 
de  temps,  d'ailleurs  heureux,  s'allongent,  dans  notre  mémoire, 
de  tout  ce  qu'ils  ont  évoqué  de  souvenirs.  Tel  fut  mon  temps 
de  permission.  Toutes  sortes  de  pensées  endormies  par  l'effet 
des  événements  s'y  sont  réveillées  une  à  une  ;  leur  cortège 
a  défilé  dans  mon  esprit  :  et  c'était  interminable,  car  cela 
rejoignait,  par  delà  les  visions  de  mon  âge  mûr,  celles  de  ma 
jeunesse  et  de  mon  enfance.  Ces  six  jours  ont  été  rapides 
comme  une  visite  à  des  amis  chers,  mais  longs  aussi  et  pro 
fonds  comme  une  retraite...  Le  passé  lointain,  le  récent  passé 
m'y  sont  apparus. 

Ce  n'est  pas  seulement,  comme  à  mes  séjours  d'avant,  le 
petit  collégien,  le  polytechnicien,  l'ingénieur-romancier  de 
Tonneins  que  mes  yeux  ont  revu.  Pour  la  première  fois,  à 
distance  et  avec  le  recul  nécessaire,  j'ai  pu  juger  cet  autre  moi- 
même,  en  vareuse,  en  culotte,  en  bottes  et  en  képi  que  je  suis 
depuis  un  an  et  que  je  redeviendrai  demain. 

Je  me  suis  demandé,  en  conscience  :  —  Est-ce  que  je  sers  à 
quelque  chose?  —  et  certes,  j'ai  constaté  l'infimité  de  mon 
effort  dans  l'effort  total.  Mais  j'ai  compris  aussi  que  presque 
aucun  des  Français  qui  servent  en  ce  moment  n'est  capable 
de  mesurer  sa  propre  utilité.  Alors,  il  n'y  a  qu'à  se  plonger 
résolument  dans  l'unanime  discipline  française  et  à  penser  : 

—  Je  suis  où  l'on  m'a  mis,  où  je  n'ai  pas  demandé  qu'on 


PERMISSION     DE     QUATRE     JOURS  693 

me  mette,  et  d'où  l'on  m'ôtera  quand  on  voudra  pour  m'en- 
voyer  où  l'on  voudra,  sans  que  jamais  j'intervienne. 

Je  me  suis  demandé  aussi  : 

—  Si  telle  ou  telle  circonstance  indépendante  de  ma 
volonté  me  faisait  quitter  l'armée  et  demeurer  ici,  libre  comme 
je  le  suis  durant  ces  jours  de  permission,  quel  serait  l'état  de 
mon  cœur? 

Et  j'ai  senti  tout  de  suite  que  je  serais  très  misérable. 
Pourtant,  je  viens  de  passer  dans  ma  maison  six  jours  heureux. 
Mais  mon  bonheur  durant  ces  six  jours,  la  communion  fer- 
vente qu'ils  ont  rétablie  pour  moi  avec  les  choses  qui  me  sont 
chères,  —  tout  cela  ne  fut  possible,  par  ces  temps  formidables, 
que  parce  que  ma  liberté  était  encore  un  incident  légitime  de 
mon  service  et  qu'en  goûtant  mes  vacances  dans  le  plein  sens 
du  mot  (comme  saint  Augustin  dit  du  bonheur  céleste  :  vaca- 
bimus  !)  je  demeurais  dans  l'ordre  et  j'observais  la  discipline... 
Un  tel  bonheur  a  assez  duré  :  il  commencerait  de  se  flétrir, 
prolongé  d'un  jour. 

Comme  le  jeune  sous-lieutenant  avec  qui  je  dînais  avant- 
hier  à  T...,  pourquoi  ne  pas  l'avouer?  —  moi  aussi  je  ressens 
la  nostalgie  du  labeur  quotidien  en  harmonie  avec  l'effort  de 
tous.  Déjà  je  ne  regarde  plus  mes  livres...  Ma  pensée  est 
ailleurs.  Je  pense  que  demain,  à  la  première  heure,  je  retrou- 
verai mes  camarades,  mes  hommes,  la  vie  encadrée,  réglée, 
militaire. 

Je  sors  de  ma  poche  le  petit  carré  de  papier  :  Permissioit  de 
quatre  jours...  Non  seulement  j'y  Ils  sans  rancune  la  date  du 
retour,  mais  je  lui  sais  gré  de  la  fixer  à  demain. 

MARCEL    PRÉVOST 


L'ÉCUEIL  ENCHANTÉ 


PREMIERE   PARTIE 


Même  en  ses  jours  maussades,  l'historien  Pierre  Valleray 
gardait  la  religion  des  repas.  Jamais  il  ne  s'asseyait  à  table 
avec  indifférence.  Au  plaisir  de  manger  s'ajoutaient  les  petites 
légendes  de  la  vie.  Il  les  évoquait  avec  prédilection,  et,  à  force 
d'exercice,  les  retrouvait  sans  peine,  tantôt  en  ordre,  tantôt 
indisciplinées,  tumultueuses  et  charmantes.  Quelque  chose 
de  mystique  s'y  mêlait  —  un  mysticisme  léger,  des  rites  indul- 
gents, le  sens  des  longs  efforts  de  l'homme  pour  créer  le  pain, 
la  gratitude  pour  les  contemporains  et  la  vénération  pour  les 
ancêtres.  Selon  le  jour,  le  plat,  —  le  geste,  les  souvenirs  accou- 
raient des  carrefours  mystérieux  et  passaient  aussi  dissem- 
blables que  des  insectes  dans  une  luzernière. 

Ce  soir,  le  hasard  voulut  que  l'aventure  fût  complète.  Il 
parut  d'abord  des  truites,  préparées  comme  les  voulait  Valle- 
ray, à  la  meunière. 

—  Les  mets  rares,  —  disait-il,  —  à  qui  nous  avons  donné 
nos  préférences,  doivent  être  cuits  simplement...  La  truite  au 
beurre,  le  perdreau  à  la  broche... 


l'écueil  enchanté  695 

Il  attira  l'un  des  poissons  sur  son  assiette  et  le  considéra 
pendant  deux  secondes  avec  sympathie  : 

—  Quel  dommage  !  —  soupira-t-il,  —  qu'il  ait  fallu  t'ôter 
la  vie... 

Il  le  disait  avec  une  mélancolie  perverse,  qui  ne  touchait 
pas  à  sa  béatitude,  et  il  ajouta,  tandis  qu'il  soulevait  la  peau 
rissolée  : 

—  Tu  ne  l'as  pas  su  ! 

Puis,  laissant  fondre  la  chair  fine  contre  son  palais,  il  voyait 
l'Areuse  sourdre  de  la  montagne  et  se  perdre  dans  les  gorges 
profondes.  Chaos  des  gouffres,  grands  hêtres  allongés  dans  la 
pénombre,  rumeur  émouvante  des  eaux  ! 

—  Il  est  doux,  —  fit-il,  —  d'arriver  au  Champ-du-Moulin, 
et  d'y  trouver  le  petit  vin  bavard  de  Neuchâtel  qui  fleure  la 
pierre  à  fusil  et  bouillonne  comme  le  Vouvray.  Nulle  part  la 
truite  n'est  meilleure  ni  les  songes  plus  clairs. 

Il  mangeait  avec  une  ferveur  qui  faisait  rire  sa  femme 
Jufienneet  surprenait  sa  filleule  Janine.  François,  son  fils,  bour- 
rait le  poisson  de  sel  ou  de  poivre,  et  le  happait  avec  voracité  : 

—  C'est  une  injustice  de  te  servir  des  truites,  —  déclara 
Pierre,  —  tes  mâchoires  ne  méritent  que  la  basse  viande,  la 
morue,  le  pain  épais... 

François  regarda  son  père  de  travers  : 

—  Je  mange  pour  vivre  !  —  dit-il. 

C'était  un  garçon  de  quinze  ans,  au  visage  maigre  et  aux 
yeux  inquiets,  que  la  croissance  rendait  maussade.  Il  s'irritait 
de  sa  voix  qui  muait,  de  ses  articulations  craquantes,  des 
désirs  impuissants,  le  plus  souvent  informulables,  qui  agitaient 
son  âme  et  son  orgueil. 

—  Je  vis  pour  manger,  —  riposta  le  père.  —  Qui  ne  sait 
tirer  l'agréable  de  l'utile  est  un  niais.  Pour  la  nourriture, 
l'homme  a  dépensé  le  plus  clair  de  son  génie.  Il  faut  vouloir 
qu'elle  soit  une  bonté,  une  joie  et  souvent  une  consolation. 
Combien  de  fois  n'ai-je  pas  allégé  mes  peines  par  un  joh 
repas  I  Combien  de  fois  n'ai-je  pas  remplacé  la  chimère  par  un 
plat  savoureux  ou  par  une  friandise  ! 

—  Mais  tu  ne  manges  pas  beaucoup,  —  remarqua  Janine, 
—  tandis  que  François... 


696  LA     KEVUE     DE     PARIS 

—  Un  ogre  !  —  se  mit  à  rire  Pierre,  avec  un  air  d'innocence. 
—  A  son  âge,  moi  aussi,  j'étais  un  ogre...  Mais  je  mâchais, 
mais  je  n'insultais  pas  les  nourritures  fines  en  les  avalant 
comme  un  dogue. 

Il  acheva  lentement  sa  truite  et  vit  apparaître,  environné 
de  petites  pommes  de  terre  rondes,  un  gigot  roussi  au  four.  Il 
murmura  : 

Un  gigot  tout  à  l'ail,  un  seigneur  tout  à  l'ambre  ! 

Et  saisit  joyeusement  le  couteau  à  découper,  long  comme 
un  glaive  : 

—  Janine,  ma  filleule,  nous  nous  sommes  perdus  dans  les 
bois  ;  nous  entendons  hurler  les  loups  ;  le  vent  d'automne 
souffle  sur  les  ramures,  la  nuit  est  venue,  et  nous  arrivons 
tout  transis  à  l'auberge. 

—  Où  il  y  a  un  grand  feu  !  —  ajouta  Janine  avec  enthou- 
siasme. 

Les  grands  yeux  de  la  fillette,  insatiables,  dévorants,  four- 
millants, enveloppaient  Pierre.  Maigre,  un  paquet  d'os,  un 
visage  fervent,  tous  ses  sens  avaient  une  acuité  incomparable. 
Elle  était  exclusive,  injuste,  tendre  et  rageuse,  faite  pour  les 
répulsions  vives  et  les  dévouements  excessifs. 

François  fit  une  mine  sarcastique.  Il  comprit  pourquoi  son 
père  n'était  même  pas  décoré.  Ah  !  le  fils  ne  se  perdrait  pas 
dans  des  enfantillages  !  Et  un  rêve  passant  à  la  cantonade, 
l'adolescent  savoura  sa  renommée  future,  l'étonnement  des 
professeurs,  la  jalousie  d'un  nommé  Guestre,  un  voyage  en 
automqbile  qu'il  offrait  à  son  humble  admirateur,  Guillaume 
Marginot.  Mais  la  manche  de  Rose  Blandine,  la  nouvelle 
femme  de  chambre,  l'ayant  effleuré,  il  se  souvint  avec  amer- 
tume que  Raoul  Guestre  avait  une  maîtresse.  Et  lui  !...  rien 
encore...  à  quinze  ans  ! 

—  Je  crois  que  j'achèterai  l'armoire  normande,  —  dit 
madame  Valleray,  —  quoique  Sarvagnes  ne  veuille  pas  des- 
cendre au-dessous  de  onze  cents  francs... 

Valleray,  qui  savourait  une  tranche  aux  bords  rissolés, 
conseilla  avec  onction  : 

—  Suis  ton  penchant  ! 

La  fine  face  de  Julienne,  la  bouche  rouge  où  l'ironie  combat- 


l'écueil  enchanté  697 

tait  la  tendresse,  les  longs  yeux  feuille-morte,  se  tournèrent 
vers  le  visage  aquilin  mais  caressant  de  Pierre  : 

—  Pourquoi?  —  demanda-t-elle.  —  Si  encore  tu  l'avais 
vue  !...  Mais  tu  ne  veux  pas.  C'est  pourtant  une  affaire  impor- 
tante. 

—  Et  fichtre,  qu'elle  est  importante  !  Une  armoire  qui 
vivra  jusqu'à  la  fin  de  nos  temps  !  Si  j'étais  allé  la  voir,  elle 
m'eût  paru  ravissante,  j'aurais  mis  fin  à  ton  incertitude  et  à  ton 
impatience.  Tu  le  sais  pourtant  que  mon  intervention  est  per- 
nicieuse !  Jusqu'à  la  dernière  minute,  il  faut  que  tu  puisses  te 
dédire  : 

Marchandez-la  sans  cesse  et  la  remarchaiidez  ! 

Ah  !  cher  petit,  comme  cette  armoire  sera  belle  ! 

François  songea  que  le  bon  truc  serait  d'attendre  Blandine 
dans  le  petit  corridor  noir,  qui  mène  à  la  salle  de  bains.  Fallait- 
il  agir  militairement  comme  le  conseillait  Raoul  Guestre,  ou 
valait-ii  mieux  poser  un  joli  baiser  dans  la  nuque,  ainsi  que  le 
voulait  Poichauvin?  D'après  le  premier,  elles  aiment  à  être 
chambardées.  D'après  l'autre,  elles  chavirent  en  sentant  une 
bouche  derrière  leur  oreille. 

—  Un  des  pieds  d'arrière  est  piqué,  —  fit  Julienne,  après 
un  silence. 

—  Diable  !  —  s'écria  Pierre,  qui  regardait  les  yeux  étince- 
lants  de  Janine. 

—  Un  rien  !...  Cela  peut  durer  cinquante  ans  sans  qu'on  ait 
seulement  à  y  toucher.  Seulement,  je  voudrais... 

Elle  n'acheva  pas,  elle  tomba  dans  une  méditation. 

Pierre  se  sentit  mollement  insoucieux.  Il  n'y  avait  plus 
d'avenir  ;  une  volupté  paisible  dissimula  les  pièges  et  s'accrut 
encore  lorsque  parut  le  café. 

«  L'oasis  !  »  se  dit-il,  en  saisissant  un  petit  cigare. 

Janine  apporta  le  cendrier  de  cuivre,  où  l'on  voyait  un 
geindre  attaquer  le  pétrin  ;  François  se  sauva  dans  le  corridor, 
où  il  désespéra  de  son  courage  et  souhaita  que  Blandine  prît 
l'offensive. 

—  J'aime  l'odeur  du  cigare,  —  chuchota  la  petite  fille,  et 
sa  passion  de  vivre  semblait  s'accroître  tandis  qu'elle  aspirait 
la  fumée. 


698  LA    REVUE     DE    PARIS 

—  Le  dernier  courrier  n'a  rien  apporté,  —  remarqua  Pierre, 
—  nous  sommes  en  paix  avec  l'univers. 

Instinctivement,  il  toucha  du  bois.  Mais  tandis  qu'il  vidait 
sa  tasse,  on  entendit  retentir  la  sonnerie  électrique  et  Rose 
Blandine  introduisit  une  visiteuse. 

C'était  la  sœur  de  Julienne,  une  femme  brune,  qui  marchait 
avec  fougue,  en  faisant  bruire  sa  jupe,  et  dont  les  yeux  vous 
regardaient  d'une  manière  pathétique. 

—  Ma  grande  !  —  s'exclama  madame  Valleray. 

L'inquiétude  se  répandit  comme  la  pluie  d'orage.  Irène  Mari- 
val  l'apportait  naturellement  avec  elle,  par  la  suggestion  d'une 
âme  à  catastrophes,  que  les  vicissitudes  avaient  rendue  plus 
ombrageuse.  Elle  montrait  un  teint  de  la  couleur  du  petit  lait, 
pailleté  de  rides  fines,  qui  s'effaçaient  aux  jours  d'aise  ;  des 
traits  longs,  encore  que  le  menton  fût  raccourci  ;  des  lèvres 
arides  et  des  yeux  dévorants,  dont  le  chagrin  amortissait  la 
beauté. 

A  force  de  la  voir  soucieuse,  sans  que  ses  pressentiments  se 
réalisassent,  on  redoutait  peu  ses  plaintes  et  on  ne  les  écoutait 
guère.  Cependant,  Valleray  prédisait  qu'elle  deviendrait  fata- 
lement un  fardeau  pour  la  famille  : 

—  Nous  sommes  ruinés  !  —  cria-t-elle  après  avoir  serré 
Julienne  contre  son  cœur. 

Pierre  blêmit  en  déposant  ce  qui  restait  du  petit  cigare.  Pour 
la  première  fois,  les  plaintes  d'Irène  cessaient  d'être  condi- 
tionnelles. 

—  Comment  l' entendez-vous?  —  fit-il.  —  Marival  a-t-il 
perdu  de  l'argent? 

—  Il  a  tout  perdu  !  —  cria-t-elle,  en  tordant  violemment 
ses  mains. 

Un  flot  de  larmes  ruissela  sur  les  paupières  flétries. 

—  En  êtes-vous  bien  sûre?  —  insista-t-il,  espérant  encore 
qu'elle  parlait  par  hyperbole. 

—  Il  est  engagé  dans  des  spéculations  effrayantes,  —  sou- 
pira-t-elle,  —  il  faut  vendre  ou  trouver  trente  mille  francs  ! 

L'imagination  de  Pierre  refléta  le  désordre,  les  avanies  et 
les  pièges  qui  menacent  la  petite  machine  humaine.  Un  long 
frisson  lui  glaça  l'échiné  : 


l'écueil  enchanté  699 

—  Trente  mille  francs  !  —  bégaya-t-il,  —  trente  mille 
francs  ! 

La  révolte  agita  ses  épaules.  Ça  ne  le  regardait  pas.  Il  ne 
devait  rien  à  Marival. 

—  La  hausse,  —  reprenait  Irène,  —  est  certaine.  S'il  pou- 
vait attendre  quelques  mois,  il  serait  sauvé. 

—  Il  suffit  toujours  d'attendre  quelques  mois  !  —  répliqua 
Pierre. 

Il  vit,  dans  un  jour  aveuglant,  les  défauts  de  Marival.  C'était 
un  de  ces  hommes  auxquels  on  peut  faire  confiance  tant  qu'ils 
n'ont  pas  dépassé  leurs  limites,  mais  qui,  s'ils  les  dépassent, 
subissent  les  plus  alarmantes  métamorphoses. 

«  Je  laisserai  faire  les  événements  !  »  se  dit  Pierre. 

Mais  il  se  sentait  attiré,  saisi,  enlizé  dans  la  circonstance  et 
captif  de  son  propre  caractère.  Le  malheur  d'Irène  pénétrait 
dans  ses  veines  comme  un  venin  ;  aucune  discipline  ne  le  met- 
trait à  l'abri.  Alors,  avec  un  grand  soupir,  il  se  résigna  aux 
misères  qui  allaient  suivre  et  darda  vers  Janine  un  regard 
désespéré  : 

—  Il  est  temps,  —  murmura  Julienne,  —  que  cette  enfant 
prenne  du  repos. 

Il  acquiesça,  il  attira  le  petit  corps  maigre  et  mit  un  baiser 
sur  la  joue.  Janine  le  lui  rendit  [violemment  et  regarda  Irène 
avec  malveillance. 

Après  le  départ  de  l'enfant,  madame  Marival  reprit  : 

—  Je  voudrais,  Pierre,  que  vous  lui  parliez.  Son  désespoir 
est  effrayant... 

Ces  paroles  choquèrent  Valleray  ;  il  répliqua  avec  irritation 
et  rancune  : 

—  Que  lui  dirais-je?  Vous  savez  bien  que  nous  sommes 
<t  incompatibles  ».  Jamais  il  ne  m'écoute,  jamais  il  ne  me 
parle  de  ce  qui  l'intéresse.  Notre  conversation  sera  inutile  et 
pénible. 

—  Il  a  tant  d'estime  pour  vous  1 

—  Une  estime  morte  î  Je  ne  puis  lui  donner  ni  un  conseil, 
ni  une  consolation. 

Ses  yeux  rencontrèrent  le  regard  pathétique  d'Irène  : 

—  Allons  au  fond  de  notre  cœur.  Ce  n'est  pas  mes  conseils 
qu'il  désire  :  il  les  dédaigne.  Ce  n'est  pas  ma  consolation  :  elle 


700  LA     REVUE     DE    PARIS 

lui  est  indifférente.  Il  veut  mon  aide.  Que  puis-je  et  que  dois-je 
faire? 

Le  visage  d'Irène  était  suppliant  et  impérieux,  humble  et 
obstiné  : 

—  Vous  voulez  qu'on  lui  trouve  les  trente  mille  francs  ! 
—  murmura  Pierre. 

Ses  pensées  errèrent  comme  un  troupeau  dans  la  pluie.  Il  se 
sentait  faible  et  abandonné  ;  d'inutiles  bouffées  de  colère  le 
secouaient  par  intermittences. 

—  Avez-vous  vu  votre  frère?  —  reprit-il  enfin.  —  Il  est 
plus  riche  à  lui  seul  que  toute  la  famille. 

—  Vous  seul  avez  de  l'influence  sur  lui  ! 

—  Bon!  Je  le  verrai.  Et  que  lui  demanderai-je?  Faut-il 
ou  ne  faut-il  pas  qu'on  donne  les  trente  mille  francs?  Si  dur 
que  soit  le  sacrifice,  je  ne  refuserai  pas  de  donner  ma  part. 
Hélas  !  je  crains  que  ce  ne  soit  inutile,  et  pire,  que  ce  ne  soit 
nuisible.  Cette  aventure  va  mettre  Marival  aux  prises  avec 
ses  pires  défauts.  L'équilibre  que  lui  donnait  le  succès  fera 
place  à  la  fièvre  et  aux  convulsions.  Il  voudra  reconquérir  ce 
qu'il  a  perdu  et  je  suis  persuadé  qu'il  est  incapable  de  le  faire. 

—  Il  a  de  grands  mérites  !  —  protesta  ardemment  Irène. 

—  Oui,  il  est  intelligent,  il  est  habile,  il  est  actif.  Mais  il  a 
besoin  du  succès  ;  dans  l'adversité,  je  le  vois  frénétique  et 
téméraire. 

Agacé  de  ses  propres  paroles,  Valleray  se  mordit  la  lèvre 
et  se  tut.  " 

—  J'irai  le  voir  demain  matin,  —  promit-il,  après  une 
pause. 

Puis,  songeant  qu'il  passerait  une  nuit  d'autant  plus  mau- 
vaise que  l'incertitude  serait  plus  grande  : 

—  Ou  plutôt,  j'irai  ce  soir  même. 

Son  cœur  battait  d'une  manière  qu'il  jugeait  ridicule  et  qui 
était  insupportable  ;  son  cerveau  fournissait  à  foison  les 
images  de  détresse.  Il  se  voyait  déjà  ruiné,  condamné  aux 
tâches  humiliantes,  englué  dans  un  professorat  épuisant  et 
aléatoire  : 

«  Eh  non  !  Eh  non  î  s'exhortait-il.  Ton  intervention  sera 
limitée  I  » 

Mais  l'imagerie  était  la  plus  forte  et  Pierre,  par  surcroît, 


l'écueil   enchanté  701 

avait  ce  mal  de  la  prévoyance  qui,  à  chaque  alerte,  nous  fait 
entrevoir  l'infini  des  catastrophes. 

Il  se  leva  pour  mettre  son  pardessus.  Julienne  le  suivit  dans 
le  couloir  et  l'étreignit  en  silence. 

—  N'exagère  pas  en  noir  !  —  dit-elle. 

Elle  connaissait  ses  faiblesses  aussi  bien  que  lui-même  ;  elle 
ajouta  : 

—  Surtout  ne  promets  rien  encore.   Il  faut  que  Marival 
sente  que  c'est  difficile... 


Il 


Quand  Valleray  arriva  place  Saint-Sulpice,  dix  heures  son- 
naient à  la  mairie.  Un  quartier  de  lune  montait  entre  les  tours, 
de  longs  nuages  errants  semblaient  emporter  les  étoiles.  L'his- 
torien considéra  d'un  œil  chagrin  les  évêques  de  pierre,  noyés 
dans  la  pénombre,  et  cette  église  pesante,  dont  mille  images, 
se  clichant  dans  sa  mémoire,  illustraient  les  chapitres  de  sa 
vie  d'enfant  ou  de  jeune  homme. 

—  Cloches  de  Saint-Sulpice  I  —  murmura-t-il. 

Il  les  aimait  passionnément,  non  qu'il  les  jugeât  plus  harmo- 
nieuses que  d'autres,  mais  elles  avaient  retenti  aux  heures 
émouvantes  et  rythmé  les  grands  rêves.  Il  sonna  d'une  main 
lasse  à  la  maison  ancienne  où  vivaient  les  Marival,  traversa 
un  long  vestibule  et  gravit  l'escalier  de  porphyre. 

Claude  Marival  le  reçut  dans  un  cabinet  au  plafond  sur- 
haussé, dont  trois  lampes  électriques  ne  pouvaient  vaincre 
toutes  les  ombres.  La  poignée  de  mains,  méfiante,  fut  suivie 
d'un  silence  dur  et  fiévreux.  Aucun  motif  de  sympathie  ou 
d'aversion  n'existait  entre  les  deux  hommes,  mais  ce  soir,  ils 
étaient  sur  le  sentier  de  la  guerre.  Marival  prétendait  arracher 
à  Pierre  une  part  de  sa  sécurité  ;  Pierre  désirait  se  défendre  : 

—  Irène  vous  a  dit?  —  dit  enfin  Claude,  d'une  voix  affligée. 

—  Elle  m'a  dit,  oui...  En  somme,  je  ne  sais  rien. 

Cette  réponse  découragea  visiblement  Claude  ;  il  aurait 
voulu  éviter  un  déblayage. 

—  Mon  argent  est  engagé  dans  une  spéculation  de  terrains 
et  dans  deux  affaires  de  mines,  —  expliqua-t-il  avec  lassitude. 


702  LA    REVUE    DE    PARIS 

—  Il  m'est  impossible  de  vendre...  du  moins  brusquement... 
les  loups  n'attendent  qu'un  faux  geste  pour  me  dévorer. 
L'afîaire,  remarquez  bien,  et  je  le  prouverai,  est  magnifique. 
Seulement,  faute  de  deux  échéances  impayées,  l'une  sur  les 
terrains,  l'autre  sur  une  mine,  je  tombe. 

—  Toute  votre  fortune  est  engagée? 

—  Toute  ma  fortune. 

—  Vous  aviez  perdu  de  l'argent  auparavant? 

La  crainte  et  la  colère  firent  vaciller  le  visage  de  Claude.  Il 
détesta  étrangement  Valleray. 

—  C'est  exact...  —  fit-il.  —  Des  affaires  qui,  de  l'avis  des 
meilleurs  experts,  devaient  donner  des  bénéfices,  se  sont  ter- 
minées en  perte,  moins  par  la  faute  des  événements  que  des 
individus. 

Pierre  leva  légèrement  les  bras,  comme  un  homme  qui  se 
résigne  à  ne  pas  aller  au  fond  des  choses  : 

—  Êtes-vous  sûr,  —  reprit-il  avec  une  crispation  des  pau- 
pières, —  que  trente  mille  francs  vous  sauveront? 

—  Voulez-vous  en  être  juge? 

—  Non.  Je  n'y  comprendrais  rien,  ou  pire,  je  comprendrais 
de  travers.  Il  me  faut  beaucoup  de  temps  pour  saisir  les  affaires 
d'argent...  Vos  échéances  sont-elles  immédiates? 

—  La  première,  vingt  mille  francs,  tombera  dans  quatre 
jours...  l'autre  quinze  jours  plus  tard. 

Pierre  réfléchit  d'un  air  accablé,  les  yeux  fixés  sur  les  trous 
d'ombre  qui  persistaient  dans  les  encoignures.  Il  n'avait 
aucune  confiance.  Plein  de  révolte  mélancolique,  il  subissait 
Marival  avec  détresse  et  stupeur.  Des  paroles  de  combat  se 
pressaient  entre  ses  tempes,  qu'il  n'était  pas  dans  sa  nature  de 
prononcer  et  qu'il  estimait  vaines  : 

—  Je  ne  suppose  pas,  —  fit-il  en  prenant  sa  voix  la  plus 
dure,  —  que  vous  avez  pensé  à  moi  seul  pour  ces  trente  mille 
francs.  Vous  vous  êtes  déjà  adressé  à  Claveraux? 

—  Non  I  C'eût  été  dangereux.  Claveraux  m'aurait  englué 
de  bénévolence  et  de  larmes...  Je  vous  en  demande  pardon, 
Pierre,  mais  j'ai  compté  sur  vous  pour  lui  exposer  l'affaire. 
C'est  la  seule  chance  que  j'aie  de  ne  pas  le  voir  s'en  tirer  par 
des  lamentations. 

—  Il  a  bon  cœur. 


l'écueil   enchanté  703 

—  A  prix  réduit  1 

—  Et  comment  lui  exposerai-je  l'affaire?  Car  enfin,  je  ne  la 
connais  pas. 

—  Aussi  n'ai-je  pas  pensé  que  vous  la  lui  exposeriez  par  le 
menu.  C'est  un  effet  moral  que  vous  devez  produire.  Il  vous 
redoute,  il  craint  votre  mépris.  S'il  sait  que  vous  comptez  sur 
son  concours,  nous  aurons  un  maximum  de  chance. 

Il  serrait  les  maxillaires  et  regardait  Pierre  en  face.  L'his- 
torien, avec  un  soupir,  sentit  se  refermer  le  piège  :  les  affaires 
de  Marival  devenaient  les  siennes. 

—  Je  parlerai  au  frère  d'Irène,  —  acquiesça-t-il  amèrement, 
les  yeux  fixés  sur  le  visage  roussi  du  beau-frère. 

Marival  montrait  une  tête  à  pans,  soutenue  par  un  cou  de 
cheval.  C'était  un  homme  velu.  Le  poil  lui  foisonnait  sur  les 
doigts,  le  dos  de  la  main  et  lui  feutrait  les  oreilles.  Avides  et 
jaloux,  ses  yeux  semblaient  toujours  en  chasse.  Il  avait  deux 
renflements  au-dessus  des  tempes.  Lorsqu'il  parlait,  des  rides 
se  déplaçaient  verticalement.  Ses  mâchoires  étaient  agressives 
et  le  menton  semblait  inachevé.  Au  total,  il  donnait  une  impres- 
sion d'énergie,  une  énergie  d'attaque,  exaspérée  par  la  débâcle. 
Plein  d'une  aversion  désolée,  Valleray  songe  : 
«  Comme  ce  malheureux  deviendra  encombrant  I  Que  de 
matins  empoisonnés  et  de  nuits  perdues  I  » 

—  Marival,  —  dit-il  avec  un  soudain  courage,  —  vous  nous 
promettrez  de  ne  plus  faire  d'affaires  I 

Marival  se  détourna  pour  cacher  la  haine  qui  lui  ravageait 
la  face  : 

— -  Il  faut  pourtant  que  je  m'en  tire  î  —  grommela-t-il  d'une 
voix  clapotante. 

—  Non  !  Il  faudra  laisser  agir  Claveraux.  Il  est  fin,  habile 
et  prudent. 

—  Et  moi,  —  cria  furieusement  l'autre,  —  je  suis  maladroit 
et  casse-cou. 

—  Vous  avez  du  flair,  de  la  compétence,  de  l'ingéniosité, 
tout  ce  qu'il  faut  pour  faire  fortune.  Mais  vos  qualités  et  votre 
caractère,  qui  conviennent  au  succès,  valent  moins  pour  le 
malheur. 

—  Les  malheureux  ont  toujours  tort  ! 

—  Je  suis  aussi  malheureux  que  vous,  Marival.  Je  le  suis 


704  LA     REVUE     DE     PARIS 

plus  peut-être.  Car  je  me  sens  responsable  d'Irène  et  de  ses 
enfants,  sans  avoir  rien  fait  pour  les  mener  à  la  ruine, 

—  La  ruine  !...  —  cria  Claude  avec  indignation.  —  La 
ruine!... 

Son  grand  corps  tremblait  de  rage  et  d'une  mystérieuse 
épouvante.  L'idée  que  lui,  Marival,  pouvait  être  ruiné,  faisait 
apparaître  tous  les  cloaques  du  souterrain  social.  Comme  il  y 
a  toujours  un  épisode  dans  l'imagination  dramatique  des 
hommes,  il  se  voyait  vêtu  d'une  houppelande  jaune  et  d'un 
feutre  gommé,  pareils  à  la  houppelande  et  au  feutre  d'un 
pique-assiette  qui  fréquentait  chez  son  père. 

Pierre  se  disait,  consterné  : 

«  Décidément,  aucune  parole  ne  va  à  son  but  !  Je  ne  puis 
qu'exaspérer  les  idées,  les  instincts  et  les  impulsions  de  ce 
dangereux  vaincu...  » 

Il  se  leva  en  silence,  chercha  son  chapeau  qu'il  avait  déposé 
dans  la  pénombre  et  promit  : 

—  Je  parlerai  à  Claveraux. 

—  Faites  vite  !  —  dit  l'autre  en  qui  le  péril  prochain  chassa 
les  inquiétudes  lointaines.  —  Il  faut  que  tout  soit  décidé  avant 
quarante-huit  heures... 

Il  eut  un  geste  large.  Les  projets  déferlèrent,  et  la  fortune, 
qu'il  croyait  engloutie  l'instant  d'auparavant,  reparut  comme 
un  navire  au  détour  des  îles. 

—  Claveraux  veille  tard,  —  grommelait  Pierre  en  descen- 
dant la  rue  Bonaparte. 

Il  s'arrêta  devant  Saint-Germain-des-Prés  et  regarda  avec 
amour  la  silhouette  ténébreuse.  Les  siècles  flottaient  autour, 
la  brume  de  souvenirs  que  la  bête  humaine  n'emporte  pas 
seulement  dans  sa  petite  cage  pensive,  mais  dont  elle  enve- 
loppe la  pierre  des  vieilles  villes  et  l'eau  des  fleuves  légendaires. 

—  Ah  !  Saint-Germain-des-Prés  I...  —  balbutia  Valleray,  — 
ces  histoires  d'argent  sont  si  tristes  et  si  peu  faites  pour  un 
historien  I 

Il  tourna  autour  de  l'église  et  entra  dans  la  rue  Furstenberg. 
Une  croisée  luisait  au  troisième  étage  de  la  maison  devant 
laquelle  il  s'était  arrêté  : 

—  Il  doit  jongler  avec  des  chiffres.  Je  vais  être  le  visiteur 


l'écueil   enchanté  705 

funeste,  qui  rompt  le  rêve  et  gâte  la  veillée  !...  Et  qu'y  faire? 
Il  le  faut. 

Il  sonna.  Le  vieux  corridor  fleurait  le  remugle  et  le  chat 
mouillé.  Le  visiteur,  tâtant  la  muraille,  atteignit  une  rampe  ; 
elle  vacillait.  Il  gravit  mélancoliquement  l'escalier,  en  son- 
geant aux  créatures  endormies  qui  mijotaient  à  tous  les  étages. 

Au  troisième,  la  sonnette  de  Glaveraux  rendit  un  son  de 
clarine  : 

—  Qui  est  là?  —  fit  une  voix  de  basse-taille,  très  pure, 
impressionnante. 

—  Moi,  Valleray. 

Deux  serrures  gémirent,  chacune  fermée  à  double  tour,  une 
chaîne  cliqueta.  Le  grand  visage  de  Glaveraux,  environné 
d'une  barbe  de  pilote,  se  détacha  dans  une  lueur  cuivreuse  : 

—  Bonsoir,  cher  ami.  Comme  je  serais  heureux  de  vous 
voir...  si  hélas  I  à  cette  heure,  il  ne  fallait  craindre... 

—  De  mauvaises  nouvelles  I  —  fit  Pierre.  —  Et  oui,  j'ap- 
porte de  mauvaises  nouvelles. 

Le  visage  de  Glaveraux  se  décomposa  ;  il  eut  les  yeux  trian- 
gulaires et  la  bouche  plaintive  : 

—  Ma  sœur?  —  exclama-t-il. 

—  Non,  Julienne  n'a  rien.  G'est  Marival. 

—  Il  est  malade? 

— -  Il  a  besoin  de  trente  mille  francs  ! 

Glaveraux  cessa  de  regarder  Pierre.  Ses  yeux  se  tournèrent 
vers  les  coins,  puis  vers  sa  table  où  gisaient  des  paperasses  que, 
avant  d'aller  ouvrir  la  porte,  il  avait  recouvertes  d'un  buvard  : 
car  il  était  mystérieux. 

—  Trente  mille  francs?  Pourquoi  trente  mille  francs? 

Sa  main  tremblotait,  sa  face  semblait  s'être  fermée  comme 
une  malle. 

—  Il  vous  l'expliquera.  Il  vous  dira  que  s'il  n'a  pas  trente 
mille  francs  pour  faire  face  à  deux  échéances  très  prochaines, 
il  s'effondre. 

—  Et  s'il  peut  y  faire  face? 

Glaveraux  devint  de  plus  en  plus  vague,  nébuleux,  énigma- 
tique. 

—  S'il  peut  y  faire  face,  il  paraît  qu'il  se  tirera  d'affaire. 
Votre  sœur  Irène  et  vos  neveux  ne  seront  pas  ruinés  I 

15  Octobre   1915.  3 


706  LA     REVLi:     PF.     PARIS 

Il  y  avait  de  la  dureté  dans  le  ton  de  Pierre,  et  ClaveraiiK. 
ne  l'ignora  point. 

—  Qu'y  pouvons-nous?  dit-il  d'une  voix  suppliante.  — 
Le  malheur  ira  jusqu'au  bout.  Le  mal  de  Claude  est  saus^ 
remède.  C'est  un  cancer  moral.  Pauvre  sœur  !  ,Te  l'aime  plus 
que  moi-même  I 

—  Il  faut  l'aimer  plus  que  voire  aillent. 
Claveraux  tressauta  et  lit  un  geste  de  détresse  : 

—  Vous  aussi,  vous  me  croyez  riche? 

—  Je  ne  le  crois  pas,  —  répondit  Pierre,  — ;  j'en  suis  sûr. 

—  Quelle  chose  extraordinaire  que  la  formation  des  légen- 
des !  —  bégaya  l'autre  en  agitant  ses  mains  pâles.  —  Pourquoi 
serais-je  riche,  et  pourquoi  me  condamnerais-je  à  une  vie- 
presque  misérable?...  J'aime  la  beauté  et  la  douceur  du  luxe.... 
•Je  donnerais  mon  sang  pour  les  miens. 

—  Ce  n'est  pas  votre  sang  qu'on  demande,  Claveraux.  Je 
sais  très  bien  que  vous  le  donneriez  pour  vos  sœurs,  et  presque 
pour  moi  :  vous  êtes  tendre  et  courageux  !  ]!klais  il  faut  faire 
un  plus  rude  effort  ;  il  faut  vaincre  ce  dont  vous  souffrez  et 
dont  vous  avez  si  amèrement  honte  et  m'aider  dans  l'œuvre 
inévitable.  Si  vous  ne  le  faisiez  pas,  jamais  vous  ne  vous  le 
pardonneriez  ;  vous  n'oseriez  plus  me  regarder  en  face. 

Les  yeux  de  Claveraux  se  remplirent  de  larmes. 

—  ,Je  vous  assure,  mes  ressources  ne  sont  pas  considérables, 
et  elles  sont  pour  la  plus  grande  partie  engagées.  Alors...  je 
ferai...  tout  ce  que  je  pourrai. 

—  Il  faut  que  vous  puissiez  faire  autant  que  moi. 

—  Eh  bien  !  —  fit  Claveraux  dans  un  effort  terrible  et  en 
hoquetant,  —  eh  bien  I  quoi  qu'il  m'en  coûte...  oui...  je  le  ferai. 

Il  était  livide,  hagard,  baigné  de  sueur.  ï^ierre  lui  tendit  la 
main. 

Claveraux  la  saisit  convulsivement.  Pendant  une  minute, 
sa  souffrance  fut  affreuse,  puis,  de  se  sentir  engagé  (il  tenait   - 
toujours  parole)  il  lui  vint  une  sorte  de  quiétude  : 

—  J'examinerai  les  affaires  de  Mari  val,  —  dit-il,  —  il  y  a 
peut-être  moyen  de  le  sauver.  Cet  homme  n'est  pas  malhabile. 
Je  serais  étonné  que  ses  spéculations  fussent  mauvaises  en 
elles-mêmes...  Le  défaut  de  son  jeu  doit  être  une  position  trop 
chargée. 


L'ÉCUEIL     ENCnANTK  707 

—  S'il  y  a  moyen  de  le  dégager,  vous  le  dégagerez,  —  affirma 
Pierre. 

Une  douceur  singulière  et  presque  tendre  unissait  mainte- 
nant les  deux  hommes.  Valleray  avait  de  l'inclination  pour 
Glaveraux  ;  mais  ce;tte  inclination  était  restrictive,  pleine 
d'hiatus,  méfiante,  en  quelque  sorte  crépusculaire.  Il  n'exis- 
tait pas  d'homme  dont  Glaveraux  souhaitât  l'estime  autant 
({ue  celle  de  l'historien,  et  il  sentait  amèrement  qu'il  n'aurait 
jamais  que  des  lambeaux  de  cette  estime. 

—  Ce  sera  difficile  !  —  reprit  Glaveraux  après  un  silence... 
- —  Le  malheureux  va  s'acharner.  Sa  vanité  est  terrifiante. 

—  Vous  saurez  la  contourner  et  parfois  vous  appuyer  sur 
elle...  Elle  est  comme  le  vent  :  il  importe  de  ne  pas  l'attaquer 
en  face  mais  de  louvoyer.  Et  merci,  Glaveraux  !  Vous  avez 
été  généreux  :  je  ne  l'oublierai  point. 

Dans  le  grand  collier  de  barbe,  Glaveraux  montrait  un 
bizarre  visage  d'enfant,  bouleversé  et  pathétique  : 

—  Ah  !  Pierr.e,  —  murmura- t-il,  —  je  voudrais... 

Il  s'arrêta,  désemparé,  saisi  de  craintes  mystérieuses  et 
regardant  tout  autour  de  lui,  comme  un  homme  caché  qui 
redouta  d'avoir  décelé  sa  présence. 

«  C'est  pourtant  une  excellente  créature  !  songeait  Valle- 
ray en  se  retirant.  Son  vice  en  devient  plus  terrible  :  il  n'en 
tire  pas  môme  de  joie.  » 


III 


Le  lendemain,  Pierre  descendit  au  Luxembourg,  sous  un 
ciel  d'ardoise  et  d'argent  —  lac  d'ardoise  et  gouffres  d'argent. 
Dans  un  puits  de  nacre,  une  coquille  luisante  était  le  soleil. 
C'était  Icà-haut,  en  somme,  un  océan  d'eau  plus  légère  que 
notre  eau,  mais  un  océan  très  profond,  aussi  profond  peut-être 
que  l'Atlantique.  Il  reposait  sur  l'espace,  sur  un  lit  mobile  et 
impondérable,  qu'il  ne  transperçait  pas  plus  que  les  océans 
terrestres  ne  percent  leur  lit  minéral. 

En  passant  devant  Verlaine,  Pierre  scanda  : 

—  Pauvre  homme! 


708  LA     REVUE     DE     PARIS 

Ce  poète  camus  lui  inspirait  une  admiration  apitoyée  et 
pleine  d'indulgence.  Il  l'avait  rencontré  aux  terrasses  des 
cafés,  le  cou  dans  son  écharpe  de  laine,  proférant  des  paroles 
chaotiques,  subtiles  ou  dégradantes.  Ce  fut  une  image  for- 
midable de  la  misère  humaine.  «  Quel  emblème  !  rêva-t-il. 
Comment  un  misérable  débris  social,  cette  loque  perdue  dans 
le  ruisseau,  a-t-elle  recelé  un  tel  parfum  !  » 

Mais  il  abandonna  Verlaine  et  l'humble  Vicaire,  à  qui  la 
mousse  faisait  une  chevelure  verte.  Sa  fièvre  enfiévrait  l'am- 
biance ;  Claude  Marival  empoisonna  le  présent  et  l'avenir. 
Tourmenté  par  cette  faculté  à  qui  un  philosophe  attribue  la 
création  du  non-moi,  Pierre  se  voyait  réduit  à  la  gêne  et  con- 
traint d'abandonner  le  beau  travail  pour  les  articles  mesquins 
ou  les  leçons  épuisantes.  Tous  les  appels  à  la  sagesse  se  per- 
daient dans  une  clameur  de  naufrage  : 

—  J'osais  me  plaindre  !  —  murmura-t-il  tandis  que  deux 
ramiers  s'élevaient  avec  un  bruit  de  jupes. 

Quelquefois,  il  se  livrait  à  des  calculs  interrompus  ou  rêvait 
de  placements  d'argent  qui  accroîtraient  ses  ressources.  Mais 
les  chiffres  se  formaient  mal  et  ne  tardaient  pas  à  se  confondre. 
Alors,  l'inquiétude  prenant  ses  formes  lancinantes,  il  voyait 
Marival  dans  des  abîmes  de  spéculation  et  perdant  des  cen- 
taines de  mille  francs.  Une  volonté  obscure  mais  impérieuse 
forçait  Pierre  à  payer  ces  dettes.  II  était  ruiné  ;  il  courait  le 
cachet  et  collaborait  à  de  besogneux  dictionnaires  ;  son  œuvre 
se  perdait  dans  la  nuit  ;  une  vieillesse  infamante  le  rendait 
comparable  au  Verlaine  des  taudis  et  des  hôpitaux.  L'idée  de 
.Julienne  vêtue  de  robes  de  deuil  rougeâtres,  réduite  à  des 
meubles  miteux  et  à  des  nourritures  brutales,  lui  donnait  des 
palpitations. 

—  Ce  n'est  pas  tant  la  douleur  que  l'inquiétude  qui  est  le 
mal  des  civilisations,  —  murmura-t-il,  plein  de  colère  contre 
lui-même.  —  Car  enfin  !  rien  n'est  effectivement  changé  dans 
ma  vie...  Je  souffre  l'avenir,  et  je  me  précipite  dans  cet  avenir 
comme  un  voyageur  saisi  de  vertige  se  jette  dans  l'abîme  ! 

Ces  paroles  ne  le  ramenaient  pas  au  rivage.  Il  flottait  sur 
l'océan  des  vicissitudes.  Son  cœur  passait  des  battements 
lourds  aux  glas  sinistres. 

A  son  inquiétude  s'ajoutait  l'ennui  devoir  partir  sa  filleule 


L  ECUEIL     ENCHANTÉ  709 

Janine,  dont  le  père  revenait  dans  peu  de  jours.  Pierre  s'affli- 
geait à  la  pensée  qu'il  ne  verrait  plus  accourir  le  petit  paquet 
de  nerfs  et  n'entendrait  plus  la  voix  haletante. 

Il  y  avait  sept  semaines  qu'elle  était  chez  Valleray  et  il  la 
chérissait  chaque  jour  davantage.  Elle  était  la  fille  d'une  cou- 
sine de  Pierre,  Gabrielle  Vivian,  qu'il  avait  aimée  jadis. 
C'était  au  temps  où  Gabrielle  commençait  à  s'épanouir.  Il 
y  eut  une  semaine,  sur  les  rivages  divins  de  l'adolescence,  où 
cet  amour  fut  réciproque.  Ils  ne  respirèrent  qu'un  instant  la 
rose  mystérieuse.  A  peine  si,  devant  les  crépuscules  de  cuivre, 
les  grands  cheveux  de  Gabrielle  s'abaissèrent  sur  l'épaule  du 
jeune  homme.  Le  mot  terrible,  qui  dévoile  et  cimente,  ne  fut 
pas  prononcé.  Un  événement  simple  les  sépara  longtemps  et, 
quand  ils  se  revirent,  Philippe  Vivian  avait  paru,  qui  devait 
tout  emporter.  Par  son  incertitude  même,  l'épisode  jetait  une 
lueur  enchantée  sur  leur  affection  et  parfaisait  leurs  souvenirs 
d'enfance.  Pierre  gardait  une  rancune  voilée  contre  Philippe, 
de  tous  les  hommes  qu'il  connaissait  le  plus  propre  à  plaire  aux 
femmes. 

Gabrielle  tint  à  ce  que  Valleray  fût  le  parrain  de  Janine. 
Et  il  avait  vite  conçu  pour  la  fillette  une  prédilection  d'autant 
plus  singulière  que,  par  les  yeux,  par  les  gestes,  par  vingt 
traits  de  caractère,  elle  ressemblait  à  Philippe.  Mais  elle  était 
tendre  de  cœur  tandis  que  Philippe  était  dur. 

Depuis  deux  ans,  Gabrielle  était  malade.  On  avait  cru  long- 
temps à  des  rhumes  opiniâtres...  Le  mal  se  mit  à  croître  sinis- 
trement.  Les  nuits  de  Gabrielle  devinrent  terrifiantes.  Phi- 
lippe s'était  décidé  à  la  conduire  en  Egypte,  et  on  avait  confié 
Janine  à  Pierre. 

La  petite  fille  apportait  un  élément  de  bonheur  que  la  plu- 
part des  hommes  ne  connaissent  jamais,  car  il  y  faut  des  cir- 
constances presque  irréalisables.  L'accord  qui  existait  entre 
Janine  et  Pierre  différait  de  tout  autre  accord.  Par  certaines 
faces,  leurs  natures  auraient  dû  se  contrarier  et  se  déplaire. 
L'extrême  vivacité  de  l'enfant,  son  ardeur  à  prendre  parti, 
son  injustice,  choquaient  l'indulgence  de  Valleray,  sa  justice 
timorée  et  un  peu  tortueuse.  Un  obscur  triage  ordonnait  ces 
contrastes,  au  point  que  d'avoir  Janine  auprès  de  lui,  pendant 


710  LA     REVUE     DE     PARIS 

qu'il  remuait  la  poudre  des  livres  et  des  documents,  c'était 
l'idéal  de  l'intimité.  Le  regard  vivace  suivait  les  gestes  de 
l'homme,  avec  impatience  et  ravissement  ;  la  petite  cabocJic 
avait  un  sens  passionné  des  papiers  où  traîne  un  reflet  des 
humanités  mortes.  Quand  il  relevait  la  tête,  il  trouvait  un 
visage  fervent,  dont  la  vue  lui  donnait  une  sensation  analogue 
à  celle  des  premières  bouffées  d'air,  le  matin,  à  la  campagne. 
Il  lui  parlait  comme  à  une  grande  personne  qui  aurait  des 
«  trous  ».  Elle  absorbait  les  anecdotes  sans  que  les  énigmes 
la  gênassent.  Au  rebours,  peut-être.  Pasteur  a  pu  dire  qu'un 
Jiomme  uniquement  pourvu  d'idées  claires  ne  saurait  avoir 
du  génie  :  de  même,  s'il  ne  renferme  une  part  de  vague,  un 
récit  manque  d'envergure.  Les  enfants  le  savent,  qui  se  pas- 
sionnent pour  des  livres  qu'ils  comprennent  à  moitié 

De  quelle  façon,  secouant  la  poudre  des  paperasses,  Pierre 
rend  son  âme  mùrc  u (cessible  à  cette  fime  neuve,  lui-même 
l'ignore,  mais  Janine,  malgré  tant  de  restrictions  et  de  rac- 
courcis, finit  par  en  savoir  long  sur  la  nature  vraie  de  cet 
adulte  :  l'intelligence  n'est  qu'une  buée  sur  la  réalité  des  êtres. 

Combien  son  propre  fils  est  plus  loin  de  son  esprit  que  cette 
petite  !  François  s'ennuie  aux  travaux,  aux  idées  et  aux  senti- 
ments du  père.  Ainsi  il  manque  à  Valleray  une  douceur  qui 
manque  le  plus  souvent  aux  hommes,  par  leur  faute  comme 
par  celle  des  circonstances  :  tous  la  voudraient  pour  eux  et 
sont  incapables  de  la  donner  aux  autres.  Mais  avec  Janine, 
Valleray  connaît  une  petite  renaissance.  Le  goût  profond 
qu'il  a  de  l'humanité  et  dé  son  avenir  en  prend  plus  de  force. 
De  mauvaises  habitudes  mentales  se  détachent  comme  des 
herbes  parasites  ;  la  haine  du  temporaire,  qui  est  le  poison  de 
sa  pensée,  s'atténue  au  point  de  disparaître  ;  il  lui  semble 
approcher  de  cet  éternel  présent  que  Spinoza  considérait  comme 
une  réalité  suprême... 

Et  déjà,  Janine  va  partir  !  Vivian,  rappelé  par  des  affaires 
qui  ne  souffrent  plus  de  délai,  revient  d'I^gypte,  où  Gabrielle 
achève  sa  cure. 

—  J'aurais  voulu  l'avoir  quelques  temps  encore  !  —  sou- 
pira-t-il. 

L'après-midi,  il  devait  la  conduire  chez  le  cousin  James, 
qui  avait  droit  à  la  lillette  deux  fois  par  semaine.  Il  sentit  son 


î/kcckii.    KNCH.wn,  711 

âme  infiniment  laurde  lorsque  l'heure  fut  venue  ;  et  sa  détresse 
croissait  au  long  de  la  route... 

* 

*  * 

Lorsque  Pierre  eut  quitté  Janine,  il  fut  saisi  d'un  ennui 
intolérable  et  d'une  envie  de  voir  son  ami  Guillaume  Gu>"verre. 
Guyvcrre  habitait,  près  de  Saint-Germain-des-Prés,  un  appar- 
tement vaste  et  sonore.  lî  travaillait  dans  une  salle  presque 
vide,  aux  vitres  teintées  d'ambre,  aux  tentures  et  aux  tapis 
orangés.  Ainsi  obtenait-il  la  lumière  qu'il  jugeait  normale  et 
que,  d'ailleurs,  il  préférait. 

Gujiv'erre  était  entré  dans  la  vie  par  les  portes  d'ivoire.  Les 
misères  que  font  présager  une  sensibilité  aiguë  se  compen- 
saient par  cette  ivresse  particulière  donnée  aux  êtres  qui 
s'exaltent  pour  l'avenir  des  hommes  et  se  passionnent  pour  la 
beauté  morale.  A  toutes  les  joies,  il  préférait  celles  quj  ont 
pour  principe  les  ferveurs  collectives.  Il  appartenait  à  la  race 
surprenante  qui  s'agite  pour  créer  des  morales,  des  croyances 
et  des  enthousiasmes  nouveaux.  Dangereuse  et  salutaire, 
variable  et  indestructible,  cette  race  est  condamnée  aux  illu- 
sions nées  du  choc  des  foules  ou  des  abus  du  langage.  Son 
énergie  persuasive  reste  un  mystère.  Elle  comporte  une  variété 
de  héros  qui  mènent  directement  la  multitude,  comme  Maho- 
met, la  soulèvent  par  délégation,  comme  Jean-Jacques  Rous- 
seau, ou  agissent  par  la  voie  philosophique,  ainsi  qu'Auguste 
Comte  ou  Nietzsche. 

Guy^-erre  avait  reçu  les  dons  de  la  persuasion.  Depuis 
son  enfance  il  connaissait  l'inquiétude  des  conflits  moraux, 
et  il  exerçait  sur  les  âmes  une  action  excitante  mais  plus 
encore  consolatrice,  qui  faisait  découvrir  dans  la  souffrance 
même  des  motifs  d'exaltation  et  de  douceur. 

Toutefois.,  son  influence  directe  demeurait  restreinte  :  l'ar- 
senal de  Guyverre  était  le  papier  et  Fécritoire.  Comme  Rous- 
seau et  Comte,  il  n'avait  pas  été  construit  pour  séduire  les 
femmes.  Sa  forme  était  massive,  son  visage  confus,  ses  mou- 
vements mal  assortis,  et  l'amour  le  dessei^vait  en  lui  commu- 
niquant un  surcroît  de  gaucherie,  en  même  temps  qu'une 
humilité  dérisoire. 


712  LA    REVUE    DE    PARIS 

Pierre  l'aimait  depuis  vingt  ans  et  trouvait  parfois  auprès 
de  lui  la  griserie  mentale  qui  nous  sort  de  nos  déserts. 

Vêtu  d'un  ulster  couleur  soufre,  Guy  verre  se  promenait 
dans  sa  salle. 

—  C'est  mon  agora  !  —  faisait-il... 

Il  n'y  avait  qu'une  longue  table,  dans  l'encoignure  sud. 
Trois  portes  ouvertes  laissaient  entrevoir  une  bibliothèque,  un 
salon  et  l'antichambre.  - 

—  Tes  pensées  ressemblent  peu  à  la  nature  des  anciens,  — 
dit  Pierre,  —  elles  n'ont  pas  horreur  du  vide. 

— -  Elles  bourrent  l'étendue,  —  répliqua  Guillaume,  —  les 
meubles  les  embarrassent  et  les  font  trébucher. 

Ils  se  regardaient,  avec  cette  quiétude  des  amis  qui  ne 
furent  point  rivaux  et  s'épargnèrent  les  récriminations  qui 
vivifient  les  torts  ou  les  engendrent. 

La  maison  vibrait  aux  bonds  des  autobus  et  vacillait 
lorsque  les  rames  du  métropolitain  passaient  dans  leurs  sou- 
terrains : 

—  Le  tremblement  de  terre  domestique  !  —  dit  Guillaume. 
—  Je  ne  crois  pas  que  ces  murs,  déjà  vieux,  puissent  résister 
plus  d'un  quart  de  siècle. 

Cette  idée  semblait  lui  plaire.  Il  souriait  : 

—  C'est  un  emblème  des  temps  nouveaux.  Jadis  les  miné- 
raux vivaient  avec  lenteur  ;  l'homme  les  troublait  peu  et 
en  usait  avec  économie.  On  mettait  cinq  cents  ans  à  bâtir  une 
cathédrale.  Un  |château-fort  durait  des  siècles.  Ninive,  Baby- 
lone  et  Thèbes  se  sont  perpétuées  jusque  dans  les  entrailles 
du  sol.  Dolmens  et  cromlechs  persistent  dans  les  plaines 
millénaires.  A  présent  le  minéral  subit  notre  fièvre.  Quel 
drame  que  celui  du  fer,  du  cuivre,  des  calcaires  et  des  granits  I 
Les  hauts  fourneaux,  les  usines  et  les  chantiers  sont  les  champs 
où  s'ensemence  et  grandit  la  vie  minérale.  La  pierre  et  le 
métal  se  plient  à  des  évolutions  plus  rapides  que  jadis  l'arbre 
dans  la  forêt  !  Le  règne  de  l'homme,  cher  ami,  a  une  signifi- 
cation effrayante.  Une  faune  surgit  des  profondeurs  où  la 
matière-énergie  gisait  informe,  et  remplace  l'antique  Animal. 
Je  regarde  avec  une  crainte  sacrée  ces  machines  qui  ne  cessent 
de  naître  et  de  mourir  autour  de  nous,  menues  comme  des 
moustiques  ou  plus  vastes  que  le  léviathan.  Une  vie  d'homme 


l'égueil   enchanté  713 

ne  siiflirait  pas  à  les  décrire.  Aucun  travail  qu'elles  n'exécu- 
tent, aucune  fonction  des  sens  qu'elles  ne  remplacent,  aucune 
combinaison  qu'elles  ne  réalisent  ;  elles  pénètrent  l'atome  et 
creusent  la  montagne  ;  elles  galopent  sur  la  chaussée  des  villes 
et  planent  dans  les  nuages  !...  Ah  !  ce  fut  une  voix  prophé- 
tique, mais  non  comme  on  le  crut,  qui  annonçait  la  mort  du 
grand  dieu  Pan  !  La  Terre  achève  de  mourir  :  j'entends  la 
vieille  surface  mystérieuse  qui  dressait  devant  l'homme  une 
énigme  si  passionnante  et  si  redoutable.  Tout  ce  qui  a  vécu 
à  côté  de  nous,  pendant  les  myriades  de  siècles,  est  asservà 
aux  lois  et  aux  caprices  de  notre  vouloir.  Seuls  les  microbes 
et  les  météores  nous  tiennent  tête  ! 

A  la  voix  de  son  ami,  Pierre  retrouvait  un  peu  de  cette 
chaleur  sacrée  qui,  jadis,  donnait  une  solennité  si  douce  aux 
crépuscules  du  Luxembourg,  aux  soirs  où  le  jardin  semblait 
plongé  dans  les  astres.  Alors,  tous  les  possibles  emplissaient 
l'étendue. 

—  Oui,  —  grommela-t-il,  —  les  grandes  émotions  sociales 
jaillissent  du  travail.  La  loi  se  forme  dans  la  nue  orageuse. 
Demain  naîtront  des  individus  collectifs  dont  nos  ancêtres 
n'eurent  aucune  prescience.  L'homme  sera  capable  d'œuvres 
si  soudaines  et  si  cohérentes  que  ce  sera,  en  vérité,  comme  si 
de  prodigieux  surorganismes  étaient  sortis  de  la  caverne.  Et 
de  tels  êtres  ne  pourront  agir  avec  nos  morales  surannées... 
Ah  !  je  sens  la  poésie  tragique  du  monde  de  l'homme,  mais  je 
ne  puis  me  consoler  de  ce  que  l'autre  monde  doive  disparaître... 
Comme  la  terre  est  devenue  petite,  Guillaume  ! 

Parce  qu'il  projetait  son  âme  dans  l'avenir.  Guillaume 
concevait  mal  ces  regrets. 

—  L'homme  a  besoin  de  la  terre,  —  répliqua-t-il.  —  Qu'y 
ferait-il  de  l'éléphant,  du  lion  ou  de  l'alligator?...  Le  milieu 
les  condamne.  Chacun  de  leurs  pauvres  gestes  n'est  qu'une  cari- 
cature du  grand  passé  où  leurs  ancêtres  furent  redoutables... 
Ils  ne  persisteraient  que  pour  être  bafoués.  Leur  survie  serait 
plus  triste  que  leur  mort. 

—  Prends  garde  que  la  grandeur  de  l'homme  tient  autant  à 
la  conservation  qu'au  renouvellement  !  Sans  le  trésor  des 
vieilles  choses  et  des  vieilles  légendes,  nous  ne  serions  que  des 
bêtes  perdues  dans  la  pénombre.  Nous  détruisons  trop  depuis 


714  LA     REVUE     DE     PAF.IS 

trois  cents  ans.  Xoiis  nous  séparons  trop  de  la  nature...  Elle 
aura  sa  revanche. 

C'était  un  sujet  sur  lequel  ils  ne  pouvaient  s'enteinlr.-, 
Guyverre  l'abandonna. 

—  Il  m'est  arrivé  une  grande  chance  !  —  dit-il.  —  Et  je  te 
la  dois  ! 

—  Tu  me  la  dois? 

—  Oui,  cet  adolescent...  ce  Maurice  Arlagnes  que  tu  m'as 
recommandé.  Je  lui  donne  quelque  travail.  Il  est  très  intelli- 
gent et  d'une  conscience  incroyable.  Il  me  rend  des  ser\-ice.s 
réels...  et  surtout,  c'est  la  plus  charmante  nature,  — sous  une 
carapace  presque  anglaise.  Il  a  fallu  aller  à  la  découverte... 
C'est   comme   si   je   retrouvais   notre    jeunesse... 

Guillaume  trottait  le  long  des  murailles  avec  ce  souri r»^ 
qu'il  n'avait  que  pour  les  intimes  : 

—  .Je  m'attache,  comme  on  s'attacherait  à  son  propn^ 
enfant...  Je  vais  le  voir  chez  lui...  Sa  mère  aussi  a  une  âmo 
délicieuse,  d'une  naïveté  que  rien  ne  corrigera...  avec  une  con- 
fiance prodigieuse  dans  la  justice  finale  des  choses.  Ah  î  la 
vie  a  été  féroce  pour  eux  ! 

—  Épouvantable,  oui  ;  Barzel  me  l'a  dit. 

—  Toutes  les  douches  de  la  richesse  et  de  la  misère...  et  quv^r  - 
misère  1  La  douceur  est  qu'on  peut  les  rendre  heureux 

ont  le  don  du  bonheur  ! 

—  C'est  bien  un  don,  —  soupira  Pierre,  —  et  le  plus  rare... 
Tu  Tas,  toi  !  • 

Une  tristesse  passa  sur  le  visage  de  Guyverre.  Elle  s'effaça. 
Il  reparla  de  Maurice  Arlagnes  ;  sa  face  respirait  la  ferveur  : 
tout  son  être  projetait  quelque  chose  d'ardent,  de  fraternel 
et  de  mystique.  Et  ce  spectacle  plaisait  à  Pierre,  il  sentait 
s'évaporer  son  inquiétude... 

Cependant,  la  même  amertume  que  naguère  parut  sur  l; 
visage  de  Guillaume.  Un  long  moment,  il  demeura  pensif,  U'î 
épaules  tombantes  : 

«  Il  songe  à  Jacqueline  !  «se  disait  Pierre. 

C'était  la  femme  de  Guyverre.  Elle  «  pourrissait  »  sa  vie. 
Une  incompatibilité  effarante  les  séparait  et  que  rien  ;.e 
pourrait  combler  :  comment  le  délivrer? 


L'É  C  U  El  L     ]:  X  GITAN  TÉ  7 1  •') 

Dans  le  silence  qui  suivit,  les  deux  hommes  évitaient  de  se 
regarder.  A  la  fin,  Guillaume  murmuia  : 

—  C'est  le  jour  de  Jacqueline.  Elle  se  plaint  de  ne  pas  te  voir. 

Il  y  avait  une  sorte  de  supplication  dans  la  voix  du  mari  : 
[il  croyait  que  Pierre  avait  une  influence  salutaire  sur  Jac- 
[queiine. 


IV 


Valleray  trouva  madame  Gu;^^'erre  en  compagnie  de 
linadame  Claudie  Borigiies,  de  six  autres  dames  et  d'un  petit 
[homme  orangé,  qui  parlait  par  saccades  et  laissait  ensuite 
,  retomber  sa  tête  avec  accablement. 

Jacqueline  étincelait  dans  un  corsage  nué  comme  la  gorge 
[des  ramiers  :  elle  tourna  ses  yeux  fervents  vers  Pierre. 

—  Ah  I  —  fit-elle.  — -  Tout  de  même  ! 
Les  nuances  mouvantes  de  la  perle  passaient  sur  ses  joues. 

^11  s'assit  près  d'elle  et  respira  ses-  parfums.  Le  mirage  passa, 
ce  grand  mystère  des  origines  et  de  la  fin  des  êtres  qui  se 
mêle  au  rêve  de  la  femme.  Ce  n'est  pas  qu'il  désirât  Jacqueline 

—  elle  se  perdait  dans  l'inaccessible  —  mais  elle  était  comme 
la  nue  d'avril  qui  évoque  tous  les  voyages. 

—  Et  tenez,  — ■  reprit-elle,  —  vous  allez  nous  tirer  d'embar- 
ras... Monsieur  Salivou  soutient  que  les  nègres  sont  meilleurs 
musiciens  que  les  blancs. 

—  Cela  ne  fait  pas  de  doute  !  —  cria  le  petit  homme  orangé. 

—  Tout  nègre  est  musicien,  un  blanc  l'est  sur  trois,  à  peine 
un  jaune  sur  dix.  On  le  voit  bien  aux  États-Unis  où  la  seule 
musique  originale  est  inspirée  par  les  nègres... 

—  Pourquoi   Beethoven  et   Mozart    sont-ils   des   blancs? 

—  demanda  Clàudie  Borigues. 

Elle  tournait  vers  Salivou  un  beau  visage  jaloux,  où  la  bouche 
brillait  comme  la  fleur  rouge  du  balisier. 

—  Pourquoi  Phidias  n'était-il  pas  un  Gaulois,  un  Cimbre  ou 
un  Scythe?  —  demanda  railleusement  le  petit  homme.  —  H  y  a 
un  temps  pour  chaque  chose  même  pour  une  civilisation.  Le 
nègre  aura  son  jour.  Pour  l'heure,  il  lui  suffît  de  créer  la  musique 
<Iu  nouveau  monde  et  d'être  le  roi  de  la  boxe. 


710  LA     REVUE     DE     PARIS 

Madame  Borigues  se  mit  à  rire,  en  ayant  soin  de  découvrir 
ses  dents,  qui  étaient  en  forme  de  petits  coquillages. 

—  Qu'en  pensez-vous?  —  demanda  Jacqueline,  en  regardant 
Pierre  avec  langueur. 

—  Rien.  Mais  on  ne  vient  pas  de  découvrir  les  nègres.  Ils 
furent  mêlés  aux  civilisations  antiques  et  mahométanes.  Leur 
œuvre  est  nulle. 

—  Ils  nous  vaincront,  —  affirma  Salivou  avec  jubilation,  — 
ils  nous  feront  knock-out,  comme  leur  Jack  a  fait  de  Jef- 
fries. 

—  Ce  sera  laid  !  —  fit  madame  Borigues. 

^Monsieur  Salivou  se  leva  et  sortit  avec  un  vague  mouve- 
ment de  matchiche.  Des  dames  s'évadèrent  une  à  une.  Pierre 
demeura  seul  avec  Jacqueline  et  Claudie.  Madame  Borigues 
répandait  de  l'ombre.  Ni  sa  chevelure  couleur  de  suie  ni  sa 
peau  ne  donnaient  de  reflets  ;  ses  yeux  semblaient  faits  de 
ténèbres  denses  ;  du  mystère  apparaissait  dans  ses  gestes,  et 
une  avidité  tragique  sur  son  visage.  On  devinait  une  extrême 
incapacité  d'être  heureuse,  en  même  temps  qu'une  vive  sen 
sualité,  dans  le  demi-sourire  qui,  par  intervalles,  plissait  sa 
bouche  écarlate.  Naturellement  jalouse,  surtout  de  Jacqueline, 
elle  passait  pour  vertueuse... 

A  côté  de  cette  femme  sombre,  la  clarté  de  Jacqueline 
devenait  saisissante. 

Tous  trois  parlaient  à  voix  basse,  et  simplement  pour  parler, 
car  c'était  un  de  ces  moments  où  le  moi  se  tasse,  en  proie  aux 
vœux  clandestins.  Jacqueline  avait  une  envie  subite,  et  sans 
raison,  d'être  seule  avec  Pierre.  Elle  savait  que  c'était  une 
envie  vaine,  mais  elle  y  tenait.  Il  y  avait  entre  elle  et  Valleray 
quelque  chose  d'agaçant  et  de  mystérieux.  Madame  Borigues, 
sentant  que  Jacqueline  attendait  son  départ,  résistait  confu- 
sément. Ce  fut  Pierre  qui  se  leva  : 

—  Ah  !  vous  allez  encore  fuir  !  —  s'exclama  Jacqueline. 
—  J'avais  un  conseil  à  vous  demander... 

Claudie  Borigues  fit  mine  de  se  lever  à  son  tour  : 

—  Ce  n'est  rien  de  secret,  —  fit  Jacqueline,  —  avec  un  petit 
rire  nerveux. 

Tous  trois  ressentaient  une  de  ces  agitations  futiles  et  fur- 
tives,  qui  n'ont  presque  jamais  de  suite,  mais  où  s'esquissent 


l'écueil   enchanté  717 

les  possibles.  Quelque  combativité  animait  Claudie  Borigues 
et  Jacqueline. 

L'entrée  d'une  dame  obèse  changea  l'état  des  âmes  : 

—  Revenez  me  voir,  —  fit  Jacqueline,  en  tendant  la  main 
[à  Pierre,  —  j'ai  vraiment  un  conseil  à  vous  demander. 

Il  sortit  ;  il  se  sentit  par  tout  le  corps  une  grande  langueur. 

Le  trottoir  était  humide  ;  un  nuage  gris  sillait  vers  l'orient, 

;le  soleil  tendre  séchait  l'ondée.  Il  y  avait  dans  l'air  toutes 

[sortes  de  nuances  charmantes  et  la  peau  des  femmes  semblait 

[éclaircie. 

Pierre  aperçut  en  lui-même  une  métamorphose.  Des  désirs 
I  impérieux  remplaçaient  ses  vœux  mélancoliques  ;  Jacqueline 
[et  Claudie  Borigues  se  profilaient  dans  l'étendue  : 

—  Je  ne  veux  pas  vieillir  encore  ! 
La  menace  de  Marival,  après  avoir  créé  de  l'épouvante,  créait 

[de  l'excitation.  Sans  cette  menace,  il  demeurait  enlizé  dans 
ses  rêveries  inertes  et  ses  amertumes  croupies.  A  présent,  une 
sève  neuve  emplissait  ses  veines.  Il  voulait  vivre  l'orage  et 
subir  l'ouragan  : 

«  En  es-tu  bien  sûr?  »  se  demanda-t-il. 
•"'  Non,  il  n'en  était  pas  sûr.  Il  connaissait  ses  fluctuations. 
Mais  entre  l'acuité  de  son  trouble  et  les  troubles  d'hier,  il  y 
avait  une  différence  d'espèce.  L'homme  qui  palpitait  dans  le 
soleil  d'après  pluie  ne  ressemblait  pas  à  l'homme  qui  souffrait 
la  peur  de  la  vieillesse,  ni  à  celui  qui,  hier  soir,  s'arrêtait  dou- 
loureusement devant  les  tours  de  Saint-Sulpice.  Pour  retrou- 
ver une  agitation  comparable,  il  fallait  remonter  à  sept 
années... 

Alors,  comme  aujourd'hui,  il  avait  perçu  une  de  ces  mues 
qui  étaient  parmi  les  caractéristiques  de  son  être.  Sans  doute 
étaient-elles  préparées,  mais  sans  qu'il  en  eût  conscience  : 
un  seul  événement  les  déclenchait.  Les  grandes  circonstances 
de  sa  vie  avaient  un  aspect  heurté,  brusque,  discontinu,  plus 
étrange  chez  cet  homme  doué  d'un  sens  fin  de  la  durée. 

Il  y  avait  sept  ans...  La  mer  soupirante...  la  falaise  noire... 
et  les  phares  qui  clignotaient  au  fond  de  la  même  étendue 
que  l'étoile  Vesper.  Un  soir,  ils  montèrent,  à  quinze,  dans  une 
barque  de  pêcheur,  et  doublèrent  la  côte  escarpée.  Sur  les 
vagues  longues,  tous  étaient  jeunes,  riches  de  vie  et  pourvus 


LA     RKVUE     DE     PARIS 


des  beaux  rêves  qui  conduisent  la  créature  périssable.  Une 
rivière  d'argent  s'en  allait  vers  la  lune  ;  debout  à  la  proue, 
un  d'eux  clamait  dans  la  brise  salée  : 

Déjà  de  hauts  vaisseaux  apparaissent  qui  font 
Palpiter  sur  ses  eaux  des  gonflements  de  voiles, 
Chaque  nuit  sa  splemlour  rôflécliit  plus  d'cloiles...  ' 

Et  la  barque  se  retourna  comme  une  coquille.  C'est  à  peine 
si  l'on  entendit  une  clameur  ;  déjà  l'eau,  mère  de  vie,  commen- 
çait à  détruire  ;  Pierre  roulait  dans  la  mort.  Quand  il  s'éleva 
sur  l'écume,  il  aperçut  la  falaise.  Il  nageait  mal  et  lourdement  ; 
ses  vêtements  aidaient  à  le  perdre  ;  il  fut  une  petite  chose 
frissonnante  que  les  hasards  obscurs  poussaient  dans  les  gra- 
nits, à  l'entrée  de  l'échancrurc...  Neuf  de  ses  compagnons 
avaient  péri. 

Cette  aventure  lui  paraissait,  aujourd'hui  encore,  la  cause 
de  son  amour  pour  madame  Coraines.  La  veille,  il  admirait  cette 
femme  longue  et  frileuse,  comme  si  elle  eût  vécu  parmi  les 
phares  et  les  écumes.  Soudain,  il  fut  proche  ;  les  choses  qui 
étaient  diiïiciles  devinrent  faciles...  Julienne  voyageait  avec 
Irène  Marival  et  ne  devait  pas  revenir  avant  trois  semaines. 
Elle  avait  cessé  d'être  une  amoureuse.  Elle  l'avait  été,  pour 
n'y  jamais  revenir,  pendant  les  fiançailles  et  la  première  année 
du  mariage.  Elle  aimait  Pierre  d'une  affection  égale,  profonde, 
immortelle,  sans  ressauts.  Elle  pardonnerait,  pourvu  qu'il 
lui  gardât  son  cœur  de  compagnon,  sa  tendresse  spécifique^ 
Elle  disait  parfois  : 

—  S'il  t'arrive  d'être  faible,  sois  discret  ;  que  je  n'en  sache 
rien  ! 

Longtemps,  il  avait  cru  que  c'était  de  ces  mots*  qui  s'abo- 
lissent devant  la  réalité.  Sûr  enfin  que  c'était  vrai,  il  succomba 
à  un  amour  timoré  pour  Thérèse  Coraines. 

Heureuse  et  dévorée  de  scrupules,  Thérèse  tremblait,  le 
soir,  en  écoutant  Valleray  devant  l'Atlantique,  où  chaque 
astre  formait  un  ruisseau.  Son  corps  frileux  recelait  des  volup- 
tés qu'elle  seritail  en  elle  comme  des  crimes.  Sur  la  place 
obscure,  au  fond  du  jardin  d'hôtel,  grand  et  plein  de  brous- 

î .  A'hvi  î   Sr,!n<(;;i. 


l'écueil   enchanté  71& 

saille,  dans  le  bois  de  Saiiit-Jacques-les-Loups,  leurs  étreintes 
avaient  une  fen'eur  douloureuse  dont  il  se  souvenait  en  trem- 
blant... 

*  J "étais   plus  jeune  !    songea-t-il.    Et   Thérèse   était   là... 
Aujourd'hui,  personne...  » 

Jacqueline  et  madame  Borigues  llottèrent  dans  un  rais  du 
soleil  d'après  pluie.  Il  serait  mort  plutôt,  croyait-il,  que  de 
flirter  seulement  avec  Jacqueline.  Madame  Borigues  était 
bien  loin.  L"amour  apparaissait  comme  ces  pépites  qui  se 
donnent  moins  à  l'effort  qu'à  la  chance.  Pourquoi  serait-il 
aimé  encore?  Ill'avait  été;  c'était  déjà  trop  de  bonheur.  Main- 
tenant, prêt  à  entrer  dans  le  couloir  sinistre,  ne  vaudrait-il  pas 
■mieux  se  donner  à  la  vie  morale? 

Ia\  peu  d'enthousiasme  souleva  Pierre.  Il  avait  reçu  quel- 
Iques-uns  des  dons  qui  rendent  l'homme  apte  à  l'exaltation 
collective,  au  dévouement  et  même  au  sacrifice.  Pourquoi, 
comme  Guillaume,  ne  se  passionnait-il  pas  pour  le  bonheur  et 
la  grandeur  des  foules?  Un  mysticisme  généreux  demeurait 
au  tréfonds  de  son  être. 

Il  croyait,  en  somme,  que  les  morales  sont  des  réalités  supé- 
rieures, source  des  plus  beaux  actes,  indispensables  aux  méta- 
morphoses et  à  la  Création  humaines. 

Seulement,  hélas  !  ces  hautes  réalités  prennent  inévitable- 
ment la  fiction  pour  véhicule.  Et  Pierre  détestait  le  mélange 
de  la  fiction  et  de  l'acte.  Que  faire,  sinon  rassembler  ses  pape- 
rasses et  honnêtement  en  tirer  le  suc  historique?  Si  là  même  les 
fables  tendent  leurs  pièges,  du  moins  lutte-t-il  pour  réduire 
leur  part  et  pour  gagner  quelques  promontoires  à  la  réalité... 

— -  Hasard,  chaos  ou  mystérieuse  harmonie,  —  -murmUra 
Pierre  en  regardant  une  jeune  créature  qui  s'avançait  dans  sa 
grâce  et  laissaifun  sillage  de  foin  coupé,  —  que  je  voudrais  con- 
naître ma  voie  !  Il  me  serait  doux  de  remplir  de  grands  devoirs 
dussè-je  me  plier  à  quelque  dogmatisme,  et  toutefois,  je  vou- 
drais ne  pas  vieillir  sans  avoir  communié  une  fois  encore  avec 
le  monde  intense  et  charmant  de  la  femme  ! 


720  LA     REVUE     DE     PARIS 


V 


Hugues  Claveraux  s'était  glissé  furtivement  derrière  la 
femme  de  chambre;  il  parut  dans  la  salle  d'études  sans  qu'Irène 
l'eût  entendu.  Elle  se  tenait  d'un  air  tragique  devant  le  jeune 
René  et  la  petite  Mauricette  qui  revenaient  du  lycée.  René 
était  sombre  comme  elle,  avec  des  sourcils  d'homme,  tracés 
au  fusain,  et  des  yeux  de  bandit  barbaresque.  Mauricette  mon- 
trait une  face  roussie,  où  luisaient  des  prunelles  de  guenon, 
vives  et  courantes. 

—  Ma  chère  Irène  !  —  balbutia  Claveraux. 

Elle  tourna  vers  lui  son  visage  rougi  par  les  larmes  : 

— •  Hugues  ! 

Elle  l'aimait  avec  contrainte.  L'argent  était  entre  eux,  qui 
creuse  des  fossés  ou  dresse  des  haies  : 

— •  Pauvre  petite  !  —  murmura-t-il. 

Ses  yeux  se  mouillèrent.  Alors,  sentant  revenir  l'enfance  et 
la  jeunesse  (il  avait  été  si  tendre  et  si  complaisant  !)  elle 
s'avança,  elle  cacha  son  visage  sur  l'épaule  de  Hugues  avec 
un  sanglot.  Lui  aussi  sanglotait.  Son  grand  visage  de  chef 
Scandinave  frissonnait  d'émotions  infinies  : 

—  Courage  1  —  répétait-il...  —  Courage...  Courage... 

Il  tapotait  les  omoplates  de  cette  jeune  femme  tragique  : 

—  Tout  s'arrangera  ! 

Elle  releva  la  tête  pour  l'épier.  Il  était  indéchiffrable,  à 
cause  même  de  sa  terrible  sensibilité  :  autant  que  les  autres, 
il  ignorait  ce  qui  se  tramait  au  fond  de  son  âme.  Un  instinct 
invincible  veillait  derrière  les  pires  attendrissements. 

«  Que  va-t-il  faire?  »  se  demandait  Irène. 

Car  Pierre,  selon  sa  promesse,  n'avait  j>as  révélé  l'engage- 
ment de  Claveraux.  Après  avoir  embrassé  la  mère,  il  embrassa 
les  deux  enfants  :  le  jeune  René  pleurait  ;  on  voyait  trembloter 
ses  sourcils  d'homme.  Il  avait  déjà  le  sens  des  catastrophes,  il 
en  connaissait  les  sursauts  pathétiques.  Sa  santé  n'en  souffrait 
point  :  ainsi  qu'Irène,  il  était  construit  pour  ces  agitations 
et  il  semblait  que,  par  intervalles,  elles  lui  fussent  salutaires- 
Mauricette  ne  ressentait  que  du  malaise  et  de  la  curiosité.   . 


l'écueil   enchanté  721 

—  Que  deviendront-ils?  —  sanglota  madame  Marival. 

—  On  ne  le  abandonnera  point  !  —  répondit  Claveraux 
avec  chaleur.  Puis  il  demanda  : 

—  Claude  est  sorti? 

Il  n'était  pas  venu  à  la  première  heure,  retenu  par  l'espé- 
rance obscure  que  Marival  aurait  peut-être  trouvé  ailleurs  les 
fonds  utiles  : 

—  Il  vient  de  rentrer,  —  répondit  Irène.  —  Oh  !  Hugues, 
aie  pitié  de  nous...  Nous  nous  aimions  tant...  tu  étais  si  bon  !... 

Il  s'essuyait  les  yeux  ;  il  imaginait  des  héritages,  des  gros 
lots,  des  miracles  : 

— ■  Je  ferai  mon  possible  !  Moi  aussi,  hélas  !  J'ai  mes  peines... 
Toute  vie  est  difïicile... 

Un  peu  d'irritation  crispe  ses  lèvres  :  Irène  le  dépouillerait 
sans  merci,  non  seulement  pour  elle  et  pour  les  petits,  mais  pour 
Claude.  Puis,  une  sorte  de  peur  le  saisit,  la  peur  des  avares 
qui  multiplie  sinistrement  les  présages. 

—  Nous  allons  tâcher  de  le  tirer  d'affaire,  Pierre  et  moi, 
—  reprend-il,  avec  une  bonhomie  sèche,  — seulement,  jusqu'où 
est-il  enlizé?  Et  comment  le  retenir?  Car  il  n'y  a  pas  seulement 
les  événements... 

Il  s'arrête  à  cause  du  jeune  René  qui  lève  vers  lui  ses  yeux 
barbaresques  : 

—  Tu  peux  nous  sauver...  tu  n'as  qu'à  le  vouloir  ! 

Ces  paroles  mécontentèrent  Claveraux  :  il  repoussa  du  geste, 
avec  réprobation,  l'idée  de  sa  puissance  : 

—  Comment  peux-tu  pailer  ainsi  !  Je  ne  suis  qu'une  pauvre 
créature  qui  ne  raconte  pas  ses  misères.  Si  on  savait  ! 

Son  geste  implique  des  malheurs  mystérieux  et  toutes  les 
menaces  du  destin.  Encore  qu'elle  soit  peu, perspicace,  Irène 
conçoit  qu'il  ne  faut  pas  avoir  l'air  de  douter.  Elle  acquiesce 
d'un  geste  grave,  elle  murmure  : 

—  Tu  as  si  bon  cœur  ! 

C'est  ce  qu'il  faut  dire.  Les  larmes  remontent  aux  yeux  de 
Claveraux  et  cette  tendresse  qu'il  voudrait  pouvoir  épancher 
sans  craindre  pour  sa  fortune. 

—  Nous  ferons  ce  que  nous  pourrons  !  Je  ne  veux  que  votie 
bonheur  à  tous...  je  le  veux  de  toute  mon  âme...  Allons  voir 
Marival. 

15  Octobre  191?  4 


722  LA     REVUE     DE    PARIS 

Marival  avait  préparé  ses  paperasses  :  il  savait  que  Cla- 
veraux  ne  «  marcherait  «  pas  avant  de  les  avoir  examinées. 
Ses  doigts  velus  fourrageaient;  les  renflements  de  ses  tempes 
semblaient  plus  larges.  Quand  son  beau-frère  entra,  il  ne  leva 
pas  tout  de  suite  sa  face,  déformée  par  une  crise  de  rage  et 
d'aversion. 

—  Bonjour,  Claude  !  —  fit  la  voix  de  cloche. 

—  Je  te  remercie  d'être  venu,  —  répondit  l'autre,  en  ten- 
dant une  main  mouillée  par  l'émotion. 

Ils  se  regardèrent.  C'étaient  deux  combattants  ;  mais  Cla- 
veraux  aimait  à  cacher  sa  puissance  autant  que  Marival  à 
l'étaler.  Chacun  de  leurs  rêves  était  dissemblable.  Hugues 
voulait  une  force  douce,  secrète  et  bienfaisante,  une  immense 
fortune  derrière  la  petite  maison  pâle  aux  volets  verts.  Des 
pêches,  des  cerises,  des  fraises,  des  poires  dans  le  verger  ; 
des  légumes  cultivés  par  un  vieux  bonhomme;  une  cuisinière 
qui  se  disait  aussi  femme  de  chambre...  et  lui,  Claveraux, 
menant  une  existence  modeste,  vêtu  de  velours  à  côtes,  et 
jouant  le  rôle  bleu  des  providences.  Il  répétait  avec  enthou- 
siasme : 

Voici  trois  médecins  qui  ne  se  trompent  pas  : 

Gaîté,  doux  exercice  et  modeste  repas  ! 

Marival  ne  concevait  que  la  cohue,  l'éclaboussement  et  la 
jactance.  La  hâte  l'avait  engagé  dans  le  nœud  coulant.  Ses 
yeux  jaloux,  couleur  d'argile,  essayaient  de  déchiffrer  le  grand 
visage  de  Hugues  : 

—  Mon  pauvre  ami  !  —  psalmodiait  celui-ci. 

Il  tendait  sa  main  de  femme,  fondante,  qui  s'affermissait 
dans  l'étreinte. 

—  Puis-je  compter  sur  toi?  —  fit  soudain  Marival. 
Claveraux  se  réfugia  dans  le  vague  : 

—  Tout  mon  possible  !  Je  ferai  tout  mon  possible  ! 
Claude  connaissait  cette  phrase  fluide,  et  une  autre  encore  : 

«  Tout  s'arrangera  )',  qui  enveloppaient  Hugues  comme  des 
mares. 

—  Pierre  t'a  dit?  —  demanda-t-il. 

—  Oui,  Pierre  m'a  dit...  —  fit  la  voix  magnifique.  —  Mais, 
dans  son  intérêt  même,  il  faut  que  nous  y  voyions  clair.  Nous 
ne  sommes  pas  riches... 


l'écueil  enchanté  723 

Claude  baissa  la  tète,  pour  cacher  l'amertume  de  son 
mépris  ;  l'autre  devint  rouge,  car  il  souffrait  du  sentiment 
.qu'il  inspirait  au  beau-frère. 

—  Nous  ne  sommes  pas  riches,  —  insista-t-il,  avec  une 
nuance  plaintive,  —  Pierre  n'a  qu'une  petite  fortune.  C'est  un 
grand  homme...  Nous  ne  sommes  rien  à  côté  de  lui...  Il  est 
affreux  de  toucher  à  sa  sécurité.  Et  moi,  j'ai  de  gros,  de  très 
gros  engagements.  Tu  sais,  hélas  !  ce  que  cela  veut  dire,  ce 
que  ça  représente  de  faiblesse  et  de  péril...  Allons  !  parle  à 
cœur  ouvert,  mieux  nous  connaîtrons  la  situation  et  mieux 
nous  pourrons  agir. 

Avec  quelle  joie  Marival  lui  aurait  écrasé  les  narines  à  coups 
de  poing  !  Fou  de  haine,  il  roidissait  les  mâchoires.  Et  il 
répondit  d'une  voix  blanche  : 

—  C'est  simple  et  compliqué.  Je  suis  engagé  dans  une 
spéculation  de  terrains  en  Seine-et-Oise...  dans  deux  affaires  de 
mines  en  Catalogne  et  dans  l'Amalgamated  Copper  Company 
du  Lac  Ontario.  Ces  affaires  sont  sûres...  mais  il  faut  que  je 
«  fasse  »  du  temps...  le  temps,  c'est  ma  chair. 

—  Les  cours  du  cuivre  ont  été  trop  hauts,  —  remarqua 
Clavereaux,  — -  et  l'Amalgamated  Copper  a  été  téméraire.  Il  y 
a  des  difficultés  d'exploitation...  le  lac  inonde  les  galeries... 
A  quel  prix  as-tu  acheté? 

—  Cent  quatre-vingt-dix... 

—  Nous  devons  être  aux  environs  de  cent  cinq? 
Marival  considéra  l'autre  avec  un  frisson  superstitieux  : 

—  Tu  en  es  donc? 

—  Non  !...  —  mentit  Claveraux,  qui  profitait  de  la  baisse.  — 
^n  tout  cas,  le  cours  de  cent  quatre-vingt-dix  ne  se  reverra 
pas  avant  longtemps...  ni  même  celui  de  cent  cinquante.  Et 
les  affaires  de  Catalogne? 

Marival  tendit  en  silence  une  liasse  de  papiers,  avec  des 
plans,  que  Claveraux  examina  : 

—  Je  sais  !  —  dit-il,  après  une  pause.  —  J'ai  été  tâté.  Quand 
donc  sonnera  l'heure  de.Fexploitation?  Et  il  y  a  eu  des 
mécomptes. 

—  Pas  dans  la  richesse  des  gisements. 

—  Non,  dans  les  travaux.  En  tout  cas,  affaire  plus  lente 
-encore  que  la  Copper.  Restent  les  terrains. 


724  LA     REVUE     DE     PARIS 

De  nouveau,  Marival  exhiba  des  plans  et  des  comptes. 
L'autre  s'attarda  dans  une  longue  vérification.  Par  intervalles, 
il  posait  quelque  question  précise  ou  insidieuse.  A  la  fin  : 

—  Nous  sommes  disposés,  Pierre  et  moi,  à  te  venir  en  aide... 
Mais  il  nous  faut  des  garanties...  et  des  promesses  formelles. 

—  La  corde  au  cou  !  —  ricana  Claude. 

—  La  bouée  de  sauvetage.  Tu  es  dans  les  sargasses...  tu 
n'as  ni  la  liberté  de  tes  mouvements,  ni  le  sang-froid  néces- 
saire. Qui  l'aurait  à  ta  place?  Pas  moi...  Je  me  sentirais  devenir 
fou...  Par  suite,  il  est  indispensable  que  tu  ne  prennes  aucune 
résolution  sans  nous  consulter...  plus  indispensable  encore  que 
tu  renonces  à  toute  nouvelle  spéculation... 

—  Ah  !  —  râla  Marival. 

Il  courut  à  travers  la  chambre  puis,  saisissant  un  vase  de 
Copenhague,  il  le  brisa  contre  le  marbre  de  la  cheminée  : 

—  Avare  !  —  hurla-t-il. 

Claveraux  devint  très  pâle.  Ses  mains  de  femme  se  mirent 
à  trembler,  son  grand  visage  se  revêtit  d'horreur. 

—  Tu  vois  !  —  fit-il  avec  résignation...  —  tu  perds  toute 
dignité  et  tout  contrôle  sur  toi-même.  Que  te  dois-je,  après 
tout?  Par  quel  acte  as- tu  mérité  mon  affection  et  mon  aide?... 
Tu  n'es  qu'orgueil,  égoïsme  et  cruauté...  tu  n'as  songé  aux 
autres  que  pour  les  étonner,  les  éblouir,  les  réduire  en  sei-vi- 
tude  ou  exiger  leur  assistance.  Et  pourtant,  me  voici  prêt  à  te 
rendre  ser^^'ice.  En  échange,  je  n'aurai  que  l'injure  et  la  haine. 
Soit.  J'accepte.  Du  moins,  je  veux  que  mon  effort  ne  soit  perdu 
ni  pour  toi-même  ni  pour  les  tiens,  qui  sont  les  miens  aussi. 

—  Pourquoi  me  traites-tu  comme  un  enfant?  Je  te  vaux 

bien... 

— •  En  affaires,  certes.  Tu  vaux  mieux.  Mais  comme  tous  les 
hommes  acculés,  tu  n'as  pas  la  plénitude  de  ton  sang-froid  et, 
enfin,  tu  vaux  pour  la  fortune,  non  pour  l'infortune.  Chacun 
son  infirmité. 

Les  ondes  de  la  colère  s'éteignaient  dans  la  poitrine  de 
Marival.  Il  regrettait  d'avoir  injurié  Claveraux,  et  tout  de 
même,  il  éprouvait  une  satisfaction  hargneuse  : 

—  Excuse-moi,  —  dit-il,  —  je  suis  vif. 

—  Je  n'ai  pas  de  rancune. 

C'était  exact.  Claveraux  ne  haïssait  point,  mais  ceux  qui 


l'égueil   enchanté  725 

l'avaient   ofïensé    «  mouraient   »  en   lui,  à  moins  qu'ils  ne 
fussent  de  son  sang  : 

—  Tu  as  besoin  de  trente  mille  francs  —  reprit-il.  —  Si  j'ai 
bien  tout  compris,  ces  trente  mille  francs  te  donneront  un 
répit  de  trois  ou  quatre  mois.  Ensuite,  à  moins  d'une  chance, 
les  difficultés  reparaîtront...  La  chance  peut  venir  d'une 
hausse  soudaine  de  la  Copper.  C'est  improbable.  Pour  les 
mines,  ce  sera  heureux  s'il  n'y  a  pas  un  appel  de  capitaux. 
Restent  les  terrains.  Ils  monteront,  je  le  crois.  Pas  tout  de 
suite.  Ce  que  je  voudrais  examiner  avec  toi,  c'est  la  possibilité 
d'en  revendre  une  partie,  à  des  conditions  que  nous  pouvons 
rendre  avantageuses...  et  qui  d'ailleurs  le  seraient  pour  les 
acquéreurs...  Jusqu'à  un  certain  point,  je  pourrais  m'associer 
avec  toi  pour  cette  opération. 

Marival  le  regarda  avec  méfiance  et  Claveraux  s'en  aperçut  : 

—  Ce  dernier  point  n'a  aucune  importance  !...  Les  événe- 
ments nous  guideront...  De  quelque  manière  que  l'opération 
se  fasse,  elle  doit  se  faire,  si  tu  ne  veux  pas  te  retrouver  devant 
la  banqueroute.  Il  faut  aussi  que  tu  nous  ménages  une  hypo- 
thèque, à  Pierre  et  à  moi... 

—  Crois-tu  que  je  m'en  tire?  —  dit  Claude  avec  brus- 
querie. 

—  Tu  peux,  à  la  rigueur,  tenir  jusqu'à  la  fm  de  l'année.  Si 
l'Amalgamated  Copper  a  progressé...  si  les  terrains  sont  en 
hausse...  si  les  mines  espagnoles  ne  réclament  pas  de  capitaux 
ou  en  réclament  peu...  tu  pourras  partiellement  rétablir  ton 
équilibre. 

Marival  écouta  avec  indifférence,  jusqu'au  mot  «  partielle- 
ment ».  Alors,  il  sursauta  : 

—  Pourquoi  ne  pourrais-je  pas  le  rétablir  tout  entier? 

—  Tu  perds  sur  les  cuivres  jusqu'à  cent  quatre-vingt-quinze  ! 
Et  ta  position  y  est  importante. 

. —  Mais  les  mines?  Mais  les  terrains? 

—  Les  mines,  aléa.  Les  terrains,  pour  la  plupart,  longue 
échéance.  Un  coup  de  fortune  est  possible  :  dans  l'espèce,  je  le 
compare  à  un  coup  de  loterie. 

Ces  mots  tombaient  en  coups  de  trique  sur  Claude,  car  il 
croyait,  malgré  lui,  à  la  finesse  du  beau-frère.  Pendant  une 


726  LA     REVUE     DE    PARIS 

minute,  il  demeura  assommé.  Puis  les  soupçons  rampèrent 
sournoisement  dans  sa  cervelle... 

—  Merci  !  —  fit-il,  de  mauvaise  grâce.  —  Après  tout,  tu  me 
sauves. 

Claveraux  sentit  la  méfiance  et  la  révolte  : 

—  Prends  garde  !  —  dit-il,  d'un  ton  affligé.  —  Tu  es  dans 
les  ténèbres  de  la  caverne...  Le  sang-froid  seul,  des  mouve- 
ments lents  et  vérifiés,  peuvent  te  tirer  d'afîaire. 

—  Le  moindre  grain  de  mil...  - —  dit  tout  bas  Claude. 

Ils  demeurèrent  encore  une  minute  face  à  face,  machines 
humaines  mystérieuses,  tout  gonflés  de  secrets  qu'ils  cachaient 
comme  des  crimes.  Chacun  tuait  mentalement  l'autre.  L'héri- 
tage de  Claveraux  ouvrait  la  voie  sacrée  ;  les  spéculations  crois- 
saient comme  des  chênes  ;  une  forêt  d'argent  éblouissait 
l'avenir...  La  mort  de  Claude  délivrait  Irène,  les  enfants,  Pierre 
Valleray,  Claveraux.  Il  était  le  fauve  tapi  dans  l'île. 

Pleins  de  leur  rêve,  ils  firent  le  geste  d'alliance  des  hommes  : 
leurs  mains  s'étreignirent. 

(^  Il  est  fait  pour  vivre  longuement  !  »  se  dit  Marival  avec 
amertume. 

Claveraux  songeait  que  seuls  l'accident  ou  le  suicide  pour- 
raient hbérer  la  famille. 


VI 

Depuis  la  veille,  François  guettait  Rose  Blandine.  Il  souffrait 
beaucoup  et  ses  désirs  s'étaient  évanouis.  Blandine  devenait 
une  ennemie  redoutable,  dont  chaque  geste  lui  donnait  d'hor- 
ribles battements  de  cœur.  Il  avait  mal  dormi.  Jusqu'à  l'aube, 
il  ne  cessa  d'imaginer  la  «  meilleure  manière  ».  A  son  réveil, 
fatigué  et  très  lâche,  il  entrevoyait  le  délice  de  ne  rien  pour- 
suivre. Mais  des  forces  supérieures  le  poussaient  —  sentiment 
d'une  déchéance,  souvenir  d'autres  reculs,  certitude  que  le 
camarade  Raoul  Guestre  avait  une  maîtresse.  Il  fallait  que 
Rose  Blandine  lui  donnât  le  trophée. 

Rose  le  voyait  continuellement  dans  le  couloir,  ou  bien  il 
apparaissait,  d'un  air  vague,  au  moment  où  elle  mettait  le 
couvert  ;  parfois,  d'une  voix  éteinte,  il  marmonnait  quelque 


l'écueil   enchanté  727 

propos  informe.  Elle  le  trouvait  singulier,  et  s'abstenait  d'hypo- 
thèses trop  directes.  Agée  de  vingt-sept  ans,  le  teint^clair  mais 
sec,  des  yeux  indigo,  un  petit  chignon  paille  de  mais,  des  lèvres 
déteintes,  qui  pelaient,  elle  révélait  une  certaine  élégance 
terne  et  élimée.  François  l'aurait  trouvée  parfaite,  si  elle  avait 
«  voulu  ».  Il  mettait  une  sorte  de  modestie  dans  sa  vie  senti- 
mentale et  ne  désirait  pas  énormément  les  femmes  trop  belles 
ou  trop  éclatantes.  L'autre  sexe  tout  entier  apparaissait  assez 
surnaturel  pour  qu'un  jeune  homme  ne  dédaignât Jpas  les 
dames  blettes.  Rose,  à  peine  fanée,  réalisait  une  sorte  d'idéal  : 

—  Je  la  veux  !  —  se  répétait-il  avec  autorité. 

Plus  il  le  disait,  moins  il  en  était  sûr.  Il  puisa  quelque  force 
au  lycée,  à  cause  de  Guestre,  et  parce  qu'il  y  sentait  mieux 
la  honte  de  son  inexpérience.  A  quatre  heures,  il  rentra  avec 
des  décisions  telles  qu'il  en  flageolait.  On  le  vit  au  salon,  dans 
le  fumoir,  dans  la  salle  à  manger  et  même  dans  le  cabinet  de 
débarras,  où  il  dressait  des  embuscades.  Lorsqu'il  entendait  le 
pas  feutré  de  Blandine,  il  se  sentait  une  âme  d'assassin  timide 
et  se  sauvait  le  long  des  murailles.  La  fuite  lui  rendait  du 
courage  ;  il  serrait  les  poings  ;  il  grommelait  : 

—  Il  le  faut  ! 

A  bonne  distance,  il  prenait  un  air  cynique  : 

—  Je  vais  lui  régler  son  affaire  ! 

Comme  ce  serait  doux  si  elle  faisait  des  avances  !  «  Elles 
en  font  toutes  »,  affirmait  Morisseau,  le  psychologue.  Peut-être 
en  faisait-elle,  sans  qu'il  les  vît?  Peut-être  encore  n'avait-elle 
pas  de  sens?  Il  essayait  de  le  croire  :  ce  serait  une  excuse  déci- 
sive. 

Vers  cinq  heures  et  demie,  n'en  pouvant  plus,  et  sous  l'em- 
pire d'une  résignation  morne,  il  se  plaça  dans  le  couloir,  près  du 
tournant  qui  conduisait  au  fumoir.  Un  dégoût  immense  lui 
soulevait  la  gorge  ;  le  monde  entier  était  devenu  un  chaos 
malpropre.  Du  moins,  il  allait  en  finir... 

Le  pas  feutré...  la  silhouette  gris  souris...  le  petit  chignon 
pâle...  Il  baisse  le  front,  livid»=:  il  claque  des  dents.  Quand  elle 
est  proche,  il  avance  deux  bras  mous,  deux  bras  de  cauchemar, 
et  la  saisit,  à  peu  près,  par  les  épaules.  Elle  a  compris.  Elle  fait 
tm  sourire  terne.  Et  rejetant  les  mains  humides  d'effroi  : 

—  Pas  avec  moi,  monsieur  François  !  Ça  mène  à  l'hôpital. 


72  8  LA     REVUE     DE     PARIS 

Déjà,  elle  a  disparu  et  le  soulagement  est  immense.  Plus 
d'attente,  plus  d'embûche,  plus  d'espérance  amère  ni  de 
crainte  glaciale.  Ce  soir,  il  mangera  paisiblement,  et  il  sent 
que  la  pâleur  a  déjà  quitté  son  visage  ;  ses  jarrets  se  raffer- 
missent. Mais  à  peine  il  a  fait  quelques  pas,  et  voici  la 
déchéance.  Il  est  un  paria,  un  outlaw,  un  rebut.  Rose  l'exile 
de  l'amour  ;  jamais  aucune  femme  ne  voudra  de  lui.  Le  senti- 
ment d'une  tare  secrète  l'effare  et  le  dégrade.  Puis,  dans  un 
accès  de  rage  et  de  haine,  il  voudrait  torturer  Blandine  ou 
la  couvrir  d'opprobre  :  il  rêve  aussi  de  donner  dix  francs  à 
une  fille,  pour  qu'elle  se  promène  avec  lui,  dans  le  square, 
à  l'heure  où  Rose  sort.  Mais  non,  il  se  dévouera  à  des  œuvres 
magnanimes,  il  méprisera  l'opinion  des  hommes  et  vivra  en 
cénobite  : 

—  Je  sanctifierai  ma  solitude  !  —  déclare-t-il,  car  il  a  lu 
Siello. 

A  la  fm,  c'est  une  vaste  lassitude  et  une  amertume  affreuse. 
Sa  mère  le  méconnaît  ;  son  père  l'ignore  ;  ses  compagnons  sont 
des  brutes  : 

—  Je  suis  un  malheureux...  je  n'ai  jamais  eu  une  minute 
de  bonheur  sur  la  terre  ! 

Cette  phrase  lui  tire  des  larmes  qui,  d'ailleurs,  le  soulagent 
et  lui  font  sentir  qu'il  a  faim...  Il  va  couper  un  quignon  de 
pain  dans  l'office,  le  mange  avec  sensualité  et  mélancolie,  tout 
en  songeant  que,  peut-être,  il  aurait  dû  suivre  l'avis  de  Poi- 
chauvin  et  «  lui  coller  un  baiser  derrière  l'oreille  >'. 

— •  Alors,  tu  préfères  du  pain  sec  au  goûter?  —  fit  une  voix 
ironique. 

François  sursaute  et  regarde  sa  mère  avec  malveillance  : 

—  Je  n'avais  pas  faim  tout  à  l'heure  ! 
Elle  voit  qu'il  a  les  yeux  rouges  : 

—  Tu  as  pleuré? 

Le  grand  garçon  redevient  pour  Julienne  l'être  fragile  autour 
de  qui  s'agite  la  douceur  féminine  : 

—  Moi...  pleuré  ! 

Le  ton  est  rude  ;  elle  soupire.  Comment  saisir  cette  âme 
que  l'adolescence  rend  inconnaissable?  Tout  s'y  contredit 
d'une    manière     déconcertante    et    baroque,    pitoyable    et 


l'écueil   enchanté  729 

rugueuse.  L'incohérence  de  l'enfant  est  maniable  par  l'instinct, 
par  l'impulsion  simple,  mais  celle  de  l'adolescent  est  pleine  de 
chocs  en  retour.  Puis,  le  lien  de  la  mère  et  de  l'enfant  est 
naturel,  celui  de  la  mère  et  de  l'adolescent  implique  de  l'arti- 
fice. Les  siècles  de  civilisation  et  de  vie  familiale  ont  pu  atté- 
nuer la  rupture  ;  ils  n'ont  pu  la  supprimer.  Ou  du  moins,  la 
soudure  ne  s'est  bien  faite  que  d'un  côté,  celui  des  parents 

—  elle  est  faible  et  inégale  du  côté  de  la  jeune  bête  humaine 
qui  veut  courir  son  aventure. 

Julienne  sait  trop  que  le  petit  n'est  plus  à  elle.  Il  échappe 
à  la  fois  par  les  mirages  sociaux  et  la  rétivité  animale  ;  son 
idéal  change  chaque  jour  ;  rien  ne  l'intéresse  qui  vient  du  père 
ou  de  la  mère.  Plus  que  tout,  son  inertie  rend  l'intimité  impos- 
sible. La  douceur  échoue,  parce  qu'elle  demeure  inaperçue, 
la  colère  agit  trop  et  exagère  la  séparation  ;    le  persiflage 

—  Julienne  y  est  encline  —  remplit  îe  garçon  de  rancune.  Si 
l'on  peut  agir,  un  peu,  par  l' amour-propre,  il  semble  dur  de 
flatter  son  enfant,  quand  cette  flatterie  n'apparaît  pas  seule- 
ment exagérée  mais  mensongère.  Puis,  il  s'y  serait  vite  accou- 
tumé ;  il  l'aurait  accueilhe  avec  l'indifférence  dont  il  accueille 
les  soins  matériels... 

«  Tout  lui  est  dû  !  »  songeait  madame  Valleray  avec  amer- 
tume. Elle  souffre  davantage  parce  qu'elle  est  clairvoyante.  Les 
mères  se  sauvent  par  l'aveuglement.  Mais  Julienne  a  perçu, 
dès  son  origine  l'hiatus  qui  les  sépare,  et  qu'aucune  lutte  ne 
serait  efficace.  Il  lui  vient  une  prescience  que  l'atavisme 
n'explique  point,  car  ce  genre  de  souffrance  est  récent  :  fruit 
trop  tendre  des  dernières  sensibilités  humaines,  il  n'existait 
guère  dans  le  monde  antique  ni  au  moyen  âge.  D'ailleurs, 
l'effrayante  aventure  de  la  maternité  est  un  recommencement 
du  monde  pour  chaque  femme... 

—  Il  n'est  pas  plus  mauvais  qu'un  autre  !  —  disait  Valle- 
ray —  C'est  la  loi.  Comment  savoir  si  elle  n'est  pas  salutaire? 

Cela  ne  consolait  pas  Julienne  :  elle  savait  bien  que  Pierre 
souffrait  presque  autant  qu'elle  de  voir  ce  grand  garçon 
s'ennuyer  auprès  des  siens... 

—  Pourquoi  n'aurais-tu  pas  pleuré?  —  fit-elle  tendrement 
en  posant  la  main  sur  le  bras  de  François. 


7.'>U  LA     REVUE     DE     PARIS 

Il  serait  si  doux  de  le  presser  sur  son  cœur  !  Lui-même  sentit 
passer  une  onde  de  tendresse...  Puis  il  devint  rouge  et  l'impa- 
tience crispa  son  visage  ;  il  venait  d'entendre  le  pas  feutré  de 
Blandine  : 

— -  C'est  rien  du  tout  !  —  dit-il  avec  une  brusquerie  que  sa 
voix  de  mue  rendait  brutale. 

Il  s'éloigna.  Elle  demeurait  pensive,  avec  le  sentiment  qu'il 
y  avait  en  somme  des  choses  qu'il  ne  pouvait  pas  dire  ;  la  vie 
tournoyait  en  elle,  insaisissable  comme  le  vent  dans  un  feuil- 
lage... 

L'heure  était  funeste.  Le  malheur  avait  paru  avec  Irène,  il 
assombrissait  les  chambres.  Pierre  venait  de  «  faire  »  les  quinze 
mille  francs,  à  grand'peine  ;  la  cuisinière  avait  cassé  un  vase 
de  Delft  que  Julienne  aimait  passionnément  ;  l'architecte 
réclamait  des  réparations  coûteuses  à  la  maison  de  rapport 
des  Valleray...  Cette  sécurité  qui  enveloppait  si  doucement 
Juliep.nc  décelait  des  craquelures  ;  de  toutes  parts  s'avançaient 
les  hordes  des  vicissitudes.  La  scène  avec  le  jeune  garçon  ren- 
dait l'inquiétude  si  âpre  que  Julienne  av^ait  envie  de  pleurer. 
Quand  cette  envie  la  prenait,  elle  ne  pouvait  s'empêcher  d'aller 
auprès  de  Pierre.  Elle  y  alla. 

Il  se  plongeait  dans  ses  paperasses  comme  on  se  plonge  dans 
le  sommeil.  Plus  encore  que  sa  compagne,  il  sentait  «  l'impor- 
tunité  des  sinistres  oiseaux  ».  Son  âme  pourrie  de  prévoyance^ 
comme  il  disait,  accumulait  les  mauvais  présages. 

Il  leva  la  tête  et  regarda  venir  sa  femme.  Elle  lui  avait 
épargné  tout  ce  qui  gâte  le  souvenir  d'un  grand  amour  ;  il  vou- 
lait qu'elle  fut  présente,  à  l'heure  où  il  se  roidirait  dans  la 
mort.  Aux  jours  de  froissements,  l'un  et  l'autre  avaient 
réprimé  les  mots  qui  déposent  des  lies  et  des  miasmes.  Il  ne 
reprochait  qu'une  chose  à  Julienne  :  elle  l'écoutait  mal.  Elle 
lui  faisait  le  même  reproche,  quoi  qu'il  parût  plus  attentif 
qu'elle  :  c'était  une  attention  trop  souvent  voulue  ;  elle  sem- 
blait une  politesse.  Au  total,  leurs  mentalités  demeuraient 
hétérogènes  et  ne  pouvaient  se  rejoindre  que  par  intermit- 
tences. Chacun  ayant  le  sens  de  l'inévitable,  quoique  diverse- 
ment, ils  acceptaient  cette  lacune,  ils  ignoraient  la  «  lutte 
pour  la  parole  »,  qui  ronge  tant  de  couples  et  demeuraient 
l'un  pour  l'autre  un  suprême  refuge. 


l'écueil   enchanté  731 

—  Ça  ne  marche  pas?  —  fit-il,  en  lui  voyant  ce  visage  qu'on 
nomme  si  justement  visage  tiré. 

Il  la  prit  contre  sa  poitrine,  d'un  geste  lent  qu'elle  aimait. 

—  C'est  François.  Il  est  étrange...  il  a  pleuré... 

Il  eut,  par-dessus  l'épaule  de  sa  femme,  un  mince  sourire. 

—  Rien  d'anormal,  —  afiirma-t-il.  —  Le  garçon  n'est 
étrange  que  pour  nous.  Nous  n'y  pouvons  rien. 

Ces  paroles  la  révoltèrent  : 

—  Et  s'il  lui  arrivait  malheur? 

—  Ce  serait  par  accident.  François  sait  ce  qu'il  doit  à  sa 
personne,  il  est  aussi  bien  équilibré  que  nous  —  mieux  peut- 
être.  Non  qu'il  soit  insensible  :  il  n'ignore  pas  la  tendresse,  il 
pratique  l'enthousiasme,  même  l'exaltation,  mais  il  est  pourvu 
d'un  bon  frein,  un  frein  automatique,  à  peu  près  indéréglable 
et  incassable  :  chaque  fois  que  la  pente  sera  trop  forte,  ce  frein 
l'arrêtera. 

—  Pourquoi,  —  gémit  .Julienne,  — -  nous  traite-t-il  comme 
des  étrangers? 

—  Comme  des  étrangers  !  —  se  récria-t-il.  —  Il  nous  traite 
comme  ses  parents.  Les  parents,  c'est  une  propriété  qui  se 
cultive  elle-même  et  ne  craint  aucun  dégât.  Il  n'y  a  qu'à 
cueilhr  les  fruits,  à  jouir  du  soleil  et  de  l'ombre...  C'est  le 
Saint  des  Saints  de  la  sécurité.  Notre  vie  est  pour  François 
une  utilité  incessante  ;  notre  mort  même,  pour  peu  que  nous 
gardions  quelques  rentes,  sera  salutaire.  Pourquoi  François 
s'occuperait-il  de  nous,  puisque  immanquablement  nous  don- 
nerons le  nécessaire  et  le  superflu? 

—  Oh  !  —  se  récria-t-elle  —  il  n'est  pas  si  égoïste. 

—  Pas  plus  égoïste  que  les  autres.  Sa  moyenne  est  bonne. 
Il  nous  aime  bien.  Il  ferait,  à  la  rigueur,  un  effort  pour  nous 
—  chpse  pourtant  bien  anormale  î  Mais  nous  ne  l'intéressons 
point.  Nos  idées,  nos  sentiments,  nos  goûts  sont  les  idées,  les 
sentiments  et  les  goûts  qui  l'ennuient.  Le  moindre  geste  du 
camarade  Guestre  ou  du  copain  Marsoulat  a  des  significations 
autrement  passionnantes.  Pauvre  petite,  la  loi  ancienne  n'est 
abolie  que  du  côté  parents... 

Il  l'embrassa  encore  ;  ils  se  regardèrent,  les  yeux  moites. 

—  C'est  affreux  et  magnifique!...  —  fit-il  à  mi-voix.  —  S'il 
n'y  avait  pas  encore  ce  néfaste  Marival  ! 


73  2  LA     REVUE     DE    PARIS 

On  frappa  à  la  porte  ;  ils  virent  apparaître  Hugues  Clave- 
raux.  Ses  sourcils  retombaient  en  accent  circonflexe,  les 
paupières  soucieuses  donnaient  aux  yeux  une  forme  triangu- 
laire ;  il  poussa  un  grand  soupir  en  déposant  une  chemise  de 
papier  jaune  : 

—  J'ai  pris  les  garanties  possibles.  S'il  s'en  tire,  notre 
créance  rentrera  automatiquement. 

—  Mais  s'en  tirera-t-il? 

Hugues  différa  de  répondre.  Il  regardait  Pierre  et  Julienne 
en  sa  manière  affectueuse.  Il  aimait  à  se  trouver  là,  non  seule- 
ment à  cause  de  sa  sœur  mais  tout  autant,  plus  peut-être,  à 
cause  du  beau-frère. 

—  Sa  situation  est  lourde,  —  répondit-il  enfin,  ^~  et  de 
toute  manière,  aléatoire.  Elle  renferme  de  bons  éléments,  et  les 
éléments  douteux  ne  devraient  guère  empirer...  Cependant,  il 
ne  pourra  pas  rétablir  sa  fortune  ;  il  y  faudrait,  outre  un  large 
et  long  crédit,  un  sang-froid  dont  Claude  n'est  plus  capable. 
S'il  ne  rue  pas  trop  dans  les  brancards,  peut-être  sauvera-t-il 
la  moitié  de  sa  mise. 

—  Le  ménage  avait  trente  mille  francs  de  rente,  —  remar- 
qua Pierre.  —  Avec  quinze  mille,  Marival  se  rongera  le  foie... 

—  Il  ne  consentira  point  !  —  dit  rêveusement  Claveraux.  — 
Plutôt  vivrait-il  dans  les  pampas.  Sa  mentalité  est  faite...  rien 
ne  peut  plus  la  défaire.  Pour  Marival,  il  n'y  a  pas  de  vie  inté- 
rieure, il  n'y  a  que  la  vie  sociale,  et  une  seule  forme  de  la  vie 
sociale  —  la  pire.  Ou  il  mangera  son  capital  et  se  supprimera, 
ou  il  continuera  le  jeu  de  conquête.  C'est  encore  la  première 
voie  qui  serait  la  meilleure,  pour  les  siens  et  pour  nous...  Si  du 
moins,  nous  pouvions  le  juguler  pendant  une  année,  temps 
nécessaire  pour  que  la  situation  actuelle  se  résolve  !...  La  cage 
est  fragile...  le  fauve  frénétique  !... 

Pierre  vit  le  trou  noir  de  la  ruine  : 

—  Limitons  nos  risques  — ■  ajouta  Hugues.  — ■  11  serait 
affreux  que  vous  fussiez  entraînés... 

—  Comment  limiter  nos  risques  I  —  fit  plaintivement 
l'historien.  —  Si  c'était  une  affaire  positive,  nous  n'en  courrions 
pas.  Aucune  loi  ne  nous  asservit,  aucun  contrat  ne  nous  lie... 
Le  drame  est  dans  nos  âmes.  Nous  sommes  faibles,  Hugues. 

Claveraux  lui  saisit  les  deux  mains,  dans  une  exaltation 


l'écueil   enchanté  733 

subite.  Parce  que  Pierre  l'avait  associé  à  sa  faiblesse,  il  se 
sentait  envahir  par  un  flot  de  dévouement,  de  générosité  et 
d'héroïsme  ;  de  grosses  larmes  coulaient  sur  ses  joues  : 

((  Je  le  sauverai  !  »  pensait-il. 

Pendant  une  minute,  sa  fortune  même  lui  parut  peu  de 
chose  au  prix  de  l'amitié  et  de  l'estime  du  beau-frère  : 

—  N'importe  !  —  cria-t-il  avec  un  sanglot.  — ■  Il  faut  se 
défendre.  Nous  ne  sommes  pas  seuls.  En  nous  entraînant  dans 
sa  ruine,  Marival  y  entraînerait  Julienne,  François,  Irène 
aussi  et  ses  enfants.  Promettez-moi  de  ne  rien  faire  sans  me 
consulter.  Et  s'il  va  trop  loin  !... 

Les  larmes  avaient  tari.  Il  eut  un  de  ces  gestes  chaleureux 
et  obscurs  qui  exprimaient  l'éternel  conflit  de  ses  deux  ins- 
tincts : 

■ —  Comptez  sur  moi  !  —  faisait-il  avec  énergie. 

Tout  de  suite,  cette  énergie  devint  de  l'accablement  ;  Clave- 
raux  regarda  autour  de  lui,  comme  un  homme  qui  a  parlé 
trop  haut,  dans  un  lieu  environné  de  délateurs  : 

—  Convenablement  maniée,  la  loi  nous  donnerait  des  armes, 
—  reprit-il  tout  bas.  —  De  ceux  qui  abusent  des  biens  de  leur 
descendance,  elle  permet  de  faire  des  mineurs... 

—  Mais  s'il  se  suicide?  —  demanda  Pierre. 

Claveraux  détourna  la  tête  et  retint  son  soufile.  Ce  qui 
s'agitait  en  lui  était  si  violent,  qu'il  craignit  son  visage  comme 
un  ennemi  mortel...  Quand  il  parla,  sa  voix  chevrotait  : 

—  Il  se  suicidera  sûrement  s'il  se  ruine  !  Tandis  que,  garanti 
contre  lui-même,  soutenu  par  l'espoir  que,  tôt  ou  tard,  sa 
tutelle  serait  levée  et  stimulé  par  la  vision  d'une  revanche,  il  y 
aurait  chance  pour  qu'il  accepte  la  vie  et  même  qu'il  s'y  cram- 
ponne... 

—  Hugues  a  raison  !  —  intervint  Julienne. 

—  N'est-ce  pas?  —  fit  humblement  Claveraux. 

—  Il  n'a  pas  considéré  le  choc,  —  affirma  Pierre.  —  Il  serait 
effroyable.  A  cet  homme  tout  en  surface  et  en  surface  d'or- 
gueil, la  tutelle  apparaîtrait  comme  une  fin  du  monde. 

—  Oui,  s'il  était  frappé  brusquement.  Mais  la  loi  n'est 
jamais  rapide  quant  au  fond.  Il  y  aurait  d'abord  la  menace, 
puis  quelques  mesures  conservatoires,  puis  la  procédure,  une 


,31  l.X     REVUE     DE     PAIUS 

lutte  enfin,  où  Marival  peut  escompter  la  victoire  et  se  préparer 
à  la  défaite.  Donc  pas  de  vrai  choc. 

—  C'est  égal  !  —  murmura  Pierre,  —  une  telle  aventure  me 
remplirait  de  terreur... 

—  Nous  en  reparlerons  plus  tard,  —  fit  Claveraux  avec 
précipitation,  car  il  craignait  que  le  beau-frère,  mal  préparc 
à  l'événement,  ne  prononçât  quelqu'une  de  ces  paroles  par 
lesquelles  l'homme  se  prend  soi-même  au  piège... 

Quand  Claveraux  fut  sorti,  Pierre  et  Julienne  demeurèrent 
plongés  dans  un  rêve  chagrin  : 

—  Voilà  notre  vie  semée  de  chausse-trapes  !  —  grommela 
enfin  Valleray.  —  Je  me  demande  si  nous  en  sortirons,  et  com- 
ment? 

—  Mon  pauvre  mari  !  —  s'écria  Julienne,  bouleversée  de 
remords.  —  Ce  sont  les  miens  qui  te  menacent  ! 

—  Lorsqu'un  Marival  doit  se  trouver  sur  notre  route,  il 
s'y  trouve  toujours...  Et  il  y  a  Claveraux  pour  nous  défendre. 
Il  est  habile,  il  est  patient,  il  est  plein  de  vigilance...  Je  me 
méfie  terriblement  de  lui,  mon  petit  enfant,  et  en  même  temps, 
il  m'inspire  une  grande  confiance.  Ce  n'est  pas  le  plus  com- 
plexe des  hommes,  non,  mais  c'est  le  plus  double.  Je  ne  con- 
nais personne  qui  semble,  à  ce  point,  fait  de  deux  individus 
superposés,  et  qui  ne  cessent  de  se  combattre.  Je  songe  toujours 
à  lui,  lorsque  je  contemple  ce  lieu  tumultueux,  où  les  eaux 
jaunes  de  l'Arve  et  les  eaux  bleues  du  Rhône  se  ruent  les  unes 
sur  les  autres.  Mais  il  nous  aime  et  chose  singulière,  il  m'aime 
presque  autant  que  toL.. 

■ —  Il  avait  une  si  belle  âme  ! 

—  Il  fa  toujours.  Seulement,  il  a  fautre  aussi,  celle  qui 
était  de  beaucoup  la  plus  petite  quand  il  avait  quinze  ans,  et 
que  vous  n'aperceviez  pas.  Elle  a  poussé  ! 

La  souffrance  ayant  presque  les  gestes  de  l'amour,  ils  mêlè- 
rent leur  affection  dans  une  mélancolique  étreinte,  et  Pierre 
demeura  seul.  Il  n'avait  jamais  été  plus  seul.  Le  mal  qu'avait 
apporté  Irène  ne  cessait  de  s'accroître.  Toutes  les  assises  de 
l'être  semblaient  ébranlées  i  l'historien  refaisait,  par  étapes 
convulsives,  l'histoire  de  sa  propre  vie.  Cette  chétiv-e  histoire 
contenait  ses  tribus,  ses  peuplades,  ses  cités  et  ses  nations. 


l'écueil  enchanté  735 

Elle    résumait    singulièrement    l'évolution    des    multitudes 
humaines. 

—  Où  suis-je?  —  murmura-t-il  avec  un  grand  frisson,  — 
Que  me  veut  ce  flot  de  jeunesse,  puisque  je  ne  puis^remonter 
le  courant?  Que  me  veulent  ces  regrets,  puisque  les  arrêts  de 
la  chair  sont  irrévocables?  Que  me  veulent  ces  désirs,  puisqu'ils 
doivent  être  inassouvis?  Oh  !  monde  multiple,  monde  insaisis- 
sable, si  je  pouvais  me  perdre  dans  une  grande  œuvre  ! 

La  porte  s'ouvrit,  Janine  montra  ses  yeux  frais  comme  les 
jeunes  prairies.  Elle  savait  qu'il  avait  de  la  peine.  Elle  lui  prit 
la  main  et  la  baisa  tendrement  : 

—  Ah  !  Janine,  —  balbutia-t-il. 

Elle  versait  delà  joie  dans  son  cœur  triste,  telle  une  petite 
pluie  qui  mouille  faiblement  le  désert  de  sables. 

(A  suivre.) 

j.-H.  ROSNY  aîné 


AUX  DARDANELLES 

(FÉVRIER-MARS   19i:>) 

L'ATTAQUE    DES   DÉTROITS 

Récit  d'un  témoin. 

ler  février  1915. 

Au  mouillage  de  Port-Trébouki,  dans  l'île  de  Skyros.  Les 
cuirassés  à  l'ancre  semblent  assoupis  dans  ce  clair  décor 
d'Orient,  que  ferme  à  l'Occident  un  horizon  lumineux  de 
collines,  et,  tout  près  de  nous,  à  toucher  presque  notre  proue, 
le  fantastique  écran  de  pierrailles  que  jaunit  le  soleil  couchant. 
Aucun  être  humain  ne  les  habite,  ces  pentes  rocailleuses  et 
ravinées,  que  des  torrents,  au  creux  de  capricieuses  vallées, 
dégringolent  à  la  saison  des  orages.  Quelque  berger  grec, 
attardé,  le  soir,  dans  le  rose  du  crépuscule,  pousse,  seul,  parmi 
les  oliviers  et  les  lavandes,  la  tache  mouvante  de  son  troupeau. 
La  voile  d'une  tartane  qui  s'échoue  palpite  un  instant  près 
de  la  côte  ;  une  chanson  s'égrène  à  la  brise  qui  meurt,  tandis 
que  dans  le  ciel,  bleui  de  nuit,  s'allume  et  naît  la  première 
étoile.  La  mélancolie  de  l'heure  nous  pénètre,  et  nous  causons 
à  mi-voix,  d'un  ton  lassé,  sur  la  plage  arrière  du  navire... 

Il  y  a  si  longtemps  que  nous  sommes  ici,  dans  l'ennui  amol- 
lissant de  l'inaction,  au  sein  de  cette  même  mer^Égée,  où  nos 


AUX    DARDANELLES  73  7 

escadres  connurent  si  souvent  de  triomphantes  croisières  ! 
Avec  quelle  joie  ne  l'accueillait-on  pas  autrefois,  cette  tournée 
du  Levant,  quand  la  nouvelle,  un  beau  matin,  s'en  répandait 
dans  l'armée  navale  ;  et  cette  Provence,  vers  qui  va  notre 
nostalgie,  avec  quel  cœur  léger  ne  la  fuyait-on  pas  alors  ! 
Mais  les  temps  sont  changés  :  cette  mer,  ces  îles,  toute  cette 
nature,  adorable  en  temps  de  paix,  nous  semblent  aussi 
hostiles  aujourd'hui  que  l'ennemi  nouveau  —  pauvre  peuple 
éternellement  asservi  —  qui,  dans  un  coup  de  folie,  vient  de 
prendre  les  armes  contre  nous. 

Avant  que  la  stupide  Turquie  ne  nous  obligeât  à  venir 
monter  la  garde  aux  Dardanelles,  notre  rôle  n'avait  été  ni 
plus  glorieux  ni  plus  actif.  Le  3  août,  notre  division,  qui  avait 
appareillé  de  Toulon  avec  l'armée  navale,  recevait  en  mer 
l'ordre  de  se  détacher  du  gros  de  l'escadre  et  de  rejoindre  la 
côte  d'Algérie.  A  Oran  d'abord,  puis  à  Alger,  nous  avions 
protégé,  parmi  les  hourrahs,  l'embarquement  de  nos  troupes 
d'Afrique,  que  nous  avions  ensuite  convoyées  jusqu'à  Mar- 
seille et  jusqu'à  Cette.  Une  croisière  de  trois  longs  mois,  alors, 
près  de  Bizerte,  autour  du  plus  morne  des  caps,  au  pourchas 
des  bâtiments  de  commerce  contrebandiers,  puis,  dans  les 
premiers  jours  de  novembre,  en  route  pour  les  Dardanelles  ! 

Voilà  donc  près  de  trois  mois  que  nous  naviguons  dans  ces 
parages,  en  compagnie  des  croiseurs  anglais  qui  poursuivirent 
le  Gœben  et  le  Breslau.  Aucun  événement  nouveau,  depuis  ce 
temps,  du  côté  du  Détroit,  que  barre  une  flottille  de  tor- 
pilleurs. Ténédos,  Port-Sigri  à  Mitylène,  Port-Trébouki  à 
Skyros  sont  nos  habituelles  escales.  Pas  un  jour  de  terre,  ou 
dans  des  pays  si  désolés  que  l'esprit  n'en  pouvait  plus  chasser 
l'obsédante  vision.  Ce  Sigri,  où  chaque  fois  nous  revenons 
pour  charbonner,  comment  imaginer,  dans  la  laideur  et  la 
déchéance  du  présent,  qu'il  ait  pu,  sans  la  dégrader,  naître 
au  sein  de  l'antique  et  légendaire  Lesbos?  Comme  la  moindre, 
la  plus  misérable  bourgade  d'Orient,  il  séduit,  au  premier 
aspect,  avec  sa  vieille  citadelle  turque  aux  créneaux  croulants, 
sa  plage  blonde  où  des  pêcheurs  s'ébrouent,  le  clocheton 
pointu  de  son  minaret,  et,  dominant  le  semis  des  maisons 
arrêtées  à  mi-flanc  du  coteau,  le  primitif  moulin  qui  tourne  à 
la  brise  comme  un  minuscule  jouet  d'enfant.  Mais,  à  terre, 

15  Octobre  1915.  5 


LA     REVUE     DE    PARIS 


qjuel  désenchantement  !  Après  la  jetée  de  corail,  où  dansent 
à  )a  boule  les  barcasses  grecques  accostées,  c'est  de  suite  le 
dédale  d^es  ruelles  fangeuses,  que  bordeiit  de  misérables 
échof>pes  CElumées.  Grossière  enluminure  des  enseignes,  vitres 
poussiéreuses  où  transparaît  le  \isîïge  étonné  des  buveurs 
d'araki,  et,  dans  l'ombre  du  comptoir,  le  dédaigneux  turban 
àa  vieux  marchand  turc  impassible.  Étrange  mélange,  en  ce 
pays,  de  deux  races  si  longtemps  ennemies  et  pourtant  si 
voisines  !  Grecs  et  Turcs  sont  fusionnés  au  point  que  l'étranger 
ne  saurait  faire  entre  eux  aucune  distinction.  Le  noble  pope 
qui  m'a  salué  et  que  je  suis  sur  les  cailloux  glissants,  franchit 
le  seuil  également  familier  de  la  mosquée  et  de  l'église.  Pour 
nous,  même  accueil,  réservé  sans  doute,  de  cette  population 
—  amie  ou  ennemie  —  à  qui  nous  apportons  l'esjyoir  de 
quelque  gain  en  proportion  de  l'effectif  de  nos  navires.  Très 
bienveillante  est  la  neutralité  du  ma.Fchand  grec  qui  fait  venir 
à  grands  frais  —  ainsi  que  l'atteste  sa  note  —  les  provisions 
dont,  s'emplissent  pour  iious  ses  maigres  entrepôts.  Très  bien- 
veillante et  reconnaissante  à  la  fois,  cette  foule  d'émigrés  qui 
ont  fui  devant  les  atrocités  turques,  et  qui,  entassés  dans  les 
niasures  de  Sigri,  ont  reçu,  aux  premiers  jours,  les  soins  des 
médecins  de  notre  escadre.  Nous  en  rencontrons  à  tous  les 
coins  de  rue,  de  ces  lamentables  réfugiés,  des  femmes  surtout, 
qui,  les  pieds  nus  dans  la  boue  et  vêtues  de  haillons,  implorent, 
en  se  frappant  la  poitrine,  la  miséricorde  du  passant.  Seuls, 
des  groupes  d'enfamts,  croisés,  dans  le  décombre  du  chemin, 
mettent  à  ce  tableau  d'infinie  tristesse  une  note  d'ilinocence 
et  presque  de  gaieté.  Ils  trottinent  près  de  nous,  soulevant 
sur  leurs  mollets  bronzés  leurs  robes  trop  longues,  ou  bien,  le 
bras  recourbé  vers  le  front  où  se  pose  un  menu  fardeau,  lèvent 
sur  nous  leurs  graves  regards  bleus... 

De  temps  en  temps,  après  nos  escales  à  Sigri,  c'est  à  Ténédos 
que  nous  allions  jeter  l'ancre,  et  de\^nt  ce  point  de  l'île  où  la 
terre  ferme  semble  un  grand  mur  aJbrupt  qui  vient  de  sortir  du 
flot.  Rade  ouverte  à  tous  les  vents,  mais  si  près  des  Darda- 
nellesy  dont  on  devine  l'entrée,  là-bas,  dans  la  buée  bleuâtre 
où  disparaît  Imbros.  Là  stationnent  torpilleurs  et  sous- 
iiaarins»  vigilantes  sentinelles  croisant  à  tour  de  rôle  aux 
portes  mêmes  du  dangereux  Détroit,  prêts  à  donner  l'alarme. 


AUX     DARDANELLES  739 

si  le  Gœben  ou  quelque  autre  navire  ennemi  s'avisait  dé  sortir. 
Mais,  à  ce  sujet,  aucune  crainte  n'est  possible  :  ni  le  Gœben,  ni 
l'escadre  turque  n'oseront  s'exposer  au  feu  de  nos  cuirassés  et 
des  croiseurs  de  bataille  britanniques.  Pour  qui  connaît  la 
façon  dont  les  Allemands  mènent  la  guerre  —  et  personne  ne 
l'ignore  plus  aujourd'hui  —  nul  doute  que  c'est  du  côté  de  la 
mer  Noire,  où  l'escadre  russe  est  moins  puissante  et  moins 
armée,  que  l'hétéroclite  flotte  ennemie  ira  cueillir,  en  bom- 
bardant des  ports  ouverts,  de  plus  faciles  victoires.  Et  c'est 
pourquoi  notre  rôle  nous  paraît  ingrat  et  sans  gloire  :  l'ennemi 
se  dérobe  au  combat. 

Quelquefois,  une  alerte  !  Dès  torpilleurs  turcs  sont  signalés 
dans  le  Détroit,  et  même  des  sous-marins,  dont  nous  croyions 
la  Turquie  dépourvue.  Renseignements  officieux  venant  de 
diplomates  peu  avertis  sur  les  choses  de  la  marine  et  confon- 
dant de  bonne  foi  des  torpilleurs  avec  des  sous-marins.  N'em- 
pêche !  L'alerte  était  donnée,  et  l'on  prenait,  ne  fût-ce  que 
pour  exercice,  au  sérieux  l'avertissement...  Un  jour,  à  Dékeli, 
près  de  Ténédos,  le  canot  de  la  Fanfare  avait  été  accueilli  par 
une  vive  fusillade.  Les  hommes  qui  le  montaient  avaient 
ordre  d'incendier  une  barcasse  turque  échouée  sur  le  rivage 
et  pouvant  servir  au  mouillage  de  mines.  Un  matelot  avait 
-été  tué,  deux  autres  blessés  grièvement.  A  la  suite  de  cette 
escarmouche,  toute  action  provocante  avait  été  interdite 
contre  la  côte,  de  peur  sans  doute  des  représailles  dont  on 
menaçait  nos  nationaux,  et  cela  resserrait  davantage,  si 
possible,  les  limites  de  cette  désespérante  guerre  de  blocus, 
où  commençaient  à  s'énerver  nos  énergies. 

Depuis,  ce  blocus  continuait,  sans  trêve  ni  imprévu,  sans 
autre  espoir  que  de  le  voir  finir  après  la  guerre.  Comment 
penser  autrement,  autrement  que  ce  soir,  comme  tous  les  soirs, 
devant  Skyros,  sur  la  plage  arrière  du  navire,  où  nous  causons 
à  mi-voix,  d'un  ton  lassé,  tandis  qu'autour  de  nous  tous  les 
feux  des  vaisseaux  à  l'ancre  se  masquent  déjà  pour  la  nuit?... 

15  février. 

Serait-il  vrai,  mais  nous  n'osons  y  croire,  que  nous  allons 
enfin  sortir  de  notre  inertie?  Depuis  plusieurs  jours,  il  n'est 


740  LA     UEVUJi     DE     l'AIilS 

question  dans  les  carrés  que  d'une  action  prochaine  contre  les 
Dardanelles.  Nous  en  sommes  bien  un  peu  étonnés,  car,  à 
diverses  reprises  déjà,  les  deux  amiraux  des  flottes  alliées 
avaient,  dit-on,  soumis  à  leur  gouvernement  un  projet  d'olïen- 
sive  contre  les  Détroits,  mais  nulle  réponse  n'était  encore  venue 
de  l'Amirauté  ni  de  la  rue  Royale.  Et  puis,  au  début,  les  gens 
bien  informés  ne  donnaient-ils  pas  mille  raisons  subtiles  contre 
une  semblable  action  commune  de  l'Angleterre  et  de  la  France? 
La  tentative  en  elle-même  est  ardue,  et  nul  n'ignore  que  le 
mince  chenal  qu'il  faudra  forcer,  si  l'on  renonce  à  se  contenter 
du  bombardement  à  longue  portée  du  3  novembre,  est  semé 
de  mines,  de  torpilles,  et  gardé  par  des  forts  puissants  mis  au 
point  par  la  science  teutonne.  Non,  malgré  les  précisions  qu'on 
nous  en  donne,  cette  nouvelle,  au  moins  prématurée,  nous 
laisse  sceptiques.  Ne  nous  avait-on  pas  annoncé,  en  ce  pays 
du  mirage  et  de  la  fantasmagorie,  que  le  premier  bombarde- 
ment des  forts  de  l'entrée  avait  exterminé  tant  de  Turcs  que 
quarante  charrettes  avaient  à  peine  suffi  pour  évacuer  les 
cadavres?  Renseignements  toujours  de  source  officieuse,  mais 
qui,  avec  le  temps,  perdaient  en  valeur  ce  qu'il  gagnaient  en 
précision,  les  charrettes  n'étant  plus  qu'au  nombre  de  huit  et 
bientôt  de  quatre  !  Il  était  indéniable,  toutefois,  que  les 
résultats  obtenus  ce  jour-là,  encore  qu'ils  n'eussent  pas  été 
exactement  appréciés,  dussent  faire  bien  présager  d'une 
attaque  à  plus  courte  distance. 

Notre  amiral,  à  qui  je  rends  visite  au  retour  d'une  mission  à 
Malte,  s'étonne  quand  je  lui  apprends  qu'aucun  navire  de 
guerre  anglais  n'était,  lors  de  mon  passage,  mouillé  dans  ce 
port.  Et  pourtant,  on  attend  sous  peu  une  puissante  escadre 
aux  Dardanelles,  où  la  flotte  alliée  ne  compte  à  présent,  outre 
les  sous-marins  et  les  torpilleurs,  que  trois  cuirassés  français 
et  un  croiseur  de  combat  britannique.  Le  Saint-Louis,  qui 
faisait  partie  de  notre  division  de  complément,  nous  a  quittés 
récemment  pour  se  faire  réparer  à  Bizerte,  et  vient  d'être 
rattaché  à  la  division  de  Syrie.  Le  vice-amiral  Carden  est 
parti  à  Malte  sur  VIndefatigable,  pour  discuter,  croit-on,  le 
plan  de  l'Amirauté.  Mais  la  Vengeance  arrive,  ayant  à  son  bord 
le  contre-amiral  de  Robeck,  suivie  de  près  par  le  Cornwallis 
et  par  le  Triumph. 


AUX     DARDANELLES  741 

16  février. 

L'amiral  quitte  le  Sufjren  et  vient  inspecter  à  bord  du 
Gaulois  la  compagnie  de  débarquement.  Sur  le  quatrième 
pont  du  cuirassé,  les  cols  bleus  alignés  présentent  les  armes, 
aux  accents  de  la  Marche  Lorraine.  Les  canons  de  65  ont  été 
fourbis  avec  soin,  le  matériel  de  démolition  —  pioches,  grap- 
pins, cordes  à  nœuds  —  est  correctement  amarré  au-desssus 
des  havre-sacs.  C'est  qu'il  faudra  peut-être,  une  fois  les  forts 
détruits,  aller  par  escalade  enclouer  les  batteries  et  les  empê- 
cher de  se  braquer  à  nouveau  contre  nous.  Tout  est  au  point, 
et  l'amiral  paraît  satisfait.  Juché  sur  une  glène  de  filin,  domi- 
nant de  sa  svelte  taille  le  cercle  recueilli  qui  l'entoure,  il 
explique  en  termes  clairs  la  portée  de  l'action  qui  se  prépare  : 
la  Turquie  frappée  au  cœur,  l'Allemagne  humiliée  dans  son 
prestige,  la  Russie  donnant  par  le  Bosphore  la  main  aux 
alliés,  et  cette  longue  guerre  abrégée  par  la  chute  de  Constan- 
tinople.  L'auditoire  a  frémi,  quand  l'amiral,  après  un  chaud 
serrement  de  main,  a  donné  l'accolade  au  chef  du  corps  de 
débarquement,  et  dans  tous  ces  yeux,  qu'un  peu  d'émotion 
vient  troubler,  passe,  furtive  lueur,  un  désir  d'héroïsme  et 
de  noble  gloire... 

A  8  heures  du  soir,  chaque  bâtiment  de  la  division  fran- 
çaise dépêche  à  bord  du  Suffren  un  de  ses  officiers  pour  y 
chercher  des  ordres.  Ces  ordres,  c'est  dans  le  Mémorandum 
anglais,  dont  le  chef  d'état-major  fait  la  distribution,  qu'on 
les  trouvera  implicitement  contenus  :  le  plan  du  forcement  du 
Détroit,  sa  subdivision  en  sept  phases  principales,  le  bombar- 
dement des  forts  hors  de  leur  portée,  puis  leur  écrasement  à 
très  faible  distance,  le  dragage  des  champs  de  mines  sous  la 
protection  des  cuirassés  et  des  croiseurs,  y  sont  exposés  avec 
une  clarté  et  une  concision  toutes  britanniques.  Douze  cui- 
rassés anglais,  dont  un  superdreadnought,  la  Queen-Elizabeth, 
huit  croiseurs  rapides,  seize  destroyers,  six  sous-marins,  sans 
compter  les  dragueurs  de  mines,  un  bateau  porte-aéroplanes 
et  les  nombreux  navires  de  ravitaillement,  doivent  prendre 
part  aux  opérations,  concurremment  avec  nos  quatre  cui- 
rassés français,  nos  sous-marins  et  nos  dragueurs.  Un  détail 
inquiète  bien  un  peu  nos  canonniers  :  c'est  la  question  du 


742  LA     REVUE     DE     PARIS 

«  tir  indirect  »  des  Anglais,  cette  méthode  qui  consiste  à  bom- 
barder un  but  qu'on  ne  voit  pas  et  que  voit  seul  un  avion  ou 
un  bâtiment  appréciateur,  et  aussi  celle  du  tir  deliberaie,  du 
tir  lentj.et  bien  ajusté,  auquel  nous  préférons  le  tir  rapide. 
Mais  [bast  !  L'expérience  permettra  de  juger,  et  ce  sera  le 
moment  ou  jamais,  pour  nos  officiers  de  tir,  de  comparer 
les  deux  procédés. 

17  février. 

Toute  une  escadrille  de  chalutiers  anglais  arrive  en  rade  de 
Skyros.  Ce  sont  les  fameux  dragueurs  qui  doivent  relever  les 
mines  dans  les  Détroits  et  créer  ainsi  un  chenal  de  sécurité 
pour  les  unités  de  haut  bord.  Besogne  délicate  et  périlleuse 
que  celle  du  dragage,  d'autant  que  ces  petits  bâtiments  n'ont, 
à  part  leur  blindage,  aucun  moyen  de  se  défendre  contre  le 
feu  de  l'ennemi.  Voici,  émergeant  de  l'arrière,  les  deux  bos- 
soirs qui  soutiendront  l'appareil  déployé  ;  entraîné  par  le 
câble  dragueur,  l'orin  de  la  mine  arrachera  du  sol  sous-marin 
le  crapaud  qui  l'y  fixe  ;  alors,  remorqué  dans  des  bas-fonds,  le 
perfide  engin  n'aura  besoin,  pour  couler,  que  de  quelques 
coups  de  fusil,  à  bout  portant,  dans  sa  carapace  ^. 

Nous  les  regardons  longuement  défiler,  ces  vaillants  dra- 
gueurs, qui  portent  en  tête  de  mât  leur  flamme  de  guerre 
fièrement  éployée.  Le  succès  de  notre  entreprise  ne  dépend-il 
pas  d'eux  pour  une  grande  part,  et  ne  sont-ils  pas,  ces  satellites, 
les  précieux  auxiliaires  des  cuirassés  qui,  demain,  Sedduî- 
Bahr  et  Koum-Kaleh  anéantis,  se  lanceront,  confiants,  dans 
leur  sillage?... 

Peu  à  peu  nous  rallient  les  unités  annoncées  dans  le  Mémo- 
randum. Le  croiseur  Inflexible  a  remplacé  Vlndefatigable,  que 
nous  n'avons  pas  revu  depuis  son  départ.  Sa  silhouette,  iden- 
tique et  trapue,  se  découpe  sur  la  nacre  du  ciel,  avec  sa  coque 
très  basse,  ses  tourelles  ramassées,  ses  trois  courtes  cheminées, 
dont  l'une,  surélevée,  se  cache  derrière  le  mât  de  misaine.  Il 
revient  du  combat  des  îles  Falkland,  où  périrent  les  croiseurs 

1.  Le  système  fiançais,  très  prise  d'ailleurs  par  nos  alliis,  repose,  on  le  sait, 
sur  un  principe  différent  :  l'orin  est  coupé  par  de  puissantes  cisailles  que  traîne 
à  son  arrière  le  dragueur,  et  la  mine,  ainsi  libérée,  remonte  à  la  surface. 


AUX     DAUDAXEI.LES  743 

allemands  ScharnhorsietGneisenau.  Ses  flancs  sont  tigrés  de 
larges  bandes  blanclies,  qui,  de  loin,  fondent  'son  profil  dans 
l'éblouissante  nappe  marine.  A  ses  côtés,  le  fidèle  Dmbiin, 
notre  compagnon  de  blocus,  montre  à  fleur  d'eau,  tachetées 
comme  une  robe  de  léopard,  ses  quatre  obliques  cheminées, 
que  couronne  un  éternel  panache  de  suie. 

De  retour  d'une  croisière  devant  Dédéagatch,  rAmiTal- 
Charner  nous  rapporte  quelques  impressions  recueillies  au 
cours  d'un  entretien  avec  des  officiers  bulgares.  Quelle  sera 
l'attitude  de  ce  pays?  Sera-t-il  favorable  à  la  Duplice  ou  à  la 
Triple  Entente?  Les  officiers,  interrogés,  n'ont  pas  caché  q«e 
leur  intérêt  les  portait  plutôt  vers  l'Allemagne,  malgré  leur 
sympathie  pour  la  France.  Mais  sait-on  seulement  si  la  Bul- 
garie a  l'intention  d'entrer  dans  le  conflit?...  Et  la  Grèce, 
va-t-elle  saisir  l'occasion  qui  s'offre  de  régler  ses  litiges  avec 
le  Grand-Turc?  Il  nous  revient  que  le  Ministre  de  Grèce 
a  quitté  Constantinople,  et  l'on  chuchote  qu'une  escale 
que  fit  dernièrement  l€  Mirabeau  au  Pirée  pourmit  bieti 
avoir  une  très  haute  signification...  Mais  ce  ne  sont  là  que 
des  bruits,  dont  la  source  est  souvent  dans  les  journaiix  hel- 
lènes... 

18  février. 

L'amiral  Carden,  que  VIndefaligable  ramène  dans  la  mer 
Egée,  adresse  l'ordre  du  jour  suivant  aux  bâtiments  de  la 
flotte  alliée  : 

La  noble  tâche  du  forcement  des  Dardanelles  a  été  confiée  à 
l'escadre  alliée  de  la  ^Méditerranée  orientale.  Il  est  aisé  de  se  rendre 
confie  de  l'extrême  importance  de  cette  action  de  guerre,  e*i  ce  qui 
touche  la  péninsule  des  Balkans,  la  Turquie  et  le  tJiéâtre  général  des 
hostilités. 

Une  puissante  force  navale  vient  d'être  groupée.  Le  plan  général 
des  opérations  consiste  surtout  dans  la  réduction  des  ouvi-ages  forti- 
fiés et  dans  le  dragage  des  champs  de  mines. 

Dans  ces  conditions,  l'amiral  considère  devoir  rappeler  particu- 
lièrement l'attention  sur  l'absolue  nécessité  de  ne  point  gaspiller  les 
munitions,  surtout  celles  des  pièces  de  gros  calibre,  par  des  ouvertures 
de  feu  intempestives.  Ce  principe  est  si  important  que  l'amiral  se 
réserve  de  reléguer  à  l'arrière-garde  tout  bâtiment  qui  se  rendrait 
coupable  de  quelque  manquement  à  cette  injonction. 


744  LA     HEVUE     DE     PARIS 

Économie  de  munitions,  voilà  le  grand  principe.  Ils  sont 
pourtant  prévus  avec  des  projectiles  plein  leurs  flancs,  les 
ravitailleurs  de  nos  bouches  à  feu.  Cela  signifie  donc  claire- 
ment qu'il  y  aura  plus  d'un  coup  de  canon  à  donner  avant 
d'arriver  à  Stamboul,  —  n'en  déplaise  à  certains  optimistes 
souriants,  qui,  les  pieds  aux  chenets,  un  atlas  de  Schrader 
ouvert  sur  les  genoux,  forcent,  à  leurs  soirées  perdues,  les 
Dardanelles... 

C'est  le  tour  du  Gaulois  de  quitter  Port-Trébouki  et  d'aller 
patrouiller  autour  de  Ténédos.  Nous  sommes  à  la  veille  du 
grand  jour,  et  nous  n'avons  pu  voir  jusqu'ici  qu'un  petit 
nombre  de  vaisseaux  anglais.  Mais  nous  allons  probablement 
rencontrer  demain  toute  l'armée  navale,  si  nous  comprenons 
bien  le  sens  de  ce  message  sans  fil  :  «  Ordre  au  Gaulois  de  se 
trouver  demain  au  sud-ouest  de  Ténédos  et  de  rejoindre 
l'escadre.  » 

Chacun  à  bord  prend  ses  dispositions  en  vue  du  combat. 
Les  armoires  des  chambres  sont  vidées  de  leurs  vêtements, 
les  bibliothèques  de  leurs  livres,  que  l'on  déménage,  à  l'abri 
dans  des  caisses,  sous  le  pont  cuirassé.  Dès  les  premiers  jours 
de  la  guerre,  elles  s'étaient  déjà  vues  dépouillées  de  leur 
superflu  —  tapis,  rideaux,  tentures  —  ces  petites  chambres 
d'officier,  dont  l'exiguïté  prend,  avec  l'habitude,  un  air  d'inti- 
mité et  presque  de  confort.  La  mienne  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'une  cellule  aux  parois  de  fer,  plafonnée  d'amiante,  où  reste 
intacte  encore  l'indispensable  couchette.  Sur  la  tôle  des  ponts 
le  linoléum  a  été  arraché  ;  les  revêtements  de  peinture  grise 
ou  blanche,  si  inflammable,  ont  été  grattés  partout,  depuis  le 
salon  du  commandant  jusqu'au  poste  de  l'équipage,  sur  les 
tourelles  et  les  canons,  que  la  rouille  a  marqués  de  ses  f àkves 
efïlorescences.  Tout  ce  qui  faisait  la  gaieté  et  l'ornement  du 
carré,  les  aquarelles  ensoleillées,  les  panneaux  humoristiques 
de  Gervèse,  les  coussins  de  plus  d'un  moelleux  divan,  tout 
s'est  en  hâte  englouti  dans  les  coquerons  ou  dans  les  soutes. 
Seuls  les  portraits  du  président  Poincaré  et  du  général  Jofïre, 
les  cartes  du  front  français  et  du  front  russe  restent  accrochés 
à  quelque  boiserie  épargnée. 


AUX    DARDANELLES  745 


19  février. 


L'escadre  qui  nous  rallie  au  matin  à  Ténédos  n'est  autre 
que  notre  division  de  complément,  Suffren,  Bouvet,  Charle- 
magne,  précédée  du  croiseur  anglais  Inflexible.  Aussitôt  monte 
au  mât  du  cuirassé-amiral  l'ordre  d'appareiller,  et  les  cinq 
bâtiments,  arborant  le  petit  pavois,  doublent  en  ligne  de  file 
le  nord  de  l'île  Ténédos,  Les  moulins  blancs,  piqués  aux  crêtes 
des  collines,  qui  nous  ont  vus  quelquefois  passer  au  temps  du 
blocus,  semblent  nous  reconnaître  et  nous  saluent,  joyeux, 
de  leurs  grands  bras.  De  chaque  étrave,  sur  la  mer  immobile  et 
si  bleue,  qu'aucune  brise  ne  ride,  divergent,  symétriques  et 
bruissantes,  deux  longues  banderoles  d'argent.  A  9  heures 
moins  7  minutes,  les  clairons  sonnent  dans  les  entreponts 
le  branle-bas  général  de  combat.  Aussitôt,  à  travers  les  batte- 
ries, dans  les  échelles,  sur  les  ponts,  commence  une  galopade 
qui  se  répercute  jusqu'au  tréfonds  du  navire  :  canonniers 
gagnant  leurs  tourelles  ou  leurs  casemates,  mécaniciens  en 
bleu  de  chauffe  dégringolant  dans  les  machines,  timoniers  se 
hâtant  vers  le  blockhaus  ou  le  poste  central.  Une  fois  vidé 
chaque  compartiment,  les  portes  étanches  claquent  et  se 
ferment.  Mon  poste  de  combat  est  à  l'arrière  de  la  chambre  des 
dynamos,  près  du  moteur  de  la  tourelle  de  305  avant.  Espace 
exigu,  qu'occupent,  outre  les  auxiliaires  du  service  médical, 
une  vingtaine  d'hommes  dont  le  rôle  est  à  la  fois  d'armer  les 
pièces  d'artillerie  moyenne,  de  manœuvrer  à  bras  la  tourelle 
en  cas  d'avarie,  de  tirer  au  fusil  sur  les  mines  dérivantes.  Il  y 
a  même  parmi  eux  Mirza,  le  prisonnier  turc,  un  Turc  d'Ana- 
tolie  qu'une  de  nos  croisières  captura  sur  un  vapeur  grec,  et 
qui  rit  à  belles  dents  en  imitant  le  bruit  du  canon. 

A  10  heures  moins  10,  on  entend  vaguement  bâbord  tirer. 
Mais  notre  artillerie  ne  doit  pas  avoir,  ce  matin,  un  rôle  très 
actif,  car,  à  10  heures,  les  boulangers  sont  autorisés  à  aller 
retirer  leur  pain  du  four,  et,  trois  quarts  d'heure  plus  tard, 
les  cuisiniers  retournent  à  leurs  cuisines... 

On  déjeune  au  carré,  comme  à  l'ordinaire,  à  11  h.  30,  en  se 
hâtant  un  peu,  car  nous  sommes  mouillés  très  près  de  terre  et 
à  bonne  portée  d'un  canon  de  campagne  qui  se  démasquerait. 

Je  monte  sur  le  pont  supérieur.  A  bâbord  de  nous,  le  Suffren 


LA     REVUE     DE     PAHIS 


fait,  avec  son  artillerie  de  gros  et  de  moyen  calibre,  du  tir 
indirect  sur  Koum-Kaleh,  tandis  que  le  Bouvet  apprécie.  Nous 
sommes  à  peine  à  3  000  mètres  de  la  côte,  en  face  du  village 
de  Yeni-Keui,  oii  ne  se  distingue  à  la  jumelle  aucune  forme 
humaine  :  le  village  a  dû  être  abandonné.  Au  nord  de  Yeni- 
Keui  apparaît  sur  le  plateau  d'une  colline  l'agglomération  de 
Yeni-Chehr,  une  colline  qui  descend  en  pente  douce  vers  la 
mer  et  qui  limite  avec  le  cap  Hellès  une  échancrure  au  fond  de 
laquelle  s'abrite  Koum-Kaleh.  C'est  là  qu'à  chaque  coup  au 
but,  s'élève  une  fumée  d'abord  noire  puis  blanche.  Aucun  fort 
ne  répond.  De  temps  en  temps,  le  vrombissement  d'un  motcu: 
fait  lever  les  têtes  vers  la  mâture  :  c'est  un  avion  anglais  qui, 
parti  de  la  plage-avant  de  VArk-Royal,  va  survoler  la  rive 
d'Asie  et  régler  le  plongeon  des  projectiles.  Aucune  activité, 
aucun  mouvement  anormal  sur  la  côte  voisine.  On  se  croirait 
à  une  école  à  feu,  tant  le  tir  est  conduit  régulièrement,  tant  on 
se  soucie  peu  d'une  riposte  de  l'ennemi.  Un  torpilleur  turc, 
seul,  a  débouché  dans  la  matinée  entre  les  deux  escarpements 
du  Détroit,  mais  il  a  suffi  d'un  obus  du  Sufjren,  fusant  très 
loin  sur  son  avant,  pour  le  faire  immédiatement  virer  de  bord. 
Vers  3  heures  du  soir,  le  Suffren  et  le  Gaulois  se  rapprochent 
à  7  000  niètres  de  terre.  Le  Sufjren  s'embosse,  et  ouvre  aussitôt 
avec  ses  305  et  ses  140  tribord  un  feu  tantôt  «  délibéré  », 
tantôt  par  salves  sur  l'extrême  pointe  de  la  presqu'île  de 
Koum-Kaleh,  où  l'on  sait  que  s'érige  le  fort,  le  vieux  château 
d'Asie.  Un  éclair  fulgurant,  un  peu  de  fumée  brune  ou  blanche 
qui  s'envole,  puis,  quelques  secondes  après,  un  roulement  de 
tonnerre.  Malgré  soi,  le  regard  se  rive  à  cette  presqu'île  qui 
semble  morte,  et  qui,  sentinelle  trop  avancée,  entraverait,  si 
on  ne  lui  portait  les  premiers  coups,  l'offensive  résolue  que  nos 
deux  escadres  commencent  aujourd'hui.  La  gerbe,  d'abord, 
qui  naît  de  la  chute  de  l'obus,  jaillit  très  en  avant  du  but  :  les 
coups  sont  courts.  Puis,  au  delà,  la  trajectoire  ayant  grandi, 
c'est  une  aigrette  blanche  à  peine  perceptible  :  les  coups  sont 
longs.  Coups  courts,  coups  longs,  mais  enfin,  coups  au  but  ! 
Alors,  plus  de  tir  délibéré,  mais  des  salves  qui  font  voler  Koum- 
Kaleh  en  éclats,  soulevant  de  toutes  parts,  dans  leur  ouragan 
de  fer  et  de  feu,  une  poussière  noire  et  lourde  qui,  en  retom- 
bant, couvre  la  presqu'île  d'un  suaire  de  deuil.  Un  torpilleur 


AUX    DARDANELLES  7  47 

turc,  encore,  qui  se  défilait  le  long  de  la  côte  d'Europe,  gagne 
à  toute  vapeur,  quand  le  Suffren  le  prend  pour  cible,  l'entrée 
des  Dardanelles  :  il  crache  un  épais  nuage  de  fumée,  s'en 
enveloppe  et  disparaît,  tel  ces  poulpes  qui,surprisparrennernt, 
vident,  pour  troubler  l'eau,  leur  poche  de  fiel.  «  Suffren,  cessez 
votre  tir,  je  vais  commencer  le  mien.  )•>  Ainsi  vient  de  parler 
par  la  T.  S.  F.  le  cuirassé  anglais  Vengeance,  dont  je  vois 
maintenant,  de  la  passerelle  où  je  suis  monté,  les  deux  longues 
cheminées  glisser  à  trois  ou  quatre  milles  de  notre  avant. 
Chaque  bâtiment  continue  méthodiquement  son  feu  sur  le 
fort  qui  lui  a  été  assigné,  et  c'est  à  l'explosion  des  projectiles 
qu'on  devine  l'emplacement  des  batteries.  Koum-Kaleh, 
d'abord,  à  l'extrémité  d'une  langue  de  terre,  maintenant 
couleur  de  suie,  avec  très  peu  de  zones  claires  —  les  zones 
épargnées  —  et,  en  face,  en  contre-bas  de  la  côte  plus  abrupte 
d'Europe,  le  fort  de  Seddul-Bahr,  que  surmonte,  au  sommet 
de  la  falaise,  un  village,  qui  déjà  flambe  par  endroits  ;  au  sud 
de  Koum-Kaleh,  les  ouvrages  en  terre  d'Oranieh,  derrière 
lesquels  se  cachent  les  canons  ;  au  nord  de  Seddul-Bahr,  la 
batterie  du  cap  Hellès,  dont  l'emplacement  à  peine  se  devine, 
et  que  depuis  longtemps  bombarde  à  grande  distance  l'In- 
flexible. Mais  la  Vengeance  a  commencé  son  tir,  et  c'est  sur 
elle,  à  cause  de  la  distance,  que  se  concentrent  nos  regards. 
A  intervalles  réguliers,  les  coups  se  succèdent  et,  chaque  fois, 
font  naître,  avec  une  admirable  précision,  sur  les  ruines  encore 
fraîches  de  Koum-Kaleh,  une  colonne  noire  qui  monte  lente- 
ment, rougeoyant  un  instant  par  la  base.  Tout  alors  devient 
noir,  de  la  pointe  au  pied  de  la  presqu'île,  noir  et  cendre,  comme 
un  morceau  de  charbon  à  demi  consumé.  Quelques  obus 
s'égarent  bien  sur  le  village  de  Koum-Kaleh,  mais  c'est  à  la 
pointe  surtout,  où  se  dresse  le  fort,  que  s'abat,  d'un  rythme 
assuré,  la  pluie  des  projectiles.  La  position  de  la  Vengeance 
est  excellente,  car  elle  prend  Koum-Kaleh  presque  en  enfilade, 
cependant  que,  dans  la  même  direction,  elle  peut  viser  Ora- 
nieh,  sur  lequel,  de  temps  en  temps,  sans  délaisser  son  premier 
but,  elle  crache  quelques  obus  de  gros  calibre.  Koum-Kaleh, 
Oranieh  s'empanachent  donc  de  volutes  épaisses,  qui  cons- 
tamment, à  peine  évanouies,  se  renouvellent,  et  le  cuirassé 
qui  vient  ainsi,  sans  relâche,  d'illuminer  son  flanc  tribord  des 


748  LA     REVUE     DE     PARIS 

éclairs  de  sa  canonnade,  cesse  brusquement  son  feu,  vire  et 
reprend  sa  marche.  C'est  maintenant  vers  l'est  qu'il  se  dirige, 
allant  droit  sur  Seddul-Bahr,  auprès  duquel,  à  deux  milles  à 
peine  de  la  côte,  il  stoppe  et  se  prépare  encore  à  tirer.  Spec- 
tacle, à  cette  minute,  inoubliable.  La  lumière,  dans  le  soir  qui 
tombe,  est  violette,  avant  les  traînées  roses  qui  présagent  le 
crépuscule.  Très  loin  devant  nous,  la  Vengeance  côtoie  la  rive 
d'Europe,  mettant  résolument  le  cap  sur  Hellès.  A  l'ouest, 
entre  les  îles  émergées,  les  navires  alliés  exhalent  lentement, 
dans  l'air  alourdi,  leurs  fumées  qui  montent  verticales.  L'en- 
nemi, qui  jusqu'ici  s'est  tenu  coi,  va-t-il  se  laisser  narguer 
impunément,  et  n'y  a-t-il  plus  un  seul  Turc  vivant  dans  les 
forteresses  écroulées?  Accoudés  sur  la  passerelle,  nous  suivons, 
en  échangeant  nos  impressions,  les  évolutions  de  la  Vengeance. 
Sans  doute,  la  hardiesse  de  sa  provocation  n'a-t-elle  d'autre 
but  que  de  juger  des  effets  de  notre  tir. 

—  Voyez-la  qui  se  rapproche. 

—  Elle  est  sous  Hellès  et  c'est  sur  Seddul-Bahr  qu'elle  va 
tirer. 

—  La  voici  qui  ouvre  le  feu. 

Chaque  obus,  en  effet,  allume  un  incendie  sur  la  vieille 
redoute  et  les  casernes. 

—  Tiens  !  Une  lueur  sur  son  arrière. 

—  Hellès  répond  ! 

—  Mais  non  !  Hellès  reçoit.  C'est  un  obus  qui  vient  d'éclater 
à  terre. 

Quelques  secondes,  puis,  près  de  la  poupe,  une  gerbe  d'eau. 
Aucun  doute,  cette  fois  :  Hellès  a  tiré.  Enfin  !  les  forts  se 
décident  à  répondre. 

Un  deuxième  éclair  sur  la  côte,  puis  une  fumée  noire  à 
bâbord  avant  du  navire.  Un  peu  d'angoisse  nous  étreint  :  la 
Vengeance  serait-elle  touchée?  Le  coup,' en  tout  cas,  n'a  pas 
dû  porter  loin. 

Quelqu'un  dit  : 

—  Si  elle  reste  là,  elle  risque  de  payer  cher  son  audace. 
Nous  savons  qu'Hellès^n'a  que  deux  pièces,  que,  pour  les 

recharger,  il  faut  un  certain  temps.  La  Vengeance  va-t-elle  en 
profiter  pour  se  mettre  hors  de  portée?  Non,  elle  ne  bronche 
pas,  mais  elle  a  cessé  son  tir  sur  Seddul-Bahr.  Silence  des  deux 


AUX     DARDANELLES  749 

côtés  :  le  cuirassé  et  la  batterie  se  sont  tus.  Ce  court  répit,  la 
Vengeance  l'emploie  à  changer  d'objectif,  à  régler  sur  place, 
posément,  son  tir  sur  Hellès.  Moment,  pour  les  spectateurs, 
d'anxieuse  attente.  Comment  va  se  terminer  ce  duel  presque 
à  bout  portant?  Prête  avant  Hellès,  la  Vengeance  répond 
vigoureusement  à  son  attaque.  Aux  gerbes  d'eau  succèdent  à 
terre  des  flocons  blanchâtres,  qui  cernent  les  deux  rouges 
scintillations.  Le  fort  faiblit,  trop  lent  à  s'émouvoir  ;  son  tir 
hésite,  s'espace,  devient  maladroit,  s'éteint  enfin  sous  la  vio^ 
lence  des  rafales.  Alors,  Hellès  étant  réduit,  la  Vengeance 
appareille  et  tranquillement  s'éloigne  de  la  côte. 

—  Qui  douterait,  —  déclare  un  officier,  — que  les  forts  turcs 
sont  armés  et  dirigés  par  des  Allemands?  Si  nous  n'avions  à 
faire  qu'à  des  Teurs,  il  y  a  beau  temps  qu'on  nous  aurait  tiré 
dessus,  sans  attendre  qu'un  de  nous  soit  bien  à  portée.  Mais  les 
Boches  sont  plus  prudents  :  ils  préfèrent  le  tir  à  courte  dis- 
tance... 

Mais  voici  que  pendant  que  la  ligne  de  file  est  ordonnée,  des 
hauteurs  d'Oranieh  part  une  vive  canonnade  contre  les  bâti- 
ments les  plus  proches.  Il  est  5  heures  du  soir.  Branle-bas 
général  de  combat.  Ayant  rejoint  mon  abri  sous  cuirasse, 
j'entends  le  poste  central  transmettre  cet  ordre  aux  casemates 
de  140  :  «  Point  à  viser,  à  droite  de  la  maison  blanche.  » 
Quarante  fois  parvient  à  mes  oreilles  le  claquement,  sec  comme 
un  coup  de  fouet,  de  nos  pièces  d'artillerie  moyenne,  tandis 
qu'assez  loin  de  nous,  sauf  une  fois  à  400  mètres  de  tribord, 
éclatent  les  gros  projectiles  du  fort  ennemi. 

20-24  février. 

Mouillés  au  nord  de  l'île  de  Ténédos.  Courte  croisière,  le  20. 
Les  Anglais  sont  toujours  devant  les  Détroits.  Dès  le  21,  un 
fort  vent  du  sud  se  met  à  soufîler  ;  certainement,  les  opéra- 
tions vont  être  suspendues. 

Le  communiqué  sans  fil  de  Norddeich  sur  le  bombardement 
nous  amuse  :  «  On  annonce  une  attaque  de  la  flotte  alliée 
contre  les  Dardanelles.  Huit  cuirassés  ont  bombardé  pendant 
sept  heures  les  forts  de  l'entrée,  sans  les  réduire  au  silence. 
L'ennemi  a  tiré  600  coups  de  gros  calibre  et  de  15  cm.  Trois 


750  LA     KEVUE     DE    PARIS 

cuirassés  ennemis  endommagés,  dont  le  navire-amiral  grave- 
ment. Les  Turcs  n'ont  qu'un  blessé  légèrement.  » 

Le  22  et  le  23,  le  mauvais  temps  continue.  La  crête  des  lame  s 
en  rade  de  Ténédos,  écume  sous  les  rafales  et  s'éparpille  en 
pénétrants  embruns.  C'est  le  présage,  au  large  des  Détroits, 
d'une  houle  qui  gênerait  le  pointage  des  pièces.  Mieux  vaut 
donc  attendre  une  embellie,  dût-on  donner  aux  Turcs  le  temps 
de  dégager  leurs  canons  du  décembre  des  forts  et  de  remettre 
en  état  leurs  batteries. 

Le  24  au  matin,  l'escadre  anglo-française  tente  une  sortie, 
mais  de  suite,  un  essai  de  bombardement,  à  cause  du  roulis, 
apparaît  inutile.  Un  incident,  au  moment  de  l'appareillage. 
Un  marchand  grec,  qui  s'était  installé  à  notre  bord,  ne  put 
débarquer  à  temps,  l'amarre  de  son  embarcation  s' étant 
rompue.  Force  lui  fut  donc  d'accepter  une  petite  promenade 
aux  Dardanelles,  toute  pacifique  d'ailleurs,  en  raison  de  la 
mer. 

25  février. 

Le  vent  du  sud  est  brusquement  tombé,  et  la  mer,  calme 
aujourd'hui,  ne  se  hérisse  plus  que  d'un  léger  clapot.  L'es- 
cadre appareille  à  9  h.  30,  et  le  Gaulois,  qui  a  suivi  dans  la 
ligne  de  file  le  Bouvet,  s'embosse  à  6  500  mètres  dans  le  sud- 
ouest  de  Koum-Kaleh.  A  10  h.  14,  éclatent  les  premiers  coups 
de  canon  :  c'est  VAgamemnon  qui  ouvre  le  feu  sur  Hellès,  dont 
les  batteries  presque  inamédiatement  répondent.  Une  minute 
après,  nos  140  tirent  à  leur  tour,  puis,  à  10  h.  37,  les  grosses 
pièces  reçoivent  l'ordre  de  s'armer.  Alors  commence  à  tonner 
la  double  voix  formidable  des  tourelles  de  305.  Celle  qui 
manœuvre  au-dessus  de  ma  tête,  et  dont  je  devine  l'intermit- 
tente rotation  au  mouvement  de  l'énorme  pignon  denté 
qu'animent  les  dynamos,  celle-là,  que  je  sens  voisine,  fait, 
chaque  fois,  vaciller,  en  une  transversale  et  brutale  secousse, 
les  quatre  murs  d'acier  brûlant  qui  nous  tiennent  enfermés. 
A  10  h.  30,  l'effroyable  vacarme  cesse  un  instant,  mais  la 
canonnade  continue  néanmoins,  comme  assourdie  :  le  Dublin, 
non  loin  de  nous,  lâche  sa  bordée  sur  des  batteries  volantes 
installées  à  terre.  A  10  h.  50,  l'équipe  en  réserve  dans  notre 


AUX     DARDANELLES  751 

;  ompartiment  est  appelée  sur  le  pont.  Le  feu  des  forts  a  repris 
violemment,  et  sans  doute  est-il  besoin  de  se  désembosser,  la 
position  étant  critique.  J'interroge  un  homme  qui  redescend. 

—  Ça  chalifïe  par  là-haut.  Les  marmites  pleurent  de  tous 
les  bords. 

Il  paraît  que,  pendant  que  notre  tir  se  réglait  sur  Koum- 
Kaleh,  Hellès  s'est  démasqué  et  nous  bombarde.  Même  situa- 
tion que  la  Vengeance  le  19.  Nous  sommes  encadrés,  et  il  faut 
avec  nos  hommes  sur  le  pont,  filer  l'embossage  et  relever 
l'ancre  de  bossoir.  Nous  changeons  de  poste  sous  une  grêle 
d'obus,  mais  nos  canons,  abandonnant  comme  la  Vengeance 
Koum-Kaleh,  se  préparent  à  répondre  à  Hellès.  L'amiral 
anglais  a  signalé,  nous  voyant  en  danger  :  «  Éloignez-vous  du 
feu  des  forts.  »  Mais  la  place  est  trop  bonne,  et  Hellès  mérite 
bien  une  leçon.  A  nouveau  grondent  nos  305,  avec,  comme 
objectif,  les  batteries  d'Hellès,  qui  continuent  à  nous  prendre 
pour  point  de  mire. 

Un  ébranlement,  qui  semble  partir  de  la  quille,  court  le 
long  de  la  cuirasse. 

—  L'ancre  qui  racle  au  fond,—  explique  un  second-maître. 
Divers  chocs  —  éclatement  probable  d'obus  —  sont  encore 

perçus  sur  la  paroi  extérieure  de  notre  cellule.  A  midi,  on 
nnonce  que  la  pièce  de  droite  de  Hellès  est  démolie.  Le  fort, 
eduit  au  silence,  ne  répond  plus  :  notre  feu  peut  se  concentrer 
-ur  Koum-Kaleh. 

IJ Inflexible,  puis  le  Sufjren  félicitent  le  Gaulois  :  «  Votre 
tir  a  été  très  bon.  »  Mais  n'a-t-il  pas  aussi  permis,  ce  tir  habile- 
ment réglé,  de  dégager  le  cuirassé  anglais  Agamemnon,  vive- 
ment pris  à  partie  par  le  fort  ennemi,  et  qui  put,  sur  un  ordre 
■  e  l'amiral,  rallier  sans  dommage  les  lignes  de  l'arrière? 

Il  fait  une  chaleur  intolérable  dans  les  fonds,  où  tout  se 
lubrifie  d'une  humidité  malsaine  :  le  parquet  huileux  tout 
trépidant  quand  ronflent  les  dynamos,  les  tuyaux  bigarrés  qui 
serpentent  le  long  du  plafond,  les  deux  puissants  leviers,  sur 
lesquels  s'accoudent,  en  attendant  de  les  mouvoir,  les  hommes 
préposés  à  la  manœuvre  à  bras  de  la  tourelle. 

Dans  une  casemate  de  bâbord,  où  je  vais  respirer,  le  chef 
de  pièce  scrute  avec  ses  jumelles  l'horizon.  Il  a  vu^des  Turcs 
quitter  les  casernes  de   Seddul-Bahr  et  descendre  vers  les 


LA     REVUE     DE    PAIIIS 


batteries,  mais  aucune  d'elles  n'a  encore  ouvert  le  feu.  La 
Vengeance  et  le  Cornwallis,  depuis  12  h.  55,  harcèlent  Oranieh, 
dont  les  ouvrages  en  terre,  les  «  cavaliers  »  qui  masquent  les 
canons,  volètent  en  fines  gerbes  opaques.  La  Queen-Elizabeth, 
pour  achever  Hellès,  envoie  sur  lui  ses  gros  obus  de  380. 

Après  un  frugal  déjeuner  sous  le  pont  cuirassé,  près  de 
l'échelle  qui  descend  aux  chaufferies,  je  rejoins  mon  poste  de 
combat.  Malgré  que  le  pignon  denté  de  la  tourelle  tourne 
encore  par  instants,  nos  305  ne  parlent  plus,  car  c'est  au  tour 
du  Suffren  et  du  Charlemagne  de  prendre  part  à  l'action.  Ils 
doivent  s'avancer  vers  l'entrée,  en  tirant  sur  Oranieh  et  sur 
Koum-Kaleh,  puis,  virant  de  bord,  lâcher  leur  bordée  sur 
Seddul-Bahr  et  sur  Hellès.  Le  bruit  de  la  canonnade  est  tel 
que  je  ne  perçois  distinctement  aucun  coup,  mais  bientôt, 
quand  ces  cuirassés  ont  terminé  leur  tir,  nos  305  et  nos  140 
recommencent  leur  feu. 

A  3  h.  29,  le  Triumph  et  V Albion  sont  signalés  faisant  route 
à  petite  allure  vers  le  Détroit,  pour  tirer  à  bonne  portée  sur  la 
côte  d'Asie.  Les  forts  répondent,  car  des  obus  explosent  près 
de  nous.  Mais  soutenir,  même  en  y  répondant,  le  feu  de  dix 
cuirassés  armés  chacun  d'au  moins  quatre  pièces  de  gros 
calibre,  est  chose  malaisée,  et  l'on  comprend  que  les  servants 
turcs,  que  l'on  avait  vus  tout  à  l'heure  descendre  vers  Seddul- 
Bahr,  lâchent  pied  maintenant  et  remontent  en  courant  vers 
leurs  casernes.  A  4  h.  15,  la  deuxième  pièce  du  cap  Hellès, 
probablement  détruite  par  notre  tir,  est  réduite  au  silence,  et 
nous  pouvons  la  considérer  comme  hors  de  combat,  cette 
batterie  bien  défilée,  qu'aucun  ouvrage  visible  ne  révèle,  et 
qui,  le  19,  avait  mis  en  péril  la  trop  téméraire  Vengeance. 

A  5  heures  du  soir,  la  bataille  est  terminée.  Aucun  des  forts 
turcs  ne  répond  plus.  Pourront-ils  répondre  jamais? 

L'escadre  alliée  se  groupe  par  divisions,  et  se  prépare  à 
quitter  le  Détroit.  En  sens  inverse  arrive  un  croiseur  à  quatre 
cheminées,  qu'escorte  une  flottille  de  minuscules  vapeurs  :  le 
Dublin  et  les  chalutiers-dragueurs,  qui,  dès  à  présent,  vont  se 
mettre  à  la  besogne  et  relever  la  première  ligne  de  mines,  celle 
que  l'on  sait  tendue  entre  Koum-Kaleh  et  Seddul-Bahr. 


AUX     DARDANELLES  753 


26  février. 


L'engagement  d'hier  nous  a  valu  quelques  légères  avaries. 
Un  obus,  d'abord,  de  gros  calibre,  lancé  par  le  cap  Hellès,  a  dû 
éclater  à  tribord  sur  la  grosse  cuirasse  ou  dans  son  voisinage. 
La  plage  arrière  offre  quelques  éclats,  des  trous  dans  les  tôles 
du  pont,  des  éraflures  sur  les  parois  de  la  tourelle.  C'est  cet 
obus  qui  produisit,  en  explosant,  la  violente  secousse  qu'on 
mit,  dans  les  fonds,  sur  le  compte  du  raclage  de  l'ancre. 
L'ébranlement  de  la  tourelle  avant  a  été  si  fort  qu'une  vis  de 
pointage  s'est  brisée. 

Un  autre  projectile  est  tombé  sur  le  quatrième  pont,  a 
déchiqueté  son  rebord,  arraché,  en  le  tordant  fortement,  un 
support  de  montant  de  tente.  Ni  tué,  ni  blessé,  tout  le  monde 
étant,  à  ce  moment,  à  l'abri. 

Nous  voici  de  nouveau  au  mouillage  de  Ténédos,  en  train 
de  faire  du  charbon.  Rien  ne  presse,  puisque  les  dragueurs 
préparent  l'entrée  des  Détroits.  Un  cuirassé  anglais  aurai;t 
déjà  franchi  la  passe. 

UAgamemnon  a  eu  hier  trois  tués  et  quelques  blessés.  Tous 
les  pavillons  sont  en  berne.  Un  grand  navire  blanc- s'approche 
lentement  du  cuirassé.  Il  porte  sur  ses  flancs  une  bande  verte 
avec  de  larges  croix  vermillon.  C'est  le  Sudan,  le  navire-hôpi- 
tal anglais,  venu  d'Angleterre  avec  l'escadre. 

Le  soir,  une  immense  colonne  de  fumée  s'élèVe  de  la  côte 
d'Europe.  Seddul-Bahr  brûle  !  A  la  longue-vue,  on  distingue 
des  flammes  parmi  les  ruines. 

Le  bruit  court  que  des  troupes  anglaises  ont  débarqué 
aujourd'hui  dans  la  presqu'île  de  Gallipoli.  Bonne  nouvelle, 
si  elle  est  exacte.  Car  personne  ici  ne  met  en  doute  la  nécessité 
d'un  corps  de  débarquement,  sans  lequel  l'avance  des  cuirassés 
ne  peut  être  qu'éphémère.  Nous  savons  que*  des  transports 
doivent  amener  des  troupes,  mais  nous  ignorons  quand  et 
comment  elles  pourront  coopérer.  La  Grèce,  disait-on,  devait 
fournir  60  000  hommes,  mais  rien,  dans  ce  qui  se  passe  autour 
de  nous,  ne  donne  confirmation  à  ce  bruit.  Il  est  vrai  qu'à 
moins  d'être  sur  les  lieux,  les  opérations  auxquelles  nous 
sommes  mêlés  sont  quelquefois  des  énigmes  que  nous  résol- 

15  Octobre  1915.  6 


75  1  LA    KEVL'i:    ni.    r.vr.is 

vons  à  l'aide  d'hypothèses.  Notre  droite,  en  bonne  règle,  doit 
ignorer  ce  que  fait  notre  gauche... 

27  février. 

Après  le  charbon,  les  munitions.  Le  Loiret,  accosté,  se 
déleste  à  notre  profit  de  sa  cargaison  de  140  et  de  305.  On  a 
tiré  beaucoup  de  projectiles  avant-hier,  plus  peut-être  qu'on 
ne  pensait.  Qu'importe?  si  les  forts  sont  détruits. 

Le  vent  souffle  assez  fraîchement  du  nord,  mais  les  travaux 
continuent  du  côté  des  Détroits.  Les  dragueurs,  affirme-t-on, 
n'ont  pas  trouvé  de  mines  à  l'entrée  :  ce  redoutable  barrage 
entre  le  Château  d'Asie  et  le  Château  d'Europe,  indiqué  sur 
nos  cartes  comme  le  premier  obstacle,  n'était-il  qu'un  bluff 
de  la  part  de  nos  ennemis? 

Un  télégramme  sans  fil,  lancé  hier  au  soir  par  l'amiral  de 
Lapeyrère,  signale  sans  commentaires  que  le  gouvernement 
russe  apprend  que  les  mines  mouillées  dans  les  Dardanelles 
sont  disposées  de  telle  façon  qu'une  seconde  mine  remplace 
automatiquement  la  mine  draguée.  Renseignement  précieux 
• —  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  encore  de  bluff  —  quand  les  cha- 
lutiers devront  déblayer  l'intérieur  du  chenal. 

Un  peu  moins  optimiste,  le  télégramme  de  Norddeich, 
intercepté  cette  nuit  :  «  Dix  grands  cuirassés  ont  continué 
le  bombardement  des  forts  de  l'entrée  des  Dardanelles,  puis 
ont  fait  retraite  sur  Ténédos.  Trois  cuirassés  ont  été  atteints.  » 

Retraite,  soit  !  Le  mot  est,  sinon  exact,  du  moins  heureux 
pour  les  neutres. 

28  février. 

La  tempête  s'est  levée.  Partis  le  matin  pour  le  golfe  de 
Saros,  nous  sommes  obligés  de  revenir  mouiller  à  Ténédos, 
à  cause  du  temps.  Que  se  passe-t-il  aux  Dardanelles?  Les 
Turcs  ne  vont-ils  pas  profiter  de  cette  situation  pour  se  res- 
saisir, et  tout  ne  sera-t-il  pas  à  refaire,  quand  nous  nous  repré- 
senterons devant  les  Détroits? 

L'ordre  du  jour  suivant  circule  dans  la  division  française  : 

A  la  suite  de  la  belle  et  féconde  journée  du  25  courant,  le  contre- 
amiral  commandant  la  division  est  tout  particulièrement  heureux 


AUX     DARDANELLES  755 

de  porter  à  la  connaissance  des  commandants,  ofTiciers,  ofTiciers- 
niariniers  et  marins,  les  télégrammes  qui  suivent,  émanant  l'un  du 
vice-amiral  commandant  l'escadre  alliée,  l'autre  de  l'Amirauté  bri- 
tannique : 

Vice-amiral    commandant    l'escadre    alliée    au    contre-amiral 
Siiffren  : 

«  Permettez-moi  de  vous  dire  combien  je  vous  suis  reconnaissant, 
tant  à  vous  qu'à  l'escadre  que  vous  commandez,  du  remarquable 
concours  que  vous  m'avez  donné  hier  en  contribuant  à  l'éclatant 
succès  de  la  première  phase  des  opérations  de  guerre  entreprises  par 
la  flotte  alliée...  » 

Vice-amiral    commandant    la   flotte    alliée    au    contre-amiral 

Sufjren  : 

«  J'ai  l'honneur  de  vous  informer  que  j'ai  reçu  du  premier  lord  de 
l'Amirauté  britannique  l'expression  de  sa  haute  et  entière  satisfaction 
en  ce  qui  touche  l'heureuse  issue  de  la  première  phase  des  opérations 
ai  la  flotte  alliée.  C'est  avec  la  plus  vive  satisfaction  que  je  fais  part 
de  ce  flatteur  message  à  la  force  navale...  » 

Le  contre-amiral  commandant  la  division  considère  devoir  joindre 
à  ces  témoignages  si  hautement  flatteurs  l'expression  de  ses  plus  cor- 
diaux remerciements  à  ses  fldèles  -compagnons  d'armes.  . 

Il  y  voit  la  certitude  d'un  triomphe,  dont  les  conséquences  seront 
incalculables  pour  les  destinées  de  la  patrie. 

Il  décide  que  toutes  les  punitions  serant  levées. 

Le  présent  ordre  sera  lu  par  un  officier  aux  équipages  assemblés  et 
aiïiché  pendant  huit  jours  dans  les  batteries  de  la  force  navale. 

l®'  mars. 

Le  vent  s'est  calmé  cette  nuit,  et  le  baromètre  est  remonté 
dans  la  matinée.  Nous  appareillons  le  soir  pour  Lemnos,  où 
nous  trouvons  au  mouillage  la  Queen-Elizabeth,  Vlndefati- 
gable,  VAgamennon  et  le  Lord  Nelson.  Il  souffle  une  brise  gla- 
cée. Sur  la  pâleur  du  ciel  hivernal,  étincellent,  dans  le  pur  loin- 
tain, des  cimes  neigeuses.  Dans  l'est,  s'estompe  la  côte  d'Asie, 
confuse  encore  de  brume  et  de  lourdes  fumées  d'incendie. 
Nous  continuons  notre  route  sur  le  golfe  de  Saros,  précédés 
de  dragueurs  de  mines,  et  nous  canonnons  à  5  heures  les 
batteries  du  fort  Napoléon. 


756  LA     REVUE     DE    PAHIS 


Canonnade  intermittente  sur  des  forts,  dont  aucun  ne 
répond,  à  la  hauteur  des  lignes  de  Boulaïr.  Le  terrain  est  zébré 
de  profondes  tranchées  qui  zigzaguent,  inoccupées  vraisem- 
blablement depuis  la  dernière  guerre  balkanique,  mais  toutes 
prêtes  pour  une  défense  en  cas  de  débarquement. 

Tandis  que,  dans  le  sillage  de  notre  dragueur,  nous  repre- 
nons notre  marche  à  faible  allure,  le  Bouvet  s'applique  à 
détruire  un  pont  jeté  sur  la  rivière  Kavak. 

3  mars. 

La  division  de  complément  continue  à  croiser  dans  le  golfe 
de  Saros,  accompagnée  de  ses  chalutiers.  De  grand  matin, 
plusieurs  coups  de  canon  tirés  du  troisième  pont  me  préci- 
pitent à  bas  de  ma  couchette.  Qu'est-ce?  A-t-on  aperçu  un 
navire  ennemi,  un  rassemblement  de  troupes  à  terre?  Mais, 
dans  ce  cas,  pourquoi  n'a-t-on  pas  sonné  le  branle-bas  de 
combat?  Il  s'agit  simplement  d'un  baril  de  galère  qui  flottait 
le  long  du  bord,  et  que  l'on  a  coulé  par  prudence,  pensant  que 
ce  pouvait  être  une  mine.  L'inofïensive  épave,  qu'a  dû  semer 
quelque  voilier  caboteur,  a  pirouetté  sous  la  gerbe  du  projec- 
tile et  disparu  dans  un  remous  aux  acclamations  de  l'équipage. 
But  bien  misérable,  et  qui  pourtant  divertit  les  pointeurs, 
que  le  formidable  bombardement  de  ces  jours  derniers  sem- 
blait emplir  d'indifférence.  Quel  psychologue  expliquera  la 
disproportion  de  ces  deux  sentiments? 

Le  Sufjren  et  le  Bouvet  rallient  Ténédos,  nous  laissant  seuls 
dans  le  golfe  avec  le  Charlemagne. 

L'écho  de  la  canonnade  du  25  serait-il  parvenu  jusqu'à 
Stamboul?  et  les  Turcs,  pris  de  terreur,  comprendraient-ils 
qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  simple  démonstration  navale?  Le 
T.  S.  F.  reçu  de  Lyon  signale  des  symptômes  d'insurrection 
à  Constantinople  ;  mais  cette  nouvelle  est  peut-être  encore 
passée  par  Athènes... 

•1  mars. 

Toujours  dans  le  golfe  de  Saros,  où,  sur  un  ordre  télégra- 
phique de  l'amiral,  nous  recherchons  des  points  de  débar- 


AUX     DARDANELLES  /O/ 

quement.  Sans  qu'une  seule  batterie  ennemie  nous  inquiète, 
nous  défilons  lentement  le  long  de  la  côte.  Tout  semble  désert, 
les  tranchées  qui  dévalent  vers  la  mer,  les  villages  assoupis 
—  Krithia,  Bouïouk,  Kisik  —  d'où  ne  s'exhale  aucune  fumée, 
les  pacifiques  fortins  qu'apprivoise  encore  le  crépuscule. 

Nous  sommes  prêts  à  repartir  bientôt  pour  Ténédos.  Nous 
pensions  rencontrer  la  Queen-Elizabeth  en  train  de  faire  du  tir 
indirect  sur  les  forts  de  Clianak,  mais  notre  espoir  est  déçu. 

En  doublant  le  cap  Tekeh,  un  feu  violent  d'artillerie  troue 
la  nuit  d'éclairs  rapides.  Hé  !  quoi,  les  forts  de  l'entrée  résis- 
teraient-ils encore?  La  silhouette  de  plusieurs  croiseurs  et 
cuirassés  se  profile  sur  la  rive  d'Asie,  qui  s'illumine  par  endroits 
de  lueurs  pareilles  à  des  feux  follets.  Mais  au-dessus  de  Koum- 
Kaleh,  un  rougeoiement  persiste,  s'étend  et  monte  comme  une 
aurore... 

5  mars. 

L'arrivée  du  général  d'Amade  avec  des  troupes  est  annon- 
cée. Les  convois  d'avant-garde  seront  dans  nos  eaux  démain 
ou  après-demain.  La  coopération  par  voie  de  terre  s'impose 
de  plus  en  plus. 

Hier,  les  Anglais  ont  tenté  un  débarquement  sur  la  côte 
asiatique,  pour  détruire  les  dernières  pièces  de  Koum-Kaleh. 
Mais  les  Turcs,  cachés  dans  le  village,  les  ont  accueillis  à  coups 
de  mitrailleuses.  Les  Anglais  ont  dû  faire  appel  au  feu  des 
navires  pour  protéger,  la  tâche  accomplie,  leur  rembarque- 
ment. C'est  là  1  explication  de  la  canonnade  qui  nous  avait 
surpris  en  passant  au  large  des  Détroits.  Plusieurs  officiers 
seraient  manquants.  Le  Lord  Nelson  compte  dans  sa  compa- 
gnie de  débarquement  cinq  morts  et  deux  blessés.  Les  grosses 
pièces  des  cuirassés  ont  rasé  complètement  les  murs  encore 
debout  de  la  vieille  redoute  et  incendié  le  village  de  Koum- 
Kaleh,  que  l'escadre  avait  épargné  —  peut-être  à  tort  —  le 
19  et  le  25. 

...  Décidément  les  Turcs  commencent  à  juger  grave  la 
situation.  Voici  qu'ils  essaient  de  nous  intimider  en  faisant 
circuler  chez  les  neutres  des  nouvelles  dans  le  genre  de  celle-ci, 
que  nous  dépêche  par  sans-fil  V Amiral-Charner  :  «  Deux  sous- 


758  LA     REVUE     DE    PARIS 

marins  attendent  la  flotte  alliée  et  sont  prêts  à  l'attaquer  dans 
la  mer  de  Marmara.  »  C'est  au  moins  ce  qu'apprend,  d'après 
des  renseignements  «  de  source  autorisée  »,  notre  consul  de 
France  à  Dédéagatch. 

0  mars. 

Au  mouillage  nord  de  Ténédos,  pour  embarquer  des  muni- 
tions. Demain  commence  la  deuxième  phase  des  opérations. 
Nous  devons  pénétrer  dans  l'intérieur  des  Dardanelles  et 
bombarder  les  ouvrages  de  Dardanus,  installés  à  18  milles 
environ  de  l'entrée,  un  peu  avant  la  pointe  Képhez.  L'oflicier 
canonnier  du  bord,  qui  revient  d'une  reconnaissance  dans  les 
Détroits  sur  un  contre-torpilleur,  annonce  qu'un  très  grand 
nombre  de  batteries  de  campagne  sont  établies  sur  la  côte 
d'Asie,  tirant  sans  relâche  sur  les  chalutiers-dragueurs,  qui 
n'en  continuent  pas  moins  à  repêcher  les  mines.  Plusieurs 
gros  projectiles  de  la  Queen-Elizabeth  sont  tombés  sur  Chanak. 

7  mars. 

A  9  heures  du  matin,  le  Gaulois  lève  l'ancre  avec  la  division 
de  complément.  Sans  doute,  le  combat  qui  va  se  livrer  aujour- 
d'hui entre  les  navires  et  les  batteries  sera-t-il  plus  chaud 
que  celui  du  25  février,  car  l'attaque  doit  se  faire  à  plus  courte 
distance,  et  les  canons  ennemis,  plus  ou  moins  dissimulés 
derrière  d€s  plis  de  terrain,  essaieront  de  nous  couper  la  route. 

A  10  h.  34,  la  division,  conduite  par  le  Siifjren,  pénètre 
dans  les  Détroits.  Par  un  sabord,  je  regarde  à  la  jumelle  la 
côte  d'Asie.  Les  trois  cavaliers  d'Oranieh  se  détachent  net- 
tement dans  l'ardente  lumière  :  trois  sortes  de  tertres  étalés 
en  plateaux  et  séparés  par  des  encoches,  oii  des  volées  de 
canons,  émergeant  de  la  terre  retournée  se  dressent,  à  demi 
détruites,  vers  le  ciel.  En  face,  Seddul-Bahr,  où,  dès  les  pre- 
miers jours,  s'alluma  l'incendie,  n'est  qu'un  amas  de  ruines 
encore  fumantes  :  la  vieille  forteresse  au  ras  de  l'eau,  les 
casernes  trouées  d'immenses  ogives,  et,  plus  à  l'est,  le  bourg 
abandonné  dont  pas  une  maison  n'est  debout. 

Mais  il  sied  mal  de  s'attarder  ainsi  à  la  vue  de  ces  ruines. 


AUX     DARDANELLES  7  59 

Avant  même  que  le  clairon  n'ait  sonné  le  branle-bas  de  combat, 
les  premiers  obus  tombent  autour  de  nous  :  deux  batteries, 
qu'on  ne  peut  repérer,  nous  ont  visés  de  la  côte  asiatique. 
Le  Suffren  répond  à  cette  attaque,  bientôt  suivi  par  le  Bouvet. 
Quelques  nuages  blancs  éclatent  sur  la  route  de  Koum-Kaleh 
à  Aren-Keui,  et  les  batteries  cessent  presque  aussitôt  leur  feu. 

...Quand  le  cuirassé-amiral  a  terminé  son  tir  sur  Dardanus, 
le  Gaulois,  qui  s'était  jusqu'alors  tenu  à  l'arrière,  se  rapproche 
du  fort  à  7  200  mètres,  et  commence  à  1  h.  15  le  bombarde- 
ment. A  1  h.  20,  le  duel  est  engagé.  Outre  les  pièces  de  Dar- 
danus, qui  vigoureusement  ripostent  et  nous  encadrent,  nous 
sommes  harcelés  par  des  batteries  de  campagne,  dont  il  est 
impossible  de  deviner  l'emplacement.  L'une  d'elles  est  instal- 
lée, croit-on,  sur  un  chemin  qui  descend  d' Aren-Keui  vers  la 
mer.  D'autres  se  défilent  derrière  des  abris  naturels  et  peut- 
être  se  déplacent.  A  1  h.  27,  quelques  éclats  d'un  projectile 
tombé  près  du  Bouvet  viennent  frapper  le  Gaulois,  sans  dom- 
mage. Du  poste  que  j'occupe  au-dessous  de  la  tourelle  avant, 
la  canonnade  me  paraît  intense.  Les  305,  sans  arrêt  crachent 
deux  par  deux  leurs  redoutables  obus,  ébranlant  les  cloisons 
de  fer  et  d'acier,  vous  souffletant,  à  chaque  déflagration,  le 
visage.  Des  hommes  armés  de  fusils  montent  à  2  heures  sur 
le  pont  pour  couler  des  flotteur^  suspects  que  l'on  a  signalés. 
Une  grosse  bouée  grise  —  une  mine  sans  doute  —  et,  derrière 
elle,  une  bouée  rouge  munie  d'antennes,  ont  été  vues  défilant 
à  200  mètres  du  bord.  Des  gerbes  d'eau  s'élèvent,  nous  apprend- 
on,  de  toutes  parts  :  le  tir  de  Dardanus,  étant  réglé,  nous 
atteint... 

Du  couloir  qui  descend  aux  chaufferies,  auprès  duquel  je 
suis  maintenant,  une  acre  odeur  de  roussi  me  prend  à  la  gorge. 
Nous  venons  de  recevoir  un  projectile  dans  la  batterie,  à 
l'étage  au-dessus,  mais  personne,  assure-t-on,  ne  s'est  trouvé 
sur  son  passage.  Un  autre  obus,  sans  éclater,  s'est  arrêté  mira- 
culeusement sur  la  plate-forme  de  l'atelier  des  machines. 

Il  est  2  h.  30.  Le  combat  prend  fin.  En  regagnant  ma 
chambre,  je  me  heurte  à  une  vaste  crevasse  qui  a  éventré  le 
plancher  de  tôle.  Dans  la  salle  d'armes,  un  grand  trou  béant, 
près  de  l'échelle  de  descente  des  officiers  supérieurs,  marque  la 
sortie  du  projectile.  Les  fusils  en  faisceaux  dans  leurs  pano- 


760  LA     REVUE     DE     PARIS 

plies  ont  été  coupés  en  deux,  le  bois  de  la  crosse  laissant  encore 
pendre  ses  fibres.  La  troisième  chambre  de  bâbord  a  sa  porte 
défoncée  et  sa  cloison  en  tôle  gondolée  criblée  d'éclats.  Le 
projectile  —  car  il  ne  s'agit,  en  somme,  pour  ce  trajet  si  com- 
pliqué que  d'un  seul  obus  —  a  été  ramassé  dans  l'échelle  qui 
mène  à  l'atelier  de  la  machine,  et  dont  il  dégringola  quatre  à 
quatre  les  marches,  interrompant  le  commissaire  en  train  de 
déchiffrer  des  télégrammes...  C'est  un  fort  bel  obus  de  150  %, 
qui,  ayant  perdu  son  culot,  a  fusé  en  arrière  sans  exploser. 
Il  a  uercé  la  coque  à  bâbord  dans  le  premier  entrepont,  près 
d'un  canon  de  47,  a  labouré  la  tôle  du  premier  pont,  boule- 
versé, en  les  incendiant,  des  caissons  à  sacs,  traversé  la  salle 
d'armes,  et,  à  bout  de  soufile,  est  venu  mourir,  en  ricochant, 
sur  la  plate-forme  blindée  du  panneau  de  descente  des  machines. 
On  l'a  ramassé  avec  précaution  (de  peur  de  l'abîmer),  chacun 
lui  rend  visite,  et  on  lui  prépare  un  socle  d'honneur  dans  la 
salle  d'armes. 

Ma  chambre,  où  je  pénètre,  a  été  complètement  saccagée, 
probablement  par  le  vent  de  la  tourelle  de  305  arrière.  Les 
taquets  du  sabord  ont  été  arrachés,  le  plafond  d'amiante, 
effondré,  jonche  le  parquet  dans  un  indescriptible'désordrc, 
avec  mille  objets  que  je  n'ai  pu  mettre  à  l'abri... 

8-10  mars.  —  Ténédos. 

Les  journaux  de  France  reçus  avec  le  dernier  courrier  par- 
lent avec  enthousiasme  du  bombardement  des  Dardanelles. 
11  ne  nous  déplaît  pas  d'être  mêlés  à  des  événements,  dont  la 
répercussion  doit  être  mondiale,  mais  chacun  ici  a  conscience 
de  la  difficulté  de  la  tâche  entreprise.  La  destruction  des 
défenses  de  l'entrée  représente  à  peine  le  prologue  du  grand 
drame  qui  va  se  jouer,  et  dont  le  dénouement  exigera  peut-être 
de  cruels  sacrifices. 

Le  corps  expéditionnaire  français  a  dû  arriver  en  rade  de 
Sigri,  si  l'on  en  croit  un  télégramme  adressé  au  général  Masnou 
par  l'amiral  du  Sufjren.  Il  ne  faut  plus  espérer  voir  la  Grèce 
marcher  à  nos  côtés,  car  le  roi  a  refusé  les  60  000  hommes  que 
l'on  escomptait  pour  prendre  pied  dans  la  presqu'île  de  Galli- 
poli,  et  dont  il  n'ose  se  démunir,  par  crainte  de  la  Bulgarie  (?). 


AUX    DARDANELLES  761 

Le  débarquement  des  troupes  anglo-françaises  aux  Darda- 
nelles doit  commencer  vers  la  fin  du  mois,  mais  d'ici-là,  a 
déclaré  le  chef  d'état-major  anglais,  il  est  probable  que  nous 
aurons  passé. 

11-13  mars. 

Nous  allons  croiser  dans  le  golfe  de  Saros,  pendant  qiie 
l'escadre  anglaise  opère  dans  les  Détroits.  Le  11  mars,  le 
Gaulois  tire  sur  une  batterie  voisine  du  fort  Napoléon.  Pas  de 
riposte  de  l'ennemi.  Un  cavalier  seul  surgit  au  sommet  d'une 
crête,  caracole  un  instant^  puis  disparaît. 

La  journée  du  11  se  passe  au  mouillage,  en  compagnie  du 
Suffren  et  de  quelques  bâtiments  anglais  :  le  Dartmouth, 
V Irrésistible,  ÏArk-Royal.  Deux  obus,  partis  des  en^"irons  du 
fort  Sultan  tombent  près  du  Dartmouth,  stoppé  sans  méfiance 
à  quelques  milles  de  la  côte.  Les  Turcs  amènent  évidemment 
des  batteries  sur  ce  point  qu'ils  croient  menacé. 

Pourtant,  le  13  mars,  le  Suffren  et  le  Gaulois,  après  avoir 
lancé  quelques  projectiles,  s'approchent  assez  près  du  rivage, 
sans  essuyer  un  seul  coup  de  feu. 

14  mars. 

Ténédos.  Mouvement  inusité  d'embarcations  autour  du 
transport-hôpital  français  Canada.  On  amène  des  blessés  du 
croiseur  anglais  Amethyst,  qui  se  trouvait  cette  nuit  dans  les 
Détroits  ^ 

Un  obus  de  gros  calibre  a  explosé  dans  le  la\abo  des  méca- 
niciens au  moment  du  changement  de  quart  :  des  tués  et  des 
blessés,  ceux-ci  en  plus  grand  nombre.  Dans  le  cadre  léger, 
suspendu  comme  une  nacelle,  qui,  du  bastingage  entr'ouvert, 
vient  se  poser  au  ras  du  flot,  on  hisse  à  bord  doucement  chaque 
blessé.  Des  bandages  hâtifs,  aux  spires  maculées,  entourent 
des  visages  dont  les  yeux  ne  voient  plus,  des  membres  meur- 
tris qui  ne  sentent  pas  la  douleur.  Sur  un  signal,  accourent  en 
renfort  les  médecins  inoccupés  de  l'escadre.  Les  linges  dérou- 

1.  Ce  croiseur  réussit,  cette  nuit-ln,  à  couper  le  câble  télégraphique  entre 
Kilid-Bahr  et  Chaiiak. 


762  LA     REVUE     DE     PARIS 

les,  la  plaie  apparaît,  rutilante  ou  couleur  feuille  morte,  dans 
son  cadre  de  saine  chair  rose  :  muscles  mâchés  par  les  shrap- 
nells,  exsangues  et  béants,  ou  saillant,  au  contraire,  en  rouges 
hernies  palpitantes,  articulations  perforées,  grands  os  broyés 
dont  chaque  esquille  est  un  nouvel  éclat.  Pas  une  plainte,  pas 
un  cri  dans  la  salle  d'hôpital.  Devant  les  chirurgiens  pensifs 
défilent  à  tour  de  rôle  les  blessés,  et  j'admire  alors,  moi  qui  les 
approche  aussi,  jusqu'où  peut  aller  l'esprit  de  discipline  de 
ces  hommes.  Aucun  ne  croit  avoir  droit  à  des  soins  plus  rapides 
que  son  voisin,  moins  atteint  peut-être.  Couché  sur  la  table 
de  métal,  le  regard  vers  le  ciel  si  les  yeux  sont  intacts,  chacun 
se  prête,  tacite  et  confiant,  aux  nécessités  souvent  pénibles 
de  l'examen.  Et  l'on  reste  confondu^  parfois-  de  la  constance 
de  cet  état  d'âme,  que  n'influence  en  rien  la  gravité  de  la  bles- 
sure. Avant  de  nous  être  apporté,  le  blessé  l'ignore,  cette  gra- 
vité, et  rien  n'est  plus  drôle  souvent  que  de  voir  l'un  d'entre 
eux,  porteur  d'une  légère  contusion,  observer,  avant  qu'on  ne 
l'éclairé  sur  sa  bénignité,  le  même  recueillement,  la  même  tou- 
chante immobilité,  puis,  quand  l'arrêt  est  prononcé,  se  lever 
d'un  bond,  le  visage  épanoui,  et  regagner  en  courant  sa  cou- 
chette. Sourire  et  humour  chez  les  uns,  stoïcisme  serein  chez 
les  autres.  Il  n'a  pas  une  seule  fois  maudit  sa  destinée,  ce  sous- 
oiïicier  dont  on  vient  d'explorer  longuement  l'affreuse  plaie, 
et  que  l'on  emporte,  livide  sur  son  brancard,  pour  la  plus  mor- 
telle des  opérations... 

15  mars. 

L'attaque  de  Chanak  se  prépare,  les  Détroits  étant,  jusqu'à 
la  pointe  Képhez,  à  peu  près  expurgés  de  leurs  mines.  Un  filet, 
rempli  de  ces  engins,  est  en  train  de  dériver  le  long  de  la  côte 
d'Europe.  Le  sous-marin  Coulomb,  qui  revient  des  Dardanelles, 
a  croche  une  mine  au  passage,  l'a  traînée  avec  lui,  et  c'est 
miracle  qu'il  ait  pu  s'en  dégager  sans  qu'elle  explose. 

Les  Anglais  ont  occupé  Lemnos  en  dépit  des  représentations 
de  la  Grèce,  à  laquelle  ils  ont  fait  savoir  qu'ils  considéraient 
cette  île  comme  appartenant  à  la  Turquie.  Ils  aménagent  le 
port  de  Moudros  en  base  navale. 

Depuis  que  V Ark-Roijal  est  revenu  dans  les  eaux  de  Ténédos, 


AUX     DARDANELLES  763 

chaque  jour,  à  la  même  heure  précise,  les  hydravions  prennent 
leur  vol.  Attirés  par  le  bourdonnement  croissant  de  leur  mise 
en  marche,  nous  sortons  aux  abords  nos  têtes  curieuses. 
Là-bas,  sur  la  vaste  plage  nue  de  YArk-Royal,  le  bras  oblique 
d'une  grue  tient  en  suspens  un  frêle  biplan,  et,  avec  d'infinies 
précautions,  comme  un  pêcheur  prudent  jette  sa  ligne,  le  laisse 
choir  au  fil  de  l'eau.  L'appareil  bondit  sous  la  crépitation  du 
moteur  ;  il  s'élance  sur  la  piste  unie,  traçant  avec  ses  flotteurs 
un  double  sillon  d'écume.  Sur  le  steppe  luisant  et  figé,  c'est 
un  traîneau  qui  fend  la  glace  de  ses  patins  courbes.  Avec 
quelle  prodigeuse  vitesse  il  mène,  avant  de  s'élever,  cette  pre- 
mière course  horizontale  !  Comme  il  dépasse,  dans  son  essor, 
les  lourdes  vapeurs  des  cuirassés,  les  agiles  vedettes  qui  se 
garent  !  On  sent  pourtant  que,  dans  ce  milieu  qui  n'est  pas  le 
sien,  ses  mouvements  sont  gauches  et  retardés.  Mais,  tout  d'un 
coup,  le  blanc  sillage  s'interrompt,  l'oiseau,  doucement  sou- 
levé, tangue  imperceptiblement.  Au-dessus  de  la  ligne  nette 
qui  marie  le  ciel  et  l'eau,  les  deux  flotteurs  montent,  montent 
dans  l'impalpable  azur.  D'un  trait,  maintenant,  il  gagne  de 
vertigineuses  hauteurs.  Ses  blanches  élytres,  sa  longue  queue 
qui  sert  de  gouvernail  se  confondent  en  un  rais  clair  qui  bien- 
tôt se  dissout,  mais  qui,  à  la  jumelle,  se  discerne  encore  : 
deux  ou  trois  hachures  délicates,  un  H  renversé,  ou,  si  l'on 
veut,  un  double  trait  d'union  —  celui  qui  nous  relie  au  mys- 
térieux Détroit... 

16-17  mars. 

Grâce  à  l'activité  des  hydravions  qui,  de  l'altitude  où  ils 
évoluent,  surplombent  le  transparent  chenal,  on  a  pu  repérer 
exactement  l'emplacement  des  mines  fixes.  Un  filet  de  mines, 
dont  quelques-unes  sont  vides  et  sans  danger,  a  été  rompu 
par  les  dragages,  et,  partiellement  détruit,  dérive,  à  quelques 
milles  de  l'entrée,  le  long  de  la  côte  d'Europe.  Une  aussière, 
à  cause  du  courant,  devait  le  maintenir  tendu  d'une  rive  à 
l'autre.  En  deçà,  le  long  de  la  même  côte,  quelques  mines 
détachées  au-dessous  de  Képhez,  ainsi  qu'après  Képhez, 
quelques  autres  arrêtées  par  la  rive  d'Asie,  dans  la  baie  de 
Sari-Siglar.  Une  mine  très  volumineuse  est  encore  mouillée 


764  LA     REVUE     DE     PARIS 

au  milieu  du  Détroit  entre  Képhez  et  Chanak,  et,  sous  Chanak 
même,  dans  le  goulet,  une  douzaine  de  ces  engins  fait  un  bar- 
rage incomplet  du  chenal.  Il  y  a  donc  un  chemin  libre  que  pour- 
ront suivre  les  cuirassés  pour  arriver  à  portée  de  Chanak  et  de 
Kilid-Bahr. 

Grande  nouvelle  :  l'amiral  Carden,  malade,  a  résigné  ses 
fonctions,  |et  c'est  le  contre-amiral  de  Robeck  qui  prend 
le  commandement  de  l'escadre.  La  marche  des  opérations 
va-t-elle  en  être  retardée? 

(La  fin  prochainement.) 

XXX... 


LA   MARNE 


I 


Marathon,  du  profond  des  âges,  lève-toi  ! 

Dans  ces  champs  où  jadis  les  soldats  du  Grand  Roi 

Sont  tombés  par  monceaux,  en  leur  fuite  panique. 

Près  des  monts  bleus  pareils  aux  plis  de  la  tunique 

Qu'aurait  laissé  glisser  Athéné  dans  son  vol, 

Parmi  les  arcs,  les  traits,  les  crocs  comblant  le  sol, 

Sous  l'enchevêtrement  des  lances  et  des  piques 

Qui  pourrissent  à  fleur  de  terre  en  tas  épiques. 

Moins  nombreux  cependant  que  les  os  ennemis, 

Étire  avec  lenteur  tes  membres  endormis. 

Lève-toi  du  sommeil  vénéré  de  la  gloire  ! 

Trempe  aux  ruisseaux  où  les  Grecs  las  ne  pouvaient  boire 

Tant  le  sang  les  avait  empourprés  et  tiédis. 

Trempe  aux  eaux  sœurs  de  l'Ilissus  tes  doigts  raidis. 

Passe-les  longuement  sur  tes  tempes  de  marbre  ; 

Adosse-toi,  comme  ivre  encore,  au  fût  d'un  arbre, 

Respire  !  tourne-toi  vers  le  côté  du  ciel 

Où  plonge  dans  la  mer  l'attelage  immortel. 

Et,  rouvrant  ton  regard  blanc  de  paros  antique, 

Mets  la  main  sur  tes  yeux  que  le  soleil  d'Attique 

Fait  cligner  éblouis  sous  l'éternel  azur, 

Et  regarde,  aux  confins  de  l'Occident  obscur, 

Plus  loin  que  l'horizon  et  l'horizon,  —  regarde  ! 


7  00  LA     KEVUE     DE     PARIS 

Dans  une  ombre  où  le  rêve  à  peine  se  hasarde,. 

Aux  lointains  confondus  de  l'espace  et  du  temps. 

Vois-tu,  près  d'une  Ville  aux  beaux  toits  miroitants, 

Parmi  les  orageux  tourbillons  de  fumées 

Dont  les  volutes  fuient  au  front  de  deux  armées, 

Oui,  face  à  toi,  pareille  à  toi,  mais  se  dressant 

Comme  mirée  au  tain  d'un  miroir  grandissant, 

Dans  l'étendue  énorme  et  la  future  histoire, 

Le  spectre  fraternel  d'une  immense  Victoire? 

—  Non  pas  de  marbre,  ainsi  que  les  dieux  morts  d'Hellas, 

Non  blanche,   comme   toi   qui   sauvas   Phidias,   — 

Mais  de  chair,  d'une  chair  qui  souffre  et  qui  palpite. 

Mais  retenant  du  geste  au  vent  froid  qui  l'agite 

Son  manteau  déchiré  sur  son  corps  frémissant. 

Mais  rose  de  la  vie,  et  rouge  encor  de  sang? 

Regarde,    Marathon,    avec   stupeur  :    contemple  ! 
Toi  que  toute  mémoire  exhausse  comme  un  temple, 
Regarde,  Marathon,  et  pleure,  et  bats  des  mains  ! 
Éclate  en  noble  pleurs  naïvement  humains, 
En  pleurs  amers  et  doux  de  tendre  jalousie  ; 
Et  puis  bats  de  ces  mains  qui  défirent  l'Asie 
En  brisant  net  le  glaive  où  flamboyait  l'elïroi  : 
Une  Athène  aussi  grande  aura  fait  plus  que  toi  ! 


Il 

]\Ii racle  ! 

—  Ah  !  n'allons  pas  criant  au  seul  miracle  ! 
—  Respect  à  ceux  qui  prient  devant  un  tabernacle 

Et  voient  ici  la  main  de  Dieu  ! 
Ce  n'est  pas  le  moment  de  souffler  sur  les  flammes, 
Et  de  nier  qu'en  haut,  peut-être,  il  est  des  âmes 

Qui  nous  assistent  du  ciel  bleu  ! 

Mais,  ayant  honoré  les  autels  aux  vieux  rites. 
Ne  rétrécissons  pas  nous-mêmes  nos  mérites 
Que  déjà  le  monde  sacra  ! 


LA.     MARNE  7  67 

En  face  du  Destin  qui  l'écrase  et  rassomme 
X'oublions  pas  le  mot  le  plus  fier  dit  à  l'homme  : 
«  Aide-toi,  le  Ciel  t'aidçra  !» 

Nous  nous  sommes  aidés  dans  la  subite  angoisse 
De  toute  la  vertu  d'une  race  que  froisse 

Le  seul  frôlement  d'un  lien  ! 
Nous  nous  sommes  aidés  dans  l'inique  souffrance 
De  toute  notre  vieille  et  native  espérance 

Qu'un  jour  doit  triompher  le  Bien  ! 

Miracle,  mais  miracle  issu  de  notre  terre  ! 

Bond  en  avant  d'un  peuple  au  vieux  sang  militaire 

Qui  courut  l'Europe  en  vainqueur; 
Miracle,  comme  l'est  l'efïort  nu  de  l'athlète 
Dont  la  poitrine  rompt  la  chaîne  qui  l'arrête  : 

Le  plus  grand  miracle  est  le  cœur  ! 

...  Oui,  c'est  vrai,  tu  fus  là,  bergère  Geneviève  ! 
Tu  fus  la  Ville  même  au  front  serein  qui  rêve, 

Le  soir,  sur  ses  quais  endormis, 
Et  qui  regarde  ainsi  que  les  éclairs  d'un  glaive   - 
Tourner  ce  long  fuseau  de  clarté,  qui  sans  trêve 

Chasse  les  oiseaux  ennemis  ! 

Oui,  l'on  te  vit  charger,   Jeanne,  bergère  aimée  ! 
Tu  fus  la  Nation  même,  la  France  armée 

Qui  se  ruait  toute  à  la  fois  : 
Comme  quand  tu  gardais  tes  brebis  sous  les  hêtres, 
Elle  aussi,  dans  le  ciel  peuplé  de  ses  ancêtres. 

Elle  avait  entendu  ses  voix  ! 


III 


Gloire  à  Jofîre,  cœur  ferme  et  raison  souveraine. 
Yeux  clairs  sous  les  sourcils  broussailleux  de  Turenne, 
Sang  pur  de  ces  guerriers  sérieux  et  savants. 
Les  Catinats  pensifs  et  les  Carnots  fervents. 


768  LA     REVUK     DK     l'AHIS 

Qui,  leur  poing  fort  serré  sur  la  chance  infidèle, 

Firent  la  France  mieux  qu'illustre,  sûre  d'elle  ! 

Gloire  à  Jolïre  qui  joint  en  ses  sages  élans 

La  finesse  gauloise  aux  sursauts  catalans, 

Qui,  vieux  chef  au  sourire  ami,  doux  à  ses  hommes, 

N'ouvrant  que  s'il  le  faut,  de  ses  mains  économes, 

Le  réservoir  sacré  du  noble  sang  français, 

Décidé  sans  tumulte  et  prudent  sans  excès. 

N'a  pas  pu  consentir  qu'on  fêtât  sa  victoire 

Parce  que  trop  de  morts  avaient  payé  sa  gloire. 

Et  qui  saura  finir,  comme  il  l'a  commencé, 

Son   œuvre  immense,   d'heure  en  heure,   au  jour  fixé  ! 

Gloire  à  Galliéni,  nerveux  soldat  d'Afrique, 

Front  chaud  qui  n'a  point  cru  le  salut  chimérique. 

Lui  que  l'on  aura  vu  dans  les  jours  assombris. 

Passer,  éclair  doré,  sur  les  ponts  de  Paris, 

Assis  au  bord  des  mois  coussins  de  sa  voiture 

Aussi  droit  qu'un  guerrier  d'antan  sur  sa  monture, 

Revenant  de  saisir  avec  son  sûr  instinct 

La  fissure  ennemie  où  risquer  le  destin  ! 

Gloire  à  Pau,  Nestor  plein  d'une  tranquille  audace. 

Qui  s'en  alla  chercher  son  bras  droit  en  Alsace  ! 

Gloire  au  fils  de  Joubert,  au  lucide  Dubail  ! 

Gloire  au  neveu  de  Hoche,  à  ce  rocher,  Sarrail  ! 

Gloire  à  Castelnau,  père  au  cœur  saignant,  maître  homme 

Qui  nous  fait  souvenir  des  vieux  consuls  de  Rome  ! 

A  French,  meneur  des  boys  qui  meurent  sans  un  cri  ! 

Au  solide  et  fougueux  de  Langle  !  à  Maunoury, 

Philosophe  lauré,  tendre  figure  austère 

De  penseur-né,  malgré  sa  mouche  militaire. 

Et  qui  vit  la  Victoire,  et  put  la  voir  à  temps. 

Descendre  et  couronner  ses  étendards  flottants. 

Avant  qu'un  peu  d'acier  stupide  sifile,  et  crève 

Ses  yeux  français  mêlés  de  lumière  et  de  rêve  ! 

Gloire  à  Humbert,  soldat  de  fer,  s'olîrant  partout 

Où  le  troupier  attaque  et  doit  tenter  un  coup  ! 

A  Maud'huy,  colonel  qui  trop  longtemps  piétine. 

Son  lourd  bâton  de  maréchal  dans  sa  cantine  ! 

Au  mâle,  inébranlable  et  vibrant  d'Espérey  ! 


LA     MARNE  769 

A  Foch,  qui  reculait  et  toujours  espérait. 
Qui,  son  centre  pliant  et  ses  ailes  blessées, 
Réattaquait  avec  ses  troupes  enfoncées. 
Et,  perdant  du  terrain,  le  regagnait  encor, 
Et  qui  jadis,  docteur  au  képi  feuillu  d'or. 
Enseignant  que  jamais  le  hasard  n'est  le  maître, 
Que  l'on  n'est  pas  vaincu  tant  qu'on  ne  veut  pas  l'être, 
Que  la  fortune  vole  au  drapeau  qu'on  brandit, 
Simplement,  sous  le  feu,  fit  ce  qu'il  avait  dit  ! 

* 
Gloire  aux  soldats,  milliers  de  héros  anonymes  ! 

*  * 

Et  gloire  à  vous  aussi,  gloire  aux  humbles  \'ictimes. 
Aux  paysans  chenus  fusillés  sur  leur  seuil 
Pour  avoir  regardé  d'un  trop  hardi  coup  d'œil, 
Aui  otages  creusant  leurs  fosses,  mal  comblées. 
Aux  prêtres  massacrés,   aux  femmes  violées. 
Aux  enfants  dont  la  baïonnette  des  Germains 
A  scié  de  sa  scie  atroce  les  deux  mains, 
A  tous  ceux  qui  roulaient  dans  leurs  obscures  veines 
Le  beau  sang  dont  la  sœur  est  la  sève  des  chênes. 
Et  qui  l'auront  versé,  chacun  a  sa  façon, 
Pour  qu'il  coulât  encore  avec  un  long  frisson 
Devant  le  moindre  champ  de  la  terre  française. 
Avec  un  long  et  doux  frisson  d'orgueil  et  d'aise, 
Dans  les  corps  libérés,  sous  les  fronts  triomphants 
Des  arrière-petits-enfants  de  nos  enfants  ! 

Gloire  encor,  par  delà  les  êtres,  gloire  aux  choses  !  . 

Gloire  aux  villages  blancs  que  le  feu  faisait  roses, 

La  nuit,  quand  leur  clocher,  brûlant  comme  un  flambeau, 

Dressait  le  coq  de  l'incendie  horrible  et  beau  ! 

Gloire  aux  mères  du  cœur  français,  aux  cathédrales 

D'où  montait  la  fumée  aux  épaisses  spirales, 

En  plein  jour,  dans  l'azur  baignant  leurs  toits  en  feu, 

Comme  un  appel  diffus  et  prolongé  vers  Dieu  ! 

15  Octobre  1915.  7 


LA     REVUE     DE    PARIS 


Gloire  aux  \itraiix  brisés,  gloire  aux  cloches  croulées, 

Gloire  aux  hameaux  détruits,  gloire  aux  maisons  brûlées. 

Gloire  aux  ponts  éventrés,  gloire  aux  murs  dégradés, 

Gloire  aux  greniers  pillés,  gloire  aux  celliers  vidés. 

Gloire  aux  vins  entonnés  dans  des  gosiers  d'ivrogne. 

Beaux  vins  patriciens  bus  à  flots  sans  vergogne, 

Mais  par  oii  se  sauva  le  terroir  champenois. 

Lui-même,  avec  son  fin  sourire  un  peu  narquois, 

En  plongeant  l'ennemi  dans  un  sommeil  d'ilote  ! 

Gloire  au  moindre  caillou  qui,  craquant  sous  la  botte 

D'un  fantassin  badois  ou  saxon  aux  pas  lourds. 

Retint  son  pied  pendant  quelques  instants  si  courts. 

Et,  ferme,  avant  de  rendre  en  soupir  de  poussière 

Sa  petite  âme  encor  somnolente  de  pierre. 

Soldat  perdu  du  grand  chemin,  sut  protéger 

Un  moment  son  pays  natal  de  l'étranger  ! 

Gloire  à  la  glaise  opaque,  à  la  gluante  boue 

Qui  collait,  saintement  obstinée,  à  la  roue  ; 

Au  sable  du  talus  qui  toujours  s'éboulait 

Quand  l'ennemi  rentrait  sous  terre,  ou  le  voulait  ; 

Gloire  à  l'herbe  innombrable  enfin,  à  cette  plèbe 

Des  champs,  à  cette  armée  infime  de  la  glèbe. 

Chaumes  durs  et  têtus  qui  tiennent  sans  plier. 

Brins  de  gazons  que  foule  un  régiment  entier, 

A  tout  ce  qui  subit  la  plus  humble  souffrance 

Pour  que  ce  sol  restât  le  sol  libre  de  France  ! 

Gloire  aux  chefs,  aux  soldats,  aux  cités,  rux  labour* 

Que  la  victoire  unit  dans  l'œuvre  des  Sept  Jours  ! 


IV 


France,  que  tu  fus  belle,  ô  combattante  auguste 
A  qui  nul  ne  pourra  faire  un  seul  grief  juste. 
Sinon  d'avoir  été  folle  de  trop  d'amour, 
Que  tu  fus  belle,  au  soir  de  ce  septième  jour, 
Au  bout  de  la  Semaine  héroïque  et  féconde 
Où  ton  «este  sauveur  aura  refait  le  monde  ! 


LA     MARNE  771 

Que  tu  fus  belle,  France,  en  ce  suprême  soir 

Où  septembre  faisait  fumer  son  encensoir 

De  lente  brume  éparse  au  ciel  chaud,  la  première, 

Mêlée  à  la  vapeur  du  sang  dans  la  lumière. 

Lorsque,  sous  des  milliers  d'âmes  prenant  l'essor. 

Pâle,  les  bras  rompus  et  haletante  encor, 

Tes  cheveux  répandus  sur  ta  face  souillée, 

Ton  col  ouvert,  sublimement  dépoitraillée. 

Essuyant  de  tes  doigts  qu'empourpre  une  lueur 

La  poussière  des  champs  à  ta  tempe  en  sueur, 

—  Comme  la  moissonneuse  après  la  moisson  faite. 

Qui  vient,  pour  renouer  ses  cheveux  sur  sa  tête 

Près  de  la  mare  oi^i  dort  l'immobile  horizon 

Et  s'y  regarde  avant  d'entrer  dans  sa  maison,  — 

Lorsque,  comme  elle,  ayant  aussi  fini  ta  tâche. 

Près  des  eaux  qui,  partout,  devant  l'agresseur  lâche 

Avaient  creusé  leur  brusque  et  fluide  ravin. 

Arrêtée,  inclinant  ton  visage  divin 

Vers  leurs  flots  murmurants  qui  furent  tes  barrières. 

Tu  pus  te  contempler  dans  tes  douces  rivières  ! 

France,  que  tu  fus  belle,  ouvrant  tes  yeux  sereins, 
Sur  les  remous  rougis  des  deux  légers  Morins  ! 
Que  tu  fus  belle,  France  où  l'idéal  s'incarne, 
Aux  frémissantes  eaux  de  l'Ourcq  et  de  la  Marne  ! 
France,  que  tu  fus  belle  au  tain  blême  et  profond 
Que  rayaient  de  roseaux  les  marais  de  Saint-Gond  ! 
Que  tu  fus  belle,  France,  ô  grande  face  claire. 
Dans  les  canaux  dormants  de  la  Vesle  et  de  l'Aire  ! 
France,  que  tu  fus  belle  au  fil  des  lents  ruisseaux 
Qui  coulent  sinueux  vers  la  Suippe  et  la  Saulx  ! 
Que  tu  fus  belle,  France,  en  la  glace  fameuse 
Que  si  souvent  offrit  à  l'histoire  la  Meuse  ! 
France,  que  tu  fus  belle  en  l'argent  incertain 
Que  vont  frayant  sous  bois  la  Vezouse  et  l'Othain  ! 
Que  tu  fus  belle,  France,  au  cristal  qui  ruisselle 
Avec  la  glauque  Meurthe  et  la  verte  Moselle  ! 
Que  tu  fus  belle  enfin  dans  les  moindres  étangs. 
Dans  les  viviers  stagnants,  dans  les  lacs  palpitants, 


772  LA     REVUE     DE     PARIS 

Dans  la  douve  qui  luit  au  loin  comme  une  plaque 
D'étain  pâle  sous  l'or  des  branches,  dans  la  flaque 
Qui  frémit  à  travers  les  saules  en  rideau, 
Dans  tout  ce  qui  nourrit  en  secret  tes  cours  d'eau, 
Et  qu'une  molle  pente  insensiblement  guide, 
Et  qui  sauva  ton  sol  de  son  rempart  liquide  ! 
Jusqu'aux  vieux  abreuvoirs  veloutés  et  moussus. 
Jusqu'aux  grands  bassins  morts  des  parcs  entr'aperçus 
Qui  ne  paraissaient  faits  que  pour  mirer  des  cygnes, 
—  Lorsqu'à  ton  front  le  vol  de  tes  aigles  insignes 
Tournoya,  reflété  par  ces  miroirs  sacrés, 
Des  lauriers  rewrdis  à  leurs  becs  empourprés  ! 

Et  que  tu  seras  belle,  ô  France,  —  encor  plus  belle  !  - 

Quand,  ayant  subjugué  le  sort  longtemps  rebelle. 

Quand,  par  un  autre  soir,  un  soir  proche  ou  lointain 

Mais  qui  viendra,  —  celui  qui  doute  en  est  certain  ! 

Debout,  regardant  fuir  au  bas  du  crépuscule 

Le  dernier  bataillon  barbare  qui  recule 

Entre  les  noirs  sapins  d'Hermann  et  de  Teutburg, 

Ayant  derrière  toi  la  flèche  de  Strasbourg 

Sur  le  fond  du  ciel  vert  où  flottent  les  cigognes. 

Lasse  de  la  guerre  âpre  aux  terribles  besognes, 

Triste  de  tant  de  sang  qu'il  a  fallu  verser, 

Mais  sentant  tes  destins  premiers  recommencer. 

Mais  le  cœur  déjà  plein  des  fois  réparatrices, 

Tu  viendras,  ton  drapeau  baisant  tes  cicatrices, 

Incliner  fièrement  et  gravement  ton  front 

Sur  les  flots  du  vieux  Rhin,  qui  te  reconnaîtront  ! 

FEUNAND  GKEGH 


L'EFFORT  ANGLAIS 


Récemment,  je  rencontrai  clans  le  vestibule  d'un  ministère 
un  sénateur  distingué,  qui,  m'accostant,  me  demanda  : 

—  Eh  bien  !  quand  donc  votre  fameuse  armée  sera-t-elle 
enfin  prête? 

Je  me  sentis  quelque  peu  blessé  par  cette  question  qui 
trahissait  la  pensée  de  mon  impatient  ami.  Il  estimait  sans 
doute  que  l'Angleterre  ne  remplissait  pas  avec  assez  de  zèle 
sa  part  de  la  besogne  commune.  J'en  parlai  au  ministre  à  qui 
je  rendais  visite. 

—  Tranquillisez-vous,  me  dit-il,  il  y  a  des  gens  qui  critiquent 
toujours.  Nous  ne  sommes  pas  aussi  aveugles  en  France  que 
prétend  l'être  ce  grincheux  parlementaire. 

Ce  n'était  pourtant  pas  la  première  fois  que  j'avais  surpris 
chez  certains  de  mes  amis  français  des  doutes  sur  l'efficacité 
de  la  coopération  anglaise.  C'est  là  mon  excuse  pour  ces  quel- 
ques observations  :  je  voudrais  faire  bien  comprendre  qu'en 
Angleterre  on  n'a  pas  conscience  d'être  en  défaut  vis-à-vis 
de  nos  alliés  français,  dont  nous  reconnaissons  avec  gratitude 
l'immense  effort  et  les  efficaces  et  glorieux  services. 

Afin  d'apprécier  le  rôle  de  l'Angleterre  dans  la  guerre 
actuelle,  il  faut  se  reporter  à  ses  débuts.  Bien  que  les  faits 
aient  profondément  modifié  les  relations  des  alliés  depuis  un 
an,  pour  apprécier  l'état  actuel  de  l'effort  anglais  il  y  a  forcé- 
ment lieu  de  considérer,  d'abord,  la  situation  au  commence- 


774  LA     REVUE     DE    PARIS 

ment  de  la  guerre.  Or,  cela  nous  oblige  à  remonter  au  22  novem- 
bre 1912,  date  où  une  lettre  de  la  plus  grande  importance  pour 
les  relations  entre  les  deux  pays  fut  adressée  par  Sir  Edward 
Grey  à  M.  Paul  Cambon.  Dans  cette  lettre  Sir  Edward  Grey 
rappela  que  des  experts  français  et  anglais  en  matière  navale 
et  militaire  avaient  eu  des  consultations  en  vue  d'une  coopéra- 
tion possible.  Il  avait  été,  alors,  expressément  convenu  que 
ces  consultations  entre  experts  ne  devaient  nullement  être 
considérées  comme  un  engagement  formel  de  prendre  les  armes 
dans  des  éventualités  qui  pouvaient  ne  jamais  se  produire. 
Toutefois,  si  l'un  des  deux  gouvernements  avait  de  graves 
raisons  de  craindre  une  attaque  non  provoquée  de  la  part 
d'une  tierce  puissance,  il  pouvait  néanmoins  devenir  essentiel 
de  savoir  si  ce  gouvernement  pouvait  compter  sur  l'appui 
armé  de  l'autre.  Il  fut,  par  conséquent,  convenu  que  dans  ce 
cas,  ou  dans  le  cas  où  il  arriverait  quelque  chose  qui  menaçât 
la  paix  générale,  les  deux  gouvernements  devraient  immé- 
diatement se  concerter  pour  agir  d'accord,  et  essayer  ainsi 
d'empêcher  l'agression  et  de  maintenir  la  paix.  Si  les  mesures 
prises  entraînaient  une  action  quelconque,  les  plans  des  états- 
majors  seraient  tout  de  suite  pris  en  considération  et  les 
gouvernements  décideraient  de  la  suite  à  leur  donner. 

On  voit  que  la  coopération  en  question  avait  un  côté  géné- 
ral qui  démontre  le  prix  que  l'Angleterre  attachait  à  l'entente 
avec  la  France,  et  penser  que  l'Angleterre  ne  se  trouve  aux 
côtés  de  la  France  dans  la  guerre  actuelle  que  pour  la  défense 
de  la  Belgique,  c'est  confondre  l'occasion  de  la  guerre  avec  ses 
causes,  faute  que  seul  un  historien  bien  superficiel  pourrait 
commettre. 

Dans  la  question  marocaine,  l'Angleterre  avait  appuyé  la 
France  comme  une  alliée  de  fait,  en  vertu  des  conventions 
de  1904,  conventions  spéciales  à  cette  affaire.  Mais  dans  la 
lettre  que  je  viens  de  citer,  il  s'agissait  du  cas  général  d'une 
agression  non  provoquée,  de  «  quelque  chose  »  qui  menacerait 
la  «  paix  générale  »,  en  fm  de  compte  d'un  acte  dont  le  carac- 
tère révolterait  le  sens  moral  et  le  sentiment  de  justice  de 
l'Angleterre. 

Or,  le  30  juillet  1914,  M.  Paul  Cambon  rappelait  cette  lettre 
au  souvenir  de  Sir  Edward  Grey.  M.  Cambon  faisait  reinar- 


l'effort   anglais  77  5 

quer  que  la  France  était  menacée  d'une  agression  non  provo- 
quée. Il  remettait  en  même  temps  à  Sir  Edward  Grey  une  note 
dont  le  contenu  expliquait  très  clairement  la  situation,  sans  — 
soit  dit  en  passant  —  qu'il  y  fût  question  de  la  Belgique.  Cette 
note  faisait  remarquer  que  l'armée  allemande  avait  ses  avant- 
postes  aux  bornes-frontières;  que  le  jour  précédent,  par  deux 
fois,  des  patrouilles  allemandes  avaient  pénétré  sur  le  terri- 
toire français  ;  que  les  avant-postes  français  avaient  été 
reculés  à  dix  kilomètres  en  arrière  de  la  frontière  pour  éviter 
tout  incident.  Le  gouvernement  français  tenait  à  montrer 
que  l'agresseur  ne  serait  en  aucun  cas  la  France. 

En  effet,  tout  le  XVI<^  corps  de  Metz,  renforcé  prr  une  partie 
du  VIII^  venu  de  Trêves  et  de  Cologne,  occupait  la  fron- 
tière de  Metz  au  Luxembourg  ;  le  XV^  corps  de  Strasbourg 
était  concentré  sur  la  frontière  ;  sous  menace  d'être  fusillés, 
les  Alsaciens-Lorrains  des  pays  annexés  ne  pouvaient  pas 
quitter  le  pays  ;  des  réservistes  par  dizaines  de  milliers  étaient 
rappelés  en  Allemagne,  mesure  qui  précède  immédiatement 
la  mobilisation.  De  son  côté,  la  France  n'avait  rappelé  aucun 
réserviste.  Ces  préparatifs  allemands  avaient  commencé  le 
samedi  25  juillet,  le  jour  même  de  la  remise  de  la  note  serbe. 
C'était  la  preuve  de  la  volonté  pacifique  de  l'une  et  des  inten- 
tions agressives  de  l'autre. 

Le  30  juillet,  en  réponse  à  l'offre  du  chancelier  allemand 
de  respecter  l'intégrité  territoriale  de  la  France  en  Europe, 
si  l'Angleterre  acceptait  de  rester  neutre,  une  dépêche  fut 
envoyée  à  Berlin  repoussant  cette  proposition  avec  indigna- 
tion. 

Le  jour  suivant,  sir  Edward  Grey  posa  pour  la  première  fois 
aux  deux  puissances  voisines  la  question  que  le  gouverne- 
ment anglais  avait  posée  en  1870,  à  savoir  si  la  France  et 
l'Allemagne  s'engageaient  à  respecter  la  neutralité  de  la  Bel- 
gique. Comme  on  le  sait,  la  France  répondit  affirmativement, 
l'Allemagne  évasivement.  Mais  il  était  encore  possible  que 
l'Allemagne  respectât  la  neutralité  belge  et,  en  effet,  ce  n'est 
que  le  2  août,  à  7  heures  du  soir,  que  le  ministre  allemand  à 
Bruxelles  remettait  l'ultimatum  de  son  gouvernement  au 
ministre  des  Affaires  étrangères  de  Belgique. 

En  attendant,  le  2  août,  Sir  Edward  Grey,  après  une  réunion 


776  L.\     REVUE     DE     PARIS 

du  cabinet  tenue  dans  la  matinée,  faisait  à  M.  Cambon  cette 
grave  déclaration  : 

Je  suis  autorisé  à  donner  l'assurance  que,  dans  l'éventualité  où  la 
flotte  allemande  entrerait  dans  la  Manche  ou  passerait  par  la  mer  du 
Nord  pour  entreprendre  des  opérations  de  guerre  contre  les  côtes  ou 
la  navigation  françaises,  la  flotte  anglaise  accorderait  toute  protection 
en  son  pouvoir.  Cette  assurance  est  naturellement  subordonnée  à 
l'approbation  par  le  Parlement  de  la  politique  du  gouvernement  de 
Sa  Majesté  et  ne  peut  être  considérée  comme  engageant  le  gouver- 
nement à  prendre  aucune  mesure  jusqu'à  ce  que  se  produise  l'éven- 
tualité d'action  par  la  flotte  allemande  mentionnée  plus  haut. 

Le  matin  du  3  août,  avant  d'avoir  encore  connaissance  de 
l'ultimatum  allemand  à  la  Belgique,  Sir  Edward  Grey  com- 
plétait cette  déclaration  par  la  note  suivante  : 

Dans  le  cas  où  la  flotte  allemande  entrerait  dans  la  Manche  ou  dans 
la  mer  du  Nord  dans  le  but  de  faire  le  tour  des  Iles  Britanniques  afin 
d'attaquer  les  côtes  ou  la  flotte  françaises,  ou  de  harceler  la  navigation 
marchande  française,  la  flotte  anglaise  interviendrait  afin  de  donner 
à  la  navigation  française  son  entière  protection,  de  telle  façon  qu'à 
partir  de  ce  moment  l'Angleterre  et  l'Allemagne  seraient  en  état  de 
guerre. 

Ainsi  l'Angleterre  était  prête,  même  avant  la  violation  de 
la  neutralité  de  la  Belgique,  à  venir  au  secours  de  la  France 
avec  toute  sa  flotte  si  l'Allemagne  employait  la  sienne  contre 
les  côtes  ou  la  navigation  françaises.  Il  ne  faut  pas  oublier 
cette  première  formule  de  la  coopération  anglaise  :  la  flotte 
anglaise  serait  employée  à  paralyser  la  flotte  allemande,  mais 
la  France  devait  compter  sur  ses  propres  forces  pour  résister 
à  l'invasion  par  terre.  On  a  souvent  parlé,  en  Angleterre 
même,  de  l'indécision  du  gouvernement  britannique.  Cette 
indécision  a  été  invoquée  même  en  Allemagne  pour  faire 
retomber  sur  l'Angleterre  la  responsabilité  de  la  guerre  !  Or, 
l'armée  anglaise,  forte  de  170000  hommes,  maximum  du  corps 
expéditionnaire  réalisable,  n'était  pas  de  taille  à  effrayer  une 
grande  puissance  européenne  quelconque.  On  redoutait  la  flotte 
anglaise  et  uniquement  la  flotte,  et  dès  le  2  août,  Sir  Edward 
Grey  avait  pris  sur  lui  d'assurer  à  la  France  la  coopération 
de  cette  flotte.  Cette  assurance  fut  réitérée  le  3.  C'est  l'ulti- 
matum allemand  à  la  Belgique  et  l'appel  du  roi  Albert  qui 
ont  provoqué  l'action  militaire  de  l'Angleterre  et  c'est  alors 


l'effort  anglais  777 

qu'a  commencé  l'effort  britannique  —  effort  dont  il  serait 
difficile  de  trouver  le  parallèle  dans  l'histoire. 

Aussitôt  que  l'Allemagne  eut  envahi  la  Belgique,  le  maxi- 
mum du  corps  expéditionnaire  anglais  fut  mis  en  mouvement 
pour  aller  à  sa  défense.  Il  se  joignit  dans  ce  but  aux  forces 
françaises  et  belges,  et  ainsi,  dès  le  début  des  hostilités,  par 
l'appui  de  la  flotte  et  du  corps  expéditionnaire  était  réalisée 
la  totalité  de  l'effort  anglais  prévu.  La  demande  de  mon  séna- 
teur ne  pouvait  donc,  provoquer  qu'une  seule  réponse  :  «  Non 
seulement  notre  fameuse  armée  est  prête,  mais  elle  s'est  fait 
complètement  anéantir,  et  nous  l'avons  ^^remplacée  par  une 
autre  encore  plus  nombreuse.  » 

En  effet,  les  pertes  anglaises  dépassaient  récemment  le 
chiffre  de  258  000,  à  savoir  plus  de  50  000  tués,  plus  de 
53  000  prisonniers  et  disparus,  plus  de  155  000  blessés.  Néan- 
moins, l'Angleterre  a  sur  le  front  un  contingent  plusieurs  fois 
supérieur  à  celui  qu'elle  avait  envoyé  au  mois  d'août  dernier, 
et  le  nombre  de  ses  troupes  augmente  de  jour  en  jour.  Les 
unités  de  réserve,  elles  aussi,  s'accroissent  avec  une  rapidité 
qui  dépasse  toutes  les  prévisions  que  permettait  un  système 
uniquement  basé  sur  le  recrutement  volontaire.  Trois  millions 
d'hommes  ont  répondu  à  l'appel  de  la  patrie.  Non  seulement 
le  territoire  de  l'Angleterre  est  aujourd'hui  un  vaste  champ 
de  manœuvres,  mais  les  colonies  et  les  dépendances  anglaises 
se  sont  jointes  à  la  mère-patrie  avec  enthousiasme,  preuve 
qu'elles  ont  conscience  que  la  liberté  assurée  par  la  dominatioh 
anglaise  est  en  péril. 

Pour  créer  une  armée  sur  une  échelle  absolument  sans  précé- 
dent pour  l'Angleterre,  pour  entraîner  les  hommes  et  produire 
l'armement  et  les  munitions  nécessaires  dans  des  proportions 
qu'elle  n'avait  jamais  rêvées,  on  a  dû  concentrer  toutes  les 
forces  vives  de  l'empire  sur  un  unique  objet  :  vaincre  l'ennemi. 
L'Angleterre  n'était  guère  organisée,  ai-je  dit,  que  pour  une 
armée  de  170  000  hommes.  Il  a  fallu  créer  des  arsenaux  pour 
en  équiper  quinze  fois  autant.  Je  n'ai  pas  besoin  d'insister 
sur  les  difficultés  qu'une  besogne  pareille  devait  rencontrer- 
Transformer  des  hommes  de  métiers  différents  en  ouvriers 
pour  la  fabrication  des  armes  et  des  munitions  de  guerre, 
suppose  un  entraînement  industriel  bien  plus  compliqué  que 


77  <S  LA     i;  i;\-  r  K    i)  i:    l'A  r,i  s 

rentraînement  du  simple  soldat.  Le  ministre  le  plus  populaire 
du  cabinet  actuel,  M.  Lloyd  George,  a  dû  être  nommé  titu-^ 
laire  d'un  nouveau  ministère  créé  tout  exprès  pour  s'occuper 
de  ces  nouveaux  arsenaux  et  il  y  consacre  toutes  ses  énergies. 
Ceux  qui  croient  que  l'Angleterre  ne  fait  pas  le  maximum 
possible  et  le  lui  reprochent,  commettent  une  double  injus- 
tice envers  un  pays  qui  apporte  à  la  cause  commune  la  tota- 
lité de  ses  ressources  en  hommes  et  en  matériel  et  toutes  ses 
richesses  accumulées. 

Il  est  vrai  que  toutes  les  nouvelles  armées  de  l'Angleterre  ne 
sont  pas  encore  prêtes  et  ne  le  seront  peut-être  que  lorsque 
les  armées  de  ses  alliées  seront  considérablement  diminuées; 
mais  on  peut  trouver  là  plutôt  une  raison  de  se  réjouir,  puisque 
les  forces  anglaises  alors  toutes  fraîches  et  bien  armées  pourront 
les  remplacer  contre  un  ennemi  dont  les  effectifs  seront  aussi 
considérablement  affaiblis  et  les  armes  très  émoussées.  C'est 
à  ce  moment-là  que  le  point  culminant  de  l'effort  anglais  pourra 
être  atteint,  car  on  concédera  volontiers  qu'il  est  sage  de  ne 
tenter  l'effort  final  que  lorsque  toutes  les  troupes  disponibles 
auront  l'entraînement,  l'équipement  et  le  matériel  qui  leur 
donneront  la  supériorité  nécessaire  pour  assurer  le  succès. 

Et  tout  cela,  je  le  répète,  n'avait  jamais  été  prévu.  Le  rôle 
tout  spécial  de  l'x^ngleterre,  celui  que  chacun  attendait  d'elle 
jadis  et  qu'il  ne  faut  pas  oublier  maintenant  qu'il  a  été  accom- 
pli dans  le  silence  et  l'obscurité  —  c'est  celui  d'assurer  aux 
États  alliés  de  l'Angleterre  la  maîtrise  de  la  mer.  Pour  appré- 
cier la  valeur  de  cette  coopération,  on  n'a  qu'à  considérer  que 
la  différence  entre  l'effectif  de  la  flotte  française  et  celui  de 
la  flotte  allemande  est  à  peu  près  la  même  que  celle  qui  existe 
entre  l'effectif  allemand  et  l'effectif  anglais.  Or,  quelle  est  à 
présent  la  situation  de  la  flotte  inférieure?  Ce  qui  n'en  a  pas 
été  détruit  est  immobilisé  dans  les  ports.  Sans  doute  les  sous- 
marins  allemands  ont  pu  en  sortir  grâce  à  leurs  dimensions 
relativement  restreintes,  mais  quelle  est  l'importance  que  l'on 
doit  attacher  à  ces  raids?  Depuis  le  commencement  du  «  blo- 
cus »  des  Iles  Britanniques,  sur  24  442  arrivées  et  départs  de 
leurs  ports,  les  sous-marins  allemands  n'ont  réussi,  d'après 
une  statistique  récente,  qu'à  faire  couler  76  vaisseaux  de 
commerce  et  68  bateaux  de  pêche  !  Dans  l'activité  maritime 


L'EFFORT     ANGLAIS  779 

d'une  nation  comme  l'Angleterre,  de  tels  résultats  sont  insi- 
gnifiants. D'ailleurs  personne  ne  se  trompe  sur  la  signification 
des  manœuvres  du  commandement  naval  allemand  qui,  à 
bout  de  ressources  légitimes,  fait  la  guerre  aux  civils,  aux 
faibles  et  aux  innocents  en  violation  du  droit  et  de  la  morale 
acceptés  dans  les  règlements  de  la  guerre,  règlements  signés 
à  La  Haye  par  l'Allemagne  elle-même. 

Donc,  si  les  Allemands  occupent  la  Belgique  et  une  partie 
du  nord  de  la  France,  l'Angleterre  et  ses  alliées  dominent  tous 
les  océans,  ce  qui  leur  permet  de  se  faire  ravitailler  et  de  se 
fournir  d'engins  et  de  munitions  dans  le  monde  entier  sans 
entrave  appréciable  de  la  part  de  leurs  ennemis.  De  plus, 
l'Angleterre  travaille  pour  la  grande  lutte  suprême  que  l'avenir 
amènera,  le  jour  où  les  ennemis  auront  épuisé  les  avantages 
qu'ils  avaient  accumulés  à  l'ombre  de  la  paix.  Les  millions 
d'hommes  recrutés  volontairement  en  Angleterre,  et  qui  sont 
le  meilleur  de  sa  jeunesse  par  la  vigueur  et  la  santé  physiques, 
l'intelligence  et  le  courage,  viendront  apporter  en  temps  utile 
l'appui  de  leurs  énergies  fraîches  à  leurs  vaillants  alliés. 

Certaines  personnes  m'ont  exprimé  l'opinion  que  l'Angle- 
terre n'ayant  pas  à  souffrir  comme  la  France  des  effets  de  la 
guerre,  peut  n'avoir  pas  un  aussi  grand  intérêt  à  en  hâter  le 
dénoûment.  Rien  n'est  plus  loin  de  la  vérité.  On  sait  la  part 
que  l'Angleterre  prend  dans  les  dépenses  financières  de  la 
lutte.  Chaque  jour  de  guerre  lui  coûte  une  somme  qui  suffirait 
à  doter  quelqu'une  de  ces  belles  œuvres  d'instruction  publique, 
de  paix  sociale  et  de  progrès  industriel,  dont  le  peuple  anglais 
a  été  privé,  vu  la  difficulté  d'augmenter  des  charges  publiques 
déjà  énormes.  Le  peuple  anglais  connaît  très  bien  ce  côté  de  la 
question.  Il  y  en  a  un  autre.  C'est  que  cette  guerre  a  bouleversé 
toutes  les  industries  britanniques.  Après  la  guerre  sud-africaine 
on  a  eu  le  plus  grand  mal  à  réparer  les  pertes  qui  en  résultèrent. 
Les  industries  de  guerre  avaient  créé  pour  beaucoup  d'ou- 
vriers une  situation  exceptionnelle.  Ils  gagnèrent  des  salaires 
de  plus  en  plus  élevés  ;  la  guerre  finie,  ils  ne  se  réadaptèrent 
que  difficilement  aux  conditions  normales  du  travail.  Il  en 
résulta  des  crises  et  des  grèves  qui  ont  duré  longtemps  après 
la  conclusion  de  la  paix.  Ce  qui  s'est  produit  après  cette 
guerre  sud-africaine,  très  petite  en  comparaison  de  la  guerre 


780  LA     REVUE     DE     l'AUIS 

actuelle,  se  produira  forcément  de  nouveau,  et  cela  promet 
aux  hommes  d'État  anglais  des  difficultés  semblables,  mais 
infiniment  plus  grandes.  On  peut,  par  conséquent,  être  sûr 
que,  même  si  ce  n'était  que  pour  ces  raisons  d'un  caractère 
économique  et  matériel,  ils  ne  peuvent  que  souhaiter  que  la 
guerre  dure  le  moins  de  temps  possible. 

Ce  que  sera  la  nature  de  la  paix  éventuelle,  il  est  prématuré 
de  l'escompter.  Quant  à  l'Angleterre,  la  guerre  a  prouvé  qu'elle 
est  à  même  de  continuer  à  assurer  sa  supériorité  navale  contre 
la  puissance  rivale  dans  les  proportions  actuelles.  Ce  point 
acquis,  ce  n'est  pas  du  côté  anglais  qu'il  faut  prévoir  de  l'in- 
transigeance, le  jour  où  ses  alliées  seront  disposées  à  traiter. 
Et,  dans  l'hypothèse  inverse,  la  France  sait  bien  que  l'Angle- 
terre restera  fidèle  à  ses  engagements.  Le  «  chiffon  de  papier 
du  4  septembre  1914,  par  lequel  l'Angleterre,  la  France  et  la 
Russie  se  sont  engagées  mutuellement  à  ne  pas  conclure  de 
paix  séparée  et  à  ne  pas  proposer  des  conditions  de  paix  sans 
accord  préalable,  est  une  promesse  sacrée.  L'Angleterre  ne 
s'engage  pas  à  la  légère  et  ce  ne  sera  pas  de  son  côté  que 
la  parole  donnée  sera  violée.  Les  alliés  ont  une  cause  com- 
mune :  mettre  fin  à  un  état  politique  qui  a  constitué  depuis  un 
quart  de  siècle  une  menace  permanente  pour  la  paix  de  l'Eu- 
rope. L'Angleterre  ira  jusqu'au  bout  aux  côtés  de  ses  alliées. 
Les  peuples  neutres  comprennent  quelle  importance  a  pour 
eux  aussi  une  paix  qui  leur  garantira  un  avenir  sans  menace 
d'agressions  gratuites.  Dans  cette  lutte  il  faut  se  fier  les  uns 
aux  autres.  Il  s'agit  de  terrasser  avec  l'ennemi  une  épouvan- 
table idée,  l'idée  que  la  force  non  seulement  prime  le  droit, 
mais  qu'elle  est  le  droit.  L'Angleterre  et  la  France  ont  fait 
leurs  révolutions  pour  établir  le  contraire.  Ensemble  elles 
lutteront  pour  conserver  la  plus  précieuse  de  leurs  conquêtes. 
Sur  la  suprématie  du  droit  et  de  la  justice  reposent  leurs 
institutions  politiques,  leur  économie  sociale,  leur  fierté  indi- 
viduelle et  tout  ce  qui  constitue  pour  elles  le  bonheur  des 
peuples. 

THOMAS    BARCLAY 


LES  SOCIÉTÉS  DE  CRÉDIT 


On  compare  souvent  et  avec  raison  nos  principaux  établis- 
sements de  crédit  aux  grands  magasins  de  nouveautés  pari- 
siennes. De  même  que  le  Bon  Marché,  le  Louvre,  la  Samari- 
Icdne,  le  Printemps  ont  installé,  dans  de  vastes  palais  de  la 
mode,  des  rayons  où  s'étalent  les  marchandises  les  plus  variées  ; 
de  même,  le  Crédit  Lyonnais,  la  Société  Générale,  le  Comptoir 
National  d'Escompte  ont  fait  construire  de  somptueux  immeu- 
bles comprenant  des  guichets  sans  nombre  et  où  le  commerce 
de  l'argent  revêt  les  formes  les  plus  diverses  :  escomptes  et 
recouvrements,  délivrance  de  chèques,  dépôts  à  vue  et  à 
échéance,  achats  et  ventes  de  monnaies  étrangères,  ouvertures 
de  dédits,  locations  de  cofîres-forts,  valeurs  de  placement, 
avances  sur  titres,  dépôts  de  titres,  encaissements  de  coupons, 
ordres  de  bourse,  etc.  Tandis  que,  en  Angleterre,  les  banques 
de  dépôts  se  distinguentv  nettement  des  banques  d'affaires 
et  d'émissions,  nos  grands  magasins  fmanciers  se  livrent  aux 
opérations  de  toute  nature  et  s'adressent  à  toutes  les  catégo- 
ries de  capitahstes  petits  ou  grands,  aux  rentiers  comme  aux 
industriels.  Ils  s'occupent  de  la  gestion  des  capitaux  d'épargne 
et  se  chargent  de  toutes  les  négociations  de  valeurs  ;  ils  écou- 
lent des  titres  de  toute  provenance,  soit  par  la  vente  directe 
aux  guichets,  soit  en  participant  aux  émissions  publiques, 
soit  en  exécutant  les  ordres  de  Bourse.  Ils  ont  fondé  des  suceur- 


782  LA     REVUE     DE     PARIS 

sales  dans  toutes  les  parties  de  la  France  et  même  dans  les 
pays  les  plus  lointains.  A  la  fin  de  1913,  la  Société  Générale 
possédait,  à  Paris,  en  province,  dans  les  colonies  et  à  l'étranger, 
un  réseau  de  1  108  agences,  sans  compter  les  filiales  qu'elle 
avait  créées  en  Belgique,  en  Suisse,  en  Russie  et  en  Allemagne  ; 
le  Crédit  Lyonnais  avait  établi  415  agences  et  sous-agences  ; 
le  Comptoir  National  d'Escompte,  395. 

Quelques  chiffres  montreront  les  progrès  réalisés  par  les 
grandes  sociétés  de  crédit  de  1880  à  1914,  c'est-à-dire  pendant 
les  trente-cinq  années  qui  ont  précédé  la  guerre. 

Au  Crédit  L3^onnais,  le  portefeuille  commercial  qui  s'élevait 
à  137  millions  en  1880,  atteignait  1  700  millions  le  30  mai  1914  ; 
le  montant  des  dépôts  de  fonds  passait  de  244  à  1  015  millions 
et  le  montant  des  comptes  créditeurs,  de  138  à  1  456  millions. 
Pendant  la  même  période,  le  portefeuille  de  la  Société  Générale 
s'élevait  de  108  à  989  millions  ;  les  dépôts  de  fonds,  de  253  à 
681  millions  et  les  comptes  couniints  créditeurs,  de  73  à 
1  187  millions.  Au  Comptoir  National  d'Escompte,  les  mêmes 
postes  accusaient  une  augmentation  de  136  à  1  227  millions 
pour  le  portefeuille  ;  de  103  à  860  millions  pour  les  dépôts 
et  de  127  à  771  millions  pour  les  comptes  créditeurs. 

A  la  date  du  30  mai  1914,  les  capitaux  confiés  par  le  public 
aux  trois  principales  sociétés  de  crédit  s'élevaient  aux  chiffres 
que  voici  : 


Crédit 

Société 

Lyonnais 

Générale 

Comptoir 

(En 

millions  dî 

francs) 

1  015 

681 

860 

1  456 

1   187 

771 

Dépôts  de  fonds 

Comptes  courants  créditeurs. 

Totaux 2  471       1  868         1  631 

Si  l'on  ajoute  à  ces  dépôts,  qui  forment  un  total  de  5  970  mil- 
lions, le  capital  versé  des  trois  établissements,  soit  700  millions, 
et  leurs  réserves  qui  atteignaient,  d'après  les  bilans  de  l'exer- 
cice 1913,  322  millions,  c'est  donc  à  près  de  7  milliards  que 
s'élevaient  les  fonds  dont  ils  pouvaient  disposer.  Cette 
énorme  concentration  de  capitaux  a  parfois  semblé  exagérée, 
et  l'on  s'est  demandé  si  elle  ne  présentait  pas  plus  d'inconvé- 
nients que  de  réels  avantages.  N'est-il  point,  en  effet,  dan- 
gereux qu'un  petit  nombre  d'établissements  disposent  d'une 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  783 

missance  financière  telle  que  les  grandes  opérations  de  crédit 
le  puissent  se  réaliser  sans  leur  concours  et  que,  par  suite» 
îUes  soient  subordonnées  à  leur  bonne  volonté? 

Il  est  cependant  juste  de  reconnaître  que  les  grands  maga- 
sins financiers  ont  favorisé  la  production  nationale  en  ce  sens 
[ue,  pour  développer  leur  courant  d'affaires,  ils  ont  dû  abaisser 
le  taux  de  l'escompte  :  l'abondance  des  dépôts  leur  permet- 
lit  d'ailleurs  de  mettre  le  crédit  à  la  disposition  de  nos  négo- 
îiants  à  des  tarifs  moins  élevés  que  dans  la  plupart  des  autres 
)ays. 

Mais  ce  crédit  s'est-il  étendu  indistinctement  à  tous  ceux 
[ui  en  avaient  besoin  et  qui  offraient  des  garanties  suffisantes? 
)n  peut  d'autant  moins  l'affirmer  que  le  petit  et  le  moyen  com- 
lerce  ont  fait  entendre  à  ce  sujet  des  plaintes  assez  vives  et 
[u'une  commission  extraparlementaire  pour  la  réforme  ban- 
caire, instituée  en  1911,  a  élaboré  un  projet  de  loi  destiné  à 
leur  donner  satisfaction.  Au  surplus,  l'initiative  des  abaisse- 
"ments  de  tarifs  a  été  prise  par  la  Banque  de  France  et,   si 
les  grands  établissements  de  crédit   n'avaient  pas  suivi  son 
exemple,  ils  se   seraient   heurtés   aux  réclamations  de  leurs 
clients. 

D'autre  part,  la  propagande  intensive  des  grands  magasins 
financiers  a  fort  heureusement  habitué  le  public  aux  dépôts 
de  capitaux  improductifs  ;  elle  a  répandu  l'usage  du  chèque 
et  des  virements  et  elle  a,  de  la  sorte,  contribué  aux  progrès 
économiques  de  la  nation.  On  peut  même  regretter  que,  chez 
nous,  ces  modes  de  libération  se  soient  encore  si  peu  déve- 
loppés et  que  certains  propriétaires,  notaires  et  autres  caté- 
gories de  créanciers,  se  refusent  à  accepter  des  chèques  de 
leurs  débiteurs.  Alors  que,  en  Angleterre,  la  plupart  des  paie- 
ments s'opèrent  de  cette  manière,  ceux  de  l'État  comme  ceux 
des  particuliers,  on  se  sert  surtout  en  France  du  billet  de 
banque  et  de  l'effet  de  commerce  pour  solder  ses  dettes  ;  les 
mouvements  de  fonds  restent  considérables  et  immobili- 
sent une  part  beaucoup  trop  importante  de  la  fortune  pri- 
vée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  monopole  des  grands  établissements 
de  crédit  n'est  pas  aussi  absolu  qu'on  a  pu  le  supposer.  Il  s'est 
fondé,  à  côté  d'eux  et  à  Paris,  d'autres  sociétés  d'ordre  secon- 


784  LA     REVUE     DE     PARIS 

claire  qui  ont  mieux  aimé,  il  est  vrai,  imiter  leurs  procédés 
commerciaux  que  leur  faire  une  concurrence  sérieuse.  Le 
remède  à  la  concentration  excessive  des  capitaux  consistait, 
selon  nous,  à  augmenter  le  nombre  des  banques  régionales 
déjà  existantes  et  qui  ont  donné  des  résultats  très  favorables 
au  commerce  et  à  l'industrie,  chaque  fois  qu'elles  ont  été  diri- 
gées avec  intelligence  et  dans  un  véritable  esprit  de  i>rogrès 
économique.  Les  banques  régionales  qui  se  sont  fondées  à 
Lille,  à  Nancy,  à  Lyon,  à  Marseille  et  dans  d'autres  grands 
centres,  ont,  en  effet,  obtenu,  par  les  mêmes  moyens  que  les 
grandes  sociétés,  les  mêmes  succès.  Elles  avaient  des  frais 
généraux  moins  élevés  que  ceux  de  leurs  concurrents,  un  per- 
sonnel mieux  adapté  au  milieu,  plus  connu  de  la  clientèle  ; 
elles  connaissaient  mieux  les  besoins  économiques  de  la  région 
et,  si  elles  possédaient  moins  de  capitaux,  elles  savaient  les 
employer  plus  utilement  à  des  entreprises  locales.  Un  certain 
nombre  de  ces  banques  régionales  ont  fini  par  se  syndiquer  : 
la  Société  centrale  des  Banques  de  province  s'est  créée  à 
Paris,  en  1904,  et  elle  s'est  réorganisée,  en  1911,  en  portant 
son  capital  à  50  millions.  On  pouvait  espérer  que  cette  Société 
centrale  se  serait  surtout  attachée  à  fonder  de  nouveaux 
établissements  dans  les  régions  qui  en  étaient  dépouivues  et 
à  aider  les  petites  banques  locales  qu'elle  aurait  pu  grouper 
sous  sa  protection.  Malheureusement  elle  a  préféré  se  préoc- 
cuper presque  exclusivement  des  intérêts  personnels  de  ses 
membres,  en  prenant  des  participations  dans  les  émissions 
financières  et,  au  lieu  de  faire  une  concurrence  aux  grands 
établissements,  elle  s'est  attachée  à  prélever  une  part  de  leurs 
bénéfices  dans  les  opérations  les  moins  intéressantes  pour  le 
développement  économique  du  pays.  L'idée  dont  s'était 
inspirée  tout  d'abord  la  Société  centrale  n'en  était  pas  moins 
excellente  et  la  nouvelle  administration  n'hésitera  certainement 
pas  à  la  reprendre.  Le  véritable  rôle  d'un  organisme  de  cette 
nature  consiste,  cela  va  de  soi,  à  créer  des  institutions  de 
crédit  là  où  il  n'en  existe  pas  et  à  transformer,  sous  sa  direc- 
tion, en  banques  associées  ou  coopératives,  les  petits  établis- 
sements qui  sont  trop  faibles  pour  résister  aux  succursales 
des  grandes  sociétés. 

L'État  ne  pouvait-il  pas,  à  son  tour,  se  défendre  contre  la 


LKS     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  785 

toute-puissance  des  grands  magasins  financiers?  Il  lui  suffi- 
sait de  retenir  et  d'accroître  l'ancienne  clientèle  des  tréso- 
riers-payeurs généraux.  Mais,  par  un  singulier  oubli  de  ses 
intérêts,  l'État  s'est,  au  contraire,  empressé  de  briser  l'instru- 
ment qui  lui  permettait  de  développer  son  propre  crédit.  Au 
moment  même  où  les  grands  magasins  financiers  multipliaient 
leurs  agences  de  province,  le  ministère  des  Finances,  obéissant 
à  des  injonctions  parlementaires,  jugeait  à  propos  de  fixer 
à  ses  trésoriers  généraux  un  maximum  de  traitement  qu'il 
leur  était  interdit  de  dépasser  :  il  ne  comprenait  pas  que,  en 
limitant  les  profits  légitimes  de  ses  collaborateurs  immédiats, 
il  les  incitait  à  se  désintéresser  des  opérations  de  placement 
dont  il  avait  été  le  principal  bénéficiaire.  En  outre,  au  lieu  de 
choisir  le  personnel  des  trésoriers  parmi  ses  agents  les  plus 
capables,  il  distribuait  au  hasard  ou  à  la  faveur  des  postes  de 
la  plus  haute  importance.  Faut-il  s'étonner  que,  dans  de 
pareilles  conditions  d'infériorité,  les  trésoreries  générales 
aient  été  impuissantes  à  lutter  contre  les  sociétés  qui,  ayant 
le  don  des  affaires,  savaient  si  bien  attirer  la  clientèle?  D'un 
côté,  c'était  l'engourdissement  et  la  routine  ;  de  l'autre,  les 
efforts  continus,  les  progrès  persistants,  tous  les  moyens  de 
publicité  mis  en  œuvré,  des  bureaux  installés  avec  luxe  dans 
les  quartiers  les  plus  riches  et  au  centre  des  grandes  villes,  des 
employés  toujours  empressés  à  donner  des  renseignements 
et  des  conseils,  des  guichets  et  des  halls  largement  ouverts, 
des  afiiches  sur  tous  les  murs  et  des  réclames  dans  tous  les 
journaux. 

On  a  vite  compris,  il  est  vrai,  au  début  de  la  guerre  et  lors- 
que les  besoins  de  capitaux  ont  été  si  considérables,  la  faute 
qui  avait  été  commise.  M.  Ribot  s'est  efforcé  de  la  réparer  : 
par  son  décret  du  11  décembre  1914,  il  a  voulu  aider  les  tréso- 
riers à  se  refaire  une  clientèle  de  déposants  ;  ceux-ci  ont  reçu, 
sous  la  garantie  de  l'État,  un  intérêt  qui  s'est  élevç,  en 
moyenne,  à  2,25  p.  100.  Ce  retour  partiel  à  l'ancienne  organi- 
sation des  trésoreries  est  susceptible  de  donner  plus  tard  des 
résultats  favorables  au  crédit  public,  mais  il  ne  faut  pas  se 
dissimuler  que  l'accroissement  des  dépôts  sera  très  lent  :  il 
est  difficile  de  retrouver  une  clientèle  dispersée  et  de  changer 
ses  habitudes.  Depuis  le  décret  du  11  décembre  dernier,  c'est 

15  Octobre  1915.  S 


7  86  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  peine,  d'ailleurs,  si  les  trésoriers  ont  reçu  une  centaine  de 
millions  de  nouveaux  dépôts  ^. 

La  question  de  savoir  si  la  concentration  des  banques  et 
des  capitaux  a  été  plus  favorable  que  nuisible  à  l'économie 
nationale  s'est  souvent  posée  ;  l'opinion  a  été  émise  d'une 
manière  générale  que  la  gestion  des  grands  établissements 
de  crédit^aurait  pu  être  beaucoup  plus  utile  au  développement 
de  la  richesse  publique.  Reconnaissons  que,  pour  discuter  le 
problème^dans  toute  son  ampleur,  il  faudrait  connaître  d'une 
manière  plus  précise  les  opérations  financières  de  nos  trois 
principales  sociétés,  savoir  plus  exactement  comment  elles 
ont  employé  leurs  ressources  et  celles  que  leurs  déposants  leur 
ont  confiées.  Or  il  est  très  difficile  de  se  renseigner  à  cet  égard  ; 
les  grands  magasins  financiers  n'ont  même  jamais  expliqué 
dans  quelle  mesure  ils  avaient  consacré  leurs  efforts  aux  opéra- 
tions régulières  de  banque  et  aux  opérations  très  différentes 
de  placement.  Alors  que  des  études  nombreuses,  sérieuses  et 
documentées  ont  été  publiées  sur  la  Banque  de  France  et  sur 
les  banques  étrangères,  il  n'en  existe  pour  ainsi  dire  aucune 
sur  le  Crédit  Lyonnais,  la  Société  Générale  et  le  Comptoir 
National  d'Escompte.  Par  contre,  ces  établissements  ont  été 
l'objet  tantôt  d'attaques  violentes,  tantôt  d'apologies  exces- 
sives ;  mais  on  ne  peut  pas  faire  état  de  polémiques  toujours 
intéressées.  C'est  seulement  par  la  lecture  attentive  des  bilans 


1.  Le  public  n'a  pas  compris,  parce  que  sans  doute  on  ne  les  lui  avait  pas 
sufTisamment  expliqués,  les  avantages  que  lui  offrent  les  dépôts  de  fonds  à  vue 
dans  les  trésoreries. 

Rappelons  à  ce  propos  que  le  concours  des  capitalistes  à  l'oeuvTe  de  la  Défense 
Nationale  peut  se  réaliser  de  trois  manières  :  1°  par  des  dépôts  à  vue  qui  rap- 
portent 2,25  p.  100  dans  les  trésoreries  générales,  alors  que  les  mêmes  dépôts 
ne  produisent  qu'un  très  faible  intérêt  dans  les  établissements  de  crédit,  sauf 
quand  ils  sont  à  échéance  fixe  ;  2"  par  des  souscriptions  à  des  bons  de  la  Défense 
Nationale  qui  rapportent  4  p.  100  lorsqu'ils  sont  à  trois  mois  d'échéance  et 
5  p.  100  à  six  mois  ou  à  un  an  ;  3°  par  des  souscriptions  aux  obligations  de  la 
Défense  Nationale  qui  rapportent  un  intérêt  supérieur,  et  dont  les  coupons  sont 
exemptés  de  tout  impôt.  Il  nous  semble  que,  si  une  propagande  plus  active  avait 
été  organisée  en  faveur  de  ces  trois  modes  de  placement,  les  résultats  auraient 
pu  dépasser  ceux  qui  ont  été  atteints  par  des  moyens  de  publicité  des  plus 
médiocres. 

Enfin,  sur  le  conseil  du  ministre  des  Finances,  la  Banque  de  France  a  ouvert 
ses  guichets  aux  échanges  d'or  contre  des  billets.  L'empressement  du  public  à 
remettre  ses  réserves  d'or  à  la  Banque  a  été  remarquable. 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  787 

it  des  rapports  annuels  que  l'on  peut  se  taire  une  opinion 
ifléchie. 

Malheureusement  cette  source  précieuse  de  renseignements 
fait  également  défaut  et  l'on  a  souvent  reproché,  non  sans 
raison,  aux  grands  magasins  financiers  de  ne  publier  que  des 
bilans  obscurs  et  des  rapports  incomplets.  Nous  ne  pouvons 
donc  pas  connaître  ce  qui  serait  essentiel  :  le  résultat  de  leurs 
opérations  d'escompte  et  de  placement,  le  montant  de  leurs 
frais  généraux,  le  montant  de  leur  portefeuille,  le  mode  d'em- 
ploi de  leurs  rései-ves  et  tant  d'autres  comptes  qu'il  serait 
utile  d'avoir  sous  les  yeux  pour  discuter  leur  gestion  en  toute 
impartialité.  Il  est  même  singulier  que  l'établissement  qui 
passe  à  juste  titre  pour  le  plus  solide,  soit  précisément  celui 
qui  cache  avec  le  plus  de  soin  ce  qu'il  nomme  le  «  secret  de  ses 
affaires  ».  Le  bilan  général  du  Crédit  Lyonnais  ne  comprend, 
en  effet,  que  sept  postes  à  l'actif  et  neuf  au  passif  ;  son  compte 
rendu  annuel  d'une  vingtaine  de  pages  renferme  à  peine  quel- 
ques renseignements  statistiques  sans  valeur  et  ne  donne 
aucune  indication  sur  la  nature  des  opérations  de  l'année.  Le 
compte  «  profits  et  pertes  »  par  exemple,  comporte  simple- 
ment et  en  une  seule  ligne  le  total  des  bénéfices  dont  le  mode 
d'évaluation  n'est  pas  expliqué  ;  aucune  distinction  n'est 
faite  entre  les  bénéfices  provenant  des  placements  de  fonds 
et  des  placements  de  titres  ;  l'évaluation  de  ses  immeubles 
est  fixée  arbitrairement  à  35  millions,  alors  que  le  vaste  et 
magnifique  siège  social  qu'il  a  fait  construire  entre  le  boule- 
vard des  Italiens  et  la  rue  du  Quatre-Septembre  vaut  à  lui  seul 
bien  davantage. 

Le  Comptoir  National  d'Escompte  qui  donnait,  il  y  a  vingt 
ans,  des  renseignements  plus  étendus  et  répartissait  l'actif  et 
le  passif  en  un  plus  grand  nombre  de  postes,  a  fini  par  renoncer 
à  ses  traditions  pour  imiter  les  errements  du  Crédit  Lyonnais. 
Toutefois,  la  Société  Générale  a  consenti  à  aller  un  peu  plus 
loin.  On  trouve,  notamment,  dans  son  rapport  sur  l'exer- 
cice 1913  — -  celui  de  l'exercice  1914  n'a  pas  été  rédigé  de  la 
même  manière  en  raison  des  circonstances  —  des  chiffres 
intéressants  sur  la  composition  de  son  portefeuille,  divisé  en 
effets  sur  Paris,  sur  la  province  et  sur  l'étranger  ;  sur  l'encais- 
sement des  coupons,  les  ordres  de  Bourse,  les  comptes  de 


788  LA     REVUE     DE     I'x\niS 

chèques,  etc.  Le  compte  «  profits  et  pertes  »  est  résumé,  au 
débit  et  au  crédit,  en  plusieurs  chapitres  malheureusement 
incomplets  et  qui  prêtent  à  une  confusion  fâcheuse.  Le  total 
des  frais  généraux,  par  exemple,  y  figure  pour  la  somme  de 
12  772  865  francs,  ce  qui  est  tout  à  fait  invraisemblable  :  il 
doit  être  certainement  cinq  ou  six  fois  plus  élevé.  Comment 
admettre  que  les  dépenses  de  personnel  n'aient  atteint  que 
7  millions  pendant  cet  exercice?  La  Société  Générale  déclare, 
dans  son  rapport  sur  l'exercice  1914,  que  le  nombre  de  ses 
agents  mobilisés  a  été  de  8  456  ;  il  n'est  donc  pas  excessif  de 
l'évaluer  à  15  000  en  temps  de  paix.  Or  15  000  agents  qui 
ne  recevraient  qu'une  moyenne  assez  basse  de  2  000  francs  de 
traitement  coûteraient  à  la  Société  la  somme  de  30  millions 
par  an  et  non  de  7  millions. 

En  se  reportant  aux  chiflres  du  produit  de  l'exercice  1913, 
on  s'aperçoit,  d'autre  part,  qu'ils  ont  été  à  leur  tour  fortement 
diminués  :  les  «  intérêts  sur  placements  de  fonds  »  ne  se  seraient 
élevés  qu'à  22  millions  et  les  «  commissions  et  bénéfices 
divers  »,  c'est-à-dire  les  bénéfices  sur  les  placements  de  titres, 
n'auraient  atteint  que  19  millions.  Selon  toute  vraisemblance, 
ces  derniers  chiffres  ne  comprennent  que  les  produits  nets  des 
agences  de  province  et  de  l'étranger  :  on  a  déduit  des  béné- 
fices bruts  les  frais  généraux  du  personnel  et  autres,  afin  de 
ne  pas  faire  ressortir  des  chiffres  trop  significatifs.  Il  est,  en 
effet,  impossible  d'admettre  que  la  Société  Générale  n'ait 
obtenu  qu'un  rendement  de  22  millions  pour  ses  placements 
de  fonds,  alors  que  le  mouvement  général  de  son  portefeuille 
a  dépassé,  pendant  l'exercice,  48  milliards  d'escomptes,  aux- 
quels il  faut  ajouter  9  milliards  d'effets  remis  à  l'encaissement, 
et  que  les  capitaux  dont  elle  disposait,  sous  forme  d'encaisse, 
de  comptes,  de  chèques  et  de  dépôts,  de  réserves  et  de  verse- 
ments sur  les  actions,  dépassaient  2  330  millions  le  31  décem- 
bre 1913.  Au  taux  moyen  de  4  p.  100,  cela  ferait  93  millions 
et  non  22. 

Il  ne  saurait  être  douteux,  selon  nous,  que  les  sociétés  de 
crédit  ont  réalisé  des  bénéfices  beaucoup  plus  importants 
que  ceux  qui  figurent  sur  les  bilans.  Elles  les  ont  employés, 
sans  le  dire,  soit  à  des  constructions  et  à  des  agencements 
d'immeubles  rapidement  amortis,  soit  à  des  réserves  plus  ou 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  7  89 

moins  occultes  qui  leur  ont  servi  à  accroître  progressivement 
leurs  dividendes,  quel  que  puisse  être  le  résultat  de  l'exercice. 

En  ce  qui  touche  le  Crédit  Lyonnais,  la  constitution  de  ces 
réserves  occultes  ne  saurait  faire  aucun  doute  :  on  en  trouve 
la  preuve  dans  son  rapport  du  29  avril  1915  à  rassemblée 
générale  des  actionnaires.  «  Les  provisions  faites  dans  les 
exercices  antérieurs  en  vue  de  risques  aujourd'hui  éteints, 
déclare  ce  rapport,  pourront  au  besoin  servir  à  l'amortisse- 
ment des  pertes  résultant  de  la  guerre.  Ces  provisions  seront- 
elles  suffisantes  et  pourrons-nous  conserver  intacte  notre 
réser\^e  de  175  miUions?  Nous  le  souhaitons  ;  disons  même, 
nous  l'espérons.  Mais  trop  de  faits  imprévus  peuvent  encore 
surgir  pour  que  nous  ne  soyons  pas  tenus  a  la  plus  grande 
circonspection  dans  l'expression  de  nos  espérances.  Nous 
pouvons  dès  maintenant  vous  proposer  de  prélever  sur  ces 
provisions,  pour  l'exercice  1914,  le  montant  de  l'intérêt  de 
5  p.  100  de  notre  capital,  soit  12  millions  et  demi  de  francs.  » 
Que  d'aveux  significatifs,  et  même  que  de  contradictions  dans 
ces  quelques  lignes  !  D'une  part,  le  Crédit  Lyonnais  afïirme 
que,  outre  ses  réserves  de  175  millions,  il  a  mis  de  côté  des 
provisions  dont  il  ne  fixe  nullement  le  chiffre  et  qui  figurent 
on  ne  sait  dans  quel  poste  de  son  bilan,  mais  qu'il  serait  aisé 
de  découvrir  ;  de  l'autre,  il  prélève  sur  ces  provisions  inconnues 
un  dividende  de  12  millions  et  demi.  En  agissant  de  la  sorte, 
il  dissimule  son  exacte  situation  financière,  au  lieu  de  la  faire 
apparaître  en  pleine  lumière,  et  il  distribue  des  dividendes  au 
gré  de  sa  fantaisie  ou  de  ce  qu'il  croit  être  son  intérêt.  Le 
procédé  n'est  évidemment  pas  d'une  correction  absolue:  com- 
ment se  fait-il  qu'aucun  actionnaire  ne  l'ait  relevé? 

Autant  que  l'on  en  peut  juger  par  la  teneur  des  bilans,  les 
établissements  de  crédit  se  bornent,  en  définitive,  à  aligner  dans 
la  colonne  de  l'actif  le  montant  des  espèces  en  caisse,  qui  est 
certainement  très  exact  ;  le  montant  du  portefeuille-effets, 
dont  la  valeur  est  sujette  au  contraire  à  discussion  ;  les 
avances  sur  garanties  dont  on  ne  peut  apprécier  le  degré  de 
sécurité,  et  le  solde  des  comptes  courants  débiteurs,  qui 
soulève  les  mêmes  objections  ;  le  portefeuille-titres  qui  peut 
être  évalué  de  bien  des  manières  ;  les  immeubles  dont  la  valeur 
est  toujours  contestable.  Mais  ces  évaluations  diverses  sont- 


71)0  LA     REVUE     DE     PARIS 

elles  exagérées  ou  intentionnellement  diminuées?  Il  est  impos- 
sible de  le  savoir.  Quant  au  passif,  il  comporte,  en  dehors  des 
réserves  et  du  capital  versé,  le  montant  des  dépôts  à  vue  et  à 
échéance,  les  comptes  courants  créditeurs,  des  comptes  d'or- 
dre au  sujet  desquels  aucune  explication  n'est  fournie. 

Après  avoir  additionné  les  divers  chiffres  de  l'actif  et  ceux 
du  passif,  on  trouve  une  dilTérence  au  profit  de  la  colonne  de 
l'actif  ;  c'est  tout  simplement  cette  différence  qui  est  portée 
au  compte  des  bénéfices  et  ajoutée  à  la  colonne  du  passif,  de 
telle  sorte  que  la  balance  soit  exacte  :  elle  l'est  en  effet,  mais 
les  chiffres  de  l'actif  ont  été  plus  ou  moins  majorés  ou  diminués, 
selon  qu'il  a  convenu  à  la  société  de  faire  apparaître  des  béné- 
fices plus  ou  moins  élevés.  Il  est  sans  doute  difficile  de  dres- 
ser des  bilans  rigoureusement  exacts  ;  la  méthode  la  plus  sin- 
cère d'évaluation  des  divers  postes  de  l'actif  peut  toujours 
provoquer  certaines  critiques.  Mais  le  public  se  tiendrait  pour 
satisfait,  les  actionnaires  et  les  déposants  ne  soulèveraient 
aucune  objection,  si  les  chapitres  de  l'actif  étaient  plus  nom- 
breux et  plus  clairs  ;  si  le  montant  de  toutes  les  réserves  était 
sincère,  et  si  le  compte  de  profits  et  pertes  faisait  apparaître 
nettement  le  montant  des  frais  généraux  et  celui  des  bénéfices, 
et  comportait  plusieurs  postes  distincts. 

A  titre  d'exemple,  nous  citerons  les  comptes  rendus  de  la 
Banque  de  France  et  ceux  du  Crédit  Foncier  qui  fournissent 
tous  les  renseignements,  toutes  les  explications  et  tous  les 
chiffres  nécessaires  pour  connaître  la  situation  financière  de 
ces  deux  étabhssements.  Nous  citerons  encore  les  comptes 
rendus  de  la  Société  Générale  de  Belgique  dont  les  opérations 
sont  à  peu  près  les  mêmes  que  celles  de  nos  propres  établisse- 
ments de  crédit  :  les  bilans  ne  comprennent  pas  moins  de  vingt 
postes  à  l'actif  et  de  dix-huit  au  passif  ;  le  compte  de  profits 
et  pertes  de  1913,  que  nous  avons  sous  les  yeux,  comprend, 
au  débit,  quatorze  articles,  dont  plusieurs  sont  même  divisés 
en  sous-articles  et,  au  crédit,  treize  articles  —  alors  que  le 
même  compte  ne  comporte  qu'un  seul  chiffre  aux  bilans  du 
Crédit  Lyonnais  et  du  Comptoir  National  d'Escompte.  Tous 
les  frais  généraux  et  toutes  les  sources  de  bénéfices  y  figurent  ; 
le  rapport  contient  quatre-\ingts  pages  d'un  format  plus  grand 
que  celui  de  nos  établissements  de  crédit.  Cette  publicité  loyale 


I 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  791 


et  complète  n'a  certainement  pas  nui  à  la  prospérité  de  la 
Société  Générale  de  Belgique,  puisqu'elle  a  pu  répartir,  pour 
l'exercice  1913,  un  dividende  de  235  francs  par  action,  venant 
s'ajouter  à  l'intérêt  fixe  de  5  p.  100  sur  l'action  qui  s'élève  à 
52  fr.  90.  Pourquoi  la  méthode  de  clarté  et  de  précision,  qui  a 
été  adoptée  par  la  Société  Générale  de  Belgique  dans  la  publi- 
cation de  ses  comptes,  serait-elle  de  nature  à  porter  préjudice 
à  nos  établissements  de  crédit?  Elle  aurait  pour  effet,  dans 
tous  les  cas,  de  faire  cesser  les  attaques  violentes,  pour  ne  pas 
dire  les  tentatives  de  chantage  dont  nos  sociétés  ont  raison  de 
se  plaindre,  mais  dont  elles  ont  tort  de  ne  pas  se  disculper, 
comme  elles  pourraient  certainement  le  faire,  en  substituant 
la  pleine  lumière  à  l'obscurité  de  leurs  bilans. 

Toutefois,  il  est  des  chiffres  que  l'on  ne  peut  cacher  et  nous 
avons  indiqué  plus  haut  ceux  qui  ne  sauraient  prêter  à  aucune 
contestation.  En  les  examinant  avec  soin,  en  se  livrant  à  des 
recherches  et  à  des  comparaisons  d'ailleurs  assez  longues,  on 
peut  aboutir  à  des  conclusions  intéressantes. 


La  fonction  la  plus  utile  d'une  banque  moderne  consiste, 
on  le  sait,  à  mettre  des  crédits  à  la  disposition  des  industriels, 
des  commerçants  et  des  agriculteurs  qui  pourront  les  utiliser 
pour  le  développement  de  la  richesse  nationale.  Les  capitaux 
sont  fournis,  en  premier  lieu,  par  les  actionnaires  ou  par  les 
commanditaires  de  la  banque  ;  en  second  lieu,  par  les  dépôts 
de  ses  clients.  Mais,  comme  la  majeure  partie  de  ces  dépôts  sont 
exigibles  à  vue,  ils  ne  doivent  être  immobilisés  que  pour  une 
courte  durée  :  l'escompte  des  effets  de  commerce  constitue  à 
cet  égard  le  meilleur  des  placements,  à  la  condition  cependant 
que  ces  effets  aient  été  souscrits  pour  des  actes  réels  de  com- 
merce, et  qu'ils  puissent  ainsi  être  réescomptés  sans  délai,  en 
cas  de  besoin,  par  la  Banque  de  France.  De  la  sorte,  les  dépôts 
seront  toujours  en  parfaite  sécurité  ;  ils  seront  remboursés  en 
espèces  et  à  toute  réquisition,  même  si  tous  les  déposants  se 
présentaient  à  la  fois  aux  guichets  de  l'établissement  de  crédit, 
ce  qui  ne  peut  arriver  d'ailleurs,  qu'au  moment  d'une  panique 
provoquée  par  une  déclaration  de  guerre.  En  temps  ordinaire. 


792  LA     REVUE     DE     PARIS 

une  banque  peut  également  placer  ses  dépôts  en  reports  sur 
des  valeurs  de  premier  ordre,  parce  que  les  capitaux  ainsi 
employés  sont  remboursables  après  chaque  liquidation.  Quant 
aux  avances  sur  titres  et  autres  garanties,  elles  ne  constituent 
pas  des  ressources  liquides,  et  à  plus  forte  raison  les  avances  à 
découvert  ont-elles  encore  moins  le  caractère  de  liquidité  qui 
convient  seul  au  placement  des  dépôts  à  vue.  Sans  doute  les 
établissements  de  crédit  doivent  consentir  des  avances,  mais 
à  leurs  risques  et  périls,  c'est-à-dire  avec  leurs  ressources 
propres,  avec  les  capitaux  versés  par  les  actionnaires  et  avec 
leurs  résers^es,  non  avec  l'argent  des  déposants  qui  ne  leur 
appartient  pas. 

Pour  apprécier  le  degré  de  liquidité  des  ressources  d'une 
banque,  il  faudrait  donc  avoir  sous  les  yeux  un  bilan  d'une 
clarté  absolue,  comprenant  non  seulement,  d'une  part,  le 
montant  de  l'encaisse  et  le  montant  du  portefeuille-etTets,  et, 
de  l'autre,  le  montant  des  dépôts  à  vue  et  des  comptes 
courants  créditeurs,  mais  encore  la  composition  du  porte- 
feuille. Ce  portefeuille  devrait  être  divisé  en  plusieurs  postes  : 
celui  des  elTets  de  commerce  sur  la  France  et  celui  des  elïets 
sur  l'étranger  ;  le  montant  des  effets  négociables  à  la  Banque 
^e  France  et  celui  des  elïets  qui  n'ont  pas  cette  qualité.  Bien 
que  cette  règle  n'ait  pas  été  suivie  par  les  sociétés  de  crédit, 
ainsi  que  nous  l'avons  déjà  expliqué,  on  peut  cependant 
admettre  que  le  portefeuille  dont  nous  parlons  comprenait, 
à  la  veille  de  la  guerre,  des  eiïets  de  commerce  que  la  Banque 
de  France  pouvait  escompter  dans  une  proportion  de  75  à 
80  p.  100  et  qui  étaient  par  suite  susceptibles  d'une  mobilisa- 
tion immédiate.  A  ce  portefeuille,  on  pourrait  ajouter  le  mon- 
tant des  capitaux  employés  en  reports,  parce  que  ces  capi- 
taux sont  susceptibles  d'être  remboursés,  en  temps  normal, 
après  chaque  liquidation  de  quinzaine  ou  chaque  liquidation 
mensuelle.  Mais,  si  la  Société  Générale  et  le  Comptoir  indiquent, 
dans  leurs  bilans,  cette  nature  de  placement,  les  deux  établis- 
sements ne  disent  pas  s'il  s'agit  de  reports  sur  le  marché  offi- 
ciel ou  sur  le  marché  libre,  ou  même  de  titres  mis  en  pension 
par  leurs  clients  particuliers.  Quant  au  Crédit  Lyonnais,  il  ne 
dit  absolument  rien  :  le  chiffre  des  reports  et  avances  sur 
titres  ligure,  dans  son  bilan,  dans  le  même  poste.  Par  suite, 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  7  93 

lous  n'avons  pu  tenir  compte,  dans  le  tableau  ci-dessous,  du 
lontant  des  reports  que  l'on  peut  cependant  évaluer  à  une 

^centaine  de  millions.  Mais  nous  avons  ajouté,  pour  avoir  la 
îomme  des  disponibilités,  l'encaisse  des  trois  sociétés  qui  s'èle- 

[vait  à  621  millions.  Voici  quelle  était  leur  situation  à  la  date 
lu  30  mai  1914,  d'après  les  derniers  bilans  publiés  avant  la 

[déclaration  de  guerre,  et  en  admettant  que  l'actif  réalisable 

Idu  portefeuille  s'élève  à  80  p.  100  du  total  : 


Dépôts  et 

Portefeuille 

comptes 

réalisable 

créditeurs 

et  encaisse 

Différence 

(En 

millions  de  francs) 

Crédit  Lyonnais. .  .  . 

2  471 

1  590 

881 

Société  Générale  . . . 

1  868 

962 

906 

Comptoir  National  . 

1  631 

1  202 

429 

5  970  3  754  2  216 

En  ajoutant  aux  3  754  millions  de  disponibilités  les  100  mil- 
lions de  capitaux  eigagés  en  reports,  on  voit  qu'il  manquait 
aux  trois  grands  établissements  de  crédit,  à  la  veille  de  la 
guerre,  plus  de  2  milliards  pour  rembourser  sans  délai  tous 
les  dépôts.  Cela  ne  voulait  pas  dire,  loin  de  là,  que  leur  situa- 
tion fût  compromise.  Le  découvert  du  Crédit  Lyoïinais  était 
en  effet  largement  compensé  par  les  comptes  courants  débi- 
teurs s'élevant  à  721  millions,  par  des  reports  et  avances  sur 
titres  de  359  millions,  sans  parler  de  la  valeur  des  titres  et  des 
immeubles  qu'il  possédait.  La  Société  Générale  avait  engagé 
672  millions  en  comptes  courants  et  403  millions  en  avances 
sur  titres  ;  le  Comptoir  faisait  figurer  162  millions  au  poste 
des  comptes  débiteurs  et  255  millions  au  poste  des  avances 
sur  titres.  Si  aucun  doute  ne  pouvait  s'élever  sur  les  garanties 
offertes  par  les  sociétés  de  crédit,  et  tout  au  moins  par  deux 
d'entre  elles,  il  leur  était  cependant  impossible  de  rembourser 
sans  délai  leurs  créanciers.  Voilà  pourquoi  le  ministre  des 
Finances,  cédant  à  leurs  sollicitations  pressantes,  dut  sou- 
mettre à  la  signature  du  Président  de  la  République,  dans  la 
soirée  du  P^*  août  1914,  un  décret  de  moratorium  accordant  un 
premier  délai  de  trente  jours  pour  le  remboursement  des 
dépôts-espèces  et  des  comptes-courants  créditeurs. 

Ce  décret  était  d'ailleurs  illégal  ;  il  visait  la  loi  de  1910 


/9I  LA     REVUE     DE     PARIS 

autorisant  les  prorogations  d'échéances  des  valeurs  commer- 
ciales, mais  ne  s'appliquait  nullement  aux  dépôts.  Il  a  été 
régularisé,  il  est  vrai,  par  la  loi  du  4  août  1914  assimilant  les 
dépôts  aux  effets  de  commerce,  ce  qui  n'a  pas  empêché  les 
déposants  de  protester  contre  une  mesure  aussi  inatten- 
due. 

Ne  leur  avait-on  pas  répété  sans  cesse  qu'ils  seraient  rem- 
boursés à  vue  et  en  toute  circonstance?  Et  voilà  qu'on  limi- 
tait les  remboursements  à  250  francs  et  à  5  p.  100  du  surplus, 
en  expliquant  que,  des  délais  de  paiement  étant  accordés  à 
tous  les  débiteurs,  il  était  logique  d'appliquer  le  même  traite- 
ment aux  banquiers.  N'y  avait-il  pas  cependant  une  différence 
entre  une  dette  et  un  dépôt?  Sans  doute,  un  décret  de  mora- 
loriiim  du  1^^  ^oût  avait  suspendu  les  poursuites  contre  les 
débiteurs  d'effets  de  commerce  échus  depuis  cette  date  ou 
venant  à  échéance  avant  le  15  août  1914 .  Sans  doute  aussi,  la 
Banque  de  France  avait  restreint  ses  escomptes  à  partir  du 
2  août  et,  dès  lors,  la  contre-partie  des  dépôts  pouvait  se 
composer  dans  une  certaine  mesure  d'effets  moratoriés.  Mais, 
à  la  date  du  l^^^*  août,  plus  de  2  milliards  de  ces  effets  avaient 
déjà  été  escomptés  par  la  Banque  de  France  et  la  décision 
prise  par  elle  de  défendre  sa  circulation  de  billets  a  suivi  et  non 
précédé  le  moraloriiim  des  dépôts.  A  quoi  eût-il  senà  que  la 
Banque  de  France  escomptât  du  papier,  sans  même  le  regarder, 
comme  elle  l'avait  fait  depuis  le  25  juillet,  alors  que  les  éta- 
blissements de  crédit  limitaient  à  5  p.  100  le  retrait  des  dépôts? 
Même  si  la  Banque  avait  escompté  la  totalité  de  leur  porte- 
feuille, la  totalité  des  remboursements,  on  vient  de  le  voir, 
n'aurait  pu  d'ailleurs  être  effectuée. 

On  peut  donc  en  conclure  que  la  crise  des  dépôts  a  été  pro- 
voquée par  l'imprévoyance  des  sociétés  de  crédit.  C'est  ce  que 
M.  Ribot  a  fait  très  justement  remarquer  dans  son  exposé  des 
motifs  du  projet  de  loi  sur  les  douzièmes  provisoires  déposé 
le  22  décembre.  «  Si  tous  les  établissements,  écrivait  alors  le 
ministre  des  Finances,  ne  s'étaient  servis  que  pour  l'escompte 
des  effets  de  commerce  négociables  à  la  Banque  de  France,  de 
la  plus  forte  part  de  leurs  dépôts  et  s'ils  n'avaient  employé  à 
des  avances  sur  titres  ou  à  des  opérations  qui  ne  peuvent  se 
liquider,  en  temps  de  crise,  à  de  courtes  échéances  que  leur 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  7  95 

capital  et  leurs  réserves,  comme  le  voudrait  la  prudence,  ils 
n'auraient  pas  eu  besoin  de  mesures  de  protection.  Une  aide 
passagère  offerte  par  l'État,  au  début  de  la  crise,  leur  eût 
suffi,  comme  en  Angleterre,  pour  se  maintenir  à  flot.  » 

En  quoi  consistaient  les  immobilisations  que  le  ministre 
des  Finances  reprochait  aux  sociétés  de  crédit?  On  a  prétendu 
que  de  trop  larges  avances  avaient  été  consenties  par  elles  à 
des  banques  étrangères  et  notamment  à  des  banques  alle- 
mandes, mais  on  n'a  apporté  aucune  preuve  à  l'appui  de  cette 
assertion. 

Toutefois  les  établissements  visés  ne  se  sont  défendus 
que  par  des  déclarations  équivoques  d'avoir  aidé  l'industrie 
étrangère  à  faire  concurrence  à  la  nôtre  ;  ils  ont  affirmé  que 
leurs  portefeuilles  ne  contenaient  qu'une  proportion  très 
normale  d'effets  de  commerce  de  l'Allemagne  sur  la  France 
et  ils  ont  rappelé  avec  raison  que  les  banquiers  étaient  les 
intermédiaires  naturels  des  règlements  de  comptes  qui  devaient 
nécessairement  suivre  les  échanges  du  commerce  extérieur. 
C'est  évident,  mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Il  s'agit  de  savoir 
si,  par  l'entremise  des  banques  de  pays  neutres,  comme  la 
Suisse,  ou  même  par  l'entremise  de  ses  filiales,  telle  ou  telle 
société  n'a  pas  mieux  aimé  placer  des  dépôts  d'argent  français 
dans  des  entreprises  étrangères  qui  concurrençaient  les  nôtres 
que  d'aider  notre  propre  industrie  à  lutter  contre  la  concur- 
rence allemande,  austro-hongroise  ou  autre.  On  peut  admettre 
que  les  banquiers  fassent  telles  ou  telles  ouvertures  de  crédit 
à  qui^bon  leur  semble,  mais  avec  leurs  ressources  propres, 
non  avec  l'épargne  des  déposants  qui  doit  être  employée^ 
encore  une  fois,  à  des  avances  de  courte  durée  et  d'une  réali- 
sation certaine. 

Reconnaissons  d'ailleurs  que  les  grands  établissements  de 
crédit  ont  fait  de  sérieux  efforts  pour  se  mettre  en  règle  avec 
leurs  déposants.  Après  avoir  remboursé  25,  50  et  75  p.  100 
desMépôts  à  ceux  de  leurs  clients  qui  se  présentaient  à  leurs 
guichets,  ils  ont  fait  connaître  à  la  fin  de  décembre  1914  qu'ils 
renonçaient  à  se  prévaloir  du  moratorium  facultatif  dont  ils 
continuaient  à  bénéficier. 

A  ce  moment-là,  c'est-à-dire  le  31  décembre  dernier,  leur 
situation  était  la  suivante  : 


796  I.A     REVUE     DE    PARIS 

Dépôts  et 
comptes 
créditeurs  Portefeuille  Encaisse 

(En  millions  de  francs) 

Crédit  Lyonnais 1736                   653  721 

Société  Générale  ...     1  079                   277  101 

Comptoir  National  .      1  039                   355  385 

3  854               1  285  1  207 

Pendant  les  derniers  jours  du  mois  de  juillet  1914  et  les  cinq 
premiers  mois  de  la  guerre,  les  dépôts  avaient  donc  diminué 
de  2  112  millions  ;  ils  ont,  il  est  vrai,  depuis  le  commencement 
de  l'année,  une  tendance  à  s'accroître.  Mais  le  brusque  arrêt 
des  remboursements  n'en  a  pas  moins  laissé  subsister  une  cer- 
taine méfiance  et,  pour  la  faire  disparaître,  il  sera  nécessaire 
que  les  grands  établissements  de  crédit  modifient  leur  poli- 
tique financière  et  qu'ils  opèrent  de  sérieuses  réformes  dans 
leur  gestion  de  l'épargne  publique. 


La  plus  nécessaire  consiste,  selon  nous,  à  renoncer  aux 
méthodes  de  placement  de  titres  qui  ont  été  suivies  jusqu'ici. 
On  sait  comment  procèdent  en  cette  matière  les  établisse- 
ments de  crédit.  Connaissant  d'avance  les  disponibilités  de 
leurs  clients,  puisqu'ils  les  ont  sous  les  yeux,  et  la  composition 
de  leurs  portefeuilles,  puisque  la  garde  leur  en  est  confiée,  ils 
peuvent  les  solliciter  en  toute  connaissance  de  cause,  leur 
donner  le  conseil  de  vendre  ou  d'acheter  telles  ou  telles  valeurs. 
A  cet  égard,  la  plupart  des  capitalistes  sont  d'une  telle  igno- 
rance et  ils  disposent  d'ailleurs  de  si  peu  d'éléments  d'infor- 
mations qu'ils  n'hésitent  pas  à  écouter  les  avis  toujours  inté- 
ressés des  démarcheurs  des  établissements  de  crédit.  Par  le 
réseau  d'agences  et  le  nombre  d'employés  dont  ils  disposent, 
ces  établissements  possèdent  donc  ce  qu'ils  nomment  une 
«  puissance  de  placement  »  considérable  et  ils  peuvent  la  faire 
payer  très  cher,  quand  on  est  obligé  d'avoir  recours  à  eux. 

Les  placements  des  titres  étrangers  offrent,  pour  les  banques 
de  dépôt  et  pour  le  public,  de  sérieux  dangers.  Qu'un  établis- 
sement de  crédit  ouvre  ses  guichets  à  la  souscription  publique 
de  valeurs  de  premier  ordre  et  qu'il  perçoive  une  commission 


LES     SOCIÉTÉS     DE    CRÉDIT  797 

eu  échange  du  service  rendu,  on  peut  d'autant  moins  s'en 
plaindre  que,  en  pareil  cas,  il  n'expose  ses  dépôts  à  aucun 
risque.  Mais  il  en  est  tout  autrement  lorsque,  après  avoir 
accepté  en  prise  ferme  la  totalité  d'un  emprunt  étranger  ou 
même  une  part  de  cet  emprunt,  il  utilise  sa  puissance  de  pla- 
cement pour  faire  absorber  les  titres  par  sa  clientèle.  Les 
émissions  de  cette  nature  étaient,  d'ordinaire,  précédées 
d'avances  assez  importantes  et  consenties  aux  villes  ou  aux 
États  étrangers  sous  forme  d'achats  de  bons  du  Trésor  ou  de 
bons  de  Caisse  ;  dès  que  ces  avances  avaient  atteint  un  cer- 
tain chiffre,  le  prêteur  cherchait  alors  le  moyen  de  se  récupérer 
[de  sa  créance  en  préparant  une  émission.  S'il  s'agissait  d'une 
consolidation  nécessitant  un  large  appel  au  public,  une  entente 
, s'établissait  entre  les  d;"^  erses  sociétés  de  crédit  et  les  membres 
[de  leurs  conseils  d'administration.  On  formait  un  syndicat  de 
garantie  qui  souscrivait  la  totalité  de  l'emprunt  et  qui  faisait 
ensuite  vendre  les  titres  aux  guichets  des  établissements. 

Si  tous  les  titres  étaient  placés,  le  syndicat  n'avait  plus  q.u'à 
se  dissoudre,  après  avoir  touché  les  bénéfices  de  l'opération. 
Mais  si  une  partie  seulement  de  l'emprunt  avait  été  absorbée 
par  le  public,  il  fallait  avoir  recours  à  un  autre  moyen  pour  se 
dégager.  On  annonçait  alors  dans  tous  les  journaux  que  le 
succès  de  l'émission  était  considérable,  que  l'emprunt  était 
couvert  plusieurs  fois  et  qu'il  ne  restait  plus  un  seul  titre  dis- 
ponible :  on  provoquait  ainsi,  à  la  Bourse,  par  cette  fausse 
déclaration,  un  mouvement  de  hausse  qui  permettait  d'écou- 
ler une  certaine  quantité  des  titres,  soit  sur  le  marché  à  terme 
en  les  vendant  à  des  spéculateurs,  soit  sur  le  marché  au  comp- 
tant en  les  vendant  à  l'épargne.  Enfin, si  ces  divers  procédés  de 
placement  ne  suffisaient  pas,  les  syndicataires  et  les  sociétés 
de  crédit  devaient  conserver  en  portefeuille  les  titres  dont  ils 
n'avaient  pu  se  défaire  :  c'est  ce  qui  s'est  produit  après  les 
émissions  d'emprunts  balkaniques  du  commencement  de  1914. 

Une  autre  méthode  de  placement,  plus  discrète  et  plus  sûre, 
consistait  à  préparer  un  emprunt  de  moindre  importance  sans 
publicité  et  par  la  seule  entremise  des  agences  et  des  démar- 
cheurs. D'après  les  instructions  qu'ils  recevaient,  ceux-ci  se 
mettaient  en  campagne  :  ils  offraient  à  la  clientèle  qu'ils  con- 
naissaient des  titres  qu'ils  appelaient  de  «  tout  repos  »  et  à 


7^8  LA     REVUE     DE    PARIS 

des  conditions  qu'ils  déclaraient  «  exceptionnelles  )).  De  la 
sorte,  l'emprunt  était  souscrit  avant  même  que  l'émetteui- 
ait  pris  des  engagements  envers  l'emprunteur  ;  il  pouvait 
réaliser  des  bénéfices  sans  courir  le  moindre  risque.  Par  contre, 
les  souscripteurs  étaient  très  souvent  déçus  :  ils  ne  s'aperce- 
vaient qu'ils  avaient  fait  une  mauvaise  affaire  qu'après 
l'introduction  du  titre  en  Bourse  où  il  subissait  une  déprécia- 
tion plus  ou  moins  sérieuse.  Ajoutons  que,  en  l'espèce,  la  com- 
mission de  l'établissement  de  crédit  était  d'autant  plus  éle- 
vée que  le  titre  était  émis  à  un  cours  plus  haut  ou  qu'il  avait 
une  moindre  qualité.  En  sorte  que,  pour  placer  avantageu- 
sement un  titre  nouveau  et  de  second  ordre,  l'agent  d'une 
société  pouvait  ne  pas  hésiter  à  faire  vendre  à  son  client  des 
titres  anciens  de  premier  ordre  :  il  en  résultait  par  conséquent 
à  la  Bourse  une  baisse  plus  ou  moins  accentuée  sur  les  bonnes 
valeurs  et  qui  lésait  les  intérêts  de  l'épargne  la  plus  pmdente. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'émetteur  achète  à  l'emprunteur  au  meil- 
leur marché  possible  et  revend  à  sa  clientèle  le  plus  cher  pos- 
sible. Mais  c'est  ainsi,  a-t-on  répondu,  que  procèdent  tous  les 
négociants  dans  un  intérêt  personnel  qui  est  l'âme  du  com- 
merce !  La  comparaison  n'est  pas  exacte.  Un  négociant  de 
denrées  ou  autres  marchandises  ne  peut  pas  vendre  à  sa  clien- 
tèle des  produits  à  un  prix  supérieur  à  celui  de  son  voisin, 
car  il  ne  trouverait  plus  d'acheteurs,  et  la  concurrence  a  pour 
effet  de  faire  baisser  les  prix.  En  matière  de  placement  direct 
de  valeurs  mobilières  qui  ne  sont  pas  cotées  en  Bourse  et  qui 
ne  le  seront  qu'après  l'émission —  si  elles  le  sont —  il  n'y  a  plus 
de  concurrence;  il  n'y  a  qu'un  monopole  que  s'est  attribué 
la  banque  de  dépôt.  Et  il  n'y  a  pas  non  plus  de  contrôle  pos- 
sible :  comment  l'acheteur  de  telle  ou  telle  valeur  étrangère 
aurait-il  pu  connaître  la  situation  financière  de  l'établissement 
industriel  ou  de  l'Etat  emprunteurs,  puisqu'aucune  indica- 
tion ne  lui  a  été  fournie,  puisqu'aucun  prospectus  ne  lui  a  été 
délivré,  puisqu'on  lui  a  mis  simplement  sous  les  yeux  un 
titre  muni  de  coupons  dont  le  rendement  paraît  supérieur 
à  celui  des  titres  qu'il  possède? 

Les  émissions  occultes  de  titres  étrangers  ont  pris  dans  ces 
dernières  années  une  extension  très  grande  et  on  en  a  souvent 
critiqué   l'importance,  sans   pouvoir   d'ailleurs   se   rendre  un 


I 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  799 


compte  exact  des  exportations  de  capitaux  auxquelles  elles 
avaient  donné  lieu.  Pour  obtenir  des  chiffres  approximative- 
ment justes,  nous  avons  fait  le  relevé  des  valeurs  françaises 
et  étrangères  admises  de  1905  à  1914  à  la  Cote  officielle  de  la 
Bourse  de  Paris  et,  d'autre  part,  il  nous  a  été  facile  de  cal- 
culer le  montant  annuel  des  émissions  publiques  qui  ont  été 
faites  pendant  la  même  période.  La  différence  entre  le  mon- 
tant des  valeurs  admises  à  la  Cote  officielle  et  le  montant  des 
émissions  publiques  s'est  élevée,  de  1905  à  1914,  en  ce  qui 
touche  les  valeurs  étrangères,  à  11  050  millions.  Nous  pouvons 
donc  en  conclure  que  la  moyenne  annuelle  des  placements 
directs  de  valeurs  étrangères  aux  guichets  des  sociétés  de 
crédit,  sans  publicité  et  sans  prospectus,  a  dépassé  1  mil- 
liard. 

Sans  doute,  toutes  les  valeurs  étrangères  admises  à  la 
Cote  officielle  n'ont  pas  été  placées  en  France,  mais  beau- 
coup de  ces  valeurs  n'ont  pas  été  inscrites  à  la  Cote  officielle, 
soit  parce  que  leur  admission  n'a  pas  été  demandée  ou  qu'elle 
a  été  refusée,  soit  parce  qu'elles  figurent  à  la  Cote  du  marché 
libre.  Dans  ces  conditions,  des  compensations  rationnelles 
peuvent  s'établir  et  le  chiffre  que  nous  avons  obtenu  se 
rapproche  beaucoup  de  la  vérité. 

Voici  d'ailleurs  les  deux  tableaux  que  nous  avons  dressés 
d'après  des  relevés  rigoureusement  exacts  : 

Montant  des  émissions  pratiquées  de  1905  à  1914  et  ne  compre- 
nant que  les  valeurs  admises  à  la  Cote  officielle  de  la  Bourse 
de  Paris  : 


Vnnées 

Valeurs  Irançaises 

Valeurs  étrangères 

1905 

845  millions 

2 

191 

millions 

1906 

1 

217 

2 

611 

— 

1907 

560        — 

1 

221 

— 

1908 

495        — 

1 

550 

— 

1909 

1 

351        — 

2 

394 

— 

1910 

1 

112        — 

4 

163 

— 

1911 

871        — 

2 

921 

— 

1912.... 

2 

335        — 

1 

796 

— 

1913 

1 

702        — 

1 

553 

— 

1914 

1 
12 

812        ^ 
300  millions 

2 
22 

000 
"400 

— 

Totaux.  . 

millions 

800 

millions 

1   450 

400 

— 

650 

1   700 

1   800 

1   400 

400 

— 

050 

1  800 

11  350 

millions 

800  LA     UKVUE     DE     l'AlUS 

Monlanl  des  émissions  publiques. 

Années  Valeurs  françaises  ^■aIc^lrs  olrangAres 

1905 200  millions 

1906 700        - 

1907 100 

1908 50 

1909 600 

1910 450 

1911 150 

1912 1  100 

1913 1  000 

1914 i_?22 

Totaux  .  .  5  550  millions 

Il  résulte  du  premier  de  ces  deux  tableaux  que  les  admis- 
sions à  la  Cote  officielle  des  valeurs  étrangères  se  sont  élevées, 
depuis  dix  ans,  à  un  chiffre  très  supérieur  à  celui  des  valeurs 
françaises  :  22  400  millions  contre  12  300,  c'est-à-dire  près  du 
double.  Dans  le  total  des  12  300  millions  de  valeurs  françaises, 
se  trouvent  surtout  des  tities  des  grandes  compagnies  de 
transport,  du  Crédit  Foncier,  de  la  Ville  de  Paris  et  de  l'État, 
empruntant  soit  pour  son  propre  compte,  soit  pour  le  compte 
de  son  réseau  de  chemin  de  fer,  et  enfin  des  titres  coloniaux 
garantis  par  l'État.  Mais  les  émissions  de  valeurs  industrielles 
sont  fort  rares  :  elles  ont  été  faites  presque  exclusivement  par 
nos  grandes  banques  régionales. 

En  consultant  le  second  tableau,  celui  des  émissions  publi- 
ques, c'est-à-dire  celles  qui  ont  été  faites  par  voie  de  sous- 
criptions dont  les  alTiches  et  les  prospectus  expliquent  les 
conditions  et  permettent  d'apprécier  le  degré  de  confiance 
qu'on  peut  accorder  aux  titres  émis,  la  différence  entre  les 
valeurs  françaises  et  les  valeurs  étrangères  est  encore  plus 
frappante  :  en  dix  ans,  les  souscriptions  publiques  de  valeurs 
françaises  n'ont  atteint  que  5  550  millions,  alors  que  celles 
de  valeurs  étrangères  s'élevaient  à  11  350  millions.  Il  faut 
évidemment  en  conclure  que  les  grandes  sociétés  de  crédit 
ont  usé  de  leur  force  et  de  leur  prestige  pour  placer  dans  leur 
clientèle  des  titres  étrangers  de  toute  provenance,  mais 
qu'elles  n'ont  participé  aux  émissions  de  valeurs  françaises 
que  dans  la  mesure  où  elles  ne  pouvaient  pas  faire  autrement. 


LES     SOCIÉTÉS     DE     CRÉDIT  801 

Si  l'on  excepte,  en  eiïet,  les  titres  de  premier  ordre  dont  nous 
venons  de  parler  —  Crédit  Foncier,  Ville  de  Paris,  Chemins  de 
fer  et  Fonds  d'État  français  — ,  quelles  sont  donc  les  valeurs 
nationales  dont  nos  établissements  ont  favorisé  la  diffusion? 
La  liste  n'en  serait  pas  longue  à  dresser. 

Sans  aller  jusqu'à  proscrire  les  placements  en  valeurs  étran- 
gères et  sans  être  partisan  d'un  «  nationalisme  financier  »  qui 
pourrait  offrir- d'autres  inconvénients,  ne  peut-on  pas  regretter 
les  périls  d'un  internationalisme  poussé  à  l'excès?  M.  Lucien 
Brocard,  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Nancy,  relevait 
très  justement  les  abus  qui  se  sont  produits,  dans  une  élo- 
quente conférence  faite  en  1912  à  l'École  libre  des  Sciences 
Politiques,  «  Puisque,  disait-il,  les  placements  à  l'étranger 
enlèvent  au  travail  national  une  partie  de  ses  moyens  d'action, 
encore  faut-il  que,  si  nous  ne  voulons  pas  nous  sacrifier  au 
développement  des  autres  peuples,  nous  soyons  servis  avant 
eux,  de  préférence  à  eux  ;  encore  faut-il  que  nous  ne  procu- 
rions aux  étrangers,  c'est-à-dire  à  des  concurrents,  parfois 
même  des  adversaires  (ce  qui  a  été  le  cas  pour  la  Turquie  et 
pour  l'Autriche-Hongrie,  par  exemple)  que  l'excédent  des 
capitaux  dont  nous  ne  pouvons  pas  faire  emploi.  Or,  il  est 
manifeste  que  nous  leur  prétons  bien  davantage..  Nous  prê- 
tons précisément  les  capitaux  qui  pourraient  contribuer  le 
plus  efficacement  à  l'expansion  de  notre  production,  les  capi- 
taux qui,  sous  forme  d'avances  à  moyenneet  à  longue  échéance, 
permettraient  à  nos  industries  régionales  de  se  développer  et 
de  se  multiplier  ;  les  capitaux  qui,  consacrés  à  l'amélioration 
de  notre  outillage  national,  encourageraient  les  progrès  de  nos 
entreprises  en  leur  facilitant  la  lutte  contre  les  concurrents 
étrangers.  Nous  prêtons  même  depuis  quelque  temps  les  capi- 
taux que  nos  grands  emprunts  nationaux  ou  privés  avaient 
su  jusqu'ici  attirer  et  retenir.  En  agissant  ainsi,  nous  lésons 
les  intérêts  de  notre  pays  et  par  conséquent  les  nôtres.  Nous 
nous  comportons  comme  un  industriel  qui,  ayant  des  capitaux 
disponibles,  les  mettrait  à  la  disposition  de  ses  concurrents  et 
laisserait,  faute  de  ressources,  végéter  sa  propre  entreprise.  « 

A  ces  objections  si  sensées,  qu'ont  répondu  les  sociétés  de 
crédit?  Elles  ont  dit  qu'elles  n'étaient  point  responsables  des 
préférences  du  public  pour  les  valeurs  étrangères  et  que,  si 

15  Octobre  1915.  9 


802  LA     KKVUE     1)1-:     PARIS 

le  public  délaissait  les  bonnes  valeurs  françaises,  e'esl  qu'il 
redoutait  les  inquisitions  du  lise,  les  menaces  d'impôt  sur  le 
revenu,  les  aggravations  de  taxes  successorales.  Sans  doute 
il  est  aisé,  malgré  les  précautions  prises,  de  frauder  le  Trésor 
en  plaçant  des  valeurs  étrangères  dans  les  colîres  des  banques 
étrangères  ;  mais  les  sociétés  de  crédit  auraient-elles  donc 
consenti  à  favoriser  de  fausses  déclarations?  Nous  ne  pouvons 
pas  le  croire  et,  d'ailleurs,  ceux  qui  auraient  suivi  d'aussi 
mauvais  conseils  en  auraient  été  cruellement  punis,  puisqu'ils 
ne  peuvent  plus,  à  cette  heure,  ni  encaisser  les  coupons  des 
titres  déposés  à  Bruxelles,  ni  savoir  ce  que  leurs  titres  sont 
devenus,  (.e  qui  est  vrai,  c'est  que  les  sociétés  de  crédit  ont  imité 
l'exemple  des  pouvoirs  publics,  des  ministres  et  des  députés 
qui  ont  trop  souvent  pratiqué  dans  le  passé  une  politique  mes- 
quine et  personnelle,  si  nettement  opposée  à  l'intérêt  national. 
Si  nos  établissements  ont  mieux  aimé  placer  des  valeurs  étran- 
gères que  des  valeurs  françaises,  c'est  parce  que  les  premières 
leur  laissaient  une  marge  ])lus  grande  de  profits  et  des  com- 
missions plus  élevées  que  les  secondes  et  ils  ont  ainsi  sacrifié 
l'intérêt  général  à  leur  intérêt  particulier.  II  leur  a  manqué, 
dans  trop  de  circonstances,  le  sentiment  élevé  du  devoir  social 
qui  s'impose  aux  dirigeants  de  l'épargne.  Ils  ont  fait  ce 
qu'ont  fait  bien  des  hommes  d'affaires,  bien  des  hommes 
publics,  dont  l'égoïsme  aurait  causé  la  ruine  et  la  déchéance 
du  Pfiys,  si  ses  fils  n'avaient  pas  opposé  leur  poitrine  à  l'in- 
vasion germanique  avec  un  courage  et  un  mépris  de  la  mort 
qui  ont  fait  l'admiration  du  monde.  Mais  la  leçon  des  événe- 
ments servira  sans  doute  aux  uns  et  aux  autres.  Pendant  de 
longues  années,  il  ne  pourra  être  question  de  placements  à 
l'étranger  par  les  moyens^  divers  dont  on  a  usé  Jadis  :  il  y 
aura,  en  France,  assez  d'efforts  à  accomplir  pour  réparer  les 
désastres  matériels  de  la  guerre,  assez  de  besoins  de  capitaux 
«i  de  crédit  pour  absorber  l'activité  de  nos  établissements 
hnanciers.  jXous  [sonunes  heureux  de  reconnaître,  d'ailleurs, 
que,  dans  leur  empressement  à  provoquer  des  souscriptions 
aux  bons  et  obligations  de  la  Défense  Nationale,  ils  ont 
nettoment  manifesté  leur  intention  de  suivre  désormais  une 
politique  nouvelle  et  plus  conforme  à  l'intérêt  national. 

GEORGES     LACHAPEI.LK 


LAMARTINE 


SECRÉTAIRE    DE    LÉGATION 


Le  jour  précis  de  l'arrivée  de  Lamartine  à  Florence  nous  est 
donné  par  une  de  ses  lettres,  la  première  qu'il  ait  écrite  de  la 
ville  toscane  et  qu'il  a  naturellement  adressée  à  celui  qu'il 
appelait  «  l'ombre  de  moi-même  »,  à  Virieu.  Elle  est  ainsi 
datée  :  Firenze,  5  octobre  1825.  «  J'y  suis,  dit-il,  depuis  trois 
«  jours,  dans  ce  Florence  :  c'est  bien  l'Athènes  du  mo3^en 
«  âge  ;  elle  m'étonne  et  me  charme  plus  que  la  première  et 
«  la  cinquième  fois.  » 

Il  arriva  donc  le  2  octobre. 

Où  alla-t-il  demeurer? 

Cette  même  lettre  nous  offre  une  lamentable  peinture  de  son 
logement,  qui  est  vétusté  et  laisse  à  désirer  pour  la  propreté. 
Mais  comment  se  plaindre,  lorsque  ces  défauts  sont  rachetés  par 
des  avantages  capables  de  satisfaire  un  sportsman  de  sa  force 
et  un  amant  de  la  belle  nature?  A  ce  double  point  de  vue,  le 
logement  est  à  souhait.  «  Belles  écuries,  immenses  remises, 
«  cour,  jardins  et  terrasses,  vignes  et  cyprès  tout  alentour, 
«  et  la  vue  et  l'air  bornés  seulement  par  les  colhnes  du  midi, 
«  la  villa  d'Albizzi  et  celle  de  notre  ami  Machiavel,  près  de  la 
«  porte  romaine,  et  n'ayant  que  dix  pas  de  pavé  pour  galoper 
«  dans  les  avenues  de  Poggio-Imperiale.  » 


804  LA     REVUE     DE     PARIS 

On  voit,  d'après  ces  indications,  que  la  demeure  choisie 
se  trouvait  dans  le  quartier  de  la  rive  gauche  de  l'Arno  ^  à 
peu  de  distance  de  la  Porte  Romaine,  d'où  partent  deux 
grandes  routes  :  l'une  pour  Sienne  et  Rome,  l'autre  (à 
gauche)  qui  gravit  une  colline  et  mène  au  Poggio  Impériale, 
ancienne  villa  grand-ducale,  aujourd'hui  pensionnat  de 
jeunes  filles;  elle  s'étend  dans  les  campagnes  voisines,  où  elle 
se  ramifie.  De  l'intérieur  de  la  ville  deux  rues  convergentes 
aboutissent  à  la  Porte  Romaine,  la  Via  Romana  et  la  Via 
de'  Serragli.  L'habitation  de  Lamartine  était  située  sur  cette 
dernière,  comme  nous  l'apprend  le  dossier  Puccinelli-Sannini, 
dont  nous  parlerons  plus  loin.  Sa  lettre  du  12  février  1826, 
au  colonel  Gabriel  Pepe,  donne  eon  adresse  :  Casa  Pouchin 
à  côté  de  la  villa  Torregiaiii  près  la  Porte  Romaine.  Il 
n'y  a  pas  à  s'y  tromper  :  il  s'agit  de  l'hôtel,  situé  rue  de 
Serragli,  dP  126,  qui  appartenait  alors  à  Achille  Pouchin 
de  la  Rochepouchin  %  chef  d'état-major  de  l'armée  du 
duc  de  Lucques,  et  que  ses  héritiers  possèdent  aujourd'hui. 
L'hôtel  est  en  façade  sur  la  rue.  D'un  côté  il  est  attenant  à  un 
immeuble  ;  par  deux  autres  faces  il  donne  sur  un  jardin  en 
terrasses  plantées  d'arbres  et  parfumées  de  fleuj-s.  Au  delà, 
c'est  la  villa  Torrigiani.  Lamartine  pouvait  très  bien  voir  à 
travers  la  charmille  la  scène  qui  se  ciéroulait  chaque  jour  au 
sommet  de  la  tour,  qui  se  dresse  au-dessus  des  buissons.  Le 
marquis  Torrigiani  y  montait  pour  se  livrer  à  la  méditation  et 
aux  regrets^;  son  regard  était  tourné  vers  l'endroit  où  repo- 
saient les  restes  d'une  amie  adorée  \  Cet  attachement  d'outre- 

1.  Santo  Spirito. 

2.  Achille  Pouchin,  puis  comte  de  Rochefort  Saint-Louis  et  de  la  Rochepou- 
chin, ancien  émigré  français,  était  en  faveur  auprès  de  Charles-Louis  de  Bourbon, 
souverain  de  Lucques.  (V.  C.  Sardi.  Lucca  e  il  suo  Ducato  dal  1814  al  185*». 
Firenze,  1912,  p.  50.) 

3.  Lamartine  par  lui-même.  Lemerre,  éd.,  p.  216-17. 

4.  Le  marquis  Picro  Torrigiani  avait  aimé  une  dame  juive,  AUegrina  1  ., 
femme  d'un  riche  banquier,  qui  possédait  un  ancien  palais  dans  le  Ghetto,  où  elle 
donnait  des  réceptions.  Il  pleura  amèrement  la  perte  de  son  amie,  lorsqu'elle 
mourut.  11  lui  avait  été  très  dévoué.  11  avait  fait  reproduire  ses  propres  traits  et 
ceux  de  madame  F.,  dans  deux  médaillons,  sur  une  coupe  en  porcelaine  que  ses 
descendants  conservent.  Un  autre  souvenir  de  son  amour  est  gravé  sur  \\n 
sceau   :  c'est  le  mot  :    A  iniairln  (Secourcz-!e).  Ce  cri,  qu'Allegrina  poussa  au 


fi. 

i 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  805 

tombe  eut-il  le  pouvoir  d'évoquer  aux  yeux  du  spectateur 
le  charmant  fantôme  de  la  déesse  tutélaire,  à  laquelle  il  avait 
jadis  consacré,  en  guise  d'épitaphe  afïectueuse  et  recon- 
naissante, une  note  affligée  dans  la  préface  de  Saul^'2 

Le  tableau,  esquissé  par  Lamartine,  du  paysage  environ- 
nant, reste  à  peu  près  exact  de  nos  jours.  Des  villas  et  des 
bosquets  se  sont  multipliés,  ombrageant  les  crêtes  ou  le  pen- 
chant des  riantes  collines  sur  lesquelles  serpente  la  prome- 
nade dei  Coin.  On  a  bâti  quelques  maisons  en  bordure  sur  la 
route  qui  va  vers  Sienne,  spécialement  sur  la  première  rampe 
qui  monte  à  San  Gaggio.  C'est  là,  très  près  de  la  Porte  Romaine, 
que  se  trouve  la  villa  Rangoni-Machiavelli  (qui  n'a  jamais 
appartenu  à  «  notre  ami  Machiavel  »),  et  dont  les  bosquets 
commencent  à  disparaître  aujourd'hui  pour  faire  place  à  un 
quartier  nouveau. 


La  suite  de  cette  lettre  à  Virieu  (5  octobre  1825),  dont  nous 
avons  cité  deux  passages,  montre  que  Lamartine  n'avait  loué 
que  le  premier  étage  et  le  rez-de-chaussée  de  l'hôtel  de  la 
Rochepouchin.  Il  offrait  le  second  à  son  ami,  qu'il  cherchait 
à  attirer  par  une  description  des  plus  séduisantes. 

«  Au  second  étage  de  la  suddetta  casa,  il  y  a  appartement 
«  pareil,  moins  les  remises  et  les  écuries  qu'on  trouve  aussi  à  la 
«  porte.  Le  veux-tu,  et  pour  combien  de  temps  et  d'argent? 
«  et  m' autorises- tu  à  le  louer  fort  et  ferme?  Vue  déUcieuse, 
«  tapis  et  cheminées  parto-tit,  du  bruit  comme  à  Pupetières  2. 
(  Je  ne  ferai  rien  sans  un  ordre  formel  de  toi  ;  et  je  tâche, 

moment  de  rendre  le  dernier  souille  et  qui  la  montre  plus  empressée  envers  son 
amant,  tombé  en  défaillance  à  son  chevet,  que  troublée  par  la  pensée  de  la  mort, 
fut  recueilli  par  le  marquis  et  devint  sa  devise.  La  tour  d'où  il  plongeait  son 
regard  dans  le  cimetière  des  Juifs,  hors  la  porte  San  Frediano,  fut  bâtie  en  1821, 
sur  les  dessins  de  l'architecte  Baccani  ;  elle  reproduit  l'emblème  des  Torrigiani,  qui 
portent  :  d'azur,  à  la  tour  d'argent,  accompagnée  de  trois  étoiles  d'or,  l'une  eu 
chef,  les  deux  autres  posées  à  chaque  flanc. 

1.  11  mai  1818.  Dédicace  du  Saûl.  A  Aymon  de  Virieu.  —  «  ...  Je  la  composai 
pour  toi  et  pour  cette  autre  moitié  de  moi-même  etc.  »  (V.  Corresp.) 

2.  Château  d' Aymon  de  Virieu. 


806  LA     REVUE     DE     PARIS 

«  en  attendant,  d'en  dégoûter  les  Anglais  qui  commencent 
«  à  pleuvoir  ici.  Je  loue  ma  demi-maison  cent  louis  par  an, 
«  c'est  bien  honnête.  Tu  auras,  je  pense,  ton  second  pour 
«  deux  cents,  deux  cent  cinquante,  au  plus  trois  cen'.s  francs 
«  par  mois  et  deux  mille  francs  par  an.  Les  chevaux,  en  fai- 
«  sant,  comme  je  fais,  provision  d'avance,  ne  nous  passeront 
«  guère  vingt  à  vingt-deux  sols  par  jour  de  nourriture.  Vois 
«  donc.  Mais  le  voyage  est  cher,  je  suis  ruiné,  le  mien  a  outre 
c  passé  d'un  tiers,  et  l'établissement  m'achève.  Une  fois  établi, 
«  c'est  très  raisonnable.  Adieu  donc.  J'ai  la  fièvre  tout  comme 
«  ailleurs,  mais  l'air  est  chaud.  Bonsoir  et  mille  amitiés  à  ta 
«  femme. 

«  P.-S.  —  Tu  auras  le  second  meublé  pour  vingt-quatre 
€  sequinsde  douze  francs  par  mois.  On  attendra  quinze  jours 
«  avant  de  louer  à  un  autre.  » 

Virieu  se  laissera  tenter. 


I 


Le  marquis  de  la  Maisonfort,  envoyé  extraordinaire  et 
ministre  plénipotentiaire  de  S.  M.  Charles  X,  n'était  pas  à 
Florence,  lorsque  Lamartine  y  arriva.  Il  se  trouvait  à  la  cam- 
pagne, dans  une  villa  qu'il  avait  louée  aux  environs  de  Lucques. 
La  politique  «  tout  à  fait  nulle  ^  »,  lui  permettait  de  passer 
tout  l'été,  et  même  une  grande  partie  de  l'automne,  loin  de  sa 
résidence.  En  son  absence,  J.  Antoir,  attaché  de  légation, 
dépêchait  les  rares  affaires  qui  se  présentaient.  Lamartine, 
aussitôt  après  avoir  installé  son  monde  rue  de'  Serragli,  prit 
le  chemin  de  Lucques  et  alla  rendre  liommage  à  son  chef. 
Il  en  reçut  un  bienveillant  accueil,  resta  quelques  jours  auprès 
de  lui,  puis  revint  avant  lui  à  Florence.  Le  24  octobre,  rentré 
dans  la  capitale  toscane,  il  était  à  son  poste  de  secrétaire  de 
légation  et  de  remplaçant  temporaire  du  Ministre.  C'est  lui 
qui  adressa  une  lettre,  la  première  de  toute  sa  correspondance 
diplomatique,  au  Conseiller  d'État,  Ministre  des  Affaires  étran- 
gères du  grand-duc,  comte  Fossombroni.  La  voici  : 

1.  Lamartine  par  lui-même,  p.  216. 


I.AMAKTINE     SECRÉTAIRE     DE    LÉGATION  807 

Florence,   24   octobre   1825  '. 

Monsieur  le  Comte, 

J'ai  l'honneur  de  m'adresser  à  Votre  Excellence  pour  obte- 
nir les  renseignements  qui  me  sont  demandés  sur  le  sort  du 
nommé  Louis-Joseph  Dussault,  Français,  ancien  sergent-major 
dans  la  garde  du  prince  de  Lucques,  marié  il  y  a  quelques 
années  à  mademoiselle  Bresciani,  de  Piombino,  et  qu'on  pré- 
sume être  maintenant  établi  à  Livourne. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  une  très  haute  considération,  de 
Votre  Excellence  monsieur  le  Comte,  le  très  humble  et  très 
obéissant   serviteur, 

AL.   DE  LAMARTINE, 
Secrétaire  de  la  légation  de  France. 

A.  S.  E.  M.  le  Comte  Fcssombroni,  Ministre  des  Affaires 
étrangères  de  Toscane. 

Le  jour  suivant,  Fcssombroni  répondait  à  M.  le  chevalier 
de  Lamartine,  secrétaire  de  la  légation  de  France,  «  qu'au 
<(  reçu  de  la  lettre  qu'il  avait  bien  voulu  lui  adresser  la  veille, 
«  il  avait  invité  le  Département  que  cela  concernait  à  se  pro- 
«  curer  et  à  lui  donner  communication  des  renseignements 
«  qu'il  désirait  recevoir  sur  le  vsort  du  sieur  Louis-Joseph 
«  Dussault.  » 

Le  marquis  de  la  Maisonfort  était  le  8  novembre  à  Florence. 
C'est  à  partir  de  ce  jour  que  la  correspondance  de  la  légation 
porte  sa  signature. 

Nous  trouvons,  dans  les  dossiers  du  Ministère  toscan  des 
Affaires  étrangères,  les  lettres  suivantes,  écrites  par  Lamar- 
tine, signées  par  M.  de  la  Maisonfort,  au  cours  de  cette  période. 

La  première  et  la  deuxième  ont  rapport  à  des  intérêts  pri- 
vés :  notification  faite  en  France  d'actes  judiciaires  pour  le 
compte  d'une  maison  patricienne  de  Florence,  acte  de  nais- 
sance demandé  de  France. 

La  troisième  se  rapporte  à  un  objet  philanthropique.  Le 
marquis  de  la  Maisonfort  a  été  chargé  de  remettre  au  gouver- 
nement toscan  <•  le  prospectus  pour  le  pensionnat  des  sourds- 
muets   ),  institué  à  Paris. 

1.  Archiv.  Flor.  Ester!.  Prof  134.47.  Autographe  de  Lamartine.  Inédit. 


808  LA     REVUE     DE     PARIS 

Florence,  8  novembre  1825  '. 

Monsieur  le  Comte, 

J'ai  l'honneur  de  transmettre  à  Votre  Excellence  les  actes 
auxquels  a  donné  lieu  en  France  la  commission  rogatoire 
émanée  du  Conseil  suprême  de  Florence  dans  la  cause  de 
madame  la  marquise  Panciatichi  d'Aragon  contre  M.  le  mar- 
quis Duplessis-Chatillon.  Les  frais  occasionnés  par  les  susdits 
actes  se  montent  à  la  somme  de  quatre-vingt-douze  francs 
quatre-vingt-treize  centimes,  que  le  gouvernement  français 
me  charge  de  réclamer  du  gouvernement  toscan. 

Je  profite  de  cette  occasion  pour  renouveler  à  Votre  Excel- 
lence les  assurances  de  la  haute  considération  avec  laquelle 
j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur  le  Comte,  votre  très  humble 
et  très  obéissant  semteur, 

LE    MARQUIS    DE    LA    MAISONFORT 

A.  S.  E.  M.  le  Comte  Fossomhroni,  Ministre  des  Affaires 
étrangères. 

Florence,  20  docrmbre  1825  S 

Monsieur  le  Comte, 

J'ai  l'honneur  de  m'adresser  à  Votre  Excellence  pour  obte- 
nir l'acte  de  naissance  du  nommé  Pascal- Vincent-Joseph 
Laplace,né  à  Sienne  le  21  mars  1801,  de  Jean-Baptiste  Laplacc, 
soldat  français,  et  d'Angela  Gualdi. 

Je  profite  de  cette  occasion  pour  renouveler  à  Votre  Excel- 
lence les  assurances  de  la  très  haute  considération  avec  laquelle 
j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur  le  Comte,  votre  très  humble  et 
très  obéissant  serviteur, 

LE    MARQUIS    DE    LA    MAISONFORT 

A.  S.  E.  M.  le  Comte  Fossombroni,  Ministre  des  Affaires 
étrangères. 

Florence,   17  janvier  1826  ■'. 

Prince, 

J'ai  l'honneur  d'adresser  à  Votre  Excellence  quelques 
exemplaires  d'un  prospectus  pour  le  pensionnat  des  sourds  et 

1.  Arch.  Flor.  Esteri.  Prof  135,  n"  15.  Lettre  écrite  par  Lamartine.  Inédite. 

2.  Arch.  Flor.  Esteri.  Prot°  136,  n»  33.  Lettre  écrite  par  Lamartine.  Inédite. 

3.  Arch.  Flor.  Esteri.  Prbt'  137,  n"  37.  I^ettre  écrite  par  Lamartine.  Inédile. 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  809 

muets  institué  à  Paris.  Le  gouvernement  français,  désirant 
faire  partager  aux  malheureux  de  tous  les  pays  les  bienfaits 
d'une  institution  formée  et  propagée  par  lui,  et  recueillir  en 
même  temps  des  lumières  sur  un  objet  si  intéressant  pour 
l'humanité,  ne  croit  pas  pouvoir  atteindre  plus  sûrement  ce 
double  but  qu'en  communiquant  aux  gouvernements  voisins 
les  efforts  qu'il  tente  dans  l'amélioration  de  cette  institution 
et  les  succès  qu'il  obtient. 

Je  profite  avec  empressement  de  cette  occasion  pour  renou- 
veler à  Votre  Excellence  les  assurances  de  ma  haute  consi- 
dération, 

LE  MARQUIS  DE  LA  MAISONFORT 

A.  S.  E.  le  Prince  Corsini,  chargé  du  Portefeuille  des  Affaires 
étrangères. 

Le  ministère  toscan  répondit  chaque  fois  avec  empressement 
et  se  montra  particulièrement  sensible  à  la  dernière  communi- 
cation de  la  légation  française.  Le  prince  Corsini  répondit  à 
la  Maisonfort  : 

Le  18  janvier  1826. 

«  Monsieur  le  Marquis, 

«  Au  reçu  de  la  lettre  que  Son  Excellence  voulut  bien 
((  m'adresser  à  la  date  d'hier,  avec  l'envoi  de  quelques  exem- 
«  plaires  du  prospectus  relatif  au  pensionnat  des  sourds  et 
c  muets  institué  à  Paris,  je  me  suis  empressé  de  soumettre  les- 
«  dites  pièces  à  S.  A.  L  et  R.  Monseigneur  le  Grand-Duc, 
«  qui  ne  pourra,  j'en  ai  la  certitude,  accueillir  qu'avec  le  plus 
«  vif  intérêt  ce  témoignage  évident  des  soins  philanthro- 
«  piques  et  paternels  par  lesquels  le  gouvernement  de  Sa 
«  Majesté  Très  Chrétienne  cherche  à  améliorer  de  plus  en  plus 
«  un  établissement  précieux  à  l'humanité  et  dont  la  création 
«  suffit,  à  elle  seule,  à  ajouter  de  nouveaux  titres  à  la  gloire 
«  de  la  France. 

«  L'on  s'empressera  ensuite  de  communiquer  lesdits  pros- 
«  pectus  à  l'établissement  des  sourds-muets  de  Pise.  Si  de 
«  même  qu'on  trouvera  certainement  dans  ces  pièces  des 
«  indications  très  utiles  pour  améliorer  cet  institut,  on  croit 


810  LA     REVUE     DE     PARIS 

«  pouvoir  suggérer  quelque  idée  profitable  au  perfectionne- 
«  ment  de  ces  établissements  en  général,  je  vous  prie,  monsieur 
«  le  Marquis,  d'être  persuadé  que  l'on  aura  rien  de  plus  à  cœur 
«  que  de  vous  en  donner  communication.  ^      ^ 

«  Je  saisis,  etc..  » 

Le  8  novembre  1825,  Lamartine  recevait  une  lettre  de  Virieu 
qui  acceptait  sa  proposition  de  louer  le  second  étage  de  l'hôtel 
de  la  Rochepouchin.  Il  lui  répondit  le  jour  même  qu'il  arrêtait 
l'appartement  pour  lui.  En  même  temps  il  lui  passait  des 
commissions  pour  Turin,  où  Virieu,  nouvellement  marié,  se 
trouvait  avec  sa  femme.  Enfin,  se  plaignant  de  l'état  de  sa 
santé,  de  celle  de  madame  de  Lamartine,  et  de  certaines  souf- 
frances morales,  il  faisait  entendre,  sur  ce  dernier  point,  qu'il 
était  en  butte  à  des  désagréments,  dont  nous  trouverons  l'ex- 
plication plus  loin  : 

«  Je  reçois  ta  lettre,  mon  cher  ami,  j'y  vois  avec  chagrin  ta 
«  rechute  et  ton  retard  qu'elle  occasionne.  Nous  sommes  bien 
«  mal  aussi  :  ma  femme  plus  souffrante  que  jamais,  et  moi 
«  très  fiévreux  et  pétri  de  souffrances  physiques  et  morales. 
«  Ainsi  Dieu  veut  !  v —  Ton  appartement  est  loué.  Il  y  a  des 
«  cheminées  suffisantes,  le  bois,  à  bon  marché,  est  excellent. 
«  On  trouve  des  poêles  :  tu  auras  assez  chaud  et  même  trop. 
«  Dès  qu'on  a  un  peu  de  feu  on  ne  peut  plus  y  tenir.  —  Je 
«  viens  de  perdre  mon  cheval  chéri  ;  il  est  mort  cette  nuit  do 
«  la  gourme.  C'était  un  bijou  que  je  ne  remplacerai  jamais. 
«  Amène-moi  donc  le  cheval  de  mademoiselle  de  Fargues.  Je 
«  le  paierai  ce  qu'elle  voudra  :  il  n'y  a  rien  ici.  Si  à  Turin  tu 
«  trou\ais  un  joli  cheval  sarde  bon  pour  ma  femme,  prends  et 
«  amène.  Adieu.  Tai  beaucoup  à  te  dire.  Tout  ceci  nest  pas 
«  rose,  mais  tout  le  serait  si  tu  étais  ici  et  que  nos  maux,  nos 
«  triples  maux,  nous  laissassent  un  peu  de  relâche  ^  » 

Aymon  de  Virieu  arriva  à  Florence  bien  en  retard,  vingt- 
cinq  jours  après  qu'il  était  parti  de  Turin.  Il  n'alla  pas  tout  de 
suite  loger  via  de  Serragli.  Il  descendit  à  l'hôtel.  Lamartine 
y  laissa  ce  billet  :  «  Soyez  les  bienvenus  !  Je  commençais  à 
'(  m'inquiéter,  vous  sachant  partis  de  Turin,   par  madame 

1.  Au  comte  de  Virieu,  à  son  passage  h  Turin.  I-lorciice,  8  novembre  1825. 
(Corresp.) 


i 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  811 

«  de  Barol,  depuis  vingt-cinq  jours  et  n'ayant  nulle  nouvelle 
«  de  vous.  Je  vois  avec  plaisir  que  tu  te  portes  mieux  et  tous 
«  les  autres  bien.  —  Ce  soir,  à  huit  heures,  nous  passerons 
«  chez  vous.  Si  vous  êtes  couchés,  tant  pis  !  Sinon,  nous  vous 
«  dirons  un  premier  bonjour.  Demain  matin  je  serai  chez  toi 
«  à  neuf  heures  et  demie,  dix  heures.  —  Adieu,  et  bonjour. 
«  Je  t'ai  acheté  du  bois  ce  matin  à  tous  risques  et  demain  je 
«  t'aiderai  pour  le  reste.  Ton  logement  est  prêt  ^.  » 

Dans  ces  deux  premiers  mois  de  séjour,  Lamartine  ne  son- 
gea donc  qu'à  s'installer,  à  organiser  son  train  de  vie  et  à 
préparer  une  habitation  convenable  à  son  ami,  sans  négliger 
es  devoirs  de  sa  charge,  qui,  à  vrai  dire,  ne  lui  donnait  pas 
eaucoup  de  besogne.  De  poésie,  point.  Il  n'était  pas  bien  por- 
ant,  tant  s'en  fallait  ;  et  il  s'en  plaignait.  Au  moins  était-il 
content  de  son  poste?  Pas  tout  à  fait.  Il  était  second  secrétaire, 
tandis  qu'il  avait  ambitionné  de  passer  premier.  Il  exprime  ses 
regrets  et  ses  désirs  dans  un  passage  de  sa  lettre  à  la  marquise 
de  Raigecourt,  le  5  novembre  1825  : 

(f  Me  voici  relancé  dans  la  carrière  diplomatique  ;  j'y  fais 
<(  de  mon  mieux  ;  je  m'en  occupe  exclusivement,  mais  je  rou- 
«  gis  cependant  un  peu  de  n'être  pas  même  jugé  digne  d'être 
«  premier  secrétaire  d'ambassade  à  mon  âge  et  après  mon  novi- 
«  ciat  déjà  long.  Du  resté  je  suis  bien  ici,  à  peu  d'inconvé- 
«  nients  près,  mais  où  n'y  en  a-t-il  pas?  Je  voudrais  seule- 
«  ment  au  bout  d'un  temps  moral  raisonnable,  passer  pre- 
«  mier  secrétaire  à  Turin...  « 

Son  ministre  est  exigeant,  veut  qu'il  s'applique.  Mais  il  se 
trouve  bien  d'ailleurs  au  milieu  d'une  société  française.  Les 
Anglais  commencent  à  pleuvoir  ;  un  important  arrivage  de 
Russes  est  signalé.  Les  lettres  de  franchise  et  les  registres  des 
visas  de  passeports,  que  nous  avons  passés  en  revue  aux 
archives  de  Florence,  foisonnent  de  noms  étrangers  bien  con- 
nus. 

Une  colonie  cosmopolite  nombreuse  s'est  donné  rendez- 
vous  dans  la  Cité  des  Fleurs,  attirée  par  la  clémence  du  climat, 
la  douceur  des  habitants,  l'amabilité  d'un  souverain  accueil- 
lant, affable  et  libéral.  C'est  un  concours  de  toutes  les  nations. 

1.  A  M.  le  comte  de  Virieu,  1825.  (Corresp.) 


812  LA     REVUE     DE     PAKIS 

La  marquise  dut  être  enchantée  de  séjourner  dans  «  le  Salon 
de  l'Europe  ^)) . 

Dans  cette  même  lettre  à  la  marquise  de  Raigecourt,  citée 
plus  haut,  Lamartine  cite  les  noms  des  Sainte-Aulaire,  des 
Castellane,  des  Valence,  de  la  princesse  Borghese-Aldobran- 
dini  -,  qui  sont  tous  à  Florence  : 

<(  C'est  un  cercle  de  Paris  sous  un  plus  beau  ciel.  Ma  femme 
«  goûte  beaucoup,  et  est  très  goûtée  par  la  princesse.  La  cour, 
«  très  aimable  aussi,  nous  comble  de  bontés  ''.  » 

Cependant,  ainsi  que  nous  l'avons  remarqué  plus  haut,  la 
lettre  de  Lamartine  à  Aymon  de  Virieu,  du  8  novembre,  avait 
une  intonation  triste,  attestait  une  certaine  préoccupation. 
Ces  expressions  :  «  J'ai  beaucoup  à  te  dire  ;  tout  ceci  n'est 
pas  rose  »,  durent  attirer  l'attention  de  Virieu,  qui  comprit 
probablement  que  son  ami  avait  des  confidences  à  lui  faire, 
dcG  conseils,  un  appui  peut-être  à  lui  demander. 

Qu'était-il  arrivé? 

Tant  que  Lamartine  était  resté  en  France,  on  ne  s'était 
guère  inquiété,  de  l'autre  côté  des  Alpes,  d'une  tirade  contenue 
dans  son  poème  de  Childe  Harold,  tirade  qui  sonnait  mal  à  des 
oreilles  chatouilleuses  de  patriotes.  On  afîecta  l'indifîérence 
ou  le  dédain.  Mais  dès  que  le  poète  vint  occuper  à  Florence  une 
position  officielle  à  côté  du  représentant  de  la  France,  on  se 
récria. 

Des  protestations  circulèrent  qui  durent  arriver  à  son 
oreille.  La  société  florentine  le  reçut  avec  une  froideur  marquée, 
évita  tout  commerce  avec  lui,  en  dehors  des  rapports  ofTiciels. 
Quelqu'un  même,  comme  l'a  dit  un  contemporain,  lui  aurait 
tourné  le  dos  *.  On  ne  lui  pardonnait  pas  d'avoir  mis  dans  la 
bouche  de  Byron  des  appréciations  injustes,  une  apostrophe 
qui  blessait  profondément  l'amour-pi  ipre  et  l'orgueil  national, 
d'avoir  représenté  le  poète  anglais,  au  moment  où  il  quittait 
l'Italie  pour  aller  en  Grèce,  désabusé  sur  le  compte  d'un  peuple 

1.  Lamarline  par  lui-même,  p.  265. 

2.  La  princesse  Borghese-Aldobrandini  était  une  (Icrnoisclle  de  La  Rochefou- 
cauld. 

3.  A  la  marquise  de  Raigecourt,  5  novembre  1825.  (Corresp.) 

4.  Cantù.  Délia  Indipendenza  italiana.  Cronistoria,  p.  623-24,  nota  9. 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  813 

qu'il  avait  cru  formé  d'hommes,  et  non  de  «  poussière  humaine  ». 
L'injure  atteignait  tous  les  partis.  Les  conservateurs,  qui  ron- 
geaient leur  frein,  n'en  souffraient  pas  moins  que  les  libéraux. 
Ceux-ci  éclatèrent  en  reproches,  crièrent  haro  sur  le  poète, 
par  des  protestations  énergiques,  qui  parurent  dans  des 
ouvrages  littéraires.  Lamartine  fut  regardé  comme  le  partisan 
aveugle  du  despotisme,  qu'il  avait  mission  de  défendre  d'une 
plume  servile.  Il  apparut  comme  un  émissaire  et  un  suppôt 
de  la  Triple  Alliance.  Son  attachement  à  la  dynastie  des 
Bourbons,  l'accent  religieux  de  sa  poésie,  à  laquelle  on  se 
plaisait  à  allier  un  catholicisme  intolérant,  contribuaient  à 
accréditer  de  semblables  insinuations.  Bref,  il  était  complète- 
ment méconnu  ^ 

Il  aurait  voulu  s'expliquer,  faire  entendre  que,  loin  de  la 
mépriser,  il  adorait  cette  terre  des  classiques  et  des  beaux-arts, 
parée  des  ornements  de  la  Renaissance  ;  qu'il  nourrissait  une 
admiration  véritable  et  sincère  pour  tout  ce  qui  en  avait 
formé  la  gloire,  qu'il  était  pénétré  de  principes  franchement 
libéraux,  qu'il  souhaitait  de  tout  cœur  que  chaque  État  de 
l'Italie  vécût  dans  l'indépendance  et  que  chaque  peuple  retrou- 
vât l'usage  de  la  liberté.  Il  aurait  voulu  dire  que  sa  fiction  de 
Byron,  partant  découragé,  n'exprimait  pas  sa  pensée,  à  lui, 
Lamartine  ;  que  ce  cinquième  chant  ne  faisait  que  reproduire  un 
modèle  de  poésie  déjà  reçu,  dont  il  avait  voulu  seulement  sui- 
vre le  mouvement,  sans  en  prendre  la  pensée  à  son  compte. 
Bien  d'autres  d'ailleurs,  et  même  parmi  des  Italiens,  s'étaient 
servis  des  paroles  aussi  dures,  et  plus  dures  encore  que  celles 
de  Childe  Harold,  envers  leur  patrie  ou  bien  envers  des  pays 
étrangers  :  témoin  les  invectives  d'Alfieri  contre  la  France. 

Le  monde  où  il  se  trouvait  n'était  pas  d'humeur  à  lui  prêter 
l'oreille.  Le  gouvernement  toscan,  mis  en  éveil,  s'elïorça  de 
faire  taire  la  critique  par  l'interdiction  de  toute  manifesta- 
tion ultérieure.  Sa  voix  autoritaire  qui  tendait  à  calmer  les 


1.  On  jugeait  des  convictions  politiques  et  religieuses  de  Lamartine  d'après 
son  éducation.  Élevé  dans  un  collège  de  Jésuites,  on  le  croyait  jésuite  lui- 
même  :  «  Pour  moi,  écrivait-il  à  Percy,  le  25  mars  1827,  depuis  que  j'ai  fait  des 
«  élégies  pour  l'amour,  et  des  odes  pour  le  Créateur,  ils  me  prennent  toujours 
«  pour  un  jésuite  déguisé  :  cela  prouve  que  les  gens  à  Florence^ont  du  coup 
«  d'œil.  » 


<S  1   i  LA     REVl'E     DE     PARIS 

esprits  par  la  répression,  exaspérait  au  contraire  le  ressen- 
timent général  :  il  était  impossible  qu'elle  fût  entendue  ou 
comprise.  Il  ne  se  rendait  pas  compte  du  progrès  des  temps. 
Il  jugeait  à  la  façon  des  anciens  autocrates. 

Tant  que  le  sort  d'un  peuple  reste  soumis  à  un  despotisme 
personnel  ou  oligarchique,  il  n'y  a  de  place  dans  son  cœur 
que  pour  l'image  de  ses  maîtres.  L'idée  de  patrie  s'y  confond 
avec  celle  de  la  servitude.  Tel  avait  été  l'état  de  l'Italie  durant 
des  siècles.  Les  Italiens  de  la  fin  du  xyiii^  siècle  purent  à  peine 
concevoir  que  la  noblesse  française  eût  spontanément  renoncé 
à  ses  privilèges  et  à  ses  droits  pour  le  bien  du  peuple,  sur  l'au- 
tel de  la  patrie.  Ils  virent  les  armées  de  la  République  prome- 
ner victorieusement  le  drapeau  tricolore  et  les  principes  de  89, 
dans  leurs  plaines  historiques.  Leux  yeux  regardèrent  ébahis. 
Alors  l'idée  de  patrie  se  lit  jour.  Ce  réveil,  qui  succédait  tout 
à  coup  à  un  long  assoupissement,  mit  debout  des  âmes  géné- 
reuses. L'appel  à  la  liberté  retentit  partout.  Animées  d'un 
chaud  entraînement,  elles  cherchèrent  à  entlammer  les  cœurs 
encore  fermés  à  ce  saint  enthousiasme.  Elles  n'hésitèrent  pas, 
pour  secouer  des  sentiments  encore  engourdis,  à  se  seivir  de 
l'injure.  Mais  si  l'injure  était  proférée  par  une  bouche  étran- 
gère, tous  les  partis  se  coalisaient  et  réagissaient  de  con- 
cert par  un  sentiment  de  solidarité  bien  naturel. 

L'Italie  des  Dante,  des  Pétrarque,  des  Filicaja,  épuisée  par 
les  luttes  stériles  ou  abaissée  par  la  conquête,  se  morfondait 
dans  un  tel  état  de  lassitude  et  de  prostration  que  les  exhorta- 
tions patriotiques  de  ces  poètes  n'eurent  aucun  pouvoir  sur 
elle. 

L'Italie  des  Berchet,  des  Leopardi,  des  Niccolini  relevait 
ses  yeux  dessillés.  Ils  pouvaient,  pour  achever  de  rentraîner, 
la  cingler,  comme  on  fait  d'une  jument  qui,  s'étaiit  laissé 
vaincre  par  la  lassitude  et  la  paresse,  tarde  à  reprendre 
son  allure.  Leur  peine  ne  devait  pas  être  perdue.  Leurs 
compatriotes  les  écoutaient,  prêts  à  s'ébranler.  Le  dernier 
surtout  de  ces  écrivains  n'avait  pas  craint  de  mettre  dans 
la  bouche  d'un  de  ses  héros,  Piero  Strozzi,  des  adieux  à  l'Ita- 
lie autrement  outrageants  que  ceux  de  Childe  Harold.  C'était 
un  tissu  d'imprécations  à  faire  frémir.  Les  poètes  du  terroir 
pouvaient  tout  se  permettre.  On  entrait  dans  leurs  desseins^ 


I 


I>AMARTINE     SKCHÉTAIHE     DK     LÉGATION  815 


on  savait  pour  quelle  fin  ils  donnaient  les  étrivîères  à  leurs 
compatriotes.  On  les  applaudissait. 

Avec  les  étrangers  il  en  était  autrement.  Lady  Morgan 
ayant  osé  avancer  un  peu  trop  crûment  quelque  vérité  peu 
agréable  à  entendre  pour  des  Italiens,  journaux  et  brochures 
de  riposter  aussitôt  et  avec  virulence  ^ 

Lamartine  ne  s'était  pas  rendu  compte  à  l'avance  d'un  tel 
état  de  choses.  Ne  prévoyant  pas  la  tempête  qui  se  déchaîne- 
rait autour  de  lui,  le  jour  où  il  aurait  une  place  à  Florence,  il 
n'avait  pas  hésité  à  laisser  imprimer  les  vers  connus  qui  sont 
une  apostrophe  si  véhémente  à  l'Italie. 

«  Italie,  Italie  I  adieu,  bords  que  j'aimais  !...   » 

Ces  llammes  du  génie  littéraire  portèrent  l'incendie  dans  les 
cœurs  italiens,  mais  un  incendie  bien  différent  de  celui  qu'at- 
tisaient les  Berchet,  les  Leopardi  et  les  Niccohni.  Elles  allu- 
mèrent l'indignation  et  la  haine. 

Le  poète  Borghi  voulut  repousser  tout  de  suite  ces  attaques 
injurieuses  par  des  stances,  que  devait  publier  une  revue 
florentine  :  V  Antologia.  La  censure  empêcha  cette  pubhcation. 

Un  autre  homme  de  lettres,  Pietro  Giordani,  dans  sa  pré- 
face aux  œuvres  de  Leopardi,  adressa  au  poète  français  un 
compliment  qui  voulait  être  ironique  et  n'arrivait  qu'à  être 
un  galimatias  : 

«  Le  grand  poète  de  la  Sainte- AlUance...  compilateur  guil- 
«  leret  de  rimes  saccadées,  vaporeuses  et  hydropiques.  » 

C'était  bien  mal  connaître  la  poésie  de  Lamartine.  Qu'il 
soit  pardonné  à  l'aveuglement  du  patriotisme  offensé. 

Enfin,  un  militaire  lettré,  qui  s'était  réfugié  en  Toscane 
après  l'insuccès  de  la  révolution  à  Naples,  sa  patrie,  le  colonel 
Gabriel  Pepe  publia,  dans  une  brochure,  la  troisième  réponse 
à  Lamartine.  Pour  atteindre  le  détracteur  de  l'Italie,  il 
dut,  selon  le  procédé  de  Giordani,  recourir  à  une  digres- 
sion, car  l'incident  n'avait  rien  à  voir  avec  le  sujet  de  son 
ouvrage. 

La  discussion  d'un  vers  de  Dante  qui  prêtait  à  deux  inter- 

1.  Cantù.  Ibid.  L'Italie,  par  lady  Morgan.  Bruxelles,  1826. 


816        "^  LA     REVUE     DE     PARIS 

prétations  difYérentes  alimentait  alors  toutes  les  conversa- 
tions, soulevait  des  contestations  et  ^es  disputes  infinies. 
Savants,  pédants,  poètes  et  rimailleurs,  tous  y  apportaient 
leurs  lumières,  et  la  chose  n'en  était  que  plus  obscure. 

Poscia  più  che  il  dolor  potè  il  digiuno  ^ 

Le  comte  Ugolin,  était-il  un  cannibale  qui,  après  s'être  repu 
de  la  chair  de  ses  enfants,  succombe  faute  d'autre  nourriture? 
Ou  bien  se  laissa-t-il  mourir  d'inanition  devant  les  cadavres 
de  ses  trois  fils? 

On  a  peine  à  comprendre  aujourd'hui  l'acharnement  avec 
lequel  les  uns  soutenaient  que  l'instinct  de  conservation  l'avait 
emporté  sur  le  sentiment  paternel,  tandis  que  les  autres,  juste- 
ment choqués  d'une  telle  barbarie,  la  repoussaient  de  toutes 
leurs  forces.  Jamais  question  oiseuse  n'avait  tant  passionné 
les  âmes,  ni  donné  plus  libre  cours  aux  sophismes  dans  des 
réunions  où  les  conversations  prenaient  le  ton  de  la  pédanterie. 
On  cite  le  mot  qu'un  homme  d'esprit  (peut-être  Alexandre 
Dumas,  de  passage  alors  à  Florence)  trouva  à  propos  d'une 
telle  manie  d'érudition  dantesque  :  «  Mais  il  est  aisé  de 
«  trancher  la  question  :  le  comte  Ugolin  a  mangé  ses  enfants 
«  pour  leur  conserver  un  père.  »  Enfin,  après  avoir  tant 
déclamé,  il  en  arriva  ce  qui  arrive  toujours  en  pareille  occur- 
rence :  on  cessa  de  discuter  parce  qu'on  ne  savait  plus  que 
dire. 

Parmi  ceux  qui  se  distinguèrent  dans  la  tâche  d'innocenter 
le  comte  Ugolin,  se  trouva  le  colonel  Gabriel  Pepe  (1779-1849)2, 
exilé  napolitain.  Il  avait  combattu  dans  les  armées  de  Napo- 
léon, s'était  bravement  conduit  en  Italie  et  en  Espagne,  avait 
été  plusieurs  fois  blessé.  La  révolution  des  Deux-Siciles  l'avait 
porté  en  1820  au  Parlement  de  Naples''.  Le  triomphe  de  la 
réaction  l'en  chassa.  Il  était  venu  à  Florence,  en  1823.  Hon- 

1.  Ensuite,  la  faim  fut  plus  puissante  que  la  douleur. 

(Dante.  Inferno,  c.  XXXIII.) 

2.  D'Ayala  M.  Vite  degli  Italiani  benemeriti  délia  liberté  e  délia  patria. 
Firenze,  1868. 

Il  ne  faut  pas  confondre  le  colonel  Pepe  (Gabriel)  avec  son  homonyme,  le  général 
Pepe  (Guillaume)  qui  eut  aussi  sa  part  dans  les  troubles  du  midi  de  l'Italie. 

3.  11  était  né  à  Civita-Campomarano,  dans  le  royaume  de  Naples. 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  817 

nête  et  loyal,  fier  de*sa  pauvreté,  il  gagnait  sa  vie  d'exilé  en 
donnant  des  leçons  d'histoire  aux  enfants  du  Grand-Duc  et 
aux  étrangers  qui  venaient  séjourner  l'hiver  |à  Florence.  Il 
voulut  dire  son  mot  sur  le  sens  du  fameux  vers  de  Dante.  Il 
publia,  dans  les  premiers  jours  du  mois  de  janvier  1826,  une 
brochure  intitulée  :  Cenno  sulla  uera  intelligenza  del  verso  di 
Dante  :  Poscia  piu  che  il  dolor  potè  il  digiuno,  di  G.  Pepe, 
colonnello  napoleiano.  —  Firenze,  pressa  Giuseppe  Molini 
alVinsegna  di  Dan/e-MDCCCXXVI. 

Après  avoir,  dans  cet  opuscule  de  vingt  et  une  pages,  al-é- 
gué  plusieurs  raisons  à  l'appui  de  sa  thèse,  il  concluait  ainsi. 
Le  dessein  de  Dante  fut  d'accabler  les  Pisans,  qu'il  haïssait 
au  suprême  degré,  il  voulut  les  charger  de  honte,  en  même 
temps  qu'il  idéalisait  les  figures  des  Délia   Gherardesca,  de 
manière  à  concentrer  sur  le  comte  et  ses  enfants  toute  la 
pitié  que   le  malheur  inspire.  «  Si  Dante  n'eût  pas  agi  de 
la  sorte,  ajoutait-il,  il  serait  tombé  dans  une  contradictio'i 
inadmissible,  vu  le  but  qu'il  se  proposait,  et  il  aurait  alors 
(  commis  une  faute  que  le  dernier  des  bateleurs  de  carrefour 
n'eût  pas  faite,  ne  fût-ce  que  par  paresse.  Le  rimailleur 
(  du  Dernier  Chant  de  Childe  Harold  eût  été  seul  capable 
d'une  telle  ineptie,  lui  qui  s'efforce  de  suppléer  à  l'inspira- 
tion qui  lui  manque  et  à  des  pensées  dignes  de  son  sujet  par 
des  fadaises  qu'il  débite  contre  l'Italie,  fadaises  que  nous 
nommerions  injures,  si,  comme  le  dit  Diomède  (V.  r Iliade) 
les  coups  des  faibles  et  des  lâches  pouvaient  jamais   porter. 
Sur  ce  je  reviens  à  mon  sujet.  » 
Lamartine   eut   aussitôt  connaissance   de    cette    diatribe, 
qui  venait  se  joindre  au  persiflage  à  mots  couverts,  auquel  il 
était  en  butte.  N'étant  pas  d'humeur  à  se  laisser  traiter  de  la 
sorte,  «  il  résolut  à  l'instant  d'y  répondre  simultanément  de 
«  deux  manières  ;  par  la  plume  pour  le  public,  par  l'épée  pour 
«  le  colonel  ^  »  Cependant  il  paraît,  d'après  une  phrase  con- 
tenue dans  la  première  de  ses  lettres  à  Pepe,  que  nous  verrons 
plus  loin,  qu'avant  même  que  celui-ci  publiât  sa  brochure, 
il  avait  formé  dessein  de  s'expliquer  devant  le  public  dans  un 
mémoire. 

1.  Lamartine  par  lui-même. 

15  Octobre  1915.  10 


818  LA     REVUE     DE     PARIS 

«  Vous  n'avez  pas  attendu  pour  parler  de  moi  que  j'eusse 
«  fait  paraître  ma  réponse  aux  interprétations  aussi  fausses 
«  qu'injustes  que  l'on  a  faites  d'un  passage  isolé  d'un  de  mes 
«  poèmes.  » 

Un  fâcheux  accident,  qui  lui  arriva  au  cours  d'une  pro- 
menade à  cheval,  le  mit  dans  l'impossibilité  d'exécuter  simul- 
tanément les  deux  parties  de  son  programme.  Il  avait  eu 
l'ongle  de  l'orteil  droit  brisé  par  une  ruade  de  cheval.  Con- 
traint de  garder  la  chambre,  il  dut  attendre  de  pouvoir  se  tenir 
debout  pour  aller  sur  le  terrain.  On  a  cru  que  des  scrupules  de 
religion  l'avaient  d'abord  retenu.  Il  n'en  est  rien.  On  en  trouve 
la  preuve  dans  le  ton  ferme  de  ses  lettres  au  colonel.  Les 
termes  dont  il  se  servit,  pour  courtois  qu'ils  fussent,  n'admet- 
taient d'autre  solution  que  des  excuses  de  la  part  de  l'offen- 
seur. Sinon  il  fallait  en  découdre.  D'ailleurs  Lamartine  n'en 
était  pas  à  sa  première  affaire.  En  1814,  à  Cosnes  (Nièvre),  il 
avait  donné  un  coup  d'épée  à  un  officier  polonais  qui  s'essayait 
à  corrompre  un  détachement  des  gardes  du  corps  K 

Lamartine  a  raconté,  dans  ses  mémoires,  comment  lui 
arriva  cet  accident,  qui  retarda  sa  démarche  près  de  Pepe. 

Au  cours  d'un -^  promenade  qu'il  faisait  inix  Cascine  avec 
Medwin,  il  montait  un  des  chevaux  qui  lui  étaient  venus  de 
Tunis  ;  Medwin  en  montait  un  autre.  Le  cheval  de  Medwin 
lança  une  ruade  qui  brisa  l'étrier  droit  de  Lamartine,  attei- 
gnit le  pied  et  fit  sauter  l'ongle  du  gros  orteil  2. 

Peut-être  son  ami  Virieu  l'aida-t-il  à  rédiger  cette  «  défense 
«  presque  judiciaire  de  ses  vers  calomniés  '  >\  qui  fut  impri- 
mée, mais  non  pas  mise  dans  le  public,  et  «  envoyée  à  toutes 
«  les  personnes  de  Florence  qui  avaient  pu  avoir  connaissance 
«  du  secret  du  colonel  Pepe  ^.  »  Le  titre  en  était  :  Sur  r inter- 
prétation d'un  passage  du  cinquième  Chant  de  Chitde  Harold.  — 
Lucques,  chez  François  Baroni  1826. 

1.  Mémoires.  Hachette,  p.  219.  Lamartine  par  lai-même,  p.  20.  Ce  duel  est 
confirmé  par  Dargaud  qui  eut  occasion  d'approcher  plus  tard  le  Polonais  blessé. 
(V.  Jean  des  Cognets.  La  vie  intérieure  de  Lamartine.  Mercure  de  France.) 

2.  Lamartine  par  lui-même,  p.  244. 

■3.  Commentaire  au  dernier  chant  du  pèlerinage  de  Childe  Harold. 
4.  Lamartine  par  lui-même,  p.  245. 


I 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  819 

Dans  le  dossier  des  Archives  de  Florence  ^  où  sont  déposées 
les  pièces  relatives  à  l'affaire  Lamartine-Pepe,  il  existe  deux 
exemplaires  de  cette  publication.  Un  autre  exemplaire  est 
conservé  à  la  Bibliothèque  Palatine,  également  à  Florence. 

Trois  lettres  de  Lamartine  au  colonel  Gabriel  Pepe  se  sui- 
virent à  deux  jours  de  distance,  le  12,  le  14,  le  16  février  1826. 
Le  poète  "attaqué  y  demandait  des  explications  au  sujet  de  la 
phrase  qui  le  concernait  dans  la  brochure  nouvellement  parue. 
Pepe  répondit  trois  fois  par  une  même  fin  de  non-recevoir.  Le 
duel  était  inévitable. 

Nous  allons  reproduire  les  six  pièces  de  la  correspondance 
Lamartine-Pepe,  qui  compose  le  dossier  Puccinelli-Samini. 
Elles  furent,  après  la  rencontre,  remises  par  Pepe  à  M.  Antonio 
Puccinelli,  de  Percia,  demeurant  à  Florence,  grand-oncle  des 
possesseurs  actuels  de  ces  documents,  un  libéral  avec  lequel 
le  réfugié  napolitain  s'était  lié  d'une  étroite  amitié.  M.  Puc- 
cinelli eut  charge  de  garder  ce  dépôt  d'honneur. 

Trois  enveloppes  sont  jointes  aux  trois  lettres  de  Lamar- 
tine, toutes  trois  cachetées  avec  de  la  cire  rouge.  Le  cachet  de 
la  première  est  timbré  d'une  couronne  de  comte,  claire- 
ment visible.  La  figure  qui  décore  le  champ  de  l'écu  est  moins 
nette.  On  n'y  distingue  qu'un  cerceau  en  relief.  Un  cachet 
semblable  très  bien  conservé  sur  l'enveloppe  d'une  lettre  de 
Lamartine,  déposée  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Florence, 
permet  de  reconnaître  cet  emblème  pour  un  sicamor  ou  cerceau, 
qui  était  celui  des  Lamartine  d'Hurigny.  Le  cachet  est  chargé 
de  cette  devise  : 

A    LA   GARDE   DE   DIEU 

Au  centre,  dans  l'espace  vide,  les  initiales  A.  L.  —  La 
deuxième  enveloppe  porte  un  cachet  plat.  — •  Celui  de  la 
troisième  porte  les  initiales  A.  V.  (Aymon  de  Virieu). 

Des  quatre  lettres  de  Lamartine  au  colonel  Pepe,  qui  vont 
suivre,  les  deux  premières  (21  et  14  février)  n'ont  point  paru 
dans  sa  correspondance.  La  troisième  (16  février)  offre  des 
variantes,  —  que  nous  noterons,  —  au  texte  qui  en  a  été 

1.  Ministère  des  Afï.  étr.  Prof  138,  n°  39. 


820     .  LA     REVUE     DE     PARIS 

publié  \  probablement  d'après  un  brouillon.  Enfin,  les  origi- 
naux de  ces  trois  lettres  font  partie  du  dossier  Puccinelli  ; 
celui  de  la  quatrième  (18  février),  que  nous  rapporterons  à 
l'appui  de  notre  récit,  ne  s'y  trouve  point.  Nous  proposerons 
tout  à  l'heure  une  explication  de  cette  absence.  Aux  trois 
premières  lettres  de  Lamartine  se  rapportent  trois  réponses 
du  colonel,  conservées  en  copies  par  le  colonel  lui-même. 
Nous  en  donnerons  la  traduction. 

Dossier  Puccinelli.  —  Autographes  de  Lamartine  :  Suscrip' 
iion  : 

A  M.  le  Colonel  Gabriele  Pepe,  Piazza  del  Duomo,  casa 
délia  Signora  Angela  Riiggini  n^  6239.  —  Florence. 

Fl(ien=.î,  12  février  1826. 

Monsieur  le  Colonel, 

On  m'a  communiqué  seulement  aujourd'hui  l'essai  que  vous 
venez  de  publier  sur  le  sens  d'un  vers  de  Dante.  J'y  trouve  un 
passage  qui  me  concerne,  et  je  regrette  en  le  lisant  que  vous 
n'ayez  pas  attendu  pour  parler  de  moi  que  j'eusse  fait  paraître 
ma  réponse  aux  interprétations  aussi  fausses  qu'injustes  que 
l'on  a  faites  d'un  passage  isolé  d'un  de  mes  poèmes.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  n'ai  rien  à  dire  au  jugement  qu'il  vous  plaît 
de  porter  de  mon  faible  talent  poétique  ;  c'est  aux  ouvrages 
à  répondre  pour  eux-mêmes  :  j'aurais  encore  moins  le  ridicule 
de  me  déclarer  le  champion  de  mes  vers,  bons  ou  mauvais  ; 
mais  quelques-unes  des  expressions  dont  vous  vous  êtes  servi, 
et  particulièrement  celles  de  la  traduction  du  vers  d'Homère, 
me  paraissent  susceptibles  d'être  prises  dans  un  double  sens 
dont  l'un  des  deux  serait  très  offensant  pour  mon  caractère. 
Je  crois  devoir  m'adresser  franchement  à  vous  et  vous  deman- 


1.  Des  copies  de  ces  trois  lettres  de  Lamartine,  du  12,  du  14  et  du  10  f>:\Ticr, 
se  trouvent  déposées  à  la  FMbliothcque  nationale  de  Florence,  section  des  Manus- 
crits (Manoscritti  V,  busta  63,  busta  72,  copia).  Ce  ne  sont  point  des  brouillons. 
L'écriture  n'est  pas  celle  du  poète.  Elles  ont  été  faites  plus  tard,  probablement 
par  M.  Carraresi,  qui  les  fjardait  parmi  les  manuscrits  dont  il  faisait  collection  et 
qui  dut  obtenir  de  M.  Puccinelli  la  permission  de  prendre  copie  des  documents 
qui  composaient  le  dossier  confié  à  sa  parde.  La  collection  des  manuscrits  appar- 
tenant à  ^L  Carraresi  a  passL'  à  la  Bibliothèque  nationale. 


p 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  821 

der  si  vous  avez  entendu  faire  porter  le  sens  de  ces  mots 
fiacchi  e  imbelli  sur  mes  vers  ou  sur  moi-même,  en  un  mot 
si  ces  expressions  de  dédain  doivent  être  prises  par  moi  dans 
le  sens  littéraire  ou  dans  un  sens  personnel?  Dans  le  premier 
cas,  je  le  laisserai  sans  réponse,  dans  le  second  je  me  croirais 
obligé  de  les  relever. 

Un  accident  qui  me  prive  momentanément  de  l'usage  d'un 
pied  m'empêche  seul  d'aller  vous  demander  moi-même  cette 
explication.  Quelle  que  soit  la  réponse  que  vous  fassiez  à  cette 
lettre,  je  vous  donne  ma  parole  de  ne  point  rendre  la  vôtre 
publique  ;  si  elle  est  hostile,  j'y  répliquerai  ;  si,  comme  je  le 
désire,  elle  énonce  que  vous  n'avez  point  prétendu  confondre 
dans  vos  expressions  le  talent  et  la  personne,  je  me  bornerai 
à  la  montrer  à  trois  ou  quatre  de  mes  compatriotes  à  qui  le 
peu  d'intelligence  de  votre  langue  ne  permet  pas  de  discerner 
suffisamment  dans  le  passage  en  question  ce  qui  est  dénigre- 
ment littéraire  d'avec  ce  qui  pourrait  être  injure  personnelle. 

Si  vous  préférez  une  explication  verbale  et  que  vous  veuilliez 
bien  vous  donner  la  peine  de  passer  chez  moi,  j'y  serai  pour 
vous  tous  les  jours  de  la  semaine  de  midi  à  cinq  heures. 

Agréez,  monsieur  le  Colonel,  les  assurances  de  la  considéra- 
tion distinguée  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être  votre  très 
humble  et  très  obéissant  serviteur, 

AL.    DE    LAMARTINE 

(Casa  Pouchin,  à  côté  de  la  Villa  Torregiani,  près  la  Porte 
Romaine.) 

Pepe  à  Lamartine  ^  ;  ^ 

Florence,  15  février  1826. 

Monsieur, 

Ce  n'est  qu'hier  que  votre  aimable  lettre  du  12  m'a  été 
remise.  Je  m'empresse  d'y  répondre  franchement  et  simple- 
ment. . 

Je  trouve  hors  d'usage  que  des  écrivains  se  demandent  l'un 
à  l'autre  des  explications.  Les  écrits  parlent  par  eux-mêmes. 

1.  Traduction. 


N22  I.A     REVUE     DE     l'AHIS 

Vous  avez  attaqué  très  violemment  l'Italie  dans  un  passage 
de  vos  vers.  Je  l'ai  défendue  dans  une  phrase  de  mon  Essai. 
Voilà  tout. 

Je  ne  reconnais  aucunement  à  qui  que  ce  soit  le  droit  de 
me  questionner  sur  mes  intentions.  On  peut  faire  indifférem- 
ment beaucoup  de  choses,  mais  il  n'est  pas  permis  à  un  galant 
homme  de  les  faire  dès  qu'on  a  l'air  de  vouloir  l'y  contraindre. 
Je  ne  suis  certes  pas  venu  vous  demander  quelle  était  votre 
intention,  quand  vous  oubliâtes,  à  l'égard  du  peuple  italien, 
que  toutes  les  nations  ont  toujours  droit  au  respect.  J'ai  écrit 
ce  que  j'ai  cru  devoir  écrire.  Ne  veuillez  donc  pas  prétendre 
à  savoir  quelle  fut  mon  intention  à  propos  de  la  citation 
d'Homère,  ce  dont  il  me  semble  que  vous  vous  plaignez. 

Vous  me  déclarez  que  c'est  à  votre  poésie  de  répondre  à  ma 
critique.  Permettez-moi  de  me  servir  ici  de  votre  juste  argu- 
ment. Ce  sera  donc  ce  passage  de  mon  Essai,  où  il  est  ques- 
tion du  dernier  chant  de  Childellarold,  qui  vous  offrira  l'expli- 
cation requise.  Je  n'en  dois  rien  ôter,  rien  y  ajouter.  Vous  en 
feriez  autant,  et  puisque  vous  vous  estimez  vous-même,  vous 
ne  pouvez  pas  ne  pas  accorder  votre  estime  à  un  homme  qui 
agit  comme  vous-même  vous  agiriez. 

Enfin,  comme,  lorsque  j'écris  je  tâche  d'employer  mes 
faibles  forces  à  le  faire  de  mon  mieux,  pour  les  Italiens  comme 
pour  les  étrangers  qui  connaissent  notre  langue,  je  ne  me  crois 
pas  obligé  de  commenter  ce  que  j'ai  écrit  pour  l'édification 
de  vos  trois  ou  quatre  compatriotes  qui  ne  connaissent  pas 
l'italien.  Tout  écrivain  français  en  ferait  et  en  dirait  autant 
à  l'égard  d'un  étranger,  et  vous-même  ne  feriez  pas  autre- 
ment. 

Je  ne  veux  pas  achever  cette  lettre  sans  vous  dire  que  j'ai 
remtrqué  avec  plaisir  dans  la  vôtre  que  vous  êtes  prêt  à 
apaiser  le  juste  ressentiment  des  Italiens.  Je  ne  saurais  que 
vous  y  exhorter  et  vous  y  encourager,  car  il  n'est  que  noble  et 
honorable  de  reconnaître  qu'on  s'est  trompé  à  l'égard  d'un 
corps  moral  de  vingt  millions  d'hommes.  C'est  cette  réflexion 
qui  m'inspire  d'avance  envers  vous,  monsieur,  l'estime  et  la 
considération  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  de  signer. 

M.  de  Lamartine,  Florence. 


I 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  823 

Lamartine  à  Pepe  : 

A  M.  le  Colonel  Gabriele  Pepe,  Colonnello  di  Napoli, 
casa  di  Angiola  Huggini,  Piazza  del  Diwmo,  n»  6239,  — 
Florence. 

Florence,  14  février  182G. 

Monsieur  le  Colonel, 

Je  viens  de  recevoir  votre  réponse  à  ma  lettre  du  12  du 
courant.  Je  n'ai  qu'à  me  louer  de  la  mesure  et  de  la  politesse 
des  expressions  dont  vous  y  faites  usage.  Elles  sont  de  nature 
à  diminuer  en  moi  plutôt  que  fortifier  les  doutes  personnels 
que  j'aurais  pu  avoir  sur  le  sens  que  vous  avez  prétendu 
donner  aux  mots  sur  lesquels  j'ai  cru  devoir  vous  demander, 
non  un  désaveu  publiC;,  mais  une  explication  pure  et  simple. 
Mais  il  s'agit  plus  du  public  que  de  moi-même,  et  d'après  les 
raisons  que  vous  me  donnez  pour  vous  refuser  à  aucune  expli- 
cation favorable  de  vos  expressions  (raisons  que  je  comprends 
aussi  bien  que  vous-même)  je  ne  puis,  quoique  avec  le  plus 
sincère  regret,  m'empêcher  de  vous  déclarer  que  je  ne  suis 
pas  satisfait. 

En  conséquence,  et  pour  éviter  dans  cette  affaire  tout  ce 
qui  pourrait  la  compliquer  ou  l'envenimer  inutilement,  je 
vous  réitère  la  prière  de  vouloir  bien  passez  chez  moi  à  l'heure 
de  la  journée  qui  vous  conviendra,  ou  si  cela  vous  gêne  en 
aucune  façon,  de  vouloir^bien  me  faire  dire  à  quelle  heure  je 
pourrai  aller  seul  me  présenter  moi-même  chez  vous  :  nous  y 
conviendrons  entre  nous  des  moyens  les  plus  simples  de  conci- 
lier à  la  fois  ce  que  mon  honneur  exige  et  ce  que  vous  pensez 
que  votre  dignité  vous  interdit.  S'il  reste  encore  quelque  possi- 
bilité de  nous  entendre,  vous  en  jugerez  vous-même  :  soyez 
persuadé  dans  tous  les  cas  qu'aucune  animosité  personnelle  ne 
me  pousse  et  que  je  m'en  tiens  à  ce  que  la  plus  stricte  délica- 
tesse me  commande. 

Agréez,  monsieur  le  Colonel,  les  nouvelles  assurances  de  nia 
considération  la  plus  distinguée, 

AL.    DE    LAMARTINE 

P. -S.  —  Si  vous  préférez  que  je  me  rende  chez  vous,  per- 
mettez que  je  me  présente  dans  mon  costume  de  malade  et 


824  LA     REVUE     DE     PARIS 

sans  soulier,  ce  sera  ma  première  sortie  depuis  quinze  jours, 
mais  mon  état  me  laisse  heureusement  assez  de  force  pour  me 
tenir  debout  quelques  minutes. 

Pepe  à  Lamartine  ^  : 

Florence,  16  février  1826. 

Monsieur, 

On  m'a  remis  votre  aimable  lettre  d'hier.  Je  manquerais  à 
mon  caractère  si  j'y  répondais  en  apportant  quelque  modifi- 
cation aux  sentiments  que  j'ai  exprimés  dans  ma  première 
réponse,  et  si  je  ne  continuais  à  refuser  toute  explication  sur 
la  pensée  que  j'ai  eue  en  citant  le  vers  d'Homère  dans  mon 
Essai.  En  toute  autre  circonstance  je  me  prêterais  volontiers 
à  fournir  une  semblable  explication;  je  ne  veux  pas  le  faire 
aujourd'hui  pour  cette  raison,  qu'on  veut  me  l'imposer. 

Cela  étant,  je  me  permets  de  préciser  quelques  détails,  afin 
de  ne  pas  manquer  à  mon  principe,  qui  est  de  ne  jamais  aller 
chercher  noise  à  qui  que  se  soit. 

Vous  avez  eu  la  bonté  de  me  dire  que  vous  n'avez  contre 
moi  aucune  animosité  personnelle.  Je  puis  vous  faire  le  même 
déclaration,  n'ayant  même  pas  l'honneur  de  vous  connaître 
personnellement. 

Vous  dites  que  vous  voulez  vous  en  tenir  à  votre  stricte 
délicatesse  en  me  demandant  de  faire  ce  à  quoi  je  me  refuse. 
Il  est  nécessaire  que  je  m'en  tienne  à  la  mienne  en  refusant 
de  faire  ce  qui  m'est  demandé. 

Vous  avez  eu  la  bonté  de  me  dire  dans  votre  lettre  que  ce 
n'est  pas  pour  vous,  mais  pour  en  donner  communication  à 
trois  ou  quatre  de  vos  compatriotes,  qui  ne  connaissent  pas  la 
langue  italienne,  que  vous  me  demandez  des  éclaircissements 
sur  mon  intention  en  citant  le  vers  d'Homère.  Je  me  permets 
de  vous  dire  que  vous  êtes  trop  exigeant  non  pour  votre 
compte,  mais  pour  le  compte  d'autrui,  en  me  demandant  un 
commentaire,  dont  vous  n'avez  pas  besoin,  puisque  vous 
savez  assez  bien  notre  langue  pour  avoir  compris,  mais  pour 
ceux  qui  ne  la  savent  pas. 

1.  Traduction. 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  825 

Je  ne  me  rendrai  pas  à  votre  aimable  invitation  d'aller  vous 
trouver,  parce  que  j'aurais  trop  de  regret  à  vous  répéter  de 
vive  voix,  et  cela  chez  vous,  le  refus  de  me  prêter  à  quelque 
explication  que  ce  soit. 

Je  ne  regretterais  pas  moins  de  vous  la  renouveler  chez  moi, 
manquant  ainsi  aux  égards  que  je  dois  à  quiconque  m'honore 
de  sa  visite.  Ajoutez  à  cette  considération  celle  de  l'indispo- 
sition dont  vous  souffrez  ;  je  serais  trop  désolé  que  vous  vous 
donnassiez  la  peine  de  venir  chez  moi;  mais  tenez  pour  cer- 
tain que  je  serais  fort  honoré  de  votre  visite.  En  ce  cas  vous 
me  trouveriez  tous  les  jours  jusqu'à  une  heure  de  l'après-midi. 
Je  ne  dois  pas  vous  cacher  néanmoins,  à  vous  parler  franc, 
que,  pour  la  conversation  dont  vous  voulez  m'honorer,  il 
serait  préférable  de  nous  réunir  chez  une  tierce  personne,  en 
présence  de  deux  respectables  amis,  à  seule  fm  de  prévenir 
toute  interprétation  défavorable  et  fâcheuse,  pour  la  dignité 
de  chacun  de  nous. 

Après  quoi,  recevez.  Monsieur,  les  assurances  de  la  considé- 
ration distinguée  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être... 

M.  de  Lamartine,  Florence. 

Lamartine  à  Pepe  : 

A  M.  le  Colonel  Gabriele  Pepe,   casa  délia   Signora  Angela 
Ruggini,  Piazza  del  Duomo.  —  Firenze. 

Florence,  16  février  1826. 

Monsieur  le  Colonel, 

Aussitôt  après  avoir  reçu  votre  lettre,  je  me  suis  adressé 
à  une  personne  marquante  de  ce  pays-ci  et  que  je  savais  être 
de  votre  connaissance  pour  lui  demander  que  notre  entrevue 
eût  lieu  dans  sa  maison  ;  mais  la  chose  n'a  pas  pu  s'arranger 
par  des  considérations  étrangères  à  l'un  et  à  l'autre  ^  En 
conséquence  je  vous  prie  de  vouloir  bien  m'indiquer  vous- 
même  une  maison  où  je  puisse  aller  vous  rencontrer  demain 
à   l'heure   que  vous   jugerez  -   convenable.   Je   m'y   rendrai 

1.  «A  lui  et  à  d'autres.  »  (Correspondance.) 

2.  «  Qui  vous  sera.  »  (Ibid.) 


826  1.A     REVUE     DE     PARIS 

accompagné  d'un  de  mes  r.mis  les  plus  intimes,  M.  le  comte 
de  Virieu  ^ 

Si  cela  ne  vous  est  pas  possible,  ayez  la  bonté  de  me  le  faire 
dire  demain  de  bonne  heure.  Je  vous  indiquerai  alors  moi- 
même  une  heure  de  la  journée  chez  une  personne  qui  n'est  ni 
française,  ni  italienne  -. 

Au  reste,  monsieur  le  Colonel,  j'ai  assez  de  confiance  dans 
votre  honneur  et  dans  la  parfaite  délicatesse  de  vos  procédés 
pour  qu'une  rencontre  chez  vous-même  eût  été  tout  aussi 
satisfaisante  pour  moi. 

Agréez,  monsieur  le  Colonel,  les  assurances  de  ma  considé- 
ration distinguée. 

AL.    DE    LAMARTINE 

Pepe  à  Lamartine  ^  : 

Florence,  17  fi-vrior  IS'li'. 

Monsieur, 

Puisque,  en  des  termes  fort  aimables,  vous  me  dites  que 
vous  ne  trouvez  aucune  de  ces  difïicultés  que  je  vous  avais 
représentée  ^  uniquement  par  délicatesse  de  ma  part  et  aussi 
par  égard  pour  la  vôtre,  à  ce  que  la  conversation  dont  vous 
voulez  m'honorer  fit  lieu  chez  moi,  je  m'empresse  de  vous 
répéter  que  vous  pourrez  y  venir  toutes  les  fois  que  vous 
voudrez.  Je  vous  recevrai  avec  honneur  et  avec  beaucoup  de 
plaisir.  Vous  pouvez  compter  que  vous  y  trouverez  tous  les 
égards  dont  un  gentilhomme  visité  est  redevable  à  tout  gentil- 
homme qui  le  visite,  et  vous  me  rencontrerez  ainsi  que  je  vous 
l'ai  écrit  hier,  tous  les  jours  jusqu'à  une  heure  de  l'après-midi. 

Je  saisis  cet  expédient  afin  de  ne  pas  m'exposer  aussi  à  des 
refus  semblables  à  celui  que  vous  me  dites  avoir  essuyé  de  la 
part  d'une  personne  de  marque  que  vous  ne  m'avez  pas 
nommée. 

1.  C.ouvcuablc,  accompagné  de  M.  le  comle  de  Virieu,  un  de  mes  amis  inU;:u  ^ 
(Ibid.) 

1.  Si  vous  ne  trouvez  pas  vous-même  cette  facilité,  ayez  la  bonté  de  me  le 
faire  dire  demain  sur  les  huit  heures.  Je  vous  indiquerai  alors  moi-même  une 
heure  de  la  journée,  chez  une  personne  qu'il  est  inutile  de  nommer  à  présent, 
mais  qui  n'est  ni  Français,  ni  Italien.  (Ibid.) 

3.  Traduction. 


LAMARTINE     SECRÉTAIRE     DE     LÉGATION  827 

S'il  VOUS  agrée  mieux  que  notre  entrevue  ait  lieu  chez  une 
autre  personne  qui  n'est  ni  Française,  ni  Italienne,  que  vous  ne 
me  nommez  pas  non  plus,  vous  pouvez  être  sûr  qu'il  suffira 
que  vous  me  l'indiquiez  pour  que  je  m'en  tienne  à  votre  choix, 
comme  si  c'était  le  mien. 

J'ai  l'honneur,  en  attendant,  d'être,  avec  toute  ma  consi- 
dération distinguée. 

M.  de  Lamartine,  Florence 

La  «.conversation  »  eut  lieu  après  cette  troisième  réponse 
de  Pepe.  Lamartine  se  rendit  chez  celui-ci  le  18  ^.  C'est  ce 
qu'on  apprend  par  le  récit  des  deux  parties  intéressées.  Lamar- 
tine informait,  le  23,  le  duc  Mathieu  de  Montmorency  de  ce 
qui  s'était  passé,  et  voici  le  passage  relatif  à  l'entrevue  : 
((  J'écrivis  au  colonel  dans  les  termes  les  plus  mesurés  pour  lui 
«  demander  à  lui-même  une  explication  favorable.  Il  crut  de 
((  son  devoir  de  la  refuser.  Je  répliquai.  Une  entrevue  s'ensui- 
«  vit  ;  nous  convînmes  de  vider  la  querelle  de  la  seule  manière 
«  que  l'honneur  de  l'un  et  de  l'autre  nous  laissait.  Mais  le 
«  colonel  ayant  refusé  obstinément  de  se  battre  avant  que 
«  j'eusse  le  libre  usage  de  tous  mes  membres,  l'affaire  fut 
«  remise  à  huitaine.  »  La  version  de  Pepe  s'accorde  avec  celle 
de  Lamartine.  Il  écrivait  à  son  frère  le  21  mars  1826-  une 
longue  lettre,  d'où  nous  extrayons  ce  qui  suit  : 

«  Lamartine  vint  donc  et  me  demanda  cette  explication 
verbale.  Je  lui  dis  que,  l'ayant  deux  fois  refusée  par  écrit, 
je  lui  donnerais  une  pauvre  idée  de  moi-même  si  elle  sortait 
maintenant  de  ma  bouche.  Alors  il  ajouta  qu'il  se  voyait 
contraint  de  me  la  demander  les  armes  à  la  main.  Je  répon- 
dis à  cette  proposition  que  j'étais  toujours  à  ses  ordres.  Il 
voulait  se  battre  le  jour  même,  mais  je  refusai  parce  qu'il 
boitait,  étant  tombé  de  cheval  quelques  jours  avant.  — 
Je  ne  me  mesurerai  avec  vous,  lui  dis-je,  que  quand  vous 
serez  parfaitement  guéri  et  en  état  de  vous  servir  complète- 
ment  de   tous  vos   membres.   Ma   déhcatesse   me   défend 

1.  Pepe  applique  à  ctte  entrevue  la  date  du  13  dans  la  lettre  qu'il  écrivit  un 
mois  plus  tard,  le  21  mars  1826,  à  son  frère  (Cautù  Cronistoria,  II,  2^^"  partie). 
C'est  une  erreur.  Elle  eut  lieu  la  veille  même  du  duel,  le  18. 

2.  Cantù.  Delhi  Indipendnizu  ilaliana.  Cronistoria,  1873.  vol.  II,  parte  2*. 


828  LA     REVUE     DE     PARIS 

«  d'aborder  sur  le  terrain  un  homme  qui  ne  peut  faire  avec 
«  agilité  tous  les  mouvements  et  les  pas  de  l'escrime.  Je  ne 
«  serais  certes  pas  capable  de  tirer  quelque  avantage  que  ce  ici 
«  de  votre  indisposition  ;  mais  et  je  ne  veux  donner  à  personne 
«  l'occasion  de  m'en  soupçonner.  Soignez-vous  et  guérissez  ; 
«  et  je  vous  assure,  de  mon  côté,  que  je  ne  quitterai  pas  Flo- 
«  renée  sans  vous  avertir,  même  si  on  venait  en  poste  me 
«  prendre  pour  me  ramener  dans  ma  patrie.  Il  entendit  raison 
«  et  nous  nous  quittâmes.  « 

Dans  cette  première  conférence,  qui  eut  lieu  le  18,  il  fut 
donc  convenu  que  le  duel  serait  renvoyé  à  huitaine,  ce  qui  est 
confirmé  encore  une  fois  dans  la  lettre  que  Lamartine  com- 
mença d'écrire  à  Eugène  de  Genoude  quelques  heures,  quel- 
ques moments  peut-être,  après  avoir  parlé  avec  Pepe  :  «  Je 
«  vis  encore,  mais  je  pourrai  bien  être  à  demi  mort  dans 
«  quelques  jours,  car  j'ai  plusieurs  affaires  fort  délicates  sur 
«  les  bras.  Dieu  veuille  que  je  m'en  tire  avec  honneur  et  avec 
«  mes  os  !  C'est  trop  long  à  vous  raconter,  et  silence  absolu  sur 
«  ceci...  On  m'en  veut  parce  que  je  suis  d'un  parti  qu'on 
«  exècre,  et  on  me  reproche  des  choses  qu'on  applaudit  dans  les 
«  autres.  Tout  ceci  fait  allusion  au  morceau  de  Cliilde  Harold  : 
a  Italie,  etc.  —  Je  suis  chez  moi  avec  un  coup  de  pied  de 
«  cheval  qui  m'a  écrasé  un  pied  et  fait  sauter  les  ongles.  J'es- 
«  père  dans  peu  de  jours  remettre  un  soulier.  »  Cette  lettre  fut 
interrompue  brusquement,  et  reprise  d'une  autre  main  trois 
jours  après,  le  21  février,  avec  la  mention  :  «  Ceci  sera  d'une 
«  autre  main,  car  je  n'ai  plus  l'usage  de  la  mienne.  » 

{La  fui  prochainemenl.) 

L.    GUERRINI 


LA  RÉSURRECTION 


DE   LA   MARINE    RUSSE 


«  Comment,  il  existe  encore  une  marine  russe  ?  » 

C'est  par  cette  question  étonnée  que  nous  aborda,  le  23  août, 
un  de  nos  amis,  qui  brandissait  le  premier  quotidien  annonçant 
la  victoire  navale  de  Riga. 

Son  ignorance  était  bien  excusable.  Avant  la  guerre  avec  le 
Japon,  aux  débuts  heureux  de  l'alliance,  on  nous  avait  si 
souvent  vanté  les  mérites  et  les  réformes  de  la  flotte  du  tsar 
que  beaucoup  de  gens,  même  parmi  les  «  Maritimes  »,  dou- 
taient légitimement  de  l'efficacité  des  nouveaux  programmes 
navals  et  de  la  réorganisation  annoncée.  Ils  se  rappelaient  les 
numéros  rutilants  de  l'ancien  Armée  et  Marine,  tout  pleins 
de  photographies  brillantes,  d'éloges  dithyrambiques  des 
bateaux  et  des  grands  chefs,  et  ils  secouaient  la  tête,  car  ils 
avaient  lu  les  ouvrages  de  Séménoff  dans  la  traduction  du 
commandant  de  Balincourt.     . 

C'est  qu'il  n'était  pas  optimiste,  l'ancien  capitaine  de 
deuxième  rang,  et  il  avait,  pour  cela,  bien  des  motifs.  Arrivé 
à  Port-Arthur  en  plein  désordre,  après  cette  première  sortie 
de  l'escadre,  qualifiée  d'  «  Expédition  des  Argonautes  »  où 
les  cuirassés  avaient  manqué  vingt  fois  de  s'aborder  les 
uns  les  autres,  il  assistait  à  1'  «  Abdication  de  la  Flotte  »,  à  la 


830  LA     UEVUE     DK     l'AKIS 

bataille  du  10  aoiil,  puis  avait  pu  regagner  la  Russie,  pour 
repartir  avec  la  flotte  de  Rodjestvensky  et  devenir  l'éloquenl 
narrateur  du  désastre  de  Tsoushima. 

Témoin  intelligent,  instruit,  douloureux,  il  a  raconté  ce  qu'il 
a  vu  et  ressenti,  en  ces  quatre  petits  volumes  pleins  de  vie  et 
de  souffrance  :  l'incapacité  suftisante  d'Alexeïelî,  le  vice-roi  ; 
la  mollesse  du  pauvre  vieil  amiral  Starck,  trop  discipliné;  1 
brave  et  savant  Makharofï  enseveli  avec  le  Pelropawlosk,  et 
remplacé  par  l'honnête,  mais  peu  militaire  Whitel't,  qui  déclare 
à  ses  capitaines  :  «  J'espère  trouver  en  vous,  messieurs,  non 
seulement  des  collaborateurs,  mais  surtout  des  conseillers  ; 
car,  hélas  !  je  n'ai  rien  d'un  chef  d'escadre.  »  Rodjestvensk\ , 
énergique  et  désespéré,  conduisant  son  armada  sur  le  chemin 
du  sacrifice,  ayant  pour  sous-ordres  son  vieil  ami  Felkersham. 
mourant  à  bord  de  VOsslablya,  Enquist,  affolé  qui  devait  se 
sauver  à  Manille,  et  le  lamentable  Nebogatoiï  dont  le  nom 
signifie  en  russe  «  Pas  de  chance  »!... 

Les  équipages  de  l'escadre  de  Port-Arthur  m.iiés  comnn^ 
des  troupeaux  dociles  ;  les  états-majors  divisés,  parfois  fron- 
deurs ;  le  servilisme,  la  délation  des  inférieurs  ;  la  tyrannie 
de  satrape  du  vice-roi;  le  scientifisme  pédant  des  anciens 
membres  du  comité  d'expériences  de  Transund,  ce  «  Tran- 
sund  qui  nous  tue  »,  dit  Rodjestvensky;  la  terreur  éperdue  de 
responsabilités  qu'éprouvent  les  bureaux  ;  leur  entêtée  pape 
rasserie  :  Semenofî  a  dit  tout  cela. 

Il  a  dit  encore  la  rébellion  absurde  de  Vladivostock,  mais  e. 
qu'il  n'a  pas  pu  dire,  c'est  la  révolte  de  l'escadre  de  la  me . 
Noire,  en  juin  1905,  l'odyssée  du  Potemkine,  son  plus  beau 
cuirassé,  dont  l'équipage,  après  avoir  massacré  ses  officiers, 
avait  hissé  le  drapeau  rouge,  élu  pour  capitaine  un  civil,  qui 
le  promenait  dans  la  mer  Noire  de  Sébastopol  à  Odessa , 
d'Odessa  à  Custentje,  accompagné  d'un  vapeur  et  de  deux 
torpilleurs... 

Un  haut  commandement  insuffisant  et  livré  à  de  profondes 
divisions  ;  des  états-majors  épuisés  —  il  avait  fallu,  pour 
compléter  ceux  de  Rodjestvensky,  faire  appel  aux  officiers  de 
l'armée  de  terre  —  et,  de  plus,  profondément  aigris  par  la 
défaite  ;  des  équipages  rebelles,  ou  en  pleine  fermentation  . 
des  ports  fomentant  la  révolte,  vidés  d'approvisionnements  el 


\ 

LA    RÉSURRECTION    DE     LA    .MARINE    RUSSE  831 

de  matériel  ;  des  chantiers  navals  désorganisés  ;  une  flotte  de 
la  Baltique  réduite  à  quelques  unités  vieillies,  ou  tout  au 
moins  hétérogènes  :  tel  était  le  tableau  que  présentait  la 
marine  russe  au  lendemain  du  traité  de  Portsmouth. 

Par  quel  miracle  cette  institution  croulante  et  pourrie 
a-t-elle  pu  être  régénérée?  D'où  sort  donc  cette  flotte  de  guerre 
qui,  des  rives  du  Bosphore  au  golfe  de  Riga,  refoule  sous  son 
feu  implacable  et  bien  ajusté  les  meilleures  unités  allemandes? 

On  peut  dire,  en  effet,  suivant  une  expression  chère  à  Sémé- 
noff  que  la  flotte  russe  de  la  Baltique  a  fait  sa  force.  Jetée  dans 
le  conflit  —  mais  non  pas  surprise  par  la  guerre  —  avant 
qu'elle  ait  eu  le  temps  d'achever  son  programme,  elle  vient  de 
rendre  un  service  immense  à  l'Empire  et  aux  alliés,  en  arrê- 
tant net,  avec  le  concours  si  cIFicace  de  quelques  sous-marins 
anglais,  l'offensive  aflemande  sur  Riga,  la  menace  sur  Pétro- 
grad,  en  donnant  le  temps  d'arriver  aux  munitions  que  de 
tous  côtés  l'on  s'elïorce  de  faire  parvenir  à  l'armée  russe.  En 
de  telles  circonstances,  quinze  jours  de  gagnés,  huit  jours 
même,  ont  une  importance  capitale  et,  l'attaque  allemande 
viendrait-elle  à  se  renouveler,  victorieuse  cette  fois,  la  petite 
escadre  de  la  Baltique  aurait  déjà  fait  mieux  q^iie  sauver 
l'honneur. 

Comment  est-on  parvenu,  d'abord  à  la  créer,  puis  à  la 
pousser  à  ce  point  d'entraînement  mihtaire? 

C'est  ce  que  nous  allons  essayer  d'expliquer  en  ces  pages. 

* 

La  tâche  qui  s'imposait  aux  réformateurs  apparaissait 
terrifiante  :  rétablir  l'ordre  et  la  discipMne  en  chaque 
endroit  où  ils  faisaient  défaut,  c'est-à-dire  à  peu  près  partout  ; 
instruire  au  point  de  vue  pratique  les  officiers  et  les  équipages, 
lutter  contre  l'inertie  routinière  et  le  formalisme  des  bureaux, 
défenseurs  nés  des  coteries,  des  grands  conseils  sans  respon- 
sabilité ni  compétence,  des  intérêts  traditionnels  ;  reconstituer 
de  toutes  pièces  un  matériel  et  des  chantiers  navals  ;  organiser 
sans  retard  une  force  flottante  quelconque,  utile  pour  donner 
au  personnel-  la  pratique  de  la  mer,  et  capable  aussi  d'offrir 
une  certaine  résistance  en  cas  de  guerre  avec  l'Allemagne  ; 


832  LA     REVUE     DE     PARIS 

arracher  les  crédits  nécessaires  à  la  Douma  d'Empire,  nouvelle 
institution  qui  ne  semblait  nullement  favorable  à  la  Marine, 
telles  étaient  les  nécessités  qui  apparaissaient  au  milieu  des 
polémiques  de  presse  soulevées  par  le  procès  Rodjestvensky, 
Nebogatoff  et  Enquist... 

Cette  formidable  besogne  a  cependant  été  menée  à  bien. 
L'honneur  de  l'avoir  accomplie  revient,  en  premier  lieu,  à 
l'empereur  Nicolas  II,  qui  a  voulu  fermement  reconstituer  sa 
marine,  passant  outre,  quand  besoin  était,  aux  résistances  du 
parlement  et  des  conseils  de  l'Empire;  puis  au  ministre  actuel, 
l'amiral  Grigarovitsch,  assisté  de  quelques  autres  amiraux 
novateurs,  tous  anciens  capitaines  des  bâtiments  qui  avaient 
pris  part  à  la  guerre  russo-japonaise  ;  il  n'est  pas  enfin  jusqu'à 
la  Douma  dont  les  résistances  n'aient  servi  la  bonne  cause, 
car  elle  se  montra  dès  le  début  favorable  aux  sous-marins  et 
aux  flottilles  qui,  sans  elle,  eussent  été  peut-être  négligées, 
et  surtout  elle  subordonna  son  adhésion  aux  programmes 
navals  étendus  à  l'accomplissement  des  réformes  nécessaires. 

Enfin,  nous  ne  saurions  omettre,  sans  injustice,  le  pauvre 
vSéménofT  lui-même.  Imphqué  dans  le  procès  de  Rodjestvensky, 
mais  honorablement  acquitté,  l'ancien  aide  de  camp  de  Makha- 
rolï,  l'ancien  second  du  prince  de  Lieven  sur  la  Diana,  s'était 
fait  journaliste.  Il  a  consacré  ses  dernières  années  à  préparer 
l'opinion  à  l'œuvre  qu'il  estimait  indispensable.  Malheureuse- 
ment il  ne  put  assister  au  triomphe  des  idées  qu'il  avait  si 
éloquemment  défendues.  Mort  des  suites  de  ses  blessures,  le 
l*^""  mai  1910,  à  l'âge  de  quarante-quatre  ans,  il  n'a  pu 
apprendre  que  «  le  prix  de  la  sueur  et  du  sang  répandus  » 
s'appelle  quelquefois  u  la  Victoire  ». 

* 
*  * 

L'Empire  russe,  comme  notre  propre  pays,  a  deux  fronts  de 
mer  à  défendre,  mais  complètement  séparés  l'un  de  l'autre. 
Comme  la  France,  également,  la  Russie  doit  se  préoccuper  d'un 
front  de  mer  colonial  et  lointain. 

Le  principe  de  la  reconstitution  d'une  marine  étant  accepté, 
la  première  question  qui  se  posait  était  celle-ci  :  «  Sur  quel 
front  de  mer  devons-nous  faire  porter  notre  effort  principal?» 


LA     RÉSURRECTION     DE     LA    MARINE     RUSSE  833 

Les  uns  rêvaient  de  reconquérir  aux  Japonais  l'hégémonie 
en  Extrême  Orient  ;  d'autres,  férus  de  diplomatie  tradition- 
naliste,  eussent  volontiers  encombré  la  mer  Noire  de  cuirassés 
pour  forcer  le  Bosphore  et  conquérir  Byzance,  avec  le  passage 
vers  la  mer  libre.  Quelques-uns,  mieux  inspirés  prévoyant,  dès 
1907,  l'ofïensive  allemande  sur  Riga  et  Pétrograd,  se  sont 
préoccupés  d'y  résister.  Cette  opinion  fut  celle  de  l'Amirauté 
russe,  et,  en  particulier,  si  nous  en  croyons  M.  Poselonine,  qui 
le  dit  dans  un  article  publié  en  avril  1915  par  le  Novoïe 
Wremya,  celle  de  l'amiral  Essen,  chef  de  l'escadre  de  la  Bal- 
tique. 

C'est  dès  1908,  en  effet,  que  l'amiral  Dikoff,  ministre  de  la 
Marine,  adopte  et  fait  péniblement  accepter  par  la  Douma 
le  principe  de  la  répartition  actuelle  de  la  flotte  :  l'effort  le 
plus  considérable  sera  donné  sur  le  front  de  la  Baltique  ;  on 
continuera  néanmoins  d'entretenir  des  cuirassés  dans  la  mer 
Noire,  mais  seulement  de  quoi  constituer  une  escadre  suffi- 
sante pour  conserver  la  maîtrise  de  ce  lac  contre  toute  coali- 
tion des  riverains.  La  flotte  de  Sibérie  sera  sacrifiée  et  réduite 
à  une  forte  flottille  de  contre-torpilleurs  et  de  sous-marins, 
soutenue  par  quelques  croiseurs  rapides. 

Pour  réaliser  ce  plan  défensif  si  modeste,  de  grosses  cons- 
tructions étaient  nécessaires. 

Sans  doute,  la  flotte  de  la  mer  Noire  était  demeurée 
intacte  et  comptait  toujours  deux  cuirassés  robustes  ;  trois 
autres  plus  anciens  pouvaient  entrer  en  ligne  ;  deux  cuirassés 
et  deux  croiseurs  neufs  descendus  des  cales  de  Nikolaïeïï 
s'achevaient  lentement  à  flot.  En  face  d'un  adversaire  hési- 
tant et  pauvre,  comme  la  Turquie,  la  situation  pouvait  être 
tenue  pour  satisfaisante. 

Mais  il  n'en  allait  pas  ainsi  sur  le  front  de  la  Baltique. 
L'ennemi,  de  ce  côté,  c'était  l'Empire  allemand.  L'Amirauté 
voyait  la  capitale  découverte  en  face  de  ce  formidable  adver- 
saire ;  elle  estimait  que  la  guerre  avec  le  Japon  venait  de 
mettre  en  lumière  la  haute  valeur  des  cuirassés,  et  elle  récla- 
mait une  puissante  escadre. 

Hélas,  il  ne  restait,  de  l'ancienne  flotte  de  la  Baltique,  qui, 

15  Octobre  1915.  Il 


834  I.A     REVUE     DE     PARIS 

sans  la  guerre  avec  le  Japon,  eût  compté  en  1907  au  moins 
douze  vaisseaux  de  ligne,  que  les  cuirassés  Slana,  terminé 
trop  tard  pour  suivre  l'escadre  Rodjestvensky,  et  Cesarewitsch, 
interné  à  Tsing-ïao,  où  il  s'était  réfugié  avec  le  croiseur 
rapide  Askold  pour  réparer  ses  avaries  après  la  bataille  de 
Port-Arthur  (10  août  1904),  D'autres  ports  neutres  rendaient 
aussi  les  croiseurs  qui  s'y  étaient  abrités  après  les  combats  de 
la  mer  Jaune  :  Saigon,  la  Diana;  Cavité,  VOIeg,  ïAurora  et 
le  Jeiritchoiig...  Deux  croiseurs-cuirassés  et  un  croiseur,  le 
Rossia,  le  Gromoboï  et  le  Bogalijr  étaient  aussi  retrouvés,  en 
plus  ou  moins  bon  état,  à  Vladivostock...  Au  total,  deux  cui- 
rassés, deux  croiseurs-cuirassés,  trois  croiseurs  rapides,  dont 
un  petit,  deux  croiseurs  médiocresi  et  quelques  torpilleurs. 

Ajoutons,  cependant,  que  les  chantiers  de  Petersbourg 
et  des  environs  n'étaient  pas  vides.  Deux  cuirassés  très 
puissamment  armés  et  blindés,  ImperaLor  Panel  I  et  Andrcï 
Permzwanai  s'y  construisaient  lentement  depuis  1903;  eji 
outre,  deux  petits  croiseurs  cuirassés,  Pallada  et  Bayaiie,  du 
modèle  exact  du  croiseur  coulé  à  Port-Arthur,  avaient  été  mis 
sur  cales  en  1905  aux  chantiers  de  la  Baltique;  un  autre  bâti- 
ment semblable,  V Amiral  Makliarow,  commandé  en  France  à 
la  même  époque,  s'achevait  à  La  Seyne  ;  la  firme  anglaise 
Vickers  avait  reçu  la  commande  d'un  croiseur-cuirassé  de 
14  500  tonnes,  d'un  type  spécial,  rapide  et  fortement  armé, 
le  Riirick.  Enfin,  un  nombre  assez  considérable  de  contre- 
torpilleurs,  commandés  pendant  la  guerre,  soit  sur  les  crédits 
budgétaires,  soit  sur  le  produit  de  souscriptions  ou  de  dons 
de  riches  sujets  de  l'Empire,  s'achevaient  dans  différents 
chantiers  nationaux  ou  étrangers,  et  les  premiers  sous-marins 
russes,  au  nombre  d'une  douzaine,  mais  très  petits  —  type 
Bubnow  Holland  ou  Lake  —  se  terminaient  rapidement  ou 
commençaient  leurs  essais. 

Quatre  cuirassés,  dont  deux  seulement  achevés,  c'était  peu 
pour  résister  à  la  flotte  allemande, 

La  Douma  ne  consentait  des  crédits  que  de  mauvaise  grâce, 
et  leur  assignait  une  destination  spéciale  :  l'amiral  Dikofî  ayant 
préparé,  dès  1907,  un  projet  de  cuirassés  de  22  000  tonnes  et 
21  nœuds,  demanda  la  mise  en  chantiers  de  quatre  d'entre 
eux  en  1909.  Chacun  devait  coûter  58  millions.  Mais,  comme 


LA     RÉSURRECTION     DE     LA     MARINE     RUSSE  835 

la  Douma  prétendait  les  faire  construire  en  Russie,  on  ne  pou- 
vait prévoir  leur  achèvement  avant  1915.  Le  coût  de  la  cons- 
truction de  ces  cuirassés,  joint  à  celui  de  grands  torpilleurs, 
au  montant  des  dépenses  nécessitées  par  la  réorganisation  des 
bases  de  la  Baltique,  devait  entraîner  une  dépense  annuelle  de 
127  millions  de  francs  pendant  quatre  ans. 

Un  autre  projet,  plus  important  encore,  était  un  pro- 
gramme complet  de  reconstitution  de  la  flotte,  en  dix  années; 
la  dépense  totale  devait  être  de  5  milliards  200  millions.  Une . 
somme  de  217  500  000  francs  devait  être  engagée  en  1909  ; 
les  dépenses  atteindraient  625  millions  en  1914,  elles  tombe- 
raient à  170  millions  en  1918. 

Ce  programme  devait  mettre  la  Russie  en  état  de  lutter  à 
coups  de  grands  cuirassés  avec  la  flotte  germanique  ;  car  lé 
dreadnought,  réalisé  en  1906,  qui  déclassait  tous  les  cuirassés 
antérieurs,  fournissait  un  excellent  point  de  départ  à  cette 
rivalité  navale. 

La  Douma  goûta  peu  ces  propositions  qu'elle  estimait  rui- 
neuses et  d'une  efficacité  trop  lointaine.  Elle  comptait  parmi 
ses  membres  des  partisans  des  doctrines  de  l'amiral  Aube  et 
des  admirateurs  de  Semenoff.  Elle  adopta  leurs  idées.  Ils 
soutenaient  que  la  Russie  n'avait  nul  besoin  de  la  maîtrise 
de  la  Baltique.  Pour  défendre  les  approches  de  la  capitale, 
des  sous-marins,  des  torpilleurs  en  grand  nombre,  soutenus 
par  des  croiseurs  rapides,  appuyés  sur  une  base  bien  choisie, 
aux  îles  d'Aaland,  ou  dans  le  golfe  Finlande,  sufliraient  par- 
faitement. 

Sur  les  rapports  de  MM.  Slavitch  et  Sveguinefï,  elle 
vota  un  crédit  d'environ  30  millions  de  francs,  à  répartir  sur 
les  exercices  1909  et  1910  avec  affectation  spéciale  à  la 
construction  de  bâtiments  de  flottille  pour  la  défense  des  côtes 
de  la  Baltique  ;  mais  elle  refusa,  toujours  sur  les  conclusions 
des  deux  rapporteurs  de  la  commission  du  budget,  un  crédit 
de  3  400  000  roubles  qui  devait  amorcer  la  construction  des 
quatre  grands  cuirassés,  ramena  le  budget  ordinaire  à 
81  068  266  roubles,  et  réduisit  à  4  millions  de  roubles  le 
budget  naval  extraordinaire  proposé  par  le  gouvernement. 
Il  fallut  l'intervention  personnelle  du  tsar  et  l'avis  conforme 
du  Conseil  de  l'Empire  pour  mettre  à  la  disposition  du  ministre 


836  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  sommes  indispensables  à  l'achèvement  des  cuirassés  com- 
mencés, et  à  la  mise  en  chantiers  des  quatre  fameux  dread- 
noughts. 

Ceux-ci  ne  furent  mis  sur  cales  qu'en  juin  1909.  Les  innom- 
brables conseils  n'étaient  pas  d'accord.  La  Douma  se  montrait 
toujours  récalcitrante.  Le  centre  de  l'assemblée,  influencé  par 
les  écrits  de  Semenofï,  estimait  que  les  défaites  de  la  flotte 
en  Extrême  Orient  étaient  dues  à  l'organisation  plus  que 
défectueuse  de  la  marine  et  exigeait  des  réformes  profondes. 
L'amiral  Dikofï  s'y  refusait  énergiquement  ;  son  désaccord 
avec  la  Douma  s' accentuant,  il  offrit  sa  démission  en  jan- 
vier 1909. 

L'amiral  Wœdowsky  lui  succéda.  Chef  militaire  et  entraî- 
neur d'hommes  avant  tout,  mais  médiocre  tacticien  parle- 
mentaire, le  nouveau  ministre  ne  tarda  pas  à  se  trouver  en  con- 
flit avec  l'assemblée.  Celle-ci  réclamait  ses  réformes,  et  venait 
d'émettre  un  vœu  à  l'Empereur  tendant  à  faire  instituer, 
pour  la  Marine,  une  commission  d'enquête  sénatoriale,  ana- 
logue à  celle  qui  fonctionnait  à  la  Guerre.  Ses  demandes 
étaient  soutenues  par  une  campagne  de  presse,  notamment 
par  une  série  d'articles  violents  et  précis  que  le  Novoïe 
Wremya  publiait  sous  la  signature  de  «  Brutus  ».  La  commis- 
sion d'enquête  fut  bien  constituée,  sous  la  présidence  du 
contre-amiral  Grammatchikow,  mais  après  quelques  séances, 
ce  président  fut  expédié,  à  l'improviste,  à  l'autre  bout  de 
l'Empire,  à  Vladivostock. 

A  la  suite  de  ce  fait  et  d'autres  semblables,  les  rapports  se 
tendirent  à  ce  point  entre  la  Douma  et  l'amiral  Wœdowsky, 
que  celui-ci  dut  renoncer  à  présenter  son  budget  lui-même 
devant  l'assemblée,  et  chargea  de  ce  soin  l'amiral  Grigoro- 
witsch,  qui  portait  le  titre  de  vice-ministre. 

L'amiral  Grigorowitsch  était  fm  et  tenace.  Il  réalisa  ce  tour 
de  force  de  faire  voter  par  la  Douma,  malgré  l'avis  contraire 
de  la  commission  du  budget,  les  crédits  des  quatre  dread- 
noughts,  commencés  depuis  deux  années  déjà,  crédits  repoussés 
à  trois  reprises  par  le  Parlement  1  La  mise  sur  cales  officielle 
des  Gangout  peut  donc  être  datée  de  juin  1911.  —  Ainsi  von 
Tirpitz  avait  enlevé  au  Reichstag,  en  1897,  le  premier  pro- 
gramme naval  allemand,  la  loi  du  «  Sexennat  »,  sur  laquelle 


If  LA    RÉSURRECTION     DE    LA     MARINE    RUSSE  837 

son  prédécesseur,   l'amiral    von    HoUmann,    avait    été    ren- 
versé. 

Pour  obtenir  ce  résultat  inespéré,  l'amiral  Grigorowitsch 
avait  dû  faire  des  concessions  et  promettre  à  l'assemblée  les 
réformes  qu'elle  exigeait.  Il  en  était  d'ailleurs  lui-même  par- 
tisan :  il  avait  assez  souffert  de  l'organisme  si  justement  cri- 
tiqué, lorsque,  contre-amiral,  il  commandait  en  second  les 
forces  navales  de  Port-Arthur  sous  les  ordres  de  Makharow. 
L'amiral  Wœdowsky  ayant  démissionné,  l'amiral  Grigoro- 
witsch reçut  le  portefeuille  de  la  Marine  et  tint  toutes  ses 
promesses. 

Il  profita  aussi  de  son  action  sur  la  Douma  pour  reprendre 
le  programme  Dikoff  en  l'amplifiant  encore,  du  côté  de  la 
mer  Noire.  La  Turquie  ayant  acheté  en  1910  les  cuirassés 
allemands  Friedrich-Wilhelm  et  Weissenburg,  et  commandé 
un  ou  deux  dreadnoughts  aux  chantiers  anglais  en  1911  ^,  le 
nouveau  ministre  fit  mettre  sur  cales  à  Nikolaïefî,  en  grande 
pompe,  le  29  octobre  de  cette  même  année,  le  premier  dread- 
nought  russe  de  la  mer  Noire,  V Impératrice  Marie,  suivi  bien- 
tôt de  la  Catherine  II  et  de  Y  Alexandre  III,  bâtiments  iden- 
tiques. 

Il  obtint  ensuite  de  la  Douma,  le  19  juin  1912,  le  vote  d'un 
programme  à  longue  échéance,  qui  devait  se  terminer  en  1930 
et  donner  à  la  Russie  les  forces  navales  suivantes  : 

lo  Flotte  de  la  Baltique.  —  Trois  escadres,  dont  deux  actives 
et  une  de  réserve,  chaque  escadre  étant  ainsi  constituée  : 
2  divisions  (brigades)  de  4  cuirassés  chacune; 

1  division  (brigade)  de  4  croiseurs-cuirassés; 

2  divisions  (brigades)  de  4  éclaireurs  chacune; 
4  divisions  de  9  torpilleurs  chacune; 

1  division  de  12  sous-marins. 

Au  total,  24  cuirassés,  12  croiseurs-cuirassés,  24  éclaireurs, 
108  torpilleurs  et  36  sous-marins  ;  à  ce  total  devaient  s'ajouter 
des  transports-ravitailleurs,  des  mouilleurs  de  mines,  des 
transports-ateliers,  hôpitaux,  etc.. 

2o  Flotte  de  la  mer  Noire. —  Ici  aucune  précision  ni  limitation. 

1.  Le  Resbah  V,  type  Orion,  qui,  réquisitionné  en  août  1914  par  l'Amirauté 
britannique,  s'appelle  aujourd'hui  Erin. 


838  LA     REVUE     DE    PAKIS 

Le  programme  se  bornait  à  déclarer  que  la  flotte  russe  devait 
être  une  fois  et  demie  supérieure  à  la  combinaison  des  flottes 
des  trois  puissances  riveraines  de  cette  mer,  la  Turquie,  ht 
Bulgarie,  la  Roumanie. 

3^  Sibérie.  —  Cette  flotte,  réduite  à  une  simple  flottille,  était 
ainsi  prévue  :  2  [divisions  de  9  torpilleurs  d'escadre  chacune, 
4  divisions  de  3  sous-marins,  3  gardes-côtes  de  type  spécial, 
et  2  croiseurs  légers. 

Le  programme,  en  fait  de  cuirassés,  n'admettait  que  les 
dreadnoughts,  c'est-à-dire  les  quatre  Gangoul.  Il  appelait 
croiseurs-cuirassés  la  catégorie  de  bâtiments  dénommés  par 
les  autres  marines  cuirassés  rapides,  et  l'inaugurait  par  les 
quatre  Kinhurn  de  32  000  tonnes  et  28  nœuds,  mis  sur  cales 
en  1913,  de  sorte  que  pour  la  Baltique  seule,  il  fallait  cons- 
truire 32  dreadnoughts  et  croiseurs  de  bataille.  La  limite  d'âge 
des  cuirassés  devait  être  fixée  à  vingt-deux  ans,  celle  des  croi- 
seurs légers  à  dix-huit,  des  torpilleurs  à  dix-sept,  des  sous- 
marins  à  quatorze  ans. 

Toute  la  flotte  devait  être  construite  en  Russie.  Ce  plan 
grandiose  était  si  coûteux  (plus  de  ,6  milliards  |en  douze  [ans) 
que  ses  auteurs  eux-mêmes  se  décidèrent  à  le  décomposer 
en  tranches. 

La  première  tranche   «   ou  petit   programme   »   votée   le 

7  juillet  1913,  devait  s'étendre  de  1913  à  1917  et  comprendre 
pour  la  Baltique,  8  cuirassés,  dont  les  4  Gangoul  déjà  lancés, 

8  croiseurs-cuirassés,  dont  les  4  Kinhurn,  déjà  mis  sur  cales 
en  1912  (Borodino,  Navarine,  Ismaïl  et  Kinhurn),  8  croiseurs 
légers,  dont  4  pour  la  Baltique,  2  pour  la  vSibérie  et  2  pour  la 
mer  Noire  ;  36  grands  torpilleurs  pour  la  Baltique,  18  sous- 
marins,  dont  12  pour  la  Baltique  et  6  pour  la  Sibérie. 

Ce  plan,  qui  devait  coûter  2  milliards,  était  en  cours  d'exé- 
cution quand  éclata  la  guerre.  Peut-être  ne  fut-il  pas  étran- 
ger à  la  résolution  du  gouvernement  allemand  qui  l'a  préci- 
pitée. Les  créateurs  de  la  flotte  germanique  ne  pouvaient 
voir  sans  appréhension  se  développer  cette  puissante  marine 
russe. 

L'ère  des  dreadnoughts  touchait  à  son  apogée.  Or  Un 
dreadnoughts  russes  étaient,  unité  pour  unité,  beaucoup  plus 
puissamment  armés  et  beaucoup  plus  rapides  que  les  cuirassés 


LA     RÉSURRECTION     DE     LA     MARINE     RUSSE  839 

de  ligne  et  les  croiseurs  de  bataille  allemands  commencés  en 
même  temps  qu'eux.  La  Russie  allait  droit  au  cuirassé  maxi- 
mum. Guillaume  essaya  de  parer  la  menace,  en  disant  à  l'ami- 
ral Grigorowitsch,  au  cours  d'une  de  ses  nombreuses  entrevues 
avec  le  tsar  (juillet  1912)  :  «  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas 
commander  des  navires  aux  chantiers  allemands?  Voyez  le 
croiseur-cuirassé  Moltke  :  ils  peuvent  vous  construire,  en  peu 
de  temps,  six  navires  d'un  type  analogue.  )> 

La  Douma  voulait,  avec  raison,  faire  construire  la  flotte  de 
guerre  en  Russie,  avec  des  matériaux  russes.  Elle  favorisait 
ainsi  le  développement  de  l'industrie  nationale,  ce  qui  a 
permis  dans  le  conflit  actuel  de  reta^^derla  crise  des  munitions, 
et  ce  qui  laissait  à  l'État  russe  la  libre  disposition  de  ses 
navires  en  cas  de  guerre. 

Les  six  Mollke  que  Guillaume  II  offrait  de  faire  cons- 
truire par  les  chantiers  allemands,  réquisitionnés  par  le  Reicks 
Marine  Ami,  seraient  allés  grossir  la  flotte  allemande,  et  tire- 
raient aujourd'hui  sur  les  bâtiments  et  les  ports  de  nos  alliés, 
avec  des  canons  payés  par  la  Russie  ! 

En  voici  la  preuve.  Pour  avoir  le  modèle  des  petits  croiseurs 
allemands  que  l'on  vantait  un  peu  partout,  l'amiral  Grigo- 
rowitsch en  avait  commandé  deux,  en  octobre  1912,  aux 
chantiers  allemands  Schichau,  à  Elbing,  le  Nemelski  et  le 
Murawiew-Amurski.  Ils  sont  allés  remplacer  dans  la  flotte 
du  kaiser  leurs  nombreux  congénères  détruits  par  la  flotte 
russe  de  la  Baltique. 


Si  l'amiral  Grigorowitsch  peut  s'enorgueiflir  d'avoir  accom- 
pli les  réformes  les  plus  radicales  et  les  plus  profondes,  il  con- 
vient de  ne  pas  négliger  les  tentatives  plus  ou  moins  heu- 
reuses de  ses  devanciers. 

Ils  s'efforcèrent,  comme  nous  l'avons  vu,  de  terminer  au 
plus  tôt  les  bâtiments  mis  sur  cale  pendant  la  guerre,  et  de 
réparer  les  «  rescapés  ».  Ils  ne  se  désintéressèrent  ni  du  per- 
sonnel,'ni  des  ports. 

Ainsi  l'amiral  Dikoff  essaya  de  tirer  des  jeunes  gardes- 
marine    nobles,    des  ingénieurs-constructeurs,   et  même  des 


840  LA     REVUE     DE    PARIS 

ofliciers  mécaniciens;  il  établit  le  grade  de  capitaine-lieute- 
nant (lieutenant  de  vaisseau  commandant);  il  régla  les  condi- 
tions de  l'avancement  (il  se  fit  à  raison  de  :  trois  quarts  à 
l'ancienneté,  un  quart  au  choix,  et  seulement  pour  les  offi- 
ciers inscrits  sur  une  liste  dite  de  «  capacité  »)  ;  il  abaissa  les 
limites  d'âge  à  quarante-sept  ans  pour  les  officiers  subalternes, 
cinquante  et  un  ans  pour  les  capitaines  de  deuxième  rang 
(capitaine  de  frégate),  cinquante-cinq  ans  pour  les  capitaines 
de  vaisseau,  soixante  ans  pour  les  contre-amiraux.  Les  officiers 
restés  trois  ans  à  terre  sans  embarquer  devaient  être  versés 
dans  le  cadre  de  résidence  fixe  pendant  deux  ans,  puis  congé- 
diés. Ainsi,  à  la  fin  de  1908,  cent  dix-sept  officiers  supérieurs 
ou  généraux  furent  mis  à  la  retraite  ou  congédiés,  et,  parmi 
ceux-ci,  dix-sept  amiraux,  dontles  amiraux  Starck  etWirénius, 
qui  avaient  commandé  des  escadres  pendant  la  dernière 
guerre. 

Dès  1908,  une  première  division  des  écoles  navigantes  était 
créée  :  elle  comprenait,  avec  le  croiseur  Aiirora,  les  vieilles 
frégates  ou  corvettes  Minin,  Rijdna,  Vfcrnij  et  Voin.  Ces  bâti- 
ments passaient  trois  mois  en  armement  et  neuf  autres  en 
réserve  ;  au  milieu  de  1910  on  se  préoccupait  de  réorganiser  le 
haut  commandement  en  reconstituant  l'école  supérieure  de 
marine  (section  de  l'École  Nicolas).  Les  officiers  subalternes 
n'ayant  pas  subi  deux  échecs  aux  examens  de  spécialité 
étaient  admis  à  concourir  pour  la  nouvelle  école. 

En  même  temps,  on  ouvrait,  à  Cronstadt,  une  autre  école 
pour  jeunes  gens  de  seize  à  dix-huit  ans,  qui,  après  six  mois 
d'instruction  militaire  à  terre,  étaient  embarqués  pendant  un 
an  sur  un  bâtiment,  et,  une  fois  matelots  de  deuxième  classe, 
envoyés  aux  écoles  de  spécialités,  d'où  ils  devaient  sortir  sous- 
officiers.  Ainsi  l'on  préparait  le  cadre  de  maistrance  de  la 
future  marine. 

L'amiral  Grigorowitsch,  devenu  ministre,  compléta  ces 
mesures  par  la  loi  du  23  juin  1912,  sur  le  recrutement  des 
équipages,  et  le  décret  du  11  avril  1913  sur  l'organisation  du 
corps  des  officiers. 

Avant  la  loi  de  1912,  les  marins  de  la  flotte  russe  prove- 
naient du  recrutement  général.  Les  bureaux  de  recrutement 
les  choisissaient  parmi  les  conscrits  les  plus  aptes  au  service 


LA     RÉSURRECTION    DE     LA     MARINE     RUSSE  841 

à  la  mer  de  toutes  les  provinces.  Ceux-ci,  bien  entendu, 
étaient  toujours  en  nombre  insuffisant.  La  nouvelle  loi  a  eu 
])0ur  objet  de  substituer  des  règles  précises  à  l'arbitraire  des 
bureaux,  et  d'imposer  le  contingent  demandé  par  la  marine. 
Les  hommes  destinés  au  service  de  la  marine  sont  désor- 
mais choisis  parmi  les  jeunes  gens  de  vingt  ans  que  le  tirage 
au  sort  a  désignés,  et  qui  appartiennent  aux  professions  sui- 
vantes :  d'abord,  les  timoniers  et  mécaniciens,  brevetés  de  la 
marine  du  commerce,  jeunes  gens  ayant  suivi  les  cours  des 
écoles  de  pilotage,  de  timonerie,  des  mécaniciens  de  la  marine 
marchande;  puis,  ceux  qui,  n'ayant  pas  de  brevet,  ont  con- 
duit, en  fait,  des  machines  marines  ;  —  ensuite,  les  matelots, 
chauffeurs  et,  en  général,  les  marins  navigants  ni  brevetés,  ni 
instruits  ;  —  en  troisième  lieu,  les  ouvriers  de  certaines  pro- 
fessions, tels  que  monteurs,  ajusteurs,  charpentiers,  mais  après 
avoir  donné  satisfaction  aux  besoins  de  l'armée  ;  —  enfin,  à 
titre  de  complément,  des  conscrits  quelconques,  pris  parmi 
les  habitants  du  littoral  ou  des  bords  des  rivières  navigables. 
Cette  loi  se  rapproche  de  celle  qui  régit  le  recrutement  de 
la  marine  allemande.  La  durée  normale  du  service  est  toutefois 
de  cinq  ans  au  lieu  de  trois.  Les  hommes  des  professions 
maritimes  et  fluviales  passent,  en  outre,  dix  ans  dans  la 
réserve  de  l'armée  de  mer.  Ce  nouveau  recrutement  a  donné 
à  la  marine  russe  50  000  hommes  pour  le  service  actif,  en  1914. 

Le  décret  du  11  avril  1913,  relatif  au  corps  des  officiers,  a 
de  nouveau  réglé  leur  admission,  leur  avancement,  leur 
congédiement.  Un  autre  décret,  de  même  date,  a  donné  aux 
officiers  mécaniciens  les  mêmes  appellations  qu'aux  officiers 
de  vaisseau,  au-dessous  du  grade  de  capitaine  de  l^r  rang. 
Au-dessus  de  ce  grade,  les  officiers  mécaniciens  sont  appelés 
général-major  (contre-amiral)  général-lieutenant  (vice-ami- 
ral) et  général  (amiral).  Ce  titre  est  précédé  de  la  désignation 
((  ingénieur-mécanicien  ». 

Cet  ensemble  de  dispositions  a  produit  de  bons  résultats. 
Lors  de  la  visite  à  Brest  de  l'escadre  russe  de  la  Baltique,  en 
septembre  1913,  on  a  constaté  que  les  équipages  étaient  au 
complet,  ainsi  que  les  états-majors.  Les  grands  cuirassés  type 
Pavel  I'^^  comptaient  trente  officiers,  plus  les  aspirants.  Ces 
officiers  étaient  jeunes  :  le  second  du  Pauel  I^^,  un  capitaine 


84  2  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  frégate,  n'était  âgé  que  de  trente-quatre  ans.  Les  enseignes 
de  vaisseau  passaient  à  vingt-trois  ans  lieutenants  de  vaisseau, 
et  cessaient  alors  de  faire  le  quart.  La  discipline,  redevenu^ 
très  militaire,  paraissait  à  nos  officiers  un  peu  rigoureuse, 
et  il  en  résulta  de  nombreuses  désertions  (150  à  Brest,  120  en 
Angleterre)  ^  IVIais  beaucoup  de  déserteurs,  simples  «  tireurs 
de  bordée  »,  firent  leur  soumission,  sur  fassurance  qu'ils  ne 
seraient  pas  punis. 

Ce  rajeunissement  des  cadres,  fait  en  1908  dans  l'état-major 
de  la  flotte,  a  eu  les  conséquences  les  plus  heureuses.  Il  a 
rapidement  porté  aux  sommets  de  la  hiérarchie  des  officiers 
qui  avaient  fait  la  guerre  contre  le  Japon,  et,  parmi  eux, 
outre  l'amiral  Grigorowitsch  lui-même,  en  1911,  les  amiraux 
von  Essen,  Eberhardt  et  von  Reitzenstein  ;  les  vice-amiraux 
prince  de  Lieven,  Setzenko,  von  Fersen,  Nitviski,  etc.. 

L'amiral  von  Essen  a  commandé  l'escadre  de  la  Baltique 
pendant  les  huit  premiers  mois  de  la  guerre  ;  la  mort  est  venue 
l'arracher  à  la  tâche  qu'il  avait  si  bien  commencée.  Savant, 
obstiné,  taciturne,  von  Essen  s'était  distingué  en  qualité  dt- 
commandant  du  Novick  à  Port-Arthur,  aux  beaux  jours  de 
Makharow.  Ce  fut  lui  qui,  à  la  fin  de  février  1904,  conduisit  son 
petit  croiseur,  «  ce  joujou  de  croiseur  »,  ayant  l'amiral  à 
bord,  au  secours  d'un  torpilleur  russe  malheureusement  engagé 
contre  plusieurs  navires  légers  japonais.  Nommé  ensuite  au 
commandement  du  Sevaslopol,  von  Essen  soutint  avec  succès 
un  nombre  considérable  d'attaques  de  torpilleurs.  Placé  à  la 
tête  de  la  première  force  navale  de  l'Empire  depuis  huit 
années,  l'amiral  Essen  (comme  on  l'appelle  depuis  la  guerre, 
en  omettant  la  particule  germanique  de  son  nom)  encourut 
la  haine  implacable  de  Guillaume  II,  par  son  énergie  à  pré 
parer  la  lutte  actuelle  :  il  proclamait  la  nécessité  de  couvrir 
Pétersbourg  contre  une  attaque  allemande  ;  il  ne  cessait  de 
répéter  que  la  guerre  européenne  était  imminente,  alors  que 
certains  hauts  personnages  riaient  de  ses  prédictions.  Essen 
est  mort  à  son  poste,  tué  par  l'excès  de  travail.  La  censure 
n'a  pas  cru  devoir  révéler  encore  le  nom  de  son  successeur. 

Moins  loup  de  mer,  plus  accessible,  était  le  prince  de  Liéven, 

1.    Yacht  du   18   octobre  1913,  p.  64. 


LA     RESURRECTION     DE    LA     MARINE     RUSSE  84  3 

choisi  par  l'amiral  Grigorowitsch  comme  chef  d'état-major 
général.  Ancien  commandant  de  la  Diana  pendant  le  siège  de 
Port-Arthur,  le  prince  de  Liéven  fut  hautement  apprécié  de 
Semenoff,  qui  servait  sous  ses  ordres  en  qualité  d'officier  eu 
second.  Après  avoir  préparé  la  guerre  pendant  trois  années, 
le  vice-amiral  de  Liéven  couronna  son  œuvre,  en  septem- 
bre 1913,  par  les  conférences  qu'il  eut  à  Paris  avec  le  ministre 
et  le  chef  d'état-major  général  de  la  marine  française.  Mais 
surmené,  atteint  d'une  grave  maladie  de  cœur,  il  mourut  le 
7  mars  1914.  Le  vice-amiral  Setzenko  l'a  remplacé. 

L'escadre  de  la  mer  Noire  est  également  placée  sous  la 
direction  d'un  ancien  commandant  de  bâtiment  de  la  dernière 
guerre  ;  l'amiral  Eberhardt,  en  efîet,  a  commandé  le  Cesare- 
iviisch,  qui  ne  cessa  de  se  distinguer  en  toutes  circonstances. 

Non  seulement  les  amiraux  Essen  et  Eberhai'dt  ont  eu  sous 
leur  autorité  les  escadres  de  la  Baltique  et  de  la  mer  Noire, 
mais  encore  on  a  placé  sous  leurs  ordres  les  bases  navales  qui 
leur  servent  de  'point  d'appui.  Cette  mesure  a  permis  d'éviter 
les  lenteurs  administratives  si  préjudiciables  qu'on  avait  pu 
constater  pendant  la  guerre  avec  le  Japon. 

* 

La  réorganisation  des  ports  et  celle  des  chantiers  privés  a 
vivement  préoccupé  les  ministres  russes.  Dans  la  Baltique,  le 
port  de  Liban  était  beaucoup  trop  près  de  l'Allemagne  :  il 
manquait,  du  reste,  de  profondeur  pour  les  nouveaux  cuirassés. 
Dans  la  mer  Noire,  Sébastopol  ne  pouvait  suffire  aux  cons- 
tructions neuves.  Les  chantiers  privés  de  la  Baltique,  des  îles 
Galernii,  Newski,  les  usines  d'artillerie  Oboukoiï,  les  forges 
gouvernementales  d'Izhora  ne  pouvaient  répondre  aux  besoins 
de  la  nouvelle  flotte.  Or,  la  Douma  exigeait  que  celle-ci  fût 
construite  en  Russie,  avec  des  matériaux  russes. 

La  nécessité  la  plus  urgente  était  le  choix  d'un  port  sur  la 
Baltique.  Faute  de  mieux  on  décida  de  reprendre  Revel,  qui 
devait  être  armé  de  70  canons,  dont  20  de  30  cm.  5  en  tourelles 
cuirassées.  Les  travaux  commencèrent  en  1910.  Deux  bassins 
de  radoub  de  250  mètres  de  long  et  des  quais  pour  cuirassés 
de  30  000  tonnes  ;  un  port  spécial  pour  torpilleurs  et  sous- 
marins,  des  dépôts  de  charbon,  de  pétrole  et  de  munitions  ; 


844  LA     REVUE     DE    PARIS 

des  magasins  d'objets  et  de  matières  de  rechange,  des  ateliers 
de  réparation  y  furent  commencés  en  1913.  En  même  temps, 
des  usines  privées  s'installaient  aux  environs,  poussant  fié- 
vreusement leurs  travaux  :  le  Creusot,  l'usine  Becker  (Nor- 
mand, du  Havre),  la  Société  Nobel,  les  usines  Hesner.  De 
grandes  cales  de  constructions  pour  cuirassés,  torpilleurs,  sous- 
marins  même,  s'élevaient  rapidement  dans  la  concession  du 
Creusot,  qui  recevait,  pour  ses  débuts,  la  commande  de 
croiseurs-cuirassés  légers  de  158  mètres,  6  728  tonnes  et 
29  nœuds  1/2,  armés  de  13  canons  de  13  cm.,  et  de  torpil- 
leurs de  1  260  tonnes,  98  mètres  et  35  nœuds  porteurs  de 
2  canons  de  102  mm.,  de  4  tubes  lance-torpilles,  et  de 
mitrailleuses.  Rien  que  pour  l'arsenal  impérial,  une  somme 
de  107  millions  de  francs  devait  être  dépensée. 

Après  avoir  essayé  de  réorganiser  les  sociétés  privées  uni- 
quement au  moyen  de  capitaux  russes,  il  fallut  se  résigner  à 
les  faire  aider  par  des  firmes  étrangères.  Le  Creusot  devint  le 
tuteur  de  la  Société  russe  de  Reval,  et  Normand  celui  de 
Lange  et  Becker.  En  outre,  l'usine  Poutiloiï,  qui  fabrique  des 
blindages  et  des  pièces  de  machines,  fit  alliance  avec  Blohm 
et  Voss  de  Hambourg,  la  Société  Ziese  avec  Schichau  d'Elbing; 
la  maison  anglaise  Vickers  eut,  pour  sa  part,  les  chantiers  de 
la  Baltique,  ainsi  que  les  Forges  et  Chantiers  de  Nikolaïefï, 
sur  la  mer  Noire.  L'autre  firme  de  Nikolaïeff,  la  Société 
russe  de  constructions,  échut  à  une  autre  maison  anglaise, 
John  Brown  de  Clydebank.  Bien  en  a  pris  au  gouvernement 
russe  d'avoir  fait  aux  maisons  allemandes  une  part  relative- 
ment mince,  et  d'avoir  conservé,  en  les  réorganisant,  les  usines 
Oboukolï,  qui  fabriquaient  l'artillerie.  Toutefois,  aucun  éta- 
blissement de  Russie  n'était  en  état  de  produire  de  bonnes 
chaudières  marines,  à  la  fin  de  1913. 

Au  cours  du  premier  trimestre  de  1914,  la  Douma  votait 
encore  27  millions  pour  la  reconstitution  des  bases  navales, 
et  196  millions  et  demi  de  francs  pour  la  construction  des 
navires  de  guerre  et  des  bâtiments  de  servitude. 

* 
*  * 

Ainsi  se  préparait  la  flotte  russe.  Mais  il  ne  suffit  pas  de 
posséder  des  vaisseaux,  des  ports,  et  des  hommes  pour  consti- 


LA     RESURRECTION     DE     LA    MARINE     RUSSE  845 

tuer  une  force  navale.  Il  faut  adapter  le  personnel  au  matériel, 
de  manière  à  former  un  tout  solidaire,  une  division,  une 
escadre,  une  armée  navale. 

On  n'y  parvient  qu'en  faisant  naviguer  ensemble  les  unités 
destinées  à  combattre  ensemble,  en  les  entraînant  à  de  nom- 
breux exercices  tactiques,  et  à  des  tirs  variés.  Il  n'y  faut 
ménager  ni  le  charbon,  ni  les  munitions.  Bien  que  les  eaux  de 
la  Baltique  soient  couverte^  de  glaces  pendant  cinq  à  sept 
mois  de  l'année,  dès  1907,  on  y  constitua  sous  les  ordres  de 
l'amiral  Roussine,  une  division  formée  des  cuirassés  Slava, 
César ewitsch  et  du  croiseur  Bogalijr;  elle  visitait  Portsmouth 
le  24  mars. 

A  la  fui  de  cette  même  année,  quelques  vétérans  de  la 
guerre  ayant  achevé  leurs  réparations,  et  un  ou  deux  croi- 
seurs neufs  venant  d'entrer  en  service,  une  nouvelle  classifi- 
cation des  navires,  à  peu  près  conforme  à  la  nôtre  était 
adoptée.  On  les  constituait,  en  outre,  en  floUe  active,  compre- 
nant les  cuirassés  et  croiseurs  achevés  depuis  moins  de  dix 
ans. 

Ils  recevaient  des  états-majors  et  des  équipages  complets 
ou  peu  s'en  faut,  on  formait  une  première  réserve,  avec  les 
grands  bâtiments  âgés  de  dix  à  vingt  ans,  ayant  les  deux 
tiers  de  leur  effectif,  et  mobilisables  en  quarante-huit  heures  ; 
enfin,  on  plaçait  en  seconde  réserve,  avec  de  simples  noyaux 
d'équipages,  égaux  au  tiers  de  l'effectif  régulier,  les  bâtiments 
les  plus  vieux  et  les  moins  puissants.  L'escadre  fut  fixée  à 
deux  brigades  (divisions)  de  quatre  cuirassés  chacune,  et 
l'amiral  Essen  en  reçut  le  commandement. 

L'entrée  en  service  des  croiseurs-cuirassés  Rourick,  Makha- 
roff,  Pallada  et  Bayane,  bientôt  suivie  de  celle  des  cuirassés 
Imper alor  Pavel  I^^'  et  Andreï  Pervozwanni  permit  d'améliorer 
cette  situation  dès  le  début  de  1912,  et  de  constituer,  dès  cette 
époque,  la  flotte  de  la  Baltique  et  sa  réserve,  telles,  ou  peu  s'en 
faut,  qu'elles  existaient  au  mois  d'août  de  l'an  dernier. 

A  cette  dernière  date,  elles  se  composaient  de  : 

1  croiseur-cuirassé  hors  formation,  Rourick,  pavillon  de 
l'amiral  Essen; 

1  brigade  de  cuirassés  :  Imperator  Pavel  /^r  (vice-amiral 
Fusen),  Andreï  Pervozwanni,  Slava,  Cesarewitsch; 


846  LA     REVUE     DE     PARIS 

1  brigade  de  croiseurs-cuirassés  :  Gromohoï  (contre-amiral 
Schultz)  Pallada,  Admirai  Makharow,  Bayane; 

1  division  de  réserve  :  croiseur-cuirassé  Rossia,  croiseurs 
Oleg,  Bogatijr,  Diana,  Aiirora,  et,  pour  ordre,  VAskotd,  détaché 
en  Extrême  Orient; 

2  flottilles  de  torpilleurs,  l'une  à  Liban  (contre-amiral 
Stone,  4  divisions,  36  torpilleurs),  l'autre  à  Helsingfors 
(contre-amiral Kurosh,  26  torpilleurs,   10  à  12  sous-marins). 

Les  cuirassés  devaient  passer,  normalement,  cinq  mois  en 
service,  sept  en  réserve  armée  ;  les  croiseurs  trois  mois  en 
escadre,  trois  mois  en  service  à  l'étranger,  six  mois  en 
réserve  armée.  L'escadre  de  réserve  et  les  flottilles  passaient 
six  mois  dans  chacune  de  ces  deux  positions  :  service  à  la 
mer  et  réserve  armée. 

La  flotte  de  la  mer  Noire,  avec  le  Suialou-Eustafi  (vice- 
amiral  Nowinsky),  Joan-Slatoiist,  Pantaleimohe,  le  croiseur 
Pamiat  Merkoiiria,  escortant  14  torpflleurs  et  6  sous-marins, 
a  pu  être  renforcée  par  une  division  de  réserve  presque  égale, 
composée  des  cuirassés  Rosiislaw,  Tri  Sviatilclia,  Siiiope,  du 
croiseur  rapide  Kagoul,  de  10  torpilleurs  et  6  sous-marins. 

Enfin,  le  dreadnought  Impératrice  Marie,  de  22  500  tonnes, 
21  nœuds  5,  12  canons  de  30,5  et  20  de  13  ayant  sa  coque 
entièrement  cuirassée  au-dessus  de  la  flottaison,  a  rejoint  en 
avril  la  flotte  de  la  mer  Noire.  Les  quatre  Gangout,  Poltawa, 
Sewaslopol,  Petropawlosk,  de  23  400  tonnes,  23  nœuds,  un  peu 
moins  puissamment  blindés  que  VImpératrice  Marie,  mais 
portant  le  même  armement,  ont  renforcé,  au  mois  d'août,  la 
flotte  de  la  Baltique  :  c'est  pourquoi  les  Allemands  ont  jugé 
nécessaire  d'envoyer  des  dreadnoughts  contre  Riga. 

* 

Nos  alliés  sont  devenus  bons  manœuvriers,  et  tirent  remar- 
quablement bien.  L'escadre  de  la  mer  Noire  l'a  prouvé,  dès 
le  18  novembre  1914.  Les  trois  vieux  cuirassés  de  sa  division 
active,  bateaux  de  13  000  tonnes,  16  nœuds,  armés  chacun 
suivant  la  vieille  formule  de  4  canons  de  30,5  et  de  12  à 
16  pièces  de  20,3  et  de  152,  rencontrèrent  une  division  ennemie 
composée  du  Gœben,  du  Breslau  et  de  VHamidieh.  Les  trois 


LA    RÉSURRECTION     DE     LA    MARINE    RUSSE  847 

bâtiments  avaient  une  grande  supériorité  de  vitesse,  puisque 
VHamidieh,  le  moins  rapide  d'entre  eux,  donne  23  nœuds;  le 
Gœben  porte  en  ses  cinq  tourelles  10  canons  de  28  centimètres 
modernes,  l'équivalent  de  l'armement  en  grosses  pièces  dis- 
persé sur  les  trois  unités  de  la  division  russe.  Celle-ci,  Eiislafi 
en  tête,  ouvrit  le  feu  à  8  000  mètres.  Atteint  de  quinze  pro- 
jectiles, le  Gœben  fut  mis  hors  de  combat  en  quelques  ins- 
tants. Sa  tourelle  de  retraite  fut  coincée,  une  de  ses  chemi- 
nées abattue  ;  atteint  sous  la  flottaison,  une  de  ses  machines 
fut  mise  en  avarie,  et  son  équipage  compta  126  tués  I  Le 
brouillard,  et  sa  vitesse  de  20  nœuds  avec  les  deux  machines 
qui  lui  restaient,  le  sauvèrent  seuls  d'une  perte  certaine. 
L'escadre  russe  avait  seulement  33  tués  et  25  blessés  sur 
l'ensemble  de  ses  bâtiments.  Aucun  de  ceux-ci  ne  présentait 
d'avarie  sérieuse. 

Lors  de  l'attaque  allemande  sur  Riga,  du  16  au  18  août,  on 
nous  a  montré  le  vieux  Slava  tenant  tête  à  lui  seul  à  plusieurs 
dreadnoughts  ennemis  en  défendant  l'entrée  d'une  passe,  la 
canonnière  Sivoutch,  le  grand  torpilleur  Nouick  luttant  chacun 
contre  toute  une  flottille. 

Quelles  sont  les  pertes  ennemies  en  grands  bâtiments  cui- 
rassés? Dans  la  Baltique,  le  Friedrich  Cari,  le  Wilhelm  der 
Grosse  sont  coulés  par  des  mines  au  début  de  la  guerre  et, 
plus  récemment,  le  Pommern  et  le  croiseur- dreadnought 
Moltke  le  sont  par  des  sous-marins  anglais.  En  outre,  un 
sous-marin  russe  anéantit  un  transport  allemand  chargé  de 
troupes  et  de  matériel.  Dans  la  mer  de  Marmara,  ce  sont 
également  des  sous-marins  anglais  qui  détruisent  deux  des 
quatre  cuirassés  turcs  ;  le  Mesudieh  et  le  Barbaross  Haïreddin 
(ex-Kurfûrst  Friedrich-Wilhelm).  En  préconisant  les  croiseurs 
légers,  les  flottilles  et  les  submersibles,  la  Douma  de  1908 
n'était  donc  pas  si  loin  de  la  vérité. 

OLIVIER     GUIHÉNEUC 


CHRISTINE  DE  SUÈDE 

'RÉTBNDANTK  AU  TRONE  DE  l'OF.OUNE 


La  Suède  a  plusieurs  fois  été  mêlée  à  l'histoire  orageuse 
de  la  Pologne.  Au  xvi^  siècle  les  Polonais  se  donnèrent  pour 
roi  un  prince  suédois  de  la  maison  de  Wasa,  Sigismond,  fils 
de  Jean  III  roi  de  Suède  et  de  Catherine  Jagellona,  princesse 
polonaise.  A  Sigismond  succédèrent  l'un  après  l'autre  ses  deux 
fils,  Ladislas  IV  et  Jean-Casimir.  Ces  précédents  déterminèrent 
la  fille  de  l'illustre  Gustave-Adolphe,  Christine,  arrière-petite- 
fille  de  Gustave  Wasa,  ex-reine  de  Suède,  à  poser  sa  candi- 
dature au  trône  de  Pologne  devenu  vacant  en  1668. 

Christine  de  Suède  n'est-elle  pas  de  toutes  les  grandes  figures 
féminines  de  l'histoire  la  plus  déconcertante?  De  son  vivant 
elle  paraissait  déjà  énigmatique  au  plus  haut  degré.  Son  abdi- 
cation volontaire,  sa  conversion  au  catholicisme,  son  amitié 
avec  la  cour  de  Rome,  ses  excentricités,  ses  voyages,  sa  répu- 
tation de  savante,  tout  chez  elle  excitait  la  curiosité  et  cette 
curiosité  s'accroissait  du  fait  que  la  reine  errante  était  origi- 
naire d'un  pays  quasi-fabuleux. 

Dans  la  seconde  moitié  du  xvii«  siècle,  la  Suède  semblait 
aussi  éloignée  que  la  Perse  et  les  Indes.  C'était,  croyait-on,  une 
contrée  peu  hospitahère.  Descartes,  invité  par  M.  Chanut, 
envoyé  de  France  à  Stockholm,  à  se  rendre  auprès  de  la  reine 
Christine,  amie  et  bienfaitrice  des  savants,  répondit  d'abord 
«  qu'un  homme  né  dans  les  jardins  de  Touraine  et  retiré  en 
Hollande  dans  une  terre  où  il  y  avait  moins  de  miel  à  la  vérité 


CHHISTINE     DE     SUÈDE  849 

mais  peut-être  plus  de  lait  que  dans  la  terre  promise  des 
Israélites  ne  pouvait  pas  aisément  se  résoudre  à  la  quitter 
pour  aller  vivre  au  pays  des  ours,  entre  des  rochers  et  des 
glaces.  « 

Il  ignorait  que  les  soldats  suédois  avaient  rapporté  de 
la  guerre  de  Trente  ans  un  riche  butin  et  le  goût  du  luxe, 
que  des  habitudes  de  dépense,  inconnues  du  temps  de  Gustave- 
Adolphe,  s'étaient  répandues  dans  la  nation,  qu'à  la  cour, 
assez  brillante,  tous  les  efforts  tendaient  à  imiter  les  choses  de 
France  et  que  la  reine  donnait  l'exemple  des  prodigalités.  Il 
fut  surpris,  en  arrivant  en  Suède,  d'y  trouver  une  nombreuse 
réunion  de  savants  anglais  et  hollandais  et  plus  de  vingt 
savants  français  qui  tiraient  des  pensions  de  la  reine;  en  outre, 
les  secrétaires  et  presque  tous  les  domestiques  de  Christine, 
ainsi  que  ceux  de  son  favori  Magnus  de  la  Gardie,  étaient 
français.  Mais  plus  encore  le  surprit  la  conversation  raffinée 
de  la  reine,  «  chose  plus  rare  au  Nord  que  les  éléphants  », 
dit  un  contemporain. 

Pourtant  la  renommée  de  Christine  s'était  depuis  quelques 
années  étendue  jusqu'en  France.  Le  23  février  1645, /«  Gazette 
de  France,  rendant  compte  du  couronnement  de  la  reine  de 
Suède,  écrivait  ;  - 

«  La  politique  a  des  raisons  et  des  expériences  qui  nous 
«  apprennent  que  la  mâle  vigueur  requise  au  gouvernement 
«  des  États  ne  dépend  pas  du  sexe.  La  belliqueuse  nation 
«  suédoise  entre  plusieurs  autres  nous  l'a  bien  appris  ;  selon 
«  les  lois  de  laquelle  la  reine  de  Suède,  demeurée  en  minorité 
«  depuis  la  mort  du  grand  Gustave,  son  père,  qui  s'ensevelit 
«  comme  un  autre  Samson  dans  les  ruines  de  ses  ennemis,  est 
«  appelée  par  son  âge  de  dix-huit  ans  à  prendre  elle-même 
«  les  rênes  de  son  État  de  la  main  des  régents  qui  en  avaient 
«  eu  l'administration  ;  la  cérémonie  s'en  fit  à  Stockholm 
«  le  8  décembre  1644  dans  la  grande  salle  royale  dédiée  aux 
«  magnificences  du  pays.  » 

L'année  suivante  Christine  envoyait  à  Paris  une  ambassade 
extraordinaire  dont  le  chef  était  le  comte  Magnus  de  la  Gardie, 
d'origine  française.  Ses  aïeux  possédaient  la  terre  de  la  Gardie, 
dans  le  Languedoc  ;  pendant  les  guerres  de  religion  une  branche 
de  la  famille  émigra  en  Suède.  Le  comte  Magnus,  dont  les  belles 

15  Ociolji-e  1915.  12 


Sr>{\  I. A    i;i;vfï:    ni':    i'akis 

manières  firent  sensation  en  France,  avait  complété  son  édu- 
cation à  Paris  et  à  Angers.  Sa  suite  comprenait  un  maréchal 
de  la  cour,  deux  chambellans,  quarante-deux  gentilshommes, 
huit  officiers  de  la  garde  royale,  quatre  pages,  quatre  trom- 
pettes et  une  nombreuse  domesticité.  Splendidement  reçu 
d'abord  à  Paris  où  il  habita  l'hôtel  de  Vendôme,  ensuite  à 
Fontainebleau,  il  commanda  pour  sa  reine  un  carrosse  chargé 
de  broderies  d'or  et  d'argent  dont  il  orna  la  promenade  de 
Fontainebleau.  Il  fit  traîner  ce  carrosse  par  six  chevaux 
richement  harnachés  et  le  fit  suivre  de  pages  habillés  d'une 
livrée  jaune  et  noire  garnie  de  passements  d'argent  ;  venait 
ensuite  le  comte  avec  une  grande  quantité  de  livrées  orange 
et  argent. 

«  Cette  cour  avec  la  nôtre,  écrit  madame  de  Motteville, 
rendait  la  promenade  tout  à  fait  agréable.  » 

Invité  au  bal  chez  la  reine-mère,  il  mena  danser  Mademoi- 
selle, raconte  l'austère  Gazette  de  France,  avec  une  disposition 
qui  fit  voir  que  toute  l'adresse  n'était  pas  en  France. 

Comme  il  parlait  de  sa  reine  en  termes  passionnés,  made- 
moiselle de  Scudéry  fit  de  lui,  sous  le  nom  de  Myrinthe,  un 
personnage  de  son  Grand  Cyrus.  Myrinthe  est  aimé  de  Cléobu- 
line,  qui  n'est  autre  que  Christine,  reine  des  Goths.  Dans  la 
Muse  historique  de  1652,  on  lit  au  sujet  du  «  très  beau  roman 
de  Cyrus  »  : 

C'est  là  que  cette  reine  illustre 

Paraît  avec  un  digne  lustre 

Et  qu'on  y  voit  en  mots  exprès 

Ses  sentiments  les  plus  secrets 

Et  sa  vertu  toute  divine 

Sous  le  nom  de  Cléobuline  '. 

Malheureusement,  l'aimable  comte  de  la  Gardie  se  vit 
pendant  son  ambassade  obligé  d'emprunter  de  l'argent  à 
l'État  français  et  à  un  riche  Suédois  nommé  Salvius,  établi  à 
Paris,  agent  diplomatique  clandestin  de  la  reine  de  Suède. 
Les  sommes  avancées  ne  furent  jamais  restituées  par  Christine 

1.  Magnus  de  la  Gardie  tomba  en  disgrâce  après  quelques  années  de  faveur. 
Un  jour,  à  la  table  royale,  il  se  trouva  mal  et  parut  à  toute  extrémité.  La  reine 
lui  dit  froidement  :  «  Adieu,  mon  cher  comte.  «  Ainsi  lui  fut  signifié  son  congé. 
(Holberg  :  Vies  comparées  de  quelques  femmes  illustres.) 


CIIUISTINE     DE     SUÈDE  851 

qui  plus  tard,  dans  sa  vie  nomade,  usa  largement  du  môme 
procédé. 

* 

*  * 

Une  des  particularités  de  cette  reine  du  Nord  était  son  aver- 
sion pour  le  mariage,  aversion  qu'elle  manifesta  dès  son  avène- 
ment, car  auparavant  elle  avait  paru  disposée  à  prendre  pour 
mari  son<!ousin  le  comte  palatin  Charles.  Il  avait  été  son  cama- 
rade de  jeux  pendant  les  années  d'enfance  vécues  chez  la  com- 
tesse palatine,  sœur  de  Gustave-Adolphe.  Une  intrigue  amou- 
reuse se  noua,  dont  quelques  lettres  conservées  en  Suède  font 
preuve.  Une  d'elles,  datée  du  5  juin  1644,  est  fort  éloquente  : 

«  Bien-aimé  cousin, 

«  Votre  missive  m'apprend  que  votre  tendresse  n'ose  se 
confier  au  papier.  Nous  pourrions  aisément  nous  écrire  si  vous 
m'envoyiez  une  clé  de  chiffres.  Les  lettres  seraient  adressées 
à  la  comtesse  Maria,  votre  sœur.  Nous  devons  observer  une 
grande  prudence,  mais  nous  triompherons  si  votre  amour 
est  fort,  comme  je  l'espère.  Celui  que  je  vous  porte  ne  peut 
être  vaincu  que  par  la  mort.  Quelques-uns  vous  conseilleront 
de  demander  ma  main  dès  à  présent,  mais  je  vous  conjure  par 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  de  prendre  patience  jusqu'à 
ce  que  je  sois  reine.  » 

Or  son  avènement  au  trône  eut  lieu  le  8  décembre  de  la 
même  année  ;  brusquement  ses  sentiments  parurent  changés. 
Elle  se  moqua  de  la  tournure  épaisse  du  cousin  porté  au  vin 
et  à  la  bonne  chère,  et  l'appela  «  le  petit  bourgmestre  ». 
Comme  il  faisait  allusion  à  la  promesse  de  mariage  échangée 
entre  eux,  elle  répondit  : 

—  Cette  promesse,  je  la  fis  dans  un  temps  où  je  n'avais 
pas  le  pouvoir  de  disposer  d'une  ferme,  encore  moins  de  ma 
personne,  aussi  je  la  tiens  pour  non  avenue. 

Une  autre  fois,  elle  lui  dit  : 

—  Si  jamais  je  me  marie  ce  sera  avec  vous  ;  mais  si  le 
mariage  ne  se  fait  pas,  je  vous  ferai  choisir  pour  mon  succes- 
seur. 

Elle  ne  manquait  pas  une  occasion  de  manifester  son  mépris 


8  52  l.A     REVUE     DE     PARIS 

du  mariage.  Holberg  raconte  qu'elle  tournait  en  ridicule  les 
femmes  enceintes  et  les  appelait  «  vaches  ^  » 

Après  la  paix  de  Westphalie,  elle  reçut  des  offres  de  mariage 
de  bien  des  pays  ;  elle  les  repoussa  toutes,  disant  à  ses  ministres 
qui  la  pressaient  de  donner  un  héritier  à  la  Suède  :  «  A  quoi 
bon?  je  pourrais  tout  aussi  bien  mettre  au  monde  un  Néron 
qu'un  Auguste.  »  Elle  ajoutait  qu'elle  avait  prié  Dieu  de  tour- 
ner son  esprit  vers  le  mariage,  mais  en  vain. 

Trois  ans  plus  tard,  le  bruit  de  ses  projets  d'abdication 
commença  à  courir.  Déjà  des  Suédois  qui  voyageaient  en 
Italie  entendaient  dire  que  la  reine  de  Suède  y  était  attendue 
l'année  suivante  -.  Le  résident  français  Piques  lui  porta  à 
cette  occasion  les  compliments  du  roi  de  France.  Elle  dit  à 
ce  diplomate  que  sa  résolution  n'était  pas  encore  inébranlable 
comme  l'était  celle  de  ne  pas  se  marier.  Elle  avait  une  telle 
horreur  du  mariage  qu'elle  préférait  la  mort  à  un  mari. 

Le  comte  palatin  parut  se  consoler  aisément  de  son  échec 
comme  prétendant  à  la  main  de  Christine.  Quand  elle  eut 
enfin  renoncé  au  trône  en  sa  faveur,  il  appela  son  ancienne 
fiancée  «  madame-mère  ».  Peu  de  temps  après  il  épousa  une 
fille  du  duc  de  Holstein-Gottorp.  Christine,  convaincue  de 
l'avoir  mis  au  désespoir,  écrivit  en  marge  d'un  mémoire  rédigé 
par  un  de  ses  secrétaires  : 

«  Dans  le  mariage,  le  roi  témoigna  de  la  plus  grande  mélan- 
colie du  monde  et  s'écria  :  «  Que  je  suis  malheureux  !  Je  suis 
«  roi  et  je  suis  marié  !  Christine  m'a  fait  roi,  mais  je  serai  mal- 
(  heureux  toute  ma  vie  puisqu'elle  me  refuse  la  gloire  de  la 
«  posséder.  » 

Elle-même  définissait  son  tempérament  :  «  violent,  enclin 
à  l'amour  »,  mais  si  on  l'en  croit  elle  aurait  toujours  vaincu 
cette  disposition.  L'illustre  Holberg,  qui  n'est  pas  tendre 
pour  elle,  lui  accorde  pourtant  «  qu'elle  ne  céda  pas,  comme 
Marie  Stuart,  aux  entraînements  de  la   chair   et   qu'on   ne 

1.  Dans  ses  lettres  manuscrites  il  est  fait  un  fréquent  usage  de  noms  suppo- 
sés, parfois  choisis  avec  malice.  Le  mariage  est  désigné  par  «  la  nasse  »,  elle- 
même  est  «  la  palme  >',  «  l'étoile  »,  «  la  tourterelle  »;  Louis  XIV  est  «  la  fleur  », 
<c  le  balcon  »  ;  l'Angleterre,  «  le  tonnerre  »  ;  la  Moscovie,  «  le  taureau  »  ;  le  Grand 
Turc,  «  l'Aigle  »  ;  la  reine-mère  de  Suède  est  «  la  morue  ». 

2.  Friis  :  La  Reine  Christine  de  Suède.  Copenhague. 


CHRISTINE     DE     SUÈDE  853 

peut  savoir  jusqu'où  la  conduisit  son  affection  pour  le 
Français  Bourdelot,  pour  l'Espagnol  Pimentel  et  autres 
favoris,  à  moins  qu'on  ne  veuille  ajouter  foi  aux  lettres  de 
Monaldeschi,.  lesquelles  sont  importantes.  » 

Elle  abdiqua,  dit  le  même  Holberg,  parce  que  ses  folles 
dépenses  avaient  causé  dans  la  nation  un  tel  mécontentement 
qu'elle  ne  voyait  d'autre  ressource  que  de  partir  pour  l'étran- 
ger. Elle  se  convertit  au  catholicisme  parce  qu'elle  pouvait 
voyager  plus  commodément  étant  catholique  et  qu'elle  dési- 
rait exercer  à  Rome  une  royauté  littéraire,  ce  qu'elle  ne  pou- 
vait faire  en  restant  protestante  ;  peut-être  aussi  parce  qu'elle 
avait  décidé  d'attirer  par  tous  les  moyens  possibles  l'attention 
sur  sa  personne.  Ses  extravagances  avaient  mis  la  patience 
de  ses  sujets  à  de  rudes  épreuves.  Ils  lui  avaient  donné  pen- 
dant longtemps  des  témoignages  de  dévouement  et  de  fidélité  ; 
pourtant  elle  haïssait  la  Suède,  les  mœurs  de  la  nation  et  sa 
langue.  «  Me  voilà  libre  !  j'espère  ne  jamais  revenir  dans  ce 
pays  »,  s'écria-t-elle  quand  elle  fut  hors  de  Suède.  Ensuite  elle 
porta  un  toast  au  feu  auquel  personne  ne  comprit  rien,  dit 
encore  son  biographe  danois  Holberg. 

Le  poète  espagnol  Rebolledo,  ministre  d'Espagne  à  Copen- 
hague, rendit  compte  à  Philippe  IV  du  voyage  de  Christine 
à  travers  le  Danemark,  voyage  qu'elle  fit  habillée  en  homme. 

«  La  reine  de  Suède,  écrivait  ce  diplomate,  arriva  à  Kolding, 
dans  le  Jutland,  où  se  trouvait  la  famille  royale.  Elle  visita 
la  ville  sans  se  faire  connaître.  Cependant  la  reine  de  Dane- 
mark, informée  de  son  passage,  revêtit  un  costume  de 
paysanne  et  suivit  dans  une  voiture  la  reine  Christine  jus- 
qu'à Haderslev  ^  où  elle  assista  au  souper  que  Sa  Majesté 
suédoise  se  fit  servir  dans  une  auberge,  en  compagnie  de 
ses  cavaliers.  » 

Les  rapports  entre  les  cours  de  Stockholm  et  de  Copenhague 
étaient  à  ce  moment-là  très  tendus,  c'est  la  raison  pour  laquelle 
.  Christine  ne  fit  pas  de  visite  à  la  famille  royale  danoise. 
M.  de  Rebolledo  se  montra  inconsolable  de  n'avoir  pas  vu 
à  son  passage  celle  qu'il  appelait  «  un  Messie  du  sexe  fémi- 
nin ». 

1.  Ville  du  SIesvia. 


854 


T.  \      r.KVl-i:     1)K     PAKIS 


Beaucoup  de  personnages  princiers  accoururent  à  Ham- 
bourg pour  voir  la  célèbre  voyageuse.  Elle  traversa  ensuite 
les  Pays-Bas  et  l'Allemagne.  L'accueil  brillant  qui  lui  fut  fait 
à  Anvers  et  les  collections  de  tableaux  de  cette  belle  ville 
l'enchantèrent  au  point  qu'elle  déclara  :  «  J'aimerais  mieux 
être  margrave  d'Anvers  que  reine  de  Suède.  » 

La  fille  de  Gustave-Adolphe  n'alla  pas  à  Liège  où  elle  eût 
pu  saluer  la  mémoire  de  quelques  Scandinaves  qui,  au  siècle 
précédent,  s'étaient  dirigés  vers  la  capitale  de  l'évêché  lié- 
geois comme  vers  un  foyer  de  lumière.  Chez  Nicolas  Olah, 
parent  du  roi  de  Hongrie  Mathias  Corvin,  secrétaire  d'État 
de  la  gouvernante  des  Pays-Bas,  Marie  de  Hongrie,  huma- 
niste de  premier  ordre,  ami  et  admirateur  d'Erasme,  avaient 
fréquenté  le  diplomate  suédois  Jean  Veze,  ancien  évêque 
de  Lund,  le  Danois  Rosencrantz,  conseiller  de  l'Empire,  deux 
autres  Danois,  Jacob  Jespersen,  helléniste,  qu'on  appelait 
Danus,  et  le  moine  Kristen  Umbra,  dit  Christianus.  A  ces 
érudits  du  Nord  s'étaient  joints  le  liégeois  Rescuis,  professeur 
de  grec,  et  un  membre  du  gouvernement  des  Pays-Bas, 
conseiller  de  l'Empire,  nommé  Cornéhus  Scepper,  latiniste  et 
poète,  qui  avait  été  chancelier  du  roi  de  Danemark  Chris- 
tian H.  Ce  cercle  littéraire  avait  créé  à  Liège  un  courant 
d'idées  favorable  à  la  Réforme. 

Christine,  dont  la  conversion,  faite  à  Bruxelles,  eut  un  carac- 
tère d'intimité,  alla  à  Louvain,  centre  catholique,  et  visita 
l'Université  et  la  Bibliothèque.  Un  jésuite,  voulant  lui  adres- 
ser un  comphment,  lui  dit  :  «  Votre  Majesté  qui  embrasse 
la  foi  catholique  sera  rangée  au  nombre  des  saintes  de  l'Église, 
à  côté  de  sainte  Brigitte  de  Suède.  »  Elle  l'interrompit  pour 
dire  :  «  Je  préférerais  être  rangée  parmi  les  sages.  » 

A  Bruxelles,  comme  on  lui  demandait  le  nom  de  son  confes- 
seur, elle  répondit  :  «  Je  n'en  ai  pas,  j'ai  laissé  en  Suède  tous 
les  objets  inutiles.  » 

Son  attitude  ne  fut  jamais  celle  d'une  croyante  ;  néanmoins 
la  conversion  au  cathohcisme  de  l'unique  enfant  d'un  sou- 
verain qui  avait  été  le  plus  ardent  défenseur  de  la  foi  protes- 
tante était  un  triomphe  pour  Rome.  Et  Rome  appuya  sur  la 
signification  de  cette  conversion.  Le  3  novembre  1655,  à 
Insbriick,   Christine  abjura  publiquement  le  protestantisme. 


CHRISTINE     DE     SUÈDE  85  5 

A  l'issue  de  la  cérémonie,  le  prédicateur  de  la  cour  impériale 
prêcha  sur  un  texte  choisi  par  le  nonce  Holstenius  dans  un 
psaume  de  David  :   «  Écoute,  fille,  et  considère  ;  incline  ton 
oreille  et  oublie  ton  peuple  et  la  maison  de  ton  père...  » 
Les  yeux  secs,  Christine  écouta  cette  exhortation. 

* 
*  * 

Quand  elle  eut  salué  à  Rome  le  pape  Alexandre  VII  qui  lui 
fit  une  réception  fastueuse,  l'amie  de  Descartes,  la  Minerve 
suédoise,  la  fille  des  demi-dieux,  partit  pour  la  France. 

Mieux  que  les  mémoires  du  temps,  le  portrait  suivant,  tracé 
sous  forme  d'épître  par  un  courtisan  français  dont  le  nom 
demeure  inconnu,  nous  éclairera  sur  l'opinion  qu'on  se  fit 
d'elle  à  la  cour  de  Louis  XIV.  Il  est  inséré  dans  le  Grand 
Almanach  d'amour  de  1690  «  où  sont  contenues  les  prédictions 
générales  de  l'année  et  de  chaque  saison  en  particulier,  avec 
un  moyen  très  nécessaire  pour  savoir  en  quels  temps  et  Heux 
il  faut  semer  et  cultiver  toutes  les  choses  qui  servent  en 
amitié  ou  en  amour,  et  de  plus  une  facile  méthode  pour  guérir 
l'indifférence  ».  On  y  trouve  aussi  une  collection  de  «  son- 
nets, élégies,  ballades,  rondeaux,  madrigaux,  virelays,  épi- 
grammes,  bouts-rimés,  placets,  épitaphes,  sarabandes,  airs, 
anagrammes,  fables,  dialogues»  et  surtout  lettres  originales 
de  grands  personnages  )>.  |         ^ 

«  Il  y  aura,  dit  l'auteur  anonyme  de  ce  portrait  plus  savou- 
reux que  ceux  dus  à  Chanut  et  au  duc  de  Guise,  il  y  aura  des 
différents  jugements  à  la  cour  sur  cette  reine  suédoise  ;  je 
vous  dirai  en  peu  de  mots  le  mien. 

«  C'est  une  fille  de  trente  ans  qui  a  le  visage  beau  et  plus 
jeune  que  ses  années.  Elle  a  la  voix  masculine  et  le  port  hau- 
tain et  fier  mais  mitigé  d'une  douceur  humaine,  la  taille  petite 
qu'elle  n'aide  pas  du  moindre  secours  du  cordonnier  ;  elle 
abhorre  toutes  sortes  de  déguisements,  ce  qui  est  rare  dans  son 
sexe  et  dans  sa  condition. 

«  Les  livres,  les  excellents  tableaux  sont  les  perles,  les  dia- 
mants et  autres  précieux  bijoux  de  son  cabinet  et  l'on  peut 
dire  avec  vérité  que  la  charge  de  maître  de  sa  garde-robe  est 
la  moins  lucrative  de  sa  maison. 


856  LA    r.Kvii:    di;    pakis 

«  Cette  reine  hait  les  flatteries,  sans  trouver  mauvais  que 
l'on  exprime  ses  sentiments  même  en  ce  qui  touche  sa  per- 
sonne ;  elle  se  raille  la  première  de  l'inégalité  de  ses  épaules, 
elle  est  plus  réservée  à  donner  des  louanges  que  du  blâme.  » 

Nous  apprenons  ensuite  qu'elle  connaît  toutes  les  personnes 
considérables  des  principales  villes  et  provinces  d'Europe  et 
qu'elle  sait  ce  qu'en  disent  les  éloges  et  les  satires  ;  qu'elle  est 
portée  aux  vertus  héroïques,  à  la  justice  et  à  la  libéralité. 

«  Mais  elle  est  comme  ceux  qui  ont  été  fort  agités  et  dispos 
et  qui  sont  devenus  paralytiques.  Ils  peuvent  discourir  des 
exercices  mais  non  pas  les  mettre  en  pratique.  Elle  a  néan- 
moins tiré  cet  avantage  de  la  généreuse  et  volontaire  priva- 
tion de  son  opulence  royale,  qu'elle  a  montré  et  montre  qu'elle 
sait  bien  posséder  les  richesses  et  s'empêcher  d'en  être 
possédée.  » 

Elle  est  sobre,  ne  mangeant  que  des  fruits,  «  n'usant 
guère  plus  de  viande  et  de  poisson  que  si  Pythagore  était  son 
maître  d'hôtel  et  ne  buvant  non  plus  de  vin  que  si  elle  venait 
d'abjurer  son  hérésie  entre  les  mains  du  mufti  ». 

Elle  aime  à  parler  «  en  un  style  serré  et  succinct  »  qui  dise 
en  peu  de  mots  beaucoup  de  bonnes  choses.  Notre  écrivain 
insiste  sur  sa  connaissance  des  langues  étrangères  et  des 
termes  exquis  du  français  et  de  l'italien.  Sa  prononciation  du 
français  est  exempte  d'aucun  accent  provincial,  «  ce  qui  est 
si  rare  qu'il  y  a  fort  peu  de  gens  en  France  qui  n'aient  quelque 
prononciation  municipale  ». 

Ici  se  place  une  intéressante  observation  touchant  la  reine- 
mère  Anne  d'Autriche  : 

«  J'ai  souvent  dit  à  la  reine  notre  maîtresse,  qu'elle  était 
la  seule  personne  que  j'eusse  étudiée  de  qui  je  n'eusse  jamais 
ouï  parole  ni  accent  qui  ne  fût  dans  la  justesse  et  que  je  don- 
nais davantage  de  cette  qualité  qu'elle  a  par-dessus  les  autres. 
Sa  Majesté  avait  appris  le  français  dans  la  cour  où  les  termes 
et  la  prononciation  sont  les  plus  châtiés.  Mais  la  reine  de  Suède 
l'a  appris  d'un  précepteur  liégeois  qui  avait  fidèlement  con- 
servé la  diction  et  la  prononciation  de  sa  patrie  qui  l'emporte 
par-dessus  toutes  les  élocutions  des  provinces  wallonnes.  » 

Puis  c'est  l'éloge  du  savoir  de  Christine  qui  émerveille  les 
savants  : 


CHRISTINE     DE     SUÈDE  857 

«  J'ai  opinion  qu'elle  a  peur  qu'on  l'ait  dépeinte  pour  une 
pédante.  Mais  son  savoir  et  ses  capacités  paraissent  au  travers 
des  nuages  dont  elle  veut  obscurcir  ses  belles  lumières.  Par 
exemple,  quelqu'un  ayant  nommé  Homère  et  Virgile,  elle  ne 
put  s'empêcher  de  dauber  (c'est  son  mot)  sur  les  héros  de 
l'un  et  de  l'autre,  du  premier  sur  ce  qu'il  se  console  incon- 
tinent de  la  grande  affliction  qu'il  doit  avoir  d'avoir  perdu  sa 
maîtresse,  et  de  l'autre  de  ce  qu'ayant  quarante  ans  sur  la 
tête  il  est  aussi  inséparable  de  sa  nourrice  que  s'il  tétait 
encore.  >< 

Mais  elle  jure  et  tient  souvent,  dit-on,  un  langage  qui  offense 
la  pudeur.  A  cela  encore  l'enthousiaste  courtisan  ne  voit 
rien  à  reprendre  :  «  Si  elle  entrelace  ses  discours  de  quelques 
affirmations  où  le  nom  de  Dieu  soit  employé,  c'est  pour 
montrer  qu'elle  y  croit  et  sait  que  Moïse  quand  il  présentait 
des  peuples  à  Dieu  ne  lui  promettait  pas  qu'ils  lui  sacrifieraient 
mais  bien  qu'ils  jureraient  par  lui.  » 

Et  il  poursuit  : 

«  Quant  aux  paroles  obscènes,  je  n'ai  vu  aucun  qui  m'ait 
assuré  lui  en  avoir  entendu  prononcer,  et  quand  cela  serait 
je  ne  doute  point  qu'elle  n'ait  appris  dans  la  Bible  que  le 
grand  reproche  que  Dieu  fit  par  sa  propre  bouche  à  notre 
premier  père  Adam,  sitôt  qu'il  eût  parlé,  ce  fut  de  le  voir 
persuadé  qu'il  y  ait  des  paroles  honteuses  dans  l'homme  qu'il 
a  créé  à  son  image,  qui  ne  peut  avoir  rien  de  déshonnête  à 
nommer. 

«  En  un  mot,  cette  princesse  est  faite  de  telle  façon  qu'à 
moins  d'une  chasteté  canonisable  la  reine  de  Saba  trouve- 
rait son  Salomon.  » 

Cléobuline,  l'Amazone  du  Nord,  avait  bien  réellement 
conquis  la  cour  et  la  ville.  Mais  lorsqu'elle  revint,  l'année 
suivante,  en  France,  celle  que  madame  de  Motteville  appelle 
si  plaisamment  «  une  reine  gothique  »  n'eut  aucun  succès. 
On  s'était  aperçu  dans  l'interv^alle  que  ses  vertus  étaient 
médiocres.  L'indignation  fut  grande  lorsqu'elle  fit  assassiner, 
à  Fontainebleau,  le  marquis  Monaldeschi.  Des  rimeurs  s'em- 
parèrent du  tragique  fait-divers  en  s'apitoyant  sur  le  sort  du 
grand  écuyer  qu'on  supposait  aimé  de  la  reine  et  victime  d'in- 
trigues auxquelles  aurait  été  mêlé  de  loin  son  rival  François 


858  LA     REVUE     DE     PARIS 

Sentinelli  demeuré  en  Italie.  Dans  les  salons  et  les  ruelles  on 
récitait  cette  poésie  anonyme  dont  voici  un  échantillon  : 

PROSOPOPÉE    DU   MARQUIS    MONALDESCHI 

Le  pays  des  Césars  m'a  donné  la  naissance 

i^t  j'y  passais  mes  jours  avec  tranquillité 

Quand  un  objet  moins  beau  que  plein  de  majesté 

Par  l'amour  des  grandeurs  me  mit  sous  sa  puissance. 

D'un  rival  éloigné  le  peu  de  défiance 
Au  coup  qui  m'abattit  donna  facilité. 
Et  d'un  pouvoir  déchu  la  faible  autorité 
Par  mes  accusateurs  assouvit  sa  vengeance. 

Stockholm,  Rome  et  Paris,  au  bruit  de  mon  malheur 
Ont  cru  que  j'abusais  d'un  excès  de  faveur 
Et  que  ma  langue  avait  attiré  ma  disgrâce. 

Mais  ils  peuvent  juger  en  voyant  mon  tombeau  ' 

Si  j'ai  pu  me  vanter  d'avoir  eu  quelque  grâce 

D'un  amour  qui  pour  moi  n'a  paru  qu'un  bourreau  *. 

Les  mauvaises  langues  eurent  beau  jeu  pour  attaquer 
l'ex-reine  de  Suède.  Un  petit  volume,  recueil  d'articles  ano- 
nymes, publié  chez  «  Jean  plein  de  courage  »,  critiqua  ses 
mœurs,  l'accusa  d'impiété  et  signala  tous  ses  défauts  moraux 
et  physiques  dont  le  moindre  était  d'avoir  l'haleine  fétide  : 

«  Elle  ne  prend  pas  soin  de  ses  dents.  Elle  ne  pue  pas  jus- 
ques  à  faire  mourir  ceux  qui  sont  auprès  d'elle  mais  elle 
pue  assez  honnêtement  pour  obliger  ceux  qui  s'en  appro- 
chent à  se  précautionner  et  à  parer  de  la  main.  » 

Le  même  indiscret  petit  ouvrage  rappelait  que  Magnus 
de  la  Gardie  avait  choisi  à  Paris  une  bande  de  violons  auxquels 
par  contrat  signé  de  sa  main  il  promettait  des  appointements 
fort  raisonnables  : 

«  Ces  pauvres  gens  s'engagèrent  dans  le  voyage  de  Suède 
et  reçurent  au  commencement  un  traitement  assez  favorable 
pour  ce  que  la  reine  se  plaît  aux  choses  nouvelles,  mais  cela  ne 

1.  Monaldeschi  fut  enterré  dans  la  petite  église  d'Avon,près  de  Fontainebleau. 

2.  Ce  sonnet  figure  dans  la  collection  de  pièces  de  vers  de  V Almanach  cl' amour . 


I 


CHRISTINE     DE     SUÈDE  859 

dura  pas  longtemps  et  aujourd'hui  ils  sont  misérables  sans 
qu'il  leur  ait.  été  possible,  quelques  poursuites  ou  quelques 
sollicitations  qu'ils  aient  faites,  de  pouvoir  rien  retirer  de  ce 
qui  leur  avait  été  promis.  » 

Les  railleurs  ne  ménageaient  même  pas  la  Suède,  fort 
innocente  pourtant  des  incartades  de  son  ex-souveraine  : 

«  Que  ces  musiciens  quittent  donc  les  antres,  les  rochers 
et  les  huttes  de  bois  des  Goths,  qu'ils  laissent  aux  Suédois 
leur  Cakebrut  pour  venir  se  rassasier  des  délicates  viandes  que 
la  France  leur  présente.  » 

Holberg  assure  que  les  Français,  dans  leur  désir  d'être 
débarrassés  de  Christine,  étaient  disposés  à  lui  payer  le  voyage. 
Le  scandale  causé  par  «  l'aflaire  Monaldeschi  »  la  contraignit 
à  partir.  Elle  retourna  à  Rome  pour  y  mener  sa  vie  de  royale 
aventurière  et  de  Mécène  pauvre  à  qui  le  gouvernement  sué- 
dois, en  proie  à  des  embarras  d'argent,  payait  très  irréguliè- 
rement la  pension  convenue. 

* 
*  * 

Sans  doute  commençait-elle  à  regretter  d'avoir  renoncé  à  sa 
couronne.  Le  cousin  avec  qui  elle  avait  jadis  ébauché  un  tendre 
roman,  le  «  petit  bourgmestre  »  tourné  en  ridicule  par  elle, 
Charles  X  Gustave,  avide  de  gloire  et  de  conquêtes  comme 
l'avait  été  Gustave-Adolphe,  promenait  ses  armes  victorieuses 
en  Pologne,  Il  rêvait  de  soumettre  à  sa  domination  toutes  les 
rives  de  la  Baltique.  Il  s'empara  de  Varsovie,  d'où  il  marcha 
sur  l'ancienne  capitale  des  Jagellons,  Cracovie,  la  ville  aux 
beaux  monuments  gothiques,  le  foyer  des  lettres  et  des  sciences 
en  Pologne.  Le  faible  roi  Jean-Casimir  s'y  trouvait  ;  invité 
par  les  conseillers  du  royaume  à  partir  pour  l'étranger,  il  dit 
en  pleurant  qu'il  voulait  mourir  là  où  il  avait  été  couronné.  Il 
céda  pourtant  aux  instances  de  l'archevêque  André  Leczinski 
et  s'enfuit  en  Silésie.  Peu  de  jours  après,  les  Suédois  furent 
aux  portes  de  la  ville.  Charles  X  s'installa  dans  un  couvent 
de  moines  augustins.  Le  trésor  de  la  Couronne  avait  été  apporté 
à  Cracovie  ;  en  outre  l'évêque  avait  fait  réunir  tous  les  objets 
précieux  des  églises  de  son  diocèse  afin  de  les  faire  fondre  et 
d'en  tirer  de  la  monnaie  d'or  et  d'argent.  Des  incendies  et  des 
épidémies  avaient  cruellement  décimé  la  population,  réduite 


860  LA    ]îi:vi'i';    lu:    paris 

à  cinq  mille  âmes.  L'insécurité  était  grande  dans  cette  ville 
où  en  1573  Henri,  duc  d'Anjou,  élu  roi  par  les  Polonais,  avait 
été  couronné,  où  il  avait  reçu  l'hommage  des  villes  prussiennes, 
Thorn,  Danzig  et  Elbing,  vassales  de  la  Pologne.  Des  malan- 
drins jetaient  des  cadavres  de  pestiférés  devant  les  habitations 
des  riches  pour  pouvoir  ensuite  piller  et  saccager  les  maisons 
contaminées.  Cependant  des  mesures  avaient  été  prises  pour 
la  défense  ;  des  tranchées  et  une  double  ceinture  de  murailles 
flanquées  de  quarante-six  bastions  entouraient  Cracovie.  Les 
portes  étaient  barricadées  par  ordre  du  bourgmestre  André 
Cienowicz. 

Le  vaillant  Etienne  Czarniecki  commandait  une  armé-' 
de  six  mille  combattants.  Déguisés  en  Polonais,  les  Suédois 
s'emparèrent  de  plusieurs  faubourgs  et  y  mirent  le  feu.  Les 
étudiants  et  les  soldats  luttèrent  vaillamment,  mais,  trop 
inférieurs  en  nombre,  les  défenseurs  succombèrent.  Cracovie 
se  rendit  le  18  octobre  1655  après  un  siège  d'un  mois. 

Charles  X  exigea  une  contribution  de  guerre  de  cent  mille 
écus  et  fit  ériger  sur  la  principale  place  deux  potences  desti- 
nées à  l'exécution  des  Polonais  qui  refusaient  de  se  soumettre  \ 
Il  fit  ensuite  son  entrée  solennelle  par  la  porte  Saint-Florian. 
Il  avait  avec  lui  un  Français,  le  chevalier  de  Terlon,  chargé 
par  Louis  XIV  de  lui  porter  des  présents  à  l'occasion  de  son 
mariage  avec  la  princesse  de  Holstein  ;  le  chevalier  l'avait  au 
prix  de  beaucoup  de  fatigues  et  de  difficultés  rejoint  sur  la 
route  de  Cracovie.  En  pénétrant  dans  la  cathédrale  le  roi  de 
Suède  dit  au  chanoine  Starowolski  :  «  Votre  Jean-Casimir  ne 
reviendra  jamais.  »  A  quoi  Starowolski  répondit  :  «  Foriiiiia 
variabilis,  Deiis  immiitabilis.  ». 

Jean-Casimir  devait  revoir  Cracovie  en  souverain,  mais 
seulement  après  deux  années  d'occupation  suédoise.  La  domi- 
nation étrangère  pesa  lourdement  sur  la  Pologne.  Trois  dic- 
tateurs se  succédèrent  :  Alfred  Wittenberg,  WUrtz  et  FabitM. 
de  Fersen.  Le  premier,  lorsqu'il  quitta  Cracovie,  emmenait 
plus  de  cinquante  voitures  chargées  de  butin.  Wiirtz,  le  plus 
dur  des  trois,  menaça  de  la  peine  de  mort  quiconque  recèlerait 


1.   Des  pièces  de  monnaie  furent  frappées  à  l'efrigic  de  Charles  X,  protecteur 
de  la  Pologne. 


I 


CHRISTINE     DE     SUÈDE  861 

des  armes  dans  son  domicile  ou  correspondrait  avec  Jean- 
Casimir,  Il  leva  de  gros  impôts,  interdit  les  processions  reli- 
gieuses ainsi  que  les  sonneries  de  cloches.  Les  prêtres  ne  purent 
plus  porter  le  saint-sacrement  aux  malades  et  aux  mourants. 
Presque  tous  les  monastères  furent  pillés  ainsi  que  les  églises. 
Dans  leurs  banquets  les  officiers  suédois  s'amusaient  à  tirer 
en  prenant  pour  cibles  des  images  de  saints. 

Un  Polonais  du  nom  deDembinski  réunit  deux  mille  hommes 
et  résolut  de  secouer  un  joug  odieux.  Instruit  du  complot, 
Wtirtz  envoya  dans  le  camp  ennemi  huit  fûts  de  vin  et  une 
grande  quantité  de  femmes  jeunes  et  johes  qui  firent  oublier 
aux  soldats  de  Dembinski  leur  patriotique  dessein.  Le  général 
suédois  les  surprit,  en  tua  quelques  centaines  et  emmena  le 
reste  prisonnier  ^ 

Dans  les  chroniques  du  temps  on  trouve  de  menus  faits  qui 
montrent  la  terreur  inspirée  aux  Polonais  par  leurs  oppres- 
seurs. L'évêque  de  Przemysl,  Paul  Piacesius,  raconte  qu'il  y 
avait  dans  l'armée  ennemie  des  Finlandais  qui,  à  l'aide  de  for- 
mules magiques  et  autres  maléfices,  découvraient  les  trésors 
les  mieux  cachés  ;  en  outre,  parmi  les  Suédois  se  trouvaient 
des  hommes  assez  vigoureux  pour  porter  un  bœuf  à  bras 
tendu.  Un  apothicaire  vendait  des  drogues  qui  "  préservaient 
de  la  furie  des  Suédois. 

Fabien  de  Fersen,  troisième  dictateur,  vit  renforcer  ses 
troupes  par  un  contingent  cosaque  et  hongrois  que  lui  amenait 
Georges  Rackoczy.  Malgré  cela  les  Suédois  quittèrent  précipi- 
tamment la  Pologne  au  mois  de  septembre  1657  sur  la  nouvelle 
que  le  roi  de  Danemark  commençait  des  hostilités  contre  la 
Suède-.  Une  guerre  se  déchaîna  dans  laquelle  Charles X  faillit 
conquérir  tout  le  Danemark  ;  il  l'eût  fait  sans  l'intervention 
diplomatique  de  Louis  XIV.  Celui-ci  désirait  empêcher,  dans 
l'intérêt  du  commerce  maritime  français,  que  les  deux  rives 


1.  Hislorisk  Tidskvijl  (Revue  Historique),  Stockholm  1914;  d'après  des  manus- 
crits conservés  à  Cracovie,  à  la  Bibliothèque  de  Jagellon. 

2.  M.  de  Terlon  reprit  avec  Charles  X  la  route  du  Holstein  ;  ce  fut  une  marche 
épique  où  il  fallut  toutes  les  nuits  «  se  retrancher  et  faire  bonne  garde  afin  d'éviter 
les  gens  de  guerre  »  et  parfois  traverser  des  villages  en  flammes.  Mémoires  du 
chevalier  de  Terlon.  pour  rendre  compte  au  Roy  de  ses  négociations,  de  l'année  1656 
à  l'année  1G61. 


862  J.A    i; i;vr  i:    !>  i.        .   ,    ^ 

du  Sund  tussent  placées  sous  le  même  sceptre  et  ti'ouva  en 
M.  de  Terlon  un  habile  négociateur.  Le  célèbre  général  Monte- 
cuculli  amena  une  armée  d'Autrichiens  et  de  Polonais  au 
secours  du  Danemark,  mais  ces  troupes  pillèrent  et  sacca- 
gèrent ce  que  les  Suédois  laissaient  subsister  dans  leur  marche 
victorieuse  à  travers  le  pays.  Aussi  les  paysans  danois  soupi- 
raient-ils : 

«  Dieu,  préserve-nous  de  nos  amis,  les  sauvages  Polonais  K  » 

La  guerre  prit  fin  en  1660,  à  la  mort  de  Charles  X  Gustave 
qui  laissait  la  couronne  de  Suède  à  son  fils  mineur  Charles  XI. 

* 
*  * 

Huit  ans  après,  Christine,  qui  dans  l'intervalle  avait  fait 
deux  voyages  à  Stockholm  où  les  ministres  l'avaient  contrainte 
à  signer  une  renonciation  formelle  au  trône  de  Suède  pour  le 
cas  où  le  jeune  roi  serait  venu  à  mourir,  se  posa  en  préten- 
dante à  la  couronne  de  Pologne  que  l'abdication  de]  Jean- 
Casimir  laissait  vacante.  Projet  très  chimérique,  car  pouvait- 
elle  supposer  que  les  Polonais  verraient  avec  sympathie 
une  candidature  suédoise?  Charles  X  et  ses  généraux  leur 
laissaient  de  si  mauvais  souvenirs  !  En  outre,  des  frasques 
récentes  de  l'ex-reine,  sa  conduite  à  Brème  où,  en  costume 
d'homme,  elle  voulut  instruire  les  soldats  du  général  Wrangel 
et  se  fit  moquer  d'elle,  à  Hambourg  où  son  nouveau  favori 
le  comte  del  Monte  -  exploita  honteusement  le  riche  banquier 
juif  Texeira  et  où  elle  causa  un  affreux  scandale  en  célébrant 
dans  une  ville  protestante,  par  des  illuminations  et  un  feu 
d'artifice,  l'avènement  du  pape  Clément  IX,  ne  devaient  pas 
accroître  son  prestige. 

Elle  se  flattait  pourtant  de  réussir.  Son  esprit  inquiet  cher- 
chait de  nouvelles  aventures  ;  la  Pologne,  à  la  fois  république 
et  royaume,  la  tentait  par  ce  qu'avait  d'exceptionnel  sa  cons- 
titution. Elle  croyait  ce  pays  ouvert  à  toutes  les  convoitises. 
Tout  d'abord  elle  invoqua  sa  parenté  avec  Jean-Casimir,  elle 

1.  Friis  :  La  Reine  Chris! ine  de  Suède.  Copenhague. 

2.  Del  Monte  avait  un  tel  empire  sur  Christine  qu'il  lui  commandait  souvent 
de  se  taire  (Holberg). 


CHRISTINE     DE     SUÈDE  863 

et  lui  étant  arrière-petits-enfants  de  Gustave  Wasa  ;  elle  se 
disait  de  lignée  jagellonique.  A  l'obstacle  que  pouvait  être  son 
sexe  elle  opposait  deux  exemples  pris  dans  l'histoire  de  la 
Pologne.  Le  premier  était  celui  de  la  reine  Wanda,  fille  du  roi 
Gracbus  qui  régnait  au  viii^  siècle.  Wanda  fut  proclamée  reine 
en  l'absence  de  mâles  ;  elle  ne  voulut  jamais  se  marier,  com- 
battit les  Allemands,  puis  se  voua  aux  dieux  et  se  jeta  dans  une 
rivière  que  les  Polonais,  dit  la  légende,  appelèrent  Wandala 
et  qui  donna  son  nom  aux  Vandales. 

Le  second  exemple  est  celui  de  Jeanne  Jagellona.  En  pre- 
nant  pour  roi  Henri  d'Anjou,  les  Polonais  lui  firent  promettre 
d'épouser  cette  princesse,  parente  éloignée  de  leurs  derniers 
souverains.  Une  fois  élu,  Henri  oublia  sa  promesse,  mais  quand 
il  eut  quitté  la  Pologne  la  couronne  fut  donnée  à  Jeanne. 

Le  cardinal  Azzolini  qui  avec  le  pape  soutenait  la  candi- 
dature de  Christine  déclarait  que  «  tout  le  monde  considérait 
déjà  la  reine  non  seulement  comme  un  homme,  mais  comme 
supérieure  à  tous  les  hommes  ». 

Elle-même  écrivait  à  l'agent  qu'elle  avait  envoyé  en  Pologne  : 
«  Si  l'on  se  donne  la  peine  d'examiner  tout  le  cours  de  ma  vie, 
mon  humeur  et  mon  tempérament,  il  me  semble  qu'on  pour- 
rait me  faire  la  grâce  de  compter  mon  sexe  pour  rien.  » 

Cet  agent,  le  père  Michel  Hacki,  Polonais  de  naissance, 
moine  de  Citeau  et  desservant  de  la  chapelle  catholique  de 
Christine  à  Hairi-bourg,  avait  reçu  de  la  reine  la  recomman- 
dation de  conduire  l'affaire  avec  beaucoup  de  prudence  : 
«  Il  faut  surtout,  lui  disait-elle,  que  ni  l'ambassadeur  de 
France,  ni  les  ministres  de  Suède  et  d'Autriche  ne  pénètrent 
rien  de  cette  négociation  car  tous  les  trois  ont  intérêt  à  l'em- 
pêcher. » 

Aux  yeux  du  père  Hacki,  l'obstacle  le  plus  sérieux  était  le 
manque  d'argent.  «  Que  ferons-nous  sans  rien  offrir?  »  s'écriait- 
il.  Christine  répondait  qu'elle  ne  voulait  devoir  sa  couronne 
qu'à  Dieu,  à  son  vicaire  et  à  la  République  polonaise. 

Le  bon  père  entreprit  un  petit  voyage  hors  de  Varsovie 
et  fit  des  visites  à  la  noblesse  pour  plaider  la  cause  de  la  reine. 
Il  revint  aussi  à  Hambourg  afin  de  conférer  avec  Christine, 
puis  retourna  à  Varsovie.  Christine  continuait  de  lui  refuser 
des  subsides.  Elle  ne  pouvait  pas  faire  de  dépenses  et,  l'eût-elle 


■S64  LA     KEVUE     DE     PARIS 

pu,  elle  ne  l'eût  pas  voulu.  «  Les  Polonais,  disait-elle,  preuuenL 
l'argent  de  tout  le  monde  et  s'en  moquent  ensuite.  »  Si  elle 
échoue,  elle  n'aura  au  moins  perdu  que  la  peine  d'écrire  quel- 
ques  lettres. 

La  mission  de  Michel  Hacki  n'était  pas  facile.  Que  de 
compétitions  autour  de  ce  trône  toujours  vacillant  !  Chaque 
prétendant  avait  ses  émissaires  secrets.  L'on  découvrit  à 
Varsovie  un  moine  irlandais  déguisé  en  cavalier  qui  intriguait 
pour  le  prince  Charles  de  Lorraine  ;  pour  ce  même  candidat 
agissait  aussi  le  comte  Zani,  au  service  de  l'empereur.  Par 
contre,  le  comte  Schafgots,  ambassadeur  impérial,  travaillait 
en  faveur  du  prince  de  Neubourg  qui  avait,  dit  un  chroni- 
queur français  -,  le  tort  d'être  Allemand,  nation  peu  agréable 
aux  Polonais.  Le  tsar  Alexis  qui  présentait  son  jeune  fils 
Féodor  faisait  distribuer  beaucoup  d'argent  et  entretenait 
80  000  hommes  sur  les  frontières  de  Lithuanie.  Il  déclarait 
que  Féodor  se  ferait  catholique  romain,  puisque  par  ce  chan- 
gement de  religion  il  rendrait  un  service  considérable  à  l'Éghse 
grecque  et  à  l'Église  latine  dont  il  réunirait  les  forces  contre 
le  Turc,  l'ennemi  le  plus  redoutable  qu'eussent  les  chrétiens. 
Le  prince  de  Condé  recevait  de  l'argent  français  pour  sa  can- 
didature, la  seule  que  Christine  craignît. 

Elle  écrivit  à  la  noblesse  et  aux  sénateurs  de  Pologne, 
«  ses  bons  amis  »,  pour  se  recommander  à  eux  ;  elle  se  servit 
pour  cette  lettre  de  la  langue  française  «  à  cause  des  titres 
et  politesses  qui  s'ajustent  mieux  en  cette  langue  qu'en  aucune 
autre  ».  En  même  temps,  arrogante  lorsqu'on  lui  rappelait 
les  erreurs  de  sa  vie,  elle  écrivait  à  son  agent  qui  évoquait 
le  souvenir  gênant  de  Monaldeschi  «  qu'elle  n'était  pas 
d'humeur  à  se  justifier  à  messieurs  les  Polonais  de  la  mort 
d'un  Italien  à  qui  d'ailleurs  elle  avait  fait  donner  tous  les  sacre- 
ments avant  de  le  faire  mourir  ». 

Mais  il  y  a  une  autre  objection  plus  sérieuse.  Hacki  l'avise 
que  «  cette  raison  que  Votre  Majesté  ne  veut  pas  se  marier  fera 
le  plus  contre  elle,  parce  que  les  Polonais  souhaitent  à  cette 
heure  d'établir  une  maison  régnante  ». 

A  cela  elle  répond  : 

1.   M.  de  la  Bizardière  :  Histoire  des  Diètes  de  Pologne.  Paris,  1G97. 


CHRISTINE     DE     SUÈDE  865 

«  Pour  le  point  du  mariage,  j'avoue  qu'il  m'embarrasse 
furieusement,  car  considérant  mon  humeur  et  mon  âge, 
je  vois  qu'il  n'y  a  pas  de  remède.  Pour  mon  humeur  elle  est 
ennemie  mortelle  de  cet  horrible  joug  auquel  je  ne  consen- 
tirais pas  pour  l'empire  du  monde.  Dieu  m'ayant  fait  naître 
libre,  je  ne  saurais  me  résoudre  à  me  donner  un  maître  et 
puisque  je  suis  née  pour  commander,  le  moyen  que  je  puisse 
me  résoudre  à  obéir  ni  me  donner  à  cet  esclavage?  » 

L'argument  que  le  père  lui  opposait  lui  paraissait  sans  poids, 
le  trône  de  Pologne  étant  électif.  D'ailleurs,  la  même  nation 
qui  avait  élu  Jean-Casimir,  un  jésuite,  pouvait  tout  aussi  bien 
porter  son  choix  sur  une  femme  vouée  au  célibat.  Elle  ne 
prenait  pas  au  sérieux  les  Polonais  et  ne  savait  pas  à  quel  point 
ceux-ci  le  lui  rendaient. 

«  Mon  opinion,  disait-elle  encore,  est  que  cela  ne  fera  pas 
obstacle  et  qu'on  ne  se  souciera  pas  si  je  me  marie  ou  non.  » 

Restait  son  ignorance  de  la  langue  polonaise  : 

«  Cet  obstacle  me  semble  si  grand  qu'il  me  fait  horreur  et 
je  tremble  quand  j'y  pense,  car  le  moyen  de  gouverner  un 
peuple  à  qui  on  ne  saurait  parler?  Comment  entendrai-je 
les  ordres  qu'il  faudra  donner?  Comment  signerai-je  les 
dépêches  et  les  ordres  sans  les  lire  ni  les  entendre?  Mais  le 
prince  de  Lorraine,  ni  le  duc  de  Neubourg  n'en  savent  pas 
plus  que  moi  et  je  ferai  ce  qu'ils  ne  pourront  pas  faire  :  c'est 
que  je  tâcherai  de  l'apprendre  en  peu  de  temps.  » 

Le  pape  écrivit  aux  prélats  polonais  que  «  Christine  s'était 
de  son  propre  mouvement  démise  de  sa  couronne  dans  la 
seule  vue  de  vivre  en  bonne  catholique,  au-dessus  de  toutes  les 
grandeurs  humaines  ».  Mais  lorsque  Christine  pressait  le 
père  Hacki  de  hâter  les  négociations  il  lui  répondait  :  «  Votre 
affaire  ne  se  peut  établir  que  sur  le  trouble  des  discordes  des 
différentes  parties  auxquelles  nous  travaillerons.  »  Lui  et  le 
nonce  Marescotti  à  qui  l'ex-reine  de  Suède  promettait  le 
chapeau  de  cardinal  s'il  réussissait  à  la  faire  élire,  étaient 
d'accord  pour  temporiser.  Ils  le  firent  si  bien  qu'ils  oublièrent 
même  de  proposer  leur  candidate  à  la  Diète  enfin  réunie.  On 
entendit  à  cette  assemblée  le  représentant  du  duc  de  Neu- 
bourg offrir  au  nom  de  ce  prince  deux  millions  pour  l'armée 
et  s'engager  à  bâtir  deux  forteresses  sur  la  frontière  et  un 

15  Octobre  191ô.  13 


866  LA     REVUE     DE     PARIS 

collège  polonais  en  Allemagne.  M.  de  Leixin  qui  parla  pour  le 
prince  de  Lorraine  fit  les  mêmes  olïres  ;  ensuite  l'abbé  Riquet 
dit  que  ce  prince  était  disposé  à  disputer  dans  un  combat  sin- 
gulier la  couronne  à  son  compétiteur.  Quant  au  nonce  qui  devait 
plaider  pour  Christine,  il  parla  en  latin  et,  sans  même  nommer 
sa  cliente,  recommanda  simplement  d'élire  un  prince  catho- 
lique. La  candidature  de  Christine  n'avait  aucune  chance  de 
réussir.  Les  Polonais  déjouèrent  tous  les  calculs  en  portant 
leur  choix  sur  un  des  leurs,  Michel  Koribut  Wiesnowieski, 
qui  fut  trouvé  pleurant  dans  l'église  des  Récollets.  Christine 
attendait  la  décision  de  la  Diète  à  Hambourg  où,  pour  prendre 
patience,  elle  étudiait  l'alchimie  et  cultivait  ardemment  la 
lecture.  «  Je  donne  beaucoup  de  temps  aux  livres,  écrivait- 
elle  à  son  ancien  maître  de  grec,  le  Hollandais  Isaac  Vossius, 
vous  savez  que  j'habite  un  pays  où  il  faut  se  consoler  de  la 
présence  des  vivants  en  fréquentant  les  morts.  »  L'Allemagne 
était  haïe  de  cette  étrange  femme  à  qui  l'on  accorde,  parmi 
beaucoup  de  folies,  quelques  beaux  gestes,  des  mots  profonds 
et  des  jugemfents  pénétrants.  Au  docteur  Bourdelot  elle  écri- 
vait dans  le  même  temps  : 

«  De  tous  les  êtres  que  j'ai  connus,  l'Allemand  est  celui  qui 
ressemble  le  moins  à  une  créature  humaine  \  » 

Elle  montrait  déjà  du  mépris  pour  l'Allemagne  à  l'époque 
où  elle  entretenait  à  Stockholm  quantité  de  savants  et  d'écri- 
vains étrangers,  car  il  n'y  eut  jamais  dans  le  nombre  un  seul 
Allemand. 

Aussitôt  après  l'élection  de  Michel  Koribut,  la  fdle  de 
Gustave-Adolphe  repartit  pour  la  douce  Italie.  A  Rome  elle 
reçut  de  Clément  IX  un  accueil  magnifique  et  elle  fut  heureuse 
d'être  une  sorte  d'agent  secret  de  Louis  XIV  qui  lui  payait 
une  pension  en  échange  de  vagues  services  diplomatiques.  Il 
ne  paraît  pas  que  son  insuccès  à  Varsovie  l'ait  beaucoup 
affectée.  Comme  le  dit  un  de  ses  historiens,  le  baron  de  Bildt  : 
elle  était  accoutumée  à  ne  jamais  voir  réussir  ses  entreprises. 
Sa  vie  après  son  abdication  fut  une  série  d'échecs. 

MARTINE    RÉMUSAT 
1.  Friis  :  La  Reine  Clirisline  de  Suède  Copenhague. 


LES  ALLEMANDS 
EN  EXTRÊME-ORIENT 


Dans  son  rêve  d'hégémonie  universelle,  le  kaiser  accordait 
une  place  de  choix  à  l'Extrême-Orient.  Cette  contrée  loin- 
taine, avec  ses  peuples  innombrables,  ses  richesses  encore 
inexploitées,  sa  civilisation  antique  et  bizarre,. lui  semblait 
devoir  constituer  un  des  plus  beaux  fleurons  de  sa  future 
couronne  d'empereur  du  monde.  Depuis  vingt-cinq  ans,  son 
gouvernement  et  ses  sujets  travaillaient  de  leur  mieux  à  faire 
de  ce  rêve  une  réalité.  Ainsi  que  dans  les  autres  pays,  les 
Allemands  s'introduisaient  partout,  d'abord  subordonnés, 
obséquieux,  puis  prenant  chaque  jour  plus  d'autorité.  Ils 
créaient  et  augmentaient  leurs  lignes  de  navigation  dans  le 
Pacifique,  étendaient  leurs  entreprises  en  Chine,  en  Indo- 
Chine,  en  Malaisie,  fondant  des  banques,  des  établissements 
commerciaux  et  industriels,  plaçant  partout  leur  argent  aux 
bons  endroits,  sur  les  côtes  et  dans  l'intérieur,  se  montrant  en 
un  mot  les  pionniers  d'une  invasion  pacifique,  en  attendant 
la  prise  de  possession  politique  qu'ils  rêvaient. 

Déjà,  ils  avaient  obtenu  d'importants  résultats  dus  à  leur 
esprit  méthodique  et  patient,  à  la  coordination  de  leurs  efforts 
par  un  gouvernement  qui  sait  ce  qu'il  veut  et  qui  marche  vers 
son  but  avec  constance.  L'édifice  de  la  puissance  allemande 
s'élevait  rapidement. 


868  LA     REVUE     DE    PARIS 

Aujourd'hui,  cet  édifice  est  à  bas.  Quelques  mois  de  guerre 
ont  sufli  à  le  renverser.  La  prise  de  Tsing-Tao  par  les  Japonais 
a  pour  ainsi  dire  annulé  le  travail  d'un  quart  de  siècle  de 
patience  et  d'activité;  le  prestige  germanique  a  reçu  un  coup 
mortel. 

Mais  les  Allemands  sont  tenaces,  ils  ne  s'avouent  battus 
que  lorsqu'il  ne  leur  reste  plus  aucun  espoir.  Évidemment, 
ceux  qui  résident  actuellement  en  Extrême-Orient,  loin  des 
surexcitations,  des  entraînements,  des  illusions  que  subissent 
et  dont  sont  victimes  leurs  compatriotes  en  Europe,  doivent 
être  obligés  de  s'avouer  à  eux-mêmes  que  les  ambitions  gran- 
dioses de  l'Allemagne  en  Extrême  Asie  sont  à  jamais  irréali- 
sables, et  que,  quoi  qu'il  arrive,  ils  ne'prendront  pas  la  direc- 
tion du  monde  jaune.  Cependant,  ils  continuent  la  lutte, 
malgré  leurs  défaites,  avec  les  moyens  qui  leur  restent,  comme 
le  soldat  battu,  qui  n'ayant  plus  de  balle  à  mettre  dans  son 
fusil,  combat  encore,  en  reculant,  avec  sa  baïonnette. 

La  Chine,  pays  neutre,  leur  reste  ouverte.  Là,  installés  sur 
le  territoire  des  concessions  internationales,  comme  en  des 
forteresses,  à  Changhaï,  à  Hankeou,  à  Canton,  à  Tsentsin  et 
dans  les  autres  ports  ouverts,  ils  s'elîorcent  de  porter  encore 
de  rudes  coups  à  leurs  ennemis....  Multipliant  leurs  intrigues 
en  Chine  même,  ils  sont  arrivés  à  séduire  une  grande  partie 
du  peuple. 

Il  est  extrêmement  intéressant  de  les  voir  à  l'œuvre  ;  mais, 
pour  bien  comprendre  leur  action,  on  doit  connaître  d'abord 
la  situation  qu'ils  avaient  conquise  en  Extrême-Orient  avant 
la  guerre. 


Au  déclin  du  règne  de  Bismarck,  au  moment  où  débuta  la 
politique  d'expansion  coloniale,  l'Allemagne  sentit  le  besoin  de 
prendre  un  point  d'appui  sur  la  côte  du  Pacifique. 

Géographes  et  navigateurs  avaient  soigneusement  étudié 
le  littoral  de  la  Chine.  La  baie  de  Kiaotchéou,  dans  la  province 
du  Chantong,  leur  parut  l'endroit  le  plus  désirable.  La  posi- 
tion était,  en  efîet,  magnifique,  aux  deux  points  de  vue  mari- 


LES    ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT 

time  et  terrestre  :  rade  sûre  et  profonde,  bien  protégée,  non 
loin  de  l'entrée  du  golfe  du  Petchéli,  dans  lequel  se  déverse  le 
Peiho,  fleuve  passant  près  de  Pékin  ;  possibilité  de  communi- 
quer rapidement  par  terre  avec  la  capitale,  non  éloignée,  où 
aboutissent  les  grands  réseaux  de  chemins  de  fer.  De  plus^ 
la  province  du  Chantong  était  riche  en  mines  ;  sa  population, 
d'une  trentaine  de  millions  d'âmes,  capable  de  développer 
ses  besoins.  Mais  le  territoire  de  Kiaotchéou  n'était  pas  un 
bien  sans  maître,  il  fallait  donc  employer  un  moyeu  efficace 
de  s'approprier  la  baie  convoitée. 

En  Chine,  les  étrangers  ont  droit  de  résidence  en  certains 
lieux  que  l'on  appelle  du  nom  impropre  de  concessions,  puis- 
qu'aucune  aliénation,  même  temporaire,  de  propriété  ne  leur 
est  concédée.  Là,  ils  sont  juridiquement  locataires  perpétuels, 
administrant,  par  des  municipalités  communes  ou  non,  les 
villes  qu'ils  ont  édifiées.  Une  telle  situation  ne  pouvait 
convenir  aux  Allemands.  Ils  ambitionnaient  plus  et  mieux. 

L'assassinat,  en  1897,  de  deux  missionnaires  cathoUques 
de  leur  nationalité  fournit  l'occasion  attendue.  Comme  com- 
pensation de  ce  meurtre,  le  gouvernement  de  Berlin  exigea 
de  celui  de  Pékin  la  cession  de  Kiaotchéou  par  bail  de  quatre- 
vingt-dix-neuf  ans,  ainsi  que  des  droits  spéciaux  qui  faisaient 
de  ce  bail  une  cession  véritable.  L'indemnité  accordée  par  la 
cour  chinoise  se  trouvait  être  hors  de  toute  proportion  avec 
le  préjudice  causé.  Le  moyen  employé  pour  l'imposer  à  la 
Chine  n'avait  d'autre  raison  d'être  que  la  nécessité,  d'une 
part,  de  sauver  la  face  du  faible  gouvernement  de  Pékin, 
et,  d'autre  part,  de  ménager  les  susceptibilités  des  puis- 
sances. 

Celles-ci,  dont  beaucoup  de  nationaux  résidaient  pourtant 
depuis  longtemps  en  Chine  et  qui  avaient  eu  maintes  fois  à  se 
plaindre  d'outrages  ou  de  meurtres  semblables,  n'avaient 
point  pour  cela  essayé  d'attenter  à  la  souveraineté  du  pays. 
L'Allemagne,  usant  du  prestige  de  sa  force,  acquérait , donc  une 
situation  privilégiée.  Les  autres  grandes  puissances  en  rece- 
vaient une  atteinte  aux  yeux  des  Chinois  ;  aussi,  les  plus  inté- 
ressées, l'Angleterre  et  la  France,  se  firent-elles  toutes  deux 
accorder  par  la  Chine  une  concession  analogue  ;  l'une,  Wei- 
haïwei,  sur  le  golfe  du  Petchéli,  l'autre,  Kouangtcheouwaji,  sur 


870  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  côte  sud  de  la  mer  de  Chine,  non  loin  de  notre  Tonkin  ; 
mais  ces  territoires  étaient  de  peu  d'importance,  et  les  deux 
puissances  y  établirent  un  minimum  d'occupation. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  de  l'Allemagne.  Elle  s'installa 
puissamment,  construisit  un  grand  port,  une  ville  qu'elle 
entoura  de  forts  redoutables,  planta  des  bois  sur  les  collines, 
créa  un  chemin  de  fer,  etc.;  en  un  mot,  elle  s'attacha  visible- 
ment à  faire  de  ce  morceau  de  la  Chine  une  terre  vraiment 
allemande. 

L'attitude  des  étrangers  avait  provoqué  dans  le  peuple  une 
vive  irritation  ;  l'humiliation  ressentie  se  transforma  en  colère 
qui  se  répandit  de  proche  en  proche  par  tout  l'empire,  et  qui 
éclata  enfin  en  1900,  sous  le  nom  de  révolte  des  Yhokiuen,  ou 
Poings  fermés  pour  la  justice  —  d'où  le  nom  de  Boxeurs.  Ce 
soulèvement,  dont  l'Allemagne  était  la  cause  première,  faillit 
amener  le  massacre  de  tous  les  représentants  des  puissances, 
de  tous  les  blancs  enfermés  dans  la  capitale  chinoise.  Au 
début  des  troubles,  le  baron  de  Ketteler,  ministre  à  Pékin, 
fut  tué  dans  une  rue,  au  moment  où  il  se  rendait  au  minis- 
tère des  Affaires  étrangères.  Ce  meurtre  lui-même  était 
significatif. 

La  grandeur  de  l'offense  fournit  au  kaiser  l'occasion  de 
revendiquer,  pour  l'Allemagne,  le  commandement  suprême 
du  corps  expéditionnaire  qui  devait  délivrer  les  blancs  assié- 
gés dans  le  quartier  des  légations,  et  ainsi  d'augmenter  encore 
son  prestige. 

La  révolte  vaincue,  les  légations  sauvées,  la  cour  chinoise 
dut  s'humilier  et  accorder  les  réparations  nécessaires  ;  le  kaiser 
exigea  l'érection  d'un  monument  expiatoire,  pour  rappeler 
aux  Chinois,  avec  le  souvenir  du  crime  commis  sur  la  personne 
de  son  envoyé,  celui  de  sa  puissance.  Ce  monument,  un  vaste 
portique  de  marbre  blanc,  à  trois  entrées,  se  dresse  toujours 
en  travers  d'une  des  principales  mes  de  la  capitale  ;  piétons, 
cavaliers,  voitures,  troupes  passent  continuellement  sous  ce 
portique.  Pour  que  l'humiliation  des  Chinois  fût  plus  com- 
plète, Guillaume  prétendit,  en  outre,  que  le  prince  envoyé  par 
la  Cour  pour  lui  porter  de  légitimes  excuses  au  sujet  du 
meurtre  du  baron  de  Ketteler,  s'agenouillât  devant  lui,  selon 
le  grand  rite  qui  consiste  à  se  prosterner  trois  fois  et  à  mettre 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTUÈ  ME-O  RI  ENT  871 

neuf  fois  le  front  sur  le  sol,  comme  on  fait  en  Chine  dans 
les  cérémonies  cultuelles;  mais  le  prince  chinois  ne  consentit 
point  à  accomplir  un  acte  considéré,  dans  la  civilisation  euro- 
péenne, comme  dégradant  pour  la  dignité  humaine.  Il  fut 
inflexible,  et  l'empereur  dut  se  contenter  de  saints. 

Tout  cela  blessait  profondément  les  Chinois  qui,  comme 
tous  les  Asiatiques  civilisés,  ont  un  sentiment  très  vif  des 
nuances.  Mais  l'Allemand  tient  avant  tout  à  donner  une  rude 
impression  de  sa  force,  il  considère  ce  système  comme  une 
habileté  politique. 

Néanmoins,  on  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que,  même  che2 
ces  hommes  jaunes,  il  était  bon  d'agir  par  d'autres  moyens; 
le  fameux  von  Bernhardi  lui-même  ne  conseillait-il  pas  de 
gagner  la  masse  et  le  gouvernement  chinois  en  se  servant  de 
la  religion,  de  l'enseignement,  de  la  presse,  en  faisant  croire 
à  la  Chine  que  l'Allemagne  pourrait  éventuellement  devenir 
pour  elle  une  puissante  protectrice? 

C'est  lui  qui  disait  :  «  Si  nous  n'arrivons  pas  à  augmenter 
notre  prestige  en  Chine  et  à  le  maintenir  sans  égard  pour 
personne,  si  nous  n'arrivons  pas  à  convaincre  la  Chine  de  notre 
force  et  à  lui  assurer  un  soutien  contre  ses  ennemis,  qui  sont 
en  même  temps  nos  concurrents,  tous  les  grands  sacrifices 
financiers  auxquels  nous  aurions  pu  nous  résoudre  resteraient 
vains.  « 


Déjà  en  1890,  une  mission  catholique  allemande,  établie  au 
Chantong  avec  un  évêque,  se  soustrayait  au  protectorat  fran- 
çais qui,  jusque-là,  s'était  étendu  sur  les  missionnaires  catho- 
liques de  toutes  les  nations.  Bien  que  son  gouvernement  fût 
luthérien,  le  kaiser  revendiquait  le  droit  de  protéger  lui-même 
ses  nationaux  catholiques,  et  de  les  venger  s'il  leur  arrivait 
malheur  en  Chine.  Protection  intéressée  :  ce  fut,  ainsi  que 
nous  l'avons  vu,  le  meurtre  de  deux  de  ces  missionnaires  qui 
servit,  sept  ans  plus  tard,  de  prétexte  à  la  prise  de  la  baie  de 
Kiaotchéou  et  du  territoire  qui  la  borde. 

Depuis  Louis  XIV,  l'action  du  clergé  catholique  a  été 
grande  en  Chine;  pendant  des  siècles,  c'est  lui  seul  qui  a 
représenté  la  civihsation   occidentale  dans  l'Extrême-Orient 


87 2  LA     KEVUE     DE     PARIS 

tout  entier,  et  particulièrement  dans  le  Céleste  Empire.  Des 
jésuites  occupèrent  même  d'importantes  fonctions  officielles 
et  scientifiques  à  Pékin.  Actuellement,  parmi  les  mission- 
naires, les  Français  tiennent  la  première  place  :  jésuites,  fran- 
ciscains, lazaristes,  prêtres  de  la  Société  des  Missions  étran- 
gères, auxquels  sont  venus  se  joindre  des  frères  maristesetdes 
religieuses  de  divers  ordres,  possèdent  des  établissements,  de 
fondation  plus  ou  moins  ancienne,  un  peu  partout  sur 
l'immense  territoire  de  la  Chine.  Un  couvent  de  trappistes 
se  trouve  même  dans  le  nord  de  la  province  du  Pétcheli. 
En  vertu  de  traités  passés  avec  la  France,  les  missionnaires 
catholiques  peuvent  résider,  en  dehors  des  ports  ouverts, 
dans  l'intérieur,  où  le  droit  de  domicile  n'est  pas  reconnu  aux 
autres  étrangers.  En  fait,  ils  administrent  des  communautés 
chrétiennes  indigènes,  lesquelles  jouissent  du  droit  de  pro- 
priété. Il  y  avait  là  un  moyen  d'influence  dont  les  Allemands 
songèrent  à  se  servir  pour  eux-mêmes.  Le  kaiser  donna  aux 
prêtres  catholiques  allemands  du  Chantong  deux  millions  de 
marks  afin  qu'ils  pussent  réaliser,  par  toute  la  Chine,  le  plan 
d'ensemble  qu'ils  avaient  hardiment  conçu  sans  tenir  compte 
des  règles  de  l'Église  catholique. 

D'abord,  les  missionnaires  allemands,  prétendant  que  la 
science  allemande  était  supérieure  à  toute  autre,  essayèrent 
de  fonder  une  université  catholique,  pour  faire  concurrence 
à  celle  que  possèdent  les  jésuites  français  à  Zikawei,  près  de 
Changhaï.  Le  prêtre,  promoteur  de  ce  projet,  rencontra  une 
vive  opposition  de  la  part  de  ses  coreligionnaires  français  et  ne 
réussit  pas.  Néanmoins,  avec  le  sans-gêne  et  le  manque  de 
tact  propre  aux  gens  de  sa  nation,  il  s'avisa  de  convoquer  à 
l'évêché  de  Pékin,  et  sans  en  informer  l'évêque,  les  vicaires 
apostohques  de  l'importante  province  du  Petchéli.  Mgr  Jarlin, 
justement  froissé  de  ces  procédés  singuliers,  congédia  le  per- 
sonnage. 

Celui-ci  chercha  alors  à  nouer  des  liens  avec  les  missions  du 
centre  de  la  Chine,  afin  d'organiser,  si  possible,  des  points 
d'appui  pour  une  propagande  religieuse  spécifiquement  ger- 
manique au  fond,  mais  qui  se  présentait  sous  l'aspect  d'uni- 
versalité doctrinale  propre,  par  définition  même,  à  l'Église 
cathodique.  L'abbé,  piètre  diplomate,  laissait  trop  voir  le  bout 


LES    ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  87.') 

de  l'oreille.  Ses  confrères  français  réconduisirent  poliment. 
De  ce  côté,  les  espoirs  allemands  se  trouvaient  donc  déçus,  et 
l'extension  de  rinfluence  sous  cette  forme  religieuse  dut  se 
borner  à  l'hinterland  germanique  —  en  l'espèce,  la  province 
du  Chantong. 

Mais,  si  la  propagande  pro-allemande  sous  forme  religieuse 
rencontrait,  pour  des  raisons  de  préséance  historique,  des 
obstacles  particuliers,  il  n'en  était  pas  de  même  d'une  pro- 
pagande laïque  dans  le  domaine  de  l'instruction. 

A  Changhaï,  la  société  germano-asiatique  consacra  un 
budget  de  250000  francs  à  une  université  destinée  à  dispenser 
aux  jeunes  Chinois  les  bienfaits  de  la  Kultur.  Cette  univer- 
sité comprend  trois  facultés  :  une  faculté  httéraire  et  scien- 
tifique, où  l'on  enseigne  la  langue  allemande,  le  latin,  la 
physique,  les  mathématiques  ;  une  faculté  de  médecine  qui 
devait  avoir  dix  chaires  et  un  amphithéâtre  ;  enfin,  une  école 
d'ingénieurs,  qui  fut  ouverte,  avec  un  professeur,  en  1913. 

Dans  le  centre  de  la  Chine,  on  fit  des  acquisitions  de  terrains 
pour  y  édifier  des  établissements  d'instruction,  dès  que  les 
moyens  le  permettraient. 

Il  va  de  soi  que,  dans  la  colonie  de  Tsingtao,  l'activité  était 
grande.  Les  Allemands  y  possédaient  une  école,  dénommée 
université,  où  l'on  enseignait  en  allemand  aux  jeunes  Chinois 
la  législation,  la  mécanique,  l'agriculture,  la  science  fores- 
tière, plus  onze  écoles  élémentaires  pour  les  indigènes,  une 
école  d'apprentissage  pour  les  filles  et  une  pour  les  garçons, 
une  autre  tenue  par  les  missionnaires. 

A  Hankéou,  au  cœur  du  pays,  ils  disposaient  d'une  école 
et  d'une  université  de  mécanique  ;  dans  la  province  éloignée 
de  l'ouest,  le  Seutchoenn,  ils  avaient  ouvert  à  Tchengtou, 
la  capitale,  une  école  moyenne. 

Tout  autour  de  Tsingtao,  centre  d'action,  se  multiphaient 
les  entreprises  industrielles,  les  exploitations  de  mines.  Un 
chemin  de  fer  reliait  Tsingtao  à  Tsinanfou,  la  capitale  provin- 
ciale du  Chantong  et,  de  là,  continuait  vers  le  nord,  se  raccor- 
dait aux  lignes  allant  vers  Pékin  et  vers  le  sud.  De  puissants 
groupes  financiers  se  constituaient  pour  favoriser  le  développe- 
ment des  affaires  allemandes,  la  Deutsch-Asialische  Bank  et 


87  4  LA     REVUE     DE    PARIS 

les  autres  anciens  établissements  ayant  suscité  la  concurrence 
des  maisons  analogues. 

Dans  toute  la  Chine,  la  presse  locale  était  surveillée  et, 
partout  oii  la  chose  était  possible,  des  Allemands  cherchaient 
à  l'influencer  d'une  façon  quelconque.  A  Pékin,  le  principal 
journal  officieux  du  gouvernement  chinois,  le  Chciipao,  ou  le 
Temps,  se  trouvait  en  réalité  dans  des  mains  allemandes  ;  il 
publiait  une  édition  en  anglais  pour  travailler  l'opinion  des 
Européens  résidant  dans  le  pays,  l'anglais  étant  pratiquement 
en  Extrême-Orient  la  langue  internationale.  Cette  feuille  était, 
et  est  encore  sans  doute,  dirigée  par  l'Allemand  que  je  trouvai 
dans  les  bureaux  du  journal  chinois  en  1912. 

Enfin,  le  kaiser  veillait  à  ce  que  des  conseillers  à  lui  fussent 
toujours  bien  placés  auprès  du  gouvernement  débile  de  Pékin. 
Il  ambitionnait  visiblement  d'exercer  à  la  cour  une  grande 
influence  au  point  de  vue  militaire  ;  tout  porte  à  croire  qu'il 
rêvait  de  faire  de  cette  Chine,  à  la  population  innombrable, 
une  sorte  de  Turquie,  d'où  il  pourrait  puiser  plus  tard  les 
soldats  destinés  à  étendre  par  la  force  la  puissance  allemande 
dans  cette  partie  du  monde.  L'Allemagne  tenait  toujours 
prête  une  mission  militaire  destinée  à  mettre  la  main  sur 
l'organisation  et  la  direction  de  l'armée  chinoise.  A  un  certain 
moment,  on  crut  même  qu'elle  allait  réussir  à  implanter 
trois  cents  officiers  allemands  pour  prendre  en  main  la  grande 
réforme  militaire.  La  rivalité  des  autres  puissances,  juste- 
ment inquiètes,  l'empêcha  de  réaliser  ce  projet. 

Lors  de  la  Révolution  de  1911,  l'Allemagne  fit  partie  du 
fameux  consortium  des  puissances  qui  appuya  le  président 
dans  sa  lutte  contre  le  Parlement  ;  mais  elle  n'y  tenait  qu'une 
petite  place  et  y  jouait  un  double  jeu.  Tandis  que,  d'un  côté, 
elle  participait,  autour  du  tapis  vert,  aux  délibérations  et  aux 
décisions  qui  avaient  pour  but  de  mettre  la  Chine  en  tutelle 
par  l'argent,  d'un  autre  côté,  elle  s'efforçait  de  gagner  les 
bonnes  grâces  du  personnage  ambitieux,  dont  elle  comptait 
se  faire  un  instrument  à  son  service.  C'est  ainsi  que,  lorsque 
l'emprunt  du  coup  d'État  eut  été  accordé  par  le  consortium  au 
président,  lorsque  tout  fut  signé,  on  apprit  que  l'Allemagne  et 
l'Autriche  avaient  dans  le  secret  passé  un  contrat  à  leur  profit 
exclusif;  Yuen  Chekaï,  le  dictateur,  leur  accordait,  en  garantie 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  875 

de  prêts  éventuels,  certaines  ressources  fiscales  qu'il  s'était 
engagé  à  réserver  aux  autres  prêteurs;  de  plus,  il  prenait  l'en- 
gagement de  faire  en  Allemagne  d'importantes  commandes 
d'armement,  ce  qui  ruinait  les  espérances  des  maisons  anglaises 
et  françaises  pour  lesquelles  surtout  cet  emprunt  avait  été 
lancé. 

Malgré  ces  manœuvres,  les  Allemands  ne  disposaient  pas  de 
l'influence  prédominante  sur  le  nouveau  chef  de  l'État  chi- 
nois. La  situation  diplomatique  à  Pékin  était  telle  que,  lorsque 
les  grandes  puissances  de  la  Triple  Entente,  jointes  aux  États- 
Unis  et  au  Japon,  se  montraient  hostiles  aux  entreprises  de 
l'Allemagne,  celle-ci,  dans  l'impossibilité  de  briser  un  faisceau 
si  puissant,  était  obligée  de  reculer;  elle  s'y 'résignait,  en 
préparant  l'avenir  par  la  pénétration  pacifique  de  la  Chine  et 
des  autres  pays  d'Extrême-Orient. 

* 
*  * 

Au  nombre  de  ceux-ci,  l'Indo-Chine  française  se  présentait 
comme  un  morceau  de  choix.  Depuis  longtemps,  le  monde 
colonial  allemand  pensait  bien  qu'un  jour  viendrait  fatalement 
où,  la  France  étant  de  nouveau  vaincue,  l'Indo-Chine  serait 
pour  l'Allemagne  une  riche  proie.  Mais  une  invasion  pacifique 
d'avant-guerre  présentait  chez  des  Français  ombrageux  un 
caractère  particulièrement  difficile  ;  la  tactique  fut  donc  appro- 
priée à  la  situation. 

Les  Allemands  se  contentèrent  d'implanter  en  Indo-Chine 
quelques  maisons  seulement  ;  celles-ci  devaient  étendre  leurs 
succursales  avec  personnel  franco-indigène  sur  tout  le  terri- 
toire. On  ne  courait  pas  le  risque  d'inquiéter  un  patriotisme 
défiant,  comme  il  serait  arrivé  si  de  nombreux  sujets  allemands 
étaient  venus  s'installer  dans  la  colonie. 

Déjà,  en  1884,  la  famille  Speidel  avait  créé  en  Cochinchine, 
sous  un  nom  français  :  La  Rizerie  de  V  Union,  une  société 
commerciale  pour  exploiter  la  principale  richesse  du  pays  : 
le  riz.  Comme  la  plupart  des  entreprises  coloniales,  cette  maison 
devait  faire  des  opérations  de  toutes  sortes  ;  avec  le  temps, 
elle  poussa  ses  rameaux  au  Tonkin,  et  jusque  dans  la  pro- 
vince du  Yunnan,  en  Chine,  où  elle  avançait  en  même  temps 
que  les  Français.  Puis,  les  défiances  françaises  disparaissant 


876  LA     REVUE     DE     PARIS 

peu  à  peu,  la  puissance  de  l'Allemagne  grandissant,  il  devint 
inutile  de  dissimuler  le  nom  de  la  maison  ;  le  25  juin  1914, 
quelques  jours  avant  les  événements  qui  devaient  amener  la 
guerre,  Ulrich  Speidel,  Frédéric  Speidel,  Hermann  Prescher, 
François  Dobwehl,  Oscar  Bezold,  associés  en  nom  collectif, 
ainsi  que  la  veuve  Emma  Speidel,  née  Haid,  et  Ulrich  Speidel, 
commanditaires,  tous  sujets  allemands,  déposaient  au  greffe 
de  Saigon  les  nouveaux  statuts  de  leur  société  agrandie  sous 
le  nom  de  Speidel  et  Cie. 

Le  succès  des  Speidel  engagea  M.  Engler,  de  Francfort,  à 
perfectionner  le  système.  C'est  de  Francfort  même,  en  effet, 
que  la  maison  Engler  et  Cie,  fondée  en  1896,  à  Saigon,  était 
dirigée.  C'est  de  là  que  M.  Edouard  Engler  autorisait  toutes 
les  ventes,  tous  les  achats  importants  et  tous  les  mouve- 
ments de  fonds  de  la  société. 

On  peut  se  faire  une  idée  de  l'importance  et  de  l'activité 
du  commerce  de  ces  quelques  Allemands  en  Indo-Chine,  quand 
on  sait  que,  lorsqu'ils  voulurent  lutter  contre  l'industrie  fran- 
çaise de  l'automobile,  ils  réussirent  du  premier  coup  à  égaler 
par  leurs  importations  les  maisons  françaises  de  la  métropole. 
Elles  importaient  pour  1  329000  francs  en  1912;  les  Allemands, 
en  1913,  pour  1  174000  francs. 

Ils  importaient  pour  363  000  francs  de  métaux  en  1912,  et 
pour  1  023  000  en  1913.  Cette  même  année,  le  chiffre  de  leurs 
entrées  fut  de  3  836  000  francs  de  marchandises  d'origine  alle- 
mande et  175  000  d'origine  autrichienne,  soit  pour  plus  de 
4  millions  de  produits. 

Leurs  navires,  en  1912,  embarquaient  et  débarquaient  dans  la 
colonie  422000  tonnes  de  marchandises,  pour  71  625  000  francs. 
Afin  de  favoriser  cette  conquête  des  marchés  et  des  trans- 
ports, le  gouvernement  de  Berlin  subventionnait  largement 
les  grandes  compagnies  de  navigation  desservant  l'Extrême- 
Orient  ;  à  la  Norddeutscher  Lloyd  de  Brème  et  aux  autres, 
il  accordait  4  275  000  francs  annuellement. 

Le  développement  rapide  du  commerce  germanique  dans 
notre  grande  colonie  asiatique  se  serait  vraisemblablement 
accru  si  la  guerre  n'avait  pas  éclaté,  et  bientôt  on  aurait  vu, 
grâce  à  la  confiance,  à  l'insouciance,  au  laisser-aller  des  Fran- 
çais pacifiques,  se  multiplier  les  firmes  allemandes,  accourir 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  877 

des  agents,  des  commis,  des  comptables,  des  acheteurs  tra- 
vaillant pour  le  compte  de  la  plus  grande  Allemagne,  exploi- 
tant habilement  le  travail  des  indigènes  et  les  richesses  du 
pays,  tandis  que  les  Français  se  seraient  consacrés  à  admi- 
nistrer, à  tenir  en  bride  la  population  et  à  encourir,  de  ce  fait, 
l'animadversion  de  celle-ci.  Le  terrain  eût  été  ainsi  admira- 
blement préparé  pour  de  futures  révoltes  et  pour  une  prise 
de  possession  du  pays  par  les  mains  expertes  de  gens  le 
connaissant  bien. 

*  * 

Le  travail  souterrain  d'avant-guerre  ne  pouvait,  en  ce  qui 
concernait  l'Angleterre  et  ses  colonies,  être  poursuivi  avec 
moins  de  soin  que  celui  qui  s'accomplissait  dans  l' Indo-Chine 
française.  De  fait,  l'Indo-Chine  anglaise,  connue  sous  le  nom 
usuel  de  Straits  Settlemenls  ou  Établissements  des  Détroits,  était 
elle  aussi,  le  théâtre  de  l'activité  germanique.  Du  jour  où 
les  Allemands  se  lancèrent  dans  la  politique  mondiale,  ils 
ne  pouvaient  négliger  de  dresser,  dans  le  secret,  leurs  batte- 
ries en  un  point  aussi  important  de  la  carte  du  monde  que 
le  détroit  de  Malacca. 

Au  sud  de  ce  détroit,  en  effet,  se  trouve  Singapoure,  île  de 
quelque  580  kilomètres  carrés,  avec  une  capitale  dont  les 
Anglais  ont  fait  un  port  de  premier  ordre.  La  ville  de  Singa- 
poure est  située  sur  une  rade  magnifique,  au  point  de  croi- 
sement des  lignes  de  navigation  entre  l'Europe,  l'Inde,  la 
côte  orientale  d'Afrique  et  la  Cochinchine,  la  Chine,  le  Japon, 
Sumatra,  Java.  Singapoure  est  un  vaste  dépôt  de  charbon, 
une  station  de  ravitaillement  et  de  réparations,  un  grand 
.  marché  commercial,  une  station  de  transit,  et  un  centre  straté- 
gique qui  surveille  la  route  maritime  d'Extrême-Orient. 

Sur  la  côte  ouest  de  la  presqu'île  malaise,  la  Grande-Bre- 
tagne possède  également  plusieurs  territoires  :  la  province 
de  Malacca,  jadis  portugaise  et  hollandaise,  celle  de  Dinding, 
plus  haut,  celle  de  Wellesley  qui  s'étend  en  une  étroite  et 
longue  zone  côtière,  et  en  face  de  laquelle  se  trouve  l'île  de 
Penang  et  le  port  du  même  nom.  Le  protectorat  anglais 
s'applique  en  outre  à  quelques  États  indigènes  voisins. 

Là,  comme  en  Indo-Chine  française,  mais  plus  nombreux 


878  LA     REVUE     DE    PARIS 

les  commerçants  allemands  allèrent  un  à  un  se  fixer.  Le  libé- 
ralisme des  Anglais  leur  facilita  la  tâche,  car  l'administration 
coloniale  de  nos  voisins,  non  seulement  ne  met  aucune  entrave 
à  l'établissement  des  étrangers  sur  le  sol  britannique,  mais 
s'ingénie  au  contraire  à  seconder  de  son  mieux  leurs  entre- 
prises qui,  pense-t-elle,  doivent  concourir  à  la  prospérité  géné- 
rale. C'est  du  moins  ce  qui  se  passe  en  Malaisie,  où  les  Français 
qui  possèdent  des  plantations  ou  qui  exploitent  des  mines 
sont  unanimes  à  préférer  les  méthodes  accommodantes  de 
l'administration  coloniale  britannique  aux  procédés  de  notre 
bureaucratie  indo-chinoise. 

L'étranger  qui  va  en  Malaisie  planter  le  manioc,  l'hévéa  à 
caoutchouc,  ou  faire  du  commerce,  s'y  trouve  donc  comme 
chez  lui,  ou  mieux  encore.  Profitant  du  bon  accueil  anglais, 
'es  Allemands  fondèrent  là  également  quelques  exploitations, 
quelques  comptoirs,  quelques  maisons  de  commerce  ;  mais  ils 
ne  se  contentèrent  pas  de  poursuivre  leurs  entreprises  com- 
merciales, industrielles  ou  agricoles.  Au  milieu  des  Anglais 
sans  défiance,  ils  se  préparaient  pour  le  jour  où  leur  kaiser 
donnerait  le  signal  du  conflit  qui  devait  amener  la  réalisation 
de  son  rêve  d'hégémonie  mondiale.  Ils  installaient  sur  les  côtes 
et  dans  les  ports  des  postes  secrets  de  télégraphie  sans  fil  qui 
devaient,  ainsi  qu'on  le  découvrit  plus  tard,  leur  rendre  les 
plus  grands  services  en  cas  de  conflit  de  l'Allemagne  avec  une 
autre  puissance,  et  particulièrement  avec  l'Angleterre. 

Nul  ne  se  défiait  d'eux.  En  Extrême-Orient,  les  blancs,  quelle 
que  soit  leur  nationalité,  vivant  loin  de  leur  patrie  au  milieu 
d'hommes  d'une  autre  race  et  d'une  autre  civilisation,  entre- 
tiennent, en  général,  des  rapports  assez  étroits  ;  ils  se  rencon- 
trent le  soir  dans  des  cercles  communs,  où  tout  le  monde 
fraternise  ;  des  mariages  se  concluent  entre  personnes  de  natio- 
nalités différentes;  le  contact  journalier,  la  communauté  des 
intérêts,  les  relations  d'afïaires,  fondent  en  quelque  sorte 
tous  ces  enfants  de  la  civilisation  occidentale  en  une  commu- 
nauté où  s'atténuent  les  divergences  nationales. 

Qui  aurait  pu  se  douter,  parmi  ces  Anglais,  convaincus  de 
l'inviolabilité  de  l'empire  britannique  et  si  confiants,  que 
certains  membres  de  cette  communauté  formaient  le  plan  de 
s'emparer,  par  un  massacre,  de  la  colonie?  Qui  aurait  pu  croire 


LES  ALLEMANDS  KN  EXTRÊ  ME-O  UI  EN  T  87  9 

que,  sur  tous  les  points  du  territoire,  aussi  bien  àPenangqu'à 
Singapoure,  ils  prenaient  leurs  dispositions  pour  trahir  ceux 
qui  les  accueillaient  si  fraternellement? 

Les  événements  devaient  pourtant  démontrer  qu'il  en 
était  ainsi.  A  Singapoure  même,  un  certain  Deahn,  Allemand 
très  actif,  fondé  de  pouvoirs  de  la  maison  Benh  Mayer  et 
consul  de  Turquie,  s'était  attaché  à  acquérir  de  l'ascendant 
sur  les  sous-ofhciers  hindous  du  bataillon  de  cipayes  qui,  avec 
quelques  soldats  anglais,  composaient  la  garnison  de  la  colonie. 
Pour  arriver  à  ses  fins,  il  s'était  servi  d'un  intermédiaire 
musulman  qui  entretenait  des,  relations  suivies  avec  le  monde 
religieux  et  politique  de  l'Islam  en  Europe.  Deahn  et  son 
acolyte  réunissaient  les  sous-officiers  à  l'écart,  dans  une 
maison  de  campagne  de  l'île,  et  travaillaient  l'esprit  de  ces 
cipayes  musulmans;  ils  leur  présentaient,  dans  le  sens  des 
intérêts  allemands,  les  événements  politiques  de  l'Europe,  la 
situation  du  pays  où  régnait  le  commandeur  des  croyants, 
leur  parlaient  de  leurs  intérêts  religieux;  en  un  mot,  ils 
s'efforçaient  de  prendre  la  direction  intellectuelle  de  ces 
hommes  simples.  Les  Anglais,  distants,  par  caractère  et  par 
système,  à  l'égard  des  indigènes  qu'ils  dominent,  ne  s'aper- 
cevaient pas  de  ce  travail  de  pénétration  d'une  influence 
étrangère  dans  l'esprit  de  leurs  soldats.  Les  résultats  s'en 
révélèrent  à  eux  d'une  façon  terrible  lorsque  la  guerre  eut 
éclaté  en  Europe. 


II 


Pendant  tout  le  mois  de  juillet  à  peu  près,  les  Occidentaux 
résidant  en  Extrême-Orient  se  doutaient  moins  encore  que  le 
public  européen,  de  l'imminence  du  formidable  conflit  dans 
lequel  la  volonté  d'un  homme  allait  précipiter  le  monde. 
Seuls,  les  Japonais,  Asiatiques  défiants,  et  dont  le  service  des 
renseignements  et  d'espionnage  ne  le  cède  en  rien  à  celui  de 
l'Allemagne  elle-même,  constataient,  dès  juillet,  qu'on  accu- 
mulait approvisionnements  et  munitions  àTsingtao,comme  si 
l'on  avait  prévu  un  siège  prochain  de  cette  place. 

A  la  fin  du  mois,  arrivèrent  les  premières  dépêches  inquié- 


880  LA     REVUE     DE     PARIS 

tantes,  puis,  coup  sur  coup,  la  déclaration  de  guerre  de  l'Alle- 
magne à  la  Russie  et  à  la  France.  L'émotion  fut  à  son  comble. 
Quel  parti  allait  prendre  l'Angleterre?  Bientôt  on  reçut  la 
nouvelle  de  l'entrée  de  celle-ci  dans  le  conflit,  ce  qui  devait, 
aux  yeux  de  tous,  avoir  pour  l'Extrême-Orient  de  graves 
conséquences  en  donnant  au  Japon  un  motif  d'intervenir  lui 
aussi. 

Les  hommes  d'État  de  cette  dernière  puissance  ne  pouvaient 
laisser  échapper  une  occasion  si  belle  de  faire  faire  un  pas  de 
géant  à  leur  politique  d'expansion  sur  le  continent  asiatique. 
Ils  agirent  rapidement;  lorsque  la  flotte  allemande  de  Tsingtao 
fut  partie  vers  les  côtes  du  Chili,  le  Japon,  le  19  août,  envoya 
à  l'Allemagne  son  ultimatum  :  l'orgueilleuse  Germanie  de  ^  ait 
s'humilier  devant  ces  Asiatiques  qui  n'avaient  pas  oublié  le 
tableau  fameux  sur  le  péril  jaune  tracé  de  la  main  même  du 
kaiser;  elle  devait  remettre  au  Japon  la  plus  belle  des  colonies 
allemandes,  et  cela  sans  indemnité.  C'était  la  guerre  fatale; 
fatale  également  devait  être  la  perte  de  Tsingtao.  Les  défenses 
entourant  la  ville  et  le  port  étaient  plus  fortes,  dans  leur 
ensemble,  que  celles  de  Port-Arthur  lorsque  les  Japonais  assié- 
gèrent cette  place.  Certes,  les  Allemands  auraient  pu  opposer 
là  une  résistance  très  longue  aux  alliés.  Peut-être  même  les 
puissances  de  l'Entente  auraient-elles  pensé  que  la  prise  de 
Tsingtao  ne  présentait  pour  elles  un  assez  grand  intérêt  pour 
en  entreprendre  le  siège.  L'intervention  du  Japon  changeait 
complètement  la  situation  :  c'était  la  perte  assurée  de  la 
position  allemande  en  Extrême-Orient. 

Aussi  les  Allemands,  qui  considèrent  l'héroïsme  moral  comme 
une  inutilité,  ne  s'obstinèrent-ils  pas.  Ils  subirent  leur  destin, 
à  Tsingtao,  avec  le  minimum  d'efforts.  Le  combat  fut,  en 
quelque  sorte,  protocolaire.  Comment,  d'ailleurs,  les  quatre 
mille  défenseurs  de  la  place  auraient-ils  pu  espérer  résister 
longtemps  avec  succès  à  toute  une  armée  de  soldats  valeu- 
reux possédant  une  puissante  artillerie  et  trois  escadres. 
Attaqué  par  terre  et  par  mer  par  les  Japonais,  auxquels  s'était 
joint  un  corps  de  huit  cents  cipayes  et  soldats  anglais,  Tsingtao 
succombait  le  7  novembre,  et  le  gouverneur,  Meyer  Waldeck, 
signait  la  reddition. 

Le  16,  les  troupes  victorieuses  faisaient  leur  entrée  triom- 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  881 

phale  ;  les  autorités  s'installaient  dans  les  édifices  allemands 
que  l'artillerie  assiégeante  avait  eu  soin  de  respecter.  De  nom- 
breux civils,  sujets  du  mikado,  accoururent  de  Corée,  de 
Mandchourie,  des  îles  japonaises  elles-mêmes,  et  prirent  pos- 
session réelle  du  territoire,  de  la  ville,  du  port,  de  ses  docks. 
On  débaptisa  la  colonie  qui  s'appelle  maintenant  Seitoii. 

Cette  colonie  ne  fut  point  rendue  à  la  Chine,  bien  que  les 
termes  de  l'ultimatum  à  l'Allemagne  parlassent  «  d'une  resti- 
tution éventuelle  »  aux  Chinois;  les  Japonais  prétendent,  en 
effet,  que,  l'Allemagne  n'ayant  pas  accepté  l'ultimatum,  cet 
instrument  diplomatique  est  devenu  caduc  et  que  le  Japon  a 
acquis,  par  les  sacrifices  faits  pour  expulser  les  Allemands, 
des  droits  à  prendre  leur  place.  D'ailleurs,  cette  question 
pourra  se  discuter  avec  les  puissances  lors  de  la  conclusion 
de  la  paix  générale. 

En  attendant,  le  flot  des  immigrants  japonais  continue 
d'arriver  à  Seitou,  tandis  que  les  soldats  allemands  qui  occu- 
paient Tsingtao  sont  prisonniers  au  Japon.  Cette  colonie,  pour 
laquelle  tant  de  sacrifices  d'argent  avaient  été  faits  par  ses 
possesseurs,  se  trouve  désormais  en  des  mains  robustes  qui  la 
tiennent  solidement,  et  ainsi  s'accomplit  la  prévision  de  von 
Bernhardi,  lorsqu'il  disait  :  «  Si  nous  abandonnions  Tsingtao, 
ou  si  nous  le  perdions  par  la  force  des  armes,  notre  prestige  en 
Extrême-Orient  recevrait  un  coup  mortel  et  notre  commerce 
serait  livré  sans  secours  possible  à  la  destruction.  Une  telle 
perte  ne  détruirait  pas  seulement  le  germanisme  en  Extrême^ 
Orient,  mais  encore  atteindrait  notre  prestige  dans  le  monde 
entier.  » 


Lorsque  là  guerre  eut  éclaté  en  Europe,  les  agents  alle- 
mands résidant  dans  le  sud  de  la  Chine  disposèrent  immédia- 
tement leurs  batteries  pour  combattre,  avec  les  moyens  dont 
ils  disposaient,  les  Français  en  Indo-Chine. 

L' Indo-Chine  française,  et  particulièrement  le  Tonkin, 
offrait  un  champ  d'action  tout  proche  aux  consuls  chargés 
de  mener  la  lutte.  Nos  frontières  avec  la  Chine  commencent 
à  Moncay  sur  le  golfe  du   Tonkin;   elles  longent,   sur  une 

15  Octobre  1915.  1^ 


882  LA     REVUE     DE    PARIS 

petite  distance,  la  province  de  Canton,  sur  une  très  grande, 
celle  du  Koangsi  et  du  Yunnan;  cette  dernière  province 
enfonce  même  comme  un  coin  une  pointe  de  son  territoire 
dans  notre  Laos,  avant  d'atteindre  la  Birmanie.  Ces  régions 
frontières  sont  montagneuses,  couvertes  de  forêts,  d'accès 
difficile;  une  vraie  terre  d'élection  pour  le  banditisme.  Aussi, 
du  côté  français  restent-elles  encore  presque  toutes  dans  la 
condition  de  territoires  militaires,  comme  au  temps  de  la 
conquête  ;  du  côté  chinois,  l'administration  y  est  à  peu  près 
inexistante,  et  jamais  le  pouvoir  central  n'a  pu  tenir  vraiment 
en  mains  ce  pays  à  demi-sauvage.  Des  bandes  de  malfaiteurs, 
d'outlaws,  ont  toujours  plus  ou  moins  infesté  le  pays  et  fait 
des  incursions  dans  l'intérieur  du  Tonkin,  pour  y  voler  les 
paisibles  cultivateurs. 

D'autre  part,  c'est  dans  la  Chine  du  Sud  que  les  Annamites 
mécontents  de  notre  domination,  ceux  qui  ont  été  l'objet  de 
condamnations  politiques  et  ont  pu  s'enfuir,  se  sont  réfu- 
giés. De  là,  exploitant  les  fautes  de  notre  administration,  ils 
agissent  sur  l'esprit  de  leurs  compatriotes,  les  incitant  à  la 
révolte  contre  les  Français.  Un  petit-fils  de  l'empereur  anna- 
mite Gialong,  du  nom  de  Cuong-Dé,  et  un  lettré  renommé, 
Pham-Bau  Chau,  y  dirigent  l'agitation  contre  nous. 

On  pense  bien  que  les  Allemands  ne  se  firent  pas  faute 
d'exploiter  cette  situation.  Le  centre  de  leur  action  paraît 
avoir  été  Pakhoï,  petit  port  chinois  sur  le  golfe  du  Tonkin.  Là 
se  trouve  un  consul  allemand  très  actif,  et  qui  semble  avoir 
été  placé  si  près  de  notre  colonie  pour  la  surveiller  et  y  orga- 
niser éventuellement  toute  action  contre  nous.  A  Longtcliéou, 
un  peu  plus  haut  Sur  la  frontière  sino-tonkinoise,  se  trouve  un 
consul  général  ;  à  Yunnanfou,  au  nord-ouest  de  [notre  Tonkin, 
un  autre  agent  allemand  s'était  depuis  longtemps  signalé  par 
ses  intrigues  ;  enfin  Hoaï-Hao,  le  port  de  la  grande  île  chinoise 
de  Haïnan,  possédait  également  sa  sentinelle  allemande. 

Dès  le  début  de  juillet,  le  consul  Bragard,  de  Hoaï-Hao,  se 
rendait  à  Yunnanfou  et  y  restait  le  mois  entier,  vraisembla- 
blement pour  organiser,  avec  son  collègue,  une  action  concor- 
dante ;  mais  cet  agent  joua  de  malheur,  fut  surpris  par  la 
déclaration  de  guerre  et  arrêté  au  moment  où  il  retraversait 
le  Tonkin. 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  883 

Le  consul  de  Pakhoï  fut  plus  heureux.  Il  est  vrai  cju'il  réside 
dans  un  endroit  bien  choisi  pour  se  livrer  à  des  intrigues  et 
tramer  des  complots  ;  car  Pakhoï  se  trouve  dans  une  région 
indépendante  de  fait  du  gouvernement  central  cliinois  ;  on  y 
reçoit  quelquefois  les  agents  de  l'autorité  et  les  troupes  gou- 
vernementales à  coups  de  fusil.  Aussi  ce  port  fut-il  toujours 
signalé  comme  un  centre  très  actif  de  propagande  contre  nous. 

Quant  à  l'action  des  agents  allemands,  consul,  vice-consul, 
missionnaires  luthériens,  luttant  pour  le  Deiitschland  iïber 
ailes,  voici  ce  qu'en  dit  le  correspondant  à  Pakhoï  même  du 
journal  du  Tonkin  le  plus  proche,  le  Courrier  cVHdiphong  : 

C'est  à  Pakhoï,  et  non  ailleurs,  que  la  dernière  main  a  été  mise  aux 
complots  bassement  criminels  tramés  contre  l' Indo-Chine.  C'est  là, 
en  des  visites  nocturnes,  que  les  affiliés,  chefs  des  bandits  annamites, 
chinois,  nhungs,  minhs,  etc.,  sont  venus  prendre  le  mot  d'ordre,  rece- 
voir des  subsides  et  des  poisons  violents  importés  d'Allemagne.  Yoretzh 
et  Weiss  se  sont  certainement  occupés  de  ces  abominables  besognes, 
mais  celui  qui  a  agi  sans  relâche  et  en  dernier  ressort,  c'est  Metzeltin. 

C'est  de  Pakhoï  que  sont  partis  les  Boches  chargés  de  diriger  les 
agressions  préparées  contre  l' Indo-Chine.  Si  les  attaques  projetées  vers 
plusieurs  points  de  la  frontière,  notamment  versMoncay  etLongtcheou, 
se  sont  réduites  à  un  point  dégarni  du  Laos,  nous  le  devons  à  la  tour- 
nure favorable  de  nos  opérations  militaires  en  Europe. 

Un  de  ces  officiers  ou  sous-officiers  boches  débarquait  encore  récem- 
ment à  Pakhoï  nanti  d'une  caisse  d'armes  et  de  munitions,  et,  après  un> 
séjour  au  consulat  boche,  se  mettait  en  route  pour  la  frontière  du 
Tonkin. 

L'effet  de  ces  machinations  ne  tarda  pas  à  se  faire  sentir... 
Des  bandes  munies  de  fusils  furent  signalées  en  divers  points 
de  la  frontière...  Les  autorités  du  Tonkin  prirent  immédiate- 
ment des  mesures  rigoureuses  ;  des  troupes  partirent  à  la 
chasse  de  ces  pirates,  car  tel  est  le  nom  qu'on  leur  donne  habi- 
tuellement. 

A  Yen  Bay,  au  nord  du  Tonkin,  quatorze  indigènes  furent 
condamnés  à  mort  en  décembre  1914  ;  à  Backan,  où  des  déte- 
nus s'étaient  enfuis  de  la  prison,  vingt-six  furent  exécutés 
en  février  1915. 

Dans  la  nuit  du  13  au  14  mars  de  cette  même  année,  le  poste 
de  Talong,  sur  la  frontière  du  Koangsi,  était  attaqué.  Les 
assaillants  avaient  d'abord  essayé  de  corrompre  les  tirailleurs 


884  LA     REVUE     DE    PARIS 

annamites  qui  gardaient  le  poste.  Ils  furent  repoussés  avec 
pertes.  Les  attaques  les  plus  sérieuses  eurent  lieu  sur  la  fron- 
tière du  Yunnan,  contiguë  au  Laos On  dut  envoyer  là  une 

colonne  composée  de  cinq  compagnies  de  tirailleurs  anna- 
mites, conduites  par  le  commandant  Sourisseau  qui  lutta 
énergiquement  ;  en  mars  et  avril  les  bandes  furent  enfin  victo- 
rieusement repoussées. 

Cette  reprise  du  vieux  banditisme,  fomentée  par  les  Alle- 
mands, n'aurait,  en  somme,  pu  avoir  un  caractère  vraiment 
dangereux  que  si  la  population  annamite  elle-même  avait  été 
gagnée  par  des  excitations  et  appelée  à  la  révolte  ;  mais  le  fait 
ne  se  produisit  pas.  Une  tentative  de  complot,  à  la  suite  de 
l'attaque  infructueuse  d'un  poste,  fut  jugée  par  un  conseil  de 
guerre  du  Tonkin  et  vingt-sept  indigènes  furent  exécutés,  mais 
la  population  ne  s'en  émut  pas. 

L'affaire  la  plus  curieuse  est  celle  de  la  Légion  étrangère 
tenant  garnison  en  Indo-Chine  ;  parmi  ces  soldats  se  trouvent, 
comme  on  sait,  beaucoup  d'Alsaciens  et  d'Allemands.  Lors 
de  l'envahissement  de  la  Belgique,  des  rixes  se  produisirent, 
d'abord  entre  légionnaires  belges  et  allemands.  Malgré  leur 
engagement  sous  les  drapeaux  d'une  nation  autre  que  la  leur, 
certains  de  ces  hommes,  excités  par  les  événements,  sentaient 
se  réveiller  leur  patriotisme.  L'autorité  militaire  prit  les 
mesures  de  précaution  indiquées  par  les  circonstances... 

Dans  le  deuxième  territoire  militaire,  sur  la  frontière  de 
Chine,  se  trouvait,  à  Namnang,  un  poste  comprenant  vingt- 
cinq  ou  trente  Allemands  et  sept  Français.  Un  caporal  qui 
dit  se  nommer  Kurth,  engagé  en  1908  et  naturalisé  en  1913..., 
ne  projetait  pas  moins  que  de  chasser  les  Français  du 
Tonkin,  après  avoir  soulevé  la  population,  puis  de  se  rendre 
avec  tous  les  Allemands  de  la  légion,  à  Tsingtao,  pour  parti- 
ciper à  la  défense  de  la  forteresse  allemande. 

Le  plan  n'était  pas  mal  imaginé.  Il  consistait  à  massacrer 
d'abord  les  sept  Français,  officiers  et  sous-officiers,  à  s'em- 
parer de  la  caisse  du  poste,  à  se  joindre  aux  autres  légion- 
naires allemands,  préalablement  prévenus,  de  Caobang  et  des 
postes  de  la  même  région.  Kurth  comptait  ainsi  rassembler 
les  deux  cents  Allemands  du  5®  bataillon  ;  le  caporal  avait  des 
Intelligences...  à  Talong  et  même  à  Langson.  Les  deux  mitrail- 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  885 

leuses  dont  le  poste  disposait  étant  servies  habituellement  par 
des  Allemands,  ces  armes  bien  maniées  devaient  rendre  de 
grands  services... 

La  réalisation  d'un  tel  plan  n'avait  rien  d'impossible  ; 
mais  Kurth  commit,  lui  aussi,  l'erreur  de  psychologie  qui  a  fait 
faire  tant  de  fautes  à  ceux  de  sa  race.  Il  ne  se  rendait  pas 
compte  que,  dans  un  milieu  mêlé,  comme  celui  de  la  légion 
étrangère,  il  est  fort  difficile  de  conserver  le  secret  nécessaire 
à  un  complot  de  ce  genre,  et  cela  d'autant  plus,  en  l'espèce, 
que  parmi  les  Allemands  de  la  légion,  il  y  a  des  Alsaciens. 
Kurth  fut  dénoncé  à  temps.  Il  passa  en  conseil  de  guerre  et 
fut  fusillé.  Il  aurait  déclaré,  avant  de  mourir,  être  officier 
dans  l'armée  du  kaiser.  La  chose  n'a  rien  d'invraisemblable, 
au  contraire.  Ce  rôle  de  traître  poursuivi  pendant  plusieurs 
années  est  tout  à  fait  conforme  à  la  mentalité  allemande. 

En  somme,  dans  notre  Indo-Chine,  les  intrigues  teutonnes 
n'avaient  produit  qu'un  maigre  résultat.  Le  réveil  du  bandi- 
tisme n'était  pas  arrivé  à  exciter  contre  les  Français  la  popu- 
lation annamite.  Tandis  que,  sur  les  hauts  plateaux  sauvages 
du  Laos,  dans  les  bois  et  les  montagnes  de  la  zone  frontière, 
se  livraient  comme  autrefois  les  combats  avec  les  pirates, 
les  indigènes  du  bas  pays  apportaient  généreusement  leur 
obole  aux  œuvres  de  secours  pour  les  blessés  delà  guerre.  Plu- 
sieurs d'entre  eux,  et  non  des  moindres,  combattaient  en 
Europe,  y  versaient  leur  sang  pour  la  France.  Ainsi  le  fils  aîné 
du  Tong-Doc  de  Cholon  commande  actuellement  un  régiment 
français  sur  le  front,  et  tout  le  monde  connaît  de  nom  son 
frère,  le  célèbre  officier  aviateur  Dohuu. 

* 
*  * 

C'est  en  Malaisie  que  les  Allemands  obtinrent  un  résultat 
appréciable  de  leurs  machinations.  Grâce  aux  appareils  de 
télégraphie  sans  fil  dont  ils  disposaient,  ils  purent  renseigner 
continuellement  le  fameux  croiseur  VEmden  qui,  dès  le  début 
des  hostilités,  s'était  rendu  dans  le  sud  de  la  mer  de  Chine, 
puis  dans  l'océan  Indien,  pour  y  attaquer  les  navires  de  com- 
merce des  puissances  alliées. 

La  présence  des  Allemands  sur  les  divers  points  des  côtes  lui 
permit  longtemps  d'esquiver  les  vaisseaux  lancés  à  sa  pour- 


LA     REVUE     DE     PARIS 


suite.  Averti  de  leur  présence  dans  les  ports  et  des  moments  de 
leur  départ,  il  se  trouvait  toujours  là  où  ils  n'étaient  pas.  Il 
put  ainsi  couler  un  nombre  considérable  de  vapeurs  sur  la 
route  maritime  d'Extrême-Orient.  La  télégraphie  sans  fil 
permettait  même  aux  indicateurs  de  pousser  dans  des  embû- 
ches les  navires  alliés  ;  ainsi,  un  de  nos  plus  grands  paquebots 
reçut  un  jour  un  message  en  clair  lui  annonçant  la  présence 
de  VEmden  à  un  certain  point  où  il  n'était  pas.  Le  comman- 
dant se  défia,  et  bien  lui  en  prit,  car  s'il  se  fût  guidé  sur  les 
indications  qui  lui  étaient  ainsi  données,  son  navire  eût  été 
au-devant  du  triste  sort  qui  échut  à  tant  d'autres. 

C'est  à  Penang,  dans  le  port  même,  que  VEmden.  accomplit 
son  plus  beau  coup,  en  détruisant  en  quelques  minutes  un 
croiseur  russe  à  l'ancre. 

Depuis  le  commencement  de  la  guerre,  les  croiseurs  et  tor- 
pilleurs anglais,  français,  russes  qui  convoyaient  les  grands, 
paquebots  et  les  navires  de  commerce  alliés  avaient  pris 
Penang,  situé  un  peu  en  retrait  de  la  grande  route  maritime 
dans  le  nord  du  détroit  de  Malacca,  comme  station  de  ravi- 
taillement. Le  26  octobre,  un  des  navires  de  cette  station,  le 
croiseur  anglais  à  quatre  cheminées  le  Yarmouth,  se  trouvant 
en  mer,  il  ne  restait  dans  le  port,  avec  le  croiseur  russe 
Jemichoug,  que  le  D'Iberville,  de  notre  station  du  Pacifique,  et 
quelques  torpilleurs  français. 

A  quatre  heures  du  matin,  heure  la  plus  favorable  au  som- 
meil dans  ces  régions  tropicales,  toute  la  ville  dormait  ;  les 
feux  des  torpilleurs  étant  éteints,  le  commandant  russe  et  la 
plus  grande  partie  des  hommes  se  trouvant  à  terre,  VEmden, 
maquillé  par  l'addition  d'une  quatrième  cheminée,  afin  de 
ressembler  au  Yarmouth,  entra  doucement  dans  le  port,  en 
répondant  aux  «  Qui-vive?  »  des  sentinelles  :  «  Yarmouth,  ren- 
trant au  mouillage  !  »,  puis  il  alla  se  placer  entre  le  Jemtchoug 
et  la  ville,  à  moins  de  trois  cents  mètres  du  vaisseau  russe. 

A  ce  moment,  un  marin  de  quart  du  Jemtchoug  vit 
remuer  la  quatrième  cheminée,  comprit  la  supercherie,  donna 
l'éveil  en  criant  :  «  Emden  I  »  ;  mais  il  était  trop  tard.  Une 
'torpille  frappait  le  Jemtchoug,  dont  le  pont  était  en  même 
temps  balayé  par  une  grêle  de  mitraille.  Le  malheureux  vais- 
seau, désemparé  et  donnant  de  la  bande,  tira  quelques  coups 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  887 

■  d  canon  qui,  passant  par-dessus  VEmden,  allèrent  frapper 
a  ville,  et  coula  avec  les  quatre-vingts  hommes  restés  à  bord 
Sir  les  trois  cent  cinquante-cinq  de  son  équipage.  En  moins 
(i~Uii  quart  d'heure,  tout  était  terminé. 

L'action  fut  si  rapide  que  VEmden  sortait  déjà  du  port 
lorsque  les  marins  français  arrachés  au  sommeil,  revenus  de 
leur  stupeur,  se  précipitaient  au  secours  des  matelots  russes 
s' accrochant  aux  épaves. 

Deux  heures  plus  tard,  le  navire  allemand  gagnait  la  haute 
mer  quand  il  rencontra  le  contre-torpilleur  français  Mousquet 
qui  rentrait  d'une  ronde  nocturne.  Le  petit  bateau  le  prit 
lui  aussi,  de  loin,  pour  le  vaisseau  anglais  et  continua  sa  route. 
A  six  heures  quarante-cinq,  il  hissa  ses  couleurs  et  se  dirigea 
vers  le  faux  Yarmouth,  attendant  que  celui-ci  lui  fît  le  signal 
de  reconnaissance.  A  sept  heures,  le  pavillon  allemand  apparut 
et,  au  moment  même  où  VEmden  se  révélait  ainsi,  ses  canons 
ouvraient  le  feu  sur  le  Mousquet,  à  deux  milles  et  demi.  La 
lutte  était  vraiment  trop  inégale  pour  que  le  contre-torpilleur 
français  pût  espérer  même  porter  un  coup  grave  à  VEmden  ; 
il  essaya  pourtant.  Le  commandant,  le  lieutenant  de  vais- 
seau Théroinne,  fit  forcer  la  vitesse  dans  l'espoir  d'arriver 
assez  près  pour  lancer  une  torpille  au  navire  ennemi  ;  mais 
bientôt,  les  obus  tuèrent  hommes  et  officiers  à  leur  poste,  et  le 
Mousquet,  transpercé,  coula  par  l'avant. 

Les  canots  de  VEmden  recueillirent  une  trentaine  d'hommes 
surnageant  au  milieu  des  débris,  sur  les  quatre-vingts  compo- 
sant l'équipage  ;  les  quatre  officiers  avaient  péri.  Le  corsaire 
allemand  remit  le  lendemain  les  survivants  à  un  vapeur  qui 
passait  et  partit  pour  continuer  le  cours  de  ses  exploits, 
jusqu'au  jour  où  il  fut  détruit  lui-même  par  le  croiseur  aus- 
tralien Sydney,  en  vue  de  l'île  des  Cocos,  dans  le  Pacifique. 

* 
*  * 

A  Singapoure,  la  barbarie  allemande  se  donna  libre  carrière, 
et  c'est  grâce  à  un  hasard  providentiel  qu'elle  fut  réduite  à 
l'impuissance  après  avoir  obtenu  un  commencement  de  succès. 

Pendant  les  premiers  mois  de  la  guerre,  les  Anglais,  toujours 
trop  confiants,  se  contentèrent  de  surveiller  les  Allemands  dans 
fîle;  ils  ne  se  décidèrent  à  les  interner  que  lorsqu'il  devint 


888  •  LA     REVUE     DE     PARIS 

évident  qu'une  plus  longue  tolérance  était  une  lourde  faute. 

Le  fameux  Deahn  profita  de  cette  circonstance  pour  dresser 
un  plan  hardi  et  minutieusement  établi,  afin  de  s'emparer  du 
port  de  Singapoure  et  de  l'île  ;  mais,  lors  de  son  internement,  il 
dut  en  passer  l'exécution  à  son  acolyte  musulman.  Celui-ci 
s'adressant  aux  sous-officiers  hindous  ses  coreligionnaires, 
excita  en  eux  le  sentiment  religieux  et  les  persuada  de  se 
révolter,  afin  de  s'emparer  de  l'île  qui  resterait  sous  la  direc- 
tion allemande,  car  bientôt  la  puissante  et  victorieuse  Alle- 
magne allait,  dans  le  monde  entier,  supplanter  la  Grande- 
Bretagne. 

La  sédition  avait  été  soigneusement  préparée  ;  elle  devait 
éclater  à  quatre  heures  du  matin,  au  moment  où  tous  les 
services  sont  suspendus.  Les  Hindous  avaient  reçu  des  instruc- 
tions écrites  ;  les  uns  devaient  se  rendre  immédiatement  à 
l'usine  à  gaz  et  la  faire  sauter;  d'autres  devaient  détruire  le 
télégraphe  et  le  téléphone  ;  un  groupe  devait  ouvrir  les  écluses 
des  réservoirs  d'eau  de  la  ville,  et  tous  avaient  le  mot  d'ordre 
de  délivrer  les  Allemands  et  de  tuer  tous  les  blancs  qu'ils 
Rencontreraient  sur  leur  passage,  afin  que  personne  ne  pût 
donner  l'alarme. 

Si  cet  horrible  plan  avait  été  exécuté  à  la  lettre,  et  surtout 
à  l'heure  fixée,  une  des  plus  belles  et  des  plus  vivantes  cités 
d'Extrême-Orient  eût  été,  en  moins  d'une  heure,  détruite  au 
milieu  de  scènes  de  carnage.  Mais  l'internement  de  Deahn, 
l'absence  de  cette  tête  directrice,  devait  sauver  la  ville  et  sa 
population. 

Le  15  février  1915,  la  sédition  des  cipayes  éclata  bien,  mais 
dans  l'après-midi  et  non  pas  à  quatre  heures  du  matin... 
Certains  conjurés  com.mencèrent  à  s'emparer  d'un  magasin 
de  munitions;  ils  tuèrent  un  capitaine,  blessèrent  un  lieute- 
nant, puis  se  répandirent  dans  la  ville,  tirant  des  coups  de 
feu  sur  les  civils  qu'ils  rencontraient,  hommes,  femmes, 
enfants.  Ils   firent  ainsi  plusieurs  victimes. 

Les  mutins  coururent  aussitôt  au  camp  des  prisonniers  alle- 
mands et  leur  rendirent  la  liberté.  Dix-huit  seulement,  parmi 
lesquels  Deahn,  s'enfuirent,  les  autres  n'ayant  pas  confiance 
dans  la  réussite,  et  moins  audacieux,  préférèrent  attendre 
les  événements. 


LES     ALLEMANDS     EN     EXTREME-ORIENT  88  9 

Environ  quatre-vingts  soldats  anglais  et  quelques  officiers 
qui  faisaient  des  manœuvres  de  tir  dans  un  camp  voisin  furent 
heureusement  avertis  ;  ils  accoururent  et  engagèrent  le  combat 
avec  les  mutins  qui  s'étaient  dispersés  en  plusieurs  groupes... 
Lescivils,  de  toute  nation,  résidant  à  Singapoure,  accoururent 
prêter  main  forte  aux  troupes,  pendant  qu'on  embarquait 
les  femmes  et  les  enfants  sur  les  bateaux  en  rade  et  qu'on  don- 
nait, par  la  télégraphie  sans  fil,  l'alarme  de  tous  côtés,  appe- 
lant les  navires  alliés  qui  pouvaient  se  trouver  dans  les  parages. 
Le  prernier  vaisseau  qui  arriva  fut  un  français,  le  Montcalm, 
portant  le  pavillon  de  l'amiral  Huet.  Deux  cent  cinquante 
hommes  avec  deux  canons  de  65  descendirent  à  terre,  ce  qui 
permit  aux  défenseurs  de  passer  à  l'offensive  ;  puis  arrivèrent 
successivement  un  croiseur  russe,  un  japonais,  qui  débar- 
quèrent également  des  troupes.  Les  mutins  durent  se  réfugier 
dans  l'intérieur  de  l'île  ;  beaucoup  d'entre  eux,  démoralisés, 
mirent  bas  les  armes. 

Le  17,  la  sécurité  était  rétablie  dans  Singapoure  ;  on  put 
faire  revenir  les  femmes  et  les  enfants  ;  la  chasse  aux  quelques 
révoltés  et  allemands  fugitifs  se  poursuivit  avec  succès  et 
tout  rentra  dans  l'ordre.  Plus  tard,  la  cour  martiale  condamna 
à  mort  une  trentaine  de  cipayes.  Les  Allemands  réintégrèrent 
leur  camp  de  concentration  ou  furent  emprisonnés. 

La  population  musulmane  de  Singapoure,  habituée  à  jouir 
des  libertés  britanniques,  voulut  protester  particulièrement 
contre  l'acte  de  ses  coreligionnaires  trompés  et  tint  à  cet  effet 
un  grand  meeting,  le  6  mars,  lorsqu'on  connut  la  décision  de 
la  cour  martiale  jugeant  les  mutins. 

Encore  une  fois  les  Allemands  avaient  démontré  leur  impuis- 
sance à  comprendre  l'esprit  des  autres  hommes  ;  encore  une 
fois,  ils  n'avaient  pas  hésité  à  provoquer  le  massacre  de  non 
combattants  pour  servir  leurs  intérêts  ;  ils  avaient  ajouté,  en 
vain,  un  crime  de  plus  à  tous  ceux  dont  ils  devront  répondre 
devant  l'histoire. 

* 

*  * 

Ces  coups  avaient  pu  être  tentés  contre  les  Français  au 
Tonkin,  contre  les  Anglais  et  les  alliés  en  Malaisie,  à  cause  de 
la  facihté  offerte  par  la  neutralité  de  la  Chine  soit  pour  les 


890  LA     REVUE     DE     PARIS 

préparer,  soit  pour  en  profiter  en  cas  de  réussite.  La  neutra- 
lité chinoise  laissait  à  l'activité  allemande  un  vaste  champ 
libre  ;  ministre  à  Pékin,  consuls  dans  les  ports,  commerçants, 
industriels,  banquiers  sur  les  concessions  étrangères,  conseil- 
lers auprès  du  chef  de  l'État,  professeurs  dans  les  écoles  pou- 
vaient librement  disposer  et  étendre  le  réseau  de  leurs  machi- 
nations. Avec  discipline,  tout  ce  monde  se  mit  en  mouve- 
ment pour  tirer  parti  des  travaux  d'approche  faits  pendant 
la  paix  en  Chine  même. 

En  ce  qui  concernait  la  Chine,  l'objectif  était  double.  Il 
fallait,  d'une  part,  agir  sur  le  gouvernement  de  Pékin,  et 
d'autre  part,  sur  l'opinion  publique  qui  n'est  négligeable  en 
aucun  pays. 

La  situation  particuUère  du  gouvernement  chinois  rendait 
l'action  allemande  à  son  égard  particulièrement  difficile.  L'Al- 
lemagne et  l'Autriche  étaient  en  guerre  avec  les  autres  mem- 
bres du  consortium  qui  depuis  plusieurs  années  tenait  la 
Chine  en  tutelle  ;  mais  les  autres  puissances  du  groupe  :  Angle- 
terre, Belgique,  France,  Japon,  ItaUe,  Russie,  si  occupées 
qu'elles  fussent  par  la  guerre,  représentaient  néanmoins  une 
force  encore  assez  grande  pour  s'imposer  au  dictateur  chinois. - 

Sans  doute,  Yuen  Chekaï,  soldat  autoritaire  et  despotique, 
destructeur  par  le  glaive  des  libertés  de  son  pays  et  qui  ne 
règne  que  par  la  terreur,  est  par  nature  porté  vers  l'Allemagne 
et  ses  méthodes  ;  mais  que  peuvent  ces  sympathies  intellec- 
tuelles ou  sentimentales  dans  la  position  subordonnée  où  il 
se  trouve  par  rapport  aux  puissances  en  guerre  contre  l'Alle- 
magne? On  lui  fit  bien  voir  qu'il  devait  avant  tout  compter 
avec  elles.  Lorsque  le  Japon  voulut  commencer  ses  opérations 
contre  Tsingtao,  l'impuissant  dictateur  fut  obligé  de  lui 
accorder,  malgré  les  protestations  allemandes,  une  zone  de 
débarquement  sur  le  territoire  chinois,  zone  qui  fut  d'ailleurs 
insuffisante.  Puis,  il  dut  se  débarrasser  de  son  ministre  des 
Affaires  étrangères,  M.  Soun  Paoki,  jadis  ministre  à  Paris  et 
à  Berlin,  et  que  l'on  considérait  comme  trop  sympathique 
aux  Allemands.  Il  le  remplaça  par  M.  Lou  Tchengsiang,  qui 
parle  parfaitement  les  langues  française  et  russe,  et  qui  est 
marié  à  une  Belge,  très  influente  sur  son  mari. 

Yuen  Chekaï,  ménageant  l'avenir  incertain,  réussit  tout  de 


LES    ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  891 

même  à  donner  quelques  satisfactions  aux  Allemands.  C'est 
ainsi  qu'il  laissa  sortir  de  Pékin  pour  une  soi-disant  partie 
de  chasse,  le  capitaine  von  Pappenheim,  de  la  légation  alle- 
mande, qui  s'en  allait,  avec  vingt  chameaux  chargés  d'explo- 
sifs et  un  groupe  d'Allemands  et  de  Chinois  à  sa  solde,  essayer 
de  détruire  quelque  partie  de  la  voie  du  Transsibérien. 

Mais  surtout,  il  permit  que  les  Teutons  travaillassent  tout 
à  leur  aise,  par  la  presse,  l'opinion  chinoise.  En  Chine,  depuis 
le  coup  d'État  de  1913,  la  presse  n'est  pas  libre.  Tout  journa- 
liste qui  publierait  un  article  ou  une  nouvelle  désagréable  au 
dictateur  s'exposerait  à  être  tué  ou  fusillé  pour  rébellion.  Cela 
est  déjà  arrivé.  L'action  allemande  par  la  presse  ne  put  donc 
se  déployer  qu'avec  l'assentiment  de  Yuen  Chekaï.  Sans  doute 
celui-ci  comptait-il  encore  une  fois  sur  l'ignorance  par  les 
Européens  de  la  langue  chinoise  (écrite,  pour  échapper  à  la 
surveillance  de  ses  tuteurs.  Toujours  est-il  que  les  Allemands 
profitèrent,  avec  leur  habituel  esprit  de  méthode,  de  la  licence 
qui  leur  était  ainsi  donnée  pour  développer  et  intensifier 
leur  emprise  sur  la  presse  chinoise. 

A  Changhaï,  le  grand  port  d'Extrême-Orient  où  les  sujets 
de  toutes  les  nations  ont  leurs  concessions  et  leurs  municipa- 
lités, centre  puissant  économique  et  intellectuel,  dont  l'action 
se  répand  sur  toute  la  Chine,  les  Allemands  avaient  fondé  une 
agence  de  presse,  chargée  de  fournir  de  la  copie  aux  journaux 
chinois  des  provinces  et  de  leur  envoyer  des  dépêches.  De  là, 
ils  inondent  maintenant  les  feuilles  indigènes  d'informations 
où  le  mensonge  est  habilement  entremêlé  à  la  vérité,  car  les 
communiqués  officiels  allemands  transmis  par  la  légation  sont 
contrebalancés  par  ceux  des  alliés. 

Voici  un  spécimen  de  ces  informations  que  nous  relevons 
dans  le  numéro  du  22  mars  du  Kingp m  —  Journal  de  la  Capi- 
tale —  organe  officieux  actuel  du  dictateur  chinois. 

Extension  de  la  rébellion  en  Egypte.  —  D'après  une  lettre  d'un 
commerçant  allemand  de  la  Haute  Egypte,  les  villes  de  Khartoum, 
province  du  Soudan,  ainsi  que  tout  le  territoire  de  la  province  de  Nubie 
sont  envahis  par  des  indigènes  révoltés  contre  l'Angleterre. 

Le  19  septembre  dernier,  une  multitude  d'indigènes  ont  attaqué 
les  troupes  australiennes,  puis  une  troupe  de  quatre-vingt  mille 
hommes  a  envahi  Médine  et  s'est  précipitée  sur  la  partie  nord  de 


892  LA     PEVUE     DE    PARIS 

l'Egypte  ;  elle  a  détruit  le  chemin  de  fer  du  Caire  à  Suez,  et  le  20, 
celui  du  Caire  à  Alexandrie.  En  outre,  quarante  mille  indigènes  ont 
attaque  Siout. 

En  cet  endroit,  le  général  anglais  Hawalei  (?),  à  la  tête  de  six  mille 
soldats,  s'est  porté  au-devant  d'eux  ;  mais  parmi  ces  six  mille  hommes 
les  indigènes  qui  avaient  l'intention  de  se  révolter  contre  les  Anglais 
étaient  très  nombreux;  beaucoup  ne  se  battirent  pas,  à  peine  deux 
mille  restèrent  soumis  ;  lorsque  la  bataille  eut  lieu,  les  troupes  anglaises 
subirent  donc  une  grande  défaite  et  furent  presques  anéanties.  Hawalei 
et  tous  ses  officiers  périrent.  Le  chef  indigène  Mapamgailati  a  fait 
massacrer  tous  les  prisonniers  anglais. 

En  d'autres  lieux,  les  rebelles  sont  revenus  dans  le  premier  mois 
de  la  présente  année,  ils  ont  envahi  Nacheeul,  la  ville  de  Yaosin,  de 
la  province  de  Chemma(?). 

Le  commerçant  dont  il  s'agit  dit  également  que  les  lignes  télégra- 
phiques du  nord  de  l'Egypte  ont  été  détruites;  c'.est  pourquoi  les 
circonstances  de  cette  rébellion  ont  été  jusqu'à  présent  ignorées. 

Ces  informations  supplémentaires  truquées  donnent  à 
l'influence  allemande  dans  la  presse  une  supériorité  sur 
celle  des  alliés,  car  les  Chinois  déliants  n'ont  plus  aucune  con- 
fiance dans  les  communiqués  officiels  qui  disent  si  souvent  des 
choses  contradictoires.  Rien  ne  contrebalance  les  dires  alle- 
mands ;  ceux-ci  forment  ainsi  le  seul  résidu  d'impressions 
qui  demeure  finalement  dans  l'esprit  des  Chinois. 

Il  va  de  soi  que  les  Allemands  possèdent  en  propre  des 
journaux  chinois.  C'est  un  de  ceux-ci  qui,  à  Changhaï,  publia, 
en  tirage  à  part,  l'image  grandeur  nature  d'un  obus  de  420. 
Cette  image,  accompagnée  d'une  légende  explicative,  orjiée 
sur  l'obus  d'un  portrait  casqué  du  kaiser,  complétée  par  la 
reproduction  des  coupoles  écrasées  des  forts  de  Liège  ou  de 
Namur,  fut  'affichée  partout.  Jusqu'au  Seutchoenn,  à  plus  de 
quatre  mille  -^-mètres  de  la  côte,  on  a  pu  la  voir  collée  sur 
les  murailles  pour  en  imposer  aux  foules. 

A  Changhaï  également,  se  trouvait  un  journal  américain 
la  China  Press  ;  les  journaux  chinois  avaient  coutume  de 
puiser  dans  cet  organe  beaucoup  d'informations.  Il  fut  acquis 
par  les  Teutons. 

Le  sud  de  la  province  de  Canton  avait  aussi  sa  feuille  :  le 
Singming,  La  Vie,  celle-ci  rédigée  par  des  missionnaires  luthé- 
riens. 

Dans  la   grande   province   de  l'ouest,  le   Seutchoenn,  qui 


LES    ALLEMANDS     EN     EXTRÊME-ORIENT  893 

compte  soixante-dix  millions  d'habitants,  les  Allemands  qui 
résidaient  au  moment  de  la  mobilisation,  ne  pouvaient  espérer 
arriver  à  temps  à  Tsingtao,  à  cause  de  l'éloignement  ;  ils  com- 
battirent d'une  autre  manière.  Disposant  de  fonds  importants, 
ils  réussirent  à  prendre  un  tel  ascendant  sur  la  presse  de  cette 
province  que  les  Anglais,  pour  rectifier  les  mensonges  de 
l'agence  Wolff,  devaient  payer  les  insertions  des  dépêches 
Reuter,  au  tarif  des  annonces.  La  province  était  inondée  de 
nouvelles  sensationnelles  telles  que  la  démission  de  M.  Poin- 
caré,  l'assassinat  du  vice-roi  des  Indes,  la  prise  de  Paris,  une 
grande  révolution  en  Indo-Chine,  à  Hongkong,  etc.;  des  fonc- 
tionnaires et  même  des  chefs  de  tribus  aborigènes  recevaient 
des  télégrammes  personnels  rédigés  en  chinois  leur  annonçant 
ces  fantastiques  événements. 

Dans  la  province  du  Yunnan,  l'action  devait  être  particu- 
lièrement soignée,  puisqu'elle  est  contiguë  au  Tonkin;  elle  le 
fut.  Les  quatre  quotidiens  de  Yunnanfou  furent  tous,  pendant 
plusieurs  mois,  de  tendances  allemandes;  trois  sont  financiè- 
rement aux  mains  des  Allemands  ;  le  plus  francophobe  reçoit 
cent  abonnements  du  consul  allemand  ;  il  fut  fondé  par  le 
gouverneur  militaire  actuel  de  la  province,  une  créature  de 
Yuen  Chekaï. 

Toute  cette  activité  porte  ses  fruits  :  l'Allemagne  est  vue 
d'un  œil  sympathique  par  les  foules  chinoises,  surtout  dans 
les  provinces  reculées.  Avant  la  guerre,  l'invincibilité  de 
l'armée  allemande  était  déjà  un  dogme  pour  tous,  et,  dès  les 
premières  batailles,  les  missionnaires  français  entendaient 
leurs  ouailles  exprimer  des  condoléances  pour  la  pauvre 
France  corrompue  et  décadente,  que  la  force  et  la  vertu 
allemandes  allaient  écraser.  Après  la  bataille  de  la  Marne, 
lorsque  le  recul  des  armées  du  kaiser  et  la  résistance  des 
Français  furent  connus,  cet  état  d'esprit  se  modifia  un  peu... 

En  somme,  dans  son  ensemble,  la  presse  chinoise  est,  avec 
l'approbation  de  Yuen  Chekaï,  favorable  aux  Allemands. 
Pourtant,  à  cet  égard  encore,  celui-ci  pratique  la  politique 
de  bascule  traditionnelle  à  Pékin.  Un  de  ses  conseillers, 
M.  Maliang,  un  vieillard  vénérable,  orateur  renommé,  ancien 
membre  de  la  Compagnie  de  Jésus  et  toujours  prêtre  catho- 
lique, a  publié  plusieurs  articles  pour  flétrir,  au  nom  de  la 


894  LA     REVUE     DE     PARIS 

morale,  la  violation  de  la  neutralité  de  la  Belgique  et  les  atro- 
cités commises  dans  ce  pays  et  en  France. 

Mais  la  voix  d'un  seul  homme  ne  peut  contrebalancer  une 
campagne  de  presse  si  étendue,  si  persévérante,  si  longue. 
Actuellement,  partout  où  se  trouvent  des  Allemands  en 
Chine,  ils  s'efforcent  de  mettre  la  main  sur  les  journaux  et  y 
réussissent  presque  toujours  avec  la  complicité  du  pouvoir. 
Ainsi,  ce  vaste  pays  se  trouve  encore  sous  une  pression 
morale  que  rien  ne  vient  vraiment  contrarier. 

Loin  de  se  décourager  par  leurs  défaites  en  extrême  Asie, 
les  sujets  du  kaiser  continuent  la  lutte  et  perfectionnent  leur 
système  de  propagande  en  se  servant  des  moyens  les  plus 
modernes.  Ils  font  appel  aux  phonographes  et  aux  cinéma- 
tographes. Les  grands  marchands  français  de  disques  phono- 
graphiques  n'ont  jamais  importé,  en  Chine  tant  des  morceaux 
allemands  qu'aujourd'hui.  Certains  de  nos  compatriotes  font 
à  cet  égard  des  affaires  bien  meilleures  qu'avant  la  guerre. 

D'autre  part,  on  annonce  de  Changhaï  que  des  agents  alle- 
mands, munis  d'appareils  cinématographiques,  se  mettent  à 
parcourir  le  pays  et  font  défiler  sous  les  yeux  des  Chinois  les 
hauts  faits  des  armées  triomphantes  du  kaiser. 

Tant  de  ténacité  têtue,  tant  d'efforts  méthodiques,  pour 
efTicaces  qu'ils  soient  en  eux-mêmes,  ne  changeront  pas  le 
résultat  final.  Comme  elle  l'a  été  déjà  en  Extrême-Orient, 
l'Allemagne  sera  vaincue  en  Europe,  et  lorsque  le  bruit  de  la 
bataille  aura  été  apaisé,  lorsque  les  peuples  jugeront  les  actes 
de  ceux  qui,  pour  satisfaire  une  ambition  folle  de  domination 
universelle,  ont  fait  couler  sur  le  monde  un  fieuve  de  sang,  le 
peuple  chinois,  tout  comme  les  autres,  prononcera  la  condam- 
nation de  la  barbarie  allemande. 

FERNAND     FARJENEL 


L'aiministrateur-gérant  :  k.  bachelier. 


TABLE   DU  CINQUIÈME    VOLUME 


Septembre-Octobre 


LIVRAISON  DU  \"  SEPTEMBRE 


ANATOLE   FRANCE   .    .    . 

X 

JACQUES-É.  BLANCHE  . 
CONTRE-AMIRAL  DEGOUY  .  . 
FERDINAND    BAC.    .    .    . 

L.  B 

EMMANUEL  BOURCIER  . 
GUSTAVE  GLOTZ  .  .  .  . 
STOYAN    NOVAKOVITCH. 


Pages. 

Le  Petit  Pierre  (3=  partie) " 5 

Troupes  coloniales.  ~  Les  Côntinçents  créoles.  .   .  22 

Cahiers  d'un  Artiste.  —  II ,12 

La  Guerre  sous-marine 84 

Quelques  Souvenirs  sur  François-Joseph 114 

La  Mobilisation  civile  de  la  Russie 137 

Gens  de  Mer  (3"  partie). 154 

Les  Lois  de  la  Guerre  dans  l'Antiquité  grecque  .   .  190 

Problèmes  yougo-slaves 207 


LIVRAISON  DU  15  SEPTEMBRE 


LAFCADIO  HEARN. 
X 


EMMANUEL  BOURCIER. 
PIERRE  BOUTROUX  .  . 
AUGUSTE  DUPOUY  .  . 
JULES  BERTAUT  .  .  . 
RENÉ  MAUBLANC.  .  . 
RAOUL  BLANCHARD.    . 


Youma  (l'«  partie) 225 

Troupes  coloniales.  —  Nos  forces  ignorées 265 

Gens  de  Mer  (/în' 281 

Les  Soldats  allemands  en  Campagne'.  —  1 323 

Les  Anglais  à  Rouen 344 

La  première  Ambassadrice  de  Belgique  à  Paris.  376 

La  Guerre  vue  par  des  Enfants  (septembre  1914)  .  .396 

Le  Front  italien 419 


LIVRAISON  DU  I"  OCTOBRE 


ANATOLE  FRANCE.  . 
PIERRE  BOUTROUX. 
LAFCADIO  HEARN.  . 
CHARLES  GÉNIAUX  . 
FELICIEN  PASCAL.  . 
JULES  SAGERET  .  . 
MARCEL  LABOROÉRE 
ENSEIGNE  ***... 
EMILE  GABORY .  .  . 
ALBERT   MOUSSET  . 


Pages. 

Le   Petit    Pierre  (4«  partie) 449 

Les  Soldats  allemands  en  Campagnie.  -  IT.  .      .   .   .  470 

Youma  (/î/i) 492 

La  Tunisie  pendant  la  Guerre 532 

Les  Cosaques  et  la  Littérature 557 

Prévisions  démenties 582 

Une  Date  monétaire  :  1890 600 

Récits  de  la  Guerre  inconnue 627 

Les  Prussiens  dans  les  Pays  chouans  en  1815  .   .  639 

La  Propagande  allemande  en  Espagne 657 


LIVRAISON  DU  15  OCTOBRE 


MARCEL  PRÉVOST.  .  . 
J.-H.  ROSNY  AINE.   .    . 

XX 

FERNAND  GREGH  .  .  . 
SIR  THOMAS  BARCLAY 
GEORGES  LACHAPELLE 

L.  GUERRINI 

OLIVIER  GUIHÉNEUC  . 
MARTINE  RÉMUSAT.  . 
FERNAND   FARJENEL. 


Permission  de  quatre  Jours.  ...       •  73 

L'Écueil  enchanté  (1'^  parlic} 694 

Aux  Dardanelles.  —  L'attaque  des  Détroits-       I  .   .  736 

La  Marne ;65 

L'Effort   anglais 773 

Les  Sociétés  de  Crédit 781 

Lamartine,  Secrétaire   de  Légation.  -    1 803 

La  Résurrection  de  la  Marine  russe 829 

Christine  de  Suède  en  Pologne ....  848 

Les  Allemands  en  Extrême-Orient 867 


I: 


AP 
20 

un 

1915 
sept.-oct. 


La  Revue  de  Paris 


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