LA REVUE DE PARIS
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LA
REVUE DE PARIS
VINGT-DEUXIÈME ANNÉE
TOME CINQUIÈME
Septembre-Octobre 1915
\
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
85 ^'S FAUBOURG SAIXT-HOXOUÉ, 85**'*
1915
BP
sept.-ôcJ'.
LE PETIT PIERRE'
XII
FUREUR SACREE
Environ cette époque, au tomber d'un beau jour d'été, je
feuilletais, près de la fenêtre, une Bible en images, très antique,
toute dépenaillée, et dont les estampes, d'un style pompeux
et dur, excitaient parfois ma surprise, mais ne me charmaient
pas, car elles manquaient de cette douceur sans laquelle rien ne
m'a jamais souri. Une seule me plaisait, qui représentait une
dame portant une très petite coiffe, les cheveux aplatis sur
le haut de la tête et bouffants sur les oreilles, le chignon en
boule, très bien attifée à la mode du temps de Louis XIII,
avec un col de dentelle, et qui, debout sur une terrasse à l'ita-
lienne, présentait à Jésus-Christ un verre à pied rempli d'eau.
Je contemplais cette dame qui me semblait belle, je méditais
cette scène mystérieuse et surtout j'admirais le verre pour
sa forme élégante et les pointes de diamant qui en ornaient
le pied. Et j'étais plein du désir d'un tel verre quand ma bonne
mère m'appela et me dit :
— Pierre, nous irons demain voir Mélanie... Tu es content,
je pense?
Oui, j'étais content. Il y avait déjà dix-huit mois que
1. Voir la Rev le de Paris des 15 juillet et l»' août 1915.
1" Septembre 1915. 1
6 lyA REVUE DE PARIS
Mélanie nous avait quittés pour se retirer chez sa nièce qui
était fermière à Jouy-en-Josas. J'avais d'abord désiré avec
ferveur de revoir ma vieille bonne. Je suppliais ma chère
maman de me mener auprès d'elle ; avec le temps, ce désir
s'attiédissait. Maintenant, j'étais accoutumé à ne plus la
voir et son souvenir, déjà lointain, s'effaçait peu à peu de mon
cœur. Oui, j'étais content, mais, à vrai dire, c'était surtout
l'idée du voyage qui me réjouissait. Ma vieille bible ouverte
sur les genoux, je pensais à Mélanie, et, me reprochant mon
ingratitude, je m'évertuais à l'aimer comme autrefois. Je
tirai son souvenir du fond de mon cœur où il était enfoui, je
le frottai, le fis reluire et parvins à lui donner l'aspect d'une
chose un peu usée, sans doute, mais précieuse.
A dîner, voyant ma mère boire dans un verre assez commun,
je lui dis :
— Maman, quand je serai grand, je te donnerai un beau
verre à pied, long comme un cornet à Heurs, pareil à celui
que j'ai vu dans une ancienne gravure qui représente une
dame donnant à boire à Jésus-Christ.
— Je t'en remercie d'avance, Pierre, — répondit ma mère,
— mais il faut penser à apporter un gâteau à cette pauvre
vieille Mélanie, qui aime beaucoup la pâtisserie.
Nous allâmes par le chemin de fer à Versailles. Au débar-
cadère, une carriole nous attendait, attelée d'un cheval boiteux
et que conduisait un garçon à jambe de bois, qui nous mena à
Jouy, à travers une vallée où couraient des ruisseaux dans les
prés et les vergers, et que des bois sombres couronnaient.
— Cette route est jolie, — dit ma mère. —Sans doute elle
était encore plus jolie au printemps, quand les pommiers,
les cerisiers, les pêchers formaient des bouquets d'une blan-
cheur avivée de rose. Mais il n'y avait alors dans l'herbe que
des fleurettes timides et pâles, telles que les bassinets, les
marguerites des prés. Vois : les fleurs d'été sont plus hardies
et portent au soleil, comme ces nielles, ces bleuets, ces pieds-
d'alouette, ces coquelicots, des couleurs éclatantes.
J'étais ravi de tout ce que je voyais. Nous arrivâmes à la
ferme et trouvâmes madame Denizot dans la cour, près d'un
tas de fumier, une fourche à la main.
Elle nous conduisit dans la salle enfumée où Mélanie, au
LE PETIT PIERRE
coin de la cheminée, dans un haut fauteuil de bois blanc gros-
sièrement paillé, tricotait de la laine bleue. Un essaim de mou-
ches bourdonnait autour d'elle. Une marmite chantonnait
dans l'àtre. A notre venue, Mélanie fit effort pour se sou-
lever de son siège. Ma mère l'y retint d'un geste affectueux.
Nous l'embrassâmes. Ma bouche enfonçait dans ses joues
molles. Elle remuait les lèvres, mais il n'en sortait pas de son.
— La pauvre vieille, — dit madame Denizot, — • a perdu
l'habitude de parler. Ce n"est pas surprenant : elle en a si peu
l'occasion, ici!
Mélanie essuya d'un coin de son tablier ses yeux brouillés.
Elle nous sourit et sa langue.se délia :
— C'est-il Dieu possible que vous voilà, madame Nozière?
Vous n'avez pas changé. Comme votre petit Pierre a grandi !
Il ne se ressemble plus Le cher enfant, il nous pousse dans
l'autre monde.
Elle s'enquit de mon père qui était bien bel homme et
pitoyable au pauvre monde; de ma tante Chausson qui ramas-
sait les épingles qu'elle trouvait à terre, louable en cela, car
il ne faut rien laisser perdre ; de la bonne madame Laroque,
qui me taillait des tartines de confitures, et de son perroquet
Navarin qui m'avait, un jour, mordu le doigt jusqu'au sang.
Elle demanda si M. Danquin, mon parrain, aimait toujours
autant les truites au bleu, et si M. Bellaguet avait marié ses
demoiselles. Tout en questionnant ainsi, sans attendre les
réponses, la bonne Mélanie avait repris son ouvrage.
— Qu'est-ce que vous faites là, Mélanie? — demanda ma
mère.
— • Un jupon de laine pour ma nièce.
La nièce dit tout haut, en haussant les épaules :
— Elle laisse tomber des mailles qu'elle ne relève pas. Son
lé va s'apetissant. C'est de la laine perdue.
M. Denizot, ayant décrotté ses sabots, entra et salua la
compagnie.
— Madame Nozière, — dit-il, — - vous pouvez vous assurer
que la vieille ne manque de rien.
— Elle nous coûte assez cher, — ajouta madame Denizot.
Je la regardais tricoter son jupon, un peu centriste pour elle
•que ce fût de la laine perdue. Elle n'avait qu'un verre à
LA REVUE DE PARIS
ses lunettes; encore était-il brisé en trois morceaux, ce dont
elle ne semblait prendre aucun souci.
Nous causâmes comme de bons amis, mais nous n'avions
pas grand'chose à nous dire. Elle abondait en maximes et
m'enseignait qu'on doit respecter ses père et mère, ne jamais
perdre un morceau de pain et acquérir du savoir pour remplir
ensuite son état. Cela m'ennuyait. Donnant un autre tour à la
conversation, je lui appris que l'éléphant était mort, et qu'il
était venu un rhinocéros au Jardin des Plantes.
Alors, elle se mit à rire et me dit :
— Je ris en pensant à madame de Sainte-Luce, chez qui,,
sur mon jeune âge, j'étais en condition. Un jour, elle alla voir
le rhinocéros à la foire et demanda à un gros homme habillé
en Turc, si c'était lui le rhinocéros. « — Non, madame,
répondit le gros homme, mais c'est moi qui le montre. »
Je lui parlai ensuite des Cosaques qui étaient venus en France
en 1815. Et elle me conta ce qu'elle m'avait conté maintes fois,
jadis, dans nos promenades.
— Un de ces vilains Cosaques voulut m'embrasser. Je m'y
refusai, et rien au monde ne m'y aurait lait consentir. Ma
sœur Célestine me disait de prendre garde que nous n'étions
point nos maîtres et que, si je rebutais ainsi les Cosaques, ils
pourraient mettre, de dépit, le feu au village. Et dans le fait,
ils étaient vindicatifs. Mais je ne me laissai point embrasser.
— Mélanie, est-ce que tu aurais rebuté le Cosaque, si tu
avais été sûre qu'il brûlerait le village pour cela?
— Je l'aurais rebuté, dussent mes père et mère, oncles,,
tantes, neveux, nièces, frères et sœurs, et monsieur le maire,
monsieur le curé et tous les habitants, être grillés dans leurs
maisons avec les bêtes et les denrées.
— Ils étaient bien laids, n'est-ce pas, Mélanie, les Cosaques?
— Oh ! oui. Ils avaient le nez écrasé, les yeux bridés et des
barbes de bouc. Mais grands et forts. Et celui qui voulut m'em-
brasser était bel homme, en ce qu'il était, et bien découplé.
C'était un chef,
— Et très méchants, les cosaques?
— Oh ! oui. S'il arrivait malheur à un quelqu'un des leurs,
ils mettaient le pays à feu et à sang. On allait se cacher dans
les bois. Ils disaient à tout propos Capoiit et faisaient signe
LE PETIT PIERRE
de nous couper la tête. Quand ils avaient bu de l'eau-de-vic,
il ne fallait pas les contrarier ; car alors ils devenaient furieux,
et frappaient tout autour d'eux, sans regarder à l'âge ni au
sexe. A jeun, bien souvent, ils pleuraient du regret d'a\oir
quitté leur pays et certains d'entre eux jouaient sur une petite
guitare des airs si tristes que le cœur se fendait à les entendre.
Mon cousin Niclausse en tua un et le jeta dans un puits. Mais
personne n'en sut rien... Nous en logions une douzaine à la
ferme. Ils puisaient de l'eau, portaient du bois et gardaient
les enfants.
J'avais entendu bien des fois ces histoires ; elles m'intéres-
saient toujours.
Pendant que nous étions seuls avec Méîauie, ma mère lui
glissa une petite pièce d'or dans la main, et je vis la pauvre
vieille la saisir en tremblant, et la cacher sous son tablier, avec
une expression de crainte et d'avidité qui me fit de l.a peine.
Était-ce donc là cette Mélanie qui jadis, à l'insu de ma mère,
tirait tous les jours des sous de sa poche pour m'acheter de:]
friandises?...
Cependant, la bonne créature, redevenue confiante et par-
lante comme autrefois, rappelait en souriant mes espiè-
gleries; disait combien je la faisais endêver soit en cachant ses
balais, soit en mettant des poids très lourds dans son panier
quand elle s'apprêtait pour aller au marché. Elle était gaie
et comme rajeunie. Alors, il me passa par la tête de lui dire :
— Et tes caslrolles, Mélanie, tes belles caslrolles qui relui-
saient et que tu aimais tant?
A ce souvenir, Mélanie soupira et de grosses larmes coulèrent
sur ses joues ridées.
Notre couvert, à ma mère et à moi, éta it mis dans la cham-
bre à coucher qui sentait la lessive. Les murs étaient blanchis
à la chaux et l'on voyait, contre la glace de la cheminée, les
portraits au daguerréotype de monsieur et de madame Denizot
<it un vieux diplôme de maître d'armes tout fleuri de drapeaux
tricolores. Je demandai qu'on fît déjeuner ma vieille bonne
avec nous. Mais la fermière objecta que sa tante n'avait plus
de dents, mangeait lentement, qu'elle avait l'habitude de
prendre ses repas seule dans la salle, et que, si nous la placions
à table à notre côté, elle se sentirait gênée.
10 LA REVUE DE PARIS
Je déjeunai fort bien d'une omelette aux fines herbes,
d'une aile de poulet au gros sel et d'un morceau de fromage.
Je bus un doigt de vin bleu, et ma mère me conseilla d'aller
faire une promenade autour de la ferme.
Le soleil, qui commençait à descendre, brisait ses flèches de
feu contre les feuilles tranquilles des arbres. De légers nuages
blancs se tenaient immobiles dans le ciel. Des alouettes chan-
taient au ras des champs. Une joie inconnue s'empara de mon
âme. La nature pénétrait en moi par tous les sens et m'embra-
sait d'une ardeur délicieuse. Je criai, je bondis dans la futaie,
ivre, en proie à ce délire que j'ai reconnu plus tard dans les
poètes grecs qui célèbrent les danses des Ménades. Et comme
elles, j'agitais en dansant un thyrse arraché à un jeune cou-
drier. Foulant l'herbe et les fleurs, étourdi d'air et de parfums,
llagellé par les branches flexibles, je fuyais.
Ma mère m'appela, m'attira sur son cœur :
■ — Pierrot, ■ — me dit-elle, un peu inquiète, — comme tu es
rouge ! Tu es tout en sueur !
XIII
PREMIERE RENCONTRE AVEC LA LOUVE ROMAINE
— Il ne peut pourtant pas rester toujours à muser du matin
au soir avec Justine, — dit ma mère.
■ — Et à hre tous les livres qui lui tombent sous la main,
— dit mon père. — Hier, je l'ai trouvé plongé dans un traité
d'obstétrique.
L'on résolut de me mettre en pension.
Après de longues recherches, mon père trouva ce qui me
convenait ; une maison d'éducation tenue par des prêtres et
fréquentée par des enfants de bonne famille, deux points^
essentiels pour mes parents qui avaient des sentiments reli-
gieux et des penchants aristocratiques. Ne voulant point se
séparer de leur enfant unique, ils ne firent pas de moi un
pensionnaire, ce dont je leur garde une reconnaissance qui
ne finira qu'avec ma vie. Quant à m'envoyer comme externe
LE PETIT PIERRE 11
deux heures le matin, deux heures le soir, ils ne le jugèrent ni
possible, ni désirable. Ma mère souffrait en ce temps-là d'une
maladie de cœur et Justine, occupée de la cuisine et du
ménage, n'avait pas le temps, en vérité, de me conduire deux
fois le jour au lieu lointain de mes études et de m'y aller cher-
cher deux fois. On craignait d'ailleurs que, dans la maison
paternelle, je ne fisse pas exactement, faute de surveillance,
les travaux prescrits. Crainte bien fondée, car je ne me serais
pas facilement livré aux bonnes études, pendant que Justine
préparait dans sa cuisine l'inondation et l'incendie, ou luttait
dans le salon avec Moïse et Spartacus. Pour ne me point
exiler loin des miens, et cependant me soumettre à une exacte
discipline, on me constitua demi-pensionnaire. Justine eut la
charge de me conduire à l'institution Sainte-Anne le matin à
huit heures, et d'aller m'y chercher l'après-midi à quatre
heures.
Cette institution Sainte-Anne occupait un vieil hôtel de la
rue Bonaparte, qui avait grand air.
Je ne dis pas que j'en goûtais le style, ni que j'estimais à son
prix le grand escalier de pierre, avec sa rampe en fer forgé,
et les grands salons blancs, verdis par le reflet des arbres,
où M. Grépinet nous faisait la classe. Mon goût mal poli me
portait plutôt à admirer la chapelle avec sa Vierge peinte,
ses fleurs en papier dans des vases sous des globes, et sa lampe
d'or qui pendait d'un ciel bleu, semé d'étoiles.
L'institution Sainte-Anne servant d'école préparatoire au
collège X..., on n'y gardait que des petits qui n'y étaient
pas, ainsi que dans les lycées, en proie aux grands comme les
goujons aux brochets dans les rivières et les étangs. D'un âge
tendre, égaux en faiblesse, encore peu avancés en méchanceté,
nous ne nous opprimions pas trop les uns les autres. Les maîtres
montraient de la douceur. La puérilité des surveillants les
rapprochait de nous. Enfin, sans me plaire beaucoup dans
cette maison, je n'y éprouvai pas ces tristesses qui devaient
plus tard assombrir ma vie scolaire.
Jugeant que mademoiselle Mérelle m'avait suffisamment
appris le français, on me mit au latin et je fus classé, je n'ai
jamais su pour quelle raison, parmi les élèves sachant un peu
de grammaire et ayant expliqué VEpitome. Mais est-il tou-
12 LA REVUE DE PARIS
jours si facile de découvrir une raison aux actes des adminis-
trations publiques ou privées? Au temps où l'on me mit dans
la classe de M. Grépinet, un penseur à l'œil doux et portant
des moustaches gauloises, nommé Victor Considérant, que
je vis maintes fois péchant à la ligne sous le pont Royal,
annonçait, sur la foi de Fourier, son maître, que les hommes
jouiront d'une bonne administration quand ils se trouveront
en harmonie, c'est-à-dire dans un état exactement réglé par
Victor Considérant lui-même. Alors un petit animal aussi
ignorant que j'étais n'entrera pas dans la classe de M. Grépi-
net, et la condition humaine s'améliorera sur beaucoup
d'autres points. Nous ne ferons que ce qu'il nous plaira ; nous
aurons comme les babouins une queue pour nous pendre aux
arbres et un œil au bout de cette queue. C'est ainsi du moins
que mon parrain exposait la doctrine phalanstérienne. En
attendant, les choses continuent à marcher du même train
que dans mon enfance, et le sort des écoliers d'aujourd'hui
n'est, à tout prendre, ni meilleur ni pire que celui du petit
Pierre. Mon professeur donc s'appelait Grépinet. Je le vois
comme s'il était assis devant moi. Doué d'un gros nez et d'une
lippe disgracieuse, il ressemblait à Laurent de Médicis, non
par la libéralité de ses mœurs, mais par la laideur de son
visage. C'est ce dont je me suis avisé quand j'ai vu des médailles
du Magnifique. Si l'on avait des médailles de M. Grépinet, on
ne les distinguerait de celles de Laurent que par la facture :
les deux profils seraient semblables. M. Grépinet était très
bon homme, ou je me trompe fort, et faisait très bien sa classe.
Il n'y a point de sa faute si je profitai si mal de ses leçons.
La première m'enchanta. A la voix de M. Grépinet, je vis sortir
comme par une opération magique, d'un livre plus indéchiffrable
pour moi que le plus indéchiffrable grimoire, le De Viris, des
scènes ravissantes. Un berger trouve dans les roseaux du Tibre
deux enfants nouveau-nés qu'une louve nourrit de son lait; il
les porte dans sa cabane, où sa femme en prend soin, et les élève
comme des pâtres, ne sachant pas que ces jumeaux sont du
sang des rois et des dieux. Je les voyais à mesure que la voix
du maître les tirait des ténèbres du texte, les héros d'une si
merveilleuse histoire, Numitor et Amulius, rois d'Albe la
Longue, Rhea Silvia, Faustulus, Acca Laurentia, Remus et
LE PETIT PIEHRE 13
Romulus. Leurs aventures occupaient toutes les facultés de
mon âme ; la beauté de leurs noms me les faisait paraître
beaux. Quand Justine me ramena à la maison, je lui décrivis
les deux jumeaux et la louve qui les nourrissait, et lui contai
enfin toute l'histoire que je venais d'apprendre et qu'elle eût
mieux écoutée, si ses esprits eussent été moins émus d'une pièce
fausse de deux francs, que le charbonnier lui avait subrepti-
cement passée ce jour même.
Le De Viris me causa encore quelques joies. J'aimai la
nymphe Égérie qui inspirait à Numa, dans une grotte, au
bord d'une fontaine, des lois sages. Mais bientôt, les Sabins,
les Étrusques, les Latins, les Volsques, me tombèrent sur les
bras et m'assommèrent. Et puis, si je savais mal le français,
je ne savais pas du tout le latin. Un jour, M. Grépinet me
demanda d'expliquer un endroit de cet obscur De Viris où il
s'agissait des Samnites. Je m'en montrai tout à fait incapable
et reçus un blâme public. J'en pris le De Viris et les Samnites
en dégoût. Mais mon âme se troublait au souvenir de Rhea
Silvia, à qui un dieu donna deux enfants qui lui furent ôtés et
qu'une louve nourrit dans les roseaux du Tibre.
Le supérieur, M. l'abbé Méyer, plaisait par sa douceur et sa
distinction. Il me reste encore aujourd'hui l'idée que c'était
un excellent homme, prudent, affectueux, maternel.
Il dînait à onze heures au réfectoire au milieu de nous et
portait la salade à sa bouche avec ses doigts. Ce que j'en dis
n'est pas pour nuire à sa mémoire. En sa jeunesse, c'avait été
le bel usage : ma tante Chausson m'a affirmé que mon oncle
Chausson ne mangeait pas autrement la romaine.
M. le directeur venait souvent nous voir pendant que
M. Grépinet faisait la classe. Il nous faisait signe en entrant
de rester assis et, passant devant les bancs, examinait le tra-
A'ail de chacun. Je n'ai pas remarqué qu'il s'occupât moins de
moi que des autres, qui étaient plus riches ou de plus haute
naissance. Il nous parlait à tous avec une aménité qui était
surtout sensible dans les reproches qu'il nous faisait, et qui ne
décourageaient point. Il ne grossissait point nos fautes, ne
noircissait point nos intentions. Ses blâmes étaient innocents
et légers comme nos crimes. M. le directeur me dit un jour
que j'écrivais comme un chat, et cette comparaison, neuve pour
11 LA REVUE DE PARIS
moi, me donna un fou rire, qui s'afïola encore de ce que M. le
directeur, pour me montrer comment on forme les lettres, prit
ma plume, qui n'avait qu'un bec, et écrivit comme un chat et
demi.
Depuis lors M. le directeur ne passa pas une seule fois devant
mon pupitre sans me recommander de ménager mes plumes,
de ne les point plonger brutalement jusqu'au fond de l'encrier,
et de les essuyer après m'en être servi.
— Une plume doit faire un long usage, — ajouta-t-il un
jour. — Je connais un savant qui a écrit avec une seule plume
un livre entier, grand comme...
Et M. le directeur, parcourant du regard la salle nue,
désigna de ses deux bras ouverts la vaste cheminée de marbre
rouge.
J'admirai.
A peu de temps de là, comme je passais avec Justine par la
rue du Vieux-Colombier, apercevant dans une cour, devant
un magasin d'antiquité, un saint de pierre si gigantesque que
sa tête touchait aux fenêtres du premier étage, et qui écrivait
dans un livre grand comme une cheminée, d'une plume à
l'avenant, je le donnai pour l'ami de M. le directeur à ma
bonne, qui n'y vit pas de difficulté.
A défaut de bonheur, j'avais quelquefois des ivresses. Il me
souvient de m'etre enivré de mouvement et de bruit dans la
cour de l'institution pendant une des récréations qui suivaient
le déjeuner. En plaisirs comme en travaux, la règle m'impor-
tunait. Je n'aimais pas ces jeux géométriques tels que les
barres, où tout était ramené à des combinaisons simples. Leur
exactitude m'ennuyait ; ils ne me donnaient pas l'image de
la vie. J'aimais les jeux abhorrés des mères et que les surveil-
lants interdisent tôt ou tard, pour le désordre qui s'y mêle, les
jeux sans, règle ni frein, les jeux violents, forcenés, pleins
d'horreur.
Or, ce jour-là, dès que sur le signal accoutumé nous nous
répandîmes dans la cour, notre camarade Hangard qui nous
dominait tous de sa haute taille, de sa voix forte et de son
caractère impérieux, monta sur un banc de pierre et nous
harangua
loro sic orsus ah allô.
LE PETIT PIERRE 15
Hangard était bègue mais éloquent ; c'était un orateur, un
tribun ; il y avait en lui du Camille Desmoulins.
— Moucherons, — nous dit-il, — est-ce que vous n'en avez
pas assez de jouer au chat perché et au cheval fondu? Chan-
geons de jeu. Jouons à l'attaque de la diligence. Je vais vous
montrer comment on s'y prend. Ce sera très amusant ; vous
verrez.
Il dit. Nous lui répondons par des cris de joie et des accla-
mations. Aussitôt, faisant succéder l'action à la parole, Han-
gard organise le jeu. Son génie pourvoit à tout. En un instant,
les chevaux sont attelés, les postillons font claquer leur fouet,
les brigands s'arment de couteaux et de tromblons, les voya-
geurs bouclent leurs bagages et remplissent d'or leurs sacs et
leurs poches. Les cailloux de la cour et les lilas qui bordaient
le jardin de M. le directeur nous avaient fourni le nécessaire.
On partit. J'étais un voyageur et l'un des plus humbles ; mais
mon âme s'exaltait à la beauté du paysage et aux dangers de
la route. Les brigands nous attendaient dans les gorges d'une
montagne affreuse, formée par le perron vitré qui conduisait
au parloir. L'attaque fut surprenante et terrible. Les postil-
lons tombèrent. Je fus renversé, foulé aux pieds des chevaux,
criblé de coups, enseveli sous une montagne de morts. Se
dressant sur cette montagne humaine, Hangard en faisait une
forteresse redoutable que les brigands escaladèrent vingt fois,
et dont ils furent vingt fois rejetés. J'étais moulu, j'avais les
<îoudes et les genoux écorchés, le bout du nez incrusté d'une
multitude de petites pierres aiguës, les lèvres fendues, les
oreilles en feu; jamais je n'avais senti tant de plaisir. La
cloche qui sonna me déchira l'âme en m' arrachant à mon
rêve. Pendant la classe de M. Grépinet, je demeurai stupide et
privé de sentiment. La cuisson de mon nez et la brûlure de
mes genoux m'étaient agréables en me rappelant cette heure
où j'avais si ardemment vécu. M. Grépinet me fit g)lusieurs
questions auxquelles je ne pus répondre, et il me traita d'âne,
ce qui me fut d'autant plus pénible que n'ayant pas lu les
Métamorphoses, je ne savais pas encore qu'il me suffisait de
manger des roses pour redevenir homme. L'ayant appris à la
fleur de mes ans, j'ai promené indolemment mon ânerie dans
les jardins de la métaphysique, et l'ai nourrie des roses de la
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science et de la méditation. Elle en a dévoré des buissons
entiers avec leurs parfums et leurs épines ; mais, sur sa tête
humanisée, il a toujours percé un petit bout d'oreille pointue.
XIV
COMMENT j'eus UNE VIE INTÉRIEURE
M. Bellaguet jouit jusqu'à la dernière heure de la considé-
ration réservée à l'improbité prospère. Sa famille reconnais-
sante lui fit des funérailles solennelles. Des personnages de
finance tenaient les cordons du poêle. Derrière le char, le
maître des cérémonies portait sur un coussin les honneurs,
croix, cordonSj^plaques et crachats.
Sur le passage du cortège, les femmes se signaient, les
hommes du peuple se découvraient et murmuraient les mots
de filou, d'escroc et de vieux gredin, accordant ainsi les res-
pect de la mort avec le sentiment de la justice.
Mis en possession des biens du défunt, les héritiers fiFent
opérer divers changements dans la maison, et ma mère obtint
que notre appartement fût remanié et rafraîchi. Par une meil-
leure distribution et en supprimant des cabinets noirs et des
placards, on constitua une petite pièce de plus, qui devint ma
chambre. Jusque-là, je couchais, soit dans un cabinet attenant
au salon et trop petit pour qu'on pût en tenir la porte fermée
pendant la nuit, soit dans le cabinet des robes déjà encombré
de meubles, et je travaillais sur la table de la salle à manger.
Justine interrompait sans respect mes travaux pour mettre
le couvert et la substitution des plats, des assiettes et de l'ar-
genterie, aux livres, au cahiers et à l'encrier, ne s'opérait jamais
sans troj^ble. Dès que j'eus une chambre, je ne me reconnus
plus. D'enfant que j'étais la veille, je devins un jeune homme.^
Mes idées, mes goûts s'étaient formés en un moment. J'avais
une manière d'être, une existence propre.
De ma chambre, la vue n'était ni belle ni étendue ; elle don-
nait sur une petite cour de service. Le papier^de tenture offrait
aux yeux un semis de petits bouquets bleus sur fond crème.
LE PETIT PIERRE 17
Un lit, deux chaises et une table la meublaient. Le lit de fonte
mérite d'être décrit. Il était peint d'une couleur dont le choix
ne se concevait pas tant qu'on n'avait pas saisi qu'elle imitait
le palissandre. Ce lit, historié en toutes ses parties dans le style
Renaissance, tel qu'on le traitait sous Louis-Philippe, présen-
tait notamment, à son devant, un médaillon orné de perles, d'où
sortait une tête de femme coiffée d'une féronnière. Des oiseaux
dans des feuillages ornaient la tête et le pied II ne faut pas
perdre de vue que ces têtes, ces oiseaux, ces feuillages étaient
de fonte de fer imitant le bois de violette Comment ma pauvre
maman avait-elle acheté une semblable chose, c'est un mys-
tère cruel que je n'ai pas le courage d'éclaircir? Une carpette
étendue au pied de ce lit offrait aux regards de jeunes enfants
jouant avec un chien. Sur les murs étaient pendues des aqua-
relles, représentant des Suissesses en costume national. Le
mobilier se composait encore d'une étagère où je mettais mes
livres, d'une armoire de noyer, et d'une petite table Louis XVI
en bois de rose, que j'eusse volontiers échangée contre le grand
bureau d'acajou à cylindre de mon parrain, qui m'eût acquis,
à mon sens, plus de considération.
Dès que j'eus une chambre à moi, j'eus une vie intérieure.
Je fus capable de réflexion, de recueillement. Cette chambre,
je ne la trouvais pas belle. Je ne pensai pas un moment qu'elle
dût l'être. Je ne la trouvais pas laide. Je la trouvais unique,
incomparable. Elle me séparait de l'univers, et j'y retrouvais
l'univers. Elle m'inspira le goût de l'étude, du travail et de
la méditation.
XV
LES MALHEURS DE LA FILLE DES TROGLODYTES
Je ne retrouvais plus en Justine cette ardeur destructive
qui s'était exercée, dans les premiers temps de sa condition,
sur la vaisselle confiée à ses soins et les bronzes offerts au
docteur Nozière par ses malades guéris et reconnaissants.
La cuisine retentissait moins souvent du bruit des assiettes
l<^'' Septembre 191.Ï 2
LA REVUE DE PARIS
écroulées, et des cris frénétiques de la jeune servante hachant
le bout de ses doigts avec le bœuf bouilli. Les feux de cheminée
et les inondations devenaient plus rares ; les lustres ne tom-
baient plus d'eux-mêmes et spontanément sur les planchers,
et si mon père la disait encore féconde en catastrophes, s'il
dénonçait le génie sivaïte de cette simple créature, s'il l'accu-
sait de troubler sans cesse le repos nécessaire à l'homme
d'études, c'était qu'incapable ainsi que la plupart des hommes
de réformer ses jugements sur de nouvelles expériences, il
s'en tenait aux opinions acquises et aux idées préconçues.
Ma mère, plus juste et mieux avisée, reconnaissait qu'au chaos
des premiers jours succédait, en cette intelligence servile,
les premiers linéaments de l'ordre et les premiers accords de
l'harmonie.
Justine avait fait sa paix avec le Spartacus de la pendule.
Elle ne le frappait plus de la hampe de son plumeau dépenaillé
et le héros ne menaçait plus de l'écraser de son poids. Mais elle
se refusait obstinément à croire qu'il s'appelât Spartacus.
En vain, je m'efforçais de le lui prouver, histoire et diction-
naire en main, avec le pédantisme niais et taquin d'un huma-
niste de treize ans. Elle opposait à mes démonstrations un
sourire tranquille et répondait invariablement :
— Non ! Non ! mon petit maître, il ne s'appelle pas du nom
que vous dites. Oh ! non certes.
— Pourquoi cela?
— Vous seriez trop content si je vous le disais.
— Mais, Justine, comment s' appelle- t-il, s'il ne s'appelle
pas Spartacus?
— Il s'appelle rien ; c'est vous qui avez donné à ce guignol
un vilain nom.
— Justine, apprenez que Spartacus à la tête d'une troupe
d'esclaves défit quatre armées prétoriennes, trois armées
consulaires, et qu'enfin, le Sénat ayant envoyé contre lui, les
légions de Crassus et de Pompée, forcé d'accepter la bataille,
il tua son cheval...
Justine m'interrompit :
— ■ Il faut que j'aille remuer mes lentilles qui sont sur le
feu, car il n'y a rien de traître comme les lentilles pour s'atta-
cher.
LE PETIT PIERRE 19
Je la retins par son tablier.
— Justine, cette statue de Spartacus est le chef-d'œuvre
'de monsieur Foyatier, un ami de papa, maintenant très vieux.
Il était berger dans son enfance, et en gardant les troupeaux,
il sculptait de petits animaux dans du bois, avec son couteau...
— C'est comme mon frère Phorien, — dit Justine. — Pas
plus haut qu'une botte, en paissant les bêtes, il faisait des
pièges à prendre les oiseaux et toutes sortes d'engins. Il se
montrait déjà très capable. Mais faut que j'aille remuer mes
lentilles.
Et Justine courut vers la cuisine d'où s'échappait une acre
odeur de brûlé.
Ce Spartacus du doux Foyatier, dont l'original, dans le
jardin des Tuileries, tournait jadis contre le château ses
regards irrités et ses poings menaçants, je l'ai pris en grippe
pour l'avoir trop vu dans mon enfance, et parce que c'est un
morceau insipide. M. Ménage en disait : « Ce bonhomme est
baudruchard. » Mon père l'aimait. Je ne crois pas, entre nous,
qu'il l'ait jamais vu, ce qu'on appelle vu. Il ne regardait rien
de ce qui ne touchait pas à sa profession, excepté les aspects
de la nature, quand ils étaient riants ou sublimes. Ce qu'il
admirait dans le Spartacus de son cher Foyatier, c'était l'idée,
le symbole. Il considérait en cette figure le libérateur des oppri-
més, spectacle agréable à ses yeux, car il aimait la justice et
détestait la tyrannie.
— Si j'étais républicain, — disait-il, — je pourrais à la
rigueur admettre l'oppression au nom d'un principe fondamen-
tal ou d'un intérêt supérieur; mais je suis royaliste et la pre-
mière raison d'être d'un roi, je dirai même son unique raison
d'être, c'est de garantir la liberté des peuples. Une royauté
oppressive est un non-sens.
A quoi mon parrain répondait :
— Malheureusement le souverain, d'ordinaire, retire au
peuple les libertés nécessaires pour lui garantir les autres.
— C'est ce qui arrive quand le peuple est souverain.
— Faut-il qu'un homme possède notre bien pour nous le
garder, et ne pouvons-nous le garder nous-mêmes?
— En possédant tout, le roi, qui n'est qu'un homme, ne
possède rien que par fiction et le peuple jouit de tout. Au con-
20 LA REVUE DE PARIS
traire, dans une démocratie, les partis qui gouvernent et
forment une multitude, possèdent réellement le bien commun ;
ils frustrent le peuple qui ne jouit de rien.
— La liberté est le plus précieux des biens.
— A condition de le perdre. On aliène sa liberté chaque fois
qu'on en use.
— Un républicain n'en aliène jamais le principe. Voilà la
différence !
Ainsi ces deux excellents hommes, nés sitôt après l'orage
qui bouleversa la société jusque dans ses fondements, dispu-
taient ensemble sans jamais se persuader l'un l'autre, et sans
s'apercevoir jamais de l'évidente inutilité de leurs paroles.
Ils étaient Français et aimaient l'éloquence.
Cependant Justine avait un amoureux et elle Faimait. Je
m'en étais aperçu. A quels signes? Était-ce à l'impatience
anxieuse avec laquelle elle épiait le facteur? A la joie qui
brillait dans ses yeux et embellissait son pauvre visage quand
elle recevait une lettre, et à sa façon de la glisser sous son cor-
sage? Au rayonnement de toute sa personne? A son humeur
bizarre et changeante? Aux brusques éclats de ses joies, au
jaillissement soudain de ses larmes très douces? Je ne saurais
le dire. Mais pour moi tout en elle trahissait ses sentiments.
Tout à coup son humeur s'assombrit. Elle perdit ses cou-
leurs. Ses yeux se cernèrent de noir. Elle maigrit. On ne pou-
vait lui arracher une parole. Ses lèvres amincies et serrées,
semblaient arrêter au passage des plaintes et des reproches.
Le soir, elle étalait des cartes crasseuses sur la table de la cui-
sine, les consultait comme des oracles, puis les brouillait avec
colère. Insensiblement, elje tomba dans un abattement pro-
fond. Elle ne regardait plus ses casseroles ; elle oubliait de
boire et de manger. Ses mouvements devenaient difficiles
et lents, et si elle brisait encore quelque vaisselle, ce n'était
plus, comme autrefois dans une sorte de fureur sauvage, mais
par l'effet d'une langueur qui lui coupait les bras et lui amol-
lissait les doigts. Je ne doutai point que l'amour causât ces
douleurs et que Justine eût perdu son amoureux. Et il n'y
avait pas à en douter. J'avais vu dans le magasin de madame
Letort une gravure représentant « l'Abandonnée », une jeune
femme en robe de velours noir, assise sur un banc de pierre,
LE PETIT PIERRE 21
dans une forêt dépouillée par l'automne. Justine, dans la
cuisine, immobile sur sa chaise de paille, ressemblait à l'aban-
donnée, bien que moins jolie de beaucoup. Même expression
douloureuse et tranquille, mêmes regards perdus dans l'espace,
même lassitude des bras tombés inertes sur les genoux. Son
état m'inspirait un extrême intérêt. Connaissant la cause de
son chagrin, je souhaitais qu'elle me la confiât et me permît
de la consoler. Mais je ne l'espérais pas. Je savais bien qu'elle
ne me dirait point son mal, parce qu'il est embarrassant de
parler de ces choses à un garçon, et aussi parce qu'elle me
jugeait incapable de rien comprendre. Son opinion était faite
à mon égard. Je la plaignais çn silence.
Un matin, elle resta très longtemps, plus d'une heure, seule
avec ma mère, dans la chambre aux boutons de rose. Je l'en
vis sortir en larmes mais avec un air rasséréné, et je ne doutai
pas alors quelle n'eût confié son chagrin à sa maîtresse et
qu'elle n'en eût reçu des consolations. Ne craignant plus d'être
indiscret je dis à ma mère :
— Justine a été abandonnée par son fiancé. C'est bien
triste.
Ma mère me regarda avec surprise.
— Elle te l'a dit?
— Non maman, mais je le sais.
Et je lui expliquai comment j'avais surpris par la seule
finesse de mon esprit le secret de Justine, et n'en avais rien
révélé par discrétion.
— C'est fort bien d'être discret, — me répondit ma chère
maman, — mais tu l'aurais été davantage en ne cherchant
pas à surprendre des secrets qu'à tous égards tu ne devais pas
connaître. Pierre, j'aurais attendu de toi plus de déhcatesse.
Elle parlait sévèrement, mais il me parut qu'elle admirait
en secret ma perspicacité.
A quelque temps de là, Justine tomba malade, et quitta la
maison pour plusieurs semaines.
(A suivre.)
ANATOLE FRANCE
TROUPES COLONIALES
LES CONTINGENTS CRÉOLES
Des mesures récentes viennent d'appeler les originaires de-
nos vieilles colonies à participer à la guerre européenne. Ainsi
se termine victorieusement la longue et opiniâtre campagne
de leurs élus, notamment de M. Henry Bérenger. Ils savaient
le loyal et valeureux concours que nous pouvions attendre
de ces Français qui, nés hors de France, se trouvaient victimes
d'un hasard géographique. En nos anciennes possessions —
« les Isles » de nos pères — tout natif, quelle que soit sa
couleur, est bien citoyen français. Mais, par une anomalie singu-
lière, l'administration des Colonies s'était évertuée à soustraire
ses ressortissants au devoir militaire, en dépit des lois de recru-
tement du 15 juillet 1889 et du 21 mars 1905. Sous des dehors
libéraux, cette exception cachait tout bonnement le préjugé
des races. Elle faisait de ses apparents bénéficiaires des
« citoyens de seconde classe », comme l'assure l'humour séné-
galais, par forclusion des avantages appréciables qui ont comme
condition nécessaire ou suiïisante le service militaire: retraites,
emplois civils, accès à certaines fonctions.
A force d'insistance, MM. Bérenger et Candace, l'un séna-
teur, l'autre député des Antilles, étaient parvenus, en 1913,
à faire incorporer les recrues des vieilles colonies, avec les
coHScrits de France, dans les régiments d'infanterie coloniale
du Midi. C'était un pr-emier essai de vie militaire dans la métro-
pole.
TROUPES COLONIALES 23
Il fut désastreux. Les froids rigoureux qui sévirent dès les
premiers jours de l'hiver éprouvèrent cruellement les fils des
Tropiques, malgré tous les soins. Au 16 janvier 1914, sur
1 560 appelés, 28 étaient morts et 781 réformés. Une expé-
rience aussi cruelle faillit couper court à tout recrutement
ultérieur. Un instant, il fut même décidé de rendre incon-
tinent à leur climat moins rude les survivants de l'aventure.
Toutefois, la politique veillait. Pour une fois, elle n'eut pas
tort. Elle fit surseoir à une mesure précipitée, peut-être
aussi prématurée, puisqu'on avait eu contre soi toutes les
chances. Une fois faite cette sélection forcée, les recrues
d'outre-mer furent versées en Algérie, dans les régiments de
zouaves. Elles y demeurèrent sans encombre. Après des
débuts que dépaysement, mauvaises impressions antérieures
firent un peu pénibles, elles satisfirent vite aux données du pro-
blème, faisant sous la chéchia fort bonne figure, pour noire
qu'elle fût. M. Noulens, alors ministre de la Guerre, décida
donc, en appelant la classe 1913, de renouveler, encore en Algé-
rie, mais au mois d'avril et, partant, dans des conditions plus
favorables que précédemment, un essai qui, réussi, serait pro-
fitable pour le pays. Il dépassait en effet par ses conséquences
les raisons peut-être un peu étroites qui l'avaient motivé. Un
contingent minimum de 1 500 hommes, c'était pour trois ans
de service 4 500 soldats, soit une brigade, qu'une exploitation
progressive et plus expérimentée de la matière recrutable eût
doublé très vite en une belle division. Appoint fort à consi-
dérer, pensait-on, dans l'état de notre natalité et de nos
effectifs. Mais ce n'était pas tout — et même après la guerre
présente qui n'est point éternelle, cet argument sera de poids.
— Le service actif constituera, les hommes de retour au foyer,
des réserves instruites. Aux Antilles, cela peut, à l'occasion,
prendre de l'importance. Panama s'ouvre. Autour de ce cou-
loir mondial, une fois passé l'ouragan d'aujourd'hui, des con-
voitises se préciseront, grandiront, qui ne sont pas près de
s'éteindre. Les tentatives défuntes de l'Allemagne sont encore
présentes aux mémoires : son spectre a rôdé autour de Saint-
Thomas, l'îlot danois, facile à transformer en quelque Heligo-
land ou Gibraltar, qu'une menace aux frontières du Sleswig
eût pu lui donner.
24 LA REVUE DE PARIS
De quoi demain sera-t-il fait? La France ne nourrit là-
bas, c'est entendu, aucun appétit de conquête. Mais elle y a
des capitaux, partant des intérêts auxquels « demain », préci-
sément, donnera sans aucun doute une forme fortement expan-
sive. Il sera bon d'y veiller. Nous sommes payés pour savoir
ce que pèsent la garantie des « chiffons de papier » internatio-
naux et la signature, notamment en Amérique, de fantoches
politiques improvisés par les hasards électoraux conducteurs
de peuples et chefs d'État. Concluons que le plus sur sera de
nous garder nous-mêmes. La conscription antillaise y pour-
voira. Elle nous fournira en tout temps les éléments d'une
forte troupe, 50 000 hommes au moins, à pied d' œuvre et
dont on ne voit pas que des concurrents aient l'équivalent
possible. Nos réserves insulaires pourraient donc nous assurer
dans l'avenir, à peu de frais, une situation militaire respectable,
dans ce golfe du Mexique où si justement Elisée Reclus
signala une « Méditerranée américaine » appelée au rôle de
« seconde sphère d'attraction du monde ».
Ces considérations, pour être de demain, tirent des leçons
de l'actuelle politique internationale une singulière valeur.
Un bienfait n'est jamais perdu. La conscription antillaise,
en consolant la France de certains déboires inhérents au geste
généreux qu'elle fit quand elle décida d'assurer le droit de
vivre à des races opprimées, pourrait bien aussi l'en récom-
penser. Déjà c'est chose faite. Car les Français des « Isles » ont
quelque mérite à demander place dans l'armée, juste au plus
fort de la bataille. Voici légitimés du coup, s'il en était besoin,
tous les arguments qu'ils avaient jusqu'alors invoqués. Mais
leur arrivée dans nos rangs pose dans l'esprit du public une
question : que vaudront, comme militaires, ces défenseurs
venus de si loin? Or l'Histoire nous renseigne sur le cas qu'on
en fit autrefois : nous avons eu en tout temps et fréquemment
l'occasion d'éprouver nos soldats d'Amérique, en immense
majorité noirs ou de couleur. ^
Déjà en 1625, année où Belain d'Esnambuc, Urbain de
Roissey et quelques compagnons normands achètent, aux
Antilles, de compatriotes venus on ne sait d'où s'installer là,
« deux forts èsquels il y a quatre-vingts hommes et des muni-
tions pour leur conservation et aussi des esclaves jusqu'au
TROUPES COLONIALES
nombre de quarante environ ;>, ceux-ci sont pour leur achar-
nement au combat la terreur des colons anglais qui peu-
plent les îles voisines. Il n'est nullement exagéré de dire que
sous l'ancien régime et jusqu'à l'ordonnance de 1765, dite
« des milices », qui institua aux « Isles » les premières troupes
coloniales régulières, pour les deux tiers d'ailleurs formées
d'hommes de couleur, les esclaves armés ont fourni le gros,
ou tout au moins partie, de toute expédition, soit contre les
établissements étrangers, soit contre les bandes de « marrons ».
Ils s'y distinguent. En 1697 par exemple, ils prennent, sous
M. de Pointis, une part si honorable à l'assaut de Carthagène
que le roi libère en bloc ceux d'entre eux qui ont pris part
à l'expédition. Plus tard, nous voyons Maurice de Saxe incor-
porer à son régiment de « Saxe- Volontaires », sa fameuse
garde particulière, toute d'Antillais noirs montés sur chevaux
blancs, troupe incontinent si populaire par sa bravoure et
son originalité, qu'elle légua pour un siècle son uniforme vert
à nos dragons. Ceux d'aujourd'hui, tout comme nos cuirassiers
et nos gardes républicains, ne se doutent guère qu'ils portent
encore le casque sous lequel leurs devanciers noirs sabrèrent
les Anglais à Fontenoy avec l'illustre et bouillant maréchal.
Telle était son estime pour sa garde que, s'autorisant de son
exemple, il soumit au roi un véritable plan d'armée noire,
trop hardi pour cette époque esclavagiste et qui, pour cette
raison, échoua.
Dans son volume la Force Noire, le général Mangin a résumé
l'admirable défense du conventionnel Victor Plugues et de ses
troupes noires, créées de toutes pièces sur place, à la Guade-
loupe. Leurs exploits nous conservèrent la colonie, abandonnée
de la métropole impuissante. La Revue de Paris du 15 août 1913
a signalé sous la signature de M. Jacques Rambaud les sei-vices
du régiment « Royal-Africain ^ », précédemment « Bataillon
des pionniers dé Mantoue », dont la monographie, curieuse
à souhait, vaudrait d'être écrite. Composé de noirs jetés en
France par les convulsions politiques des Antilles, ce corps
formait, dans l'armée napolitaine, une troupe d'élite, et l'une
des seules solides. Il combat les Anglais à Gaëte, Fra Diavolo
1. Fra Diavolo, par M. Jacques Rambaud.
26 LA REVUE DE PARIS
dans les Calabres, puis les Cosaques dans les neiges de Russie^
toute l'Europe à Leipzig. Ségur, dans ses Souvenirs d'un aide
de. camp de Napoléon, rend hommage à l'insouciante bravoure
des noirs du Royal-Africain, courant après les bombes pour
en arracher la mèche avant explosion. Citons cet autre témoi-
gnage aussi concluant, moins connu, mais confirmant utile-
ment les précédents :
... Voilà les hommes qui ne cessent de dire que les nègres sont des
lâches I Qu'ils interrogent 30 000 Français qui ont vu le régiment noir
dans les Calabres et au siège de Gaëte : ce sont des noirs de Saint-
Domingue et des colonies françaises ; il n'y a pas un officier, pas un
soldat qui n'ait admiré l'excessive audace de ce régiment.
Au siège de Gaëte, ils ont fait des prodiges de valeur, les boulets
les enlevaient par rangs ; ils n'étaient pas plus ébranlés que les plus
intrépides Français ; ils couraient après les bombes, et, avec un gazon
à la main, ils empêchaient presque toujours l'efTet de ce projectile '.
En 1808, une compagnie de noirs, commandée par un capitaine
blanc et un ofTicier noir, fut envoyée en colonne mobile dans les mon-
tagnes de la Calabre. Ils furent attaqués par plus de 1 500 Calabrais :
la compagnie prit position et se battit avec un sang-froid digne de leur
chef et d'eux. N'ayant plus de cartouches, ayant perdu 50 des leurs»
ou leur parla de se rendre; ils s'y opposèrent :« Quoil nous rendre?
Quoi 1 Royal- Africain déshonorer l'armée française? Non. « disaient
le lieutenant nègre et tous les autres. ■ — «Mais nous sommes cernés l
— ^ A la baïonnette, capitaine, et nous passerons au travers de ces-
brigands. »
Le capitaine eut la faiblesse de capituler ; mais jamais les nègres ne
voulurent mettre bas les armes. Arrivés à leur destination et se croyant
eu sûreté, ils furent fusillés ainsi que leur capitaine.
Cette horrible action irrita tellement les Africains que l'on n'osa
pas renvoyer le régiment en Calabre ; il aurait tout tué '.
1. Cf. Séjur, loc. cil.
2. Des Colonies et parlicnlièremenl de celle de Sainl-Domingue, par le colo-
nel Malenfant, sous-inspecteur aux Revues, propriétaire à Saint-Domingue,
ec-délégué du gouvernement français -h Surinam. — Paris, Audibert, 1814,
p. 242. Cet ouvrage e;t devenu fort rare.
Malenfant, né à Rennes, commande les avant-postes des troupes du comte de-
Boutillier pendant les troubles de Saint-Domingue (1792) ; puis une compagnie
de gardes nationaux dans la colonie (1793) ; joue entre les commissaires de la
Convention, Polverel et Sautbonax, et la municipalité de Port-au-Prince, un rôle
conciliateur; blessé et transporte à la Jamaïque par les Anglais, il demeure pri-
sonnier sur parole, grâce à la recommandation du marquis de la Rochejacquelein.
Inspecteur général des biens et cultures séquestrés à Saint-Domingue en l'an IV,.
colonel adjoint à l'état-major du général Moreau à l'armée du Rhin (1800), sur le-
point d'être nommé inspecteur aux Revues à Saint-Domingue, est l'objet à Brest
TROUPES COLONIALES . 27
Leur couleur n'empêchait nullement ces soldats exotiques
d'avoir leur point d'honneur. Le même auteur nous apprend
en elîet qu' « ils vivaient très bien avec les troupes françaises, à
quelques coups de sabres et de fleurets mouchetés près, qu'ils
donnaient aux soldats qui les appelaient nègres ou mauri-
cauds (sic) ».
Arrivons maintenant à d'autres faits quasi oubliés, sinon
complètement ignorés, bien qu'ils datent d'hier: ils remontent
seulement à la campagne du Mexique. Plus près de nous, ils
se comparent mieux aux cas analogues du temps présent.
L'émancipation définitive des esclaves avait eu pour
résultat de raréfier à l'extrême, au milieu du siècle dernier,
la main-d'œuvre au Nouveau-Monde. A peine échappés à
l'ergastule, les noirs avaient interprété la liberté nouvellement
acquise surtout comme le droit de vivre, sous leur doux climat,
sans rien faire. Si la nonchalance créole, passive par crainte
de l'efTort, finissait par s'accommoder d'une situation aussi
défavorable dans le privé, la chose publique avait, elle, d'autres
exigences. Or, construire un pont, une route, réparer un phare
étaient devenus d'insolubles problèmes. On avait donc dû,
aux Antilles, se servir des soldats français du génie; remède
pire que le mal. Soumis aux fatigues résultant de travaux cor-
porels, les malheureux sapeurs mouraient, sous le ciel des
tropiques, de fièvres, paludéenne ou jaune, et de fatigues.
La solution était donc coûteuse pour un rendement presque
nul. Il fallait trouver autre chose.
Le gouvernement local de la Martinique imagina alors de
créer un corps spécial de soldats-ouvriers indigènes, troupe
d'une dénonciation du général Leclerc, comme présumé favorable aux noirs et
parent du général Moreau dont il était seulement l'ami. Débarqué le 21 frimaire
an X, pour motif de santé, est inscrit réformé. Court trois ans les mers avec une
cargaison et retrouve, en septembre 1805, Moreau, lors de son arrivée à Phila-
delphie. En 1808, le duc de Feltre, ministre de la Guerre, rappelle au service
Malenfant, fort prisé du maréchal Perigron, des généraux Dessoles et Grenier.
On le reçoit à Naples. Il se ralUe le 3 avril 1814 aux Bourbons et est nommé
soUs-inspecteur aux Revues à Rennes (13« division militaire), titre sous lequel
il figure à l'annuaire royal de 1814-1815. On perd ensuite sa trace. Il n'est pas
décédé à Rennes où sa famille est éteinte. Par les détails qu'elle fournit au cours
d'une époque et d'une vie singulièrement accidentées, l'histoire de ce personnage
serait intéressante à reconstituer. (Renseignements dus à l'aimable obligeance
de M. R. le Bourdellès, conseiller à la Cour d'appel de Rennes.)
28 • LA REVUE DE PARIS
éminemment économique en même temps qu'insensible aux
atteintes du climat. Les propositions du gouverneur, le comte
de Gueydon, retouchées à Paris, aboutirent, le 23 février 1854,
à la formation d'une compagnie de sapeurs-mineurs coloniaux,
encadrée par l'artillerie de marine. Le projet avait vivement
frappé l'empereur : toutes difficultés s'en trouvèrent aplanies.
Afin de développer les ressources en gradés indigènes, on auto-
risa, plusieurs années durant, les différentes colonies de peuple-
ment noir à envoyer en France un certain nombre de jeunes
gens y faire leur éducation spéciale, au cours d'un engagement
contracté dans les troupes métropolitaines du génie.
Le souverain veilla lui-même au bon accord — assez rare - —
entre les deux départements intéressés. Guerre et Marine. On
vit par exemple le ministre de la Marine se déclarer « très
heureux qu'il fût possible de former avec l'élément indigène
de bons sous-officiers qui fourniraient un contingent précieux ^
aux compagnies d'ouvriers coloniaux : « Je me suis en consé-
quence entendu, ajoute~t-il, avec S. E. le Ministre de la
Guerre qui m'a fait connaître qu'il était tout disposé à admettre
dans les régiments du génie les jeunes créoles que je lui
désignerai ^ » « Créoles » est ici un euphémisme : un état de
mutation des « créoles » passés du l^'* génie (Montpellier) au 3<^
(Metz) porte en effet, vis-à-vis du nom de l'un d'eux, d'Erne-
ville. Sénégalais, la mention « presque blanc >^
Dans ses comptes de fin d'exercice, la Martinique s'aperçut
très vite qu'elle avait fait, en créant ses sapeurs noirs, une
heureuse opération. Les résultats obtenus motivèrent de
l'Administration centrale un projet analogue, étendu à toutes
nos colonies. Comme conséquence, une dépêche du ministre
de la Marine, datée du 19 décembre 1856, provoquait la forma-
tion d'une nouvelle compagnie à la Réunion. En 1858, la
Guadeloupe suivait à son tour cet exemple. L'empereur, con-
vaincu, se fit présenter, lors de la préparation du budget
de 1860, un rapport du ministre de l'Algérie et des Colonies sur
la question. Il est intéressant d'y relever certaines idées qui
sont, pour l'époque, des découvertes :
Lors de la discussion du budget de 1854, en séance du Conseil d'État,
Votre Majesté a posé en principe que l'élément indigène devait entrer
1. Dépêche au gouverneur de la Guadeloupe, en date du 4 mal 1861.
TROUPES COLONIALES 29
dans une certaine proportion dans la composition de nos garnisons colo-
niales...
Parmi les corps indigènes dont la création a été efïectuée par des
arrêtés locaux figurent trois compagnies d'ouvriers militaires, à la
Martinique, à la Réunion et à la Guadeloupe.
La première, organisée depuis environ six ans, sous la dénomination
de « compagnie de sapeurs-mineurs », a déjà rendu d'importants
services et M. le Gouverneur de la Martinique ne laisse échapper aucune
occasion de manifester la confiance que lui inspire cette troupe indigène.
Les deux autres compagnies, créées plus récemment, sous le nom de
« compagnies indigènes d'ouvriers du génie » sont encore en voie de
formation '...
Puis, venant à parler de l'unité à constituer au Sénégal :
L'aptitude militaire des noirs sénégalais ne saurait être mise en
doute, depuis que le bataillon de tirailleurs- montre chaque jour qu'on
peut tirer de ces hommes les plus utiles services...
Issu de ce rapport, un décret du 4 avril 1840 créa quatre
(( compagnies indigènes d'ouvriers du génie » stationnées à
la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et au Sénégal,
dépendant non plus des gouvernements locaux, mais de l'auto-
rité métropolitaine : de locales qu'elles étaient, ces troupes
devenaient françaises.
La compagnie de la Réunion n'eut aucun rôle militaire à
jouer ; celle du Sénégal eut une page brillante dans la conquête
du Sénégal, où l'employa Faidherbe ; mais son effort y resta
confiné. Les compagnies de la Martinique et de la Guadeloupe,
au contraire, combattirent au Mexique côte à côte avec les
vétérans de Crimée et d'Italie, — comme leurs compatriotes du
Royal-Africain avaient marché jadis du même pas que les
grognards de la Révolution et de l'Empiré jusque dans les
neiges de Russie. Il n'apparut pas que les fils eussent dégénéré
et cela prouve qu'en ne demandant jusqu'ici aucun service
à ses fils noirs des Antilles, la France s'est privée d'une res-
source précieuse, qu'il suffit de savoir utiliser.
Ils furent au Mexique de redoutables soldats.
A peine débarqués à la Vera-Cruz, le 27 avril 1862, ils rele-
vèrent l'infanterie de marine du service, pénible entre tous, où
1. L'effectif fixé n'avait pu être'atteint complètement par voie d'engagements
volontaires, mode de recrutement^adopté.
2. Créé par décret du 21 juillet_1857.
-30 LA REVUE DE PARIS
«lie avait vu fondre ses effectifs, victimes de la fièvre jaune : la
garde et l'entretien de la voie ferrée et des postes dans les
Terres chaudes. Les noirs sont insensibles, on le sait, à la
terrible endémie. Mais il n'en restait pas moins aux compagnies
antillaises, pour remplir leur tâche, à soutenir une guérilla
meurtrière contre un ennemi habile et farouche. Elles vivaient
dans l'obligation permanente, sous peine de massacre, de
prouver à tout instant avec éclat leur valeur militaire. Elles
n'y faillirent pas, et certains combats qu'elles soutinrent eurent
parmi les troupes du corps expéditionnaire un retentissement
mérité. Telle l'affaire de Téjéria qui « fait d'autant plus
-d'honneur à M. I^^^réchal, capitaine d'artillerie de marine,
que son détachement est entièrement composé de noirs de la
Martinique et de la Guadeloupe qu'il a recrutés, disciplinés,
formés lui-même. Pas un n'a bronché et les blessés ont con-
tinué à se battre tant qu'ils ont pu se soutenir ^.. » Voici au
surplus en quels termes le ministre de la Guerre en informe
son collègue de la rue Royale :
Monsieur le Ministre et cher collègue,
Le journal des marches et opérations du corps expéditionnaire du
Mexique, pendant le mois de septembre dernier, contient des détails
concernant une attaque qui a été repoussée par M. Maréchal, capi-
taine d'artillerie de marine. J'ai l'honneur de donner ci-après à A'otre
Excellence extrait du journal précité :
<c Dans la nuit du 23 au 24, vers trois heures du matin, le poste de
la Téjéria, à l'extrémité du chemin de ter, est attaqué par une troupe
assez nombreuse de guérilleros à pied et à cheval, estimée à environ
800 hommes. M. Maréchal, capitaine d'artillerie de marine, comman-
dant le poste de Téjéria, ayant sous ses ordres 129 hommes du génie
•colonial, dont 59 malades, a opposé une énergique résistance. L'attaque
s'est manifestée sur trois points à la fois ; elle a été partout repoussée.
L'ennemi a été poursuivi jusqu'à 1 500 mètres du camp. A huit heures
un groupe de guérilleros, venant de Medelin, s'est présenté de nouveau
•et a été également mis en fuite. »
Pour copie conforme.
Le contre-amiral) chef d' état-major, charge de la V^ direction.
Signé : de la roncière le xoury
1. Lettre du capitaine de vaisseau Durand Saint- Arnaud, commandant supc-
rieur à la Vera-Cruz, au commandant en chef des forces navales françaises de
l'expédition du Mexique, 30 septembre 1862.
TROUPES COLONIALES 31
On ne peut suivre ici l'histoire des compagnies indigènes
du génie au Mexique. Leurs services, oubliés aujourd'hui,
-étaient fort appréciés comme on va voir. En 1865, le ministre
de la Guerre, estimant trop réduit l'effectif de la compagnie de
la Guadeloupe, invita le maréchal Bazaine à la renvoyer dans
l'île. Il s'agissait, qu'on le remarque, d'une maigre unité. Il est
probable que pour toute autre force équivalente le comman-
dant du corps expéditionnaire n'eût fait aucune objection.
Or, il n'en alla point ainsi. Le maréchal présenta d'abord
des observations par lettre du 19 septembre 1865, réitérées
comme il suit le 28 octobre :
Ces compagnies, dit-il, n'ont cessé de rendre des services très réels
«t aussi bien comme travailleurs que comme soldats ; tous les hommes
qui les composent ont di'oit à la reconnaissance de l'armée pour la
double tâche qu'ils ont su si bien remplir dans une zone dangereuse.
Je ne pense pas qu'il soit possible de se priver du concours d'une troupe
qui, acclimatée dans les Terres chaudes, peut seule exécuter des tra-
vaux auxquels succomberaient nos soldats européens.
Le silence du département obligea le maréchal à obéir. Mais
avant de se conformer, fort mal d'ailleurs, aux instructions
reçues, il fit publiquement l'éloge des Antillais — ce qui était
particulièrement honorable, en un temps de guerres fréquentes
•et d'armées de métier, où l'on n'abusait pas des remercîments.
L'ordre général n^ 46 du corps expéditionnaire du Mexique
en date de Mexico, le 10 octobre 1865, est sans contredit l'un
des plus beaux qu'ait signé son chef :
La compagnie des ouvriers du génie de la Guadeloupe va retourner
aux Antilles après un séjour au Mexique de plus de trois ans. Cette
compagnie, débarquée à Vera-Cruz le 27 avril 1862, a pris part aux
faits de guerre suivants :
(Ici une liste de dix opérations où les sapeurs de la Guadeloupe
s'étaient particulièrement distingués.)
Dans ces différentes affaires où elle a toujours déployé un courage
et un dévouement au-dessus de tout éloge, la compagnie du génie de
la Guadeloupe a eu 7 'soldats tués à l'ennemi et 1 ofTicier et 12 sous-
ofTiciers et soldats blessés. Mais ce ne sont pas là ses titres les plus
méritants.
Cette compagnie, de même que la compagnie de la Martinique,
est, depuis le débarquement, restée dans les Terres chaudes, agissant
tantôt comme troupe d'infanterie, pour assurer la tranquillité du pays,
'Ct tantôt travaillant à fortifier les différents points qu'il était néces-
'A'2 LA REVUE DE PARIS
saire d'occuper. Quel que soit le service auquel elle ait été employée,
la compagnie du génie de la Guadeloupe a toujours donné les preuves
de la plus grande abnégation, affrontant la fièvre jaune avec autant
de calme et de sang-froid qu'elle en avait en abordant l'ennemi *...
Au moment de se séparer de cette compagnie qui a conquis de si
beaux titres au Mexique, titres qui se perpétueront dans sa tradition,
le maréchal commandant en chef la remercie de tous les services qu'elle
a rendus.
Le maréchal commandant en chef,
Signé : bazaine
Le maréchal s'arrangea ensuite de manière à obéir sans se
priver toutefois du concours des Antillais. Comme il gardait
la compagnie de la Martinique, il y versa, hormis cadres et
libérables, celle de la Guadeloupe. Cela fait, il demanda... de
renforcer la compagnie de la Martinique qu'il avait conservée ^ !
Sa demande resta sans résultat. Les dépôts étaient vides et
on mettait de la nonchalance à les remplir. On voit appa-
raître, à ce moment, dans la correspondance ofTicielle, les
lamentations ordinaires aux autorités coloniales en mal de
recrutement. En fait, les gouverneurs n'avaient pas d'avan-
tage à envoyer au Mexique des jeunes gens intelligents, qui
pouvaient fournir, une fois dressés dans la colonie, de bons
ouvriers d'art. D'autre part, sous la pression de l'opinion
libérale, on étudiait en France un programme d'économies
militaires. Un décret du 15 octobre 1866 remplaça par des
' directions du génie » — cadres sans troupe — les compagnies
du même corps : elles avaient vécu.
Les Antillais venaient d'affirmer encore une fois, et d'une
façon vraiment concluante, toutes leurs qualités militaires; à
cette occasion, le Ministère de la Guerre, alors partisan déclaré
des troupes noires, tenta même de les développer. L'opposi-
tion sourde de la Marine le fit échouer.
Les résultats fournis par les compagnies antillaises avaient
ouvert la voie. Le concours des troupes noires était au Mexique ^
— comme il le fut au Maroc — indispensable ; ainsi pensait
le maréchal Bazaine. Dès 1862, faute d'unités indigènes fran-
çaises, l'empereur avait demandé au khédive un bataillon
1 . Les officiers et une partie des sous-olTicicrs étaient blancs.
2. Lettre au ministre de la Guerre, du 28 octobre 1865, loe. cit.
TROI'PICS COLONT.Vr.lCS
soudaiiieu qui, débarqué à la Vera-Cruz, le 23 lévrier l.S6;j,
demeura dans les Terres chaudes jusqu'au mois de mars 1867.
Rapatrié à cette époque, il fut amené à Paris, où il souleva
une curiosité extraordinaire : « Des décorations furent distri-
buées à ces troupes, écrit le général Mangin, et en 1898, dans
les bataillons envoyés pour réoccuper Fachoda, il y avait
encore un sergent titulaire de la médaille militaire et de la
médaille du Mexique ^ » Puisque nous avions chez nous, au
Sénégal, l'étofle de pareilles troupes, on songea à multiplier
les corps indigènes du Mexique. Le ministre de la Guerre
s'adressa à son collègue de la Marine. ^lais entre les deux
départements, le bel accord du début n'était plus qu'un sou-
venir. Il n'avait pas résisté au dessaisissement de la Marine
par la Guerre, dans le commandement des opérations, pas.sé
des mains de l'amiral Jurien de la Gravière à celles du général
Forey, nommé peu a])rès maréchal de France. J.e maréchal
Randon, ministre de la Guerre, pressé par la nécessité, risqua
néanmoins l'aventure. Le 3 octobre 1863, il écrivait à M. de
Chasseloup-Laubat, minislie de la Marine et des Colonies :
l.e bataillou égyptien qui a été envoyé au Mcxi([ue pour y être
employé dans les Terres chaudes renfl des services très réels dans cette
contrée, où il est impossible aux troupes européennes de faire un
séjour prolongé...
Dans cette situation, M. le colonel commandant supérieur de Vera-
Cruz et des Terres chaudes demande l'envoi au [Mexique d'un ou même
de deux bataillons de noirs sénégalais, de 1 000 hommes chacun.
M. le colonel Jeanningros expose, à l'appui de sa demande, que
ces noirs résisteraient aussi bien que les Égyptiens au climat des
Terres chaudes, qui a beaucoup d'analogie avec celui du Sénégal et
qu'ils rendraient même plus de services que les T^gyptiens, parce qu'ils
sont plus habitués aux marches et à la guerre et qu'ils jjourraient
fournir non seulement une ])onne infanterie, mais encoi-e une bonne
cavalerie...
La proposition dont il s'agit me paraissant de nature a être
accueillie favorablement, j'ai l'honneur de prier Votre Excellence de
me faire connaître si elle partage mon opinion à cet égard et, dans le
cas de i' affirmative, dans quelles limites elle serait disposée à me
prêter son concours. Le Maréchal de France,
Ministre Secrétaire d'État à la Guerre,
Signé : randon '
1. La Force \oire, Hachette, 1910, p. 167.
2. Lettre du 3 octobre 1863,au ministre de la Marine et des Colonies (Arrh. col.).
!'"'■ SoiihMnbre 191,'i. 3
:M la }?HVrE DE PARIS
Pour la forme, le ministre de la Marine acquiesça à la
])ropositiou de son collègue, qui, enchanté et impatient,
demanda de presser la formation des nouveaux corps :
J'ai reçu, écrit-il le 4 novembre au marquis de Chasseloup-Lau-
bat, la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le
.'U octobre dernier au sujet du projet d'envoi au Mexique d'un corps
de noirs sénégalais. J'accepte avec empressement l'offre que vous
voulez bien me faire d'inviter M. le général Faidherbe à former immé-
diatement, pour être mis à la disposition de mon département, un
détachement de fantassins, pris parmi les hommes de bonne volonté
du bataillon de tirailleurs sénégalais. Je verrais avec plaisir que
M. le Gouverneur du Sénégal fût, en même temps, ainsi que vous le
proposez, invité... à procéder avec la plus grande activité à l'instruc-
tion des nouveaux admis...
Or, en môme temps que le ministre de la Marine répondait
favorablement au maréchal Randon, il faisait examiner la
question. Mais, loin de consulter le gouverneur du Sénégal,
il ordonnait qu'on lui fît dans ses bureaux un rapport, qu'il
avait eu soin d'inspirer : son siège était fait. Voici cette pièce :
Son Excellence a exprimé la crainte qu'en donnant à M. le Gou-
verneur du Sénégal l'ordre de préparer dès à présent un détachement
de troupes indigènes pour être envoyé au Mexique et en l'invitant à
donner une grande extension au recrutement, on pût porter atteinte à
notre force indigène au Sénégal et qu'elle ne se trouvât ainsi affaiblie
au moment même où, par suite d'une autre décision, la garnison euro-
péenne va elle-même être réduite.
Le ministre n'ignore pas d'ailleurs que l'élément d'un recrute-
ment aussi nombreux que le désire M. le .Ministre de la Guerre manque
au Sénégal.
D'après ces considérations, je pense qu'il y aurait avantage à faire
procéder au recrutement du corps dont il s'agit sur un autre point de
la Côte Occidentale d'Afrique où le recrutement offre beaucoup plus
de ressources et notamment dans nos comptoirs de la Côte d'Or et du
(iaboii. M. le contre-amiral Lafïon de Ladébat pourraitétre immédiate-
ment invité à ouvra* les enrôlements dans les divers postes soumis à
notre autorité et à réunir au Gabon même toutes les recrues...
Je joins ici un projet de lettre à adresser à M. le contre-amiral
de Ladébat pour l'exécution des dispositions qui précèdent. Toute-»
fois, je crois devoir soumettre en môme temps au ministre, pour le cas
où Son Excellence n'admettrait pas ces propositions, un nouveau pro-
jet de lettre à adresser à M. le Gouverneur du Sénégal pour le consulter
seulement sur la possibilité d'exécuter le recrutement demandé.
J.e Directeur du Personnel,
Signé ; x...
TROUPES COLONIALES 35
Ce rapport était un chef-d'œuvre de machiavélisme. On
n'ignorait pas, en effet, rue Royale, que Faidherbe disposait
d'une troupe toute prête et excellente, ses tirailleurs sénéga-
lais, et qu'il y refusait du monde. On savait à merveille que
lesdits tirailleurs fournissaient précisément les garnisons de
la Côte d'Or et du Gabon, où, parmi des populations mari-
times, quasi amphibies, le recrutement pour une troupe de
terre a donné et donnera des résultats nuls. On n'«n allait
pas moins prier sérieusement l'amiral Lafîon de Ladébat d'y
aller opérer lui-même, en lui souhaitant bonne chance !
Mais, sur ces entrefaites, on trouva le prétexte cherché pour
opposer en toute sûreté une fin de non-recevoir inattaquable.
Une note au crayon, jointe au dossier des Sénégalais demandés
pour le Mexique, nous le donne et démasque les véritables sen-
timents qui animaient les protagonistes de cette comédie,
dont nos soldats faisaient les frais dans les Terres chaudes :
Le ministre n'a pas contresigné, expllque-t-ellè, la dépêche au
ministre de la Guerre au sujet des noirs à recruter au bas de la Côte
(Gabon, etc.) pour le Mexique. S. E. craint qu'un pareil recrutement
ne ressemble à l'engagement libre contre lequel l'Angleterre a protesté
avec succès '.
Il n'y a donc pas lieu d'expédier ni de s'occuper désormais de la
dépêche qui avait été préparée dans le même but pour l'amiral Laffon
de Ladébat.
Quant à l'invitation faite au gouverneur du Sénégal touchant le
recrutement des noirs demandés par le maréchal Forey, elle deviendra
ce qu'elle pourra. Le ministre ne paraît par attacher la moindre impor-
tance à une réussite. Il faut donc nous abstenir avec soin de quoi que
ce soit qui serait de nature à compromettre notre recrutement de
troupes indigènes ou à engager nos crédits. — 16 novembre 1863.
Restait à se couvrir, par prudence. On expédia tout de
même à l'amiral Lafîon de Ladébat des instructions quel-
conques, sur le compte desquelles on ne se leurrait pas.
Mais à Faidhçrbe qui aurait pu efTicacement agir et trouver
du monde, le ministre de la Marine écrivit le 24 décembre 1 863 :
M. le Ministre de la Guerre m'a entretenu de l'utilité que pourrait
présenter l'envoi au Mexique de troupes spéciales placées par leur
1. Allusion aux engagements libres prévus par la loi du 9 mars 1831, riont
l'abus servait de prétexte à une traite déguisée et florissante. On verra plus loin
le même motif invoqué sur l'initiative de l'empereur, à propos d'un recrutement
pour l'Extrême Orient.
[i(] i.A i;i;\i i; \u: I'AIîis
origine à l'ji])ri des influences du cliniat. M. le luaréchal Randon a
deinandé qu'il fût ]M-océdé dans ce l)ut à la fornialiou de deux batail-
lons de mille hommes chacun, recrutés ])armi les indi.tiènes de nos
possessions africaines.
.l'ai l'honneur de vous ])rier de me faire savoir dans quelles limlLos
les populations sénégalaises pourraient olîrir des ressources pour cette
formation sans nuire, bien entendu, au recrutement de nos forces
indigènes du Sénégal. Je crois savoir qu'un recrutement de cette
imi)ortance y présenterait de graves difïicultés.
Je vous invite à étudier avec soin la question et à me faire connailrc
le plus tôt possible votre avis à ce sujet, en indiquant au besoin l'épocpic
précise à laquelle un premier contingent de cinq cents recrues pour-
rait être réuni à (iorée et les mesures qu'il y aurait à ])ren(lre dans ce
but.
(a's instructions lurent communiquées au maréchal Randon,
qui, en dépit de leurs réticences visibles, se confondit en remer-
ciements. Mais afin d'en préciser le sens, on prit soin de les
paraphraser par d'autres, /io/2 signées du minisire, mi\h adres-
sées direelement, au méjiris de toute règle administrative, par
le chef du bureau des troupes de la Marine au gouverneur
du Sénégal. Olles-là sont expliciles :
Mon cher gouverneur, écrit le fonctionnaire en question, vous
allez recevoir par ce courrier une dépêche du ministre vous invitant
h vous occujjer d'un recrutement d'indigènes pour être envoyés au
Mexique.
.le viens de la part de mon directeur et sur l'ordre du ministre lui-
même, vous prier de faire surtout attention à la reconunandation
contenue dans la dépêche de prendre garde de nuire au recrutement
de nos propres troupes indigènes.
Il est donc essentiel cpie, si vous croyez pou\oir faire ])our le
compte du Département de la Guerre un recrutement séiieux, vous
insistiez bien sur l'assurance que cela ne doit point nuire au recrute-
ment de nos i)ropres troupes. Nous avons déjà fait savoir au Départe-
ment de la Guerre cjue vous rencontreriez nécessairement bcaucouji
d'obstacles dans l'éparpillement des ])opulations, dans l'ignorance
de notre langue, dans leur répugnance à s'expatrier, dans l'habitude
qu'ils ont d'emmener leur fenune avec eux, etc. Si ces obstacles s6n'
tels, ce sera à vous de les faire valoir encore mieux dans une Iclhe que
nous puissions envoyer au Département de la Guerre...
... .le joins d'ailleurs iei la copie de la demande de la Guerre et la
réponse que nous y avons faite et du rapport que nous avons sounns
au mini.stre à cette occasion. Cela vous mettra mieux que tout le reste
au courant (\c la situation.
THOl'Pi:S COLOXIAl.KS M 7
Faidherbe comprit et, eu soldat discipliné, s'inclina. 11 lit
la lettre qu'on lui demandait où jure cette seule phrase : < Il
est vrai que notre bataillon de tirailleurs trouve aujourd'hui
facilement à se recruter », et développa par lettre du 26 jan-
vier 1(S64, la leçon qu'on lui avait suggérée. Expédiée sans
retard à la Guerre, en février, avec cette annotation : « Trans-
mettre en attirant l'attention sur les dlifi cultes résultant de ce
que les hommes n'aiment pas à quitter leurs femmes, la reli-
gion, etc.. ', sa réponse enterrait la question : le tour était
joué.
Incapables d'aboutir chez nous, nous dûmes recourir de
nouveau aux troupes khédiviales. Un second bataillon noir
fut mis à notre disposition à Souakim : une épidémie de
choléra le retint et, finalement, il ne partit pas.
La Marine s'était ingéniée à forger a priori de mauvaises
raisons : encombrement des femmes, religion, recrutement
malaisé, dont on peut mesurer maintenant le peu de valeur,
depuis l'initiative de MM. Ponty, gouverneur général de
l'Afrique Occidentale, et comme tel successeur de Faidherbe,
et Clozel, gouverneur du Soudan. Mais la Marine se chargea
bientôt de démontrer elle-même ce qu'elle pensait de ses
arguments. Nous venions de nous engager en Extrême Orient
de façon à ne plus pouvoir reculer. Les mômes raisons qui
obligent sous toutes les latitudes à créer un outil militaire
approprié au milieu conduisaient fatalement aux mêmes con-
islusions qu'au Mexique. Mais, cette fois, la Marine allait
travailler pour son compte. Le 28 mai 1867, le général de
Barolet de Purigny, inspecteur général de l'infanterie de
marine, reprenait par ordre les projets de troupes noires à
employer en Cochinchine. Ses négociations avec le gouverneur
du Sénégal allaient aboutir, quand un scrupule de l'empereur
vint tout arrêter. Aux rapports du gouverneur se trouve
épinglée une note, le préambule de la convention conclue le
l*"" juillet 1861 entre Napoléon III et la reine Victoria :
S. M. rEniperciir des Français, ayant fait connaître par une décla-
ration en date de ce jour sa volonté de mettre fin au recrutement sur
la Côte d'Afrique de travailleurs noirs par voie de rachat et en consé-
quence S. M. la freine du' Royaume-Uni désirant faciliter l'immigration
des travailleurs libres dans les colonies françaises, ont résolu de cou-
38 LA REVUE DE PARIS
dure une convention destinée à régler le recrutement pour les terri-
toires britanniques de l'Inde...
Rapprochée d'une déclaration de l'empereur, ainsi conçue :
Je désire que le recrutement africain par voie de rachat soit com-
plètement abandonné par le commerce français à partir du jour où le
traité commencera à recevoir son exécution.
Cette note donne l'explication de l'arrêt imposé au recru-
tement noir : les deux souverains s'efforçaient de couper
court à des opérations commerciales à grande échelle ayant
pour objet le recrutement de travailleurs nécessaires à nos
colonies, traite déguisée qui, même de nos jours, est moins
abolie qu'on ne pense dans certaines possessions européennes.
L'empereur [avait voulu ôter tout prétexte officiel à des
expatriations sans garantie de retour. La question ne fut pas
reprise et le recrutement projeté pour l'Indo-Chine n'eut pas
lieu. L'idée n'en avait pas moins impliqué la négation même
des motifs opposés par la Marine à l'envoi de bataillons
noirs au Mexique.
*
* *
L'emploi des troupes noires antillaises et leur réussite au
Mexique eurent, on le voit, des répercussions imprévues : à
petites causes grands effets. S'il en faut retenir,' à titre docu-
mentaire, les démêlés pharisaïques entre les deux départe-
ments ministériels, où l'on voit un homme tel que M. de Chas-
seloup-Laubat berner un homme tel que le maréchal Randon,
il convient aussi d'en conclure que négliger les ressources du
recrutement créole eût été folie pure. En toutes ces discus-
sions, chacun s'est efforcé de prendre ou de retenir, mais nul
n'a mis en doute, au contraire, la valeur de l'objet en litige.
Toutefois faut-il encore l'utiliser congrûment. Or, actuel-
lement, faute d'avoir consulté le passé, une fois de plus, il
semble bien qu'on aille un peu à la légère : on a réparti les
créoles entre les régiments français. Est-ce bien la solutipn
juste? Elle est contraire aux leçons de l'expérience. Les noirs
venus des Antilles étaient dispersés dans les armées de la
République : Napoléon, à la réflexion, rassembla aux Pion-
THOUPKS COLONIALES 39
niers de Mantoue leurs premiers échantillons. En 1814, le
colonel Malenfant constatait < combien ils étaient intrépides
et audacieux lorsqu'ils étaient commandés par des blancs »,
vérité que leurs frères de race soudanaise ont illustrée en
cimentant de leur sang l'immense empire français d'Afrique.
Au Mexique, les compagnies formèrent corps. Former corps !
toute la question est là. Un corps de troupe, en effet, c'est
une personne vivante, douée de vertus et de défauts,
d'une âme immatérielle : l'esprit de corps. Demandez-le à nos
« vitriers », à nos « marsouins » splendides. C'est à ce fond
commun que l'homme du rang puise pour vaincre bien des
dépressions physiques et morales, pour trouver ces sursauts
de fierté qui mènent à l'héroïsme. Maintenant, fortifiez cela
de l'orgueil de race ! Or aucun ordre général non plus qu'au-
cun gradé n'empêchera le troupier blanc, bienveillant, mais
rustaud ou gavroche, d'appeler son camarade noir : « Boule-
de-Neige » ou « Mal-Blanchi » dans la promiscuité de la tran-
chée ou de la chambrée. Ce qui blessera Boule-de-Neige, que
la rivalité de races ou les malentendus électoraux, en son pays
où il est le nombre, ont fait très fier. 11 souffrira, s'aigrira.
Ce sera, entre Français — puisqu'il l'est et le prouve — bien
inutile. Mieux vaudrait donc grouper les troupes créoles. Que
craint-on? Des billevesées politiques': on ne veut plus de
« prétoriens » ou bien on redoute « une diminution du citoyen
noir confiné dans les unités spéciales ». Qui songe sérieusement
à quelques bataillons de « prétoriens » noyés dans l'armée
française? et quant à l'autre objection, le jour où les troupes
rentrant de Berlin passeront sous l'Arc de Triomphe, si les
régiments antillais se sont acquis une plus large part d'hon-
neur, ils se seront évidemment spécialisés, mais 'de la belle
façon, celle qu'ils souhaitent. Ils sauront bien le reconnaître
aux bravos de la foule et l'on peut imaginer qu'ils en seront
fiers.
Il reste un point à examiner. Ce recrutement d'outre-mer
peut porter, enutihsant toutes les classes, sur plusieurs dizaines
de milliers d'hommes. Mais l'enrôlement de 1913 a démontré
que si leur origine première est la même, soldats d'Afrique et
soldats des « Isles » ne sont plus, physiquement, interchan-
40 i-A HKvib: m: l'AUis
i^eables. Ciel cléinont, vie moins dure, atteintes vénériennes
et alcooliques ont certainement alTaibli aux Antilles cette
résistance de bète humaine supérieure dont nos bataillons
sénégalais ont donné dans les sables sahariens, les neiges de
l'Atlas, les brouillards glacés de l'Yser des preuves que nul ne
songe plus à contester. Il est possible qu'une sélection sévère,
un acclimatement progressif, la suppression de l'alcool, ren-
dent aux contingents créoles les qualités physiqnes spéciales
à leur race. Mais c'est l'avenir. Or, c'est dans le présent, le
présent immédiat, qu'il faut les utiliser. I.a chose est-elle
possible? (leci n'est point de ma compétence, mais le cas a été
examiné : M. le docteur A. I.e Dantec, professeur de patho-
logie exotique à la Faculté de Bordeaux, a traité la question
dans le Journal de Médecine de Bordeaux et de la région du
Sud-Ouesl\
Voici en substance ses conclusions : le contingent créole,
spécialement sensible à deux ordres de faits pathologiques :
infestation par parasites intestinaux (dangereux pour nous,
Européens) et sensibilisation par le froid à la pneumonie,
devrait être stérilisé d'abord — on le peut sans peine, — au
point de vue parasitaire dans son pays d'origine, pendant les
quelques mois d'instruction, puis transporté au mois d'octobre
en Algérie, où il tiendrait gai'nison et remplacerait f> un
nombre correspondant de troupes métropolitaines devenues
dis})onibles pour la frontière de l'Est ». La guerre a inversé
les propositions, dit le docteur Le Dantec. Les contingents
créoles soiit ou arrivent en France : ils s'acclimatent en ce
moment. Resl(> à les stériliser, sous peine qu'ils soient un
danger pour les troupes européennes où ils seront versés.
Xe voit-on pas qu'encore ici, ce serait une erreur de ne
point les avoir groupés inter se. Après l'histoire, prenons
fiarde de méconiuiîtrc la biologie, autrement inexorable.
V
(Concluons nuiiiileuaul.
Bien évidemment, cette première utilisation de nos res-
sources coloniales, dont il faut savoir gré au gouvernement,
doit n'être qu'une toute petite étape vers des possibilités
1. Numcro du 15 innrs 1014.
rUOLl'ES COLONIALES [1
d'une autre envergure, si l'on veut bien se reporter aux pro-
jets d'armée noire et d'armée jaune qu'ont exposés dans cette
môme Revue de Paris deux des personnalités militaires les
plus considérables de cette armée coloniale dont la valeur
spéciale de troupe de métier s'affirme actuellement avec un
incomparable éclat de la Belgique aux Dardanelles. L'exemple
impérial que nous donne aujourd'hui l'Angleterre doit guider
dans cette voie ce pays, où le bon sens inné met à rude
épreuve toute idée neuve, mais qui en revanche possède une
si admirable puissance d'intelligence et de création.
Cette question à vrai dire demanderait elle-même toute
une étude. Je ne puis cependant terminer sans suggérer aux
réflexions du pays qu'il suffit de le vouloir, pour extraire des
50 millions de Français et d'apprentis français d'outre-mer des
centaines de milliers de soldats alertes et braves, à l'heure
précise où le niveau de nos effectifs, pour suffisant qu'il soit,
devra néanmoins être l'objet de l'examen le plus attentif.
JVs a long, long way lo... Berlin.
x...
CAHIERS D'UN ARTISTE '
(1914-1915)
Les femmes de Paris attendent les lettres de soldats, der-
rière des fenêtres qui s'ouvrent peu, fenêtres moroses et
muettes dont je ne puis détacher mes yeux. Les femmes de
Paris ont la patience, et elles ont l'énergie ; mais à elles, plus
qu'à toutes autres, le temps dure, et il en est dont le désir de
revoir un époux ou un fils, prend la forme d'une obsession.
J'en connais une, pour qui tout obstacle s'aplanit entre
elle et le cantonnement de X..., où se trouve le père de son
enfant de trois mois. Un matin, elle part, le bébé dans ses
bras, un petit sac pendu à sa taille.
Elle sait quels sont les dangers; elle part, toute de can-
dide assurance, et dans un long manteau de laine bise, non
pas nantie de papiers en due forme, mais prétextant, chez le
commissaire de police, d'une cousine malade dans un village
picard; c'est donc bien à l'aventure qu'elle se met en route,
avec un permis pour le chemin de fer.
Quand elle descend du train dans la ville où elle a, i^oi-
disant, affaire, elle marche.
Le poids du nouveau-né est lourd, car l'enfant est de belle
venue. Elle marche à travers champs, le jour, se cache, quand
la nuit vient, couche dans des granges, à côté d'inconnus. Elle
1. Voir la Revue de Paris du 15 août 1915.
CAHIERS d'un autisti: (1914-1913) 43
ne redoute pas les outrages, car elle porte un enfant, son bou-
clier, avec sa candide assurance. Elle marche sous la pluie, dans
la boue, où un soir, elle perd une de ses bottines ; elle retire
l'autre, et attend les premières lueurs du jour pour retrouver
la manquante. Elle ôte ses bas, et n'en ayant pas de rechange,
marche nu-pieds.
Madame Laplanche se dirige vers la guerre, et comme dans
un orage le tonnerre, elle croit entendre de tous côtés le canon.
Elle va vers la guerre, et elle ne voit qu'une campagne cul-
tivée s'étendre indéfiniment ; des hameaux aux arbres grêles,
des fermes, un simple paysage d'hiver. Où est-elle? A qui
demander son chemin? et quoi répondre aux questions qu'on
lui pose? Elle se dissimule, elle est prise de désespoir; quand
les gendarmes, l'un après l'autre, l'interrogent, elle n'a plus
d'esprit pour leur répondre. Une fermière lui prête un tablier
et un fichu, elle accroche son sac à sa taille, sous ses jupons,
ce qui la fait paraître difforme. Elle a plusieurs fois envie de
s'enfuir, commençant à comprendre que son équipée est chi-
mérique.
Mais un militaire lui assure qu'avec prudence, patience et
adresse, peut-être pourra-t-elle le voir à la fin, son homme, s'il
est encore vivant, car « ça chauffait dur », ces jours-ci, près
de X...
Et son désir devient si impérieux qu'elle en oublie ses
misères. E'homme avait dit : « Des femmes ! c'est pas ça qui
manque, près des lignes. Une fois que vous serez à Saint-Pol,
il y aura moyen de vous arranger. Il y en aura toujours une
pour vous donner un tuyau. »
Le cinquième jour, l'enfant tousse, il a de la fièvre. Il refuse
le sein. La mère croit devenir folle. Elle est prise de vertige.
A bout de force, elle s'assied le long de la route.
Une automobile passe; les roues ^e devant s'enlizent dans
la boue, à quelques mètres de l'endroit où madame Laplanche
s'est effondrée.
Une femme descend de la voiture, pendant que deux chauf-
feurs la réparent. Cette personne est jeune, cheveux blonds
frisés, casquette de toile cirée, et sa voix rauque, les mots
immodestes dont elle interpelle ses compagnons, font bien
peur à madame Laplanche.
M I.A KKVUK D1-: PARIS
Toutefois un colloque s'établit entre les deux voyageuses,
au sujet de l'enfant malade ; il est convenu que si l'auto-
mobile peut se remettre en marche, la mère et le petit seront
convoyés à Saint-Pol.
Madame Laplanche ne se sent pas de courage pour
refuser - — ni le droit, en pareille détresse - — quoique la soi-
disant infirmière lui paraisse <( bien originale » et d'un genre
qui ne lui revient pas.
Ce que madame Laplanche dut écouter, je n'en appris que ce
que ses gestes m'en ont traduit, par des bras levés au ciel.
« Faut-il, monsieur, qu'il y en ait, des gourgandines ! Rniin
j'avais k gosse, et je voulais voir mon mari ! »
Saint-Pol est, comme le décrit l'heureux Hélie, une ville
assez gaie, en temps de guerre. Si les bombes d'avions i)leuvent
parfois sur elle, comme des dragées de baptême, on y fait chère
lie. Le vin de Champagne y coule comme la bière ; les bijou-
tiers, les traiteurs, les libraires s'y enrichissent. Les Anglais
ont fait venir des bar-maids pour les servir dans des salons de
thé et des tavernes. Le long des trottoirs, une foule d'olliciers
en khaki, de soldats français, des goumiers en khaftans bleus,
et des filles se promènent, haut ])erchées sur les talons de
souliers à empeignes blanches, une badine à la main, velues
de ces complets à redingote, jupes courtes et ])lates, qui les
font pareilles à de jeunes garçons.
Madame Laplanche comprend qu'elle est ddns la ijiwnc, t L
j)ourquoi l'on dit que nos hommes ont un si bon moral. Sa
bienfaitrice le lui a assez dit : « Là où il va beaucoup
d'hommes, il faut bien du plaisir et des femmes. »
Madame Laplanche n'avait plus d'illusions sur la blonde
à la voix de rogomme. L'ayant beaucoup remerciée, madame
Laplanche se déroba; elle prit une chambre chez une fruitière.
Ce n'était pas encore la tranchée ! le cantonnement de son
mari était à une distance qu'elle désespéra, une fois de jilus.
de jamais atteindr?,...
De Saint-Pol, il faudrait gagner Béthune, et de là?...
Un paysan lui offrit une place dans sa charrette, il allait
lui aussi à Béthune, avec un chargement de carottes et
d'oignons.
Le temps était devenu plus froid, il avait gelé, une neige iin^
C.VUIKKS d'un AUTISTi: ( 1 D 1 1- 1 i) l .')) 4 5
saupoudrait des espaces vides, terrains à peine ondulés du
])ays du charbon, et ces routes aux rares voyageurs, où
(lient les autos militaires, bolides éclaboussant, au passage,
kl malheureuse et son fardeau, parmi les bottes de légumes.
Passer encore des nuits dans une ville? On dit Béthune pis
encore que Saiirt-Pol.
Le paysan encourage madame Laplanche :
— Voyez-vous, la mère, c'sont les Parisiens qui croient tout
ça. On n'a jamais autant travaillé par ici. Y s'en fait des
fortunes! Y a des terrains que c'est plus riche en cuivre, en fer
qu'en cailloux. Un vrai arsenal ! Ce que ça vaudra, quand ils
déterreront les balles, la mitraille, les morceaux d'obus ! Y' en
a qui veulent acheter tout de suite. Si on avait de l'argent !
Ah! quel beau commerce! La guerre? ça n'arrête rien par
ici.
» Les semailles sont faites. On ne lâche pas son bien à cause
des shrapnells. On s'habitue. Chacun est content d'emplir
ses poches. A Béthune, c'est la rigolade, y z'ont de quoi godail-
ler, les officiers, avec leur paye.
Madame Laplanche se décida pour Nœux-les-Mines, village
aux maisonnettes contiguës, toutes pareilles, derrière leur
jardin potager ; habitations d'ouvriers, propres à l'intérieur,
r^lle V prit quelque repos ; elle s'offrit même le luxe de faire
sa follette à fond, car les mineurs ont des établissements de
bains et des douches. Elle voulut effacer la trace de ses priva-
fions, à l'approche de l'époux. Mais le plus difficile de l'expé-
dition restait encore à accomplir.
Madame Laplanche s'arrangea avec une commère qui, tous
les trois jours, portait des oranges, du sucre et des quatre-
quarts, à V..., c'est-à-dire à l'ouverture du boyau de trois kilo-
mètres qui mène à la tranchée.
Aufour de Béthune, dans les corons, ou dans les fermes,
(riniiombrables errants viennent chercher un abri; famille
aux patois iiicomi)réhensibles, pauvres diables que ravitaillent
les braves gens de la ville. Il fallut piétiner dans des cours
gluantes de fumier, attendre de porte en porte, pendant que
la marchande pérore.
Sur la route, ce sont des patrouilles, des estafettes, des con-
vois, des sentinelles. Plus on se rapproche ^lu but, plus l'aspect
46 LA REVUE DE PAUIS
des lieux déconcerte. C'est un pays congestionné par la fièvre,
comme un affreux mal crevant, et d'où s'écouleraient toutes
sortes de sanies. Une pléthore de vie dans un décor de ruines ;
des constructions à moitié détruites et qui n'ont plus leurs
trois dimensions, devenues toutes plates comme des décou-
pures d'ombres chinoises ; des pans de murs avec des trous
dedans, et qui ne se raccordent à rien, des cheminées tronquées
comme des colonnes de sépultures ; des cimetières, le long des
routes, des tombes, des tombes, des tombes, des croix de bois,
la mort fleurie, honorée et vite oubliée, dans la course des
cyclistes, des pétrolettes et des automobiles. Une vie grouil-
lante, intense, pressée et indifférente, des appels, des crépite-
ments de mitrailleuses, des salves, au loin ; le silence, puis du
bruit encore ; dans le ciel, un nuage blanc, un sifflement, un
obus décrivant sa trajectoire, un ballon captif au bout d'une
corde, monte; et, — si incessante que bientôt, accoutumés,
vous ne l'entendez plus, — la canonnade.
Madame Laplaiiche, joyeuse à la fois et saisie d'épouvante,
rit, pleure, regarde les tiges de fer, les poutres qui pendent des
faîtes sans ardoises ni tuiles, les arbres décapités, les branches
hachées, le cloaque où la voiture s'embourbe pour faire de la
place à un détachement de soldats — la dévastation — et au
milieu de ce sinistre chaos, des chansons, des hommes, des
hommes boueux qui chantent, visages de santé, par centaines,
par milliers, anonymes, des hommes parmi lesquels, peut-être,
le papa du paquet qui pleure dans les bras de sa mère, chante
aussi.
Un passage à niveau ; une sentinelle. Voici V..., le dernier
petit village, et puis la tranchée. Le long d'une palissade de
planches, des femmes, comme un jour de foire, se tiennent,
assises ou debout, leurs paniers à terre. De la volaille, des
lapins, des légumes frais. Une de ces femmes porte sur un éven-
taire : papier à lettres, chaînes de montre, menus objets dont
elle tire un gros profit. '
Madame Laplanche est à l'orifice du boyau. C'est de ces cou-
lisses que, peut-être, z7 va sortir.
Elle s'enhardit, elle demande ; elle arrête les hommes : ont-
ils vu le caporal Laplanche?
— Laplanche?
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 47
— Il a été évacué il y a trois jours.
— Blessé?
— Ah ! oui, ceux qui en sont revenus, iis peuvent dire que la
mort ne veut pas d'eux...
Où est-il? Madame Laplanche ne se rappelle pas comment,
elle aussi, en est revenue. Quand elle rentra à Paris, Laplanche
était au Val-de-Grâce.
Une lettre du front.
4 décembre 1914.
« J'ai vu enfin notre sergent. J'avais appris que des chasseurs
à pied redescendaient de Belgique, et cette fameuse ...^ divi-
sion dont nous sommes tous deux. Je suis donc allé de can-
tonnements en cantonnements, de granges en granges, criant :
« Sergent Desroches ! Sergent Desroches ! » Tous dorment
encore, harassés d'une longue étape de nuit ; mais, peu
m'importe d'en réveiller cinquante pour en trouver un. Enfin,
de sous un tas de vêtements bleus, une voix sort, lourde et
grognante : — Et quoi? — C'est Cacan ! — Quel cri et quel
bond!... Ah! vieux, comment vas-tu? — Car tous deux
sommes aussi grognards l'un que l'autre, et faits aux usages
militaires.
« Ses traits sont accentués par la vie brutale. Sourcils tendus
et allures brusques, et sans transition, tout d'un coup non-
chalantes. Nos visages n'ont plus guère que deux expres-
sions... mornes ou hilares...
« Au milieu de discussions confuses sur un tel qui a pris le lit
de l'autre, quand tels et tels couchent sur la paille; assourdis
par le vacarme de ces criards, nous avons tout de même pu
nous demander des nouvelles de chez nous, et vous imaginez
ce que c'est, de se retrouver dans ce chaos ! nous sommes
restés cinq heures ensemble, nous communiquant par instant
des lettres précieuses des êtres qui nous sont chers, nous
les rendant sans commentaires, et continuant avec le voi-
sin d'occasion à causer de popote, de rapines ou de faits de
guerre.
« Tout de même, quelle joie de redevenir soi-même pendant
quelques instants. J'ai pu prononcer et entendre votre nom !
4N LA HEVrE DE PAIUS
oublier la guerre, un peu 1 Voyez-vous, on cesse d'être soi-
même, on est n'importe qui, jusqu'à ce que...
« Ah ! les cauchemars des blessés que je garde ! Et les lesta-
ments que j'ai lus — quelquefois à moi dictés ! Braves gens
que la mort délivre du militaire, et laisse paraître enfin
ce qu'ils sont en réalité. On ne peut pas, ou ne peut iiaturel-
lemeiil pas être autre chose qu'une brute, et ne pas souhai-
ter d'en être une pendant ces longues heures vides. On ne
peut penser — il ne le faut pas. Ou ne peut agir — on ne peut
ni lire, ni écrire, car la pensée libre vous donne le « cafard »,
— on ne peut q e dormir, ou boire, ou jouer aux cartes... Ou
être une brute gueularde et sans morale.
«'Nous avons dîné ensemble, il m'avait invité au mess et
nous vous aurions voulu à cette table de sous-ofïiciers de tous
âges, de tous pays, de toutes conditions; les uns tout neufs,
qui n'ont presque })as vu le feu, les autres, vieux de quatre
mois de guerre, et de tous les combats. Au dessert, ils se
lèvent, et chacun lance sa petite romance. Il y a le comique,
il y a le ténor qui module, et le chanteur sentimental qui
« nuance », les yeux à demi clos, et une grimace pour sou-
rire.
« Après, Marcel m'accompagnant un j)eu sur la route noire,
à l'abri d'une encoignure, nous avons pu causer seuls. Et vous
étiez encore présent. .J'avais lu ses notes, dans son carnet.
Entre autres choses, m'avait frappé cette crainte de ne pas en
faire assez; tout ce que l'on a le droit de reprocher au « mili-
taire», il le retourne contre lui-même. Pour un cœur comme le
sien, le « n l'en jais jxis » qui est le mot d'ordre, au repos, est
un défi à l'enthousiasme. Il ne faut surtout pas être différent
des autres. Je crois qu'il a eu très peur de descendre au
niveau commun, et qu'il a beaucoup soulTert de l'isolement
parmi ces masses d'hommes.
« C'est très difficile de voir claire sa route à travers la dis-
cipline. *
<( Prenez n'importe lequel de ces hommes, il vous dira « Vive-
ment la paix ! >» et quelques moments après, dites-lui que
l'Allemagne cherche à négocier avec l'un des alliés : le citoyen
revient à lui, et alors, quelle résolution ! Il faudrait que les -
olliciers comprissent bien, et les eussent eux-mêmes, les senti-
CAHIERS d'un AliTISTE (191Î-1915) 49
ments du moindre paysan. Trop de fois les formules militaires
éteignent chez l'ofiicier ce qui pourrait faire la communion.
On aurait pu aviver la flamme, mais n'importe, cela ira jus-
qu'au bout, si loin soit-il. Au moment du danger, chacun
redevient « soi », avec le souci de bien faire et de briller, qui est
au fond de tous les Français.
« Ce qui bientôt sera impossible, c'est le civil. Il nous gêne,
et nous le martyrisons. Et pour nous, en effet, il est un suspect.
C'est par lui que filent les renseignements ; et pour nos vivres,
il empiète sur nos rations, dans nos marches, il encombre la
route. Le rêve c'est un pays évacué, où l'ennemi n'est plus et
où l'on fait militairement ce que l'on veut. On s'installe bien
en démolissant tout ce qui gêne. On allume le feu avec des
meubles fragiles qui font du petit bois, et le pied d'une table
en chêne tourné est une bûche autrement commode que le
bois de sciage de l'habitant. Il n'y a pas à discuter. On vous
répond, bourru et indigné : « Et ceux qui ont tout perdu
alors?... Faudrait qu'à ce salop-là la guerre lui profite? »
Car voilà le fond de tout : l'égalité. C'est peut-être l'obses-
sion des charniers où tous se ressemblent, qui nous fait si égali-
taires.
« Comment la nation vivra-t-elle durant ces jours et ces jours
que la guerredurera encore? Car il n'y a pas, il faut que la
vie reprenne avec tout son trafic et son commerce. Que les
écoles soient suivies; que les navires importent des produits,
et les hommes qui restent, les manufacturent. Le paysan ne
lâche pas son champ, sous les obus parfois, il le soigne et
prépare la germination prochaine. (Ils sont têtus dans ce Nord,
et autour des canons de troisième ligne, ils viennent cultiver,
suivant pas à pas le terrain conquis... la force de vie dans
ceux-là !) Un jour, peut-être proche, nous allons donner un
effort probablement décisif. Nous sentons que l'on prépare
quelque chose, on doit fabriquer des canons de grosse artil-
krie (on les avait négligés), des obus (depuis un mois déjà,
on recherche des ouvrie s tourneurs); nous sentons comme un
lutteur qui reprend souffle et va retendre ses nerfs. Maintenant,
au travail ! comme les paysans entêtés à suivre les saisons,
malgré les cataclysmes. Ce qui serait épouvantable, ce serait
que, derrière les troupes, on renonçât à la lutte, et que la vie
1" Septembre 1915. 4
50 LA REVUE DE PARIS
devînt impossible, à notre retour, quand il y aura de grandes
choses à faire. Ces jours-ci ont été très bons et il y a d'excel-
lente besogne d'accomplie. Les Russes ont tout de même servi
de « teinture d'iode » et décongestionnent ce front. Cette
bonne besogne en prépare d'autre, et nous voyons se former
de nouvelles divisions que l'on entraîne au nez des« Boches ».
« Mon maître bien cher, voici mon tour d'aller dormir, je
vous quitte, ceci partira tel quel, car je tombe de sommeille.
A vous de tout cœur.
. h i'. ('.. ))
10 décembre.
Une feuille maculée, prise dans le calepin d'un camarade,
et puis une autre, de couleur bise, papier de sac à sel. Une
partie de la lettre écrite au crayon Conté, l'autre à la plume,
d'une encre étendue de salive et de tabac. Des notes, des
impressions, des renseignements souvent bifîés; des mots qui
manquent; des réticences^^de modestie.
Ces lettres de militaires nous raccrochent à la vie, par une
chaîne qui s'allonge ou se raccourcit, selon les jours : puisse-
t-elle ne pas se rompre dans cette solitude des êtres que les
séparations livrent au désarroi !
Deux hommes se retrouvent là-bas, perdus dans la foule
des régiments, comme des épingles d'une même pelote dans
la paille d'un champ. Leurs haleines avinées se croisent, les
jurons grasseyent ; deux bonshommes de glaise, sur une
litière de [fumier, des butors parmi les charognes ; mais entre
deux bouchées de cervelas ou de « singe », les voix rauques
s'adoucissent. Ces deux-là parlent d'un troisième, ils pro-
noncent un nom, et leur affection géminée le répète comme
dans une prière d'enfants.
S'ils le voyaient, cet autre, ainsi que les chrétiens croient
que Dieu voit les hommes ! S'ils savaient ! Ceux qui se sentent
égarés dans l'inconnu des camaraderies sanguinaires, si près,
si loin de cet Auteuil qu'ils imaginent demeuré pareil, mais où
tout s'assombrit et s'efface...
Ciel bleu d'ardoise mouillée, vent dans les arbres aux
mousses trop vertes, rayons horizontaux du bas soleil d'hiver,
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 51
fenêtres des immeubles d'en face, matinée de ce 10 décem-
bre 1914 ! Le balai mécanique rase la trame des vieux entrelacs
de Smyrne sur lesquels j'ai grandi, que tous les miens ont
foulés, par combien de pieds usés qui tour à tour se sont
déchaussés pour le suaire... Nous prendrons bientôt le même
chemin, vers les hauteurs de Passy, aux cyprès faméliques.
Je traîne mes sandales dolentes sur les entrelacs du tapis, en
relisant mes feuilles de papier de sac à sel.
Le Destin réunit deux hommes, à confronter leurs méta-
morphoses dans la lueur d'un sanglant crépuscule, ou dans le
gel de la lune à son premier quartier. Et quelque chose de
moi-même, impondérable émanation, fait un cercle visible
autour de leurs capuchons, un halo qui tremble comme les
feux follets dont la sentinelle, pendant les nuits de garde,
s'angoisse au voisinage des charniers.
Nous trois, dépouillés de nos enveloppes de jadis, telles
qu'elles apparaissaient dans l'atelier aujourd'hui désert, nous,
revenants, fantômes de temps révolus, recherchons parmi les
ruines, des restes. Trois noms volent dans la ténèbre, tels les
phalènes qu'un coup de vent rapproche, qu'un autre plus fort
dispersera.
On dit que la vie est la seule chose qui nous appartienne :
Folie ! Nous appartient-elle? Du moins pouvons-nous la
donner.
Si nous ne donnions qu'elle, serait-ce assez?
« Un homme ne compte pas, écrit William James, si inca-
pable d'aucun sacrifice ; et d'autre part quelles que soient ses
faiblesses, s'il est prêt à donner sa vie pour la cause qui lui est
sacrée, son héroïsme l'ennoblit assez pour que nous passions
sur tout le reste. Quand même il nous serait inférieur à bien
des égards, si nous nous cramponnons à la vie, tandis qu'il
s'en défait comme on jette une fleur, nous sentons que cet
homme nous dépasse. Chacun de nous est intimement per-
suadé qu'il rachèterait ses fautes aisément, s'il pouvait traiter
sa propre vie avec cette magnanime indifférence. C'est un
mystère métaphysique dont le bon sens lui-même a quelque
sj2 i.a revue de paris
intuition, qu'en embrassant la mort vous vivez de la vie la
plus haute, la plus intense, la plus parfaite, dont l'acétisme
a été toujours, dans le monde, le fidèle champion. La folie de
la croix, que l'intelligence se refuse à comprendre, conserve à
jamais sa signification profonde et vivante... ,
Odon déclame ces phrases du célèbre philosophe américain,
ces phrases choisies; Odon l'élégant qui trépigne dans l'impa-
tience d'une mort réparatrice, et croit avoir à racheter son
inutilité ou ses vices. Rachat ! Rachat ?
Odon revient des bords de l'Yser où tout, de lui, sauf son
anodin visage, lut déchiqueté par un obus. L'oisif voluptueux,
l'inutile et las essayeur de toutes les délices, s'est senti supé-
rieur à ce dont il se croyait capable. N'aviez-vous donc rien
aimé, ni cru à rien, Odon? •
— Pour la première fois, — dit-il, — j'ai fait quelque chose
de propre, j'ai vu que je pourrais valoir quelque chose.
Modestie touchante d'Odon, qui, jusqu'ici, prit trop de soin
de la cacher aux autres. Il se vanta, dilettante, d'être un
égoïste.
Nous ne demandons pas de si humbles contritions à ceux
qui reviennent vivants des bords de l'Yser. J'admire tout
chez ceux qui reviennent de la Mort. Laissez-nous vous
vénérer.
Vous a-t-il donc fallu, Odon, le délire du carnage, et l'ivresse
d'un assaut dans les fumées de la poudre, pour que vous con-
nussiez la sainte exaltation? Enfin ! Odon, vous vous êtes
conduit d'une façon bien magnifique. Vous comprendrez
mieux, maintenant, la vie ; il faut l'avoir chérie, pour que
s'en défaire comme d'une lleur soit un geste sublime.
L'héroïsme ne semble permis au soldat que rarement —
mais toujours le sacrifice, à quoi il ne se soustrait que par le
crime, et au prix de sa propre déchéance.
La guerre donne une rude leçon d'humilité à l'orgueil-
leux. V
Le soldat n'a pas à juger si la cause, est juste, et elle lui doit
être sainte, par delà les limites assignées à sa raison. Instinct
ou loi subie, qu'il ne cherche pas à comprendre. A la guerre,
la liberté de l'individu peut être nulle, et le plus cruel pour
lui, mais le plus noble aussi, c'est qu'elle le soit dans l'ano-
CAHIERS D UN ARTISTi:
nymat d'une égalité incessante. La guerre commande toutes
les vertus dont une seule, en temps de paix, signale un
homme à notre respect.
Maîtriser ses nerfs : pour certains, devoir surhumain.
Essayer de faire mieux que les autres : magnanime effort.
Cherche l'occasion héroïque: peut-être te fuira-t-elle toujours.
Sois amputé d'un bras et d'une jambe, meurs dans d'horribles
souffrances : ce n'est pas encore assez, car tu veux, héros,
que ton acte comporte le choix, la conscience pleine du risque,
la responsabilité, et le don de toi-même, qui est plus, écoute-
moi, qu'une fleur qu'on jette négligemment.
Lisez les citations à l'ordre du jour. Pour une de ces missions
d'honneur, réparties comme les corvées et les rations de soupe :
le chef a besoin d'un homme ; quatre lèvent la main, veulent
être celui-là : quatre héros, comme celui qui se précipite sous
le tramway pour sauver l'inconnue qui tombe; comme celui
qui refuse une place dans la barque au moment du naufrage;
comme votre ordonnance, Odon, quand elle accourut parmi
la mitraille, pour vous empêcher d'être fait prisonnier. Et
vous ne croyiez pas que cet homme fût de la même race que
vous I
Ceux-là sont des héros nés. Dans la guerre, et hors de la
guerre. Mais la guerre unificatrice brouille les noms, comme
les numéros, pêle-mêle, dans un sac de loto, qu'une main,
plongée dans le noir, en tire au hasard. La guerre moderne
porte en elle la fatalité du cataclysme; elle étouffe sous sa
pluie de cendre la voix du héros dont elle cache le geste.
Nous disons qu'il « est tombé au champ d'honneur » et
nous avons encore des formules plus sèches. « Heldentod »
est celle dont l'Allemagne ennoblit la mort de ses plus obscurs
soldats.
Non, en voulant embrasser la mort, vous ne vécûtes pas,
Odon, la seule vie qui vaille, ni la plus haute, si la plus
intense. La page de William James est écrite pour les salons;
elle sonne, aujourd'hui, comme le discours cauteleux d'uîi
professeur à la table du riche.
Ne méprisez rien, et surtout pas la vie, vous qui avez vu la
mort sans effroi!
Tout semble fade, cet hiver, qui n'est pas jailli de la source
54 LA REVUE DE PARIS
d'amertume où les lèvres gercées trompent leur soif. Ne par-
lons pas aux soldats d'ascétisme ; qu'ils surmontent l'horreur
de la mort, par passion de la vie, par amour de ceux qu'ils
aiment, de ce qu'ils regrettent d'avoir quitté, de ce qu'ils
veulent perpétuer, de ce qu'ils voient dans la nuit qui
n'est pas menteuse, elle, l'impitoyable nettoyeuse des cer-
veaux.
« Parle, parle, sergent! Je ne comprends pas tout ce que
tu dis, mais ta voix est un son de vie dans le concert de la
mort. »
Matinée de ce décembre 1914, ciel bleu d'ardoises mouillées,
squelettes des arbres aux mousses d'un vert métallique sous
le soleil sans chaleur, solitude des fenêtres derrière les palis-
sades nues du jardin, paysage d'agonie, combien vous rendez
plus précieux et plus désirable le juillet assoupi dans sa cha-
leur de vie!
Une lettre du front.
«Ainsi, parce que je vous demande des« nouvelles » vous avez
cru que je souhaite des journaux. Que non ! nous en avons
ici, quelques-uns arrivent et nous ne les lisons que pour passer
le temps : ils ne nous intéressent pas.
« A part ce qui transparaît des efforts de la diplomatie, nous
n'y trouvons rien de ce que nous désirerions tant savoir et
qui nous obsède et nous inquiète : votre vie à vous tous, vos
pensées, ce que vous faites 1;ous, en attendant ainsi. Nous
voudrions tant qu'en ouvrant un de ces journaux, ce fût comme
une grande lettre de vous tous, et croire entendre de chères
voix parlant de vos petits soucis à côté de notre grand devoir.
Elles sont si précieuses, ces lettres de famille où l'on nous dit
que tel jour il a fait froid, que des poussins sont nés ou que la
mare sera vidée... Savez-vous que nous sommes bien surpris
qu'il n'y ait plus d'accidents de tramways ! Nous restons
sceptiques — et nous lisons par désœuvrement ces histoires
de héros dont les journaux sont pleins et dont déjà un journal,
fait exprès pour nous, nous fatigue.
« Au fait, il est vrai que vous, n'est-ce pas, ces histoires
vous intéressent'? et ne songeant qu'à nous, il vous plaît
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 55
qu'on VOUS donne de nous un portrait « arrangé » comme
les photographies offertes en prime par les grands magasins.
Nous ne pouvons tout de même regarder sans raillerie l'image
d'un monsieur si avantageusement campé devant l'éternité.
« Je suis certain que, chezvous, les garçons allant au collège
portent un bonnet de police et tendent le jarret en rêvant à la
manière de devenir un héros. Ils ne savent pas, les chers gosses,
que cette gloire n'a pas d'éclat ici, et que nous sommes des
hommes tout ordinaires sur lesquels le sort s'appesantit. Sous
l'étreinte chacun réagit à sa manière, selon ses jforces, ses
nerfs, heureux s'il peut n'être pas au-dessous de la circons-
tance. »
« Nous sommes ici pour le devoir; l'accomplir nous suffit et
qui cherche la gloire ou défie le sort, nous agace ; il a un peu
l'air, celui-là, d'un avantageux qui se pavane devant nos
pensées douloureuses. Nous savons si bien que, même pour
la gloire, le hasard ici encore est dieu. C'est à lui que nous
devons et le poste dangereux où nous tomberons obscuré-
ment, et la place en lumière où l'honneur nous touchera. Com-
bien reposent sous un tertre anonyme, qui mériteraient la
stèle des héros ! Seuls, des camarades répètent leurs noms et
honorent leur mémoire; on ne sait pas toujours ce qu'ils ont
fait ; mais on sait ce qu'ils valurent parmi ceux qui attendent
leur tour de combat, comme on attend la corvée, en exigeant
que ce ne soit pas toujours les mêmes qui y aillent. Nous
savons lesquels n'écoutent jamais l'épouvante. Nous connais-
sons les braves avant qu'ils se connaissent eux-mêmes, et
ceux que l'occasion a déjà révélés, leurs [noms sont sur toutes
les lèvres et, à leur passage, les faibles se rapprochent d'eux
pour s'encourager. »
*
« J'avoue, m'écrit Philipp, de Dixmude, que si l'on n'ob-
jecte pas d'argument plus sérieux contre la guerre que ses
inconforts et ses privations dans l'ordre de la vie matérielle,
je ne vois pas le bien-fondé des plaintes pacifistes. L'humanité
ne peut pas se révolter contre ses souffrances, plus que contre
l'accouchement par exemple, qui est douloureux aussi, et
56 i.A i;k\ n: de paris
dont riiiévitabililc est admise par les mères. La i^uene est la
suprême exigence que la nature impose au sexe mâle, comme
la parturition aux femmes. Les guerres sont les tortures de
l'enfantement de l'ère nouvelle... Brilish Ilead Quarters. «
Ces lignes sur uji grand papier-diplomate, luisant, solide,
timbré aux armes d'Angleterre. Le gamin qui les écrit était
encore à Oxford, il y a six mois. Il méprisait l'action, croyait
à la sainteté de l'art, à l'inutilité du mouvement qui dérange
les lignes, entre son sofa où il fumait l'opium, et son liarpsichord
sur lequel il joue des fugues de Bach !
« Dans les moments de repos, il y a près d'ici un piano et
je continuerais mes études du grand Sébastien, si je n'étais
aussi sollicité d'accompagner mes chanteurs de camarades,
amateurs du u (ïaieiii ■».
« Tipperanj », « Bcauiijul Baby Doll », et « Canl ijou go
back to Michigan » sont parmi les disconforts de la campagne,
les plus pénibles pour votre petit « Father Bach ! »
Une photographie, dans la même enveloppe, représente
Philipp avec une moustache noire et des yeux qui reviennent
de l'autre monde. Mélancolie pathétique de cette silhouette
en khaki ; métempsychose 1 Je dresse cette image à côté de
la reproduction du groupe de deux petits garçons et de deux
filles que je faisais poser avec tant de peine, pendant qu'Aunt
Brunnel lisait à haute voix les aventures de Mr. Pickwick.
Philipp n'écoutait rien, mais éclatait de rire, chaque fois
que mes lunettes tombaient sur le parquet. C'était à cette
époque-ci, un peu avant Noël, et l'on se préparait à partir
pour le Nord, chez le grand-père, auprès de ses fabriques du
Northumberland. Philipp s'est engagé, comme devait le faire
l'héritier du baronnet, le futur directeur du Creusot de l'Angle-
terre. Jim, seize ans, veut s'échapper d'Eton et imitera son
frère aîné. Marjorie interrompt son rêve d'Alice in Wonder-
land pour faire la cuisine des réfugiés belges, et Cynthia
apprend à bander des plaies.
Scarborough vient d'être bombardé par la flotte allemande;
elle est venue ; elle a tiré ses boulets ; elle est repartie comme
CAHIERS d'un AiniSTK (1914-1915) .')7
elle était venue. Londres attend les zeppelins. « Bon pour le
recrutement», grogne Kitchener.
Un secrétaire de l'ambassade à Paris, me téléphone que la
grande victoire navale de la semaine dernière (navires alle-
mands capturés là-bas, là-bas, dans l'océan Pacifique — et
dont nos journaux ne parlent pas) est un fait gigantesque
pour le commerce et le ravitaillement, que l'on ne doit
pas arrêter son attention sur une misérable plaisanterie
comme celle de Scarborough. Pourquoi l'ambassade ne
force- t-elle pas nos journaux à nous donner ces bonnes nou-
velles?
Personne en France ne se doute, en effet de l'œuvre colos-
sale que l'Angleterre accomplit dans le silence hautain de son
Amirauté. Sans elle, que seraient nos côtes de la Manche
et de l'Océan? Elle nettoie les mers en traînant un grand
filet où se prennent les bateaux ennemis comme du white bail
dans la Tamise.
Xous ne pouvons oublier les paroles de Kitchener : « Même
Paris dévasté, et aurions-nous à descendre jusqu'aux Pyrénées
nous reprendrions l'offensive et serions vainqueurs, ensuite. )•-
Propos de cabinet sur les bords de la Tamise, tenus devant le
feu, avant d'aller à l'Alhambra. L'Angleterre n'est, pas plus
que la Russie, angoissée.
Londres s'amuse encore. Londres dira toujours : No use
making one self ioo misérable. Vienne danse au son des czar-
das; Berlin est à son ordinaire. Les deux jeunes comtes russes
qui soignent leurs bronches à Cannes, nous écrivent qu'ils
n'ont pas un parent ni un ami sur le front : « Est-ce que vous
seriez troublé de l'expédition à Madagascar?... » deman-
dent-ils.
Non, il n'y a pas la guerre, mais des guerres. Tenons à la
nôtre. Français de l'Ile-de-France qui y avons nos fils et nos
amis.
Mais comment toutes ces guerres vont-elles se fondre et
s'achever en un bouquet de fusées d'artifice?
Je suis chez moi, à Paris, la pensée aussi lucide que celle de
Lord Ivitchener, mais ma pensée ne rejoint pas toujours la
sienne. Pour nous, la guerre ne se passe pas sur la terre
étrangère !
LA REVUE DE PARIS
Le Gouvernement est rentré à Paris.
( La vie reprend » ; des affîches de cinémas, de music-halls,
de concerts et de théâtres, bariolent les kiosques Morris qui,
hier encore striés de bleu, de blanc et de rouge, ressemblaient
à des guérites de sentinelles.
Le Parlement va siéger, les magasins rouvrent ; le gaz
s'allume, les rues s'encombrent de voitures ; le mot d'ordre
est : « Reprise des affaires », confiance, sérénité.
Tel olTicier écrit à sa famille : « Surtout pas de mélancolie.
Ne changez rien à vos habitudes. » Et il conseille les visites,
les cadeaux du jour de l'an. C'est la trêve des confiseurs. Une
vie factice s'organise à l'instar de Berlin et de Vienne. Paris,
si digne et si lavé de ses taches, le Paris d'hier va faire des
grâces, vaporise ses parfums de femmes, comme pour faire
oublier l'incongru voisinage.
La politique reprend langue. Les partis doublent leurs pro-
visions de cartouches et mettent la main sur le revolver.
« La réaction, par le prêtre, essaie de se saisir de la tran-
chée, laquelle son adversaire lui cède, exaspéré.
« Qui ne voit donc que nous sommes entre les mains de
ceux ^ui, ne voulant pas la guerre, sans préparation, mais
l'ayant acceptée et prônée même, au nom de l'égalité, de la
liberté et de la justice, ont plus d'action que vous, timides
d'hier, sur un peuple qu'ils ont mentalement formé à leur
manière? Les uns agissent avec les autres, pour nous tous,
dans la collaboration de ces heures décisives, loin de la poli-
tique.
« Ayant besoin de toutes les bonnes volontés et de tous
les optimismes même les plus suspects, il n'est pas encore
temps de nous épier et de nous reconnaître. Accommodons-
nous des voisinages indésirables, quitte à les déplorer plus
tard, quand nous serons vainqueurs. »
Ainsi parle mon ami le député socialiste, mais est-il sûr
que ses collègues ne s épient pas'^ Il revient de la guerre.
Qu'il attende!
Les parlementaires sont gardés par des flottilles d'aéro-
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 59
planes au-dessus du Palais-Bourbon. Pourquoi sont-ils partis,
s'ils devaient revenir si tôt? Si demain l'ennemi faisait une
nouvelle marche contre Paris, un autre départ ne serait plus
possible. Le président et ses ministres auraient à jouer les
Bourgeois de Calais. La corde au cou. Et pourtant, leur devoir
serait ailleurs que dans Paris.
Les pianos se font entendre quand on passe sous les fenêtres.
Pourquoi ? Le Gouvernement est rentré. Sécurité dans l'air.
Alors la guerre est finie? Voulez-vous donc la paix?
Les Parisiennes en allant faire leurs emplettes de jour de l'an,
dépliant leur journal, ont lu ceci : «Bombardement de la côte
anglaise par la flotte allemande. » La flotte fraîche sort de sa
boîte de joujoux pour Christmas, quitte ses eaux avec les-
quelles la couleur dont elle est peinte se confond, et surprend
la Licorne endormie dans son île. Asquith, Churchill, Lord
Charles Beresford, chacun occupé à manger vos rôties à
l'heure du thé, qu'avez-vous pensé, en recevant les télégram-
mes de Scarborough?
*
La princesse T. de X... est allée voir son mari, près du
front.
Elle le rencontra à la poste, où, vaguemestre, il portait la
correspondance de son bataillon. Le prince savait que sa
femme devait tenter le voyage, mais ignorait quand.
Surpris, d'abord, il ne la reconnaît pas dans son tailleur
« genre guerre"» et sa toque de toile cirée. Il laisse choir le
paquet de lettres qu'il tient dans son sarrau. On s'embrasse,
il demande des nouvelles des enfants, et puis se tait, n'ayant
plus rien à dire. On ne va pas ainsi au pays des héros.
— Maintenant que je t'ai vue, c'est bien, va-t-en. Je n'ai
rien à te raconter.
— Mais, je suis venue de Biarritz, jusqu'ici, — dit-elle.
— Merci, f... ton camp !
Elle lui apportait des tricots, des passe-montagnes. Le
vaguemestre, dédaigneux, regarde et ordonne :
60 LA KEVUE DE PARIS
— Remporte cela; ce n'est pas d'ordonnance. Nous n'avons
besoin de rien.
Madame de X... fut mieux reçue par ceux qui ne sont pas
son mari. Elle a pris un repas dans la tranchée, et sa malle,
dans la gare de Biarritz, était lourde de casques, de fer bar-
belé, et de quelques balles dum-dum, quand elle débarqua,
décidée à ne plus faire de zèle.
18 décembre.
Alain, pour deux jours à Paris, demande à sa sœur où l'on
peut danser. Y a-t-il un Ciro's?
— Vous vous morfondez là, comme si ce n'était pas assez
que nous battions la semelle dans la neige. Dansez donc 1
Son meilleur ami était mort la veille, dans ses bras. Alain
a reçu la médaille militaire et fut blessé deux fois.
Que la vie continue : telle est la loi, et sans doute la sagesse.
22 décembre.
— La victoire s'installe lentement mais sûrement. Nous en
sommes à l'acte ennuyeux et traînant du drame, avant la
magnifique scène finale qui le dénoue, — dit Jean, tout ébloui
des spectacles aériens. Compagnon de Garros, il voit la guerre
en poète qui laisse la terre, bien loin, en bas, sous son biplan.
Mais comment la victoire s' organise- t-elle? Je vais m'en-
quérir auprès de mon ami le député qui est revenu siéger,
après quatre mois de campagne.
Une conversation avec lui nous ramène ici-bas. Ses poches
sont pleines de lettres de soldats, camarades socialistes; des
ouvriers, des artisans intellectuels. A entendre cet autre son
de la douleur — moins résignée — du citoyen encore dans la
vie de luttes, de revendications, de libre examen, de révolte
sociale, je me demande quelle sera l'attitude des parlemen-
taires. Vont-ils recommencer à « causer »? '
Ces hommes supplient qu'on les relève. Ils n'en peuvent
plus. Ils n'ont pas le soutien moral d'une foi religieuse ou
profonde ou d'occasion, qui aide les autres dans le constant
voisinage de la mort.
La force morale et la force physique ont leurs limites, dans
CAHIERS d'un artiste (1914-1015) 61
le gel, la neige et l'inconfort des disciplines. L'esprit critique
des électeurs de T... n'est pas endormi par les promesses d'une
vie future.
Pour eux, il n'y a pas de Dieu qui nous surveille d'entre les
nuages, ils ne se gênent pas pour avouer leurs angoisses, et
s'ils adressent des prières, ce n'est pas aux saints, mais à leurs
mandataires du Corps législatif.
X... a confiance dans les « camarades », mais « il est urgent
que le Parlement siège, et que les députés servent de « régu-
lateurs de V administration militaire ».
Nous devinons déjà quel est l'ennemi, non encore avoué,
quels sont les noms suspects des chefs entre les mains des-
quels la France, un bandeau sur les yeux, a remis ses pouvoirs.
Les « camarades demandent à voir » : cinq mois de crédit,
cinq mois d'applaudissement à des actes Joués derrière le
rideau de fer. Va-t-on réclamer aujourd'hui la grande lumière
pour tous, et que les vedettes de la troupe défilent devant
la rampe?
Il n'est pas encore temps de juger; va-t-on exiger des
représailles?
X..., avant de venir dîner, hier soir, est allé voir M. Poin-
caré.
Le président, en chapeau mou, molletières, tenue de cam-
pagne, car il revient du front, possède « la plus absolue
confiance ». Les membres du Gouvernement partagent cet
optimisme serein et leur opinion s'exprime par les mots :
« Nous les tenons I »
— Ne les portons-nous pas plutôt sur nos épaules?
— Nos lignes sont maintenant si fortes, qu'il serait impos-
sible de les percer.
Les Allemands s'expriment de même, quant à leurs armées,
leurs positions, leurs retranchements.
Si nous sommes de chaque côté inamovibles, c'est une
muraille de la Chine. La muraille de la Chine est debout depuis
combien de siècles?
La muraille de la Chine gémit. La boue monte jusqu'à la
ceinture des hommes à qui sont infligées des souffrances telles,
que jamais notre planète n'en connut de semblables. C'est
dans cette géhenne, perdue dans les brumes du solstice d'hiver.
62 LA REVUE DE PARIS
que la France militaire apprend son métier, comme dans un
four à bachot, met les bouchées doubles, rattrape en quelques
semaines le temps perdu, sûre de son génie créateur.
De l'autre côté de la muraille, il y a de bons élèves, des
f ïforts en thème » jqui pleurent et s'impatientent de ne
pas retourner pour la fin de l'année à Berlin, manger l'oie
de Noël dans leurs maisons intactes. Ce que le kaiser leur a
promis.
C'est, d'un côté et de l'autre, la popote ensanglantée, le
fourneau, la marmite grasse d'une cuisine régimentaire, l'hi-
vernage raidi de sommeil; c'est la guerre morne, la terre vue
comme par les chiens, qui marchent la tête basse. Plus
haut, l'aviateur file à travers l'espace « survole » les régiments,
les divisions, les armées, le 'soleil ou la lune dans l'œil, se
trompe sur les différentes nuances de khaki, de brun ou de
beige, laisse tomber des bombes sur ses frères comme sur
ses ennemis, tape dans le tas, sans y voir, et s'évade vers
le zénith.
C'est peut-être là-haut, dans les nuages, que tu te ferais
des idées nettes!...
A miss T..
Londres, 23 décembre.
Chère amie.
Il faut pourtant bien nous souhaiter quelque chose, à l' occa-
sion de Christmas. Merci du Home-made plum-pudding, lequel
nous mangerons mélancoliquement après-demain, en pensant
à vous tous ; puisqu'il ne serait point sage de souhaiter pour
nos deux pays la fin prochaine de ces horreurs, souhaitons-
nous la force d'âme, la patience, la résolution, sans quoi nous
n'atteindrions pas le but de tant d'efforts déjà accomplis, de
tant d'autres que la patrie exigera encore, pour abattre le
géant. Avec vous, j'ose écrire ce mot ; en public, il serait inter-
dit, du moins ici, où je me rends compte que la fiction est
nécessaire. Et tant mieux qu'on ignore si complètement l'ogre
qui aiguise la lame de son coutelas à dépecer l'Europe.
Si les échecs de vos armes ou une surprise comme celle de
Scarborough fouettent vos énergies, nous avons besoin de
CAHIERS d'ux artiste (1914-1015j 63
croire au succès. De nos journaux, les hommes du front ne
lisent que le communiqué : le reste, ces braves l'appellent
« guerre pour les civils ». Eh ! bien, nos journaux sont excel-
lents, leurs articles, la littérature qui convient à la ville.
Le plus admirable, c'est que jusqu'ici des esprits sceptiques
et judicieux à l'ordinaire se soumettent à la règle et récitent
le nouveau catéchisme. Dans un immeuble parisien, chaque
locataire partage les espérances de la concierge et ne se méfie
que de l'espion inofïensif qui porte un nom « boche ». On
répète : « Nous ne leur permettrons plus d'avoir ni un fusil,
ni un canon, nous les écraserons comme des punaises », et l'on
parle déjà de « l'anéantissement » définitif de l'Allemagne.
« Nous donnerons jusqu'à la dernière goutte de notre
sang. » Cette formule ne suffirait-elle pas? Autour de moi,
l'on objecte : Guillaume fixa des dates pour la prise de Paris,
de Calais et de Varsovie ; pourquoi n'annoncerions-nous, pas
que nous ne nous arrêterons qu'à Berlin?
Une phraséologie encourageante est la colle qui sert à tenir
ensemble les différents partis politiques, dans V union sacrée
des civils qui sera moins durable, je le crains, que celle de la
troupe où l'union est une conséquence du péril, et une néces-
sité. Toutefois, n'oublions pas que « Poilu » sait lire, et qu'il
connaît mieux que nous la lourdeur de sa tâche. Prenez garde
qu'il ne se rie de nous.
On m'écrit : « Nous ne sommes ni dans la sociale, ni dans
la réaction. C'est du bon sens, du gros bon sens, bien confiant
en sa raison, sûr de sa cause juste. Mon cher Pitou ! Je l'aime
beaucoup, même quand il est saoul, ce qui lui arrive assez sou-
vent. La guerre me révèle cette espèce de gens très terre à
terre. Pas de génie, pas d'élan, même pas de vues sur la mission
du pays, quoi qu'en aient dit les « genre Hervé » ; tout bon-
nement la conception claire que l'on doit d'abord se défendre
contre les voleurs. Le sacrifice, la douleur, la ruine, nos hommes
les supportent avec la volonté de tout rebâtir ensuite. »
Admirables caractères d'hommes, ces Français de 1914 que
vous apprécierez bientôt, puisque vos amies, les misses W...
vous prendront dans l'ambulance qu'elles organisent en Nor-
mandie.
Nos pauvres campagnards seront surpris de vos soins, de
Gl LA REVUE DE PARIS
VOS manières, et ils vous étonneront aussi. Je vois d'ici votre
ambulance modèle, dans le village que vous allez secouer de sa
torpeur. Avec l'administration du service médical, vous aure?
])eut-être des démêlés...
Félicien n'y tient plus, je nai qu'une crainte, c'est qu'il
ne parvienne un de ces jours à jeter aux orties son sarrau
d'infirmier. Il a rejoint Desroches, le nouveau sergent de chas-
seurs, qui a fini par partir pour le front (car chacun y va, s'il
le veut, quoi qu'on en dise). Cacan n'aura de cesse qu'il n'ait
un fusil sur l'épaule, il juge plus nécessaire de tuer que de
relever ceux qui tombent.
C'est une conception bien française du devoir patriotique,
dont les conséquences sont incertaines : faut-il qu'un diplo-
mate lâche son ambassade pour aller au front, qu'un fabri-
cant de munitions dise adieu à ses ouvriers, qu'un médecin
devienne colonel? Chez nous, je redoute un gaspillage ou une
mauvaise répartition des valeurs et des spécialités : un hommt^
y est rarement in the right place. Dès qu'un travail a pris
forme, le Français se détourne vers un autre objet. Il a trop
d'idées. wSon imagination l'appelle ailleurs. Il veut toujours
faire mieux et entreprendre autre chose.
Je ne dis pas cela pour mon ami, car je .sais son enthousiasme
et devine ses larmes, son découragement dans ces ambulances
d'évacuation, démunies de tout, auprès des amputés dont
l'insufTisance du service sanitaire double le nombre ; quelle
rage de n'y pouvoir rien et de savoir ce qu'il faudrait faire !
Félicien est utile à ses malades avec la douceur maternelle
de son geste, ses paroles affectueuses, son intelligence souple
et inventive. Il est à la fois un ancien carabin et une « reli-
gieuse poilue», comme l'appellent ses malades; il est, avant
tout, un organisateur ingénieux, un chef. Voilà l'homme qui
balaye, vide des cuvettes et assiste au pansement des plaies
par des doigts non lavés, sans même avoir le droit de faire
llamber les ciseaux de l'opérateur. ,
I.e service de santé, dans les postes de première ligne, plus
improvisé qu'existant, aura commis de terribles fautes;
Routine, bâtons dans les roues, négligences, et surtout :
rivalités bureaucratiques. Enfin, bientôt, vous serez admise à
regarder derrière le paravent.
CAHiEus d'un artiste (1914-1915) 65
Chère amie, quelle lettre de Noël! Quel sera le prochain
Christmas? Où le célèbrerons-nous? Quand pourrons-nous
parler de choses moins graves? Peut-être jamais plus...
.Je voudrais vous montrer les Ghristmas-cards que je reçois
de Béthune : des prisonniers allemands, des faces rendues
vertes par l'arrêt du sang, que la terreur plombe, des chevaux
éventrés, des cadavres. L'art est vivant tout de même, si j'en
juge d'après les merveilleux cahiers de croquis dont je vous
expédie, par cette poste, un échantillon.
A bientôt !...
23 décembre.
Barrés n'a pas maintenu sa motion relative à la fête natio-
nale de Jeanne d'Arc. Barrés a su plier, par discipline. Il ne
faut pas mécontenter M. Homais ; Jeanne est suspecte.
Grande séance de rentrée. Personne n'a dit de paroles impru-
dentes ; la séance, voulue historique, et un pendant à celle du
4 août, fut digne et belle.
Il fallait une séance modèle pour nos ennemis et nos alliés,
une séance que les câblogrammes porteraient au loin comme
un écho du cri de la France. Les parlementaires ne montrent
que la coque de l'œuf, avant de la briser. Qui dira ce que
valent le blanc et le jaune?
Journaux enthousiastes ; discours de Viviani, discours de
Paul Deschanel « un vrai petit bijou », m'a dit mon médecin.
Aujourd'hui, autre séance. Ce n'est point encore celle-ci,
qu'on redoute.
Les parlotes de bureaux et de couloirs débrident les
plaies, le pus tombe dans les crachoirs des buvettes ; mais
« il II est pas possible, écrit Barrés, que les séances régulières
de la Chambre et du Sénat reprennent; on ne pourrait pas éter-
nellement les remplir de somptueuses draperies qui étouffent les
querelles et les imprudences. »
Il proteste contre des sessions en janvier. On n'étale pas
aux yeux du public ses misères, comme les blessés ont tant
envie de découvrir les leurs. Mais qui croit encore aux blessures
sales? Habitude d'hôpital.
Taisons-nous ; laissons le cancer de guerre suivre son cours.
Pour l'enrayer, espérons en le génie d'un grand inconnu qui
l^.ScpLcmbre 1915. 5
66 LA REVUE DE PARIS
cherche dans son laboratoire un nouveau radium. Mais gare
à celui-là I Personne, alors, pour célébrer l'auteur de la décou-
verte, pas plus qu'une Jeanne d'Arc ou une sainte Gene-
viève.
Chacun, une fois le remède trouvé, avec un clignement
d'yeux désignera sa poitrine : c'est moi 1 laissera-t-il entendre
et s'appellera : « Bibi ». Et une autre guerre se prépare dans
le Parlement. Les députés croient leur mission éternelle ;
qu'une fois la paix signée, ils retourneront, chacun à son
pupitre et à son fauteuil, comme des employés à leur minis-
tère. Et il n'y aura rien de changé dans leurs âmes !
Le monde se transforme, un monde va naître et la fourmi
n'interrompt pas son œuvre !
« L'union sacrée », si elle existe dans la partie de la nation
qui, par la mort, recrée une vie, transforme l'humanité,
existera-t-elle chez ceux qui ne songent (ju'à replâtrer les
fissures de la demeure ancestrale; chez cet autre qui bâtit
la sienne avec de patientes économies, ou chez celui-là surtout
dont le toit lui fut prêté, et qu'il ne lâchera plus? Nous par-
lions une langue nouvelle : que les parlementaires ne nous
en enseignent pas encore une autre !
Il y a « union sacrée » entre nos défenseurs et nous qu'ils
défendent, il y a union sacrée dans la partie de la nation qui
est déjà dans la nouvelle cité qu'elle bâtit, sans le savoir, en
s'ofïrant à la mort, hors du vieux monde qui se cramponne à
la vie. Comment y aurait-il union chez ceux qui proposeraient,
chacun son plan de reconstruction, ou de restaurer des ruines?
Ne soyons pas des Viollet-Leduc.
Le futur s'élaborera dans les régions où le héros a fait
l'union sacrée. Si, pour qu'elle se prolonge parmi nous, nous
devions encore penser comme la concierge, soumettons-nous,
ainsi que Maurice Barrés.
Les parlementaires, qu'ils s'occupent de nos fabriques
de munitions. Combien d'obus aujourd'hui, combien pour'
demain, combien pour le printemps, et de quelle qualité?
Voilà ce que je veux savoir. Faire plus, faire mieux, mais pas
encore de représailles contre celui qui a failli I Ne demandez
pas s'il va à la messe, ou s'il est mécréant. Donnez-nous plus
d'obus.
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 67
• 25 décembre, Noël.
Elle portait un voile de crêpe qui moulait son crâne. C'était
un casque de crêpe, et elle était toute noire comme les cils de
ses yeux, qui paraissent voir les choses, et ne voient que dans
les âmes. Elle tenait un mouchoir sur ses lèvres, quand nous
nous sommes dit adieu. Elle me regarda longuement par la
vitre de son automobile, jusqu'à ce que je disparusse dans la
voûte du métro.
Quand nous rencontrerons-nous sur cette place de la Con-
corde qu'elle ne croyait plus retrouver avec les colonnades
de Gabriel, les fontaines et les chevaux de Marly?
La voilà déjà qui repart pour l'autre bout de l'Europe.
Jamais deux mains ne se pressèrent avec plus d'éloquence.
Elle inclina sa tête comme une reine qui remercie en s'en
allant.
Elle est venue par l'Allemagne, par l'Autriche et l'Italie.
Elle compara les capitales. Son cœur s'est angoissé dans
Paris. Elle sait. Elle sent. Enfin, elle s'en va et je ne puis pas
deviner la couleur de ses visions d'avenir, sous son casque de
crêpe, dans la rue de Rivoli.
« Bien rares, les heures où, à des questions comprises, nous
obtenons des réponses qui y répondent. Le jeu des propos inter-
rompus qu'est la conversation journalière dérange inutile-
ment les molécules de l'air. Point de départ et but opposés;
va-et-vient des tramways qui passent à côté l'un de l'autre et
ne se rencontreront pas sur leurs lignes parallèles... ou peut-
être dans l'infini, qui est vraiment trop loin. Nous sommes
entraînés dans ce rythme mécanique, et l'on ne s'étonne
que si l'un des wagons déraille. Il se produit alors un tumulte,
on s'empresse pour remettre la machine en marche, et l'on se
relance sur les lignes parallèles.
(c Les hommes se battront toujours à cause de la confusion
de la parole, dans cette Tour de Babel. On se heurte contre
la pensée irréductible : on en meurt dans les peuples, comme
dans les ménages d'époux », m'a-t-elle dit.
C'est pourquoi nous devons nous taire en rentrant chez
nous, et sourire et approuver, quelles que choses qui soient
dites.
68 LA REVUE DE PARIS
Elle et moi, nous nous sompies entendus.
Elle a dit encore : « Les bons se sont fait une âme de la Légende
dorée. Ils croient à tout, acceptent tout, ignorent l'impossible.
Les expulsés du Nord et de la Belgique, dont les maisons
n'existent plus, même les corps coupés en plusieurs morceaux,
sejressoudant comme par un miracle de saint Nicolas, se
retrouveront, heureux et tels qu'avant, dans leurs demeures
rebâties, pour la fête de l'Ascension.
Le premier dit : j'ai bien dormi,
Le second dit : et moi aussi,
Et le troisième répondit :
Je me croyais en Paradis.
Bouclier, boucher ne t'enfuis pas,
Repens-toi, Dieu t'pardonnera !
« Dieu pardonnera, le boucher pardonnera, les enfants seront
contents, coupés, hachés, recollés. »
*
Bertrand, mon compagnon de collège est venu chez moi
pour le jour de Noël. Il s'écrie en entrant :
— Quelle purification 1 Que cela est beau ! Quel avenir
splendide I
J'en suis témoin, Bertrand adresse depuis quarante-quatre
ans des rogations au Ciel, et. Dieu soit loué 1 Bertrand n'est
pas mort avant que ne tombât la purificatrice averse de
sang.
Puissions-nous glaner les blés futurs avec les coquelicots
rouges, devenus géantes pivoines sombres, dans l'or des
champs, et vivre heureux d'une hécatombe si pleinement
réparatrice. Mais Bertrand, en cet obscur crépuscule de 1914
se rappelle-t-il que nous sommes à une époque où rien n'a,
depuis longtemps, reçu de solution, où il n'y a plus la pro-
portion juste entre les moyens et le but,reflort et le résultat?
Les hommes posent les chiffres, et s'arrêtent devant la preuve.
Comme le bon lecteur de journaux, Bertrand croit à une
« liquidation » . Il y a ceux qui s'attendent à une Révolution
incomparable. Bertrand croit à un âge d'or; il s'apprête à
CAHIERS d'un artiste (1914-1915), 69
entrer dans la ronde des bienheureux qui tressent des guir-
landes de pâquerettes et sourient séraphiquement, tels que
J.-D. Ingres les représenta dans sa fresque de Dampierre.
Réconciliation, allégresse religieuse. Finale de la Sonate
pour piano et violon de César Franck.
Le Paris de cette fin d'année 1914, obéit à l'ordre parti du
front; les magasins illuminent, les petites boutiques du bou-
levard dressent leurs lampes d'acétylène, une foule se presse
sur les trottoirs, des paquets de bonbons sous le bras, et les
marchandes de fleurs poussent leurs charrettes où le houx se
mélange aux blanches boules de gui.
Pourtant, il y a un nouveau timbre dans les journaux : ne
pas perdre patience, ne pas se déprimer. Je crois que le mot
déprimer est, pour la première fois, mis en noir sur du blanc,
cet hiver. Le public s'attendait à une offensive, la grande
marche en avant de Jofîre. Et puis l'on cherche « VEspion ».
Quand le trouvera-t-on? N'y en a-t-il qu'un? En est-il plu-
sieurs? Voici une question que Bertrand néglige.
Notre terre doit être bien étonnante, vue de la planète
Sirius.
Dans l'éther, Garros mène sa bataille à lui tout seul. Sur
son biplan, maître de ses ailes, de ses bombes, de sa tactique.
Sa virtuosité d'aviateur est faite de son intelligence. Éta-
blissons, même dans la guerre, une préséance des cerveaux.
Deux artistes dans le ciel, duel des avions : Garros dans l'un,
et H..., dans son taube. Les deux virtuoses, comme des bret-
teurs champions, s'étaient si souvent mesurés, que leurs
passes, leurs feintes, leur rythme, leur sont reconnaissables
comme le bouquet d'un viri à des dégustateurs profession-
nels.
Garros écoute, croit percevoir un son, entend et ne voit
pas. C'est son rival d'hier, peut-être son ami, son égal, aujour-
d'hui l'adversaire qu'il faut abattre.
Ils se cherchent dans la nue. Garros plonge de l'aile gauche,
l'autre fait de même ; des boucles savantes, entrelacs en huit,
belles formes géométriques, ils inscrivent leur signature dans
l'air : les deux chevaliers sans peur foncent l'un sur l'autre.
70 LA REVUE DE PARIS
Serrement de cœur, angoisse... mais non, en voulant se détruire,
ils s'évitent à cause de leur virtuosité même.
31 décembre.
Dans le Times d'hier, ces lignes que les journaux français
reproduisent aujourd'hui : «Guerre dure, très dure, terrible-
ment dure. La terre est de boue, le ciel est de boue, nos soldats
sont des blocs de boue; boue liquide et froide où les hommes
se meuvent. Elle remplit les culasses, on ne peut plus tirer,
les hommes se battent à coups de crosse et à coups de poing. »
C'est pour cet holocauste qu'on prépare les petits jeunes
gens que de grandes affiches vertes appellent aux cours du
soir, jeudis et dimanches, après la soupe en famille. Cent
cinquante et un jours ont fait — des Français — des Spar-
tiates ; les mères admirables doivent sourire et encouragent,
elles entrent, le cœur fier, dans la seconde année de guerre.
« Il les grignote. « On répète le mot de JofTre, dont la
silhouette encourageante, placide, ronde, paterne, est celle
d'un bon gros chien de garde, qui sait qu'il a le temps ; il
grignote l'immense quartier de chair et d'os qu'il tient entre
ses pattes.
Je suis seul éveillé dans la maison à attendre les douze coups
de minuit. Ils l'attendent, nos amis de là-bas, et les carillons des
villages, comme à Noël vont se mettre en branle, dans les
plaines de boue et de sang ; le vin de Champagne, frappé par
le gel, grésille sur des langues brûlantes de fièvre, comme de
l'alcool sur une pelle rougie, et le suc de fête s'y consume
immédiatement. Les sacs de bonbons, les chocolats à la crème
dégringolent sur le fumier avec les papiers d'enveloppe des
inutiles présents de la reconnaissance et de l'amour. Sur ma
table, ces deux lettres, d'il y a huit jours :
Noël. I
« ... Comme au temps jadis, je voudrais faire des vœux,
pour vous, les vôtres, votre maison. Qu'en dépit des deuils,
des larmes, persiste la coutume! A la porte de l'Enfer, je veux
songer à la vie comme si demain était à nous. Maison si chère,
si accueillante, où des amitiés toujours attentives surent
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 71
•embellir le spectacle de la vie, foyer de tendresse, restez
intact I
« J'ai aux lèvres le goût de la mort, et de détruire devient
un geste peut-être utile, s'il protège ce foyer, s'il prépare la
matière de quoi seront faites des œuvres nouvelles.
« On entend des cloches, malgré le tonnerre des canons, et
j'aime plus que jamais tous ceux qui j'ai aimés ; c'est dur, ce
soir, de n'être qu'une carne qui rendra plus grasses les pro-
chaines moissons. Œuvres, famille, travail de Pénélope, sur
un métier qui se brise !
« Est-ce l'idée seule de la Patrie qui sanctifie Tabjection de
la guerre? Mystère impénétrable, fatalité cosmique qui dépasse
notre fragile raison. Les Allemands, aux tranchées voisines,
célèbrent leur Dieu par des cantiques. Tout à l'heure, une
voix de ténor chantait la Jeune fille et la mort. Ils ont Schu-
"bert, ils ont Schumann et la Bible avec eux.
« J'ai une Bible, aussi, dans mon sac, je l'ai découverte
dans des ruines, et je relis Ézéchiel et le livre de Job.
« Tout recommencera : c'est notre réponse éternelle et
notre orgueil...
(( A vous de tout moi-même.
u F. C. »
Et celle-ci :
(t ... Ne croyez pas ce qu'il vous dit, nous avons de tout
•assez, et trop même. Il nous vient, d'on ne sait où, les choses
les plus bizarres, certaines de formes tellement inconnues,
que la question se pose souvent : pourquoi est-ce faire?
« Mes braves chasseurs ont le sang chaud, beaucoup de
courage et de bonne humeur. Ce soir, je me demande si je rêve :
l'odeur des choux de Bruxelles vient jusqu'ici, Cacan parta-
gera notre gigot de Noël, un pot-au-feu ronronne depuis ce
matin, et le boulanger du petit patelin confectionne des tar-
telettes que nous mangerons avec honte, en pensant à ceux
qui n'ont plus rien chez eux. Est-ce vrai ce que les journaux
racontent, qu'à la cour de Berlin, les Altesses en sont aux
■épluchures de pommes de terre? Je ne le crois pas, mais je
le répète aux « poilus ».
« Ne nous plaignez pas. Quelle joie de voir Cacan quand il
vient dans mon gourbi I chaque fois qu'une course l'amène
72 LA REVUE DE PARIS
par ici, c'est un peu de vous qui entre. Mais il s'en va après!
Je suis sa silhouette sur la route boueuse, qui coupe une
plaine comme celle d'Hautot. J'ai à ce moment-là une émo-
tion que je refoule vite, car on ne se permet pas ces fai-
blesses-là.
« Il veut passer aux chasseurs, et il finira par y venir. Je ne
puis pas imaginer Cacan sous mes ordres. Ce serait ridicule 1
Mais c'est bien là un des effets de cette guerre de 1914. Il
est étonnant, il a une figure de Christ, et après lui pendent
des albums, une boîte à couleurs ; c'est un rapin et un mili-
taire magnifique.
« L'autre jour, il pleuvait à verse, puis soudain un splendide
arc septicolore apparut. Son cintre était au-dessus de nos
lignes, l'une de ses bases dans le camp ennemi, l'autre, par
ici. Cela semblait une invitation divine à la fraternité. Mais
peu d'instants après, la fusillade qui s'était tue, comme par
magie, a repris de plus belle
« M. D. »
Des millions d'hommes écrivent ainsi, et des millions
d'hommes et de femmes lisent les cartes, les chiffons de
papier à chandelle, sur quoi les mêmes pensées s'expriment
ou essayent de s'exprimer ; la bonté emplit le monde, l'être
humain exulte d'amour et d'appétance, au moment où il
tombe dans le néant. Hommes de la glèbe, hommes des
fabriques, bétail humain, et vous princes, artistes, poètes,
tous confondus comme les grains de sable du désert, la blan-
cheur de votre gloire scintille, telle cette poudre lumineuse
d'étoiles que verse, cette nuit, sur vos tètes inclinées, le noir
firmament.
Minuit a sonné. Nous voici dans un autre inconnu.
A miss T...
Londres, 2 janvier 1915.
Ma bonne amie,
Combien je souhaite vous voir ici, et que votre affaire
d'ambulance s'arrange au plus vite, et d'enfui vous dire ce
que les lettres ne peuvent raconter. Je sais bien qu'une âme
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 73
amie devine, mais selon vos conseils j'évite tout ce qui est
personnel. Vous vous méfiez du cabinet noir. Votre correspon-
dance devient sibylline, avec les noms manquants.
Je crois que la politique est chez vous sinon autant
qu'ici, nerveuse.' Dans cette improvisation quotidienne, pour
tous hormis les Allemands, l'on marche à tâtons. Je crois
que 1915 va nous prouver que nous n'avons rien su encore
de ce que devait être la guerre moderne. Il n'y a rien de fait,
il n'y a rien de commencél De tout ce qu'a prévu celui qui
inflige au monde cette épouvantable misère ; de l'ordre et de
la marche de son programme, il ne reste rien debout. Ce qui
devait être court, brusque, d'un effet foudroyant, le Maître
l'a « raté ». Tout est remis en question. Celui qui a voulu
hésite-t-il? Quels seront ses nouveaux atouts ?
Jusqu'au printemps, nous serons encore dans cette inerti-
tude à laquelle tant d'esprits mous s'accommodent. La clair-
voyance dans le danger n'est un stimulant que pour les forts.
Les forts peuvent se permettre ce que les faibles appellent
pessimisme, terme inexact.
Notre adaptabilité dépasse ce que j'aurais cru possible.
Mais elle comporte aussi trop de confiance, et certains prennent
leur irréflexion pour une vertu de guerre.
Le 1er janvier, nous avons dîné chez nos cousins X...,
traditionnel repas qui remonte au temps de mon père. Sauf
({ue les deux gendres présents sont en uniformes d'officiers, ce
fut à l'ordinaire.
Comme pendant « l'Affaire », pour avoir quelques minutes
de détente, on « n'en parla pas ». Il est convenu de dire que
tout va au mieux. Mais chacun garde devers soi son opi-
nion.
Le cliquetis des aiguilles à tricoter la laine aide beaucoup
les femmes pour remplir les silences et l'on détourne la con-
versation, dès qu'elle s'échauffe. Les ouvroirs, les ambulances,
« le ménage des blessés », occupent les maîtresses de mai-
son, et celles-ci parlent comme des gardes-malades. C'est à
mourir d'ennui, mais c'est moins dangereux que les « points
de vue ».
Madeleine, dès le matin de ce jour de fête où les jeunes
viennent voir les vieux comme nous, Madeleine qui ne sortait
74 LA REVUE DE PARIS
plus jamais le jour du nouvel an, est partie pour le Bourget,
dans une automobile pleine de cadeaux anonymes.
Est-ce une faiblesse? Sans des figures aimées, ou du moins
connues, sur lesquelles je fixe mon attention, il me semble
que je deviendrais machinal, et fonctionnaire. Je sais, d.'ail-
leurs, que servir, c'est cela même.
Aux ambulances, je crains que les femmes n'endorment
trop leur sensibilité. A voir tellement souffrir les hommes,
elles deviendront comme les carabins et les infirmiers civils.
On les dit compliquées : leur psychologie nous paraît souvent
telle, alors qu'elle est d'une simplicité désarmante, à un point
que l'homme ne peut concevoir.
Et nous cherchons en vous des mobiles mystérieux, alors
•que vous n'avez qu'un instinct !...
« Vous )), il est bien entendu que c'est « les autres »...
Ayez soin de votre beauté, même sous la coifïe et le voile
blanc, soyez coquettes, sans avoir la franchise de cette dame,
•qui disait, minaudant dans ses fourrures, et si jolie sous sa
toque de loutre :
— Je suis fataliste ; puisque nous sommes environnés de
terreur et de dangers, je ferme mes paupières; je sais ce qui
arrive avec une simple lampe à alcool, j'ai failli être défigurée
en me lavant les cheveux. Surtout, qu'on ne touche pas à
mon visage !
Les vertueuses et les sages, dans leur professionnelle dili-
gence d'infirmières, exercent une sorte de justice distributive
5ans doute d'ordonnance, mais d'une rigueur un peu trop
militaire.
Qu'avons-nous donc tant besoin de vos mains sur notre
front au moment de la fièvre et de la crise, si vous devez les
enlever, alors que le patient vous crie : « Encore ! encore, vos
mains et votre voix !... »
Et le malade appelle pendant que l'infirmière passe dans
l'autre salle, pour ne pas faire d'injustice.
Il y a dans les meilleurs hôpitaux des thermomètres détra-
qués, et qui ne marquent pas.
Les brevets ne sont rien, sans le diagnostic.
Pardon, chère amie, de ce procès aux femmes. Vous me
CAHIERS d'un autiste (1911-1915) 75
comprenez, vous savez combien l'égoïsme des hommes peut
les rendre injustes, quand ils se croient frustrés.
Combien difficile d'être une bonne infirmière! Rappelez-
vous que si les hommes sont très naïfs, ils sont bien plus com-
pliqués que vous. Ne devenez pas aussi dures pour vous-
mêmes que pour les autres, dans l'exercice de votre aide
patriotique
A la même.
7 janvier.
La politique commence à combiner le mélange de ses poi-
sons. Depuis le retour des Chambres, le téléphone m'appelle
(parce que je ferme ma porte aux visiteurs). J'entends trop de
bruits de couloirs, je devine les manœuvres et prévois les
guets-apens. L'armée passe au second plan, dans cette guerre
comme il n'y en eut jamais. On ne sait dire où notre destin se
joue, mais c'est ailleurs que là où le public porte son regard :
dans les cabinets de ministres, d'ambassadeurs, conseils
d'administration, Bourses, fabriques, loges maçonniques,
« trades unions »? Peut-être ailleurs encore. Les rouages
politiques d'une démocratie comme la France sont d'une
complication telle, que l'on se demande comment, à chaque
minute, la machine ne s'arrête pas. Si elle s'arrêtait tout
court?
Nous ne supporterions pas une crise ministérielle. Amertume
des arrivistes, malveillance jalouse, bas sentiments que la
présence du péril empêche de remonter à la surface, ou qui
se cachent encore dans l'eau trouble où se pèchent les porte-
feuilles ; incompétence des ambitieux ; hélas ! aussi, incom-
pétences des spécialistes, que d'autres incompétences veulent
remplacer. Il est des ambitieux à tous les étages.
La conscience de nos politiciens ne s'éclaire pas, comme
celle des monarques, des lumières du Saint-Esprit. Icônes,
tabernacles, médailles, cathédrales, il n'est pas trop de votre
prestige spirituel, pour unir les fils, les mères, les empereurs
autour du columbarium. Puisse l'union sacrée de nos gou-
76 LA REVUE DE PARIS
veriiants survivre aux grandes séances publiques, historiq-ues
de la Défense nationale.
S'ils est encore des espions, nous sommes à la merci des
« traîtres », des traîtres inconscients, souvent involontaires ;
traîtres par ancienne vénération pour l'Allemagne ; par
foi dans cette Allemagne qui les forma intellectuellement ;
traîtres par impatience, par dilettantisme, par élégance, et
traîtres surtout par imbécillité. Peut-être braves gens dans
le privé.
Il faudrait se mettre à l'écart de la politique ; mais n'est-ce
pas un enfantillage, que de dénier au député, qui dépose son
uniforme militaire, de « venir voir aux affaires de l'État » ?
Déjà l'on dit : « embusqués parlcmenlnires ». Il aurait convenu
qu'une loi ne les laissât pas libres de choisir entre le front et
le Parlement. Ou bien, dissoudre la Chambre.
Le puzzle du moment semble être celui-ci : expliquez la
victoire de la Marne. Monseigneur le cardinal de Paris dira :
reliques de Sainte-Geneviève. Péguy n'eût pas contredit le
cardinal Amette, notre grand Péguy qui, de son épée, signa la
plus belle strophe de son ode, au moment du miracle.
Vous entendrez dire : Jofîre; ou bien Galliéni. D'autres noms
de généraux seront prononcés. Chaque parti en réserve plu-
sieurs, à l'aide desquels il veut ternir l'éclat d'autres étoiles :
politique, politique !
Le jeune Clampin, employé à la gare du Nord, est venu
m'olïrir ses vœux de nouvel an. Je le fis placer, jadis, à la
compagnie dont il est aujourd'hui un serviteur modèle. Il
me raconte comment l'obstination du kronprinz à rester dans
l'Est, retarda de vingt-quatre heures la rencontre du prince
avec le général Von Kluck. Celui-ci attendit ; ce serait à ce
hasard que Paris doit son salut.
Cette ligne du Nord était un repaire de « Boches ». Chefs
de gare, ouvriers fraîchement naturalisés, espions aidant les
espions propriétaires d'usines, de châteaux, de vignobles.'
Il y a peu de jours, on fusilla un des plus hauts fonctionnaires
de la gare de Paris.
Encore dix ans de paix, et nous étions « Boches ».
En septembre, des tauben survolent, chaque fois qu'un
train de troupes se forme pour partir ; la gare du Nord est
CAHIERS d'un artiste (1911-1915) 77
visée, les Allemands ont des compères dans la place, dont ils
obtiennent tous renseignements.
Votre cousin de Scotland Yard doit avoir de belles histoires
d'espionnage. Nos deux nations gardèrent trop longtemps la
sereine confiance du brave homme qui ne veut pas connaître
ses ennemis et s'étonne d'en avoir, jusqu'à ce qu'il reçoive des
coups dans la rue. Aussi bien, X. et Y. vous diront que les
Allemands... mais je viens de vous parler de ces traîtres, ou
de ces esprits trop ingénieux, qui ne peuvent se résoudre à
voir l'Allemagne telle qu'elle est.
A la même.
9 janvier.
...Vous avez donc aussi vos différends avec les réfugiés belges.
L'auréole des héros et des martyrs pâlit, en dehors de l'arène.
Le roi et la reine, ces personnages de légende, s'enfoncent
de plus en plus dans le lyrisme de l'épopée.
Et. de B. et sa femme ont fait encore un mois de travail à
Furnes. Aujourd'hui, la comtesse souhaite un repos, l'oubli
de l'enfer dont elle est sortie. Une heure après son départ,
la petite hôtellerie où elle descendit a reçu les dernières
bombes qui la démolirent. Un mois de disette, de froid dans
l'obscurité, au bord de la mer phosphorescente, sous les
tauben, les zeppelins et les shrapnells ; chemins imprati-
cables, service d'ambulance impossible. L'auto de B. dut
bondir par-dessus deux chevaux d'artillerie, une bouillie
rouge, fumante encore d'un obus reçu. Les B. allèrent à la
Panne voir la comtesse Ghislaine de Caraman-Chimay, en
service d'honneur auprès de la reine Elisabeth. Les souve-
rains, dont la tête est mise à prix, et que les avions guettent,
n'ont pas voulu abandonner cette langue de terre qui est le
royaume de Belgique.
Une petite villa de bains de mer fut prise, d'où les pro-
priétaires avaient fui. Sans vivres presque, sans vêtements
de rechange, la reine est là, ne quittant pas le roi, allant
dans les tranchées remonter le moral de ces quelques soldats
belges, qui « n'en peuvent plus ». Pommes de terre des dunes,
78 LA REVUE DE PARIS
viandes de conserve, c'est tout ce dont « la cour » dispose
pour la table. Le déjeuner fut interrompu par la chute des.
bombes, et c'est toujours dans l'air, comme le ronflement d'un
immense vol d'abeilles, à l'heure où les avions sont le plus
haut ; mais ils descendent parfois très bas. La comtesse Ghis-
laine fait de l'aquarelle, comme jadis, sur la falaise de Dieppe.
Elle ne tient plus compte des zeppelins depuis Anvers, où,
la nuit elle voyait la silhouette de ces monstres sur les stores
de sa chambre, comme un tramway qui passerait très vite.
Elle ne se lève pas quand elle entend leur moteur.
La reine croit reconnaître la canonnade des Bavarois.
Malgré sa haine pour les envahisseurs, elle s'informe, et
n'admet pas que les Bavarois, ses cousins, son frère lui-
même, « fassent le mal », combattent contre son peuple à elle.
Quel formidable tragique, ce ménage royal sans royaume,
presque sans armée, aussi pauvre que les réfugiés d'André
Gide, ce couple souverain dans un chalet de bains de mer,
symbole réduit au plus élémentaire schéma d'une cour royale
au xx^ siècle I
La reine pense être de retour à Laeken pour le prin-
temps.
M. le G., le maréchal des logis de l'expédition, avoue
n'avoir jamais fermé l'œil, dans l'hôtellerie de Furnes, pen-
dant que Et. de B. dormait si tranquille qu'on n'osait le
réveiller pour le faire descendre dans la cave, quand « ça chauf-
fait ».
Ils connurent la fameuse proclamation de Joffre, qu'interdit
la censure. Ce devait être la grande offensive. Nos amis avaient
l'ordre d'attendre les blessés à six heures du matin. Ils se
couchèrent de bonne heure, mais furent réveillés par un bruit
de mascaret ou de torrent dans la montagne. C'étaient des
moteurs, des roues sur la route pavée. B. se leva. Une file
d'autobus de Paris, phares éteints, stores baissés, emmenaient
au combat les pauvres agneaux endormis et rêvant de gloire,'
les enfants de la classe 14.
B. se découvrit comme devant des condamnés au passage
de ces voitures, plus noires que des corbillards. Il avait si
souvent fait la route ! Il savait où aurait lieu l'attaque, tout
droit au bout de la route, puis à droite, jusqu'au point rap-
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 79»
proche où descendraient les dormeurs, en s' étirant. Il comp-
tait les heures.
A peine B. était-il à son poste, avec ses brancards et ses
aides, que déjà revenaient quelques déchets de ce bataillon de
gosses. L'hécatombe avait été inutile ! Pas moyen de prendre
l'offensive. Et ces enfants blessés racontèrent qu'ils « pion-
çaient » dans l'autobus, ayant cru se rendre à quelque dépôt..
On les avait versés dans la fournaise comme du coke.
Les quatre membres de l'expédition sont venus hier chez.
M. M... ; j'ai pu confronter les témoignages. Ils concordent.
A les entendre, on ne comprend pas ces jeunes êtres gais,,
de nouveau en vêtements civils, autour de la table à thé, qui
ont faim de gâteaux, et décrivent l'enfer. Sur leurs visages,
ainsi que chez les blessés, passe, de temps à autre, comme
une brume dans le ciel clair. Il y a des arrêts subits dans
leur discours, comme s'ils avaient peur de ce qu'ils vont
dire. Le plus merveilleux, c'est cette liberté d'esprit, chez
des gens qui vont, des bords de l'Yser à leur maison de
Paris et retournent au feu avec une belle humeur que rien,
n'entame.
Et. de B. est brave et même téméraire, le boute-en-traiiï
de toute la bande ; en voilà un pour qui la bravoure fait,
partie de la bonne éducation. Il se tient sous la mitraille
comme sous les lustres de fête. Il n'a point d'effort à dépenser
et repartira après-demain, comme il est venu hier. Le service
qu'il organisa dès le début, aura servi de modèle aux autres-
entreprises volontaires. Son équipe a été citée à l'ordre du
jour.
12 janvier.
... Je suis de votre avis sur les paroles tenues par les ministres-
de nos deux pays. Je relisais tantôt les discours de décembre;
La déclaration de votre Gouvernement ne me semble pas très,
politique, mais sonne plutôt comme une fanfaronnade hors de
saison. Pourquoi s'engager d'avance, jusqu'à l'extrême de ce
qu'on souhaite d'accomplir, en des formules péremptoires-
qu'on agite comme du rouge devant le taureau? Il y a certes,
notre courage à soutenir et il faut préparer la France à la longue
attente; mais nos journaux passent les frontières, et si vous.
80 T-^ REVUE DE PARIS
VOUS moquez des manifestes impériaux, prenez garde, vous-
mêmes, à la grandiloquence. La vraie dignité est plus réti-
cente. Les vertus de la paix ne cessent pas d'être des qualités
assez belles, en temps de guerre, surtout puisque l'ennemi
est chez nous, et si difficile à déloger. Gardons les crépines
d'or pour le jour béni de la victoire définitive, et d'une paix
satisfaisante. Les alliés se présentent trop comme des vain-
queurs.
Chez nous l'enquête sur les atrocités devait être faite, mais
j'aurais attendu, pour la divulguer, le retour après notre
invasion, espérée, mais non pas certaine, de l'Allemagne.
D'ailleurs cette enquête est expurgée, l'auteur s'arrête là
où le sadisme commence et le sadisme fait partie de la religion
du guerrier germain.
Ne comparons pas les « atrocités » des différentes nations, des
soudards grisés par l'odeur du sang et dont la raison chavire;
ou je réclame le huis-clos. Chez les Caraïbes, ceux qui doivent
être des guerriers sont, à leur naissance, pris par les prêtres
et les sorciers. On entoure leur tête de bandelettes, compri-
mant le front, modelant pour ainsi dire le cerveau. Ainsi
faisant, ces peuplades sauvages croient former une race de
brutes combatives.
Vous me demandez des nouvelles de mes garçons. Quand
vous serez ici, je vous donnerai leurs lettres, lesquelles je
classe dans des cartons que vous me fîtes faire, pour d'autres
fins. Je me familiarise petit à petit avec la nouvelle psycho-
logie de ces êtres de douceur et de tendresse, avec qui je
vivais sans soupçonner ce dont ils seraient un jour capables.
Félicien me fait peur. Certaines de ses lettres sont d'un fou.
Desroches qui le voit souvent, et avec qui il s'échauffe et
s'exalte, me le décrit tour à tour comme un bandit, ou comme
un halluciné. Si ces deux-là passent le Rhin, quel appétit de
carnage auront ces bêtes à bon Dieu I
Félicien s'adapte à notre guerre française de hasard, d'im-
provisation, d'ingéniosité, d'indépendance, de fol héroïsme,
avec les illusions, l'enthousiasme, puis les tristesses, les révoltes
de l'intelligence dans l'abnégation même. Ce soldat de fortune
sera militaire, comme le furent nos hommes de la Révolution.
Je l'aurais vu partir pour la conquête de l'Alsace-Lorraine,
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 81
avec un fusil fleuri d'une rose ; le romantique-classique de la
Revanche. Mais il y a plus que la revanch, car maintenant,
il me semble que la guerre pour laquelle il nous quitta en
août, est sur le point de se fondre en une autre, beaucoup
plus vaste, moins définie, où le plan de ceux qui l'ont voulue
est débordé, et dont les proportions sont surhumaines.
Je n'ose pas dire ces choses ; cependant vous sentez n'est-ce
pas, mon amie, que, s'ils ont jamais été entre les mains des
monarques; nos destins vont s'organiser bien au-dessus de ces
têtes augustes. Il ne s'agit plus d'une guerre. Dès le jour de la
mobilisation. J'ai cru au cataclysme universel. Autour de moi,
les gens n'ont vu qu'une chance de revanche. Vous, Anglais,
je ne sais ce que vous imaginez, mais vous avez tout de suite
conclu des baux de trois-six-neuf. Au seuil de cette année 1915,
on peut frémir en songeant aux complications de la maladie
initiale. Les docteurs vont perdre leur science. Il s'agit bien
(entre nous) d'être pessimiste ou optimiste !...
Mais je m'arrête, il n'est pas encore temps de parler franc
même à vous, chère Licorne, qui dressez votre blanche défense
dans votre île...
Vous trouverez avec cette lettre, des notes sur l'ambulance
de X..., que je vous prie de ne pas montrer à ces dames de la
British Red Cross,..
P. -S. — Frédéric Nietzche dit, dans Zarathustra, ie crois :
« Qui ne sait pas mentir, ne sait dire la vérité. » Mentir, soit,
pour pouvoir mieux dire la vérité.
Ambulance de l^e ligne à X...
Toutes les chambres sont encore pleines de blessés, même
la pièce qu'ils ont, entre eux, appelée la chambre de malheur.
Sept mourants y râlent, et l'on ne peut rien faire d'autre
que d'attendre la fin ; blessés à la poitrine, ils suffoquent, la
soif les brûle, et ils ne peuvent boire ; ils vomissent, se vident,
s'infectent et meurent en gémissant : à boire ! La nuit en
faisant la ronde, j'écoute à la porte et je retarde de l'ouvrir.
Dans le noir, le moindre bruit prend des proportions fantas-
tiques, des souffles haletants remplissent cette grande maison
dont ma lanterne sourde est la seule lumière. J'enjambe des
1" Septembre 1915. G
82 LA REVUE DE PARIS
corps étendus, des yeux s'écarquilleiit, effarés, sous le rayon
aveuglant. Ceux qui ne remuent pas, on les touche du doigt,
légèrement, craignant de les sentir froids. Certains se lèvent,
fantômes surgis de l'ombre, on ne les* entend pas, mais on se
heurte à eux, qui poussent un cri ; on a frôlé une plaie. L'un,
entre autres, la tête bandagée jusqu'au menton, n'y voyant
pas, butte inconscient contre les lits, monte dessus, trébuche
et réveille des douleurs qui protestent et hurlent ; il cherche
inlassablement une issue... seule pensée qui lui reste. Il ne
souffre pas, paraît-il, malgré son crâne défoncé, mais nous
devons l'attacher, parce qu'il grimpe sur les camarades et les
piétine. Quelques moments après, je le trouve fourrageant
avec ses mains du côté de sa bouche ; ce sont des pommes de
terre crues qu'il a ramassées. La brute d'infirmier qui le veille
dit : « Il est idiot, il s'amuse. »
Il y a des coups qui ne laissent rien à un homme de ses
facultés cérébrales. A vingt ans, être comme en enfance, l'œil
à peine sensible à la lumière, et peut-être pour ne pas mourir
tout de même !
Un autre a la moitié de la joue en moins ; on l'a cru perdu ;
hâtivement pansé avec des chiffons sales, parce qu'on en a peu
et que ce ne serait pas la peine, on l'a mis à l'écart, dans un
cabinet, en attendant qu'il meure ; il sent déjà la pourriture.
Deux jours plus tard, il brise un carreau, et je vois des
lambeaux de chair violette, avec un œil suspendu dans son
orbite, un paquet monstrueux et répugnant. Il n'est pas
mort, il réclame, il arrache son pansement, il est dans l'or-
dure, une odeur asphyxiante sort du réduit, dont il a brisé
une vitre avec son coude, car ses mains sont en bouillie.
Celui-là, j'ai pu en faire mon affaire, je sais qu'il vit encore.
On voit sa langue par un trou, et son front est emporté
jusqu'à l'oreille. Si nous avions de quoi les soigner, ces pauvres
bougres 1 Mais non, rien, et il faut que j'assiste à cela impuis-
sant! Oh! faites-nous parvenir des linges, un peu de phar-
macie !...
Certaines nuits, l'habituel convoi des brancardiers ne
rapplique pas. Ah ! ceux qui n'ont qu'un seul mot dans la
bouche : pas faire de zèle !
Ou alors c'est un officier, un lieutenant d'artillerie, comme
CAHIERS d'un artiste (1914-1915) 83
ïiier, qui nous ramène sur ses caissons des rescapés d'entre les
lignes ennemies, d'un terrain oi^i le combat date de trois ou
quatre jours : jours de pluie, sans nourriture, sans assistance,
entre deux feux, là où personne ne va plus. Mais il y a, par-
fois, l'audace d'un canonnier, qui connaît les lieux et se
détourne de la route dans la nuit, pour faire le bon Samaritain.
Magnifique apparition, celle d'hier soir, d'un lieutenant
sous le rayon de ma lanterne.
Je remarque une persistance — ou une renaissance — du
type militaire peint par Géricault. Et on les verrait aussi, ces
braves, comme ces cavaliers francs que taillèrent dans le
marbre les Romains. Ils pourraient porter aussi bien que le
képi, la calotte d'étain, et monter à cheval sans selle et sans
étriers. Ils caracolent dans le carnage, heureux du coup de
main réussi. Mon lieutenant s'est dressé sur ses étriers pour
raconter les effets de sa première pièce à répétition : « Les bras,
les jambes sautaient dans la poussière, et la pétarade était
telle, que mon cheval dansait de bonheur. «
Et c'est ce diable-là qui rapporte à l'ambulance d'autres
bras et d'autres jambes à ressouder ; mais des membres fran-
çais, ceux-là !...
« Le Créateur voulait détourner les yeux de lui-même, alors
il créa le Monde. »
(A suivre.)
JACQUES-E. BLANCHE
LA GUERRE SOUS-MARINE
Il n'en est point de la guerre sous-marine comme de la
guerre aérienne, qui ne date que d'hier. Elle est ancienne
déjà, mais elle a connu une longue période de stagnation.
Entre le torpillage du Housalonic, devant Charleston, le
18 février 1864, et celui des trois croiseurs cuirassés anglais,
le 22 septembre 1914, un demi siècle s'est écoulé pendant
lequel on ne peut relever aucune action militaire de la part
des nombreux types de bâtiments sous-marins mis au jour
au cours de cette longue période. Les mines, engins passifs
ou qui n'agissent qu'à l'aveuglette, engins simples, par consé-
quent, jouèrent un rôle beaucoup plus marqué. Torpilles
fixes et torpilles dérivantes firent des victimes pendant la
guerre de Sécession, la guerre turco-russe de 1877-1878, la guerre
russo-japonaise, etc.. Je ne parle pas de la guerre franco-
allemande de 1870-1871, où il faudrait noter cependant l'atti-
tude expectante de la flotte française devant les estuaires
de la mer du Nord que l'on savait semés de mines. Les
marins d'alors avaient l'excuse qu'on ne mettait à leur
disposition aucun moyen de draguer ou de détruire ces
engins.
Entre temps, toutefois, une autre arme sous-marine, l'arme
LA GUERRE SOUS-MARINE 85
par excellence, parce qu'elle est, si je puis dire, « auto-offen-
sive », en même temps qu'automobile, la torpille Whitehead,
avait beaucoup fait parler d'elle et signalé sa redoutable puis-
sance par maints hauts faits. Mais, faute d'un véhicule sous-
marin approprié, elle avait été obligée d'emprunter le secours
des bâtiments de surface. On en avait même créé un tout
exprès pour elle, qu'on appela le bateau torpilleur. C'était
bien un bateau,^ en effet, un simple bateau tout petit et qu'on
avait raison de faire tout petit, puisqu'il s'agissait de sur-
prendre les grands bâtiments et, donc, de se dissimuler à
leurs vues sur la surface unie de la mer le plus longtemps
possible. C'était l'époque où la torpille automobile n'avait
que quelque trois ou quatre cents mètres comme portée effi-
cace. On lui en attribue aujourd'hui quinze ou seize, avec une
vitesse double et une justesse remarquable. Et l'on pres-
sent de plus grands progrès.
Tant y a que, par ambition — l'ambition si naturelle
de grandir — , le bateau-torpilleur ou torpilleur tout court,
perdit bientôt son essentielle caractéristique, l'invisibilité
relative. La mer, la mer des côtes tourmentées de nos pays,
comme la mer du large, n'est point clémente aux petits. Sans
doute ses grandes vagues ne les engloutissent pas toujours,
mais soulevant ces coques de noix et les laissant brusquement
retomber, elle les arrête tout net, elle « casse leur erre ». Com-
ment arriver à quatre cents mètres du cuirassé sans être coulé
par ses gros obus quand, au lieu de vingt nœuds on n'en filait
plus que cinq ou six? Fallait-il donc attendre l'embellie et
manquer ainsi d'excellentes occasions? Fallait-il se restreindre
aux opérations de nuit, avec toutes leurs incertitudes? Non,
assurément. On voulut gagner en force et en résistance, passer
de 50 tonnes à 100, puis à 200 et 300, car, à peine arrivé à
100 tonnes et même un peu avant, on s'était armé de petits
canons pour repousser les torpilleurs ennemis et puis, timide-
ment, sournoisement presque, on avait blindé de fortes tôles
son appareil moteur, on s'était cuirassé !... Oui, mais en même
temps, on offrait au gros canon du mastodonte la belle cible
qu'il attendait.
C'en est fait, aujourd'hui. Il n'y a plus, à proprement parler,
de torpilleur ; ou plutôt c'est le sous-marin, le seul sous-
86 LA REVUE DE PARIS
marin qui a droit à cette dénomination. Les anciens torpil-
leurs de surface, devenus contre-torpilleurs ou destroyers (des-
tructeurs) de torpilleurs — et l'ironie est assez forte ! — ne
sont plus que des avisos légers, auxquels on donne en ce
moment un millier de tonnes de déplacement et qui rendent
d'ailleurs aux escadres d'excellents services comme engins de
reconnaissance, de flanquement, de liaison, comme porteurs
d'ordres rapides, comme « découvertes », ainsi que l'on disait
autrefois, des divisions légères chargées de l'éclairage à grande
distance.
Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'un torpilleur de sur-
face ne puisse, à l'occasion, lancer efficacement une de ces^
torpilles automobiles dont il continue à s'armer. On l'a vu aux
Dardanelles où un torpilleur turc — revanche lointaine des
coups heureux des torpilleurs russes en 1878 — réussit, en se
glissant le long d'une côte accidentée, à mettre à mal un cui
rassé anglais, le Goliath, engagé dans une violente action d'ar-
tillerie où s'absorbaient évidemment toutes ses facultés
d'attention.
Mais c'est là un fait exceptionnel. On a même eu la surprise,
au début de cette grande guerre, si singulière à tant d'égards,
de ne pouvoir mettre aucun coup d'éclat à l'actif des grandes
flottilles de torpilleurs de 500 à 600 tonnes que les Allemands
entraînaient si bien et avec lesquelles ils se proposaient — j'ai
eu souvent l'occasion de le rappeler ici — de diminuer immé-
diatement l'écart numérique qui sépare le gros de leur force
navale de celui de la flotte britannique.
Il est vrai qu'ils y ont un peu mieux réussi avec leurs sous-
marins, et c'est où nous entrons dans le vif d'une étude où je
ne me propose point de faire du technisme, mais où je vou-
drais commenter brièvement des opérations, évaluer des
résultats matériels, en peser d'autres, les effets moraux,
qui ne sont point si « impondérables » qu'on l'a dit, enfin
tâcher d'écarter un peu les voiles de l'avenir et de discerner
le sort qui attend, après le conflit actuel, les armes et les
véhicules des armes qui servent en ce moment à la guerre
navale...
LA GUERRE SOUS-MARINE 87
Lorsqu'on étudiera, plus tard, à tête reposée, les péripéties
de la lutte dramatique engagée depuis un an pour la maîtrise
de la mer, la date du 22 septembre 1914 apparaîtra comme
vraiment mémorable. C'est celle de la destruction de trois
beaux croiseurs cuirassés par un sous-marin. Dans mes précé-
dentes études, ici, j'ai essayé d'expliquer comment un tel
événement avait pu se produire. Mais toutes les explications,
tous les commentaires n'affaiblissent pas ïeffet moral, l'effet
sur l'opinion d'un coup si violent et qui n'est pas resté isolé,
puisque, pour ne parler que des grandes unités, on compte
jusqu'au moment où j'écris vingt torpillages exécutés avec
succès parks sous-marins allemands, autrichiens ou alliés.
Les marins de la vieille roche ne furent cependant, tout
d'abord, ni aussi émus, ni même aussi surpris qu'on pouvait
le croire : « Nous savions fort bien, disaient-ils, que la torpille
automobile est un fort dangereux engin et il était déjà de
doctrine, chez nous, que les sous-marins rendraient fort diffi-
ciles, sinon impossibles, les blocus de côtes... »
On pouvait observer là-dessus que si l'on était si bien ins-
truit de la terrible efTicacité de la torpille, on eût bien dû
prendre contre elle des mesures préservatrices du genre de
celles qui défendent depuis longtemps déjà contre les pro-
jectiles de l'artillerie les œuvres mortes des bâtiments de
combat ; ou que, si les ingénieurs se déclaraient impuissants à
donner aux œuvres vives, à la carène plongée, une protection
analogue, il fallait envisager résolument un changement
complet d'orientation, aussi bien dans les constructions navales
que dans les méthodes de guerre et de combat.
Mais laissons là le passé et ses imprévoyances.
Le torpillage de VAboukir, du Hogue, du Cressy, comme
plus tard et dans une autre mer ceux du Jean-Bart et du
Léon-Gambetla, ne firent donc que fortifier l'opinion qu'il
n'était plus possible aux grands bâtiments de se tenir —
même en marche continuelle ■ — aux environs des ports défen-
dus par les sous-marins. Les cuirassés reculèrent, les uns
88 LA REVUE DE PARIS
jusque vers l'Ecosse, les autres jusque vers la Grèce ; bien
mieux, ils s'établirent dans des rades défendues, elles aussi,
d'où, à la vérité, ils détachaient des croiseurs et des bâtiments
légers du côté de l'ennemi, se tenant toujours prêts eux-
mêmes à appareiller aussitôt que la force navale ennemie
prendrait la mer. Il y a lieu de croire, d'ailleurs, que ce repos
forcé était utilisé pour l'étude attentive « d'appareils de
fortune » propres à atténuer le péril-torpille, aussi bien que
pour la création de moyens d'action nouveaux en vue de la
grande bataille rangée dont on continuait, non sans quelque
raison, à admettre l'éventualité.
Quoi qu'il en soit, les conséquences de cette attitude pas-
sive étaient intéressantes. En premier lieu, si un blocus loin-
tain pouvait à la rigueur paralyser le gros, toujours assez lent,
des escadres cuirassées de l'adversaire, les unités rapides de
grande taille — les « croiseurs de combat » — restaient tou-
jours capables, après avoir rompu les faibles mailles du réseau
de surveillance des bâtiments légers, d'aller frapper un coup
violent sur le littoral opposé. Elles n'y manquèrent pas, du
côté allemand ; mais elles furent, la seconde fois, au combat
de Doggerbank, rudement châtiées par des unités de type
analogue qui se trouvaient supérieures en nombre et indivi-
duellement plus fortes dans le camp adverse. La Grande-Bre-
tagne dut se féliciter en cette occasion que la guerre eût éclaté
deux ou trois ans avant l'achèvement du nouveau programme
naval allemand. Comme elle avait arrêté, avec le Tiger, lancé
en 1913, la construction de ses croiseurs de combat, elle se
fût trouvée, en 1917, en infériorité très nette quant à cette
précieuse catégorie de bâtiments.
En second lieu, il ne fallait plus compter sur le bénéfice
d'opérations combinées entreprises sur le littoral ennemi.
Pour mener à bonne fin ces opérations, il était nécessaire de
masquer la force navale de l'adversaire en se rapprochant de
ses ports, en semant force mines automatiques à l'entrée
de ses chenaux ou de ses détroits et en se tenant toujours
prêt à combattre pour interdire le dragage de ces engins. Mais
on n'acceptait pas l'idée de se rapprocher ainsi, et, quelqu'en
pût être l'intérêt, d'exposer les « dreadnoughts «à un contact
trop immédiat avec les sous-marins allemands, qui pourtant.
LA GUERRE SOUS-MARINE 89
au début des hostilités, se montraient aussi maladroits dans
leurs tirs que peu entreprenants dans leurs opérations. [Les
résultats de cette réserve des grandes escadres, que nous
devons jusqu'à plus ample informé considérer comme fondée,
furent d'abandonner à l'adversaire un théâtre d'opérations
— diplomatiques d'abord, militaires ensuite — où la cause
des Alliés eût pu rallier d'anciennes sympathies qui allaient
bientôt se perdre dans l'âpre recherche des profits matériels
d'une neutralité purement conventionnelle, puisqu'elle ne
profite qu'à l'un des belligérants. Les événements qui viennent
de se dérouler sur le front oriental et dont, au moment où
j'écris, il n'est pas aisé de mesurer toutes les conséquences,
montrent l'intérêt qu'il y aurait eu à ce que les puissantes
marines de l'Ouest pussent immédiatement tendre la main à
celle de la Russie et combiner avec celle-ci des coups de
vigueur sur la partie du littoral allemand la plus étendue, la
plus abordable, la moins bien défendue, enfin la plus voisine
du cœur de l'Empire.
En troisième lieu, la détermination prise de s'en tenir à ce
que j'ai appelé le « blocus lointain » allait nécessairement
entraîner à des difficultés avec les neutres, particulièrement
avec l'Union américaine, n^ fût-ce que sur la question qui appa-
raît aujourd'hui si capitale, si essentielle, du réapprovisionne-
ment de l'Allemagne en coton. J'entends bien que ce textile —
qui est aussi la base de toutes les poudres à canon et à fusil, en
même temps que des charges de torpilles — n'avait pas été et
n'est même pas encore déclaré contrebande de guerre condi-
tionnelle. L'eût-il été, aussi bien que tant d'autres produits,
denrées, vivres, charbon, pétrole, matières premières, etc.,
qu'il n'en restait pas moins à l'ennemi la faculté, dont il use
si largement, de le faire passer par la Hollande et surtout
par les Pays Scandinaves, sans que les Alliés eussent rien à
objecter, puisque le droit de s'opposer au « voyage con-
tinu » (ou, mieux, au « voyage par étapes «, comme le dit
notre éminent ingénieur naval, M. Bertin i) n'a été accordé
par les conventions de la Haye qu'en ce qui touche la contre-
1. « Droit international et guerre navale » (Revue des Deux-mondes du 15
août 1915).
90 LA REVUE DE PARIS
bande de guerre absolue, telle que les armes, équipements
militaires, munitions confectionnées, etc ^
Mais il y a mieux : « On insiste partout ici, dit le correspon-
dant américain du Daily Mail, dans les premiers jours d'août,
sur ce fait que le blocus britannique est incomplet parce qu'il
ne peut englober les eaux de la Baltique dans ses opérations... »
Et, en effet, la déclaration de Paris (16 avril 1856), que l'on
retrouve toujours à la base du droit international en ces
matières, n'accorde de force opérante qu'au blocus complet
et efjeciif de ports déterminés, de sorte qu'eu droit strict un
neutre qui ne porte que de la contrebande conditionnelle ne
peut être saisi dans l'Atlantique par un croiseur allié, si son
port destinataire est Stettin, par exemple, qui certainement
n'est pas bloqué. Et les Allemands ajoutent : « Si son port des-
tinataire est Hambourg, dont le blocus n'est pas effectif )\
prétention qu'il est d'ailleurs aisé de combattre, encore qu'elle
ait certaine apparence spécieuse.
Fort heureusement, nos adversaires se sont chargés eux-
mêmes de tourner contre eux le monde entier par la guerre de
« représailles » qu'ils ont adoptée et dont nous allons parler
un peu plus loin. Le correspondant que je citais tout à l'heure
exprime fort bien les résultats moraux obtenus par les torpil-
lages que l'on sait, en disant le succès que trouvent aux États-
Unis les illustrations « qui représentent les victimes saignantes
de l'Allemagne, drapées dans le drapeau étoile, pesant lourde-
ment dans la balance qui penche de leur côté et dont l'autre
plateau ne contient que les petits paquets de contrebande que
les Anglais ont confisqués ».
Mais je reviens à mon sujet pour noter, en dernier lieu, que
l'attitude effacée, en apparence, de la grande flotte anglaise
n'a pas été sans influer en sens divers sur le moral des peuples
belligérants. Les uns en ont éprouvé une pénible surprise, une
sorte de déception, que les déclarations officielles, les discours
et explications des hommes d'État britanniques ont com-*
battu vivement, et efTicacemcitt sans doute. Les autres ont
ingénument célébré la puissance de leur marine qui, malgré
son infériorité numérique, réussissait à tenir en échec, jusqu'au
1. Le coton vient d'être doclaré contrebanc'e (.bsoliic.
LA GUERRE SOUS-MARINE 91
jour prochain où elle la battrait, cette invincible flotte anglaise-
à laquelle rien ne devait résister. La guerre actuelle ne se ter-
minera pas sans que la querelle ne soit en effet vidée dans le
champ clos de la mer du Nord. Le Doggerbank verra peut-être
encore cette bataille mémorable où, certainement, un grand
nombre de cuirassés allemands iront, comme le Blùcher, s'en-
foncer dans le lit de sable vaseux qui, dans les grandes guerres-
maritimes d'autrefois, reçut tant de vaisseaux anglais et
hollandais.
Mais, ce jour-là, que nos alliés prennent bien garde à la mise
en jeu de nouveaux engins de guerre sous-marine, soit offen-
sifs, soit défensifs. Les Allemands emploient en ce moment à.
préparer leurs coups de surprise tout ce qu'ils ont d'expérience
acquise et d'ingéniosité destructrice.
Ainsi, dès le début du conflit, l'influence des sous-marins
allemands s'était fait sentir, non seulement pour « chasser les
cuirassés de la mer du Nord », comme l'avait prédit quelques-
mois avant la^ guerre l'amiral Percy Scott, mais aussi, par voie
de conséquence, pour rendre impossible aux yeux des états-
majors navals toute action énergique dans la Baltique, pour
rendre incertains et précaires les effets du blocus économique,
enfin, pour surexciter tout au moins la confiance de nos enne-
mis dans l'efficacité de leur force navale.
Chez les Alliés, cependant, quelques marins se demandaient
si, ces conséquences une fois acceptées comme inévitables,
le parti qui était le plus fort et qui, cependant, semblait rece-
voir la loi du plus faible, ne pourrait pas à son tour faire usage
des engins de la guerre sous-marine pour infliger des dom-
mages sensibles à la marine allemande ou pour la resserrer
si étroitement dans ses estuaires que le blocus en parût
décidément effectif, non seulement au plus pointilleux des
juristes, mais au général le plus soucieux de ne pas risquer
des transports de troupes sur une mer qui n'est pas parfai-
tement sûre.
92 LA REVUE DE PARIS
En d'autres termes et d'une manière précise, allait-on laisser
aux Allemands le monopole de l'emploi des mines sous-marines
et des sous-marins?
Il semble probable qu'il s'était produit, chez les Alliés de
l'Ouest, avant le début des hostilités, des propositions rela-
tives, soit au blocus rapproché des embouchures des fleuves
allemands, soit à l'attaque immédiate et directe des escadres
impériales par les submersibles que l'on avait sous la main
à ce moment même. Ces propositions ne purent sans doute
être agréées, pour des raisons dont nous ne saurions être
juges; mais quelques semaines plus tard, on apprenait, d'une
manière officielle, que des sous-marins de l'une des deux
nations croisaient dans les eaux de la « Helgolànderbucht » et,
tout dernièrement, à la suite des succès retentissants d'un
sous-marin anglais dans la Baltique orientale, on nous faisait
connaître que trois submersibles britanniques opéraient dans
cette mer, de concert avec les sous-marins russes, depuis le
début des hostilités.
Il n'est donc pas douteux que l'emploi des sous-marins avait
été envisagé, du côté des Alliés, comme susceptible de causer
des pertes à la force navale allemande, encore que celle-ci eût
pris toutes ses précautions pour se. garder d'attaques de ce
genre. Il en était de même dans l'Adriatique pour les sous-
marins français et l'on sait qu'il y eut, de la part de ces
derniers, d'intéressantes tentatives pour pénétrer dans la
port de Pola. Le Curie fut à deux doigts d'y réussir...
Que tentèrent exactement les Anglais dans la mer du Nord?
Nous l'ignorons. Du moins ne connaissons-nous que les quel-
ques succès qu'ils obtinrent au large des ports et estuaires
contre les bâtiments légers allemands. Les deux sorties des
croiseurs de combat ne donnèrent lieu à aucun torpillage, sans
doute à cause de la brume, ou peut-être parce que nos adver-
saires, toujours bien renseignés, — surtout sur ce qui se passe
en Angleterre — avaient su choisir le moment où les submer- '
sibles britanniques procédaient à leur ravitaillement.
Les Allemands ont été moins heureux dans la Baltique.
Les opérations qui se déroulent depuis trois mois sur la côte
de Courlande les ayant conduits à se risquer, soit avec des
transports, soit avec de grands bâtiments de guerre en dehors
LA GUERRE SOUS-MARINE 93
de leurs rades défendues, ils ont éprouvé des pertes sensibles
et ont vu couler notamment, le 2 juillet, un cuirassé de sérieuse
valeur, le Pommern^.
Mais, pour brillants qu'ils soient, les succès ainsi remportés
par les submersibles anglais dans les mers du Nord ne résolvent
pas l'importante question de savoir si un sous-marin peut
pénétrer dans un port ou dans une rade pourvus de tous les
obstacles classiques et, une fois là, — ■ quitte à n'en pas sortir
lui-même — détruire à peu près autant de bâtiments de haut
bord qu'il a de torpilles dans ses tubes, ou en réserve.
Que faut-il donc pour obtenir ce résultat si désiré et qui
semble inaccessible, jusqu'ici?
Pour répondre à cette question d'une manière précise, il
faudrait savoir quelle est exactement la nature des obstacles
que l'on oppose, chez nos adversaires, à la pénétration des
sous-marins. Cela n'est pas facile. On peut seulement conjec-
turer, sans grandes chances d'erreur, que ces obstacles con-
sistent surtout en filets et en mines automatiques mouillées
plus profondément que celles qui visent à atteindre les carènes
des bâtiments naviguant en surface.
D'une manière générale, la coque d'un sous-marin ne peut
guère supporter une pression supérieure à celle de 3 kilo-
grammes par centimètre carré de surface, c'est-à-dire qu'il
lui faut éviter des plongées de plus de 30 mètres. Ces plongées,
on les exécute cependant quand il le faut ; et il le faut, par
exemple, aux Dardanelles, où les filets métalliques tendus
d'une rive à l'autre des « Narrows » descendent, affirme-t-on,
jusqu'à 30 mètres. On les exécute, dis-je, mais non sans
risques. Est-ce à ces risques qu'il faut attribuer l'insuccès
du Saphir et du Mariotte'^ Il se peut. Je n'ai, là-dessus, aucun
renseignement particulier. Le certain, c'est que des sous-marins
anglais de la série austrahenne ont réussi à passer, peut-être
aussi quelques-uns des nôtres.
Restent les mines spécialement mouillées en vue de la des-
truction des sous-marins. C'est à l'un de ces engins que l'on
1. Ceci était écrit avant la victoire de la marine russe dans le golfe de Riga
(16-21 août) et avant le torpillage du Molike, à l'ouvert de ce golfe, par un sous-
marin anglais encore.
•94 LA REVUE DE PARIS
attribue la perte du Joule, le quatrième de nos submersibles
-disparu, et, celui-là, sans laisser aucune trace. L'explosion,
•en effet, est assez violente pour tout supprimer du malheu-
reux bateau. Les débris, qui ont pu s'élever jusqu'à la sur-
face, retombent sur le fond, et tout est dit. L'ennemi même
ne peut faire que des hypothèses sur la signification exacte
du bouillonnement et de la gerbe d'eau, plus ou moins haute,
qu'il aperçoit.
Mais s'il en est ainsi aux Dardanelles et que les moyens
•employés, s'ils sont souvent efficaces, ne le soient du moins
pas toujours, puisque, répétons-le, plusieurs submersibles
ont réussi à échapper à tous les dangers, comment peuvent se
passer les choses dans les estuaires allemands?
Là, il faut le reconnaître, l'adversaire a un avantage, c'est
que, s'il s'agit des filets, ceux-ci arrivent aisément jusqu'au
fond, qui varie dans les passes de 10 à 15 mètres, tandis qu'aux
Dardanelles il reste au sous-marin — si sa coque est assez
résistante — une zone de plusieurs dizaines de mètres au-des-
sous du filet et par où il peut franchir l'obstacle. Mais ce filet
que l'on ne peut tourner par-dessous quand il touche le fond,
est-il donc impossible de le percer? Les torpilles automobiles
ont bien prouvé qu'elles le savaient faire et les filets qui cein-
turaient le Majeslic, pour ne parler que de ce cuirassé coulé
-dans les Dardanelles, se sont laissé couper par les lames tran-
chantes qui garnissent l'avant du cône de charge de l'engin.
Ne pourrait-on imaginer quelque chose d'analogue pour le
sous-marin qui, s'il marche beaucoup moins vite que la tor-
pille, a une masse incomparablement plus forte? J'entends
bien que la comparaison pèche en ce que l'engin ne présente,
à sa surface, aucun des obstacles qui hérissent celle du bateau :
kiosque, périscopes, manches, gouvernails horizontaux, tubes-
carcasse, quand ils sont à l'extérieur, etc., etc.. Il est vrai;
mais ce n'est pas là une difficulté insurmontable et avec un
peu d'imagination on aperçoit le moyen d'y parer. D'ailleurs, v
il y a d'autres procédés. Il est naturel de penser que ce que
le sous-marin ne saurait faire lui-même, un simple pétard
peut y réussir. Emmancher cette petite mine au bout d'une
longue tige fixée à l'avant et la munir d'antennes actionnant
le détonateur, cela paraît simple ; mais la proue du submer-
LA GUERRE SOUS-MARINE 95
sible pourrait courir des risques. Et puis l'explosion, encore
qu'assez faible, serait perçue à la surface et la gerbe pro-
duite indiquerait trop bien l'endroit où l'assaillant invisible
est en train d'opérer.
Mieux vaut charger un ou deux hommes de couper le filet
(ou les filets, car il y en aura probablement plusieurs disposés
à faible distance les uns des autres). Mais comment envoyer
des hommes à l'extérieur du sous-marin? Rien de plus simple
dans le cas que nous étudions. Il n'y a qu'à s'inspirer des traits
caractéristiques du type Lake, dont il est aisé de prévoir que
la fortune, très indécise jusqu'ici, va grandir pendant ou après
cette guerre. L'ingénieur américain Lake avait, en effet,
depuis longtemps pensé qu'il serait intéressant pour un bateau
de plongée de reposer sur le fond, de s'y mouvoir même, d'ou-
vrir un compartiment à sas et d'en faire sortir un scaphandrier
chargé d'explorer les alentours. En 1901-1902, M. Lake pré-
senta un sous-marin nommé le Protedor, dont je ne dirai pas
autre chose, ici — où, je le répète, je ne vise pas à faire de la
discussion technique — que ce qu'en dit M. l'ingénieur
Ch. Radiguer, dans son livre sur la Navigation sous-marine :
Le Protedor fut examiné par une commission officielle (de la marine
des États-Unis) qui fit ressortir les facilités que le bâtiment avait pour
circuler à travers les mines sous-marines et envoyer des hommes en
dehors couper les câbles des mines ennemies. La commission deman-
dait l'achat de cinq de ces sous-marins ^
Je pense que ceci suffit pour l'édification de mes lecteurs.
J'ajouterai cependant que l'un des commandants de sous-
marins français actuels, officier dont je connais depuis long-
temps la haute valeur, me disait, quelques mois avant la guerre
actuelle : « J'essaierais volontiers, le cas échéant, de péné-
trer dans... avec mon bateau en me traînant sur le fond, qui
est de sable mou et vaseux ; et j'aurais certainement des
chances de réussir-... »
1. La Navigation sous-marine, par M. Ch. Radiguer, ingénieur du génie
maritime, p. 64.
2. Il est entendu que je traite la question d'une manière très générale. En
réalité, il existe des difficultés de détail, nullement insurmontables, que je dois
passer sous silence.
96 LA REVUE DE PARIS
*
: *
En examinant ce qu'on peut entreprendre avec les engins
de la guerre sous-marine contre ce littoral de l'ennemi qui,
jusqu'ici, a semblé inviolable, je n'ai guère parlé que des
sous-marins eux-mêmes et du rôle offensif qu'on leur pouvait
faire jouer.
Ne peut-on se servir aussi des mines automatiques?
Sans doute. Comme toutes les armes possibles, ces engins
sont aussi utiles au parti assaillant qu'au défenseur ; elles
interdisent, prétendent-elles du moins, l'entrée d'un port;
elles peuvent également en interdire la sortie.
Supposons — encore une fois il ne s'agit que de pures spécu-
lations théoriques, qui ne peuvent tenir compte des circons-
tances de fait, — supposons, dis-je, que, le 23 janvier 1915,
le « groupe des croiseurs » de la Hochsee Flotte, en sortant de
l'Elbe, ou de l'Ems, ou de la Jade, se fût trouvé dans la néces-
sité de franchir une ou plusieurs lignes de mines automa-
tiques semées à quelque distance du littoral par les mouil-
leurs de mines anglais, il. aurait probablement éprouvé des
pertes et le « raid » n'aurait pas eu lieu. Il est vrai que les
Anglais n'eussent pas porté à leur actif le joli succès du len-
demain et que le Blûcher n'eût pas été coulé à coups de canon.
Mais il l'eût peut-être été par l'explosion d'une mine ; et ceci
me fait penser aux termes d'une lettre de l'un de mes cama-
rades, capitaine de vaisseau en retraite, qui s'indigne contre
les torpilles et les mines, « armes terribles, mais bêtes », dit-il.
Hé oui! c'est tout justement ce que disaient à Crécy les
victimes des premières bombardes. Aujourd'hui c'est le canon
qui est l'arme noble, au lieu de l'épée à double tranchant, de
la lance et de la masse d'armes. Les hommes ont toujours la
même répugnance à changer d'habitudes, même en ce qui
touche les moyens de se détruire...
Revenons aux mines automatiques, à celles que l'on appela
d'abord « mines de blocus », parce que, justement, on comp-
tait s'en servir pour bloquer, pour embouteiller l'ennemi
dans ses ports. Les Anglais ont des mouilleurs de mines; ils en
LA GUERRE SOUS-MARINE 97
avaient sept grands — anciens croiseurs de 3 500 tonnes — au
début de la guerre et rien n'est plus facile que de transformer
un paquebot assez rapide, un croiseur qui a encore quelque
vitesse, de manière à lui faire porter plusieurs centaines de
mines. Nous en avions, ou plutôt nous allions en avoir deux,
en août 1914. Anglais et nous, comme d'ailleurs les Allemands
et les Autrichiens, donnaient des mines automatiques, qui plus
qui moins, à tous leurs navires de combat. Nos cuirassés, par
exemple, en portaient au moins une douzaine. Tout cela a-t-il
servi? Les abords des estuaires allemands, en particulier,
ont-ils été semés de mines? Je l'ignore. J'avoue qu'il ne le
semble pas et je ne sais à quoi l'on peut attribuer une absten-
tion qui doit certainement avoir ses raisons. Il est vrai que le
croiseur cuirassé York a coulé à l'entrée de la Jade, à la suite
de la première sortie des croiseurs allemands ; mais il paraît
bien établi que c'est sur une mine de la défense qu'il a sombré,
ayant eu l'imprudence de vouloir rentrer dans ces passes diffi-
ciles au moment où la brume ne permettait pas de recon-
naître les <( amers » des portières ménagées dans les lignes de
mines.
En tout cas, depuis cet événement, qui s'est produit le
3 novembre, il ne paraît pas que les mouvements des navires
germains aient été gênés par d'autres mines que les leurs,
dont le gisement — déplacement accidentel à part — leur est
connu.
Quelles sont, ces constatations faites, les conditions dans
lesquelles un blocus peut être organisé avec le concours des
mines automatiques?
Que l'on puisse arriver a les mouiller, ces engins, aux
bons endroits et d'après un plan arrêté, c'est ce qui n'est
guère douteux, encore qu'il soit nécessaire d'attendre des
circonstances favorables. Le difficile est surtout d'empêcher
que l'adversaire ne les drague, ou ne les fasse sauter au
moyen de contre-mines. Pour y parer, il ne faut pas moins
que l'organisation d'une surveillance continue, toujours active,
toujours en force suffisante. Cela ne paraît pas impossible à
réaliser pour une marine puissante, mais qui a pourtant beau-
coup de besoins à satisfaire et qui disperse nécessairement
son effort.
,1-" Septembre 1915. 7
LA REVUE DE PARIS
J'ai eu maintes fois l'occasion de dire que l'on n'a jamais
assez de bâtiments légers, à telles enseignes que, remarquez-le,
il est de plus en plus question, dans les télégrammes jour-
naliers, des navires auxiliaires de toute sorte, des yachts,
grands et petits, des remorqueurs, des navires de port
ou de plaisance, voire des chalutiers, des canots à vapeur ou
à essence, tous chargés d'une mission de surveillance par-
ticulière ; car l'ennemi, le navire de surface rapide ou le sous-
marin, est toujours là, peu visible ou invisible, menaçant,
à l'alïût de toute occasion d'agir à l'improviste, de détruire,
de couler, de tuer... Or, des navires légers, mais cette fois de
vrais navires de guerre, bien armés, endurants, prêts à mar-
cher vite à la première alerte, il en faudrait déjà beaucoup
pour veiller sur les lignes de mines de blocus, la nécessité
d'une « relève » étant admise. Mais ce n'est pas tout. Pour
appuyer ses dragueurs, l'ennemi fera venir, lui aussi, des bâti-
ments légers — précisons : des contre-torpilleurs ou « des-
troyers » — , d'où premier combat, première canonnade, d»'
part et d'autre du champ de mines contesté. Inévitablement,
les croiseurs interviendront. Chez les Anglais, ce seraient, s'il
y en avait assez, les excellents « light armoured cruisers •,
les croiseurs cuirassés légers, des types Areihiisa et Calliope \
ou encore les éclaireurs d'escadre de 4 500 à 5 500 tonnes
qui portent les noms de villes d'Angleterre. Du côté alle-
mand, riposte immédiate, avec les « kleine Kruiser » qui ont
à peu près la même force que ces derniers et qui portent des
noms de villes d'Allemagne, Karlsriihe, Rostock, Graiidcnz,
etc., etc.
Voilà déjà un combat plus sérieux. Bientôt ce seront
les grands croiseurs, attirés par la canonnade, avertis d'ailleurs ^
par la T. S. F. ; enfm - et pourquoi pas? — puisqu'on ne peut
1. CuLiope (type le plus récent) : 4 400 tonnes; 30 nœuds (chaulTe au
pétrole) ; 76 mm. de cuirasse d'acier spécial à la ceinture de flottaison ; 2 canons
de 152 mm. ; 6 de 102 ; 4 tubes lance-torpilles.
LA GUERRE SOUS-MARINE 99
laisser compromettre les siens, les cuirassés d'escadre. Qui
sait si la rencontre, la première rencontre au moins, entre les
« gros » de ces deux flottes qui s'épient l'une l'autre, chacune
à un bout de la diagonale nord-ouest-sud-est de la mer du
Nord, ne se serait pas ainsi imposée? Et ce n'est pas nos
alliés qui l'eussent regretté !
Un combat récent donne une idée de ce qui se passerait
en pareil cas. C'est celui du 8 août où, dans la Baltique, à
l'orée du golfe de Riga, si bien gardé par les bancs rocheux
de la grande île d'Œsel, une forte escadre allemande a essayé
de franchir, sous le feu d'une force navale russe, les lignes de
mines qui complètent la barrière de roches noires où s'ouvre
la passe de Domesnces. Quoiqu'ielle fût probablement plus nom-
breuse et plus puissante que l'escadre russe, composée surtout,
je pense, des garde-côtes de la défense avancée de Riga, l'al-
lemande n'a pu franchir le passage. Elle a fait trois tentatives
infructueuses qui lui ont coûté un croiseur et deux « des-
troyers ».
Au fond, cela ne rappelle-t-il pas la guerre à terre, ce
combat où l'on se dispute une ligne de mines au lieu d'une
ligne de tranchées? Et c'est bien là l'une des physionomies
intéressantes des conflits navals de l'avenir. Mais encore,
demanderont des lecteurs obstinés, pourquoi donc n'a-t-il
point été question de tout cela dans la mer du Nord,
où de telles péripéties semblaient assurément plus indiquées
que la stagnation profonde qui surprend si justement le
pubhc?
La, guerre n'est pas finie. Il s'en faut, puisqu'un ministre
anglais nous parlait tantôt de trois années et que, dans la
Grande-Bretagne belliqueuse qui se révèle peu à peu, on cons-
truit et l'on outille les usines de guerre pour cinq années. Ne
reprochons donc pas à nos vaillants alliés une réserve derrière
laquelle se prépare visiblement un formidable effort. Pensons
plutôt que cet effort vise les opérations navales aussi bien
qu'il va satisfaire aux besoins si étendus, si complexes des
opérations continentales. Ne lisais-je pas dernièrement, dans
les lettres d'un correspondant de grand journal, que nul ne
pouvait se douter des surprises que la marine anglaise ménage
à la rivale dont elle a solennellement juré la perte? J'en accepte
100 LA UL:\ L 1, i>L l'AIUS
l'augure avec d'autant plus de satisfaction que, j'en ai la
conviction et je ne crains pas de le répéter, la marine alle-
mande, renfermée dans son grand camp retranché, au milieu
de ses immenses usines navales dont les événements nous ont
révélé la puissance, prépare, elle aussi, pour la lutte suprême
des moyens d'action absolument inattendus.
*
* *
Tant que la mise en jeu des éléments de la guerre sous-
marine ne visait que la défense des eaux territoriales — à la
vérité ce mot étant entendu dans un sens très large — de
l'empire allemand, les prévisions des adversaires de l'Alle-
magne n'étaient pas, malgré la rudesse de certains coups,
trop sensiblement dépassées.
On s'était, en somme, accommodé à une situation qui, si
elle ne satisfaisait qu'assez médiocrement l'amour-propre de
la vieille Angleterre, n'en devait pas moins avoir l'avantage
de la conduire au but poursuivi, l'anéantissement de la
puissance extérieure de la Germanie, par l'usure progressive
de tous les moj'ens d'action de cette dernière.
Cette situation changea de face le 18 février 1915. Ce jour-là
l'Allemagne exaspérée des entraves que ses adversaires met-
taient à son ravitaillement, ou, peut-être (car elle ne souffrait
pas autant qu'elle le disait de ces entraves) résolue à essayer
de ce blocus commercial dont on avait autrefois parlé chez
nous, à l'époque de nos dissentiments avec la Grande-Bre-
tagne, l'Allemagne, dis-je, prit nettement l'offensive avec ses
sous-marins et déclara que, sous peine d'être coulé par eux,
sans appel ni miséricorde, aucun navire ne pourrait se risquer
dans les eaux de l'archipel anglais, déclarées « zone de
guerre ».
On sourit d'abord en Angleterre — et chez nous — d'uiic
prétention qui semblait exorbitante. Il était entendu, je
l'ai dit, que le sous-marin était une arme de portée très res-
treinte. Après lui avoir concédé qu'il défendrait assez bien les
atterrages d'un port, il avait fallu reconnaître que la. mer du
LA GUERRE SOUS-MARINE 101
Nord lui appartenait quand il jugeait convenable de s'y
mouvoir. Peut-être, sans le dire, s'estimait-on heureux qu'il
n'essayât pas - — ou qu'il essayât sans succès — de forcer
la porte des rades où l'on tenait les « Home lleets » abritées,
tout aussi bien que la « Hochsee Flotte » se dissimule dans
l'Elbe ou dans le canaf maritime, inviolable refuge, sauf pour
les avions et hydravions.
Mais enfin la mer du Nord, la partie méridionale de la mer
du Nord du moins, c'était déjà beaucoup. Comment le sous-
marin irait-il plus loin, comment surtout s'établirait-il à
demeure, croiserait-il, ne fût-ce qu'une semaine, dans la
Manche, dans la mer d'Irlande, dans le canal Saint-Georges,
aux Scilly, vers la Grande Sole si tempétueuse, aux Hébrides
si battues, aux Orcades et aux Shetland, si funestes aux petites
unités? Quelle résistance à la mer, quelle endurance physique
et morale ne faudrait-il pas et à l'équipage et au bateau
lui-même? Et puis, surtout, comment se ravitaillerait-il,
ce tout petit bâtiment isolé, délicat, faible, dont l'appareil
moteur, si économique qu'on l'eût voulu faire, était encore
bien exigeant?...
A la vérité on savait que, poursuivant, sans que rien les
en pût écarter, un plan hien mûri, bien concerté, les Alle-
mands venaient de s'établir sur la côte belge, où on les avait
laissés prendre un port tout neuf et de tout premier ordre,
Zeebrugge. Leurs lignes d'opérations s'en trouvaient accour-
cies de 200 milles, en ce qui touche la Manche et le
débouché de cette mer dans l'Atlantique, de plus encore,
en ce qui touche la mer d'Irlande. A Zeebrugge, d'ailleurs,
avec les chantiers d'Hoboken (Anvers) et de Termonde en
deuxième ligne, toutes les opérations de ravitaillement, d'en-
tretien, de réparations, petites et grosses, s'exécutaient avec
un plein succès. Il y avait bien les bombardements des navires
ou des aéroplanes alliés, mais on se retirait jusqu'à Bruges,
à 18 kilomètres dans les terres, on se dissimulait aux vues
des avions et en définitive, toujours intermittents s'ils étaient
intenses, ces bombardements laissaient au défenseur le loisir
de réparer les dégâts qu'ils causaient.
102 LA REVUK DE PAUIS
*
sic :!:
Malheureusement, les torpillages n'y perdirent rien. II
apparut clairement qu'aucune des difTpcultés que l'on jugeait
insurmontables ne rebutait les submersibles allemands de
forte taille, les (7-17 à U-2Q et surtout les 17-27, etc.
(550-700 tonneaux; 700-(S50 tonneaux) que l'on venait d'aclu-
ver en 1914. Peuf à peu et au grand étonnement de nos
voisins, on s'aperçut qu'une foule de complicités inattendues
s'accordaient pour résoudre le problème le plus difTicile,
celui du ravitaillement ; qu'une foule de cargos « neutres
se trouvaient juste à point nommé sur le passage des sous-
marins allemands naviguant en surface pour leur faire inno-
cemment passer quelques barils d'huile minérale, qu'il n'y
avait criques profondes des archipels atlantiques qui ne pus-
sent receler quelque magasin improvisé et qu'enfin, partout
où il existait du pétrole et une Ame vénale, un submersible
ennemi était assuré de refaire le plein de ses caisses.
11 y eut, osons le reconnaître, une période de lourdes préoccu-
pations. Les esprits réfléchis virent bien que l'effet moral du
nouveau système de guerre navale dépasserait de beaucoup
l'eflet matériel. Mais, au fond, n'était-ce pas là ce que
voulait un adversaire qui, si peu psychologue qu'il soit, se
pique de savoir frapper l'opinion? La première et vive
impression passée, toutefois, une balance exacte s'établis-
sait, d'une part entre l'incontestable émoi que provoquaient
des destructions sensationnelles, de l'autre entre l'appât de
gains considérables, que les risques courus augmentaient peu
à peu. Et puis, la fermeté anglaise se montrait là tout à
plein, dans son mépris hautain des odieux procédés des
« pirates ». On s'encouragea d'ailleurs à remarquer — sta-
tistiques en mains, statistiques un peu complaisantes peut-^
être ^ — que la proportion des sinistres était singulièrement
1. Les chiffres donnant les entrées et les sorties des ports d'un pays considoi>
sont très élastiques : on peut, pour les grossir, y comprendre le petit cabotage,
la pêclie, les mouvements des navires de port eux-mêmes, les services locaux de
communications, etc., etc..
LA GUERRE SOUS-MARINE 103
faible dans le chiffre toujours croissant des entrées et des
sorties de navires marchands. Enfin il fallait, Jl fallait abso-
liunenl, marcher quand même et l'on marcha. Le gros du
péril est passé aujourd'hui ; on peut donc examiner l'affaire
avec plus de sang froid. Elle en vaut la peine, puisque
ce qu'il y avait en question, ce n'était pas seulement l'issue
du conflit actuel, mais les destinées futures de la Grande-
Bretagne.
« La campagne des sous-marins allemands a été un lamen-
table échec », ont dit des publicistes dont on eût attendu plus
de clairvoyance, mais qui avaient sans doute l'excuse de
vouloir rassurer le public, moins effrayé, du reste, qu'ils ne
le supposaient. Avant de se prononcer sur l'effet de cette
campagne, au moins eût-il fallu en attendre la fm. On sait
que l'Allemagne est e itrée dans la lice avec, à peine, une
trentaine de sous-marins réellement disponibles. Elle en a
perdu un bon nombre, mais un nombre difficile à préciser, une
douzaine, une quinzaine peut-être. Quelle a été sa production,
jusqu'ici? Quelle sera-t-elle avant que cette longue guerre .ne
finisse? Cela non plus n'est point facile à établir. Le programme
naval définitif, celui qui devait être complètement rempli
en 1917, comportait 54 sous-marins armés et 18 en résèr^^e,
72 en tout. On avait, à la vérité, hésité, tâtonné longtemps ;
en 1913-1914 on était fort en retard, mais le budget de l'exer-
cice 1914-1915 (24 à 25 millions, comme le précédent, pour
les constructions neuves de submersibles) . admettait la mise
en chantier, la construction ou l'achèvement à flot de
24 unités nouvelles : 12 à Dantzig, 12 à Kiel (établissement
'< Germania »).
Il est bien certain que tout cela doit être achevé et
tout près, au moins, d'entrer en service. On disposait, de
plus, de 5 submersibles destinés à l'Autriche. Les a-t-on
gardés? Beaucoup de journaux ont affirmé que deux ou
trois de ces bateaux avaient été envoyés à Pola par les
voies ferrées, « découpés en tranches ». Cela n'est pas abso-
lument impossible et cela s'est fait déjà. Cependant il semble
que ces informations ne s'appliquent, en réalité, qu'à des
moteurs à combustion interne envoyés d'Allemagne — d'Augs-
bourg-Nuremberg, probablement — pour des coques rapi-
101 LA REVUE DE PARIS
demment construites à Fiume. En tout cas, nous pouvons
compter, sans crainte d'erreur, sur 27 unités résultant de
l'exécution des programmes de l'une et de l'autre marine
pour l'exercice financier en cours. Mais ce n'est pas tout.
Les Allemands ont annoncé, il y a quelque mois, cent mises
en chantiers nouvelles depuis un an. Evidemment, ce chiiïre
est très exagéré. A supposer que les chantiers de l'Empire,
augmentés de ceux de la Belgique (Hoboken, Termonde, etc.)
et de la Russie (Liban) pussent entreprendre et pousser vigou-
reusement la construction de cent coques de sous-marins
qui, dans ce cas, seraient nécessairement de tonnage modéré,
les établissements industriels de l'Allemagne, de la Suisse, du
Danemark, d'autres pays neutres peut-être, seraient assez
empêchés de construire les cent moteurs correspondants. Et
la marine impériale, si admirablement organisée qu'elle soit,
n'arriverait pas à mettre au point, en situation de rendre des
services de guerre, en quelques mois, les cent « ensembles »
ainsi constitués. Réduisons donc, réduisons largement. Nous
ne serons probablement pas très éloignés de la vérité en admet-
tant que, vers la fin de la présente année, l'elTectif des sous-
marins allemands sera très voisin de celui que l'amiral von
Tirpitz avait fixé pour 1917, soit 72.
On conviendra sans doute que, dans ces conditions, et
si les Allemands persistent dans l'application de la méthode
de guerre qui leur vaut en ce moment des succès qui semblent
les satisfaire, en même temps que des embarras contre lesquels
ils se roidissent vainement, il sera sage de s'attendre à des
pertes plus sensibles de navires de commerce ^
J'ajoute que ce n'est pas précisément du nombre de navires
coulés, ni même de leur tonnage global qu'il faudrait se
préoccuper, mais que c'est surtout de la nature du chargement.
Or, c'est ce que les statistiques des pertes n'accusent pas.
Nous savons assez maintenant, et les Américains mieux que
nous encore, par quelle variété de moyens ingénieux les Alle-^
1. Au moment où j'écris — 13 août — le Berliner Tagehlatt publie une
étude du capitain de vaisseau von Persius, critique naval distingué, qui
reconnaît que, jusqu'ici, la campagne des sous-marins allemands n'a pas donne
tout ce qu'on en attendait. Mais il réserve l'avenir. Faisais comme lui. et tenons-
nous sur nos gardes.
LA GUERRE SOUS-MARINE 105
mands arrivent à conliaître le jour et l'heure du départ d'un
paquebot, l'itinéraire qu'il suivra, son port d'arrivée et tout
ce que contient sa cale. Ils choisissent leurs victimes. Ils con-
tinueront à les choisir, si nous n'y mettons bon ordre, comme
il y a lieu de l'espérer. Hé ! que peut bien me faire qu'il rentre
aujourd'hui dans les ports des alliés cent cargo-boats chargés
d'objets indifïérents ou dont je n'ai pas un besoin immédiat,
si j'apprends qu'un sous-marin a justement coulé, hier, celui
que j'attendais avec impatience, le seul qui portât ce qui
m'est indispensable ou seulement utile?...
Je n'insiste pas. Comme je l'ai dit plus haut, ce qu'il y
avait de dangereux dans la situation que j'expose à grands
traits, du fait de l'urgence de nos besoins, besoins que notre
implacable ennemi connaissait si bien — car il ne s'agissait
pas pour lui d'aïïamer l'Angleterre ! — ce qu'il y avait de
préoccupant dans cette situation s'est déjà largement amélioré.
Encore un peu et nous pourrons sourire de tous les efforts des
submersibles allemands; mais, en attendant, chassons les,
traquons-les de plus belle et par tous les moyens...
*
Cette immobilité, cette stagnation systématiques des belles
escadres de cuirassés, paralysées par l'emploi intensif des
mines automatiques et par l'entrée en jeu des sous-marins
allemands et autrichiens, pesaient singulièrement aux géné-
reux marins qui les montaient, autant qu'aux amirautés et
aux peuples même. Il y eut à cet égard une sorte de soula-
gement quand on apprit que, sinon les magnifiques « dread-
noughts » trop grands, trop coûteux, trop précieux pour
qu'on les voulût compromettre ailleurs que dans la « grande
bataille rangée », du moins les unités de combat de deuxième
ligne, celles qui, il y a quelques années, nous paraissaient déjà
bien encombrantes et bien chères, allaient enfin combattre
et donner leur mesure sur un théâtre d'opérations oîi,
Dieu merci ! il n'était point question de sous-marins, encore
qu'il pût y avoir des mines, que l'on aurait tôt fait de
draguer.
lOo LA REVUE DE PARIS
Il n'y avait point de sous-marins, en'eiïet, dans les Darda-
nelles, lorsqu'on les attaqua, le 18 mars. Si l'on se fût résolu
plus tôt à cette opération, d'ailleurs poliliquement judicieuse,
on n'aurait même trouvé dans le détroit que peu de mines
automatiques et probablement pas de mines dérivantes. Mais
ne revenons pas là-dessus.
Un jour, vers le 10 ou 15 mai, un télégramme d'Athènes,
d'allure assez mystérieuse, informait le public que l'Amirauté
anglaise offrait une récompense considérable à qui lui donne-
rait un avis utile sur le sous-marin allemand qui, disait-on,
avait apparu dans la Méditerranée et semblait se diriger vers
la mer Egée. Quelques mois plus tôt, la nouvelle eût soulevé
une incrédulité générale. Mais on commençait à ne se point
étonner si aisément et, seules, quelques « compétences «expri-
mèrent des doutes sur la possibilité d'une randonnée que
celles de nos propres submersibles, il y a quelques années
déjà, pouvaient cependant faire considérer comme très pos-
sible.
Quelques jours se passèrent à se demander oii pouvait
être le sous-marin que tous les caïques de l'archipel juraient
avoir aperçu. On crut savoir toutefois que l'intrus, après
avoir franchi en surface et en plein jour le canal d'Oro, la
grande porte de l'Egée, était allé se ravitailler à Smyrne.
Le 25 mai, le cuirassé anglais Triiimph était torpillé à l'entrée
des Dardanelles et coulé en quelques instants. Le 27, le cui-
rassé Majesiic éprouvait le même sort, au moment où son
équipage dînait, confiant dans les doubles filets d'acier dont
se ceinturait la coque de cette belle unité de combat. Le doute
n'était plus permis : il y avait bien au moins un sous-marin
devant les Dardanelles et ce sous-marin ne pouvait être qu'un
allemand.
Telle fut la troisième phase de la guerre sons-marine et
la plus importante peut-être. Le sous-marin, ou plutôt, néces-
sairement ici, le submersible S beaucoup plus apte aux
1. Le snbmerfiihle insère une coque de sous-marin pur dans une coque de contre-
torpilleur. Le vide compris entre les deux coques forme « water-ballast », se
remplissant d'eau ou se vidant suivant que l'on veut s'immerger ou émerger.
Le submersible navigue donc en surface comme un « destrover » et il est, en
LA GUERRE SOUS-MAUINE 107
opérations de grande envergure, ne se contentait plus de
défendre victorieusement la côte qui constituait sa base
fondamentale, ni d'interdire à l'adversaire — j'entends aux
grandes unités de l'adversaire — une large zone de mers
territoriales ; il ne lui suffisait même pas d'agir ofïensivement
contre cet adversaire si celui-ci se trouvait près de lui et, pour
ainsi dire, à portée de sa main ; non, il allait chercher les
cuirassés ennemis à 3000 milles de ses points d'appui naturels
et les obligeait, dans la mer Egée, aux mêmes précautions
minutieuses que dans la mer du Nord. Ne craignons pas de le
dire : si. au lieu d'un ou deux submersibles, trois peut-être,
en comptant celui qui aurait, dit-on, été remonté sur les
chantiers de Constantinople, les Allemands avaient pu en
envoyer là-bas dix ou douze, la force navale anglo-française
et ses innombrables transports ou bâtiments auxiliaires eussent
été dans le plus grave embarras, ne disposant à Moudros
que d'une rade [insuffisante ^ pour s'abriter avec quelque
sécurité.
Je considère qu'il y a, pour les marins alliés, un mérite rare
et sur lequel l'attention n'a peut-être pas été suffisamment
attirée, à n'avoir perdu, depuis le torpillage des deux cui-
rassés anglais, qu'un transport et quelques unités sans impor-
tance. Il est vrai qu'en outre des judicieuses mesures de
défense qu'il prenaient, les alliés jouaient hardiment à leur
tour de l'ofïensive avec leurs sous-marins et il est assez curieux
de constater — mais n'est-ce pas là l'application d'une loi
générale? — que le meilleur moyen d'éviter à nos bâtiments
de dangereuses attaques fut encore d'aller torpiller dans la
mer de Marmara, dans la partie Est des Dardanelles, et — admi-
rable audace — jusque dans la Corne d'Or, les bâtiments de
l'ennemi. L'ofïensive est la meilleure des défenses. .
somme, très habitable. Au point ce vue exclusivement technique il .se diffé-
lencie du sous-marin par une fîollcbiliié heaucoup plus grande.
1. Ils ont maintenant les deux beaux ports complètement fermés de Mitylène.
D'autre part, j'apprends à l'instant le torpillage du beau transport anglais
Royal Edward.
108 LA REVUE DE PARIS
* *
Je disais tout à l'heure que nous en élions, ici, au troisième
stade de l'évolution de la guerre sous-marine. Pour être plus
complet, comprenons dans notre exposé une opération du même
genre que celle qui a i'ailli paralyser les escadres alliées dans le
Levant, mais qui n'en est encore qu'à l'état de menace des Alle-
mands contre les Américains. Nos adversaires voient grand, on
le sait, et j'ai essayé ici même ^ d'expliquer comment ils avaient
su développer leur imagination au point de vue du concept des
opérations militaires et de la création des moyens d'action
correspondants. Aussitôt qu'ils ont compris que l'Union amé-
ricaine ne céderait pas à leurs prétentions, ils ont admis la
possibilité d'une rupture et parlé de l'envoi de leurs terribles
sous-marins sur le littoral des États-Unis. Vaine menace,
dira-t-on, et « blufï » évident ! Une chose est d'aller de
Wilhelmshaven à Smyrne, puis à Constantinople, où l'on
retrouve une base complète d'opérations, une autre de traverser
tout l'Atlantique et d'aller s'établir « en l'air » — si l'on peut
juxtaposer ces deux mots — en face d'une côte immense où
tout serait ennemi. A mon avis la menace n'est point si mépri-
sable, ni si insurmontable la difficulté ; et je suis assuré que
l'état-major naval de Berlin a déjà méthcdiquement et minu-
tieusement dressé le plan de cette opération.
De quoi s'agit-il, en fin de compte : 1^ d'avoir des submer-
sibles de grand rayon d'action ; 2° de se créer une base, un
point d'appui et de ravitaillement dans le voisinage du littoral
qu'il s'agit d'écumer.
Sur le premier point, il faut dire que les Allemands, s'ils
construisent en ce moment et en hâte plutôt des sous-marins
de tonnage moyen (400 tonnes en surface, 550 environ en
plongée), destinés aux opérations dans les eaux européennes, ^
peuvent parfaitement répéter à quelques exemplaires leur
type L'-33 — U-3S (710-850 tonnes) dont le rayon d'action
est de 3 000 milles, à condition d'embarquer, au départ, du
1. «Les Mentalités «{Reinie de Paris du 15 juillet 1915).
I,A GIKKIIK SOUS-MAl'.IXE 1 OU
combustible liquide eu surcharge. Ils peuveut même aller
beaucoup plus loin, et ils out dit qu'ils allaient le faire :
comme sous-marin d'escadre et comme sous-marin « du
large -, ils aurout, quand ils le voudront, un type atteignant
1000 et 1 200 tonnes en surface, avec une vitesse comparable
à celle des cuirassés (22 nœuds au moins), tandis que le dépla-
cement en plongée arrivera à près de 1 500 tonnes, avec 14 ou
15 nœuds de vitesse.
Mais ne considérons que les L'-33 qui ont l'avantage
d'exister déjà, d'entrer en service en ce moment. On ne voit
pas pourquoi ces bâtiments ne traverseraient pas l'Atlantique
par la route de l'extrême nord qui leur assurerait relâches
et ravitaillements, soit en pays neutres, soit en terres anglaises,
le tout admirablement préparé, machiné comme le savent
faire les Allemands. La traversée la plus longue, celle de la
pointe sud du Groenland à un fjord quelconque, écarté, peu
connu, presque désert, de la côte du New-found-land, ne
dépasserait pas 800 milles. Ce n'est pas là de quoi les effrayer.
Et je ne parle pas du moyen très pratique, quand il est bien
réglé, du remorquage par un « neutre » complaisant, ni
des réapprovisionnements en pleine mer, à des rendez-vous
marqués, qui sont toujours possibles s'il n'y a pas trop mau-
vais temps. Bref, il ne s'agit que de vouloir. Nous n'avons
pas le droit de douter que nos adversaires y soient fort
entendus.
La .création immédiate, de toutes pièces, d'une base navale
secondaire dans une île, ou un groupe d'îles voisines de la côte
ennemie, est assurément une opération délicate, mais nulle-
ment irréalisable. J'en ai parlé — à propos des Allemands,
justement — ici même \ il y a peu d'années. J'envisageais
alors cette création au point de vue de l'organisation des
croisières de grands bâtiments rapides. C'est que je voyais nos
adversaires y> incliner, fort préoccupés qu'ils étaient alors,
déjà, de leur lutte contre l'Angleterre. A cette époque à
peine pensaient-ils aux sous-marins dont ils construisaient
négligemment quelques unités, types d'expériences...
1. Ri vue d.: Puris du l'^'^ décembre 1909 : « L? Débarquement des Allemands
en Angleterre ».
110 LA REVUE DE PARIS
Tant y a que, du cap Breton au cap Hatteras, il ne manque
point d'îles — je m'abstiens de les désigner — qui satisfe-
raient fort bien aux conditions requises et qu'il ne serait pas
aisé de reprendre aux Allemands s'ils avaient pu réussir à
s'y installer. La principale dilficulté que je vois à cette alîaire
est dans la sortie de la force navale assez considérable qu'il
faudrait employer à cette opération. A la vérité cette force
navale ne serait composée que d'unités rapides — croiseurs
de combat en tête — mais il lui faudrait cependant des com-
binaisons de mouvements fort délicates et le secours d'une
brume favorable pour se dérober par le nord à la surveillance
si exacte des croiseurs anglais.
*■ *
Je viens de parler des « sous-marins d'escadre ». Cela me
conduit tout naturellement au dernier stade que l'on peut
envisager pour le développement de la guerre sous-marine.
Ce n'est pas, certes, que l'idée soit nouvelle de faire figurer
les petites unités qui nous occupent dans la composition des
escadres et de leur assignw un rôle dans la bataille navale.
C'est ainsi qu'on a constitué dans plusieurs marines des
groupes de sous-marins auxquels on a donné, en même temps
qu'un ravitailleur particulier — bâtiment construit ad hoc
ou croiseur rapide désafl'ecté — un commandant d'escadrille
monté sur un navire léger, petit croiseur ou contre-torpilleur
de forte taille. Il est arrivé malheureusement que dans ces
formations, qui tendaient, par une pente naturelle, à se modeler
sur celles des bâtiments de surface, le caractère très particu-
lier de l'action militaire des sous-marins était, peu à peu,
perdu de vue. N'a-t-on pas cité de ces groupes où les « plon-
gées )> étaient devenues exceptionnelles? Restons en tout cas
dans les généralités en constatant que la guerre actuelle pro-^
clame la nécessité de laisser au sous-marin la plus grande
autonomie qui se puisse concilier — s'il s'agit du submersible
d'escadre — avec l'intérêt de combiner ses mouvements avec
ceux des grands bâtiments, en vue de la rencontre tactique
décisive.
LA GUERRE SOUS-MARIXE 111
Cette combinaison de mouvements sera d'autant plus aisée,
c'est évident, que les vitesses des deux catégories de navires —
navires de surface et navires de plongée — seront plus rappro-
chées. Or, c'est par là que péchait jusqu'ici l'alliance, toujours
équivoque, du cuirassé, devenu peu à peu assez rapide, et du
sous-marin, dont on ne se préoccupait pas d'accélérer l'allure,
plutôt lente. Comment courir au combat, dans un cas pressé,
avec des petits bâtiments qui ne pouvaient dépasser une
douzaine de nœuds, tandis que les cuirassés en donnaient
facilement quinze ou seize « en route »? Et comment, avec
leur marche réduite, en plongée, de 12 nœuds à 8 ou 9, obtenir
sur le champ de bataille ces concentrations rapides sur tel ou
tel point de la ligne de l'adversaire qui peuvent, seules,
assurer le succès?
On ne tarda pas à comprendre, un peu partout, qu'il fallait
que les sous-marins acquissent une vitesse comparable, ainsi
que je le disais tout à l'heure, à celles des cuirassés. Ce fut là
(et non pas, comme on le pourrait croire aujourd'hui, pour
étendre leur rayon d'action) le motif essentiel de l'augmen-
tation des tonnages dans cette nouvelle classe de bâtiments.
Attendons-nous donc à ce que, dans la grande bataille navale
qui marquera certainement la phase finale de la guerre actuelle,
on mette en ligne, de part et d'autre, de très grands sous-marins,
des submersibles, bien entendu, de vrais « destroyers » sus-
ceptibles de s'immerger rapidement et qui, s'étant rapprochés
de l'ennemi à 21 ou 22 nœuds, en surface, termineront leur
marche offensive en plongée à la vitesse de 13 ou 14. Ces bâti-
ments ne pourront guère déplacer moins de 1200 tonnes. Leur
construction, quelque hâte qu'on y mette, durera au moins
une année, à supposer que l'on ait déjà fait choix de moteurs
appropriés et que ces moteurs soient commandés — car c'est
là, en ce moment, la grosse et grave question. Il n'y a donc
pas un moment à perdre pour ceux qui ne sont pas pourvus
déjà...
* *
« L'alliance équivoque )>, écrivais-je plus haut, du sous-
marin et du cuirassé... Le fait est que l'on est, en ce moment.
112 LA REVUE DE PARIS
plutôt habitué à l'idée d'un conflit fondamental, obstiné, impla-
cable, entre ces deux éléments si divers de la « force navale .
Faut-il absolument entrer dans cette vue et se demandei,
après tant d'autres, comment finira cette angoissante lutte?
Je pourrais, pour réserver mon opinion, alléguer justement
qu'une des données de la question ne sera bien définie qu'après
cette bataille rangée où les sous-marins, utilisés en groupe
suivant des règles tactiques bien établies, donneront l'exacte
mesure de leur efficacité. Mais qui sait si leur intervention,
se produisant de l'un ou de l'autre côté avant que la lutte dar-
tillerie ne s'engage ou même avant que les deux armées ne
s'aperçoivent, n'aura précisément pas pour effet de supprimer
la bataille rangée en supprimant la majeure partie des unités
qui allaient y prendre part? Tout est mystère encore dans la
physionomie de cette rencontre et puisqu'aussi bien je ne
veux pas me dérober au périlleux honneur d'émettre un avis
sur les destins futurs des deux antagonistes, ne tablons que sur
ce que nous savons déjà de bonne source, sur ce qu'établit
solidement l'expérience de douze mois de guerre.
Or qu'établit cette expérience? Que le cuirassé, tel qu'il est
aujoiircrimi, est perdu s'il se laisse approcher par le sous-marin,
tel qiiil est, lui aussi. Le cuirassé ne pourra donc subsister
que s'il se modifie profondément et si — notons bien ce point
— les modifications, les transformations plutôt, qu'il acceptera
tiennent compte de l'augmentation des facultés offensives dont
il faut dès maintenant attribuer le bénéfice au sous-marin et,
plus encore peut-être, de l'accroissement continu de puis-
sance destructive de la torpille automobile. Que restera-t-il,
ceci admis, du grand cuirassé d'escadre — réserve faite du cui-
rassé très rapide improprement appelé « croiseur de combat »
que sauveront quelque temps encore et sa grande vitesse et
son rôle essentiel de coureur agile de ces vastes espaces de
mer où se perdent les facultés actuelles du sous-marin? Que
restera-t-il de ces magnifiques dreadnoughts qu'on n'a su ou ^
pu protéger que contre le canon et qui chavireraient lamen-
tablement sous la formidable explosion des 120 kilogrammes
de fulmicoton du terrible silure?
Ajoutons ceci, qu'il n'est point du tout question, quoi qu'en
puissent dire quelques attardés des discussions du passé, de
LA GUERRE SOUS-MARINE 113
la suppression de la cuirasse. Tant qu'il y aura bâtiment de
surface — et le submersible, lui-même, n'est-il pas le plus
souvent bâtiment de surface? — ^ il y aura canon ; et tant
qu'il y aura canon, il faudra bien qu'il y ait cuirasse. Ne
déplaçons donc pas ni n'embrouillons la question, qui se
résume en ceci :
Jusqu'oi^i sera poussée la transformation du cuirassé d'es-
cadre, de l'instrument de combat principal des eaux côtières
et des mers intérieures oi^i se jouent toujours les grandes parties
de dés des conflits maritimes?
Personne n'en sait rien encore. Je n'en sais pas plus que
les autres. Je n'oserais même pas dire : jusqu'à la création du
bélier-torpilleur rapide que j'ai proposé ici même, il y a neuf
mois, justement parce que c'est moi qui l'ai proposé ^. En tout
cas il paraît certain qu'en dépit des suggestions de la logiqua
abstraite et des calculs purement économiques, on sera con-
duit à diminuer beaucoup le déplacement des unités en aug-
mentant sensiblement leur nombre, ne fût-ce que pour cesser
de « mettre tous ses œufs dans le même panier», un panier
auquel on n'ose plus faire courir aucun risque et qu'on ( ntoure
de tant de précautions ! Il faudra, en d'autres termes, spécia-
liser les instruments de combat et appliquer plus complète-
ment le principe de la division du travail. Cela n'est pas
nouveau. On en parlait beaucoup dans la marine d'il y a
vingt ans. Nous y reviendrons.
CONTRE-AMIRAL DEGOUY
1 Rcpue de Pcris du 15 npvembre 1914 : « Cuirassés et sous-marius )-.
1" Septembre 1915.
QUELQUES SOUVENIRS
SUR FRANÇOIS-JOSEPH
Depuis Sadowa, l'Europe, à chaque catastrophe nouvelle
tombant sur la maison d'Autriche, témoignait à la personne
de l'empereur François-Joseph un sentiment de respect, sou-
vent mêlé d'étonnement. D'étonnement, parce que la cons-
cience universelle des peuples, pour accessible qu'elle fût à la
compréhension d'une haute résignation en face de désastres
exceptionnels, n'en était pas moins surprise de constater que
chaque fois, à côté de cette dignité extérieure avec laquelle
on portait à la cour les deuils successifs des disparitions et des
amoindrissements, rien n'apparaissait à la lumière du dehors
qui eût pu faire croire à une douleur éternelle. Les consciences
françaises, qui, avec une si pieuse obstination, savaient con-
server le deuil des provinces perdues, n'étaient pas les der-
nières à trouver parfois qu'à Vienne, les coups les plus inat-
tendus et les plus cruels du destin, ceux même qui atteignaient
les bases de l'existence impériale, comme une hache atteint
les racines maîtresses d'un chêne, que ces coups ne pouvaient
rien sur le vieillard couronné, et que le lendemain des catas-
trophes, que dis-je, les heures suivaptes, le trouvaient debout
à peu près comme auparavant, allant de son pas tranquille
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 115
à ses occupations journalières, une fois qu'il avait, avec la
parfaite correction de son sentiment du devoir, rempli les
obligations souvent pesantes et assisté aux écrasantes céré-
monies commandées par les circonstances.
Pour expliquer cette façon de réagir contre la mauvaise for-
tune, si surprenante pour la sensibilité normale de l'homme
moderne, il ne suffît point de dire que François-Joseph est
un « égoïste », comme on se plaît parfois à l'affirmer avec cette
tendance à la simplification si chère aux foules, et si précieuse
à l'incompétence.
L'égoïsme de l'empereur, au dire des personnes les plus auto-
risées pour le connaître, n'est pourtant point compliqué. Se
considérant comme usufruitier naturel des privilèges et des
malheurs publics, le souverain a toujours accepté sans émo-
tion apparente des faits inévitables et accomplis. Un sort
presque unique au monde, celui d'avoir régné aussi longtemps
sur un empire, et qu'un loyalisme de plus de soixante
années à sa personne avait légitimé, l'avait bercé de quié-
tude, malgré les revers, et un trop grand nombre de désas-
tres avait émoussé sa sensibilité dans l'habitude. Mais cet
« égoïsme » ne lui a jamais fait perdre de vue ses obligations
envers l'État et, même aux moments les plus troublés de sa vie,
il expédiait, avec une scrupuleuse conscience, des affaires dif-
ficiles à examiner, et plus difficiles à arranger. De la sensibilité,
il en eut peut-être davantage autrefois, mais le vieillard ne
s'en souvient plus, et, depuis la présente guerre, nous ne
sommes que peu instruits sur ses agissements par des sources
dignes de foi.
Dans la représentation extérieure, il apporte toujours le
strict respect de la tradition, sans essayer jamais d'en retran-
cher des devoirs dont la suppression eût flatté sa simplicité
ou agrémenté ses commodités. Lorsqu'il allait, selon la cons-
titution, faire des séjours comme roi de Bohême sur le Hrads-
chin à Prague, il y menait sa bonhomie, un peu distante
pourtant, et comme refroidie par une ambiance que parfois il
suspectait. Car, dans maintes circonstances, il avait exprimé
le regret que le loyalisme dont il recevait les témoignages dans
ces pays tchèques, fût moins un hommage de fidélité rendu à la
dynastie, qu'un compliment de sympathie allant à sa personne.
h
116 LA REVUE DE PARIS
En Hongrie, son attitude s'inspirait visiblement de plus de
confiance et il aimait les séjours parmi les Magnats et le peuple
hongrois, dont il avait toujours goûté la passion et l'ardeur, et
dont il disait volontiers : « es ist eiii Herrenuolk » (un peuple
de seigneurs).
Mais, en réalité, il n'est entièrement lui-môme que dans ses
pays de langue germanique, oîi il est comme fondu dans l'essence
même de la terre natale. Jamais son puissant prestige personnel,
son talent de conciliation et sa cordialité voulue, si bien faits
« pour fusionner l'inassimilable et réaliser l'impossible », ne
se sont autant exercés que dans l'archiduché d'Autriche, en
Styrie et dans le comté du Tyrol. Car, pour bien comprendre
le monarque, il faudrait connaître à fond ce tj^pe de gen-
tilhomme autrichien qu'en d'innombrables spécimens on peut
rencontrer dans ses domaines. Il y est tout entier, on y trouve
tout son caractère, assez médiocre d'ailleurs. Rien d'exception-
nel ne jaillit donc de la personne de François-Joseph en dehors
du fait même de sa mission dynastique. Qu'on veuille bien faire
connaissance avec ce gentilhomme, et peu de traits sans doute
demeureront à l'ombre dans la psychologie de l'empereur.
Débonnaire, de cette jovialité épicurienne que la race austro-
allemande du Saint-Empire romain charrie dans ses veines
depuis des siècles avec tous ses déchets, il est avant toutes
choses « l'homme qui va à la chasse ». Dans ces fonctions pri-
mitives de l'être humain, il puisa longtemps la robustesse de
son tempérament, toute l'étroitesse et toute la signification de
son caractère. Il y puise ses qualités et ses travers, sa socia-
bilité et son amour pour la solitude, sa rondeur et sa brusque-
rie, sa bienveillance et son indifférence. La nature du sol, les
grandes forêts, les vastes terres de la noblesse l'invitaient à
rester non seulement fidèle à ces sports et à leur conserver la
priorité sur tous les autres divertissements, mais la plupart des
préoccupations, fussent-elles importar tes et d'ordre public,
devaient céder le pas devant ce sport ancestral. C'est qu'er\
vérité, la chasse, il la considère comme un acte national et
comme une religion nationale dont on ne discute même pas les
devoirs. Dans ses châteaux, ce gentilhomme vit au milieu
d'innombrables trophées : les bois de cerf, les bêtes empail-
lées, les aigles aux ailes déployées descendent des plafonds,
QUELQUES SOUVENIRS SUK FRANÇOIS- JOSEPH 117
s'alignent parmi les armures des "chevaliers ; sa maison est
un musée cynégétique où l'on fait bonne chère avec plus de
mesure que de raffinement. On s'acquitte fort décemment
de ses devoirs envers l'Église, avec cette fidélité, pour la tra-
dition, assez commode en somme et obstinée qui fut toujours
une des marques fondamentales de la race, et sans l'apport
des réflexions et des critiques, qui, déjà avant la Réforme,
avaient, en Allemagne, attaqué les principes de la Foi. La
guerre, il ne l'aime point comme on l'aime en Prusse, et ce
serait porter une méconnaissance absolue au caractère du
(t gnâdige Herr » que de le supposer naturellement belli-
queux. Si, dans les manuels de l'Histoire, on lit infatigable-
ment : V abaissement de la Maison cV Autriche, il revient une
partie des responsabilités précisément au fait que le désir
d'aventure, que l'instinct de l'attaque et de la conquête
se sont, dans cette race, singulièrement affaiblis depuis la
guerre de Trente ans, et que la combativité était moins dans
l'âme du gentilhomme épicurien que dans une infime minorité
virulente, parfois même dans une personnalité unique, qui
arrivait à devenir l'arbitre de la situation, en même temps
que les seigneurs nonchalants s'accommodaient d'une molle
défensive.
Si l'amour très marqué pour la maison et la terre constitue
pour le gentilhomme de solides vertus patriarcales, l'instinct
épicurien altère ces dispositions. Les Allemands du nord
l'appellent la « frivolité autrichienne » alors même que celle-ci
affecte, en dehors du mariage, la forme d'un louable attache-
ment consacré par l'habitude et respecté par la société. Telle
est cette manière de galanterie qui en Autriche a souvent force
de loi, et qui réalise cet état paradoxal : la fidélité dans
l'inconstance.
Lorsqu'un prince de l'illustre Maison d'Autriche annonçait
à François-Joseph, avec des ménagements, ou par l'entremise
d'une persona gratissima, sa résolution inébranlable de s'unir
dans les liens du mariage avec une dame de ses pensées, ren-
contrée en dehors des limites de la Ebenbiïrtigkeit (équivalence
dans la hiérarchie), l'empereur se fâchait, puis exprimait hau-
tement ses regrets qu'un archiduc ne pût pas aimer sans perdre
complètement la raison. Et lorsque l'intermédiaire diplo-
118 LA REVUE DE PARIS
malique voulait lui olîrir des arguments conciliants et énumé-
rer les qualités de la fiancée, il l'interrompait généralement en
s'écriant : « Oui, je m'en doute, elle est vertueuse comme une
sainte, elle sait rôtir une oie et elle va avoir un enfant. »
Puis, il se retirait dans un grand courroux, mais acceptait
parfois le fait accompli, tout de même, car il pratiquait rare-
ment l'intransigeance autrement qu'en matière de religion, et
désarmait souvent devant l'inévitable. Mais rarement aussi
il demandait à connaître la personne « si belle et si bonne ».
Quand l'occasion s'en présentait et que la « morganatique »
lui plaisait, il lui arrivait de témoigner à celle-ci, tantôt en
catimini, tantôt devant toute la cour, des marques de bien-
veillance dont le prix se doublait de la surprise. Il avait une
fois envoyé un diadème à la comtesse H... au moment où
elle était encore l'objet de la réprobation, et il lui avait dit :
« J'espère que vous séduirez toute la ville, mais pour Dieu,
que l'empereur ne le sache jamais. »
C'est dans son goût marqué pour le théâtre que le gen-
tilhomme autrichien satisfait le mieux son penchant pour le
marivaudage, pour la femme gaie et aimable. Elle lui fait
parfois un second foyer par le double attrait de son art vien-
nois toujours souriant et de ses vertus familiales, qu'elle pra-
tique, dans le cadre d'une vie de coulisses, avec la robuste
aisance d'une épouse ordonnée.
Je fus, voici longtemps, témoin du goût, ou plutôt — en
cette circonstance — de la curiosité de François-Joseph pour
le théâtre, non pas à Vienne, mais dans un paysage d'une
extrême rusticité. Je m'étais attardé près de Kufstein, dans la
vallée de l'Inn, non loin d'un village qui, avec ses propres
éléments, avait constitué une troupe de comédiens. C'était
moins le « théâtre de la nature » tel que nous le connaissons
en France avec des professionnels en tournée et un public
bourgeois en vacances, que proprement une tradition du
moyen âge, un théâtre de paysans, continuation directe des
mifslères qui s'étaient créés autrefois avec les seules ressources
des milieux populaires.
C'était un dimanche. Des villages voisins, les Tyroliens arri-
vaient dans leurs beaux costumes de fêtes, les femmes, les
filles aux nattes luisantes roulées autour de leur tête. Elles
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 119
portaient toutes le fichu de soie, blanc et rose, des chaînes
d'argent croisées en tous sens dansaient sur leur poitrine.
Elles semblaient toutes fort émues dans l'attente du drame
qu'elles allaient voir. Car on y jouait un drame, et même
un mélodrame, tiré d'une de ces nombreuses légendes de la
féodalité qui alimente l'imagination des campagnes. Un
Guillaume Tell transposé, la liberté du sol défendue contre le
Tyran, le moine bénissant l'union secrète du vaillant berger
, avec la fille du chevalier qu'il avait sauvée d'un incendie...
Ce spectacle se passait au fond d'une vaste grange qu'on
avait débarrassée de son foin. Déjà remplie de paysans à mon
arrivée, c'étaient d'étranges demi-ténèbres où couraient des
lumières rousses filtrant à travers les planches ensoleillées.
Les décors représentaient des murs crénelés, d'une sombre
maladresse de peintures de foire. Sur la scène, des person-
nages criaient, déclamaient et s'apostrophaient, irrésistible-
ment comiques dans leurs accoutrements romantiques, comme
découpés d'un plaisant gothique d'almanach dédié à la
duchesse de Berry.
Soudain, au milieu de l'action, j'aperçus un groupe de
messieurs en tenue de chasseurs, se frayant péniblement un
passage parmi les paysannes qui encombraient la porte de la
« grange dramatique ». Deux breaks stationnaient un peu
plus loin sur une prairie où rôdaient les poules. Les nouveaux
venus ne pouvant s'avancer davantage, le groupe demeura
debout, comme une cognée dans un tronc d'arbre, parmi ce
peuple serré l'un contre l'autre, assis sur les bancs de l'école.
Les messieurs se haussèrent sur la pointe des pieds, fort inté-
ressés, s'amusant discrètement du jeu des acteurs, de leurs
gestes convaincus et empruntés. Puis, à la chute du rideau,
après une scène particulièrement tragi-comique, les inconnus
s'en retournèrent à leurs voitures.
Lorsque je sortis à mon tour, je me trouvai face à face avec
M. de G..., ministre d'État à Vienne, dont j'avais fait la con-
naissance en chemin de fer et qui habitait fort simplement dans
le même hôtel que moi, je veux dire une délicieuse auberge
pleine de savoureuse couleur locale, depuis longtemps disparue
et où l'on mangeait la plus honnête nourriture qui soit. Il
m'apprit, à mon vif étonnement, que François-Joseph venait
120 LA REVUE DE PARIS
de sortir de la grange. Il s'y était fort diverti et, en essuyant
de son mouchoir des larmes de rire que la naïveté des artistes
lui avaient fait verser, il avait manifesté un vif regret de ne
connaître point la fin de cette « affreuse histoire », son temps
étant limité dans ce court déplacement.
Ainsi, il était venu sans avoir été remarqué et sans avoir été
annoncé dans le pays. Le surlendemain, M. de G..., assis à la
table commune pour le repas du soir, me raconta que l'empe-
reur, ce jour-là, au fond de la montagne, avait pénétré chez un
petit aubergiste fermier avec les personnes de sa suite. L'un
d'eux s'était penché sur l'homme et, lui ayant appris qu'il
avait l'honneur d'avoir l'empereur sous son toit, lui demanda
d'aller chercher le bourgmestre qu'il désirait voir. L'aubergiste
s'approcha de François-Joseph, le dévisagea Ionguen\ent et lui
dit : « C'est bon ! Vous voulez vous payer ma tête I Eh bien !
c'est moi le bourgmestre ! Que me voulez-vous? » Et, comme
François-Joseph, fort amusé de ce jeu, lui avoua qu'en effet
on avait voulu faire une farce, le Tyrolien, débonnaire, dési-
gnant avec sa pipe le dessus de la porte où trônait le portrait
de l'empereur, jeune, en une grossière imagerie populaire,
s'écria : « Je le savais bien ! Le voilà l'empereur ! Il n'est pas
aussi craquelé que vous ! «
La vie, entre la chasse et le théâtre, est déjà si bien
remplie et si bien équilibrée qu'il reste pour les préoccupations
politiques moins de place qu'on ne pense. C'est l'insouciance,
l'usure des énergies et la tolérance nonchalante qui a affaibli
l'Autriche et qui lui a fait perdre la place qu'elle avait si long-
temps occupée en Europe. Peu à peu, de plus audacieux gagnent
du terrain, et un jour le fait est accompli : le gentilhomme a
trop chassé... En 1813, pendant le mouvement de délivrance,Ja
Prusse s'était ostensiblement indignée de l'inertie de l'Au-
triche et en 1870 elle s'en était réjouie.
François-Joseph malgré la conscience avec laquelle il était ^
— selon le témoignage de l'Europe entière jusqu'à la guerre de
1914 — demeuré le chef de l'État, soucieux de bien faire, ne
fut-il pas un peu le hobereau submergé par les événements?
Un fonctionnaire qui l'approche beaucoup me le décrivit de
cette manière :
QUELQUES SOUVENIRS SUR FUA X ÇOI S- JO SEPII 121
('■ L'empereur, levé tôt, est rentré de la promenade solitaire.
Il trouve les nouvelles condensées venant de son vaste empire.
Il écoute les rapports. Il doit signer deux condamnations à
mort. Il apprend que de terribles inondations ont ravagé telles
provinces, que tel incendie; que telle émeute ont fait de nom-
breuses victimes. Il écoute en silence, puis il déplore haute-
ment ces malheurs et demande qu'on fasse le nécessaire...
Enfin la conversation privée s'engage. On lui apprend que la
comtesse C... a été tuée dans un drame intime. Et le voilà
qui tout à coup s'anime, s'agite, se lamente. Ce fait-divers a
pris une place considérable dans sa vie. Il connaît la pauvre
dame. Il connaît le mari. Il connaît l'autre... « Das ist ja
schrecklicli » (cela est terrible !), s'écrie-t-il dans son fort accent
viennois. Il demande des détails, demeure un instant songeur.
A ce moment, on lui apporte la collation de midi. Un plateau
est posé sur son bureau même, un plateau de vieux célibataire.
Il supporte une escalope de veau pannée, un légume et un
verre de bière. « Schrecklich ! « répète-t-il. Puis d'une main
tranquille il repousse des papiers et, comme un bourgeois
qui prend dans son bureau ses repas, montés par les soins
diligents d'un garçon de restaurant, il mange alors de très
bon appétit. « Schrecklich ! » répète-t-il tout à coup se sou-
venant une dernière fois du drame de la ville, puis il allume sa
pipe et en tire de larges bouffées. »
Il est simple et borné. Tout son caractère s'explique par ces
deux mots. Point d'embarras avec cette inutile légion de
domestiques, fort dévoués d'ailleurs pour la plupart, qui
peuplent ses châteaux. L'étiquette, le faste, pour les grandes
circonstances, dans la cour la plus aristocratique qui soit et
qui par beaucoup de côtés rappelle encore celle de Louis XIV
et de Louis XV. Mais à l'ordinaire, pour lui, le plus strict
minimum. Point de grands gestes. Pas d'autre théâlreqne celui
où, sur les petites scènes, on joue les pièces gaies, oîi la vie
aimable et tout ce qu'on préfère dans le commerce du monde
se reflète comme dans un miroir.
* *
Si malgré la gravité de l'heure il m'est permis de rappeler
ici des souvenirs personnels — bien minces en vérité en face de
122 LA REVUE DE PARIS
la tragédie actuelle — concernant François-Joseph, que je vis
maintes fois, je dois rechercher mes premières impressions
dans ses rapides passages en voiture, d'une souriante banalité,
et dans les récits fort détaillés que j'entendis pendant mon
enfance, dans mon entourage immédiat d'alors, fort instruit
sur son intimité.
Dans les notes d'un témoin oculaire, je relève un amusant
propos de l'empereur pendant un séjour de la cour au château
de Gôdôlô, en Hongrie, après la guerre de 1866. Le couple
impérial se trouvait là sous le même toit pendant plusieurs
semaines, et l'impératrice avait l'habitude de faire de longues
chevauchées matinales avec les officiers d'un régiment de
hussards qui tenait garnison en cet endroit. Parfois, elle trou-
vait plaisant dans sa fougue cavalière, de vouloir se mettre à
la tête de ses troupes et de partir ainsi au grand galop des che-
vaux vers le vaste horizon de la plaine automnale. Elle jouis-
sait alors de cette sensation incomparable de liberté qu'elle
avait tant aimée comme le premier et le plus précieux bien
dans sa vie trop lourde de servitudes souveraines, et lorsqu'elle
entendait le souffle i-ythmé de sa monture écumante, elle
avouait « qu'une ivresse d'espace, de mouvement et de fuite
tout à la fois » envahissait tout son être jusqu'à la dérober
à sa conscience d'elle-même.
C'est ainsi, qu'un matin, l'auguste époux la vit revenir
après'une de ces courses folles, ayant sur ses épaules une natte
défaite de ses magnifiques cheveux. François-Joseph fut tou-
jours de ces parfaits gentilshommes qui, fort chevaleresques
et galants avec les femmes, gardent pour l'épouse et ses
caprices une souriante indulgence, dont ils aiment à être payés
en retour dans certaines circonstances. Mais il tenait par-
dessus tout aux apparences et à la dignité des démonstrations
extérieures; lorsqu'il aperçut l'impératrice, il eut un geste
désolé et, se tournant vers un familier, il dit sur un ton dont
la décision et le sérieux accentuaient le comique : « Faites-moi
le plaisir de lever pour moi, sans tarder, un régiment d'ama-
zones avec les belles filles du pays, si toutefois vous en
trouvez. Je me mettrai à leur tête, et je ne reviendrai
plus... »
Et, après une courte réflexion, il avait achevé, bonhomme et
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 123
goguenard : « Mais ça lui sera, probablement, tout à fait
égal. »
On parlait à mots couverts des difficultés d'ordre intime
qui, dès les premières années de son mariage, se seraient
élevées entre lui et l'impératrice. Aux appréciations du monde
sur une situation que l'empereur aurait rendue peu compa-
tible avec les strictes lois de l'Église, s'ajoutaient des récits que
la Fama amplifiait à volonté et qui dépassaient de beaucoup
la vérité. Il n'en était pas moins certain qu'une scission pro-
fonde s'était produite dès le début, et, pour qui connaissait le
caractère de l'un et le tempérament de l'autre, il n'y avait
point là de quoi s'étonner.
La vie conjugale continuait dès lors sur le mode des gens
du monde « qui se rencontrent quelquefois ». Néanmoins
les époux se consultaient encore sur mille choses du dehors
et du dedans avec le ton d'une amitié que tant d'intérêts
communs avaient scellée dans l'habitude et dans la nécessité.
Durant les séjours que je fis autrefois dans les montagnes
du Tyrol et de la Styrie, j'aperçus parfois l'empereur, et je pus
constater que la vénération dont il jouissait était partout,
même au lendemain de l'effondrement de 1866, mêlée d'une
affection, d'une confiance quand même, peut-être sans exemple
chez un peuple. Non seulement on ne le rendait pas respon-
sable des revers, de la diminution de l'empire et de l'humilia-
tion subie, non seulement la rancune populaire, même des
Slaves plus ardents à la haine, ne se tournait jamais contre lui,
mais on semblait, dans ces heures de malheur, redoubler
d'amour et de fidélité pour le souverain éprouvé, qui, d'ail-
leurs, acceptait ces rares témoignages avec la douce satisfac-
tion d'un homme qui y comptait bien. Ni le rigide royalisme
de la Prusse, ni la foi mystique de la Russie envers leurs sou-
verains ne sauraient être comparés à cet amour d'un peuple.
Mais on trouverait dans la spontanéité du cœur, dans les élans
de la vieille France, des exemples semblables, notamment dans
le récit qu'on nous a fait des braves gens se portant au-devant
de Marie Leczinska, lorsqu'elle traversa les provinces pour
aller voir le roi, malade à Metz. C'est ainsi que, durant tout le
règne de François-Joseph, on vit le peuple se porter à son pas-
sage, et avec la complexité des races s' entremêlant, se cho-
12 1 L.\ REVUE DE PARIS
quant, se combattant sans cesse dans les limites de l'empire,
il fallait considérer une telle popularité comme une manière
de miracle. A ce résultat, le caractère du monarque, sa
simplicité extrême, son esprit de conciliation n'étaient certes
pas étrangers. Toujours il entendait demeurer le seigneur qui
fait le tour de ses terres, arrête les paysans au passage et cause
avec les bûcherons, comme les princes des images d'Épinal.
Il n'était pas dépourvu d'une certaine brusquerie, il avait de
rententissantes colères, vite apaisées d'ailleurs et, à part des
dispositions qui lui firent abolir la « schlague », spécialité
barbare de l'armée autrichienne où les déliquants étaient
ficelés sur une planche et recevaient la bastonnade, il tolérait,
parallèlement à la bonhomie, cette rudesse native d'un peuple
qui, dans les [guerres, pouvait facilement dégénérer en bru-
talité et même, dans certaines provinces, en jvandalisme,
ainsi que le prouvent [les [exploits du sinistre feld-maréchal
Radetzky et ceux de la guerre contre les Serbes.
*
* *
En 1<S78, l'année précisément de la campagne d'Herzé-
govine et de Bosnie, je me trouvais à Vienne, et par une période
de chaleurs étouffantes, j'assistai au retour des troupes. Elles
arrivaient des gares par petits paquets, minables, les uni-
formes en loques, harassées, assoiffées et couvertes dépoussière.
Croates, Allemands, Polonais, ils parlaient dix langues à la
fois, se cherchaient, se rassemblaient difficilement au milieu
du désordre des gens, des paquetages sortis des wagons qui
s'accumulaient le long des voies. Ils n'étaient point glorieux.
Ils venaient d'une aventure qui avait réussi contre les Turcs
et qui ne laissait guère à ce moment d'autres traces qu'une
ligne fléchie dans les Balkans. L'enthousiasme du public était
nul. Partout l'indifférence pour un mince fait d'armes qu'on
sentait sans prestige. Au Prater, les chevaux de bois conti-
nuaient à tourner, en même temps que les couples enlacés sui-
vaient avec leur insouciance légendaire le gai rythme des valses
de Johann Strauss dirigeant son orchestre. L'empereur était
arrivé d'Ischl pour quelques jours seulement, et venait en
passant visiter l'atelier d'un peintre hongrois, mort depuis,
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 125
pour voir le portrait d'une dame qu'il avait, je crois, com-
mandé, et qui était en voie d'exécution. Amené là par un artiste
transylvanien, je m'y trouvai à ce moment. L'empereur,
simple comme toujours, y demeura assez longtemps et, après
les remarques et critiques, fort anodines d'ailleurs, sur le por-
trait, il parlait de la cour et de la ville, puis enfin des différents
types de femmes d'Europe auxquels il préférait celui de son
pays, dans la double incarnation de la Viennoise et de la Hon-
groise. Je me rappelle avoir été frappé de la rondeur toute
particulière avec laquelle, dans son bon patois du peuple, il
énumérait les qualités de l'une et de l'autre, et du silence com-
plet qu'il gardait sur l'événement du jour : le retour des troupes
de l'Herzégovine. Bien que le lieu de cet entretien fût tout
désigné pour causer d'art et de beauté plutôt que de guerre,
il m'avait semblé qu'il parlait de tout son cœur d'un sujet
qu'il préférait à l'autre. Mais, peu de temps après, je recueillis
sur lui un mot qu'il avait prononcé au sujet de cette conquête
et qui, aujourd'hui, à la lumière des événements actuels, prend
un relief singulier. Il avait dit à propos de la Bosnie et de
l'Herzégovine : « Ce sont d'excellentes populations, auxquelles
il ne manque qu'un bon maître et de l'ordre dans l'adminis-
tration. Nous allons inaugurer là « ein gùtiges Patronat » (un
régime de bienveillance) et nous les amènerons complètement
à nous en moins de temps qu'on le suppose. Nous nous sommes
bien fait aimer de nos Polonais, et il n'y a pas de meilleurs
sujets. »
A Ischl, je le rencontrai bien plus tard, dans des circonstances
qui pouvaient encore fournir un prétexte de critiques à ceux
qui accusaient l'empereur d'opposer aux malheurs des autres
la placidité de son indifférence et des nerfs durcis par trop
d'adversité. J'étais alors en visite chez une dame qui venait
d'être plongée dans un cruel deuil par la mort de son mari.
Celui-ci avait longtemps rempli auprès de François-Joseph
d'importantes fonctions honorifiques. Le salon était plein
de. monde qui entourait les membres de la famille ; une
atmosphère oppressante planait, faite de crêpe noir et de
silences qu'interrompaient des sanglots et des soupirs, le
va-et-vient discret des personnes apportant des paroles de
circonstance.
126 LA REVUE DE PARIS
Tout à coup on annonça l'empereur qui déjà montait
l'escalier. Vite on improvisa un vide relatif. On s'écarta autour
des portes. Les hommes se retirèrent au fond de la pièce contre
les lourdes portières à demi baissées qui s'ouvraient sur d'au-
tres salons. François-Joseph parut, la tète un peu penchée, le
visage tanné, et comme entaillé « des rides robustes du plein
air, des rides en largeur », ainsi qu'un physionomiste aimait
à les définir, pour les distinguer de celles « en longueur « des
hommes moroses et calfeutrés. Son crâne luisant et jaune avait
la forme un peu allongée d'un œuf. Ses favoris gris étaient bien
détachés des joues rondes et petites, « de pommes bien con-
ser\'ées de l'année dernière ». Dans son regard ordinairement
distrait et aquatique se lisait une sincérité et une bonhomie
qui ne pouvaient point tromper, et je ne sais quelle animation
réelle, qui n'était pas de la tristesse, et qui ne pouvait passer
pour de l'émoi. Il avança à petits pas zélés et demeura debout
devant la veuve, à laquelle il exprimait, dans des termes
fort simples et sur un ton assourdi, ses sentiments d'une cor-
rection parfaite.
Empressé, en quelques phrases courtes de curiosité bien-
veillante, il interrogea la famille, demanda quelques détails
sur la maladie et sur la fin prématurée de l'ami qu'il disait
avoir perdu. Puis il prit congé de l'assistance qui, rangée contre
les murs, s'inclina profondément. Reconduit par la famille
jusqu'au seuil de la porte, il s'opposa énergiquement à être
reconduit plus loin, avec un mouvement nerveux de sa main
gantée. C'était un ordre. On obéit, et je songeai à ce mot de
Louis XIV à son entourage, qui avait désigné un ambassadeur
comme « l'homme le plus poli du monde » pour avoir obéi
simplement à son ordre de monter avant lui dans son carrosse,
sans faire des embarras. Plus penché encore qu'à son entrée,
la tête légèrement inclinée ^ur l'épaule, je vis le souverain
s'éloigner, suivi de son aide de camp.
Le départ de l'empereur avait rapproché les groupes, ^
chacun s'empressant de louer la grande bonté du monarque
et de se déclarer flatté pour la famille de l'honneur qui venait
de lui être fait. Je me trouvais debout contre la porte d'entrée,
lorsqu'une dame étrangère, arrivée à ce moment, s'approcha
d'un monsieur, avant de saluer la veuve et, comme en état de
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 127
gourmandise aiguë, elle engagea devant moi un caquet on cati-
mini et, en un flot de paroles hâtives et amusées, elle raconta
ses plus récentes impressions : « Je montais, disait-elle, l'esca-
lier, lorsque j'entendis quelqu'un qui descendait, siffler dis-
crètement entre ses lèvres un air de la Belle Hélène. Qui donc,
me demandais-je, peut ainsi étourdiment s'oublier dans cette
maison en deuil et en partir aussi gaiement ? Je levai la tête,
mais je n'aperçus que l'empereur, avec le comte H..., qui
tenait la rampe de l'escalier... »
L'auditeur, gros gentilhomme jovial, qui trouvait cela fort
drôle, s'apprêtait déjà à sourire discrètement dans son cha-
peau, lorsqu'une vieille dame attachée à la cour, qui avait
entendu ce récit, s'approcha viveinent ; avec un geste à la fois
contrit et suppliant, elle prit la main de la dame indiscrète
et murmura : « Vous n'avez rien vu, n'est-ce pas, chère
madame, vous n'avez rien entendu ! »
Le séjour presque continuel de l'empereur dans un cercle
étroit et national, toujours le même, et qu'interrompait seul
le séjour constitutionnel à Prague et à Budapest, lui a consei-vé
un caractère prodigieux du terroir. Depuis longtemps il a
oublié le contact vivant du monde extérieur qui jadis, avant
Solférino, et avant Garibaldi, l'avait lié personnellement à
l'étranger. Plus ou moins bien renseigné sur la politique, chaque
désastre l'avait éloigné davantage des peuples dont il ne com-
prenait peut-être pas entièrement les aspirations nouvelles.
Nullement dupe de la prudence de son cabinet qui ne lais-
sait filtrer que l'indispensable, il se plaisait à dire parfois à
une dame étonnée de lui apprendre un fait de notoriété
pubhque : « Les souverains sont comme les médecins, ils
ignorent à peu près tout. »
Les fréquentes visites de l'empereur Guillaume prenaient
chaque année, au dire des personnes de la cour, une impor-
tance moins grande pour lui, à mesure que le malaise de l'Eu-
rope allait grandissant, car Guillaume II avait trouvé dans
l'archiduc François-Ferdinand un auditeur plus attentif,
plus jeune et plus ardent à l'avenir que le vieux monarque.
128 LA REVUE DE PARIS
J'eus même l'afTirmatioii en ces temps récents — huit jours
avant la guerre ■ — que rarchiduc avait « dépassé les espé-
rances » que l'empereur allemand avait mises dans ses ambi-
tions belliqueuses.
François-Joseph, avec son profond désir de repos, a dit à
plusieurs reprises, après les visites de son « cousin », sur son
ton familier et bonhomme, << qu'il ne goûtait rien tant que
la conversation animée de l'empereur d'Allemagne, lorsque
celle-ci roulait sur des anecdotes de chasse, et qu'il se moquait
un peu de ses amis ».
François-Joseph recevait visiblement, depuis les dernières
années, sur beaucoup d'affaires qui se tramaient dans les cabi-
nets, le seul écho du fait accompli et son esprit ne s'alimentait
pas suffisamment des importantes réalités, des courants nou-
veaux qui venaient des peuples étrangers. Il les suspectait
silencieusement et, pour ne parler que de la France, il consi-
dérait qu'elle avait entièrement perdu les traditions qui lui
semblaient les plus indispensables facteurs de sa vitalité
morale. Mais il parlait toujours avec une extrême courtoisie
aux Français qu'il avait l'occasion d'approcher, et il acceptait
avec plaisir les nouvelles venant des sources diplomatiques
et mondaines. Il rappelait alors avec agrément des jours loin-
tains qu'il avait passés dans notre pays, mais il s'obstinait à
apporter dans son jugement sur l'ensemble de la France
moderne une méfiance atavique que la fin du Concordat avait
singulièrement augmentée. Dans ses conversations avec les
diplomates et quelques dames françaises, il évoquait avec
plaisir les années brillantes du second Empire, mais les qua-
rante années de République n'avaient pas contribué à aug-
menter ses sympathies pour une France libérale et il ne se
gênait pas pour le dire.
La physionomie de l'impératrice, sa femme, ne saurait être
évoquée ici qu'incidemment. Si je me permets d'en parler à cette^
place, c'est parce qu'elle complète par certains côtés l'ensemble
des souvenirs que j'ai conservés de François-Joseph, et, dans
l'attitude de cette souveraine, on pouvait parfois, lorsqu'il
était question de son époux, découvrir comme une sourde
réprobation de tout ce qu'il était et de tout ce qu'il faisait.
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 129
Au cours des dernières années de l'impératrice Élisabetli,
j'eus à différentes reprises l' occasion Jd' approcher celle-ci ;
dans ses entretiens, elle parlait peu de l'empereur et, sans
appréciation directe ; mais son mutisme était éloquent. Une
fois, au cours d'une conversation sur François-Joseph, je crus
remarquer une extrême sécheresse dans le ton de sa voix.
Je lui parlai alors de Louis II de Bavière, pour qui elle pro-
fessait un culte passionné. Je m'occupais déjà de ce « cheva-
lier au Cygne »; je rassemblai plus tard les éléments d'une
étude sur sa vie et sur sa tragique destinée. Aussi, parlant des
derniers jours de sa captivité, où tant de choses demeureront
inexpliquées, je racontai à l'impératrice qu'au cours d'un
voyage à Insbruck, j'avais recueilli, de la bouche même du
premier piqueur du roi, la certitude d'une tentative de fuite
qui avait été faite avec le concours de quelques rares per-
sonnes restées fidèles à son infortune. Il s'agissait, disais-je,
d'une évasion sur le territoire autrichien où le roi eût trouvé
un accueil enthousiaste, une protection, une sécurité parmi
les populations du Tyrol fanatiques pour le défendre, et déjà
soulevées. A ce moment, elle m'interrompit assez brusque-
ment et me dit, avec un accent presque dur et qui révélait
une longue rancune contenue que, pour des raisons politiques,
il n'avait pas été dans les intentions de l'empereur, son époux,
de se prêter à cette hospitalité, et que des ordres avaient été
donnés de s'opposer au passage du roi à la frontière.
Je n'insistai plus sur le sujet de conversation que j'avais
abordé, car j'avais senti dans son souvenir une animosité
profonde contre ceux qui avaient empêché le roi de recouvrer
la liberté. Au cours de cette causerie, l'impératrice me parla
des voyages et du bénéfice qui en résultait pour l'esprit. J'ai
noté au retour ce qu'elle m'en a dit, notamment ceci : « Les
gens du monde se déplacent, mais ils ne voyagent pas. Ils ne
connaissent rien et restent avec leurs idées étroites sur toutes
choses. ))
Je songeai alors, sans le dire, à l'empereur qui demeurait si
obstinéihent confiné dans ses États, et qu'elle semblait avoir
désigné avec toute la cour, lorsqu'elle ajouta avec cet air d'un
fugitif mais incommensurable mépris qu'elle pouvait prendre,
lorsqu'elle exécutait son entourage :
l-' Septembre 1915. 9
130 LA REVUE DE PARIS
'< Il est vrai que c'est aussi une grande force de ne rien vou-
loir connaître. Un homme qui reste dans son pays n'hésite
jamais dans son jugement sur les voisins. Celui qui les con-
naît bien hésite toujours. Savoir est une chose bien lourde à
porter et, loin de vous donner une supériorité parmi le monde,
si généralement ignorant, les idées larges et les connaissances
étendues vous isolent de la terre. Il ne reste plus alors qu'à s'en
évader, et à demeurer seul avec ce que l'on sait, sans profit
pour le prochain. »
Lors d'un séjour au Cap Martin, j'eus une dernière fois
l'occasion de voir François-Joseph. J'aperçus le vieux monar-
que, se promenant seul sur la route qui longeait la mer et qui
depuis fut déviée pour agrandir la propriété de M. Kahn.
Il marchait de son pas régulier et un peu penché, le feutre sur
l'oreille ; lorsqu'il longea la clôture de la villa Cyrnos, je le
saluai.
Ce fut précisément en face d'une modeste petite porte qui
existe encore et qui a son histoire : c'est par cette entrée
qu'à l'aube naissante l'impératrice d'Autriche avait l'habitude
de pénétrer dans le domaine de ceUe qui avait régné sur la
France. De son pas élastique et aérien qui rappelait le mot
de Saint-Simon sur la duchesse de Bourgogne : « elle marchait
comme une déesse si|f les nues », Elisabeth de Bavière venait
errer dans les beaux jardins d'Eugénie de Montijo. La petite
porte grinçait sur ses gonds, ses pieds rapides frôlaient le sable
fm du sentier qui, en des lacets innombrables, descendait
jusqu'à la mer. A travers les pins, dans l'admirable rusticité
des broussailles parfumées de thym et de marjolaine, dont
l'auguste hôtesse avait respecté la beauté sauvage, sa frêle
silhouette noire paraissait, puis disparaissait sans cesse dans
sa course vers le soleil levant. Elle allait toujours à la lumière
comme si elle eût voulu s'absorber en elle, se baigner dans
sa sereine incandescence. Je la vis ainsi plusieurs fois errer
«d'un pas de plus en plus rapide, comme portée par une ivresse
■surnaturelle et absente de la terre « qui lui avait trop
donné eit rop ravi », comme elle disait dans ses minutées téné-
breuses.
L'impératrice Eugénie me rappelait, il y a quelques années,
devant cette porte même, l'impression et presque l'émotion
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 131
que lui avait parfois causée au lever du jour l'apparition sou-
daine de cette dame noire si mince et si fragile, qui surgissait
sous ses fenêtres dans l'imprévu de l'heure matinale. Elle
m'en parlait avec un souvenir profondément attendri, comme
d'un être lointain que le destin avait dévoré ainsi qu'un frêle
oiseau créé par l'azur.
Au moment le plus tragique de sa vie, au lendemain de la
mort de l'archiduc Rodolphe, l'impératrice avait eu une crise
particulièrement grave de misanthropie farouche. L'empereur
fut frappé comme par le double tranchant d'une épée, dans son
cœur de père et de souverain, surpris par l'événement qui,
aux dires de certains, en avait révélé un autre plus boulever-
sant encore. Il n'avait, pour résister à de tels coups du destin,
trouvé que le silence. Tout à fait muet sur le drame, il avait
à son tour cherché la solitude. La première tempête passée,
iiprès le déchaînement des racontars les plus invraisemblables,
deux versions persistèrent : celle du suicide, généralement
admise, et qui eût été la conséquence d'un refus de l'empereur
concernant le mariage de Rodolphe avec la baronne Vescera,
la fille de l'éleveur qui fournissait des chevaux à l'impé-
ratrice. Pour d'autres, les causes de la mort de l'archiduc
étaient moins liées à un fait passionnel qu'à une série de faits
politiques et de projets conçus en dehors de l'empereur et
concernant le régime de la Hongrie. Cette circonstance, et la
vie profondément dissolue de son fils auraient fait accepter à
François-Joseph l'horrible disparition de celui-ci avec une rési-
gnation plus grande que celle dont on le savait capable en
temps ordinaire. Aujourd'hui encore il serait audacieux de
préciser des faits dont le secret est resté dans le cercle des
familiers et des acteurs responsables. Le prince Philippe de
Cobourg, seul survivant de ce drame, a gardé le plus profond
silence, et de la Hongrie dont l'avenir était, semble-t-il, inti-
mement mêlé à ce drame, n'est pas davantage venu un éclair-
cissement suffisant.
Quel tempérament eût résisté à de telles adversités î Et
pourtant, l'empereur avait repris bientôt le cours de sa vie si
simple, de plus en plus réduite, et dans laquelle ne demeura
debout que le strict nécessaire, convenable à l'homme si
fruste dans ses goûts et dans ses habitudes.
132 L.\ REVUE DE PARIS
*
François-Joseph, depuis l'habituelle résignation aveclaquelle
il avait accepté l'avènement de la Prusse et son alliance,
avait-il conçu d'autres ambitions que celle de demeurer fidèle
à ce compromis? Privé de ce ressort de volonté et d'intelli-
gence qui produit les grandes actions, il n'en nourrissait
personnellement aucune avec le ferme dessein de l'atteindre.
Pendant des années, l'aventure éternellement menaçante des
Balkans l'irritait, sans le préparer à des décisions vigou-
reuses. Il en parlait, il s'emportait, puis en fin de compte il
préférait le statu quo et s'en rapportait au hasard dont il atten-
dait toujours plus que de son initiative propre. C'était fuir les
responsabilités et espérer l'imprévu. Au fond de son cœur,
tout imprégné des traditions de sa Maison, il n'a pas oublié
que celle-ci a été durant des siècles la protectrice naturelle
et ethnographique des pays de l'Allemagne du Sud. Il
apporte dans ce souvenir la même impuissance de revendi-
cation sérieuse et sans nourrir, à l'égard d'un retour à l'an-
cienne confédération, un espoir illusoire, il y pensait souvent,
sans d'ailleurs jamais rien tenter pour le réaliser. Il savait
parfaitement que la Prusse a fait l'impossible pour élever l'es-
prit de la nouvelle Allemagne dans le mépris des Habsbourg
et des Autrichiens, dont elle soulignait à tous propos les
défaites, la négligence et la sottise. C'était une œuvre sournoise
et savante sous le couvert d'une amitié extérieure qu'elle fai-
sait sentir comme une grâce, et d'une aide matérielle qu'elle
faisait sentir comme une massue. Tout ce que cette situation
comportait d'équivoque, l'empereur l'acceptait en apparence
et nous pouvons avoir la certitude que son optimisme lui
promettait néanmoins un heureux imprévu qui pouvait lui
venir même d'une défaite de son alliée la Prusse.
Dans les conversations avec dps personnes qui jouissaient
de sa confiance, l'empereur, sceptique, parlait sans haine, sans
récrimination de cette alliée, mais souvent avec le souvenir
d'un temps où le Sud de l'Allemagne était encore sous le
charme de sa Maison'et d'une situation qui lui paraissait tout
de même plus conforme aux lois de groupements naturels.
Ainsi, au moment 'de l'époque troublée d'Agadir, oii l'Aile-
QtJELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS- JOSEPH l."3
magne pour la seconde fois avait appuyé ses prétentions avec
une singulière brutalité, François-Joseph avait abordé un jour
à Schœnbrunn la brûlante question d'une guerre avec la
France, et le comte de H... au cours d'un dîner, me com-
muniqua à ce sujet, à Rome, ces curieuses paroles impé-
iales :
« Je crois l'Allemagne du Nord dans son état actuel tout à
lait invulnérable à l'est et à l'ouest. Il n'en est peut-être pas
vie même du sud que la Prusse ne se chargera pas de défendre
avec la même énergie que ses propres frontières. Il en résultera
peut-être un état de choses nouveau qui, pour pénible qu'il
-oit, pourra amener plus tard une orientation qui ne sera
plus la Vernunjlheirath (mariage de raison). C'est que les
États du Sud, nos vieux compagnons d'armes, ont toujours
fait à la Prusse l'effet de parents pauvres, appelés à partici-
per à la maison de commerce en apportant leurs économies.
Qu'il arrive une crise, le plus fort retombera sur ses pieds,
mais l'autre aura tout perdu. i»
Puis, trouvant que sa comparaison ne rendait pas entiè-
rement sa pensée, il en chercha une autre, puisée dans les
mœurs du peuple autrichien, et il avait ajouté :
« V03 ez-vous, pour le Nord, les Allemands du Sud n'ont
jamais été au fond que des « Schùtzenfreunde » (des amis qui
se réunissent aux fêtes de tir) mais, pour nous, c'étaient des
« Kegdfreunde » (des amis de jeu de quilles). On a essayé
de renverser ces rôles, mais le Passé avait raison. »
Pour comprendre le caractère de ces exemples, il faut con-
naître les particularités de ces sports en Autriche. Les
Schiitzenfreunde sont des gens que les grandes circonstances
des fêtes annuelles ont réunis, où l'on chante, boit et tire
ensemble sans être véritablement lié d'amitié, tandis que, par
les Kegelfreunde François-Joseph avait désigné la réunion
intime et cordiale des gens du même village faits pour vivre
et pour vieillir ensemble.
Un jour, au retour d'un séjour à Carlsbad, c'était, si mes sou-
venirs sont exacts, en 1888, je tombai à Stuttgard dans la
grande fête internationale qui avait amené en cette ville
plus de vingt mille tireurs. François-Joseph s'y intéressait
personnellement, en raison de la participation nombreuse de
l[')\ LA REVUE DE PARIS
ses meilleurs fusils. Un immense cortège devant défiler dans
la ville, je louai une fenêtre chez un particulier et, durant des
heures, je vis se dérouler la fête dans le claquement des grands
drapeaux et l'encens de résine que dégageaient sous le soleil
ardent les arcs de triomphe, ornés de branches de sapins
fraîchement coupées. Si un étranger, complètement ignorant
des races germaniques eût voulu, à cette place, recevoir un
enseignement plastique de leur caractère, il eût reçu à cette
fenêtre la démonstration la plus précise d'une incompati-
bilité inguérissable. Les sociétés du nord passaient dans un
silence réfrigérant, en masses compactes comme des murs,
au pas de parade prussien, présomptueux et outrecuidant.
En pleine canicule, sous le soleil implacable, ils portaient des
chapeaux hauts de forme et des redingotes noires ! Ces milliers
d'hommes funèbres, solennels et raides, jetaient une note
étrange, d'une extraordinaire sécheresse dans le remous joyeux
de cette fête pacifique. Je me souviens encore de ce défilé des
sociétés de Cologne, des villes industrielles du Rhin — et du
malaise qu'il avait produit en moi.
Mais soudain au loin d'immenses clameurs soulevaient les
populations. De toutes les fenêtres fleuries, de tous les balcons,
du haut des toits, des cris couraient, frénétiques. On agitait
des mouchoirs, on jetait des fleurs et des rubans : « Les Autri-
chiens ! criait-on, voici les Autrichiens ! » Ce fut du délire
lorsque parurent les Tyroliens. Des bandes joyeuses en désordre,
pittoresques et colorées, les visages martiaux, les yeux clairs
pétiOants de malice et d'audace, jetaient leurs chapeaux
en l'air en lançant des trilles de montagne. Je verrai toujours
un immense gaiflard noueux comme un chêne, qui agitait un
étendard. Il semblait, avec sa face rude et tannée et sa longue
moustache, la personnification du Lansquenet du Saint-
Empire romain, éternisé par Albert Durer. Cette manière de
lièvre qui s'était communiquée à cette cité à la vue des Autri-
chiens, après le glacial accueil des gens du Nord, m'avait
montré comme un soudain réveil de leur sang particularistc
— vite étouffé sous la pression prussienne. Mais j'avais réelle-
mentassisté à une rapide fusion ^de ces éléments d'autre-
fois.
Ces indications, plus que jamais aujourd'hui, ont leur valeur
QUELQUES SOUVENIRS SUR FRANÇOIS-JOSEPH 135
et méritent sans doute une attention supérieure à celle qu'on
donne à un fait-divers rétrospectif. Par un attaché d'ambas-
sade qui quelques jours après se retrouva à Ischl avec François-
Joseph, j'appris qu'il s'était montré très touché de l'accueil
que ses tireurs avaient reçu et il avait dit : « wo das Jodeln
aufhôrt, da hôrt eben aiich das wahre Diutschland auf » (que
voulez-vous ! Où l'on cesse de chanter la « Tyrolienne » cesse
aussi la vraie Allemagne).
Ces mots qui dépeignent tout entier le vieux monarque
prennent une singulière importance au jour présent où cet
empire va vers d'autres destinées, et si nul ne peut peser
'avenir, ni se hasarder sans ridicule au jeu des hypothèses,
il est néanmoins permis de dire que les vieux groupements des
fédérations du Sud avec Vienne et du Nord avec Berlin,
avaient apporté à l'Europe des garanties de paix plus solides,
eur reconstitution affaiblirait pour longtemps la virulence
e l'hégémonie prussienne. Avec une habileté consommée,
elle-ci a attiré à elle par la force les ressources, les servilités
t les ambitions purement matérielles des pays du Sud, jadis
i profondément pacifiques. Elle a déplacé l'axe même des
peuples germaniques en érigeant au nord un centre artificiel
dépoun'u des bases nécessaires à la véritable homogénéité
des races. Le vieux François-Joseph fut le nonchalant auxi-
liaire, tantôt volontaire, tantôt involontaire, d'une influence
qui a fini par grandir jusqu'à devenir un grand crime contre
la civilisation.
Monarque médiocre dans un empire affaibli par les défaites,
par les discordes et les habitudes de jouissances qui primèrent
tout dans la vie intime et nationale, il est le riche héritier
qui s'ensevelit lentement sous les ruines de sa maison mal admi-
nistrée.
Avant la guerre de 1914, François-Joseph était certainement
moins parfait qu'on le disait. Mais sans doute est-il devenu
depuis un peu plus noir qu'il n'est. Car dans l'éternelle fluc-
tuation des événements, l'opinion ne peut juger qu'avec ses
nerfs et avec ses moyens d'information. C'est là une base bien
fragile et bien incomplète pour une telle complexité.
Victime complaisante d'un voisinage dont l'impérieuse
autorité l'acculait sans cesse à la cruelle alternative « de se
136 LA REVUE DE PARIS
soumettre ou de se démettre », l'empereur d'Autriche subis-
sait plus qu'il n'aimait une amitié intéressée, hautaine et
dangereuse et, héritier d'une agglomération de races que les
siècles avaient maintenu déjà par miracle jusqu'à ce jour, il
sera jugé à la fois sur la tragédie de l'heure présente et sur la
fatalité de son destin à la hauteur duquel il n'aura jamais
été.
F E R 1 ) I X A N D B A C
LA MOBILISATION CIVILE
DE LA RUSSIE
a Tous et tout pour l'armée! » Tel est le cri qui retentit
à travers la Russie depuis que ses troupes ont commencé à
évacuer la Galicie,
Ce n'est pas, en effet, par un fléchissement de foi ni par un
mouvement de désespoir, c'est au contraire par un sursaut
d'énergie et de volonté que les Russes accueillirent les tristes
nouvelles de l'abandon de Przemysl et de Lemberg. Notre
armée, disent-ils, a prouvé sa vaillance en soutenant durant
de longs mois une lutte gigantesque; elle reste intacte, malgré
la retraite; en se repliant, elle continue de combattre, infligeant
à l'ennemi des pertes effroyables. Pourquoi donc désespérer?
Si l'armée doit reculer, c'est parce qu'elle manque de muni-
tions, que son outillage de guerre est insuffisant, que son élan
se brise contre -le formidable matériel allemand.
Mais le pays a-t-il fait tout son devoir pour donner à l'armée
ce dont elle a besoin, l'assister de tout son effort industriel, la
seconder de toutes ses forces productrices, techniques, intel-
lectuelles? A lui de s'organiser, de se- mobiliser à l'arrière de
l'armée.
Tout le monde en a compris la nécessité. Aussi, depuis le
mouvement de retraite de l'armée russe, assistons-nous en
138 LA UEVUE DE PARIS
Russie à un mouvement de mobilisation civile du pays, mou-
vement spontané et considérable qui entraîne toutes les
classes, unit toutes les énergies dans le désir commun de
vaincre.
Dans les brèves notes qui suivent, nous tâcherons de faire
connaître ce mouvement, qui donnera d'abord à la Russie-
plus de force dans la guerre actuelle, et qui, de plus, la pré-
parera, par un profond renouvellement de la vie nationale,
à un avenir de paix et de prospérité.
*
* *
Dès le début des hostilités surgirent en Russie deux grandes
organisations dont l'apparition attestait la popularité de la
guerre et l'union du pays dans la volonté de vaincre: l'Union
des villes (ou municipalités) et l'Union des zemstvos.
On ignore à peu près, dans les pays d'Occident, l'institu-
tion des zemstvos qui est tout à fait particulière à la Russie.
Ils assurent le selfgovernment de la Russie agricole, et on
a parfaitement raison de les appeler les conseils de la terre
russe ^ L'administration municipale n'existe en Russie que
dans les villes d'une certaine importance, plus ou moins déve-
loppées industriellement. Les communes, c'est-à-dire toute la
Russie, sont administrées par les zemstvos, qui, bien qu'élus
au suffrage restreint et n'ayant pas toute l'indépendance dési-
rable, ont néanmoins un champ d'action assez considérable,
puisque l'instruction etla santé publiques, l'entretien des routes
communales et départementales, l'approvisionnement, etc.,
sont de leur compétence. Les zemstvos sont organisés par
districts; de plus dans chaque province ou département,
pour les affaires d'intérêt général existe une assemblée com-
mune où sont représentés les zemstvos de tous les districts.
Ainsi, s'il faut les comparer aux institutions françaises, les
zemstvos sont à la fois les conseils municipaux des com-
munes, les conseils d'arrondissement et les conseils généraux.
Depuis leur création par Alexandre II, les zemstvos eurent
une tendance très naturelle à élargir leur activité, et à obtenir
1. I.e nom de zemstvos provient d'ailleurs du mot « zemlia », qui veut dire
terre.
LA MOBILISATION CIVILE DE LA RUSSIE 139
plus d'indépendance. D'où une lutte entre eux et le gouver-
nement, qui s'efforçait de les tenir soumis au pouvoir central.
Se méfiant de ce qu'on appelait leurs tendances constitution-
nelles, le gouvernement russe s'est gardé d'avoir recours à eux,
même dans des moments critiques, comme la guerre russo-
japonaise, où ils auraient pu rendre des services inappréciables
à l'approvisionnement et au service sanitaire de l'armée.
C'est précisément pendant la guerre russo-japonaise, peu
populaire en Russie, que la lutte entre les zemstvos, ces
foyers du libéralisme, et le gouvernement atteignit son maxi-
mum d'intensité. C'est une assemblée des représentants des
zemstvos, non autorisée, mais siégeant ouvertement, qui vers
la fin de 1904 formula la première un programme nettement
constitutionnel, donnant ainsi un essor considérable au mou-
vement qui devait aboutir à la convocation du Parlement
russe — de la Douma de l'Empire.
Dans la guerre actuelle, guerre essentiellement nationale, les
zemstvos obtinrent l'autorisation de former une Union pour
venir en aide aux soldats et à leurs familles. Le gouverne-
ment permit également aux municipalités des villes de former
une autre Union dans le même but. La Russie s'est ainsi
trouvée dotée de deux organisations puissantes, capables de
grouper, en dehors de l'administration, toutes les initiatives
privées, et qui, secondant le gouvernement, la Croix-Rouge
et même l'intendance, ont rendu de précieux services à la
défense nationale. Grâce à ces organisations, qui émanent plus
ou moins directement du peuple, le pays entier se trouve en
quelque sorte à l'arrière de l'armée, pour en améliorer la
nourriture, l'habillement et surtout pour évacuer les innom-
brables blessés, les soigner dans les ambulances et hôpitaux,
les faire rentrer dans leurs foyers.
Chaque zemstvo, comme chaque municipalité, fait son
devoir sur place, son devoir pour ainsi dire local, mais en
même temps, par leurs Unions, ils s'entr'aident et agissent en
commun.
C'est par ce concours que dans la guerre actuelle le service
sanitaire russe est vraiment à la hauteur de sa lourde tâche,
tâche d'autant plus ardue que le front russe est très mou-
vant, faisant des bonds considérables en avant et en arrière.
140 I.A REVUE DE PARIS
contrairemeiiL à ce qui se passe sur le front occidental. Durant
seulement les deux premiers mois de la guerre, l'Union des
zemstvos, à elle seule, a installé 150 000 lits, les échelonnant
à travers le pays de manière à pouvoir évacuer les blessés
et les malades, selon leur état et les circonstances, plus
près ou plus loin du théâtre des opérations.
Les zemstvos et les villes ont enrôlé toute la jeunesse uni-
versitaire russe, hommes et femmes; ils ont véritablement
levé toute une armée de médecins, d'infirmiers et infirmières,
de brancardiers, de techniciens. Il n'y a pas actuellement en
Russie de ville, si humble soit-elle, qui n'ait son hôpital ou son
ambulance, organisé par les zemstvos ou les municipalités ou
placé sous leurs auspices ; car beaucoup de sociétés ou de
particuliers qui créèrent de leurs propres moyens des hôpitaux,
ambulances ou postes de ravitaillement, les mirent sous le
contrôle des zemstvos et des villes.
Au front même, les villes et particulièrement les zemstvos
ont de multiples formations sanitaires qui accomplissent le
travail le plus pénible et le plus dangereux. C'est sur le champ
de bataille même qu'ils vont au secours de la vaillante armée
qui depuis un an combat héroïquement et sans trêve. Nom-
breux sont ceux, hommes et femmes, qui, faisant le service
des zemstvos, furent tués, blessés ou faits prisonniers.
Les zemstvos et les villes ont aussi au front des postes de
ravitaillement d'où des serviteurs zélés, appartenant à toutes
les classes de la société russe, portent aux soldats jusque
dans les tranchées la tasse de thé dont aucun Russe ne peut
se passer. Dans les villes voisines- du front, les deux Unions
ont installé des dépôts de produits pharmaceutiques, d'ins-
truments de chirurgie, de vêtements, de linge. Pendant l'hiver
elles ont fait travailler tout le pays pour assurer aux soldats
des vêtements chauds. Elles ont installé, en peu de temps,
des usines pharmaceutiques pour fabriquer des produits que
la Russie recevait auparavant de l'étranger et parliculièret
ment de l'Allemagne. Elles ont constitué des commissions
savantes pour rechercher les moyens de fabriquer en Russie
même certains produits chimiques indispensables à l'armée,
ou pour trouver les moyens de combattre elTicacement les gaz
asphyxiants allemands. Elles ont aménagé de multiples trains
LA MOBILISATION CIVILE DE LA RUSSIE 141
sanitaires, avec lits, cuisine, salle d'opération, salle de panse-
ment, et un personnel de choix. Elles ont organisé des trains-
bains où les soldats trouvent du linge propre de rechange.
Les zemstvos ont aussi créé des sections techniques « volan-
tes », qui se transportent très facilement et, installent, selon
les besoins, des cuisines, des bains, des réfectoires, des lavoirs,
des postes de secours. Les deux Unions, dans leurs formations
sanitaires, ont des sections auxqualles on a également donné
le nom de « volantes )\{letoiitzki) parce qu'elles font le ser-
vice sanitaire dans les positions de première ligne et donnent
Jes premiers secours aux blessés sur le champ de bataille ^
Plus d'une fois les Unions ont organisé des quêtes pour
învoj'er aux soldats des paquets individuels contenant tabac,
victuailles, linge, papier à lettres, envois bienfaisants si l'on
)ense à l'isolement du soldat russe qui ne reçoit pas aisé-
lent comme ses camarades français ou anglais, des paquets
ou de l'argent de sa famille.
Les zemstvos et les villes ont aussi fait beaucoup pour
l'évacuation et l'assistance des réfugiés. Il faut encore men-
tionner la lutte des zemstvos contre la propagation des mala-
dies épidémiques, conséquence habituelle de la guerre.
Aussi les services des zemstvos et des villes sont-ils haute-
ment appréciés par tous, comme le prouvent les félicitations
des commandants des armées, du généralissime russe, le grand
duc Nicolas Nicolaïevitsch, et du tsar Nicolas. Le gouverne-
ment a même contribué à développer leur action en alimen-
tant largement leurs caisses, car leurs propres ressources ne
leur auraient pas suffi pour donner une telle extension à leurs
œuvres -.
1 . Une (Us rccenles formations sanitaires de l'I 'nion des villes, celle de Tomsk,
partie au front au mois de juin, avait un personnel de 5 médecins, 1 dentiste.
22 infirmières, 10 infirmiers, 145 sanitaires, plusieurs tailleurs, cordonniers, serru-
riers, menuisiers. Elle emportait, en outre, des médicaments, instruments, provi-
sions, etc., tout le matériel nécessaire pour l'installation d'un établissement de
bain pouvant servir à 1 500 hommes en vingt-quatre heures et un poste de ravi-
taillement pouvant fournir 3 000 repas par jour. La formation avait en outre
plusieurs « letoutzki » devant faire le service dans les positions de première ligne.
Enfin, plusieurs chimistes y étaient attachés pour étudier sur place les moyens
de combattre les gaz asphyxiants allemands.
2. Selon le dernier rapport de la direction du Service sanitaire et d'évacua-
tion, il y avait en Russie, durant les mois janvier-juin, au moins 180 000 lits
142 LA KEVUE DK PARIS
Mais le gouvernement a trouvé aussi le moyen de réaliser
des économies considérables en s'adressant aux zemstvos
pour l'approvisionnement de l'armée et en évitant ainsi les
fournisseurs intermédiaires, car les zemstvos achètent hlé,
fourrage, chevaux sur place, et ne cherchent, bien entendu,
à faire aucun bénéfice. Ils sont les fournisseurs les plu
consciencieux et les plus désintéressés de l'État.
*
* *
Quand vinrent les heures d'épreuves, le pays vit dans
l'action des zemstvos et des villes un admirable exemple à
suivre et à généraliser pour satisfaire à tous les besoins de
l'armée.
Le devoir du pays envers l'armée était clair, impérieux :
lui fournir en grande quantité, sans arrêt et toujours en plus
grand nombre, des canons, des fusils, des munitions. Le tsar
constitua donc, sous la présidence du ministre de la guerre, un
conseil supérieur des munitions où furent invités quatre
membres du Conseil d'État et quatre membres de la Douma,
parmi lesquels son président, M. Rodzianko ^ Pour la pre-
mière fois depuis la guerre, le gouvernement appela ainsi
des représentants du pays à collaborer à la direction de la
défense nationale.
C'était la première innovation que le gouvernement, cédant
aussi bien à la force des choses qu'à l'opinion publique, appor-
tait à l'organisation de la guerre. D'autres devaient suivre,
comme les remaniements dans le ministère- et la convocation
disponibles et qui restaient libres même au moment des batailles les plus achar-
nées de Galicie et de Pologne. — Sur le nombre des établissements sanitaires,
un tiers avait été installé et organisé par les soins du gouvernement et deu;
tiers par la Croix-Rouge, les zemstvos, les municipalités et des particuliers.
Le gouvernement, pendant les six premiers mois de 1915, avait subventionné
les organisations pour les sommes suivantes : à la Croix-Rouge, 28 167 736 ; à
l'Union des zemstvos, 71 305 050 ; à l'Union des villes, 28 158 448 ; à certains
Zîmstvos, 7 406 000 ; à la municipalité de Pétrograd, 9 500 000 ; à celle de Mos-
cou, 13 656 000 roubles.
) . L'initiative de la création de ce conseil appartient à M. Rodzianko, ce qui
explique les bruits qui lui en attribuaient la présidence.
2. Sans compter la nomination du comte2Ignatieff à la direction du minis-
tère de l'Instruction publique, en remplacement de M. Kasso, décédé, ont été
I
LA MOBILISATION CIVILE DE LA KUSSIE 143
e la Douma, appelée cette fois non plus à siéger quelques jours
ur entendre des déclarations officielles et voter le budget,
mais à travailler efficacement à l'œuvre nationale.
Les actes du gouvernement furent accomplis quand le pays
était déjà en mouvement pour se masser à l'arrière de l'armée,
quand avait déjà retenti le cri : « Tous pour la guerre! »
Dans son mémorable rescrit du 14-27 juin, le tsar, ordon-
nant la convocation du Parlement, attestait déjà la grandeur
du mouvement :
De tous les côtés du pays natal, je reçois des appels témoignant une
Ijrte volonté de tous les Russes de consacrer leurs forces à l'œuvre
e l'approvisionnement de l'armée. Je puise dans cette unanimité
ationale l'assurance inébranlable d'un avenir radieux.
La guerre prolongée demande des efforts toujours nouveaux; mais
iirmontant les difficultés croissantes et parant aux vicissitudes
inévitables de la guerre, nous raffermissons et trempons dans nos
cœurs la résolution de mener la lutte, avec l'aide de Dieu, jusqu'au
triomphe complet des armées russes.
L'ennemi devra être abattu, sans quoi la paix est impossible. Avec
une foi ferme dans les inépuisables forces de la Russie, j'attends
que les institutions gouvernementales et publiques i, l'industrie russe
et tous les fidèles fils de la patrie, sans distinction de tendance ni de
classe, travaillent solidairement et unanimement pour satisfaire les
besoins de l'armée. C'est ce problème unique et désormais national
qui doit attirer toutes les pensées de la Russie unie et invincible dans
son unité -'.
La première grande manifestation de ce mouvement est le
congrès des industriels, qui s'est réuni vers la fin du mois de
remplacés en peu de temps : le général Soukhomlinoiï par le général Polivanoff,
au ministère de la Guerre ; M. Maklakoff par M. Stzerbatoff, au ministère de
l'Intérieur ; M. Stcglovitoff par M. Khvostofï, au ministère de la Justice ; M. Sabler
par M. Samarine, à la direction des Cultes (Saint-Synode). Nous n'avons pas à
apprécier ici ces changements dans le cabinet de Pétrograd, mais il est de toute
évidence qu'ils ont été faits avec l'intention d'un rapprochement entre le gou-
vernement et la Douma. En ce qui concerne la nomination du général Polivanoff,
qui est le grand réformateur de l'artillerie russe, elle a été dictée en outre par des
considérations sans doute plus strictement militaires.
T. Le mot publiques qui est dans la traduction offlcielle du rescrit est plutôt
mal choisi pour définir les obszzslvennya outzrejdenia dont parle le tsar pour
désigner les institutions du pays, comme les zemstvos et les municipalités.
2. A remarquer que la date du rescrit est celle de la mémorable réunion de
tous les ministres, sous la présidence du tsar, au grand quartier général des
armées.
I 1 1 I.A llEVUE DE PARIS
mai à Pétrograd. Dès l'ouverture du congrès, son président,
le grand industriel M. AvdakofT, et l'adjoint du ministre
du Commerce et de l'Industrie, M. Veselavo, parlèrent de la
nécessité d'intensifier l'industrie russe, de la mettre toute
entière au service de l'armée. « Il faut, déclara le représen-
tant du gouvernement, M. Veselavo, que tous, industriel
ouvriers, techniciens, savants, s'unissent pour venir en aide
à l'armée combattante. » Les orateurs suivants, alïirmant le
grand devoir que la situation imposait à tous, parlèrent des
différentes mesures à prendre et surtout de la convocation de
la Douma.
Mais le congrès n'a pris toute sa portée qu'avec l'arrivée
du délégué de Moscou, M. Riabouchinsky, qui venait du
théâtre des opérations ; dans un discours vibrant et fort, il dit
ses impressions du front, parla ouvertement des erreurs
sinon des fautes commises, engagea le congrès à entrer immé-
diatement dans la voie des réalisations pratiques.
Nous ne pouvons plus nous occuper de nos affaires de tous les
jours, — dit M. Riabouchinsky. Tous, dans nos usines et fabriques,
nous ne devons plus penser et travailler que pour abattre l'ennemi.
Nous devons tout oublier et nous unir dans le seul but de le vaincre.
II ne s'agit plus maintenant de parler ; il faut agir... Vainqueurs, nous
pouvons tout espérer, tout atteindre... Le congrès doit donc affirmer
qu'il faut, malgré toutes les difficultés, continuer la guerre jusqu'au
dernier souffie... Nous devons coûte que coûte obtenir une victoire,
non pas indécise, mais définitive, qui nous délivrera pour toujours du
danger germanique.
Le président de la Douma, M. Rodzianko, invité à assister
au congrès et revenu, lui aussi, d'un voyage au front, appuya
encore ce langage en donnant sa devise au mouvement qui
allait naître.
Je viens, dit-il, de parcourir des milliers de kilomètres au front et
à l'arrière, je viens de voir nos troupes qui ne se lassent pas de com-
battre, et nos jeunes soldats qui s'instruisent pour prendre la place
de ceux qui tombent au champ d'honneur. Je ne trouve pas de
paroles suffisantes pour exprimer toute l'émotion que j'ai éprouvée,
toute l'admiration que j'ai ressentie au contact des uns et des autres,
également prêts à faire le sacrifice suprême pour la patrie. Mais tous
les citoyens russes ont un devoir immédiat et impérieux : nous devons
tous assister l'armée et travailler sans trêve pour elle, pour sa victoire.
V
I
LA MOBILISATION CIVILE DE LA RUSSIE x4o
Désormais, tous les citoyens russes ne doivent avoir qu'un mot d'ordre :
Tour et tout pour l'armée .' Tout doit être fait pour obtenir la victoire
par iunion de tous... De même que la société est venue en aide au gou-
vernement pour assister les malades et les blessés, pour assurer l'ap-
provisionnement de l'armée, de même le pays doit s'organiser pour
procurer à l'armée tout ce dont elle a besoin et surtout les munitions.
La bureaucratie plus ou moins archaïque ne peut pas suffire à la tâche...
Il faut que le pays intervienne de toute sa force vitale...
Le congrès, sans longues discussions et dans une véritable
iiè\ re de travail, prit une série de résolutions inspirées par le
désir d'aboutir immédiatement, résolutions que le pays entier
aj)prou\ a avec enthousiasme.
Afin de diriger toutes les forces productives de la Russie
vers l'organisation du travail national pour la guerre, le
ongrès décida :
1° d'organiser dans toutes les régions industrielles des
omités locaux chargés :
a) de dresser la liste des entreprises pouvant être utilisées
pour la production des munitions ;
b) d'élaborer un plan de travail pour chaque entreprise
et de déterminer les besoins des usines et des fabriques en
matières premières, en combustibles, moyens de transport et
personnel ;
c) de coordonner le travail des usines et des fabriques dans
chaque région ;
2° d'organiser à Pétrograd un comité militaro-industriel
central, dont l'action doit consister à coordonner le travail des
comités régionaux et à réaliser une collaboration étroite avec
le gouvernement. Ce comité doit comprendre, outre les indus-
triels désignés par le congrès, des représentants des société^
savantes, des administrations des chemins de fer et des com-
pagnies de navigation, de l'Union des zemstvos et de celle
de3 municipalités^
Le gouvernement, qui voyait ainsi naître une formidable
organisation, résolue moins à aider l'administration qu'à la
suppléer, se rendit pourtant à l'évidence : le tsar, comme le
grand-duc Nicolas, félicitèrent le congrès en souhaitant à la
nouvelle organisation d'aboutir pleinement dans son admi-
rable initiative.
1" Septembre 1915. 10
14G I>A lîEVUK DE PARIS
Quelques jours plus tard commença le remaniement du
ministère dont nous avons parlé plus haut. Le mouvement
était déclanché, les barrières étaient rompues.
* *
Aussitôt après les industriels, l'Union des zemstvos et
l'Union des villes réunirent à Moscou ^ des congrès de leurs
représentants.
Au congrès de l'Union des zemstvos, son président, le
prince Lvofï, prononça un discours retentissant qui posa le
problème du jour dans toute son ampleur :
II ne peut plus y avoir de doute actuellement, déclara le prince
Lvoff. Le problème qui se pose devant la Russie, devant nous tous,
ne peut pas être résolu par le gouvernement tout seul. C'est un pro-
blènxe national dont la solution exige l'effort du pays entier. Les
zemstvos ne peuvent pas rester à l'écart de la grande tâche qui s'im-
pose...
Jetons un regard en arrière. Voyons comment la guerre a élc
naenée pendant les dix mois écoulés. Était-elle faite avec toute la
tension de toutes les forces nécessaires, était-elle faite par l'union
de tous? Nous devons nous rendre compte de l'état réel des choses,
nous devons les voir telles quelles, sans crainte et sans vouloir nous,
dissimuler aucunement l'avenir. Nous connaissons la puissance de
notre pays et nous pouvons garder tout notre sang-froid, quelque
difficile ou dangereuse que soit la situation. Mais nous ne devons pas
avoir d'illusions...
Nous, les zemstvos, nous travaillons partout où combat notre
armée, assurant le service de l'évacuation et l'assistance des blessés
et des malades. Nous avons complètement fusionne avec l'armée.
Demandez à nos délégués aussi bien qu'aux commandants des armées,
et tous vous l'affirmeront. Il faut qu'ici, à l'intérieur^ de l'Empire, soit
réalisée la même union que sur les champs de bataille, et quand cela
sera fait, quand l'armée le saura, l'ennemi sera vaincu...
Nous pouvons bien dire que tous les services auxquels partici-
pent les forces vives du pays, le service sanitaire comme celui de l'ap-
provisionnement, fonctionnent bien et sont complètement assurés.
Seuls les services auxquels les organisations du pays ne furent pas
appelées à participer, comme le ravitaillement de l'armée en muni-
tions, le transport des munitions, l'approvisionnement de la popula-
tion à l'intérieur du pays, sont défectueux. Mais je suis loin d'en déses-
1. Le 6/19 juin.
I
LA MOBILISATION CIVILK DE LA RUSSIE 147
pérer. Dans ce fait même que les forces du pays ne sont pas encore
absorbées, je vois la garantie du succès final. Nous ne sommes pas.
encore mobilisés, alors que nos ennemis épuisent leurs dernières forces.
Il n'est pas encore trop tard et tant qu'il n'est pas trop tard nous,
devons nous hâter de nous mobiliser. Toute la Russie doit devenir une
organisation militaire. Toute, elle doit se transformer en un énormes
arsenal de l'armée. A toute demande, à toute réclamation de son
armée, le pays doit pouvoir immédiatement répondre : Présent !
L'Union des zemstvos ainsi que l'Union des villes, qui tint
ses assises le même jour, décidèrent de se joindre au mouve-
ment du pays. Les deux Unions élurent des comités chargés
spécialement de rechercher les moyens d'intensifier la pro-
duction des munitions et d'en, organiser la fabrication dans
les usines et les ateliers des villes et des villages non encore
touchés par la mobilisation industrielle. Elles déléguèrent des
représentants au comité central des industriels et se mirent
immédiatement à l'œuvre, montrant dans la nouvelle tâche
qu'elles ont assumée la même initiative, la même énergie, le
même esprit pratique que dans leur organisation du service
médico-sanitaire.
Vinrent ensuite le congrès des chefs de tous les chemins de
fer de Russie, le congrès des kousiari (petits artisans villageois)
du gouvernement de Moscou, le congrès des petits indus-
triels, le congrès des écoles techniques, la conférence pour
l'approvisionnement de l'armée en blé, la conférence pour
donner du travail aux ouvriers réfugiés des régions envahies
— d'autres congrès encore ayant tous le même but : réaliser
la mobilisation civile du pays.
*
* *
Le Comité central des industriels se constitua aussitôt après
le congrès, laissant ses portes largement ouvertes à tous ceux
dont le concours lui pouvait être utile. Sous la présidence du
célèbre industriel, membre du Conseil d'État, M. Avdakolï,.
il comprend des industriels comme MM. Riabouchinsky, NobeU
Joukovsky ; des représentants des zemstvos, dont leur prési-^
dent, le prince Lvofî; des représentants des municipalités^
dont les maires de Pétrograd et de Moscou, le comte I. Tolstoï
et M. Tchelnokofî; des membres de la Douma, dont le président
1 !8 h\ HEVUE DE PARIS
actuel et l'ancien président MM. Rodzianko et Alexandre
Goutchkoff et les députés Protopopolï, Dmitrukoff, Boublikoff,
Savitch, Feldmann ; des anciens ministres comme MM. Koutler
et Fedorofï; l'ancien chef de l'Office de travail, M. Litvinoff-
Falinsky ; des délégués des ministères de la guerre et de l'in-
dustrie; des délégués des sociétés savantes; des ingénieurs,
des techniciens, etc., etc.
Le comité militaro-industriel s'est divisé en sections, au
nombre de douze : sections des machines, des explosifs, des
obus, des inventions, des avions, des transports, des combus-
tibles, sections ouvrière, financière, juridique, etc. Chaque
section a le droit de s'adjoindre toutes les personnes dont la
collaboration peut lui être utile.
S'étant assuré du concours du gouvernement, le comité cen-
tral commença à organiser partout des comités locaux, envoya
des délégués dans toutes les régions industrielles afin d'étudier
sur place toutes les questions concernant le ravitaillement
de l'armée, obtint du gouvernement tous les renseignements
nécessaires sur les "munitions et l'outillage, organisa à travers
le pays une enquête pour établir quelles sont les usines et les
fabriques inutilisées jusqu'ici, mais pouvant travailler pour
l'armée, quel est le matériel dont elles ont besoin pour cela
et dans quelle mesure on peut intensifier le travail des entre-
prises privées qui. fabriquent déjà des munitions.
L'Union des zemstvos et celle des villes constituèrent aussi
des comités de défense nationale. Mais alors que le comité des
industriels étend son action particulièrement sur la grande
industrie, les zemstvos et les municipalités dirigent princi-
palement leurs efïorts vers la mobilisation des petits industriels,
dans les villes ou à la campagne.
Les zemstvos se sont demandé s'il n'était pas possible de
faire travailler pour l'armée les koustari si nombreux dans
les provinces du centre et qui sont dcr, ouvriers fort habiles.
Sans doute, on ne peut pas leur confier la fabrication des obus,
mais ils peuvent parfaitement faire des ciseaux, des pelles, des
haches, des voiturettes, des harnais, sans parler des vêtements,
du linge et de tant d'autres objets si nécessaires à l'armée. Les
zemstvos envoyèrent donc partout des spécimens de ces objets
et organisèrent même dans cerlaines villes des expositions afin
LA MOBILISATION CIVILE I) K LA UL'SSIÎ. 140
que chacun pût voir ce dont l'armée a besoin et ce qu'ii peut
utilement fabriquer pour elle.
Enfin l'Union des municipalités s'emploie particulièrement
à mobiliser les écoles techniques et professionnelles. Après un
certain temps d'action indépendante, les comités militaires
des deux Unions ont fusionné et forment maintenant une
seule organisation d'autant plus importante et forte.
*
Comment le pays a-t-il répondu aux appels de ces grandes
organisations? Comment la population réalise-t-elle l'effort
que la situation militaire exige d'elle? Il nous suffît de repro-
duire ici, telles quelles, les informations que nous trouvons
à ce sujet dans les journaux russes.
TamhofJ : Il vient de se constituer dans notre ville un comité mili-
taro-industriel. Les zemstvos, la municipalité et. l'administration du
chemin de fer y sont représentés. Il a été décidé d'utiliser tous les ate-
liers disponibles dans toute la province pour la fabrication des muni-
tions. Une commission spéciale est allée faire une enquête sur place
pour établir quels ateliers peuvent être mobilisés immédiatement.
Voronej : Un comité militaro-industriel s'est constitué, composé
des représentants de la municipalité, du zemstvo, de l'industrie, du
commerce. A la première réunion du comité, on a fait une quête qui
a donné 12 000 roubles. Il a été décidé d'organiser la fabrication de
grenades. On a pour cela une usine dont l'aménagement ne prendra
que très peu de temps.
Vidtka : A une réunion des notables de notre ville, on a élu un comité
militaro-industriel qui a décidé d'ouvrir des sections dans toutes les
villes de la province.
Ekatcrinodar : Les représentants des banques, des industriels, des
commerçants, des artisans viennent de se réunir et ont décidé d'orga-
niser un comité militaro-industriel.
Pcrm : Les représentants des usines de l'Oural ont décidé de mobi-
liser toute l'industrie de notre contrée.
Novotzerkask : Le comité militaro-industriel considère parfaite-
ment possible d'aménager une de nos grandes usines pour la fabrica-
tion des munitions. Ce sera chose faite d'ici peu de temps.
Krementchoug : L'organisation du comité militaro-industriel est
achevée. Il est composé des ingénieurs, techniciens, industriels, repré-
lôO i.A iii:vri: ni: i>aius
sentants du zcmstvo et de la nuinicipalité. Dès sa constitution il s'est
mis à l'œuvre.
Samara : Le zenistvo a voté un crédit de 100 000 roubles pour le
«comité militaro-industriel de notre ville.
Kalouga : Le comité militaro-industriel a décidé de mobiliser immé-
<liatement les nombreuses usines de notre contrée pour la fabrication
des munitions.
Tiflis : Il vient de se constituer ici un comité militaro-industriel
pour tout le Caucase. Ce comité régional créera des organisations
pour la mobilisation du pays dans toutes les autres villes du Caucase.
Taganrog : Le comité militaro-industriel vient de recevoir une
commande considérable de l'État. Le travail est partagé entre les
grandes usines. Mais le comité vient de convoquer une réunion de
petits industriels et d'artisans pour savoir lesquels d'entre eux pour-
ront se charger de la fabrication des munitions...
Il eu est ainsi dans toutes les villes, grandes et petites, et en
continuant ces citations nous aurions pu faire vraiment le tour
de la Russie, depuis la mer Blanche jusqu'à la mer Noire et
depuis Pétrograd jusqu'à Vladivostok.
Voici maintenant quelques exemples en ce qui concerne la
mobilisation des sociétés savantes et des écoles :
La grande Société Impériale technique russe a constitué un
comité de concours militaro-industriel qui se distingue par
une activité vraiment prodigieuse. Il s'emploie surtout à
adapter les usines de toutes les industries à la fabrication des
munitions. Il s'elîorce aussi d'intensifier partout le travail :
c'est ailisi qu'en peu de temps il a plus que triplé la force
productrice des grandes usines de Pétrograd. — L'Institut
technologique de Kharkolï a organisé le travail pour l'armée
•dans toutes les écoles techniques et professionnelles de plu-
sieurs gouvernements (provinces). — La Haute École technique
<ie Moscou prépare des instructeurs pour la fabrication des
obus et des explosifs. Tous les ateliers de l'École fabriquent
des munitions. — La faculté physico-mathématique de l'Uni-
versité de Kieiï est mobilisée et s'occupe particulièrement de la
réparation des instruments de physique employés par l'armée.
— L'Institut de commerce de Moscou a organisé des cours pour
les étudiants et les ouvriers afin de leur donner des connais-
I
LA MOBILISATION CIVILE DE LA RUSSIE 151
sances chimiques et techniques suffisantes. En outre, l'Institut
fabrique lui-même les appareils de protection contre les gaz
asphyxiants, — Les laboratoires de l'Université de Pétrograd
travaillent aussi pour l'armée. Cette mobilisation des écoles
acquiert chaque jour plus d'extension.
Il faut enfin citer quelques manifestations de l'initiative
privée.
A une réunion du comité de la Bourse de Moscou qui eut
lieu peu après le congrès des zemstvos, on présenta une liste
de souscription et on recueillit ainsi près de dix millions de
roubles que le comité décida d'employer pour la construction
immédiate de deux usines à. munitions. En six semaines,
ces usines doivent être bâties et prêtes à fonctionner ! — Les
gros industriels et commerçants de Nijni-Novgorod ouvri-
rent également une souscription pour la fabrication des muni-
tions. Nous relevons sur la liste des sommes de 50 000 roubles
souscrits par la Compagnie de navigation « Volga », de 76 500
par les Sociétés Bachkiroff, de 15 000 par la Société Bou-
groff, etc. — La Société des industries textiles des régions de
Pétrograd et d' Ivanovo-Vosnesensk a décidé de construire en
toute hâte une usine métallurgique pour fabriquer des muni-
tions, en plus des usines qu'elle a déjà mises à la disposition
■du Comité central des industriels.
En ce qui concerne ces initiatives privées nous aurions pu
également multiplier les exemples. Mais les faits que nous
venons d'énumérer nous semblent suffire pour attester la gran-
deur de l'efîort.
« La guerre est nationale et elle doit, par conséquent, être
faite par toutes les forces, par tous les moyens de la nation ! >»
a déclaré un délégué au Congrès des industriels à Pétrograd.
C'est à la réalisation de ce grand principe que nous assistons
actuellement en Russie.
*
Sans doute, on ne peut pas, du jour au lendemain, indus-
trialiser un pays et surtout un pays comme la Russie, immense
^t peu organisé, manquant de chemins de fer et de routes,
•d'écoles et de liberté, et gouverné encore selon des principes
i:y2
recoiuiiis depuis longtemps archaïques par tous les a.iues
États de l'Europe. Mais sans accomplir de miracles, la Russie
est capable d'égaler son effort industriel à toutes les nécessités
de cette guerre, à condition que ses forces vives puissent
se manifester. Le mouvement actuel en est une preuve
éclatante.
Voici quelques exemples des lacunes et des oublis que le
mouvement actuel est appelé à combler et à réparer : Le
comité militaro-industriel de l'Union des zemstvos, après avoir
fait une enquête auprès des zcmstvos de provinces, a pu cons-
tater que toute une catégorie de grandes usines pouvant
fabriquer du matériel de guerre n'a pas encore été utilisée K
A sa première réunion, le comité militaro-industriel de Moscou
a ])u constater que seulement un nombre infime des entre-
prises industrielles de la région de Moscou participe à l'œuvre
de la défense nationale -. — Le comité central des industriels,
après enquête, a pu constater que la production de la fonte,
pendant les six premiers mois de la guerre, a diminué de
15 p. 100 à cause surtout du manque de personnel. Or, pour y
remédier, le comité dut faire des démarches auprès du
ministère de l'Intérieur pour obtenir certaines libertés de
transport pour les ouvriers ; ceux-ci ne manquent pas, mais
souvent sont empêchés par des prescriptions administratives
surannées d'aller où l'on a le plus besoin d'eux \ — Dans
une réunion des patrons des usines et ateliers de constructions
mécaniques (automobile et aviation), on constate avec stu-
peur que la plupart des ateliers qui à Pétrograd même,
jiourraient parfaitement travailler pour l'armée, ne sont aucu-
nement utilisés. A Moscou, une usine allemande qui ne fonc-
tionne plus, renferme tout un matériel utile, et c'est le zemstvo
qui s'en aperçoit et réclame à l'administration l'autorisation de
s'en servir. — On n'a commencé à adapter à la fabricatioîi
des munitions les distilleries de l'État rendues plus ou moins
libres par la suppression de la vodka, que quand a éclaté le
mouvement de la mobilisation civile.
1. Roiisskid V(donosli, de Mo«;rnu. <in 2( juin lOlô.
2. Jbid m. 12 juin 1015.
3. Jbid m. 1.5 juin 1015.
LA MOBlî.I SATIOX CINILE 1)K i.\ JUSSIJ, 153
Et un député, le comte Bobrinsky, a pu citer à la tribune
ide la Douma ce fait vraiment incroyable: la direction de l'ar-
tillerie, répondant au comité des industriels, pour les ques-
tions concernant la défense nationale, qu'elle ne pouvait pas
examiner les propositions du comité, car elles n'étaient pas
formulées sur un papier affranchi de la façon réglementaire.
La mobilisation civile du pays a déjà rompu certaines bar-
rières, jeté bas certains obstacles.
Avec sa Douma, avec ses zemslvos, avec ses municipalités,
avec ses multiples comités d'action, avec sa volonté ardente,
avec son orgueil d'aboutir, le pays est maintenant prêt à
donner toutes ses forces à la défense nationale.
La Russie est debout : c'est pour vaincre ^et se rénover.
GENS DE MER
XIV
— Par votre Virginité très sainte et votre Immaculée
Conception, ô Vierge des Vierges, préservez de toute souillure
mon cœur, mon esprit et mon corps ! Ainsi soit-il !
Les bras de Rose tombèrent sur ses genoux. Elle regarda
sans la voir la statuette de pierre. Les avertissemeits du rec-
teur bourdonnaient dans sa tète. Il disait que c'était mal
d'aimer la créature autrement que comme prochain, citant ce
commandement : « Œuvre de chair ne désireras qu'en mariagi'
seulement. » Rose s'effrayait. Faisait-elle œuvre de chair en
pensant à Madhouas, outrageant Dieu qui la voyait et la ])uni-
rait? Sans aucun doute. L'homme, c'était, ou le prochain qu'on
aime en ami, ou la chair, qu'on aime d'amour.
Elle se savait amoureuse à n'en plus pouvoir dauter. Tou-
jours, entre son ouvrage et ses yeux, entre la Vierge même el
elle. Désiré s'interposait. Il efïaçait tout le reste : les devoirs
pieux, la joie d'être adroite au travail et la peur de Boulhuec
le méchant. Tout cela disparaissait, comme si un brouillard
se fût tendu devant. Rose ne voyait plus que le matelot, seul,
fort, beau, séduisant. Elle rêvait.
Son rêve n'était pas que douceur. Sa conscience soulîraiL du
1. Voir la Rrviie di; Paris des l«f el 15 août 1915.
GENS DE MER 155
)éché commis. Elle récitait dix actes de contrition par jour,
m plus de ses pénitences, pour attendrir Jésus irrité. La souil-
lure de sa pensée, écartée de la religion, se voyait à son front,
;t tout le monde la regardait d'une manière étrange. Elle
[sentait monter autour d'elle la réprobation générale. D'abord,
[il y avait eu l'unanime mouvement de sympathie, après la
|démaiche ridicule de la Boulhuec à Vannes. Plus encore
^qu'avant, les gens la saluaient de loin et s'approchaient en
lui disant bonjour. Les pêcheurs lui donnaient en cadeau les
lomards bleus pris dans leurs dragues, ou des coquillages
Kolis. Chacun tenait à la féliciter tle sa bonne mine, ou sollici-
tait d'elle un renseignement, sur le prochain voyage de la Fitte,
)u sur les intentions de son père. A présent, ces mêmes gens
)araissaient gênés de la voir et se djétournaient. Les marins
iffectaient de regarder la mer, lorsqu'elle traversait le Rebar-
[uère, allant à l'ouvroir, et Fhostilité des femmes se devinait
dans leur lenteur à la saluer.
Qu'avait-elle fait, la malheureuse, et que devait-on dire
derrière elle? Elle croyait entendre les justes propos mépri-
sants. Elle avait fauté : elle pensait à Madhouas, et tous le
savaient. C'était visible ; son cœur éclatait.
Son père aussi changeait d'attitude. Il paraissait taciturne,
lui jovial autrefois. Elle surprenait souvent ses yeux tristes,
son regard fixé sur elle, avec une grosse expression de reproche
muet. Il s'irritait facilement, imposait silence à sa femme
bavarde, ressassant l'incident Boulhuec, s'émei-veillant de la
pétition nombreuse, de la justice rendue au syndic honnête
par le commissaire. Il n'aimait pas entendre parler de cela.
Puis, il \ieillissait vite, soudain. En huit jours, ses tempes
s'argentaient. N'était-ce pas la honte de savoir sa fille égarée
qui courbait ainsi ses épaules? Il souffrait. Quand il l'embras-
sait, il ne la serrait plus comme jadis, et il lui arrivait même
de ne pas lui donner le baiser du soir. Il ne lui disait rien, mais
une sorte de trou se creusait entre eux, les séparait. Ils n'étaient
plus l'un contre l'autre. Leurs bras devraient se tendre pour
les réunir. C'était Rose la coupable. Elle n'aurait pas dû
attendre pour lui confier son secret. Mais comment le lui dire
sans l'irriter plus encore, en avouant des fautes anciennes
déjà?
156 i.A
Elle demeura songeuse. Dehors, il faisait beau ; un gai
soleil jouait sur la lande brune et verte, et la mer n'était pas
mauvaise. Les voiles rouges des barques s'égaillaient dans le
golfe, de Biriac au plateau Saint-Jacques, sans qu'aucune
menace de vent les fît tanguer.
Dans la salle, les petites voyaient bien qu'il y avait quelque
chose d'anormal. Elles échangeaient des clins d'yeux par-
dessus leurs coutures, et des chuchotements voletaient d'une
chaise à l'autre. Mademoiselle Merrien conversait, chez les
grandes, a\ec sœur Thérèse, et celle-ci apparaissait parfois,
troublée, avec un faux air»de vigilance inquiète, et faisait :
chut ! du bout des lèvres, pour réclamer le silence. Tantète
Jorace disait dans les coins, en baissant son museau futé, que
Rose avait été grondée et que ses yeux restaient rouges de
dépit. Toutes lespionnaient à la dérobée. Elle semblait pour-
tant attentive à son travail, mais on voyait à son attitude
qu'elle réprimait un gros chagrin secret. Il y avait de la dou-
leur dans la crispation de sa bouche humide. Cet air de souf-
france contenue excitait les curiosités des fillettes nerveuses,
comme la vue du sang exaspère les compagnes d'une poule
blessée. D'abord Rose mordait ses lèvres et ne paraissait pas
entendre les murmures défendus. Plusieurs avaient déjà pu
quitter la salle sans permission, ou dégourdir leurs jambes en
frottant à terre leurs sabots, sans réprimande. Quand la sacris-
taine levait les paupières et qu'on s'attendait à quelques
paroles, on était surpris de la voir fixer avec une longue atten-
tion le jour cru de la fenêtre, devant laquelle les nuages rou-
laient. Elle rêvait des minutes entières, regardant un point
éloigné, par delà le Piot, vers la mer dont la ligne claire barrait
l'horizon. Puis elle soupirait et reprenait son ouvrage. Elle
avait eu des gestes d'impatience aux premières questions
posées le matin, et n'avait pu débrouiller un échcveau de fil,
tant ses mains tremblaient. Cela, toutes le remarquèrent. Et
aussi qu'elle n'avait pas fait la prière à haute voix avec 'les
autres.
En partant déjeuner, à onze heures, les approbanistes
demandaient aux moyennes des renseignements. Elles avaient
appris que le recteur viendrait le tantôt. Sœur Thérèse le
disait. C'était pour Rose, peut-être? Ces choses se mêlaient
G E N s D E M K R 15 7
I .,„ ,...,..„..
^^ernier conseil, assurait que les affaires allaient mal du côté
des pêcheurs. Bouihuec avait encore fait du tapage, la veille
au soir, en injuriant la Fitte au débit. On en jasait dans les
maisons. Et des petites, qui avaient rencontré l'infirme au
calvaire, contaient qu'il effrayait, avec ses mouvements péni-
bles, plus encore ce jour-là, parce qu'il mâchonnait entre ses
dents des gros mots, comme un homme ivre. Ses yeux bril-
laient d'une lueur singulière. Alors qu'il s'était approché des
têtes blondes, elles s'étaient égaillées en se moquant de lui.
Il avait lâché derrière leurs jupes envolées un vilain juron,
Iui les avait fait se signer.
Elles se répétaient leurs découvertes, intriguées. Clémence
sert, même, interrogeait Rose, qui la renvoyait doucement,
/d langue démangeait à toutes de lui parler encore, mais elles
n'osaient pas. D'ailleurs la directrice l'appelait. Elle posait
son dé, et, lentement, obéissante, traversait les salles. Les con-
versations s'élevèrent dès qu'elle disparut.
Puis, on se tut pour écouter. Mais les grandes faisaient du
bruit dans leur salle, et la mélopée chantant des gamins réci-
tant l'alphabet à l'école bourdonnait au-dehors. On [n'entendit
rien de ce qui fut dit, mais on put voir que Rose venait de
pleurer, lorsqu'elle revint, et qu'elle avait peine à contenir ses
sanglots. On la plaignit. Le seul crissement du fil dans les
linges s'éleva, avec le claquement métallique des ciseaux
fermant leurs mâchoires coupantes,
A la vérité. Rose venait d'être grondée très fort par made-
moiselle Merrien, pour n'avoir pas rendu compte de la démar-
che de Madhouas chez son père. Elle était coupable de dissi-
mulation, et la directrice le lui reprochait sévèrement, comme
une faute très grave, qui indisposait le curé. Elle avait désobéi
à l'esprit de la Congrégation et péché par orgueil, en gardant
secrète une action dont elle devait confidence à ses direc-
teurs. Le curé viendrait la tancer à cet égard, et, peut-être,
prendrait-on contre elle une sanction disciplinaire qu'elle méri-
tait. Sa conduite scandalisait la vieille demoiselle. C'était
presque un outrage envers elle que ce mutisme pervers et
cette obstination à ne pas avouer un penchant délictueux.
Madhouas, on le savait, guettait sa maison. On l'avait vu.
ir)8 LA REVIIC I>K l'AlUS
Puis, il y avait les bruits sur Boulhuec. Qu'est-ce que c'était?
On prétendait qu'il se vengeait du dédain de Rose en cherchant
noise au syndic. Le château l'avait su, par la mairie, et la
directrice trouvait cent bonnes raisons de plainte à n'avoir été
avertie que par son frère. Elle réprimandait encore :
— Tu excites donc les hommes, à présent, l'un contre
l'autre? Quelle pitié ! Tu n'as pas honte? Réponds ! Tu pleures,
ce n'est pas une réponse...
L'abbé Rèze entrait précisément dans la cour, d'un air
pressé. Il tenait entre ses mains grasses son bréviaire à fermoir
de cuivre, et son chapeau penchait en arrière pour dégager
son front échaulTé. Quelque chose d'alerte dans son allure
montrait qu'il arrivait pour combattre. Il avait un pas brusque
et sonore de soldat. Tout de suite, il saluait mademoiselle Mer-
rien et sœur Thérèse, puis inspectait les salles en tapotant
du bout des ^oigts, de ci, de là, une joue fraîche et ronde. Il
avait plaisir à se trouver dans l'atmosphère laborieuse, mais il
restait plus préoccupé qu'à l'ordinaire. Il ne se détendait pas
en riant, après avoir conté une histoire amusante tirée des
Écritures. Cependant, il forma le rond, les petites au centre
et les grandes derrière.
— Mes chères filles, — dit-il, — je vous réunis pour mettre
en garde votre innocence contre les ruses du Malin. Il est bien
perhde, le Démon, et il faut une attention constante pour
déjouer ses embûches. Veillez particulièrement sur l'obser-
vance de l'article 14 de notre règlement, si précis, si nécessaire
à la pureté de vos âmes : « Les congréganistes doivent fuir
soigneusement la fréquentation des jeunes gens, les conversa-
tions suspectes, les lectures dangereuses, en un mot, tout ce
qui peut blesser la retenue et la modestie. » Ayez toujours
ceci présent à l'esprit. Ne vous laissez pas tenter par le mal
du siècle. Je sais que beaucoup d'entre vous n'ont pas toujours
dans leur entourage le bon exemple. Mais elles ont plus de
mérite encore à résister et à triompher. Qu'elles se réfugient
ici ! qu'elles n'oublient pas que le but suprême des Enfants de
Marie est de servir et d'honorer la Vierge immaculée, non seu-
lement par les prières, mais encore par toute la conduite de
la vie !
Rose écoutait avec les autres. Elle attendait. Elle sentait
IGEXS DE MER 1Ô9
bien que le recteur pensait à elle, qu'il parlait pour elle sans
avoir besoin de la regarder.
— Toute la conduite de la vie ! — continuait le prêtre. —
Tous ceux qui disent : « Seigneur ! Seigneur ! » n'entreront pas
au royaume des Cieux; mais celui-là qui fait la volonté de
Dieu ! Qu'on ne puisse dire à aucune de vous, mes enfants :
i « Tu as péché ! »
Il tournait le dos à la sacristaine. Elle ne voyait de lui que
ses larges épaules et son auréole de cheveux argentés. Seule-
ment, mademoiselle Merrien, placée devant elle, la fixait obsti-
nément, pour observer l'effet immédiat du discours et rensei-
gner le conférencier. Paternel, il achevait en demandant à
quelques-unes des indications sur leurs travaux ou sur la santé
de leurs vieilles grand'mères. Cette familiarité faisait rire et
causait du brouhaha. Il l'apaisait à sa volonté, en haussant
la voix, récitant une invocation comme conclusion :
— Nous vous saluons, ô Vous qui êtes notre vie, notre
consolation, notre espérance ! Nous élevons vers Vous nos
voix, nous Vous présentons nos soupirs et nos gémissements
dans cette vallée de larmes, ô Vierge Marie, pleine de clémence,
de douceur et de tendresse pour les hommes !
Pendant que le cercle se disloquait, il abordait enfin Rose,
s'arrêtait, plantait son regard dans sa figure cramoisie :
— Tu viendras te confesser, — dit-il simplement.
Et il passa, escorté de la directrice et de la sœur, empressées
à le conduire. La jeune fille resta stupéfaite et confuse. Ce
n'était pas son jour de tribunal. Pourtant, elle ne chercha
pas à résister. Elle se sentait si malheureuse d'être déchue
qu'elle aspirait à l'absolution. Elle éprouvait le besoin impé-
rieux de laver son âme, pour retrouver sa tranquillité per-
due.
Une envie de secours et de repos la tendait toute vers le
pardon apaisant^ vers la purification. Ses prières ardentes ne
suffisaient pas, trop alourdies de réticences. Elle ne voyait
plus Dieu.
A quatre heures, elle courut à l'église. La nef était claire,
agrandie par le vide. Mais, dans un bas côté, vingt gamins
écoutaient la voix sévère de l'abbé Rèze, Ils étaient assis, tête
nue, sur les bancs de noyer sculpté. Leurs coiffures s' entas-
iGO LA . i)l-: l'v.KlS
saieut sur le catafalque noir, écarlelé de blanc, posé sur un
tréteau. Le curé disait :
— Où étiez-vous, il y a cent ans? Vous n'étiez pas. La feuille
existait sur les arbres ; cette petite chose, que le vent porte si
haut, tenait déjà sa petite place sur la terre. Et vous, vous
n'étiez pas. Si je me reporte par la pensée à des siècles en
arrière, je vois cette église qui nous abrite, je vois la terre qui
nous porte, je vois l'arbre, je vois le ver de terre que vous écra-
sez, et j'ai beau regarder à droite, regarder à gauche, je ne vous
vois pas...
Cela, scandé, écrasait les enfants. Ils se sentaient si petits
sous l'œil du prêtre qu'ils n'osaient remuer les doigts. Il les
appelait à la piété envers Celui qui est de tous les temps; par-
lait de devoir, de tradition. Debout, il les dominait de sa haute
taille corpulente. Ils étaient de pauvres petits oiseaux fris-
sonnants. Mais soudain leur angoisse de catéchumènes se
dissipa dans un soupir d'aise.' Le recteur fermait sa claquette
et tous se levèrent. Le Paler bourdonna sous le cintre aux
poutres brunes. Puis les gamins reprirent leurs chapeaux
et leurs bonnets et partirent en tapant leurs sabots sur les
dalles. Alors l'abbé considéra sa pénitente agenouillée, avant
d'entrer dans le confessionnal. Elle vint, craintive, à son appel.
Elle s'écroula.
— Récitez votre acte de contrition, — ordonna-t-il, — dites
avec moi : Mon Sauveur .Jésus, qui êtes mon Créateur et mon
Rédempteur, j'ai une douleur sincère de vous avoir offensé,
parce que vous êtes mon Dieu et que le péché vous déplaît.
Je vous aime plus que toutes les créatures... Eh bien?... je
vous aime plus que toutes les créatures...
— Je suis résolue à tout abandonner et à mourir plutôt
que de vous offenser...
Rose redisait les paroles connues. Mais leur signiiication
précise lui apparaissait tout à coup, traversait sa tête avant
de s'échapper des lèvres. Elle les comprenait, les paroles
rituelles, prononcées d'habitude au fil des phrases monotones.
Elles vivaient, à présent. Elles disaient quelque chose d'ef-
froyable. Elles renonçaient ; elles repoussaient Madhouas,
l'amour, les rêves. Elles tuaient la perfide douceur intérieure.
Le ton de la pénitente dénonça sa révolte intérieure. Elle ne
GENS DE MEIl 161
pouvait pas achever. Elle tremblait de la netteté implacable
des mots. Elle balbutiait, se reprenait, s'arrêtait. Inflexible,
le prêtre continuait la torture, arrachait la plante poussée
dans l'âme. '
— Je me propose, moyennant Votre sainte grâce, de con-
fesser tous mes péchés, avec une ferme résolution de n'en plus
commettre, de m'éloigner des occasions qui peuvent me porter
au mal...
Et comme elle hésitait encore, la voix coléreuse du recteur
gronda.
— Allons donc ! Vous le savez bien, pourtant !... Je me
pro-po-se de m'é-loi-gner des oc-ca-sions qui peu-vent me
por-ter au mal ! d'accomplir la pénitence qui me sera imposée l...
Sainte Vierge ! comme il est dur d'arriver [au bout I Vous
péchez envers Dieu, mon enfant, par vos négligences dans vos
devoirs de piété et vos distractions dans vos prières. Vous
résistez à la grâce et vous manquez de résignation. Je ne pour-
rai vous absoudre.
— Mon père !
— Je vais réciter pour vous... Répétez mentalement : Sei-
gneur 1 je vais me présenter au prêtre à qui Vous avez donné
le pouvoir de remettre les péchés...
Rose pleurait, silencieusement, la main comprimant sa
bouche. Son front se meurtrissait au bois dur de la lucarne
à glissières. Toute sa peine montait en ondes chaudes de son
cœur gonflé, coulait par ses yeux, cuisait son visage. Elle
voulait le sacrifice ; elle ne pouvait pas l'offrir.
— Faites que je n'aie point de honte à confesser toutes
mes offenses, puisque je n'en ai pas eu à les commettre...
Sacrilège ! Elle n'osait mentir jusqu'au bout, jurer la fidé-
lité impossible. Elle restait croyante et humble pourtant,
soumise à l'église et à la religion. Une force triomphait de
sa conscience, imposait sa puissance.
— Rose, prenez garde ! — morigénait l'abbé, grave. — Vous
vous détournez des saintes voies de Dieu. Vous qui étiez tout
notre espoir... Reprenez-vous ! Est-il possible que vous fassiez,
vous, une mauvaise confession?
— Mon père l
— Renoncez !
1" Septembre 1915. 11
162 LA REVUE DE PARIS
— Je ne peux pas, mon père !
Il la sentait à la fois obéissante et rebelle, et la lutte l'exci-
tait.
— Vous venez au tribunal de la pénitence avec un cœur
impur, pour railler Notre Seigneur Jésus-Christ. Vous n'êtes
pas contrite. Vous retombez clans le péché. Vous vous laisserez
tenter encore et vous vous perdrez tout à fait.
Il la repoussait maintenant et son débit se précipitait.
Chaque mot se faisait pierre pour la lapider. Mais en elle, le
mal résistait, tenace, tassé, intact au fond de sa poitrine.
Elle supplia encore, la voix faible.
— Mon père !
Alors, il la ramassa, comme l'on fait d'une pauvresse, lui jeta
de l'espoir, ainsi qu'une aumône, avec des reproches.
— Faites pénitence. Trois Ave, trois Pater, et les psaumes
6, 31 et 37 de la Pénitence, dix fois chacun : Ayez pitié de moi,
mon Père... et Parce que je me suis tue sur mon péché...
Il ferma brutalement le judas, quitta la logette. Elle pria,
anéantie par sa grande douleur. Elle aurait crié de n'être pas
absoute, tant cela lui était monstrueux. Elle en avait comme
une plaie vive dans sa tête vide. Dès qu'elle se leva, elle courut
pour revoir le recteur, l'implorer encore. Sa vue brouillée ne
pénétrait pas les coins ombreux de l'église déserte, ses jambes
vacillaient. Elle sortit du sanctuaire, attendit sous l'auvent.
Le crépuscule violaçait la lande déclive, embrumait la mer
mêlée au ciel. Les arbres fumaient leur filet léger de branches
vaporeuses, roux dans la rousseur des nuages. Une torpeur
tranquille enveloppait les choses. Autour de Rose immobile,
les petits tas de sable, qui étaient des tombes, enflaient le
sol de bosses régulières, qui semblaient des êtres couchés.
Là dormaient les anciens du bourg, ceux qui étaient morts
dans leurs lits, les pères, les aïeux, les ancêtres, les hardis
marins, les laboureurs, les marchands ; et les épouses, les
mères, les filles, les aïeules ; et les vieux et les jeunes du
passé ; tous ceux et celles qui avaient vécu avant, qui avaieni
habité les maisons, neuves alors, décrépites à présent, et qui
avaient prié dans cette même église, prononcé les mêmes mots,
répété les mêmes invocations, les mêmes cantiques. Ils étaient
là, groupés sous la croix, morts^dans la foi de leurs pères. On
GENS DE MER 163
disait encore des messes pour le repos de leurs âmes. C'était
pour eux que revenaient si souvent les paroles charitables,
au prône : un tel et ses défunts! une telle et ses défunts! telle
famille et ses défunts ! On priait pour soi et pour eux. Tous,
ils étaient poussière dans la poussière. Ils avaient aimé, ils
avaient souffert, ils avaient cru. Ils étaient l'humanité per-
pétuelle, qui naît, vit, passe et pourtant demeure, toujours
pareille, petite, craintive et misérable.
Rose sentait confusément ces vérités, tandis que son attente
se prolongeait. Elle ne distinguait presque plus les croix
modestes, les bouquets fanés, les couronnes. Sur la place,
par delà le cimetière, des fenêtres flambaient soudain, papil-
lons lumineux ouvrant leurs ailes claires sur les maisons. On
tendait sur elles les rideaux discrets, pour que le regard du
passant s'y heurtât et n'y pût pénétrer. Et le recteur ne
venait pas.
Sa silhouette noire parut enfin. Rose se détacha du mur
sombre, s'approcha. Le prêtre l'avait déjà reconnue.
— C'est toi? — dit-il durement. — Que veux-tu?
— Mon père, absolvez-moi.
U demeura muet. Elle n'osait tendre le bras pour le saisir
par sa manche. Elle ne voyait pas sa figure, mais seulement
l'auréole de ses cheveux d'argent.
— Pitié ! ~ dit-elle.
Il frappa du pied, tassant le sable d'une sépulture.
— Tu ne veux pas sincèrement, — dit-il, — tu veux tromper
Jésus. Quelle démence ! Pauvre petite ! Ne sais-tu pas qu'il
te voit, comme il nous voit tous, et qu'il te juge? Que me
veux-tu? Que moi, son serviteur, je le trahisse à mon tour?
Recule-toi ! Humilie-toi ! Sa bonté est infinie et immense sa
miséricorde. Prie !
Il n'écoutait pas ses sanglots. Il posa sa main sur son épaule,
plaça ses yeux près des siens pour bien les voir.
— Prie ! — répéta-t-il.
Et il s'en alla. Son large soulier égratigna le gravier. Il
s'enfonça dans la nuit.
Rose était seule dans les ténèbres. Elle était réprouvée.
Mais, au milieu de cette souffrance, la vie résistait encore,
chantait en sourdine sa joie éternelle de victorieuse. Madhouas
lui devenait plus cher, du combat pénible livré pour le garder.
16 1 LA REVUE DE PAIIIS
Il était comme un rocher solide sur la mer furieuse. Elle s'y
appuyait. Il l'avait voulue, lui, demandée, et, comme elle,
avait été repoussé. Une sensation courageuse la pénétra. Elle
sécha ses yeux rouges, décida sa marche, entra dans la rue
obscure, gardée par les maisons. Un vent léger venu du large
rafraîchissait sa figure, calmait la cuisson des larmes à ses
paupières. Il bavardait tout bas en frôlant ses cheveux, appor-
tait de la lande un vagissement atténué de bête plaintive et
le halètement lointain du flot berceur. Des senteurs d'humus
et de varechs le parfumaient. La lune mince émettait une
clarté diffuse et calme, qui se posait sur les toits, sur les mares,
ourlait les murs, blanchissait la grande nuée grise tendue ainsi
qu'un voile. *
La jeune fille ralentissait son pas pour laisser reposer ses
traits. La pensée de Madhouas se reformait plus précise dans
sa cervelle. Elle ne la chassait plus, lui laissait conquérir tout
son être, et, soudain, elle ne voulut plus d'obstacles, refusa le
renoncement, serra sa volonté. Elle devait, tenter encore une
démarche, parler à son père, avouer son amour, demander
l'autorisation. Elle saurait l'attendrir, le convaincre. Il la pro-
tégerait et consentirait à la voir heureuse. Il l'aimait. Elle lui
dirait tout : comment le matelot l'avait intéressée, puis sur-
prise et charmée, et que son cœur en était rempli, qu'elle le
voulait pour mari, lui et nul autre, et qu'elle mourrait si on
ne voulait pas la satisfaire. La solution, si simple, l' éblouissait,
et elle était surprise de n'y avoir pas songé plus tôt, sûre de
la réussite et de la joie prochaine.
Elle touchait sa maison. Ayant franchi d'un bond'les pierres,
elle monta. Un rais lumineux soulignait la porte du bureau.
Vite, elle toqua, entra. Le syndic courbé tourna la tête, le
front plissé.
— Tiens ! c'est Rose, - fit-il, — laisse-moi, petite, j'ai des
comptes.
Elle ferma le battant, se retourna, gênée. La chose, main-
tenant, était difficile à dire. Mais elle comprit que son beau
courage allait fondre, si elle attendait, et, jetant son aveu d'un
élan, elle prononça le nom cher, le nom évocateur, gros de
promesses et de menaces.
— Père, c'est pour Madhouas, que je viens, — fit-elle.
I
GENS DE MER 165
Il s'ébahit une seconde, puis se renfrogna. Mais elle n'avait
pas de temps à perdre, et vite elle expliquait,
— Je sais qu'il est venu. Tu lui as refusé. Tu ne savais pas,
toi ! Dame non ! Tu ne savais pas. Nous sommes bien d'accord^
tous deux.
Il se dressa, l'attira, les doigts noués à ses poignets, et la
dévisagea.
— Qu'est-ce que tu dis là? — cria-t-il, soupçonneux d'une
horrible supposition. — Regarde moi 1 Fi de garce I Lève tes
yeux ! Non, hein? Tu plaisantes?
— Puisque je l'aime, — murmura- t-elle.
Il s'affolait et scrutait sa fille. Puis, vite rassuré par ses pru-
nelles de vierge, candides et pures, il souffla. La pourpre de
ses joues, atténuée, revint avec violence et la colère succéda
à sa douleur profonde.
— Est-ce que ce sont les filles qui commandent? — cria-t-il.
' — Je veux? Je veux? Ah, tu veux! Eh bien, moi, je ne veux
pas! entends-tu? Je-ne-veux-pas ! Est-ce clair? Et puisque
vous êtes si bien d'accord tous les deux, vous resterez d'accord
chacun de votre côté. C'est compris? File en haut et tiens-toi
tranquille, c'est tout ce que j'ai à te dire. Ouste ! Je veux?...
Il enfonça ses mains dans ses poches, fixa le plancher.
— Je l'ai flanqué à la porte, ton galant, — reprit-il, — et je
ne lui conseille pas de remettre les pieds ici, ni à d'autres ! Ma
parole, ils sont tous fous, dans ce pays. L'un, c'est au père
qu'il en a, et l'autre, c'est à la fille! Mais, qu'ils bronchent, et,
aussi vrai que mon nom est Pourru, je leur brise les reins !
Voilà ce que je ferai, tu entends? Je ne veux de personne dans
ma maison. Personne ! Je ne veux pas qu'on farfouille dans
mes affaires, et tu resteras comme tu es, ou tu t'en iras. Te
voilà prévenue! jamais un faraud n'entrera ici. Jamais, jamais
et jamais !
Il marchait sUr elle, l' éloignait des écritures accumulées
sur sa table, la conduisit dehors. Elle ne résistait plus, affai-
blie et navrée, mais soumise, n'ayant plus de larmes, plus de
volonté ni même de désirs. Elle avait peur, seulement, peur de
son père courroucé, peur du mal qu'elle faisait, peur de son
aveu inutile, peur de demain et de la vie.
Mais elle emportait serré contre elle, cramponné à sa chair.
166 LA REVUE DE PARIS
rivé à son âme, à elle toute, son amour vivant, pelotonné
comme un petit, frileux, cherchant son cœur pour s'y blottir.
Elle se réfugia dans sa chambre.
XV
La colère du syndic ne manquait pas de sérieuses raisons.
Pourru n'était pas sûr, absolument, d'avoir tué le bruit mau-
vais dans le bourg, et rien ne pouvait empêcher qu'il y per-
sistât. L'élan cordial des pêcheurs posant leurs signatures
n'avait d'autre valeur que celle mesurée par leur mentalité
à courte vue. Il suspendait le danger hiérarchique, l'ennui
d'une enquête du commissaire, soulageait. Il ne supprimait pas
le bruit, qui existait, tapi quelque part.
Pourtant le syndic se réjouissait de la dure défaite de l'ad-
versaire. Boulhuec était châtié. Sa mère devait maintenant
aller plus loin que Murzac, au Bourg-Jacques, et même jusqu'à
Noyai et Guerneau, toute courbée par l'âge et lasse au long
des routes, pour vendre sa pénible récolte de moules. Les gen&
de Sohec, indignés, refusaient d'entr'ouvrir les portes qu'elle
cognait de son bâton d'épine. Elle voyait, derrière les vitres
sombres, s'agiter les têtes des femmes guetteuses, et, lorsqu'elle
approchait, celles-ci quittaient les fenêtres, s'enfonçaient dans
l'ombre des pièces. Une longue semaine passa ainsi. Hyacinthe,
le boiteux, dut choisir un lieu de repos éloigné du calvaire,
car les enfants et les mousses, en jouant à îa mailloche, l'attei-
gnaient trop souvent avec leurs pienes.
Boulhuec rongeait son frein et cherchait, en se traînant
accablé, un coin de silence. Il s'échouait de l'autre côté des
Gloses, sur un chemin envahi d'herbes où personne ne passait,
que, parfois, des laveuses robustes portant d'énormes paquets
de linge humide. Elles se moquaient de lui, qui restait accroupi,
immobile, les yeux fixes. La haine corrodait sa poitrine. Il
regardait la mer déferler sur une plage de cailloux, et, des
fois, hurlait comme un chien pris de rage.
Voilà ce qui rendait Pourru joyeux. Mais tout n'était pas
fini ; le bruit n'était pas mort, aboli. Il ressuscitait, comme le
GENS DE MEK 167
feu, SOUS la cendre grise, rejaillit. Il courait de porte en porte,
de bouche à oreille. On ne l'entendait pas. On savait qu'il
était. Chacun le colportait un peu, en y ajoutant une toute
petite part d'invention. Il faisait le tour du bourg, galopait
jusqu'à une demeure éloignée, revenait, sautait deux maisons,
entrait dans la troisième, se glissait au bâillement des portes,
sortait par les fenêtres. Il traînait au long des haies et sur le
Rebarquère, le jour. La nuit, il frôlait les talus, porté par la
brise. Il s'amplifiait. Trois mots le tenaient au début, et des
phrases entières ne le contenaient plus ensuite. Parfois on le
croyait disparu, puis il revenait, plus important, plus impé-
rieux plus véridique. Le syndic humait sa présence, le trou-
vait dans les yeux, dans les attitudes, dans les bouches muettes
Il ne pouvait le saisir, l'écraser, l'anéantir.
Le bruit planait. Personne ne voulait le recevoir, ni l'héber-
ger, mais tous l'attendaient. Les commères se défendaient tout
haut de lui, et le susurraient tout bas. Pas de conversation,
de rencontre même, sans qu'il s'y coulât, insinuât, apparût.
On le rencontrait à Murzac, à Bourg-Jacques, à Denescu,
ailleurs. Il semait des idées sur sa route, des regrets de perte.
Il traînait après lui de grosses sommes d'argent, impossible
à évaluer. On faisait des réserves. On aurait bien voulu savoir
le fin mot.
On épluchait la vie du syndic, de sa femme, de sa fille et
de la Fitte. On remarquait que Pourru faisait beaucoup de
cadeaux, pour un homme de son emploi, mais on y était
habitué. On recevait ce qu'il offrait. Donner c'était son droit.
La Fitte, elle, calmait fréquemment des pleurnicheurs en sor-
tant de sa poche des cent sous, des dix et même des quinze
francs, qu'elle prêtait sans être bien sûre de les revoir. Ce
n'était pas tout à fait naturel, cela, dame ! L'un ou l'autre,
parmi les gens, ne donnerait pas ainsi, aux lieu et place de
la Marine.
La Boulhuec avait peut-être bien raison, après tout, quoi
qu'en dît Madhouas. Il n'y a jamais de fumée sans feu. Mais
elle n'avait pas su s'expliquer. Son fils aurait dû avoir sa pen-
sion, en somme. Il avait été blessé, sûr, puisqu'il lui fallait une
béquille pour se traîner. Et la mère et le fils crevaient de faim.
Pourtant, ceux de Damgan, ceux de Pénerf, touchaient, eux.
168 LA REVUE DE PARIS
On en connaissait. On savait jusqu'à des Sinagots qui avaient
eu des secours considérables. Quelqu'un avait dit qu'à Qui-
beron, à Port Haliguen et i)artout par là, il n'y avait même
pas besoin de demander pour recevoir. Ainsi !...
Tout bien regardé, qui donc gagnait le plus d'argent à
Sohec?
La Fitte.
On comptait. Elle gagnait comme débitante, comme com-
missionnaire, comme marchande de poisson. Elle gagnait
surtout en prêtant des sous qu'il fallait lui rendre, et plus
qu'on n'avait reçu.
Qui la nourrissait? Tout le monde. Tout l'argent du bourg
passait das ses poches. Elle avait le bras long.
Et Pourru? C'était un brave homme, -ayant le cœur sur la
main, volontiers obligeant et pas fier. Mais, s'il fallait tout
dire, peut-être bien, dame, qu'il n'était pas le plus fort dans
son ménage. Il y a des hommes qui se laissent conduire par
les femmes, et celui-là en avait trois à ses trousses : la Fitte,
capable de tout, la Pourru, qui ne se privait de rien, et Rose,
mignonne, mais coquette. Une grande fdle pareille, qui s'attife
sans être regardante, coûte. Celui qui voudrait devenir son
mari, Madhouas, par exemple, devrait suer pour la vêtir, la
fournir de coiffes ajourées, de guimpes en dentelle, de mou-
choirs dé soie. Sans doute, elle avait raison d'en porter, puis-
qu'elle pouvait les acheter. Nul ne la jalousait. Mais, qui
payait, en définitive?
Quelqu'un interrogea la Boulhuec, un jour, sans en avoir
l'air. Méfiante et revêche, elle fit la discrète, son visage ridé
clos aux lèvres et aux yeux. La curiosité s'aviva. Elle savait
plus qu'elle ne voulait dire, pour être ainsi muette. Elle était
peut-être payée pour se taire, elle qui, si pauvre, était propre,
toujours. La pêche des moules, une besogne de miséreux ou
de vieillard impotent, ne pouvait la nourrir. Elle savait des
choses. Alors, on l'amadoua. ,
Les femmes s'en chargèrent. Comme elle passait courbée
sous son lourd sac de mollusques, l'une d'elles l'arrêta.
- - Mais ils étaient très beaux ses coquillages. Où allait-elle
donc les pêcher ? Par là ? Tiens donc I Et elle les vendait,,
comme ça, à Questembert, et partout, dans les terres? C'était
GENS DE MER. 169
bien loin pour elle, à son âge, et elle devait être lasse, au
soir ?
— C'est vrai, dame, qu'après le malheur de son gars, plus
bon à rien qu'à être nourri, il lui fallait trimer dur. Eh bien,
donc! qu'elle passe de temps en temps. Elle pouvait aussi
apporter des crabes et des anguilles, quand elle aurait l'occa-
sion.
— Et pour ses affaires, il n'y avait rien de neuf encore?
Sainte Vierge ! elle réclamait, au moins, elle ne se laissait pas
faire, pour sûr? Le gars avait droit à quelque chose. Enfin, ça
la regardait, et on ne voulait pas s'y mêler, mais, à sa place...
La vieille s'étonna un jour ou deux, puis comprit à moitié,
et la confiance lui revint. Elle économisait ses pas en vendant
ses coquilles dans le bourg. Elle répondit donc.
— Bien sûr qu'elle avait droit; mais, à cause des écritures,
on l'avait embrouillée. Si son gars allait à Vannes lui-même,
il s'expliquerait et on ne le roulerait pas comme elle, qui n'était
qu'une pauvre imbécile. Le malheur, c'est qu'il ne voulait
plus bouger, maintenant. Il se rongeait les sangs, tout seul,
à traînailler, et, certains soirs, il avait des yeux de vrai fou.
C'est ainsi qu'on excite les gens, dame, et qu'il arrive des
malheurs. Elle qui était la mère, pourtant, il y avait des fois
où son fils lui faisait peur, fi de garce, oui !
Et le bruit emphssait Sohec, errait avec le vent, grondait
avec la mer.
Un beau matin clair, alors qu'il ramenait la drague déchirée,
maniant l'aiguille double, sur le pont net de la V. 2208,
Madhouas entendit le bruit.
— Tout de même, si Pourru était un voleur, comme on pré-
tend?...
D'abord, l'indignation scella les lèvres du matelot, puis la
colère chauffa sa cervelle.
— Voilà donc que cette infamie recommençait !
Il en souffrait comme d'une injure personnelle. Elle attei-
gnait le père et la mère de Rose, et souillait Rose elle-même.
Il ne pouvait la supporter. Le syndic était un homme violent,
qui l'avait chassé, mais c'était affaire entre hommes, et cela
ne faisait pas de Pourru un malhonnête. Il était impossible
que ce fût un brigand, ou alors il n'y avait plus d'espoir de le
170 LA REVUE DE PARIS
fléchir un jour, et Dieu n'était plus Dieu, ni le soleil chaud et
jaune, ni la nuit noire.
Madhouas questionna Dréan.
— Tu y crois, toi, à ces balivernes?
— Dame, je ne les écoute pas, ça vaut mieux.
Beaucoup d'autres pêcheurs restaient indifférents à ces
propos de jupes. Bien sûr, ils regrettaient que leurs vieux, les
pères, mères, oncles, tantes ou voisins, n'eussent pas de secours
plus importants, et que la Marine n'augmentât pas le chiffre
de ses pensions. Plus d'argent ne cause jamais déplaisir. Mais
ils étaient forts, eux autres, leurs muscles étaient durs, leurs
poitrines larges. Ils avaient du travail : la barque, la pêche.
Tant qu'ils pourraient prendre du poisson, l'apporter dans les
corbeilles, le déposer aux pieds des marchandes loquaces,
empocher leur salaire, payer les Invalides, chiquer toute la
semaine et boire la goutte le dimanche, en maniant les cartes
venues d'Espagne en contrebande et ramenées de Bordeaux,
ils avaient bien assez de tourments et de joies sans en chercher
de nouveaux. La plupart se souvenaient de leurs obligations
envers Pourru ; d'autres devaient à la Fitte. Ils protestaient
contre l'insinuation.
— On dit ça, et puis, quelles preuves qu'on a? Rien du tout.
C'est des on dit. Faut pas y faire cas !
Ils crachaient, clignaient, puis lançaient au loin leur regard
de matelots. Mais Madhouas, obstiné, pensait à Rose. Il ne
voulait pas qu'elle fût la fille d'un voleur et qu'on pût la soup-
çonner complice. Il comprenait bien aux propos à son sujet
qu'elle était hors de cause ; cela ne lui suffisait pas. Il la vou-
lait immaculée pour tous. Il serrait les poings comme s'il eût
dû s'en servir tout de suite contre Boulhuec. La menace mys-
térieuse de l'infirme occupait sa mémoire.
— Ni toi, ni d'autres ! — avait-il dit. — Personne ne
l'aura.
Quelle canaille d'avoir combiné un coup pareil ! Malgré
l'évidence du mensonge, un doute subsistait dans les esprits.
Quand lui, Madhouas, montrait l'inanité de la plainte, les gens
r écoutaient la tête hochante.
— Bien sûr qu'il avait peut-être raison?...
Mais ils se réservaient et cela l'exaspérait. En croyant un
GENSDEMER 171
peu la médisance, on salissait Rose, qui pleurerait; Rose la
douce, l'inaccessible, pour l'instant gardée par son père comme
le trésor de la maison. L'amcureux allait de l'un à l'autre,
interrogeait, niait, se débattait.
— Bien sûr, fi de garce, — répondaient les hommes.
— Bien sûr, dame, — répondaient les femmes.
On les sentait impénétrables, fermés comme des logis dans
l'ombre. Leurs regards guettaient dans leurs yeux, comme à
l'affût. Leur idée restait secrète sous leur crâne dur, et ils
attendaient sans hâte l'événement qui leur donnerait raison ou
tort. Ou bien ils s'informaient de la santé de la Madhouas.
— Allait-elle mieux, à cette heure? Plus de fièvre? Il
devrait lui faire prendre de la rhubarbe de moine, pour la
soulager. C'était bon.
Il remerciait : elle allait bien à présent, solide, vaquant à
ses besognes, le dos sous le châle, la bride de la coiffe au men-
ton, le ventre sous le tablier. Elle en avait pour des ans encore,
heureusement. Et il disait vite, après, à son interlocuteur :
— • Tu y crois, toi, aux dires de Boulhuec?
— Que qu'on sait? — • objectait l'autre. — Nous autres, on
ne saura jamais le fm bout. C'est peut-être des menteries,
peut-être des vérités.
— En tout cas, — remarquait-il, — s'il y avait apparence
de trafic, le commissaire serait venu enquêter.
— Des fois...
Il n'y avait pas moyen d'en tirer autre chose, pas plus que
d'arrêter le bruit méchant et faux. Il était comme un souffle
de maladie mahgne qui pénètre partout, dans les logis les
plus clos, les plus écartés, apporte le mauvais air et ravage.
Du bien, au lieu du mal, n'aurait jamais pu se répandre
ainsi. Du moins, Madhouas, chagriné, le pensait.
XVI
Le vent soufflait. Il y mettait une sorte de rage, lancé comme
une brute. Il arrivait par rafales, reprenant à peine haleine
pour mieux courir ensuite. Après avoir franchi d'un saut la
172 LA REVUE DE PARIS
surface plane de la lande, il se heurtait à tout ce qui était
debout. Les arbres ployaient en gémissant aux cassures de
leurs branches. Les maisons frémissaient sur leurs bases, et
leurs ardoises s'envolaient. La couverture de zinc du clocher
se déchirait comme une peau qui s'écaille.
La mer, Ilagellée, s'irritait. Elle était glauque et trouble, et,
chassée vers la terre, lançait sur elle de grosses lames furieuses
qui arrivaient du large, ramassaient tous les clapotis, toutes
les pointes provocantes d'eau et de mousse, hérissaient leur
dos, et, soudain, se heurtaient aux rochers pointus, culbutaient
à moitié, bavaient, poursuivaient leur course et frappaient le
rivage à grand fracas. La falaise grondait de sa clameur sourde,
et les galets arrachés, roulés, broyés, hurlaient leur plainte
stridente.
Depuis dix jours, les barques ne sortaient plus. Depuis dix
jours, les pêcheurs venaient par les ruelles au Rebarquère, en
surouêt, les mains dans les poches de leurs cirés, examinaient
le baromètre indiquant la tempête, causaient et s'assuraient,
de loin, que leurs barques alignées dans le Piot ne se détachaient
pas de leurs ancres. Le vieil Isert, le nez rougi par la brise,
affirmait n'avoir pas vu pareille fureur depuis vingt ans, pour
le moins.
Cette tornade venait de l'autre côté de l'océan, des Florides,
ou de par delà la Guyane. Elle ravageait tout sur son passage.
M. Merrien avait dit, à la mairie, qu'elle suivait le gulf-stream,
et cela semblait possible. Sohec était isolé comme une île, sur
sa butte. Tout autour, la marée entrait par le Piot, envahis-
sait le lit étroit de la rivière Saint-Martial et prenait de l'aise
dans la lande. L'herbe ne se voyait plus guère qu'aux talus,
et les arbres plongeaient jusqu'à mi-corps. L'eau battait l'em-
pierrement de la route de Murzac, au pied du grand calvaire.
On se serait cru aux équinoxes, lorsque les grandes marées
inondent les bas terrains, remontent par les sources jusqu'à
Ambon, fdtrent partout. ^
On attendait l'accalmie en geignant. Il fallait se priver, car
le manque de poisson supprimait l'abondance. Les marchandes,
surtout, se lamentaient avec des termes én'ergiques. Elles res-
taient des lieures assises au Rebarquère, les genoux serrant
leurs jupes épaisses, les yeux mauvais. Leurs glapissements
I
GENS DE MER ll'.<
irritaient les hommes patients. Elles regrettaient le profit de
leurs courses dans les terres, sous les charges des corbeilles
pleines.
— Les gars de Moustériau, — assurait l'une, — vont sur des
mers plus démontées, et leurs femmes les suivent...
— J'ai vu, à rile-aux-Moines, — disait l'autre, — des
gamins bondir de vague en vague, sur des plates sans avirons.
Chacune contait son anecdote, pour faire honte aux marins
de Sohec. Il ne fut pas jusqu'à Boulhuec qui ne profitât de
l'angoisse commune pour reparaître et dire son mot, calé
sur sa béquille.
— J'ai navigué par des temps plus durs, dans les mers de
Chine. Seulement, on était des vrais matelots, là-bas...
— J'ai vu mieux aussi, — contait Dréan, — au cap Horn,
sur des voiliers...
D'autres parlaient de la Terre de Feu, d'autres de Dakar,
en Sénégal. Puis on regardait à nouveau le golfe aux rochers
empanachés d'écume. Le phare blanc disparaissait par inter-
valles sous un embrun. On se serrait, eii groupes, à l'abri des
murs, pour voir.
— Il y en a qui craignent bien le vent, — remarquait
Boulhuec, — on ne les voit jamais ici.
— Qui donc?
— Des gens, des marins, qu'on dit...
Il clignait en voyant arriver Madhouas, qui distribuait
quelques bonjours brefs et s'en allait en l'apercevant.
— ^ Il a mieux à faire qu'à rester, sans doute, — ricanait
l'infirme, dans son dos.
Désiré se réjouissait presque de la tempête. Il tournait le
Rebarquère occupé par le monde, enfilait la route du Rohec
et montait lentement la côte taillée dans la roche rouge. Des
ormes enlacés par le lierre ébouriffaient leurs têtes chauves.
Les champs étroits s'enclosaient de petits murs aux pierres
rousses tachetées de lichens et de mousses. Il montait encore,
émergeait au sommet, près du moulin, sur le plateau couvert
de bruyères et d'ajoncs. Il dominait de là six lieues de pays
à la ronde, découvrant un immense panorama circulaire, par-
semé de bouquets d'arbres, de villages et de landes où pais-
saient des moutons. Son regard dépassait Limerzel, Noyai,
171 LA REVUK DE PARIS
le Gueriio, se promenait à Arzal, franchissait la Vilaine, et
devinait au loin Camoël et Tréhiguier, avec la côte plus proche
où se campaient Pénerf, Damgan et Ambon.
Mais le vent assaillant le plateau frappait violemment sa
poitrine. Il aimait le sentir courir sur sa peau. Il restait adossé
au moulin, derrière les ailes immobiles, que le remous de l'air
faisait gémir et craquer. Il guettait, de son œil perçant, tout au
long de la route sinueuse de Sohec et voyait soudain une voi-
ture minuscule sortir des Gloses. Elle longeait le mur, traver-
sait le bourg, descendait vers Murzac. Parfois, une haie la
cachait pour la rendre, plus proche et grossie. Au grand cal-
vaire, elle s'arrêtait.
Deux femmes en descendaient et s'avançaient en quêtant
sur le sol. Elles se baissaient parmi les plantes, cueillaient des
tiges, s'encombraient les bras de gerbes et montaient vers le
moulin.
Ce jour-là encore. Désiré distingua les visages de made-
moiselle Merrien et de Rose. Il dégringola alors dans une
grande crevasse sciant la terre. On y avait autrefois extrait
de la pierre dure, et, entre ses deux hauts murs rouges, on
pouvait disparaître comme dans une rue. Des flaques de pluie
y croupissaient, auxquelles des pies venaient boire. Embusqué,
Madhouas siffla court, par inter\'alles, comme le hulot. Rose
s'agita. Elle s'assura que la directrice était absorbée par ses
recherches et se redressa ; puis, fascinée, elle vint vers la
cachette et vit Désiré.
La première rencontre ainsi préparée l'avait mise en fuite
vers sa compagne. Elle en était restée apeurée deux ou trois
jours. Mais elle s'était habituée à savoir Madhouas près d'elle,
à agir sous ses yeux. Elle avait ensuite aimé venir. Il faisait
des signes, disait bonjour par gestes, envoyait même des bai-
sers qu'elle recevait sur le cœur, comme des coups. Appri-
voisée, elle tournait souvent la tête. Mademoiselle Merrien
admirait l'ardeur qu'elle montrait soudain pour la cueillette*
des simples nécessaires à l'ouvroir. Rose s'y attardait, com-
plaisante. Il lui semblait être sous l'œil de Dieu dans la colline
broussailleuse où s'accomplissait sa besogne charitable et
qu'elle ne faisait pas le mal en écoutant un peu son amour.
Le grand souffle marin arrivant, parfumé de sel et d'iode,
GENS DE MER 175
■ apportait les claires sonneries des cloches de Sohec et de
Noyai. Toute une musique de bronze s'éparpillait sur la
[hauteur, mêlée à l'immense ahan de la mer furieuse. Le vent
sifflait sur le sol, zézayait dans les branches, chantait sous les
nuages. Des oiseaux filaient dans le ciel, lancés comme des
flèches. Des brins de paille, pris par des tourbillons, tour-
noyaient en s'élevant de terre, dans une forme mobile de
danseuse légère et fragile.
— Arrache donc cette toute-saine, à tes pieds ! — disait la
directrice.
— Tiens, du mille-pertuis ! Nous le ferons macérer dans
l'huile pour les plaies.
Rose se baissait, cueillait la plante. Et, sous ses cils, elle
distinguait, entre deux pierres, les yeux guetteurs de son
amoureux.
— Ça te rend toute rouge, s'étonnait la châtelaine, tu as
une bonne mine de santé.
Le compliment la rendit pourpre davantage. Elle appuya
fort sa cueillette sur son sein, pour comprimer les battements
de son cœur. Il lui semblait qu'ils pouvaient la trahir. Elle
esquissa un mouvement d'effroi, parce que sa compagne allait
vers la crevasse.
La catastrophe fut prompte, nette, décisive. Madhouas,
entendant un pas vers lui, se montra et fut en présence de la
directrice des Enfants de Marie. Il posait au bout de ses doigts
un baiser qu'il ne pouvait retenir. Il resta interdit, gauche,
sans même songer à ôter son bonnet. La vieille fille eut un
haut-le-corps et se rejeta en arrière. Elle courut sur Rose
pâlie.
— Je n'aurais jamais cru cela de vous ! — cria-t-elle. —
Vous êtes une mauvaise fille ! Vous m'avez trompée. N'êtes-
vous pas honteuse? Impure!
Elle arrachait de ses mains les simples, les éparpillait.
— Laissez cela, qui vous a servi à cacher votre ignominie.
Allez devant !
Elle entraîna Rose, le pas saccadé, et, sans lui permettre de
tourner la tête, descendit à sa suite le sentier tordu, aux hal-
liers frissonnants. Les feuilles palpitaient et chuchotaient, les
pierres roulaient en claquant sur les marches rustiques creu-
17G LA REVri; di. I'Aiiis
sées de place en place dans la roche. La sente zigzaguait entre
des arbres noueux et trapus, et des touffes violettes de blé
noir. Elle rampait ici comme un serpent agile, galopait là,
dégringolait plus loin. Peu à peu, la croix du grand calvaire
montait du carrefour ; puis les statues paraissaient, et les
balustres, enfin, tout le reposoir divin, édifié à la rencontre
des routes pour la prière, le repentir et l'espérance. La voiture
attendait, sur la petite pelouse d'herbe fine, devant le monu-
ment. Mademoiselle Merrien ouvrit la portière.
— Vous arrêterez chez le syndic, — ordonna-t-elle au
cocher, qui se hâtait d'éteindre sa pipe pour monter sur le
siège.
L'homme toucha son cheval. Le paysage s'anima dans les
vitres et s'éploya, virant sur l'horizon. De grands pans de
landes et de labours passaient. La route grimpait, rude,
empierrée par les deux cantonniers, qui égalisaient avec du
gazon pris aux talus leur travail du matin. Les femmes se
taisaient, séparées par l'irréparable. Rose se pelotonnait dans
un angle, et elle voyait aux lèvres agitées de la directrice que
celle-ci priait en silence. Elle détourna son regard. Sohec
barrait la route. Quelques ormes d'un pré vert secouaient au
vent leur chevelure hérissée, et les roues grinçaient sur le
pont enjambant la rivière Saint Martial. Le cheval, au pas,
tirait par secousses. Des petites filles, qui jouaient à la marelle,
crièrent bonjour, puis restèrent interdites.
— Je pense que vous vous confesserez, — dit tout à coup
mademoiselle Merrien.
Le tapage du fer cogné chez Jorace annonçait l'arrivée. Le
cocher arrêtait devant l'enseigne officielle : Syndic des Gens de
mer. Rose sauta à terre. Ses pensées même s'émiettaient. Elle
avait le sentiment immense et triste du désastre irrémédiable.
Il n'y avait plus à résister, à attendre ou à vaincre. Sa répu-
tation était perdue. Elle allait être chassée de l'ouvroir, cette
fois, étant prévenue lors du premier scandale. On la montre-
rait au doigt. Les fillettes informeraient les parents, et, dans
chaque maison, dans les rues, au Rebarquère, partout où les
gens se rencontrent, où les épouses trouvent leurs maris, où
les amis se parlent, s'entendrait la même phrase impitoyable
et moqueuse :
GENS DE MER 177
— Rose Pourru a été surprise au Rohec avec Désiré
Madhouas !
Elle entendait ces mots grimper l'escalier avec elle, se
grouper, l'entourer, cruels comme un vol de guêpes. Ils arri-
vaient en essaim à l'étage, traversaient le palier, entraient
dans sa chambre. Des commentaires, déjà, naissaient à leur
approche, ricaneurs, hostiles.
Sa mère, étonnée, poussait la porte, s'exclamait, facile au
parlage.
— Tiens ! tu ne vas pas aux Gloses?
Elle inventait vite un prétexte pour éviter les explications
immédiates, se débarraissait, incapable de sangloter sur
ce cœur vain, dont la mollesse ne pouvait lui offrir d'appui
dans la crise. Et, solitaire, elle examinait encore, une à une,
les phases de sa situation : son éviction des Enfants de Marie
et des Gloses, l'allusion certaine du recteur au prêche pro-
chain, la fureur paternelle et la rumeur pareille à une fumée
acre et invisible, qui séparerait les honnêtes gens de l'hypo-
crite Rose Pourru.
Elle n'avait plus du tout conscience du Dieu clément et secou-
rable, qui pardonnait toujours aux Madeleines repentantes.
Elle abandonnait la piété pour l'amour. L'obstacle attirait
sa pensée, l'irritait, la retenait. Dans le calme du village, vidé
le jour de ses hommes et clos la nuit par l'ombre, elle songeait
à Madhouas. Elle ne pouvait l'effacer. Les yeux ouverts, elle
le voyait ; ses yeux fermés, il été it visible encore. Il appa-
raissait dans la veille et dans le sommeil. Elle ne lui avait pas
parlé depuis des jours, mais, parfois, elle tressaillait en enten-
dant sa voix, et il lui fallait une bonne minute d'attente pour
reconnaître l'endroit où elle se trouvait seule. Et, lorsqu'on
la croyait occupée à prier, le front dans ses mains, toute
recueillie et immobile, elle s'entretenait avec Désiré, et le
voyait distinctement, au delà de ses paumes tendues devant
ses yeux.
Dans son trouble actuel, il s'imposait encore, alerte dans
son maillot foncé, la moustache blonde et l'œil gai. Il espérait
contre tout espoir, ne renonçait pas à elle pour une autre, et,
repoussé du père, ne se dédisait pas. Il demeurait fidèle, attentif
à plaire. Elle l'aimait davantage d'être têtu. Il lui semblait
15 Septembre 1915. 12
178 LA RKVUE DE PARIS
qu'ils étaient liés ensemble par leurs volontés pareilles et qu'on
ne pourrait les séparer, même en les éloignant. C'était à lui
qu'ingénument elle offrait la souffrance appréhendée, au lieu
de l'offrir à Jésus, en bonne chrétienne. Pieuse encore, elle
doutait déjà des prêtres ; timide, elle défiait l'opinion ; rejr-
pectueuse, elle désobéissait à ses parents ; dans son âme, pour
lui, cela était à la fois terrible et doux.
xvn
Il y avait du monde dans le débit clos et tiède, presque
autant qu'un dimanche. Devant les fenêtres, la Gutte avait
tiré les rideaux de toile blanche, puis tendu un grand morceau
de molleton rouge. La lampe de cuivre, lourde comme un fanal
de bord, éclairait les faces rudes de plus de vingt gars de
Sohec, jouant aux cartes, en buvant sur les tables. Il y avait
des vieux et des jeunes, des matelots robustes en jersey ou
en blouse, le béret serrant la tête, .Torace, aux doigts forts
comme des pinces, et des retraités, l'œil vif dans le masque
ridé, les ongles jaunes, les jambes maigres dans les pantalons
à pièces de futaine. Tous parlaient, fumaient, chiquaient, cra-
chaient sur la terre battue, écrasant leur salive du pied. L'air
puait l'humide, l'alcool, le tabac et le suint de sueur, de sel et
de goudron évaporé des vestes.
Hors cette chambrée, le vent courait dans les rues cognait
les murs, glissait des toits. Il venait de la mer, traversait
la lande, rencontrait le bourg et le secouait, en passant»
comme il secouait les branches des arbres. On ne se hasardait
pas à le subir, préférant les intérieurs tranquilles à ses vio-
lents caprices vagabonds. On avait vu, le matin, la grande
hurleuse s'écraser sur les roches et rebondir en écume jus-
qu'au feu du Piot, et, dans ce vacarme de tempête, la V. 220S
partir au large, Dréan, Madhouas et Angeloc à bord, poin
pêcher. On avait haussé les épaules à cette avidité téméraire
de gain, puis regardé les voiles rouges s'éployer aux mâts, et
la barque glisser dans la passe. Elle dansait dès le travers,
piquait, redressait, roulait, puis entrait dans la brume. Cer-
GENS DE MER 179
tains disaient qu'elle ne tiendrait pas et rentrerait vite. Il
lui fallait courir droit sur l'île Dumet et se tenir loin de la côte.
Elle embarquerait, pour sûr, sans même faire bonne pêche.
La drague pouvait s'accrocher aux fonds et se perdre, par la
dérive, et beaucoup pensaient que risquer ainsi des vies et un
bateau était tenter le sort.
Puis, l'un tirait vers sa maison, l'autre entrait au débit
avaler une goutte, y trouvait des camarades, s'asseyait et
maniait les cartes graisseuses, pour passer le temps maus-
sade. On écoutait de bonnes historres déjà connues, qui fai-
saient tout de même plaisir à entendre, dans la quiétude.
Grégam, l'ancien, contait, en mangeant des syllabes, son aven-
ture de Tahiti, du temps des corvettes à deux poots, la fois
qu'allant porter à son capitaine un petit baril de farine, 11
s'était noyé sur la côte, et qu'on l'avait retrouvé, raide, dans
les galets. Jorace insistait, la voix haute, pour placer ses sou-
venirs, et comment il était allé jusqu'à la Cévenne sans trou-
ver du travail. On n'entendait pas tous les mots, parce qu'on
parlait soi-même, ou qu'un causait près de soi, et l'on ne prê-
tait plus attention à qui entrait ou sortait. On avait bu, on
avait chaud, et l'on criait pour un coup douteux de l'adver-
saire.
Mais, soudain, il y eut une rumeur, près de la porte. Une
phrase voleta sur les gens ; des mots dits, qui se répétaient.
On se tut pour entendre, on se regarda. Le petit Pierre
Touce, pâle et essoufflé, redisait la chose.
— Le Dréan est aux Darges ! Puis, il y a Isert etsa fille qui
ont chaviré...
Chacun resta suspendu, un instant, coi, pour comprendre.
Jorace questionnait.
— Qu'est-ce que tu dis d'Isert?
— ^ Il a chaviré, — répéta le messager. — Il péchait aux
moules, avec Clémence, dans leur canot. Il s'est fait prendre à
la remorque par Dréan, pour rentrer.
D'instinct, le sens de la nouvelle parvint à tous les cerveaux
des hommes. Ils imaginaient bien l'accident, la barque empor-
tée par le vent, avec cette coquille à l'arrière, au bout d'un fdin,
et la lame qui survenait, attrapait le canot, le culbutait et le
vidait. Ils ne s'émouvaient pas tout de suite. L'enfant courait
180 I,A REVUE DE PARIS
ailleurs répandre l'alarme. Les matelots, indécis, achevèrent
leur geste arrêté, posèrent leurs cartes sur les tables, en silence.
Le vent cria plus fort dans la nuit.
— C'était son idée de sortir tout de même, — dit quelqu'un.
Il parlait de la V. 2208, échouée.
— Aux Darges, heureusement, il y a du sable.
— C'était sûr qu'il arriverait du mal, — prononça un autre.
— Le vent était norouêt, ce matin !
— ^ Il a tourné vite surouêt !
— Oui, même plein sud !
C'était tout. Ils savaient, maintenant, les causes et les effets.
Ils n'avaient plus rien à dire, pour le moment.
— Il faudrait y aller, tout de même, — prononça la Fitte, à
son comptoir.
— Dame, il peut avoir besoin, — fit Jorace.
— Mais, Isert, qu'est-ce qu'il faisait là? — reprit un homme.
— Avec sa fille, qu'on dit...
Ils clamaient au hasard, un peu égarés de n'avoir pas de
chef qui commandât, pour agir.
— Faut prévenir Pourru, — jeta une voix.
Cette phrase les rassura. Puis, le syndic devait y être;
c'était son devoir. Malgré les doutes que certains avaient de son
honnêteté, il était le syndic, le représentant du commissaire
des classes. Ils se levaient enfin, en appuyant leurs poings
pour enjamber les bancs. Ils quittaient le chaud, partant
comme au travail, sans hâte ni retard, du même pas dont ils
descendaient chaque jour la côte, et dont ils la remontaient,
longeant le mur des Gloses, la cadence régulière et paisible.
Leurs sabots s'accrochaient à des cailloux. Des lanternes
paraissaient au seuil des maisons, erraient. Ils allaient. Ils
luttaient contre l'air, rattrapant leurs bérets et serrant leurs
blouses. Ils ne parlaient pas, baissant la tête pour respirer.
Pourru fut tout à coup présent dans un groupe, et demanda
des détails qu'on lui donna en déboulant la lande velue, sur
les levées des marais qu'une clarté douteuse faisait deviner
pâles. Les premiers partis escaladaient déjà la dune assaillie
d'embruns. Les autres les rejoignirent. Ils virent tous, au loin,
le feu de l'île Dumet, clignotant comme une étoile tombée
flottant sur la mer, et, dans la crique rocheuse des Darges,
GENS DE MEK 181
ils aperçurent la V. 2208 échouée. Elle touchait juste entre
deux pointes, inclinée sur le flanc, les mâts fichés de biais dans
sa coque, et la moindre dérive pouvait la soulever et la jeter
à la côte, pour la briser.
— Il faut une plate ! — ordonna le syndic.
Plusieurs coururent au Piot, de l'autre côté, tandis que
d'autres criaient pour faire connaître leur présence. Mais le
vent emplissait leurs bouches et emportait leurs voix. Ils se
tenaient difficilement debout sur le sol immobile, fauchés
par la bourrasque. Pourru guida la manœuvre pour la plate.
La marée amenait l'eau haute et l'on ne pouvait crocher la
bosse du corps mort sans entrer jusqu'au ventre dans la vase.
Il y entra, hala le canot jusqu'à la jetée, où sa troupe le saisit,
aidée du flot dans la nuit gênante. Alors, tirant et poussant à
bras la lourde charge, ils s'arcboutèrent tous, l'enlevèrent,
muscles tendus, et traversèrent la terre, jusqu'à la plage. Il
y avait cent pas, pénibles sous le poids. En un instant, la
toue flotta. Trois hommes embarquèrent et se mirent aux
rames ; Pourru prit la barre. On n'avait pas le temps de
s'étonner.
— Nage ! — dit le syndic.
Les avirons tombèrent. Les matelots souquaient, le canot
bondit. Des embruns se jetaient sur lui. Les vagues s'écrê-
taient avec fureur contre la coque et rugissaient autour, dans
les roches. Elles bourlinguaient le petit esquif, et de gauche
à droite, et d'avant en arrière, comme un fétu. Toute la mer
vivante semblait accourir du fond du golfe pour défendre sa
proie contre les sauveteurs. Elle dépêchait ses lames rousses
et vertes, noires et blanches, guidées par le vent vers l'épave
en danger, et sa colère impétueuse emplissait l'espace obscurci
par les nuages mous. Elle crachait et bavait, crissante, rageuse,
poussant son troupeau farouche, sautait, glapissait, allait,
revenait.
— Tiens bon ! — criaient les marins secoués.
De la barque naufragée, on leur répondit. Ils approchèrent,
jetèrent un câble, à trois reprises. Mais leur canot, léger comme
un bouchon, dansait sur la lame, trop haut ou trop bas. Ils
l'éloignèrent, pour ne pas être broyés sur l'épave, et ils voyaient
mal, les yeux emplis d'eau et d'ombre. Enfin, le câble fut saisL
182 LA REVUE DE PARIS
Angeloc se laissa glisser, puis Madhouas, et Dréan, qui portait
les corbeilles.
— J'ai ancré, — dit simplement le patron. — Fichu temps !
Un tourbillon emporta son dire ; les autres n'avaient pas le
loisir de répondre. Ils nageaient, plongeant leurs rames dans
l'écume. Désiré cherchait à les reconnaître, surpris de voir
Pourru à la barre. Pour qui le syndic risquait-il le danger
certain ?
— Oh ! Eho ! Hô ! — criaient les camarades, de la dune,
pour guider.
On accosta. Les groupes se serrèrent, pour savoir. Tout le
monde parlait.
— Qu'est-ce qu'il y a, à Isert?
— Il est péri.
— Avec sa fille?
— Noyé; quand?
— Où ça?
— A la remorque, qu'on dit, donc.
Dréan expliquait à Pourru. C'était le vieux qui les avait
perdus. Il péchait des moules avec Clémence, et la marée entraî-
nait leur plate. Ils ne pouvaient bientôt plus revenir, car la
mer était trop forte pour leurs bras, et, comme ils avaient
aperçu la Y. 2208, ils avaient demandé une amarre. Seulement,
ils refusaient de monter à bord, disant que ce n'était pas la
peine, et qu'ils étaient bien, à cause de la petite, pour sûr,
et qui aurait pu se hisser, pourtant. Et soudain, une lame les
prenait en traître, par-dessous, et les chavirait. Isert apparais-
sait un moment, cramponné à la quille. Clémence, elle, coulait
à pic, comme une pierre. Cela se passait avant la nuit fermée,
mais il n'y avait rien à tenter pour le sauvetage, dans un flot
si brassé qu'on tirait des bordées soi même. On avait la grand
voile carguée et trois ris dans la misaine, et c'était de la toile
trop lourde t ncore, avec le rocher derrière et devant. '
On remontait vers Sohec en écoutant cela. Sauveteurs et
sauvés étaient ruisselants, pareils. Angeloc insoucieux con-
tait à deux novices comment l'ancre n'avait pas mordu du
premier coup, et qu'on avait réussi à échouer aux Darges, oîi
la V. 2208 ne souffrirait pas trop, si elle n'allait pas sur le
caillou. On la tirerait demain.
GENS DE MER 183
Madhouas, renfrogné, ne répondait pas aux questions. Il
suivait Pourru, en songeant, et s'interrogeait : est-ce qu'il
lui en voulait encore, le syndic, qui l'avait sauvé ce soir, au
péril de sa vie? C'était donc pas un mauvais bougre, comme
il l'avait cru, lui, par dépit d'amoureux éconduit, et il savait
montrer de la générosité. Alors, fallait lui parler, ou non?
Des bouts de phrases, criés par les voisins, le gênaient pour
réfléchir.
— Fi de garce! Aller aux moules d'un failli temps comme
ça !
— Le père et la fdle ensemble!
Sauf cette mort, qui endeuillait le bourg, le reste paraissait
simple à tous, étant naturel. Des leurs étaient en danger, ils
allaient les chercher, les ramenaient. Dans la pêche, on est
■des concurrents, pour mieux vendre le poisson et gagner plus
d'argent, mais, dans le danger, il n'y a ni amis, ni ennemis.
Il y a des hommes qui vont périr, si on ne les aide pas. On
peut les aider, on les aide, ils le rendront quelque jour, à vous
ou à d'autres. Il n'y a pas de mérite à faire cela, qui ne coûte
pas. On n'en parle guère. C'est un accident coutumier de la vie
sur la côte ; chacun peut y passer, à son tour, chez les matelots.
Mais on arrivait en haut de la butte. On débouchait sur le
Rebarquère. Il y avait là des gens qui attendaient, entourant
<les femmes anxieuses, qu'il avait fallu empêcher de courir
aux Darges.
La Dréan riait en voyant son mari sauf.
— Qu'est-ce que tu fais là, donc? — s'exclamait le syndic
«n apercevant Rose. -- Veux-tu bien rentrer !
— Isert est mort, donc? — lui demandait le recteur accouru.
— Oui, et sa fdle.
La vieille Madhouas, embéguinée de sa cape de laine, pal-
pait son lils en l'embrassant. Elle avait eu grand'peur tout le
jour, avec ce tumulte de tempête, et n'avait plus senti ses
jambes lorsqu'on lui avait appris la nouvelle. Si on ne l'eût
retenue, elle serait descendue au Piot, Sainte Vierge ! pour
être plus près. Elle tenait Désiré, et voulait l'entraîner. Mais
il avait du poisson à vendre, et le posait à terre. Toute l'assis-
tance rit de le voir faire, car on ne songeait plus à acheter.
L'abbé Rèze aussi, qui écoutait Pourru, sourit de voir le
181 I>A REVUE DE PARIS
matelot promener la lanterne maternelle sur les corBeilles,
disant que, tout de même, la pêche était bonne. C'était vrai.
— Rose ! répéta le syndic en se retournant, veux-tu filer !
Elle est incorrigible.
— Cette petite, — remarqua le prêtre, — porte beaucoup
d'intérêt aux sinistrés, n'est-ce pas?
Elle s'arrachait, passait devant Pourru pour partir, puis,
prise par l'ombre, elle revenait vite dans son dos, s'arrêtait
tout contre Madhouas.
— Désiré, j'ai eu bien peur, — soufïla-t-elle, — mais, grâce
à Dieu, vous êtes réchappé. J'ai voulu vous dire... que... que...
Il fit un geste pour la saisir, l'étreindre, soudain boule-
versé. Elle se déroba, se sauva tout à fait. La nuit se ferma
sur elle.
— Qui veut mes soles, là, pour rien? — cria Madhouas. —
C'est pas le jour de vendre, après tout.
Il empoigna ses corbeilles. Ses yeux le piquaient. Il aban-
donna la place.
XVIII
Tous les pêcheurs étaient là, sérieux et tristes, leurs cas-
quettes neuves à la main. Les femmes caquetaient. Elles y
étaient toutes aussi, les jeunes épouses guettées par l'avenir;
celles des hommes aux métiers sédentaires, comme Malhric,
le cordonnier, Potrel, le boucher, et d'autres, les femmes de
marins, et, les plus nombreuses, les veuves, pensionnées par
la Marine. Il y avait les vieilles, voûtées, édentées et branlantes,
si cassées qu'on croyait ne jamais devenir comme elles. Leux
yeux conservaient des rougeurs de larmes, et leurs voix, un
tremblement. Elles hésitaient en leurs mémoires comme en
leurs gestes, ruineuses et ratatinées, quelques-unes amères
et hargneuses, d'autres apaisées et douces, d'autres encore si
minces, si racornies, qu'elles n'étaient plus qu'une sorte de
cep rugueux, sous leurs vêtements noirs, avec un visage tail-
ladé dans du buis. Puis, il y avait les jeunes, plaisantes à
voir, avec leurs guimpes bombées par la poitrine, leurs coiffes
en dentelle et leurs tabliers à bavette.
GENS DE MER 185
Un enfant de chœur secouait l'encensoir fumeux. Un autre
ramassait dans ses doigts les chaînes du bénitier, d'où sortait
le manche du goupillon, et Mahel attendait pour lever sa croix
que le cortège fût formé. L'abbé Rèze, en surplis, la barette
en tête, pressa le mouvement. Les camarades d'Isert sou-
levèrent le catafalque où il s'allongeait, dans sa bière. Celle
de Clémence était couverte d'un drap blanc et suivie des
Enfants de Marie, pieuses et graves. On partit, suivant la
rue du Rebec pour traverser le bourg. Au Rebarquère, M. Mer-
rien, qui attendait, salua largement. Le curé toucha sa
coiffe.
A mesure qu'on passait devant les portes, des gens se joi-
gnaient au convoi. D'autres, plus loin, se signaient en voyant
arriver les cercueils. Des mots s'échangeaient à voix basse
entre les proches voisins. Puis, Pourru arriva, rouge, et s'in-
troduisit au premier rang. Des chuchotements coururent, à
son sujet, rapport au sauvetage. On l'approuvait. Cela faisait
oublier davantage la dénonciation périmée. On aimait mieux
avoir confiance en lui, qu'on connaissait, en sa bonne face
joviale et colorée, que défiance. On avait l'habitude de le
savoir syndic. Les plus jeunes n'en avaient jamais vu d'autre.
Et, pour sûr, il s'était bravement conduit, cette fois encore,
pour des matelots. On lui en savait gré. Mais, comme il subsis-
tait quelque chose d'inavoué, on ricana un peu, lorsqu'on vit
au passage, la Pourru guetter à la fenêtre, ses gros seins emplis-
sant sa camisole, indécemment. L'irrévérence envers l'épouse
compensait le respect dû au mari. Personne d'ailleurs n'ou-
bliait complètement l'histoire méchante, et beaucoup savaient
que la femme d'Isert, devenue veuve à présent, n'était pas
femme à se laisser faire. Sa réputation d'avaricieuse était
justement établie. Par elle, on saurait vite quoi penser de
Pourru et de ses manigances, s'il y en avait, car elle possédait
bec et griffes de mauvaise gale.
Les méchants y pensaient en suivant les morts. Les bons ne
songeaient qu'à l'épreuve de la grande famille, diminuée d'un
vieillard et d'une vierge, la grande famille des gens de mer de
Sohec, la grande famille bretonne. Ils se sentaient solidaires,
rapprochés par le malheur. La marche scandait leur rêverie
affligée. Ils n'entendaient, outre le moutonnement des pas,
186 LA REVUE DE PARIS
que l'habituel halètement de la mer enragée, qui avait rejeté
les corps après leur avoir ôté la vie.
Puis, les premières notes du glas tintèrent au clocher, lentes;
des sanglots aériens, hoquetés par la tour. Elles vibraient en
résonant dans les poitrines, comme si le battant de bronze
eût touché la peau de chacune. On ne pensait plus à rien, en
l'entendant, qu'à la prière, à Dieu, à la mort. Madhouas lui-
même, qui portait avec trois autres Isert défunt, ne voulut
plus, au moment du relais sur la place, parler au syndic une
fois encore, ainsi qu'il y songeait depuis la veille. Le grand
bourdonnement funèbre de la cloche l'attristait trop. Il aurait
fallu qu'il répétât ce qu'il avait dit déjà : qu'il aimait Rose.
Et puis, s'entendre refuser peut-être, bien qu'il ne fût pas,
cette fois-ci, un peu bu, comme F autre jour !
Le cortège entrait dans l'église. Les gars ôtaient leurs bon-
nets, regardant loin devant eux. Les femmes se signaient au
bénitier, et, délibérées, allaient droit à leurs stalles avec une
aisance d'habitude. Madhouas songeait toujours. Il n'avait
rien à dire au syndic qu'un grand merci, et n'avait même plus
à le défendre des imputations calomnieuses. Le temps avait
bien calmé les esprits, en apparence, et rares étaient ceux que
le silence de l'administration n'avait pas convaincus de la
bonne foi de la Fitte et de Pourru. Alors, qu'aurait-il fait, lui,
Madhouas? Oui, quoi? D'avoir été tiré d'une mauvaise passe
par le père, cela ne donnait pas la fille, même consentante.
Et Pourru l'avait bien dit, ferme.
— Il ne voulait pas de gars chez lui !
C'était comme cela. Il fallait attendre, être patient. Plus
tard, on ne savait pas la vie. Ce qui n'arrivait pas aujourd'hui
survenait très bien demain ! Puis, ce n'était pas vraiment le
jour de parler de joie, au milieu du deuil. Une seule chose res-
tait possible, qui était de regarder Rose à son banc, parmi les
Enfants de Marie, entourant la bière de leur petite compagne
d'une garde juvénile aux rubans bleus, aux médailles scintil-
lantes. Mademoiselle Merrien et la sœur Thérèse surveillaient
les jeunes, faciles aux rires. Les grandes lisaient leur parois-
sien, attentives, cependant que le recteur bénissait l'assistance
et aspergeait d'eau lustrale les humbles caisses de bois enfer-
mant les novés. Sa chasuble violette le faisait ressembler à
GENS DE MER 187
une lleiir énorme, montant les marches de l'autel. Il appuyait
sur la première syllabe des versets latins, dont les répons
étaient susurrés dans la nef.
— Requiem œternam doua eis. Domine...
— Absolve, Domine, animas omnium fidelium...
— Donum jac remissionis...
— Lux œierna luceat eis. Domine...
L'invocation dépassait les crânes baissés, montait vers le
ciel, hors des voûtes, vers la Divinité, que la foi des fidèles
faisait présente. Cela était triste encore, mais Désiré avait sa
joie. Sans attirer l'attention de personne, il pouvait voir à son
aise la Rose, grâce au pilier contre lequel il s'appuyait. Elle
était prise dans un rayon lumineux qui traversait une verrière,
et les couleurs vives jouaient sur elle, l'enveloppaient, met-
taient comme des rubans autour de sa tête, sur sa coiffe et sa
guimpe, et rosissaient ses joues et ses lèvres. Madhouas la
voyait par-dessus le catafalque de Clémence, posé sur des
chaises, parce quil n'y avait qu'un support et que le cercueil
d'Isert Toccupait.
Devant la jeune fille et derrière, il y avait d'autres jeunesses,
les filles de l'ouvroir, au teint blanchi par la retraite. On pou-
vait les comparer entre elles et regarder Rose ensuite. Elle
était mieux que la plus belle. Son plus petit geste était gra-
cieux, comme aussi la rondeur de son cou, sa taille, ses mains.
Il la contemplait dans la lumière teinte, détachée sur le fond
assombri du transept où s'élevait la chapelle de la Vierge.
Il pouvait voir combien elle était plus belle que la statuette
peinte, avec le charme de la vie épanouissant ses formes.
Mais Mahel ouvrit à deux battants la grande porte centrale
et le jour blafard entra. Des gens s'ébrouèrent. Un mouvement
unanime passa dans l'assistance. C'était fini. Des hommes
empoignaient les cercueils. Des femmes sanglotaient. Les
Enfants de Marie pleuraient presque toutes et se mouchaient
en tamponnant leurs yeux. On sortait en un défilé contraint, on
se rangeait dans le cimetière, près des tombes fraîches ouvertes.
Il n'y avait d'autre préséance que celle due au prêtre et au
maire. Pourra restait dans la foule, proche de Madhouas et
de Dréan.
Désiré trépignait un peu d'impatience à parler au syndic,
188 LA REVUE DE PARIS
mais il devait attendre, parce que l'abbé Rèze récitait les
ultimes paroles, puis se baissait, prenait une pincée de gravier,
dessinait le geste rituel, et lâchait le sable, qui sonna sur les
planches. Le maire l'imita, puis les autres suivirent. Les fillettes
passaient une à une, ouvrant leurs menottes pour l'offrande
pieuse de la terre paroissiale. Les pêcheurs défilaient aussi,
la mine grave. Tous les visages restaient soucieux et tristes de
la peine commune. Les femmes succédaient aux hommes, lar-
moyantes. Cela durait, et, la toute dernière, soutenue par Rose,
vint la nouvelle veuve, défaillante et douloureuse. Son visage
tuméfié était fripé par le chagrin. Il contrastait si vivement
avec celui, frais et plein, de la jeune fille que les plus distraits
en étaient frappés. Désiré, planté, s'extasiait, sans voir que le
syndic suivait Dréan, qui partait avec les premiers groupes,
dépassait l'abside sans hâte, et quittait l'enceinte sépulcrale.
Les pêcheurs, désœuvrés pour le reste du jour, biaisaient
vers le débit, tandis que les femmes jasaient déjà et disaient
les mérites des défunts, avec des remarques moins généreuses
sur quelques vivants. Leurs voiles noirs et leurs coiffes blanches
s'enfonçaient dans les maisons. L'air était pur maintenant et
le ciel à moitié bleu s'ouatait de nuages légers, qui voguaient
vers la terre du côté du moulin de Rohec tournoyant dans le
vent. Il ne restait plus à sortir que la veuve Isert et la Rose.
L'abbé demeurait avec les enfants de chœur et Mahel. La
solitude coutumière du cimetière succédait au mouvement de
la cérémonie funéraire. La veuve approchait à son tour de la
sortie et avisait Madhouas, qui la saluait.
— T'as bien failli y rester aussi, — mon pauvre Désiré, —
dit-elle.
— Dame oui, — fit-il, — je dois [une chandelle au syndic.
Je ne l'oublierai pas.
Il regardait Rose, émue de sa déférence, et de le retrouver
seul, l'attendant, gauche du désir qu'il n'osait formuler et
qu'elle partageait avec lui, tremblante encore de la crainte
qu'elle avait ressentie à l'idée de sa mort possible, là-bas,
sur les Darges. Leurs regards se croisèrent. Ils sentirent qu'ils
s'appartenaient, même séparés, qu'ils s'appartenaient contre
tout et tous, sans avoir besoin de se le dire, simplement parce
que leurs âmes étaient unies et que leurs cœurs battaient d'un
GENS DE MER ' 189
rythme pareil. Ils ne se détachaient pas en s'éloignant l'un de
l'autre, comme la vie les y obligeait. Ils restaient ensemble
pour supporter les bonheurs et les peines, se retrouvant aux
jours de joie et aux jours' de deuil, au baptême de la V. 2208,
dans la liesse, et à l'ensevelissement des morts, dans les larmes.
Rien ne pouvait morceler ce qui n'était pas divisible : leur
amour. Les persécutions, l'attente, les railleries même, le forti-
fieraient. Il était la force qui soutient, qui donne la patience
et la certitude. Il était le soleil qui illumine et chauffe, le par-
fum subtil qu'on ne respire que sur le sol natal, l'espoir qui
console et protège. Ils savaient qu'ils s'attendraient et qu'ils
seraient vainqueurs des obstacles, de la fatalité, de tout ce qui
s'élevait de provisoire entre eux. Ils avaient la confiance des
simples.
Et Rose s'en allait avec la veuve. Elle tournait à gauche,
Désiré tournait à droite. Ils s'écartaient sans se hâter, sans se
retourner, "paisibles et troublés à la fois, fortifiés par la pro-
messe mutuelle de leurs yeux. Car ils s'étaient dit dans ce
regard tout ce qu'ils avaient à se dire : leur fidélité inébran-
lable, leur don d'eux-mêmes. Ils ne doutaient pas l'un de
l'autre ; elle était sa douce, il était son galant. Plus tard, ils
seraient mari et femme, s'il se pouvait, lorsque le seul obstacle,
la volonté de Pourru, aurait fléchi, et ils s'aimeraient comme
aujourd'hui, ils en étaient sûrs, parce que cela était doux et
nécessaire, aussi naturel que respirer et vivre.
(La fin prochainemcnL)
EMMANUEL BOURCIER
LES LOIS DE LA GUERRE
DANS
L'ANTIQUITÉ GRECQUE
Toute guerre, quoique étant une per-
turbation de l'état de droit, n'en a pas
moins des lois spéciales.
POLYBE, dans Diodore, XXX, 18, 2.
Notre ville est ouverte à tous. Pas de loi chez nous qui écarte les
étrangers d'une étude ou d'un spectacle dont nos ennemis pourraient
profiter. Car notre confiance repose moins sur des préparatifs et des
stratagèmes prémédités que sur le courage que nous portons en nous-
mêmes. D'autres, par un laborieux exercice commencé dès l'enfance,
se font de la bravoure une vertu d'éducation; nous, au contraire,
malgré une disposition naturelle au laisser-aller, nous sommes à la
hauteur de tous les dangers... Et quand il serait vrai que nous aimons,
mieux nous former à la vaillance par une vie facile que par un entraî-
nement pénible, à l'aide des moeurs plutôt que des lois, nous avons
l'avantage de ne pas nous tourmenter à l'avance des épreuves à venir
et, quand il faut être là, nous ne nous montrons pas moins intrépides
que ceux dont la vie est un travail sans fin'.
Qui donc oppose ainsi à un État militarisé en permanence *
une nation trop insouciante pour mettre toute son existence
au régime de F avant-guerre? L'homme qui parle ici n'est pas
un citoyen de Paris ou de Londres en l'an 1915 après Jésus-
Christ ; c'est Périclès s'adressantaux Athéniens en 431 avant
1. Thucydide, II, { 39.
LES LOIS DE LA GUEUIIE 191
Jésus-Christ. Ces mots, qui expriment si bien les plus graves
préoccupations de l'heure présente, et qu'on dirait découpés
dans un de nos journaux, ont été prononcés il y a plus de vingt-
trois siècles.
Il ne faudrait pas croire à l'une de ces étranges coïncidences
que l'éternelle identité de la nature humaine fait surgir à
chaque coin de l'histoire. Quand il s'agit des Grecs, les ressem-
blances de l'antiquité la plus reculée avec les temps modernes
ne sont pas fortuites ; elles méritent toujours, le premier
moment de surprise passé, de fixer l'attention et de stimuler
la pensée. Car c'est dans l'Hellade que se trouve la source
même de toutes nos conceptions. Bien des fois il a été dit que
les Grecs sont des précurseurs, qu'ils ont allumé au feu sacré
de leurs autels les flambeaux que se sont transmis les généra-
tions successives, qu'ils ont répandu dans le monde toutes les
grandes idées, vérités ou erreurs, qu'ils ont essayé toutes les
formes de la vie politique et sociale. Et précisément chez eux,
soit dans les petites cités où la race avait ses cadres naturels,
soit dans les monarchies qu'elle fonda en Orient, se trouvaient
réunies les conditions nécessaires à la formation et au déve-
loppement d'un droit international : la pluralité des États et
l'unité de civilisation. Au-dessus d'un « droit commun aux
hommes » apparut un « droit commun aux Grecs ». Toutes
les questions que soulève maintenant la grande guerre ont été
débattues jadis. Au fracas des batailles se mêle, dans les récits
des plus vieux historiens, l'écho de discussions tragiques.
Cherchons-y ce que Polybe appelait déjà « les lois et le droit
de la guerre » ; nous entendrons des paroles qui sont d'aujour-
d'hui.
*
La guerre doit être juste. Elle ne peut l'être qu'à condition
de ne pas rompre injustement les traités. La vindicte divine
et l'opinion publique des nations ont un tel prestige, elles sont
à ce point capables de renforcer ou d'affaiblir une cause, que
les cités, même une fois décidées à la guerre, font tout ce
qu'elles peuvent pour ne pas avoir l'air d'en prendre l'initia-
192 LA REVUE DE PARIS
tive. Quand Athènes et Sparte sont bien résolues à en venir
aux mains, elles restent encore un an à se tâter ; elles imaginent
les roueries les plus subtiles et les provocations les plus per-
fides pour rejeter sur la partie adverse la responsabilité d'hos-
tilités inévitables. C'est que le respect de la foi jurée est la
condition de la vie sociale, — condition naturelle, puisque la
vie sociale est un fait de nature. Isocrate loue les Athéniens
« de se soumettre aux traités comme à des lois nécessaires ».
Une obligation élémentaire est, par cela même, universelle.
Telle est la puissance des traités, dit encore Isocrate, qu'ils règlent
presque entièrement l'existence des Grecs et des barbares : c'est le
seul bien commun dont ne cessent de jouir tous les hommes *.
Mais à la sainteté des traités s'opposent la force et la raison
d'État qui essaient de se constituer en droit. A maintes
reprises Thucydide donne à entendre que les Athéniens du
v^ siècle finirent par ne plus vouloir d'autre base juridique
pour leur empire. A la veille de la guerre du Péloponèse, l'am-
bassadeur athénien qui assiste au congrès de Sparte défend
ainsi la politique de ses concitoyens devant leurs adversaires :
De tout temps il a été admis que le plus faible est maîtrisé par le
plus fort... Vous parlez de justice. La justice a-t-elle jamais empêché
personne de prendre par la force tout ce qu'il pouvait ^ ?
En 427, les Athéniens délibèrent sur le sort des Mityléniens
réduits à merci. Les rebelles méritent la mort. Tous les ora-
teurs sont d'accord sur le principe ; ils ne diffèrent que sur la
question d'opportunité. Cléon est partisan de la rigueur.
Votre domination, dit-il à ses compatriotes, est une véritable
tyrannie, imposée à des hommes malintentionnés qui n'obéissent qu'à
contre-cœur... Injuste ou non, si vous voulez conserver votre empire,
il faut punir sans tenir compte de la justice, par intérêt.
L'adversaire de Cléon, Diodotos, ne conteste nullement le
droit des Athéniens ; c'est l'utilité seulement qu'il considère.
1. Isocrate, Panégyrique, § 81 ; Contre Callimaque, § 28.
2. Thucydide, I, § 76.
LES LOIS DE LA GUERIîE 193
Je ne vois aucune raison, réplique-t-il, de conclure à la niort, si
nous n'y trouvons pas notre avantage, comme aussi je ne veux de clé-
mence que si le bien de l'État l'exige '.
Quelques années après, quand Athènes veut mettre lin à
l'indépendance des Méliens, les négociateurs qui parlent en son
nom exposent péremptoirement une théorie qui, pour eux,
ne fait plus de doute -.
Cette théorie, qui ne servit pas seulement aux Athéniens,
trouva des philosophes pour la soutenir. Aristote, sans lui
donner raison, ne voulut pas lui donner tort :
Bien des juristes, dit-il, accusent ce droit, comme on accuse un
orateur politique, d'illégalité, parce cju'il est horrible que le plus Tort,
par cela seul qu'il peut employer la violence, fasse de sa victime son
esclave et son sujet. Ces opinions opposées sont soutenues toutes les deux
par des sages. La cause de ce dissentiment, le motiï allégué au fond de
part et d'autre, c'est que le mérite peut, quand il ena le moyen, user
jusqu'à un certain point même de la violence, et que la victoire suppose
toujours une supériorité quelconque. Il semble doue qu'il n'y a pas de
force sans mérite ; mais toute la contestation ])orte sur la notion du
droit : les uns placent le droit dans le bon vouloir réciproque ; pour les
autres le droit même est la domination du plus fort. Or, chacune de
ces argumentations contraires, prise séparément, est également faible
et fausse ; car elles insinuent l'une et l'autre que le droit de com-
mander n'appartient pas à la supériorité du mérite.
Du moins Aristote n'admet pas que les abus de la force
soient justifiés « priori.
Il y a des gens, ajoute-t-il, cjui, s'en tenant à ce qu'ils croient un
droit,... avancent, sans toutefois l'affirmer d'une façon absolue, que
tout asservissement est juste qui résulte du fait de la guerre ; mais le
principe de la guerre elle-même peut être injuste '.
En fait, dans les pires abus de la force, apparaît une inquié-
tude chez ceux qui les commettent. On a beau marcher à la
tête d'une armée irrésistible ; avant d'envahir un territoire
couvert par la foi des traités, on invoque les dieux et les héros
locaux, on les prend à témoin qu'on a fait tout son possible
1. Thucydide, 111, § 37, 40, 44.
2. Thucydide, V, § 89 et suiv.
3. Aristote, Politique, I, § 2, 16-18.
l" Septembre 1915. is
194 LA REVUE DE I>AH1S
pour s'entendre avec les habitants et que leur refus est une
offense qu'on doit venger : on admet la nécessité pour la
guerre d'être juste, par cela même qu'on prétend mettre la
justice de son côté. Si puissant qu'on soit, on ne nie pas l'exis-
tence d'une vindicte divine.
On est plus disposé à dédaigner l'opinion publique des
nations. Mais il faut bien qu'on en tienne compte, à partir
du moment où elle ne se contente plus de timides murmures
et groupe contre le ^ abus de la force tous les États qui ont un
égal intérêt à s'y opposer. Ainsi la Grèce vit naître la politique
de l'équilibre. Elle la pratiqua d'abord d'une façon spontanée,
presque inconsciente, chaque fois qu'une puissance voulait
' imposer une hégémonie oppressive. Déjà Démosthènes trou-
vait, pour la définir, quelques traits saisissants que Hume, le
théoricien moderne de l'équilibre européen, a soigneusement
relevés ^. C'était au temps où Athènes, déchue de ses rêves,
pouvait craindre à la fois les jeunes ambitions de Thébes et
le retour de la suprématie Spartiate. Que faire alors?
Changer de rivaux, dit l'orateur, ce n'est pas là ce que nous cher-
chons ; nous voulons que ni les uns ni les autres ne soient de force à
nous laire tort : voilà le moyen d'obtenir le maximum de sûreté -.
Mais c'est seulement après les grandes guerres qui mirent
aux prises les successeurs d'Alexandre, travaillant pour ou
contre la monarchie universelle, c'est à propos de la formi-
dable lutte entre Rome et Carthage que Polybe formule le
principe définitif :
On ne doit laisser prendre à aucune i)uissance un tel empire, que
ses projets puissent s'exécuter sans résistance •'.
Cette coalition de la justice divine et de la solidarité humaine
fut souvent capable de maîtriser la violence. D'ailleurs, dans
les luttes continuelles qui déchiraient la Grèce, tour à tour
chaque cité eut à invoquer les lois qui protégèrent les faibles
et les vaincus. L'expérience accumulée donna ainsi au droit
1. Hume, The balance of poioer, édit. Grcen et Grose, I, p. 318 et suiv.
2. Démosthènes, Pour les Mégopolilains, § 5. ,
3. Polybe, I, § 83, 3
LES LOIS DE LA GUERRE 195
une validité reconnue et une force de plus en plus efficace.
L'obligation de ne commencer une guerre que pour de justes
motifs fit hésiter bien des ambitions ; car, selon Démétrios
de Phalère, qui n'était pas un esprit chimérique,
Quand la cause d'une guerre paraît juste, elle augmente la valeur
des succès et diminue le danger des échecs ; quand elle est honteuse et
inique, c'est le contraire qui arrive *.
Mais c'est une redoutable question de savoir à quel moment
les griefs d'un pays contre un autre justifient la guerre.
Des sages, dit Xénophon, ne doivent 'point commencer les hosti-
lités quand ils sont séparés par de faibles dissentiments... Si les dieux
ont voulu qu'il y ait des guerres parmi les hommes, il faut du moins
ne les commencer qu'à la dernière limite -.
La plupart des différends peuvent être vidés par arbitrage,
et un grand nombre le sont en effet : les Publications de Vlns-
iitui Nobel norvégien débutent par un volume sur l'arbitrage
international chez les Hellènes, où sont étudiés plus de quatre-
vingts exemples connus depuis le viii^ siècle jusqu'à l'ère
chrétienne ^ et, à chaque instant, de nouvelles inscriptions
viennent allonger la liste. Même en dehors des cas prévus par
les conventions d'arbitrage, un peuple ne peut légitimement
avoir recours aux armes qu'en face d'exigences qui mettent
en péril sa vie ou son honneur. Repousser la force par la force,
demander raison pour la rupture flagrante d'un traité, pour
un acte d'inimitié formelle ou pour une offense particulière-
ment grave : voilà les seuls motifs de guerre qu'autorise le
droit des gens hellénique.
En somme, le droit à la résistance est certain, dès lors qu'il
apparaît comme un devoir. Il ne faut pas que l'injustice, si
forte qu'elle soit, puisse compter sur la résignation de ses
victimes. Qu'on s'accroche, tant que c'est possible, à « ce bien
qui, de l'aveu général, est le plus grand de tous », à « ce bien
que nous demandons tous aux dieux, que nous sommes prêts
1. Polybe, XXXV I, § la.
2. Xénophon, Helléniques, VI, § 3, 5.
3. A. Rœdcr, /'A/Z)i7/-a(7e inlernational chez les Hellènes. Kristiania, 1912.
196 LA REVUE DE PAKIS
à acheter au prix de mille souffrances, qui seul a chez les
hommes une valeur incontestée, la paix ^ ». Mais l'amour de
la paix ne doit pas dégénérer en lâcheté. Quand Polybe vient
de raconter que les Messéniens laissaient envahir leur pays par
les Étoliens sans le défendre, il s'indigne :
Oui, je le reconnais, c'est un ternl)le fléau que la guerre, nuiis
non pas terrible au point qu'il faille tout supporter pour l'éviter. Que
signifient, en effet, tous ces beaux mots d'égalité, de liberté, d'indé-
pendance, s'il n'y a rien au-dessus de la paix?... Sans doute la paix avec
la justice et l'honneur est le plus beau et le plus précieux des biens.
Mais, au prix d'une vilenie et d'une servitude honteuse, c'est la suprême
infamie et le mal le plus funeste ^.
De même, Thucydide déclare qu'il y a des circonstances où
« la guerre est une nécessité autant qu'un acte de sagesse »,
parce que « c'est par la guerre que la paix s'alîcrmit, tandis
que l'inertie pacifique ne préserve pas de la guerre ». Et voici
comment il fait parler les Corinthiens, iassés de la tyrannie
athénienne :
Certes, discut-ils à ^ears alliés, il est de la prudence ilc rester tran-
quilles tant que nul ne nous outrage ; mais, quand on les offense, les
hommes de cœur n'hésitent pas à courir aux armes... Vous ne serez
pas les premiers à rompre la paix... ; vous en vengerez plutôt la viola-
tion ; car la rupture ne vient pas de ceux qui se défendent, mais de
ceux qui commettent la première agression... Soyez donc persuadés
que l'État qui s'érige en tyran de la Grèce est une menace pour nous
tous également, puisqu'il tient déjà les uns sous sa domination et qu'il
aspire à y placer les autres. Marchons pour l'abattre, afin de vivre
désormais en sécurité et de délivrer les Grecs maintenant asservis •'.
* *
La manifestation la plus odieuse du droit que s'arroge la
force, celle où, par conséquent, le véritable droit est le plus sûr
de soi et peut inspirer le plus d'héroïsme, c'est l'agression
contre un petit pays qui veut garder la neutralité. Les contem-
porains de Thucydide réfléchirent beauconp sur ce cas. A
1. TlHU-yilidi'. IV. S ()2. 2 ; l'olyl)c, IV, Si 71. 3.
2. Polyl.c. \\\ § :!l.
:•.. ■rinicvdidc. I, < !2n-!2 1.
LES LOIS DE LA GUERRE 197
deux reprises riiistorieii présente longuement, avec une froide
impartialité dont l'effet est saisissant, les arguments qu'es-
saient de faire valoir la force qui se heurte au droit et le droit
qui se débat contre la force. On dirait chaque fois entendre,
comme dans la fable d'Hésiode, l'épervier insulter le rossignol
qu'il tient entre ses serres.
En 429, le roi de Sparte Archidamos paraît devant Platées ;
il somme la ville de lui livrer passage, pour qu'il puisse se jeter
sur l'Attique. Les Platéens lui envoient des députés, qui lui
disent :
Archidamos et vous, Lacédémoniens, ce n'est pas une conduite
juste, ni digne de vous et de vos pères, que d'entrer à main armée dans
le pays des Platéens. Lorsque le Lacédémonien Pausanias eut délivré
la Grèce '..., en présence de tous les alliés .assemblés, il rendit aux Pla-
téens la libre possession de leur ville et de leur territoire, déclarant
que, si jamais personne les attaquait injustement et pour les asservir,
les alliés présents les assisteraient de tout leur pouvoir. Voilà ce que
vos pères nous garantirent... Et vous, vous faites précisément le
contraire. Vous venez pour nous asservir. Prenant donc à témoin
les dieux qui reçurent alors vos serments, nous vous sommons de res-
pecter le territoire de Platées. ,
Archidamos répond :
Ce que vous dites est juste... Gardez l'indépendance que Pausa-
nias vous a garantie ; mais joignez-vous à nous... en observant la neu-
tralité. Recevez les deux partis à titre d'amis, sans aider ni l'un ni
l'autre de vos armes. C'est tout ce que nous vous demandons.
Les députés vont soumettre cette proposition à leurs conci-
toyens. Ils reviennent dire qu'une pareille convention ferait
courir à Platées le plus grand danger, soit de la part des Athé-
niens, qui s'y opposeraient sûrement, soit de la part des Thé-
bains, ennemis de Platées et alliés de Sparte, qui profiteraient
de l'occasion pour garder la ville. Archidamos s'efforce de les
rassurer :
Eh bien ! remettez aux Lacédémonieiis votre ville et vos maisons...
Retirez-vous où bon vous semblera... pour toute la durée des hostilités.
1. Allusion à la victoire de Platées, qui délivra la Grèce continentale de l'in-
vasion perse en 479.
198 LA REVUE DE PARIS
La guerre finie, nous vous restituerons le tout avec fidélité. Jusque-là
nous le garderons en dépôt.
Cependant les Platéens obtiennent un délai. D'autres dépu-
tés vont demander à Athènes quelles sont ses intentions. Ils
rapportent la déclaration suivante :
Platéens, depuis le jour où vous êtes devenus leurs alliés, les Athé-
niens ne vous ont jamais laissés en butte à un outrage ; ils ne vous
abandonneront pas davantage aujourd'hui, et leur appui ne vous fera
pas défaut.
Sur ce rapport, les Platéens décidèrent de ne pas céder aux
exigences des Lacédémoniens, « mais de supporter au besoin
que leurs terres fussent ravagées sous leurs yeux et de se
résigner à toutes les extrémités ^ ».
En 416, les Athéniens suivent l'exemple donné par les
Spartiates. La neutralité de Mélos est une insulte à la toute-
puissance de leur empire. Ils sont décidés à mettre la main sur
cet îlot, coûte que coûte. Leurs troupes débarquent. Une
conférence réunit les représentants des deux parties.
Les Athéniens vont droit au fait :
Nous n'irons point chercher de belles phrases pour justifier notre
domination par notre triomphe sur le Mède, et notre agression actuelle
par vos torts envers nous : ces longs discours ne convaincraient per-
sonne... Il faut partir d'un principe constant : c'est que, dans les
affaires humaines, on se règle sur la justice quand on en sent la néces-
sité de part et d'autre, mais que les forts exercent leur puissance et que
les faibles la subissent.
Les Méliens, ainsi contraints de se placer sur le terrain de
l'intérêt, demandent qu'au moins on ne fasse pas abstraction
de l'utilité commune.
LES ATHÉNIENS : Si uous sommes ici pour le bien de notre empire,
nous ne perdons pas de vue le salut de votre ville : nous voulons que
vous acceptiez notre souveraineté docilement et que vous soyez
sauvés dans l'intérêt des deux parties.
LES MÉLIENS : Et si iious icstioiis neutres et tranquilles, en étant
vos amis au lieu d'être vos ennemis, vous n'y consentiriez pas?
LES ATHÉNIENS i Noii ; Car votre hostilité nous est moins préju-
1. Thucydide, II, §71-74.
LES LOIS DE LA GUERRE 199
diciable qu'une amitié où nos sujets verraient un signe de faiblesse,
tandis que votre haine atteste notre puissance.
LES MÉLiENS : Mais pensez à ceux qui sont neutres aujourd'liui ;
comment pourrez-vous ne pas vous en faire des ennemis, quand ils
verront ce qui se passe ici et qu'ils se diront qu'un jour ou l'autre ce
sera leur tour?
Les Athéniens ne veulent pas de conseils.
LES MÉLIENS : II y aurait faiblesse et lâcheté, à nous qui sommes
encore libres, à ne pas tout risquer plutôt que de tomber dans l'escla-
vage.
LES ATHÉNIENS : Nou, si VOUS délibérez sagement. Il ne s'agit pas
ici de courage, ni d'une lutte d'égal à égal, où vous ne pourriez suc-
comber sans ignominie ; il s'agit d'aviser à votre conservation, sans
vous hasarder contre des forces infiniment supérieures.
LES MÉLIENS : Nous savous qu'il est difficile d'entrer en luLte avec
votre puissance et votre fortune... Toutefois, pour ce qui est de la for-
tune, nous plaçons notre confiance dans la faveur divine, car notre
cause est juste, et la vôtre ne l'est pas ; et, pour ce qui est de nos forces,
l'infériorité en sera compensée par l'alliance des Lacédémoniens,'
alliance dictée par la communauté d'origine et par un sentiment
d'honneur.
LES ATHÉNIENS : Nous lie craignoûs pas non plus que la protec-
tion divine nous manque... Quant à votre confiance dans les Lacé-
démoniens, que vous vous figurez prêts à vous secourir par un senti-
ment d'honneur, nous admirons votre innocence, tout en plaignant
votre crédulité. Les Lacédémoniens, entre eux et pour tout ce qui
touche à leurs lois nationales, sont pleins de vertus ; mais leur poli-
tique extérieure, on peut la résumer en deux mots : c'est l'exemple
le plus éclatant qu'on connaisse de la confusion entre,le bon plaisir et
l'honnête, entre l'utile et le juste.
LES MÉLIENS : C'est là précisément ce qui nous rassure : dans leur
propre intérêt, ils ne voudront pas abandonner Mélos.
LES ATHÉNIENS : Ne peusez-vous pas que l'intérêt ne va pas sans
la sûreté, tandis que la justice et la droiture sont inséparables des
dangers?... Vous n'allez pas suivre le chemin qui mène presque tou-
jours à la ruine, celui ûe l'honneur... Réfléchissez, et dites-vous bien
que c'est ici pour votre patrie une question de vie ou de mort.
La discussion est close. Les Méliens, demeurés seuls, adop-
tent une résolution définitive :
Athéniens, notre manière de voir n'a pas changé. Il ne sera pas
dit qu'une cité qui compte sept siècles d'existence se soit laissé en
quelques instants ravir sa liberté. Pleins de confiance dans la protec-
200 I.A REVUE DE PARIS
tion divine, qui nous a préservés jusqu'à ce jour, dans le secours des
hommes el notamment des Lacédémoniens, nous essaierons de pour-
voir à notre salut '.
S'opposer par tous les moyens aux attentats de la force bru-
tale contre l'indépendance pu la neutralité des cités, c'est donc
bien un devoir. Devoir imprescriptible, non seulement pour
ceux que l'État despote a choisis comme adversaires, mais
même pour ceux qu'il a préféré s'enchaîner comme alliés. Un
peuple entier j)cut ainsi se trouver placé devant un terrible
cas de conscience, lorsque, engagé dans les liens d'une alliance
occasionnelle, il s'aperçoit que les obligations qu'il a contrac-
tées l'entraînent, au mépris de son passé, au détriment de son
avenir, dans des complicités qu'il abhorre. C'est dans une
pareille circonstance que Démosthènes eut un jour à montrer
aux Athéniens le droit chemin. Les Spartiates, voyant Thèbes
occupée par une guerre lointaine et désastreuse, voulaient se
Jeter sur sa protégée, la faible Mégalopolis. Ils savaient bien
qu'Athènes, quoique associée à eux depuis quelques années,
n'était pas du tout disposée à les suivre. Ils lui envoyèrent un
ambassadeur avec mission spéciale de lui promettre un terri-
toire limitrophe qu'elle avait perdu en des temps malheureux
et ([u'elle ne cessait de regretter. Certains politiciens conseil-
laient d'accepter une olïre aussi tentante. Mais Démosthènes
tint tète à ces gens « qu'on eût pris pour des Laconiens, s'ils
}ravaient pas été si connus et n'avaient pas parlé la langue
attique - ». Dénoncer l'alliance, c'était, disait-on, déconsidérer
Athènes. Non; si l'alliance est rompue, la responsabilité en
retombe tout entière sur la partie qui agit en contradiction
avec l'esprit de l'alliance. En concluant le traité, Athènes
entendait sauvegarder ses intérêts, maintenir l'équilibre hellé-
nique, assurer le droit international ; du moment qu'on lui
demande de compromettre son existence, d'élever un État
au-dessus des autres et de faire régner l'injustice en Grèce,
elle refuse son concours, et elle en a le droit.
.Je m'étonne qu'on ose dire qu'en agissant de la sorte la cité
paraîtra changer de ])olitique et ne plus mériter aucune confiance.
1. Thiicyciick', V, § 89, 111.
2. I),ni()stlu'iu-s, Pour 1rs Mégalopilnins. § 2.
LES LOIS DE LA GUERRE 201
C'est le contraire qui me paraît la vérité. Et pourquoi? Parce que
personne ne niera qu'en sauvant les Lacédémoniens après les Thébains,
et puis les Eubéens, pour faire ensuite alliance avec eux, la cité ait
toujours poursuivi le même but. Lequel? Sauver les opprimés. S'il en
est ainsi, ce n'est pas nous qui avons changé, mais ceux qui refusent
de rester dans le droit ; c'est la situation qui a changé, manifestement,,
et toujours par la faute d'un peuple qui veut être au-dessus de tout*.
Contre la nation qui prétend ériger la force en droit, la
guerre est donc juste pour les ennemis qu'elle attaque directe-
ment, pour les neutres qu'elle violente, pour les alliés qu'elle
voudrait captiver.
* *
Les conditions même qui légitiment la guerre en déterminent
le but. Il ne saurait être question d'anéantir un peuple, pour
prendre possession de ses terres et de ses biens. Il s'agit seule-
ment d'obtenir le redressement d'un tort collectif par une
contrainte collective. Aux barbares on peut faire la guerre
« jusqu'à extermination » ; entre gens de même race, on ne
doit la faire que « jusqu'à la victoire ». Dans la République
de Platon, Socrate, parlant pour les Grecs et les traitant en
peuples frères, demande que la guerre ait toujours pour objet
de donner une correction quasiment amicale en exigeant une
satisfaction légitime, et qu'elle soit toujours menée en vue
d'une prompte réconciliation -. Est-ce là une utopie senti-
mentale? Écoutons le réaliste Polybe :
Un peuple généreux combat un peuple même criminel, non pas
pour exterminer et pour détruire, mais pour redresser et réparer les
torts, non pour envelopper dans un même châtiment coupables et
innocents, mais plutôt pour sauver et ménager avec les justes ceux
qui paraissent ne l'être point ■'.
Déjà Thucydide avait fait dire par les Corinthiens que la
guerre nécessaire et sage est celle qui se propose un affermisse-
ment de la paix *. Aristote prononce le mot décisif :
La guerre a pour but la paix •'*.
1. Id., ibid., §. 14.
2. Platon, Ménexcne, p. 239 ; République, V, p. 471.
3. Polybe, V, p. § 5.
4. Thucydide, I, § 124, 2.
5. Aristote, Politique, IV, § 13, 16.
202 LA REVUE DE PARIS
La guerre ainsi comprise doit obéir à des lois.
Toute guerre, dit Polybe, quoique étant une perturbation de l'état
de droit, n'en a pas moins des lois spéciales '. ,
Comment est-ce possible? Le but suprême de chaque belli-
gérant n'est-il pas de faire à l'ennemi le plus de mal qu'il peut?
N'importe ; il est des règles positives, confirmées par le consen-
tement tacite des peuples et par une politique constante, qui
défendent rigoureusement certains actes,
A l'égard des combattants, les règles sont assez simples. Les
lois de la guerre interdisent de violer les armistices, de porter
la main sur les parlementaires, de tuer tout homme qui se
rend, de dépouiller les morts, de refuser à l'ennemi une trêve
pour les ensevelir. Toutes les armes ne sont pas licites, ni toutes
les ruses. Strabon mentionne un traité très ancien où Chalcis
et Érétrie convenaient de ne pas employer certains projec-
tiles 2. Mais déjà Polybe regrette le temps où l'on s'engageait
réciproquement à ne se servir ni d'armes cachées, ni de traits
lancés de loin, où l'on se battait au grand jour, corps à corps ;
il constate avec amertume que la pratique des moyens réprou-
vés dans la conduite de la guerre s'est tellement répandue,
qu'agir à découvert passe pour le fait d'un mauvais général
et que la fourberie paraît une nécessité \
En ce qui concerne les non-combattants, les questions sont
plus complexes, et plus variables les solutions. Le principe est
toujours le même : « une loi universellement reconnue attribue
les biens acquis en temps de guerre à ceux qui les ont acquis ^ »,
et ces biens comprennent les personnes mêmes du peuple
vaincu. Mais, dans l'application, ce principe se restreint et
s'adoucit plus ou moins. Tantôt on fait prévaloir l'idée que la
guerre est un mode d'acquisition légitime ; tantôt on s'en
tient à la conception de l'utilité militaire, et l'on autorise
tous les actes qui ont pour effet d'affaiblir l'adversaire ; enfin,
1. Polybe, dans Diodore, XXX, § 18, 2.
2. Strabon, X, § 1, 12.
3. Polybe, XIII, § 3.
4. Aristote, Politique,!, § 2, 10.
LES LOIS DE LA GUERRE 203
dans l'une et l'autre de ces théories, on tient compte ou non
de la différence entre Grecs et barbares.
Le droit de faire des esclaves à la guerre s'est donc prêté à
des pratiques très diverses. On admet de bonne heure qu'il ne
s'exerce pas dans les villes et villages qui capitulent ou ne se
défendent pas. Dans les places emportées d'assaut, le droit
strict subsiste. Nombreux sont les sièges qui se terminent par
la vente des femmes et des enfants, et, si l'on adjoint les
hommes au troupeau, c'est par clémence, parce qu'on ne veut
pas les passer au fil de l'épée. Cependant des hésitations se
produisent lorsqu'il s'agit de Grecs. Épaminondas et Pélopi-
das, par exemple, furent loués de n'avoir jamais tué uu seul
homme après la victoire et de n'avoir réduit aucune ville en
servitude. Mais l'arrivée des Macédoniens amena une régression
dans les usages de la guerre. Philippe faisait le plus d'esclaves
possible, pour lui, pour les siens, pour tous ceux qu'il voulait
récompenser ou gagner à sa cause. Bientôt on ne fait plus
aucune réserve en faveur des Grecs, et les tempéraments admis
deviennent moins obligatoires. Au temps de Polybe, les lois de
la guerre ne distinguent plus entre les villes prises d'assaut et
les autres : « laisser partir tout le monde en vertu d'une capi-
tulation », ce n'est plus qu'une « concession ^ ».
La vieille loi qui mettait les biens de l'ennemi à la discré-
tion de l'armée envahissante ne l'autorisait cependant pas à
tout piller, à tout saccager. Voici comment Platon détermine
les droits de l'envahisseur en territoire grec :
Quand tes soldats auront pour ennemis des Grecs, leur permet-
tras-tu de dévaster les champs et de mettre le feu aux maisons?...
Moi, je ne permettrai ni l'un ni l'autre, mais seulement d'emporter
la récolte de l'année... Comme ils sont eux-mêmes des Grecs, ils ne
vont pas dévaster la Grèce, ni brûler les habitations, ni traiter en
ennemie toute la population... Les vainqueurs se contenteront d'en-
lever les récoltes aux vaincus, dans la pensée qu'ils se réconcilieront
et ne se feront pas toujours la guerre '-.
Polybe s'inspire certainement de Platon, quand il écrit :
Je ne puis approuver ceux qui se laissent emporter contre des
gens de même race au point, non seulement de saccager la récolte
1. Polybe, II, § 58, 9 et 5.
2. Platon, République, \, § 16, p. 470a-471a.
20 f lA i'>i;vri; di; fahis
annuelle de l'ennemi, mais de détiuiic les arbres et tout le matériel,
sans laisser même de place au repentir.
Et Polybe, qui entend être toujours « pragmatique ^ »,
ajoute :
Il faut laisser tout ce qui ne sert pas pour le moment à la défense.
Dévaster la campagne pour des années est une cruauté ; épargner les
villes prises, quand leur destruction n'est pas absolument nécessaire,
est une loi d'humanité '-.
Ces restrictions, forcément très vagues, ne gênaient guère la
rapacité ou la férocité des armées victorieuses ; mais une loi
d'une valeur universelle et absolue assurait l'inviolabilité aux
temples. Si un peuple s'en prenait aux sanctuaires, l'excuse
même des représailles n'autorisait pas à venger le sacrilège
par le sacrilège.
Tous les actes contraires au droit de la guerre sont réunis
par Polybe dans le récit où il raconte les incursions des Étn-
liens. Leur chef Scopas arrive en Macédoine, à Dion.
Les habitants avaient évacué la ville. Il y entre, rase les nuus.
les maisons et le gymnase, incendie les portiques qui entourent l'en-
ceinte sacrée et renverse toutes les statues des rois. Et dire que pour
avoir fait la guerre, non seulement aux hommes, mais aux dieux
mêmes, il reçut des éloges 1 Quand il revint en Ktolie, on ne le traita
pas en impie, mais en brave, en serviteur dévoué de l'Ktat : on l'honora,
on le regarda de toutes parts avec admiration, tant il avait rendu aux
Étoliens l'espérance et gonflé leur orgueil !
Un autre stratège des Étoliens, Dorimachos, ])énèlre dans
la Haute Êpire.
Il ravage le pays avec acharnement, moins dans l'intérêt de sa
lampagne que pour le plaisir de faire le mal. Arrivé au sanctuaire de
Dodone, il en brûle les portiques, y détruit un grand nombre d'ex-voto
et renverse l'édifice sacré ■',
Polybe condamne les excès des Étoliens ; il n'est pas moins
1. Le mot est (If l'iilybo lui-niCmo et se tromf an (lol)ut de son llisloir.
(h S 2, S).
2. Polybe, XXIII, § 15, 1-2.
:i Polybe, IV. § 62, 67.
LES LOrS DE r..V GUERRE 205
sévère pour Philippe V de Macédoine, quand ce roi, par repré-
sailles, met le feu au temple de Thermos :
Par le pillage des offrandes il se rendit sacrilège envers les dieux
et, par la violation des droits de la guerre, coupable envers les
hommes *
C'est à ce propos que Polybe résume, avec une admirable
précision, tout ce qui est permis et défendu par les usages de
la guerre :
Enlever à l'ennemi et détruire forteresses, ports, villes, soldats,
vaisseaux, récoltes, en un mot faire tout ce qui peut affaiblir l'adver-
saire et donner plus d'efflcacité à nos plans et à nos opérations, c'est
chose que les lois et le droit de la guerre nous contraignent à faire.
Mais, sans aucun espoir d'augmenter ses propres forces ou de dimi-
nuer celles de l'adversaire pour la poursuite de la guerre, renverser
de gaîté de cœur les temples avec les statues et tous les objets sacrés,
n'est-ce pas le fait de la i)assion aveugle et de la rage folle-?
De tout cela rien n'a vieilli. On a vu, par des exemples carac-
téristiques, qu'à mesure que les événements politiques et mili-
taires se déroulent, tous les problèmes que les hommes agitent
aujourd'hui parmi des tourbillons de feu et des Ilots de sang
ont passionné les esprits au même degré et reçu des solutions
identiques chez le peuple en qui nous devons, pour tout ce qui
est de l'ordre intellectuel et moral, reconnaître nos ancêtres.
Chez les Grecs comme chez nous, le droit des gens a dû se
dégager, à force de souftrances, des sophismes homicides et
incendiaires. Qu'il s'agisse des motifs de guerre, du respect de
la neutralité, du maintien des alliances, des moyens de con-
duire les hostilités, la Grèce a eu ses Frédéric le Grand et ses
Guillaume II, ses Bethmann-Hollweg et ses Biilow, ses Clau-
sewitz et ses Bernhardi ; elle a médité, elle aussi, les vieilles
Instructions pour la direction de l'Académie des nobles et les
dernières Instructions du grand état-major allemand. Mais
elle a entendu d'autres voix exprimer d'autres idées que
1. i'olylx', § 7. 'S.
2. Polybe. V. ni. l'-l.
206 LA REVUE DE PARIS
l'expérience a fortifiées et que la conscience humaine a précieu-
sement recueillies, celles que les siècles ont transmises aux
hommes d'État français et anglais et qui ont donné un si bel
accent au langage d'un Broqueville ou d'un Salandra. Et
— on peut en être sûr — chaque fois que dans l'avenir se
poseront de nouvelles questions de droit international, on en
trouvera les antécédents chez les Grecs, jusqu'au jour où
l'on pourra dire avec Platon :
Il ne faut pas prolonger la lutte au delà du moment où les cou-
pables seront forcés par les iniîocents, las de souffrir, à donner satis-
faction K
GUSTAVE GLOTZ
1. Platon, République, V, § 10, p. 471.
!
PROBLÈMES YOUGO-SLAVES'
On parle beaucoup de l'expérience politique ; or, il arrive
souvent que ceux-là mêmes qui devraient en avoir le plus en
manquent tout à fait. Voici, par exemple, le gouvernement
autrichien : ses pertes en Italie auraient dû le renseigner sur
la politique à suivre envers les nationalités qui lui restaient
soumises. Or, il n'a jamais consenti à les traiter avec équité;
il a voulu avoir une mesure pour les Allemands et les Magyars
et une autre pour les Slaves, à moins qu'ils ne fussent russo-
phobes, comme parfois les Polonais. Quand des nationalités
ont résisté, il s'est proposé ouvertement d'étouffer les unes
au profit des autres.
Il est d'ailleurs curieux d'observer que le régime autrichien
a fait lui-même germer et croître ce qu'il s'est efforcé plus tard
de détruire. Au xviii^ siècle, l'empereur Joseph II a permis
l'ouverture d'écoles en langue nationale ; elles se sont multi-
pliées, développées dans toutes les directions. Puis est venu,
1. M. Stoyau Novakovitch est mort subitement, cet hiver, quelques jours après
avoir écrit cet article, qu'il n'avait pas entièrement mis au point. Nous nous
sommes permis de l'abréger ; quelques développements historiques n'auraient
pu être utiles pour le lecteur français qu'avec des éclaircissements. Il sera,
d'ailleurs, intégralement publié en serbe.
Est-il utile de rappeler que M. Novakovitch a été le plus éminent des histo-
riens serbes, et que, plusieurs fois ministre et président! du Conseil, notamment
iors de la crise provoquée par l'annexion de la Bosniejet de l'Herzégovine, il a
encore représenté la Serbie au congrès de Londres en 1913? Avec lui a disparu
une des plus hautes personnalités du monde balkanique.
208 LA REVUE DE PARIS
au xix« siècle, rinfluence du nationalisme romantique et laii-
tastiquei importé crAllemagne, où il servait le germanisme,
en Autriche où il favorisa l'éveil des nationalités les plus
diverses. Slaves, Magyars, Roumains sentirent une douce
mélancolie à s'envelopper des ténèbres des mythes nationaux
à demi historiques; leur littérature populaire ressuscita
légendes et héros d'autrefois. L'exemple des uns entraînait les
autres ; les Tchèques éveillaient les Slovaques ; les Serbes,
les Croates, et ceux-ci, les Slovènes. Les masses ([u'on croyait
presque germanisées apparurent subitement comme des unités
nationales, conscientes et jalouses de leurs droits.
Surprise peu agréable pour les dirigeants, Vienne devint
par la force des circonstances, un centre panslaviste. Mieux
qu'ailleurs on pouvait s'y informer de tout ce qui touchait les
Tchèques, les Polonais, les Russes, les Slovènes, les Croates,
les Serbes, les Bulgares. La première chaire de slavisme
positif — « objectif », comme disent les Allemands — fut créée
à Vienne ; Kopitar et Miklosich, deux Slovènes, et Jagic, un
Croate, y consacrèrent leur talent à l'élaboration de ce que
l'État ne désirait pas ; en fixant les bases historiques (Ui sla-
visme, ils jetèrent les premiers jalons d'un « panslavisme »
conforme aux réalités vivantes.
Ces aspirations slaves, ([u'on avait contribué à susciter, on
aurait dû les satisfaire, l^ourtant, quand il y eut lieu de refaire
l'Autriche après les guerres malheureuses de 1859 et de 1866,
on ne songea qu'à satisfaire les Magyars. L'ancienne Autriche
devint l' Autriche-Hongrie ; quant aux Slaves, ils furent sacri-
fiés, et particulièrement les Slaves du Sud ou Yougo-Slaves,
Serbes de Hongrie, Croates, Dalmates, Slovènes de Carniole ou
de Carinthie. Le duché autonome de Serbie, une création de
1848, avait déjà disparu en 1860; en 1867, la Croatie perdit
la meilleure part de son antique autonomie; la Dalmatie,
jadis unie à la Croatie, devint simple province autrichienne..
Puis, quand des Slaves protestèrent, on en rendit responsables
leurs frères du dehors, Serbes ou Russes ; il était entendu, à
Vienne, que sans ces malencontreux voisins, les Slaves d'Au-
triche n'auraient pas songé à revendiquer leurs droits.
Nous nous proposons d'examiner ici les revendications de
leur groupe le plus important, les Yougo-Slaves, et d'en mon-
PROBLÈMES YOUGO-SLAVES 209
trer Tongine, moins dans les combinaisons des siècles passés
que dans le fait de l'unité de race, et plus encore dans l'évo-
lution des masses populaires. Le u yougo-slavisme » est le
produit du mouvement démocratique moderne; les forces qui
s'opposent à son progrès viennent du moyen âge, et la lutte
que nous voyons se poursuivre est avant tout celle de deux
époques.
Au moyen âge, diverses circonstances ont empêché la for-
mation d'un État yougo-slave unique. Apres que l'invasion
slave eut submergé la majeure partie de la péninsule balka-
nique, nulle part il ne se forma de noyau capable de ras-
sembler autour de lui les tribus éparses. Les Bulgares réus-
sirent bien, à la fin du x^ siècle, à réunir celles qui occupaient
la moitié orientale de la presqu'île; mais de bonne heure ils
succombèrent sous les coups de l'Empire byzantin. Dans
l'autre moitié de la presqu'île, la masse slave donna naissance,
vers les viii^ et ix^ siècles, aux États serbes et croates,
s' appuyant, les uns à la mer, les autres au massif des Alpes
dinariques. Les Byzantins et les Vénitiens étaient leurs enne-
mis héréditaires, et aussi les Allemands de la Bavière et du
duché d'Autriche qu'attirait la mer Adriatique. Exposés à la
pression allemande venue de l'ouest et du nord, les Slaves des
Alpes orientales furent submergés les premiers, et les Alle-
mands atteignirent la mer du côté de l'Istrie. Cependant, dans
la plaine du Danube, les Slaves étaient refoulés par les Magyars
qui, cherchant, eux aussi, une issue vers l'Adriatique, finirent
par faire tomber les Croates dans leur sphère « d'influence » ;
dès lors tiraillées, désunies, les masses slaves ne servirent plus
qu'à fournir des matériaux amorphes à leurs ennemis.
Les influences de culture et de religion ne furent pas moins
contraires à l'union des Slaves. La culture chrétienne, l'unique
culture en ce temps, se répandait par deux sources, dont l'une
était à Constantinople et l'autre à Rome, et chacun de ces
deux centres étendait avec le christianisme sa domination
le'- Septembre 1915. 14
210 LA REVUE DE PARIS
politique. Or, le malheur des Yougo-Slaves voulut qu'ils se
trouvassent partagés entre ces zones d'influences rivales. Les
uns, ceux de l'est, reçurent de Byzance leurs apôtres, Cyrille
et Méthode, et leur durent une liturgie et une culture natio-
nales; les autres, ceux de l'ouest, restèrent soumis à l'auto-
rité de Rome qui voyait une hérésie dans la liturgie slave.
Croates et Slovènes furent dressés par leurs prêtres catho-
liques à ne plus voir dans les Serbes, leurs frères de race,
que des schismatiques impurs, qu'il fallait éviter comme des
lépreux.
D'ailleurs, ni du côté serbe ni du côté slave, personne
ne supposait qu'une telle séparation, entre gens de même race
et de traditions identiques, fût anormale. En ce temps, les
agglomérations ne se faisaient que par la force mise au ser-
vice des religions ; un groupement formé uniquement d'après
des penchants et des sentiments nationaux pareils à ceux de
notre époque, ne se rencontrait jamais.
Dans les pays serbes ou croates, les seigneurs étaient hos-
tiles à toute union ; elle aurait compromis leur puissance.
Les rois eux-mêmes ne paraissent pas en avoir eu le désir.
Alors même que la puissance des Hongrois n'y faisait pas
obstacle, les alliances de familles n'amenaient nul rapproche-
ment. Au xiii^ siècle, la fille d'un roi serbe épouse un ban de
Bosnie ; l'isolement de la Bosnie reste le même. La puissante
famille croate des Choubitch (plus tard les Zrinyi) est mêlée, au
xv^ siècle, à la vie de la Bosnie ; il n'en résulte aucun lien
entre Bosniaques et Croates. A la vérité, le gendre croate,
Mladène Choubitch, de l'empereur serbe Etienne Douchan, suit
la politique de son beau-père à l'égard des Vénitiens et des
Hongrois; mais c'est là concordance à demi fortuite. Tout au
plus peut-on noter que l'identité de langue entre les Yougo-
slaves ne fut pas sans quelque effet pratique. C'est grâce à
elle que les Ragusains établirent des liens commerciaux entre
la Serbie et l'Europe occidentale ; par elle aussi que l'Alle-
mand Palmann, né en pays Slovène, contribua aux victoires
de Douchan, en lui amenant des mercenaires mieux armés
que les Serbes.
PROBLÈMES YOUGO-SLAVES 211
II
Transportons-nous un moment au temps présent. Je prie
qu'on me permette d'invoquer ici des souvenirs personnels qui
me semblent caractéristiques.
En l'année mémorable 1912, quelques jours seulement avant
la guerre balkanique, je m'arrêtai, au cours d'un voyage à
Lioubliana (Laibach), pour y passer une journée en flânerie et
recueillir des impressions directes. Je sortis de mon hôtel
avec l'intention de visiter les divers centres du mouvement
littéraire et de la culture Slovène, la Matica Slovenska ^ en
premier lieu.
Me promenant lentement par les rues, je m'adressai en
serbe aux gens que je rencontrai, demandant mon chemin.
Chacun me répondit en son slovène sans paraître surpris de
mon langage, et je trouvai ce que je cherchais à Lioubliana
sans plus de difficulté que si j'avais été à Belgrade. En
flânant ensuite par la ville, je remarquai partout un esprit
Slovène très vif. Les enseignes en slovène prédominaient. La
moindre affiche était en slovène, ce qui me sembla très carac-
téristique. Quand je me trouvai avec mes amis, ils s'éton-
nèrent de ce que nous écrivions sur nos envois postaux
Laibach au lieu de mettre tout simplement Lioubliana. Ils se
sentaient blessés par notre manque de confiance dans la
valeur de leur langue en son propre pays.
Deux ans plus tard, quelques semaines avant l'attaque
autrichienne de la fin de juillet 1914, on inaugura à Belgrade
un beau monument érigé à Dosithée Obradovic, le célèbre
philosophe du xviii^ siècle, le protagoniste de la langue natio-
nale, des idées libérales et de l'instruction du peuple, en
même temps que de l'unité nationale des Serbes et des Croates
sans égard à leur religion. Le monument avait été érigé par
souscription nationale serbe, et c'est le projet d'un Croate qui
avait été choisi après concours. A Belgrade, on avait organisé
1. Société littéraire et scolaire.
212 LA HEVl E DE PARIS
les fêtes de Tinauguration un peu à la hâte ; néanmoins, les
municipalités de Zagreb, de Raguse, de Lioubliana répondirent
à l'invitation de celle de Belgrade et de la Srpska Kgnijevna
Zadrouga (Société littéraire serbe), et déléguèrent des hommes
éminents. Il y eut alors à l'hôtel de ville, une réunion solen-
nelle, où tous les délégués prononcèrent des discours. Ceux de
Zagreb et de Raguse parlèrent naturellement en leur langue
croate, qui ne diflere en rien du serbe, et fut goûtée autant que
le serbe des orateurs belgradois. Quand le tour des Slovènes
arriva, ils parlèrent aussi en leur langue maternelle. Le public
était formé d'intellectuels de toute classe, membres de l'Aca-
démie, journalistes, élèves des hautes écoles, etc. Le représen-
tant de Lioubliana parlait avec verve et j'observais attentive-
ment l'effet de son discours à cause de la différence des langues.
Or, ce public purement serbe démontrait par ses applaudisse-
ments qu'il comprenait jusqu'aux moindres nuances de l'ora-
teur. La même chose se produirait à Lioubliana si l'occasion
s'y présentait d'entendre un orateur serbe. Personne n'aurait
besoin d'une traduction.
L'époque contemporaine où se manifestent ces signes
d'unité yougo-slave est tout à fait différente de celle dont
nous parlions tout à l'heure. Le peuple autrefois ne comptait
pour rien ; l'impulsion partait des classes dirigeantes ; main-
tenant elle vient du peuple, et ses chefs doivent suivre la
voie qu'il a choisie. Comment l'a-t-il trouvée?
Chez les Slovènes, les progrès de l'imprimerie furent le pre-
mier levain qui généralisa la pensée et la communiqua aux
masses. Ses progrès furent suivis par ceux du protestantisme
qui, d'Allemagne, se répandit dans tous les pays voisins.
Comme les Slovènes se trouvaient sur la route d'Augsbourg et
de Munich à Tri este et à l'Adriatique, ils furent bientôt
entraînés par le courant. Or, il se trouva qu'il les servait
non seulement dans leur lutte contre Rome pontificale, mais
aussi dans leur résistance à la germanisation. A la stupéfac-
tion des seigneurs et du clergé, on se mit en Slovénie à écrire
en slave. Puis le mouvement gagna les Croates, mais il est
curieux de constater qu'il n'eut pas d'écho en Dalmatie. La
Slovénie et la Croatie faisaient partie, en effet, des pays
PROBLÈMES VOUGO-SLAVES 213
de civilisation allemande ; la Dalmatie, au contraire, était
imprégnée de la culture de l' Italie, et comme celle-ci ne faisait
point cas des leçons de Luther, la Dalmatie n'y prit pas garde
non plus. D'ailleurs le protestantisme ne réussit à se maintenir
ni en Croatie, ni en Slovénie; mais l'attachement à la litté-
rature nationale et le sentiment ethnique ne disparurent pas
avec lui. Une fois réveillé, l'esprit slave se maintint tant bien
que mal jusqu'aux époques qui lui apportèrent une nourriture
plus abondante, mais sans impliquer encore un sentiment de
solidarité avec les Slaves de même langue, placés plus à l'est,
sous le joug des Turcs. Il fallut, pour le créer, les événements
militaires et politiques des xvii^ xviii^ et xix^ siècles.
III
Le xvii^ siècle a été, pour l'Europe orientale, celui de la
débâcle des Turcs ; de Buda-Pest à la Save, leurs conquêtes
d'antan leur furent reprises par les Charles de Lorraine et les
Eugène de Savoie, de sorte que beaucoup de Serbes, qui habi-
taient ces provinces, se trouvèrent affranchis, et avec eux
beaucoup d'autres Serbes que les promesses des généraux
autrichiens firent accourir, du fond des Balkans, sur les terres
abandonnées par les Turcs. Le xviii^ siècle fut, lui, le siècle des
efforts pour organiser ces nouvelles conquêtes, et l'Autriche
tout entière. On sait comment Joseph II s'efforça de trans-
former la mosaïque autrichienne en un État de langue et de
culture allemandes, et quel résultat contraire à ses intentions
il obtint. Or, dans le mouvement de résistance qu'il suscita, les
Serbes jouèrent un rôle important : ils avaient, grâce à leur
solidarité religieuse, à leur alphabet cyrillique, à leur atta-
chement traditionnel à la Russie, la pleine conscience de leur
unité nationale. Au contraire, leurs frères de race, Dalmates
ou Croates, étaient moins avancés ; chez eux la diversité était
partout jusque dans l'orthographe, qui variait selon les pro-
vinces. Cet émiettement plaisait à l'Autriche, dont il favori-
sait la politique ; mais, dès la fin du xviii*^ siècle, les esprits
214 LA REVUE DE PARIS
éclairés comprirent le besoin de l'unification. Malgré les diver-
gences, l'unité ethnique était évidente ; dès le début d'une ère
d'émancipation et de lumières, elle devait apparaître aux yeux
de tout le monde. Déjà en 1780, le philosophe serbe Dosithée
Obradovic savait et prêchait l'union entre Serbes et Croates,
orthodoxes ou catholiques, qu'ils fussent de Syrmie, de Sla-
vonie, de Croatie, de Dalmatie, de Bosnie, d'Herzégovine ou
de Serbie; pour lui, sa réalisation n'était plus qu'une question
de temps.
A cette idée nouvelle, la tourmente qui secoua l'Europe à la
fin du xviii^ siècle et au commencement du xix^ donna une
force inattendue. Certes, la Révolution française, avec ses
idées de liberté, de progrès, d'union nationale, ne pouvait
pas ne pas atteindre les plages yougo- slaves; mais qui aurait
cru que les représentants de cette Révolution française vien-
draient eux-mêmes, en chair et en os, sur le littoral adriatique
pour y apporter leurs suggestions fécondes ? Ce fut pourtant
ce qui arriva.
En 1797, le général Bonaparte occupa Venise et mit fin à la
République vénitienne ; les îles et les cités à demi autonomes
du littoral dalmate restèrent sans maître. Bientôt, par le
traité de Campo-Formio, le général céda ces pays vénitiens,
mais de nationalité serbo-croate, à l'Autriche qui les occupa
immédiatement. Huit ans plus tard, par la paix de Pres-
bourg, ils furent rétrocédés aux Français, qui les occupèrent
ei* 1806, et c'est alors qu'ils mirent fin à l'antique république
de Raguse. Puis, en octobre 1809, par la paix de Schoenbrunn,
Napoléon acquit encore l'Istrie, une partie de la Carinthie,
la Carniole et la Croatie, à droite de la Save, jusqu'à l'embou-
chure de l'Ouna. Tous ces territoires, dont la population était
slave, avec très peu d'Italiens ou d'Allemands, Napoléon les
groupa sous le nom — proposé par leur gouverneur, le général
Marmont, et sans doute suggéré par quelque érudit ragu-
sain — de Provinces illyriennes. Le sens de ce mot renouvelé
de l'antique, se révèle dans la langue du journal officiel de
Lioubliana, le Télégraphe des provinces ilhjriennes ; cette
langue est le serbo-croate.
Le régime français n'a pas duré longtemps, mais il a laissé
derrière lui le souvenir d'une administration équitable, et
PROBLÈMES YOUGO-SLAVES 215
d'efîorts heureux pour améliorer la culture et les communica-
tions. Il a laissé aussi le souvenir de l'unité éphémère qu'il
avait créée. Vingt ans plus tard, le Croate Lioudevit Gaï a
repris le mot « illyrien » pour répandre l'idée d'unité nationale
en Croatie, en Slavonie, en Dalmatie, et même chez les Serbes
orthodoxes. Mais bientôt Vienne soupçonna que « l'illyrisme »
pouvait aboutir à détacher de l'Autriche ses pays yougo-
slaves, pour en former, en les joignant à la Serbie, une
« Illyrie » indépendante ; le résultat de cette révélation fut
que l'emploi du mot fut aussitôt défendu, à la grande stu-
péfaction des « Illyriens » de Croatie. A Vienne mieux qu'à
Zagreb, on avait compris ce que ces jalons signifiaient pour
l'avenir ; mais, par contre, on s'y faisait singulièrement illusion
sur l'efTicacité des interdictions officielles.
Les littératures serbes et croates étaient déjà, en effet, péné-
trées d'un commun esprit : l'esprit serbo-croate. Ce qu'elles
demandaient, ce n'était pas l'union politique — on voyait
trop bien la difficulté de l'atteindre — mais du moins la liberté
de parler et de propager la grande idée. L'effet produit sur
les masses par cette idée apparut à la lueur des événements
de 1848-1849, quand le nom serbo-croate fut porté, avec les
armées et les étendards nationaux, sur les champs de bataille
de Hongrie et presque sous les murs de Vienne. Depuis ces
années, les progrès de la presse, de l'enseignement, des com-
munications ont répandu partout l'idée de l'union ; la ques-
tion n'était plus que de savoir si elle se ferait sous l'égide serbe
ou sous l'égide 'croate. Le mot « yougo-slavisme » qui compre-
nait aussi les Slovènes et les Bulgares apparut en 1860, quand
révêque d'Ossiek, l'illustre patriote Strossmayer, fonda, à
Zagreb, l'Académie yougoslave des Arts et des Sciences ; de
son vaste regard il envisageait l'avenir lointain qu'elle devait
préparer. Elle fut inaugurée en 1867, avec la participation
officielle de la Serbie, en dépit de la moue impuissante des
gouvernants de Vienne. La grande idée, d'une génération à
l'autre, se fortifia et pénétra dans les masses ; on ne pouvait
plus, à Vienne, compter que sur l'appui du cléricalisme catho-
lique dont on s'imaginait qu'il ne transigerait jamais avec
l'orthodoxie grecque... Je rentrais en 1911 de Zagreb où j'avais
dû m'entendre avec l'Académie yougo-slave au sujet de l'édi-
216 LA REVUE DE PAKIS
tiou d'un dictionnaire encyclopédique yougo-slave. Un Alle-
mand de Vienne vint me voir et causer avec moi. Il me ques-
tionna sur mes impressions de Zagreb. Je lui dis qu'elles étaient
si bonnes que je considérais l'unité nationale serbo-croate
comme accomplie. Il me fit alors cette question : « Et le
clergé catholique, en ètes-vous tout à fait sur aussi? » Je lui
répondis que le clergé catholique n'aurait à la fin qu'à suivre
ses ouailles.
IV
Personne n'a cru que la véritable cause de l'attaque dirigée
par r Autriche-Hongrie contre la Serbie fût le meurtre de
Sarajevo. Le vrai crime des Serbes, c'était la ténacité natio-
nale de ceux qui vivaient en Autriche, et le mauvais exemple
que leur donnait l'indépendance de ceux qui vivaient en
dehors.
Utiles jadis pour la guerre contre les Turcs, les Serbes étaient
devenus, de bonne heure, pour l'Autriche, des sujets peu com-
modes. Elle ne pouvait, en effet, espérer les changer, comme
d'autres, en Allemands ou demi- Allemands ; leur sentiment
national était trop vif. D'autre part, toutes leurs caractéris-
tiques, confession grecque orthodoxe, langue religieuse à peu
près nationale, alphabet cyrillique, leur étaient communes
avec les Russes, et, du jour où la Russie, avec Pierre le Grand,
était apparue sur la scène européenne, on s'était senti fort
gêné, à Vienne, d'avoir au sud de la monarchie, ces frères
ou ces cousins des grands voisins du nord. On s'efforça donc,
d'abord, de les détacher de l'orthodoxie, de leur calendrier,
de leur alphabet, en les unissant à l'église de Rome ; puis,
ces efforts ayant été vains, on se rabattit sur la politique qui
consistait à prév-enir la formation, sur les frontières, de toute
autonomie capable de devenir gênante.
Faut-il rappeler l'histoire du Serbe Georges Braiikovitch qui,
à la fin du xvii^ siècle, induit par l'homonymie de son nom
avec celui de l'ancienne dynastie des Brankovitch, eut l'idée de
s'attribuer leurjtitre de despote héréditaire, tout en restant
fidèle à l'empereur, mais en visant à la création d'un État
PROBLÈMES YOUGO-SLAVES 217
serbe à demi libre? Son geste suffit à le faire saisir, emprisonner
à Vienne, puis en Bohême, à Eger, où il mourut vingt ans
plus tard. Que ne firent pas les Serbes pour le sauver? Tout
fut vain ; de Vienne on leur répondait : « Nihil malefecit, sic
ratio status exiguit. »
Plus tard, après d'infructueuses tentatives pour conquérir
la Serbie du sud de la Save, l'Autriche aurait pu lui obtenir
au traité de Sistovo (1790) une certaine autonomie; les
Serbes, qui avaient versé leur sang sous ses drapeaux, l'en
suppliaient ; ce fut encore en vain. On sentait dès lors que,
pour la Serbie, la maxime du cabinet de Vienne était « ou
turque ou autrichienne »; on le sentit encore mieux lors de
l'insurrection de Karageorges. Au commencement, tant qu'il
sembla qu'elle aboutirait à livrer le pays à l'Autriche, les
autorités autrichiennes lui furent favorables ; aussitôt qu'on le
vit prendre un autre chemin, vers l'indépendance, et recevoir
des secours russes, on lui fut hostile. Pourtant, quand Napo-
léon proposa à Metternich, en 1810, d'occuper Belgrade ;
quand la Russie elle-même, en 1812, lui offrit la Serbie, il
n'osa accepter ni l'une ni l'autre de ces ofïres, par crainte,
d'un côté, d'une rupture ultérieure avec la Russie ou, de
l'autre, d'un conflit avec la Turquie ; la Serbie en profita pour
s'alïermir, pousser plus profondément ses racines. Ahl certes,
sil n'y avait eu en cause que la Turquie et l'Autriche, la
pauvre principauté aurait disparu sans laisser de traces !
Mais Metternich comprenait, mieux que le comte Berchtoîd,
qu'il y avait là un problème de toute l'Europe. Qu'il ait eu
raison, la crise actuelle en est la preuve.
C'est après la guerre russo-turque de 1876-1878 que l'Au-
triche commença à être moins prudente. Au congrès de Berlin,
pour s'agrandir et entraver, en même temps, le progrès de la
Serbie, elle se fit accorder l'occupation de la Bosnie et de
l'Herzégovine, avec certains droits sur le sandjak de Novi
Bazar. Puis elle interposa ses garnisons entre la Serbie et le
Monténégro, ne s'occupa que des chemins de fer aboutissant à
Budapest et à Vienne, jamais de ceux qui auraient atteint
l'Adriatique, et s'efforça, d'autre part, d'entamer l'indépen-
dance de la Serbie par des traités de commerce et des con-
ventions de chemins de fer dont aurait pu sortir une union
218 LA REVUE DE PARIS
douanière, etc. Les gouvernements serbes se gardèrent de leur
mieux. Les ministères progressistes du roi Milan (1880-1887)
firent certaines concessions en matière de commerce pour faci-
liter l'essor économique du pays, mais il ne se trouva per-
sonne pour adhérer à n'importe quelle union douanière. Le
roi Milan se laissa bien entraîner, sans consulter ses ministres,
à signer une convention secrète (1881) par laquelle il recon-
naissait l'annexion de la Bosnie en échange de la promesse
d'appuyer sa dynastie et de favoriser l'extension serbe en
Macédoine : mais un nouveau ministère progressiste, en 1895,
ne voulut accepter le pouvoir qu'à la condition que cette con-
vention ne serait pas renouvelée et le roi Alexandre y con-
sentit. La Serbie ne céda donc à l'Autriche que temporaire-
ment, dans la mesure où son intérêt l'exigeait, et sortit de
ces luttes sans avoir subi une atteinte quelconque à son indé-
pendance.
Enfin, quand on sentit, au xx^ siècle, approcher la liqui-
dation de la Turquie d'Europe, le cabinet de Vienne commença
à craindre la reconquête par les Serbes de leurs anciens pays
de Vieille-Serbie et de Macédoine; il fomenta donc, en 1912,
l'insurrection albanaise, pendant laquelle les Albanais occu-
pèrent, tambour battant, Prichtina, Skoplié et d'autres villes,
mais pour finir, comme toujours, par pactiser avec Conslan-
tinople qui savait par où les prendre. La guerre balkanique éclata
quelques mois plus tard, mais sans que Vienne s'en émût ; on
y était persuadé que les Turcs seraient vainqueurs. La fausse
nouvelle qu'ils avaient gagné la bataille de Koumanovo y
fit éclater une joie qui fit place à la consternation lorsqu'arriva
la vraie nouvelle, celle de la victoire serbe. De ce jour, la presse
de Vienne se mit à ferier à l'impossibilité de supporter une suc-
cursale de l'Empire de Russie sur la Save ; de ce jour, le gou-
vernement pensa à détruire la Serbie, ou du moins à la rendre
à jamais inoffensive, et c'est dans cet état d'esprit qu'est
la véritable cause de la déclaration de guerre du 15-28 juillet.
Certes une compréhension aussi bizarre des « intérêts
vitaux » de l'Autriche-Hongrie, ne se serait pas produite si
Vienne avait voulu se plier à l'état naturel des choses ; si
le dualisme n'avait pas essayé de subordonner à 23 millions
d'Allemands et de Magyars (largement comptés). 28 ou 29 mil-
PROBLÈMES YOUGO-SLAVES 219
lions de Slaves et de Latins. La répartition des populations
de r Autriche-Hongrie par langues, d'après les statistiques
officielles, était en 1910 :
1 . — Allemands 12 010 669
Hongrois 10 067 992
Total 23 078 661
2. — Bohémiens, Moraves, Slovaques 8 475 292
Polonais 5 019 496
Ruthènes (Malorusses) 3 998 872
Croates et Serbes 5 545 531
Slovènes 1 349 222
Total 24 388 413
3. — Roumains '. 3 224 755
Italiens et Latins 804 271
Total 4 029 026
Si l'on s'était décidé à une confédération où chacun aurait
eu sa part, on n'aurait pas eu à craindre les tendances des
Slaves vers la Serbie ou vers la Russie, ni celle des Latins vers
l'Italie et la Roumanie; le contraire, l'attraction vers l'Au-
triche, aurait pu se produire. Mais il aurait fallu pour cela
renoncer à l'injustice et à l'intolérance traditionnelles des
Allemands et des Magyars, et c'était apparemment trop
difficile.
En somme, la guerre contre la Serbie a été commencée sans
qu'on s'en fût fait une idée exacte et sans qu'on en eût calculé
toutes les conséquences. On avait trop d'orgueil pour recon-
naître qu'il pût s'agir d'une guerre entre l'Autriche-Hongrie
et le pauvre petit royaume de Serbie ; on baptisait donc l'en-
treprise, à Vienne, du nom de Straf expédition. En même temps,
à Berlin, on disait qu'il ne s'agissait que d'une leçon à donner
à un petit État inconscient de ses devoirs ; on n'imaginait pas
que ce petit État pût avoir des droits, tout comme une grande
puissance, et l'on affectait de croire que la Russie, la France
et l'Angleterre ne trouveraient rien à redire à ce que l'Au-
triche corrigeât sa voisine, cette gamine. Était-ce là une affaire
internationale ? En définitive, la parole est restée aux canons
et aux fusils; la Straf expédition a tourné contre son auteur,
et dès à présent on peut, sans devancer la parole finale du des-
tin, examiner quel est l'enjeu de la guerre, d'après les Autri-
chiens eux-mêmes.
220 LA REVUE ni; i'aius
Dans le réquisitoire contre la Serbie, du 27 juillet 1914,
qu'il a fait distribuer à toutes les grandes puissances, le gou-
vernement autrichien affirme que « l'agitation serbe s'est
donné pour but d'arriver à séparer de la monarchie autri-
chienne les parties slaves du sud pour les rattacher à un
grand État serbe » et que cette agitation qui « remonte très
loin en arrière « avait fini, après la crise de l'annexion de la
Bosnie, par se montrer « avec toute la franchise de ses ten-
dances », révélant ainsi « son intention de réaliser ses des-
seins, sous le patronage du gouvernement serbe, avec tous les
moyens disponibles».
Que ces incriminations ne correspondent pas à la vérité,
l'Europe le sait. Sauf peut-être dans ces groupes de jeunes gens
qu'aucun pays ne prend au sérieux, nulle part, en Serbie, ni dans
les cercles gouvernementaux, ni dans les partis modérés et
mûrs, personne ne songeait à un démembrement quelconque de
l'Autriche-Hongrie ; on savait très bien qu'il n'en pourrait sortir
qu'une grande guerre européenne. On ne désirait donc qu'un
régime juste pour les Slaves autrichiens et surtout pour les
Serbes et Croates ; tout en voulant profiter des lois libérales
autrichiennes pour fortifier l'idée d'unité nationale, on sou-
haitait qu'un Serbe, en Autriche-Hongrie, pût accorder sa
fidélité à l'Empire avec la fidélité à sa nation. Il est certain
que les procès monstrueux de Zagreb et de Vienne, que les
infractions capricieuses et arbitraires au droit constitutionnel,
en Croatie ou en tout autre pays yougo-slave ou slave ne
pouvaient trouver d'approbation chez nous, et il faut recon-
naître qu'on les y condamnait bruyamment, d'autant plus
que notre presse est absolument libre. Mais, quoi qu'il en soit
des prétextes invoqués par la note autrichienne, elle déter-
mine exactement l'objet du litige quand elle nomme « les
parties slaves du sud de la monarchie ». Elle a posé la ques-
tion ; après cinq mois de la guerre la plus atroce, nous avons
le droit d'y répondre.
Nous ne nous appuyons ni sur le droit de conquête des
comtes et ducs du moyen âge, ni sur celui de la force, ni sur
le « droit héréditaire » qui en provient. Notre base est unique-
ment le droit divin de la nationalité. L'État yougo-slave
doit comprendre les pays de nationalité serbo-croate et
PROBLÈMES YOUGO-SLAYES 221
Slovène et englober la wSerbie et le Monténégro actuels, la Dal-
matie, l'Herzégovine, la Bosnie, le Banat de Temesvar, selon
les frontières de l'ancien duché serbe de 1848 ^, le comitat de
Baranya en Hongrie, la Slavonie avec la Syrmie (Srem), la
Croatie avec le district de Fiume (aujourd'hui rattaché à la
Hongrie contre tout droit), l' Istrie et la Slovénie.
Sans aucun égard à son unité ethnique, et peut-être pour
la mieux dissimuler, la Slovénie se trouve répartie en diffé-
rentes circonscriptions administratives : duchés de Carinthie
et de Styrie, le comté de Goritz, Trieste, comté d' Istrie.
Voici la statistique ethnique des Slovènes :
1 . — Dans le duché de Carinthie 762 200
2. — Dans le duché de Styrie 410 800
3. — Dans le comté de Goritz 155 000
4. — • Dans la ville autonome de Trieste et ses envi-
rons. 80 000
5. — Dans le comté d' Istrie 55 000
6. — En Amérique 100 000
7. — En différents pays ' 20 000
Total 1 482 000
Que ces pays soient unis par la géographie, ce n'est pas ici
le lieu de le prouver longuement ; un simple coup d'œil sur
la carte suffît à montrer que la Save est leur lien. Par leur
fleuve, par la configuration de leurs pays, les Slovènes sont
1. Le duché de Serbie, réalisation tardive des demandes réitérées que les
Serbes d'Autriche-Hongrie avaient exprimées dans leurs congrès nationaux des
xvii® et xviii« siècles, a été proclamé, avec les frontières désignées par l'Assem-
blée nationale des Serbes-Autrichiens, le 1-13 mai 1848, à Karlovci (Karlowitz).
Ces résolutions furent sanctionnées par l'empereur François-Joseph le 3-15 décem-
bre 1848, sans d'ailleurs que les frontières du duché fussent précisées. Le duché
de Serbie et le Banat de Temesvar furent mentionnés, à titre de nouveau Kron-
land, dans l'article 72 de la nouvelle constitution du 4 mars 1849. Puis, par lettre
patente impériale du 6 novembre 1849, ses frontières furent fixées, mais autre-
ment que ne l'avait fait l'Assemblée nationale de Karlovci, car des pays peuplés
par des Roumains, que les Serbes n'avaient pas convoités, y furent inclus. Le
nouveau Kronland comprenait le comtat de Bacska, les circonscriptions de
Ruma et d'Ilok en Syrmie, le Banat, c'est-à-dire les comitats de Krasov, Tamis
et Torontal. La ville de Temesvar devenait la capitale du nouveau Kronland.
Les régiments des frontières adjacentes y furent rattachés aussi avec leur terri-
toire, tout en restant sous les ordres du Ministère de la Guerre de Vienne. On
commençait lentement à exécuter la lettre patente du 6 novembre 1849, quand,
à la suite des difflcultés crées par la nature hétérogène de la population, et sur-
tout sur les instances des Magyars, l'empereur supprima le duché do Serbie
(15-27 décembre 1860).
222 LA REVUE DE PARIS
orientés vers les Serbes et les Croates, avec lesquels ils fusion-
nent d'ailleurs très facilement et très vite, avec ceux-ci peut-
être encore plus vite qu'avec ceux-là, car aucune différence de
religion ne les en sépare. L'union se fera, mais il est difficile de
dire sous quel nom, dans quelle forme. Fera-t-on simplement
une « Grande-Serbie », ou bien une confédération d'États
yougo-slaves, d'un côté une Serbie agrandie, comprenant, outre
les deux royaumes actuels, la Bosnie, l'Herzégovine, la Dal-
matie jusqu'à la Zétina, le Banat et la SjTmie, puis, de l'autre
côté, l'ancien royaume de Croatie et la Slovénie, réunis à la
Serbie à la façon de la Hongrie et de l'Autriche, ou de la Saxe
et de la Prusse? Ne fera-t-on pas de même avec la Slovénie?
Quelle constitution donner à ces pays? Une constitution
centraliste comme celle de la Serbie, ou une constitution de
pays confédérés sous l'hégémonie de la Serbie, mais en laissant
à chacun son organisation conforme à ses traditions et ses
besoins? Y aura-t-il dans chaque pays une diète à part ; puis,
pour l'ensemble des pays confédérés, une assemblée générale,
en prenant comme exemple la Confédération Suisse ou le
système allemand, autrichien ou américain? Les prémisses
manquant absolument, nous ne pouvons pas être plus posi-
tifs et ce n'est qu'un vague essai que nous faisons ici, d'autant
plus que tout l'avenir des Yougo-Slaves ne tient pas dans
celui du groupe serbo-croate.
V
U existe, en effet, deux conceptions du yougo-slavisme : une
plus large et plus complète et une autre plus restreinte. La
première comprend les Bulgares qui ne peuvent être rangés
nulle part en dehors des Yougo-Slaves ; la deuxième ne com-
prend que les Yougo-Slaves de l'ouest de la péninsule jus-
qu'aux Alpes Noriques.
Il semble impossible actuellement de parler du yougo-
slavisme au sens large ; on ne peut pourtant, dans une étude
des problèmes yougo-slaves, passer la Bulgarie sous silence.
PROBLÈMES YOUGO-SLAVES 223
Si elle persiste dans son entêtement de vie à part, il y aura
deux États yougo-slaves dans l'Orient balkanique : la Yougo-
slavie proprement dite et la Bulgarie, qui,. si elle continue sa
politique actuelle, s'elïorcera de garder le contact avec tous
les adversaires du nouvel État yougo-slave et flirtera sans
cesse avec eux jusqu'au jour où tous les pays qu'elle prétend
bulgares, auront été réunis dans son giron. Or, au sujet de
ces pays, on pourra toujours contester; les chauvins bulgares
parlent comme si les Bulgares étaient des Sémites et les
Serbes des Aryens mais, en fait, il est impossible de trouver,
dans la zone centrale de la presqu'île balkanique, une ligne
de démarcation entre les dialectes ; celui qu'on parle en
Macédoine n'est ni le serbe, ni le bulgare, mais il contient les
éléments de l'un et de l'autre. Le to be or not to be de la Macé-
doine est tout entier dans le choix qu'elle doit faire entre les
langues littéraires de Sofia ou de Belgrade; celle-ci, m'assure-
t-on, est pour un Macédonien la plus facile à apprendre.
Est-il sûr, d'ailleurs, que, comme on le dit à Sofia, les États
ne puissent être formés que sur le principe ethnique? S'il en
était ainsi, une paroisse bulgare à Valona ou à Durazzo suffi-
rait pour que ces villes devinssent bulgares, à presque aussi
bon titre que la Macédoine où, de leur aveu, les Bulgares ne
comptent que pour un tiers de la population.
Le rêve de certains Bulgares, c'est la suppression, avec
l'aide de l'Autriche, de la Serbie indépendante et l'installation
sur ses ruines, d'une Grande-Bulgarie, magyarophile, germa-
nophile, antislave; mais imagine-t-on à Sofia que 11 millions
de Serbes, de Croates et de Slovènes se résigneraient à cet
esclavage? La Bulgarie pourrait-elle supporter l'état de
désordre et de guerre perpétuelle qui s'ensuivrait, et ne vaut-il
pas mieux rêver d'un avenir de paix et de civilisation?
Un temps arrivera où les Bulgares eux-mêmes le pense-
ront, où leur rêve d'hégémonie balkanique, et d'impérialisme
renouvelé des tsars du x*^ siècle, s'évanouira pour toujours.
Quand? Nous n'en savons rien ; mais nous sommes persuadés
que les Bulgares ne tarderont point à s'entendre avec les
autres Yougo-Slaves pour créer, de la mer Noire à l'Adria-
tique, une confédération que ne troubleront ni querelles de
clochers, ni polémiques suscitées par la place de l'accent dans
224 LA uevt:e de paris
tel ou tel dialecte. Nous nous en réjouirons pour notre part, et
c'est sans rancune que nous leur ferons place à nos côtés. Ce
que sera cette place au juste, le congrès européen le dira
quand, après cette formidable guerre, il refera les cartes poli-
tiques; le litige macédonien trouvera sa solution devant lui.
La Bulgarie n'a pas voulu de l'arbitrage du tsar en juin 1913,
mais se refusera-t-elle à celui de l'Europe, et n'est-il pas
probable qu'en l'acceptant, elle acceptera des conceptions
d'avenir différentes de celles qu'elle caresse aujourd'hui?
Tempora muiantur et nos in illis.
STOYAN NOVAKOVITCH
L' administrateur-gérant : k. bachelier.
YOUMA
La (la, aux premiers temps de la colonisation, tenait souvent
une place importante dans les riches familles de la Martinique.
La da était, en général, une négresse de la nuance la plus fon-
cée, — une capresse plutôt qu'une mesliue. A son égard, le
préjugé de la couleur n'existait pas. La (la était esclave, mais
jamais l'affranchie la plus belle, la plus cultivée, n'a joui d'une
situation privilégiée comparable à celle de certaines das.
La da était aimée et respectée comme une mère : elle était
à la fois la mère adoptive et la nourrice. Car l'enfant créole
avait deux mères : l'aristocratique maman blanche qui lui
donnait le jour, — et la sombre mère-esclave qui lui donnait
tous ses soins, qui le nourrissait, le baignait, lui apprenait
le doux et mélodieux parler des nègres, le promenait dans ses
bras afin de lui montrer la belle nature tropicale, lui racontait
le soir de merveilleuses histoires populaires, l'endormait aux
sons de berceuses, et, en somme, se tenait nuit et jour prête à
accomplir son moindre désir. Aussi n'est-il guère surprenant
que les das aient été mieux aimées que les mères blanches, au
moins pendant l'enfance des petits créoles qu'elles élevaient.
Lorsqu'il existait une préférence marquée, elle était presque
toujours en faveur de la da. C'est que l'enfant se trouvait beau-
coup plus souvent avec elle qu'avec sa vraie mère. C'est que
15 Septembre 1915. i
22(5 I>A REVLE DE PAKIS
ia da seule savait contenter tous ses menus caprices : il la Irou-
^ vait plus indulgente, plus patiente, peut-être même plus cares-
sante que sa mère. Et la da elle-même était une enfant ; elle en
avait l'âme ; elle parlait le langage des enfants, elle prenait
plaisir à des choses enfantines ; elle était naïve, enjouée, affec-
tueuse. Elle savait comprendre les pensées, les élans, les peines
et les fautes du tout petit, mieux que ne l'eût fait, souvent, la
mère blanche. Elle savait d'instinct l'apaiser en toute cir-
constance, amuser, divertir ou flatter son imagination. Une
harmonie parfaite régnait entre les deux natures, — une
heureuse communauté de sympathies et d'antipathies, — un
parfait accord dans la joie animale d'exister. Plus tard, au
moment où l'enfant, grandi, recevait les premières leçons de
français du précepteur, ou de la gouvernante, au fur et à
mesure des progrès de son esprit, son affection pour la da
commençait à se distinguer de son affection pour sa mère.
Mais bien qu'il se mît peut-être alors à aimer sa mère plus
qu'auparavant, il ne chérissait pas moins la da. Son amour
paur sa nourrice durait toute sa vie. Et rarement la da
était-elle abandonnée par la famille. Cela n'arrivait guère
que lorsqu'elle avait été durement louée par un marchand
d'esclaves.
Souvent la da était née sur la propriété de la famille, parfois
elle servait de bonne d'enfants à deux générations nées sous
le même toit. Mais il arrivait plus souvent que lorsque la
famille augmentait et se divisait, lorsque les fds et les fdles
devenus grands se mariaient à leur tour, elle soignait tous leurs
enfants l'un après l'autre. Elle finissait ses jours auprès de ses
maîtres ; bien qu'elle leur appartînt selon la loi, c'eût été
presque une infamie de la vendre. Lorsqu'on l'affranchissait,
en reconnaissance des services rendus, elle n'avait pas le désii'
de fonder un foyer propre : la liberté n'avait pour elle que peu
de prix, à moins qu'elle ne survécût à ceux auxquels elle était
attachée. Elle souhaitait la liberté pour ses enfants, plus que
pour elle-même. Elle avait même le droit de la demander poui-
eux puisqu'elle avait sacrifié tant de ses plaisirs maternels
^pour les enfants d'autrui. Son désintéressement et son dévoue-
ment forçaient la reconnaissance des natures les plus dures.
Elle représentait le type le plus haut de la bonté dans une race
YOUMA 227
intellectuellement peu développée et maintenue dans une
demi-barbarie par la servitude, mais qui, cependant, était
remarquablement raffinée au point de vue physique, grâce au
climat, au milieu et à toutes ces influences mystérieuses qui
déterminent le caractère des peuples créoles.
La (la appartient déjà au passé : c'était un type tout parti-
culier tiré de l'esclavage, par sélection. C'est sans doute le seul
produit de l'esclavage qu'on puisse regretter, — fleur étrange
poussant parmi les sombres herbes touffues de ce sol amer.
L'atmosphère de la liberté ne devait pas être nécessairement
fatale à la durée de ce type, mais la liberté amena bien des
changements inattendus. L'établissement du suffrage uni-
versel fut suivi d'une grande dépression industrielle, due à la
concurrence étrangère et aux nouvelles découvertes, tandis
que la subordination de l'élément blanc à l'élément noir provo-
quait une insurrection politique, et la ruine complète de l'an-
cienne organisation sociale. La transformation était trop
violente pour amener de bons résultats. L'abus des pouvoirs
politiques, conférés trop vite et sans choix, aviva les haines
anciennes et en provoqua de nouvelles. Les deux races se
séparèrent pour toujours au moment même où elles étaient le
plus nécessaires l'une à l'autre. Et puis, les difficultés toujours
croissantes de la vie développèrent vite l'égoïsme. La géné-
rosité et la prospérité disparurent ensemble. La vie créole se
lit plus étroite, se resserra sur soi-même. Et visiblement,
chacune des classes, sous la pression de nécessités inconnues,
s'enferma dans son caractère.
Il n'y a plus de das. Aujourd'hui, il y a des gardiennes et
des bonnes, qui souvent ne restent guère dans la même place
trois mois de suite. La loyauté et la simplicité de la da ne sont
plus que des traditions, et il serait bien inutile de rechercher
des vertus équivalentes dans la génération nouvelle de domes-
tiques salariés. Cependant plusieurs des das d'autrefois
vivent encore. Elles portent toujours ce nom. Celles à qui on
l'a donné le gardent toute leur vie comme un titre d'honneur.
On voit encore quelques das à Saint-Pierre.
11 y a par exemple du côté de la Grande-Rue, face à la mer,
une très belle maison où, tous les matins de beau temps, une
très vieille négresse, qui aime le soleil, sort et vient s'asseoir
228 LA REVUE DE PARIS
sur le seuil de marbre. C'est da Suyotte. Des passants occupant
de hautes situations, dans le monde des affaires ou du barreau,
la saluent en se croisant avec elle. Les hommes de la famille
chez qui elle vit, — le vieux père grisonnant et ses grands fUs,
s'arrêtent pour bavarder avec elle avant de se rendre à leur
bureau. Les jeunes femmes se baissent et l'embrassent, avant
de monter dans la voiture qui va les mener à la promenade.
Et, si vous vous attardez un instant, vous remarquerez que
tous les visiteurs la saluent avec un sourire, et lui demandent
amicalement :
— Comment ou yé, da Suyotte?
Malheur à l'étranger qui, se figurant qu'elle n'est qu'une
domestique, lui parlerait grossièrement.
— Si elle n'est qu'une domestique, — répliqua un jour le
maître de la maison à quelqu'un qui avait commis cette
erreur, — vous n'êtes qu'un va et !
Insulter la da, c'était insulter toute la famille. Quand da
Suyotte mourra, on lui fera de ces obsèques qui ne s'achètenl
pas au prix d'argent ; elle aura un enterrement de première
classe, auquel assisteront tous les habitants les plus riches
et les plus orgueilleux de la ville. Ce jour-là, certains planteurs
feront vingt milles à cheval, par-dessus les mornes, pour venir
tenir les cordons du poêle. Certaines femmes qui foulent
rarement le pavé des rues, et qui sortent presque toujours
en voiture, suivront à pied, sous le so^.eil brûlant, le cercueil
de la vieille négresse jusqu'au cimetière du Mouillage. Et ils
enterreront la da dans le caveau de la famille, tandis que les
cimes des grands palmiers frissonneront à la voix du bourdon.
I
Il y a encore à Saint-Pierre des vieilles gens qui se rappellent
Youma. C'était une grande capresse. Elle appartenait à
madame Peyronnette. La servante était plus connue que la
maîtresse ; car, depuis la mort de son mari, un riche négociant
qui l'avait laissée dans une situation très aisée, madame Pey-
ronnette sortait peu.
YOUMA 229
Yoiima était l'esclave favorite et aussi la filleule de
madame Peyronnette ; sous l'ancien régime, il n'était pas
rare que des dames créoles devinssent les marraines de petits
esclaves. Douceline, la mère de Youma, avait été achetée pour
servir de da à Aimée, la fille unique de madame Peyron-
nette ; mais elle était morte lorsque Aimée eut cinq ans. Les
deux enfants avaient à peu près le même âge, et paraissaient
très attachées l'une à l'autre. Après la mort de Douceline,
madame Peyronnette résolut d'élever la petite capresse et
d'en faire 'a compagne de jeu de sa fille.
Les caractères des deux enfants étaient très différents, et
cette différence alla s' accentuant au fur et à mesure qu'elles
grandissaient. Aimée était démonstrative et affectueuse, sen-
sible et passionnée, avec de brusques passages du chagrin à
ia joie, des larmes aux sourires, Youma, au contraire, était
presque taciturne ; elle trahissait rarement une émotion quel-
conque ; elle jouait silencieusement quand Aimée criait, et
souriait à peine tandis qu'Aimée riait si fort qu'elle effrayait
presque sa mère. Mais, malgré ces différences, ou peut-être
précisément à cause de ces différences, les deux fillettes s'en-
tendaient fort bien. Elles n'eurent jamais de querelle sérieuse,
et ne se séparèrent pour la première fois que lorsque Aimée
fut envoyée, à neuf ans, dans un couvent, pour y compléter
son éducation. Aimée éprouva un grand chagrin en quittant
sa compagne ; sa peine ne fut pas adoucie lorsqu'on lui assura
qu'elle retrouverait au couvent des amies plus gentilles que la
petite capresse. Youma, qui certes perdait le plus par la sépa-
ration, demeura calme, en apparence ; elle fut d'une conduite
irréprochable, dit madame Peyronnette, trop fine observa-
trice pour attribuer cette « conduite irréprochable » à l'insen-
sibilité.
Cependant, les deux amies continuèrent à se voir. Tous les
samedis, madame Peyronnette se rendait au couvent dans sa
voiture, et elle emmenait toujours Youma. Aimée ne parais-
sait guère moins heureuse de voir son ancienne compagne de
jeu que de voir sa mère. Leur amitié d'enfance se renoua
naïvement pendant les premières vacances d'été, et pendant
celles de Noël, et leur affection réciproque survécut à la fm de
leur existence commune. Bien qu'elle fût théoriquement une
230
LA REVUE DE PARIS
domestique, et qu'elle ne s'adressât à Aimée qu'en la nom-
mant ({ maîtresse », Youma était traitée presque comme une
fille adoptive. Et, lorsque « mademoiselle » eut fini ses étudse,
la jeune servante esclave demeura sa confidente, et en quelque
sorte sa compagne. Youma n'apprit jamais à lire, ni à écrire.
Madame Peyronnette croyait que si elle s'instruisait elle
souffrirait d'un avenir que rien ne saurait lui épargner. Mais
la jeune fille était d'une intelligence naturelle qui compensait,
sous bien des rapports, son défaut d'instruction. Elle savait
toujours ce qu'il fallait dire et faire dans toutes les circons-
tances de la vie. Youma était devenue une femme superbe ;
c'était certainement la plus belle capresse de l'arrondisse-
ment. Son teint était d'un rouge profond mais clair ; tous ses
traits avaient une douce et vague beauté, un je ne sais quoi
qui, surtout de profil, iaisait songer au visage indéfinissable du
Sphinx. Ses cheveux, bien que bouclés comme une toison
noire étaient longs et assez beaux. De plus elle était gracieuse
et très grande. A quinze ans elle semblait tout à fait femme,
à dix-huit ans elle avait la tête et les épaules de plus que sa
jeune maîtresse : et lorsqu'elles sortaient ensemble, made-
moiselle Aimée, qui était de taille moyenne, était obligé de
lever les yeux pour regarder Youma. La jolie bonne était
universellement admirée, c'était bien une de ces silhouettes
que les Martiniquais montraient orgueilleusement aux étran-
gers, comme le type accompli de la beauté des races mêlées.
Car même au temps de l'esclavage, le créole ne se refusait pas
le plaisir d'admirer ces tons bronzés ou dorés de la peau
humaine. Il avouait très franchement qu'il les appréciait ; au
point de vue esthétique le préjugé de la couleur n'existait pas.
Pourtant aucun des jeunes gens de la race blanche n'eût osé
dire à Youma son admiration. Quelque chose dans le regard
et les manières sérieuses de la jeune esclave la protégeait
tout autant que le prestige de la famille qui l'avait élevée.
Madame Peyronnette était fière de sa domestique ; elle
prenait plaisir à la voir vêtue, avec toute l'élégance possible,
du costume brillant et gracieux que portaient alors les femmes
de couleur. En fait de toilettes, Youma n'avait à envier aucune
femme de la classe des affranchies. Elle possédait tout ce
qu'une capresse pouvait souhaiter. Au goût du pays, qui
YOUMA 231
recherchait les contrastes de couleurs, elle avait des jupes de
soie et de satin, des robes dezindes, avec des foulards et des
coiffures assorties, — azur et orange, rouge et violet, jaune
et bleu criard, vert et rose. Pour les grandes circonstances,
telles que la première communion d'Aimée, la fête de madame,
un mariage auquel toute la famille était conviée, Youma revê-
tait un costume magnifique. Sa jupe à traîne de satin orange,
était attachée un peu au-dessous des seins ; la chemise brodée,
fermée par des lacets, avait des manches courtes qui laissaient
nus les bras chargés de bracelets, et maintenues au coude par
des fermoirs d'or (boutons à clous) ; son foulard (mouchoué
enlai) était jaune canari rayé vert et bleu ; elle portait un
triple collier de perles d'or ciselées, collier chou ; ses boucles
d'oreilles ou zanneaux à clous, étaient chacune composée
d'épais cylindres d'or entrelacés ; son turban Madras aux
raies jaunes était tout scintillant de bijoux, d'épingles trem-
blantes, de chaînes, de glands d'or frissonnants. Ainsi parée,
Youma eût pu poser pour un peintre la Reine de Saba.
Youma possédait aussi de jolis petits ornements qui lui
venaient d'Aimée. Mais la plupart de ses bijoux lui avaient
été donnés par madame Peyronnette comme cadeaux de nou-
vel an.
En somme rien ne manquait à Youma de ce qu'elle pou-
vait raisonnablement désirer, — sinon de la liberté. Peut-
être ne s'était-elle jamais beaucoup inquiétée à ce sujet ;
cependant madame Peyronnette y avait songé longuement
et elle avait pris une décision. Elle refusa deux fois la liberté
de Youma à mademoiselle Aimée malgré les supplications et
les pleurs de sa fille. Son refus était motivé par des raisons
qu'Aimée était trop jeune encore pour bien comprendre.
Madame Peyronnette comptait affranchir Youma dès que la
liberté rendrait celle-ci plus heureuse. Pour le moment, elle
considérait que sa servitude était pour la servante une protec-
tion morale : Youma demeurait ainsi sous le contrôle de ceux
qui l'aimaient le mieux, et elle était à l'abri de dangers qu'elle
ne soupçonnait pas encore. Et surtout elle était ainsi dans
l'impossibilité de contracter un mariage que sa maîtresse
désapprouverait. Madame Peyronnette avait ses projets pour
l'avenir de sa filleule ; elle avait l'intention de la marier un
232 LA REVUE DE PARIS
jour à un afïranchi travailleur et économe, qui lui ferait un
foyer agréable : à un charpentier, un ébéniste, un constructeur
ou patron mécanicien. Alors Youma recevrait la liberté, et
peut-être une petite dot. Mais en attendant, elle serait ainsi
aussi heureuse que possible,
A dix-neuf ans. Aimée fit un mariage d'amour ; — elle
épousa M. Louis Desrivières un cousin éloigné, plus âgé qu'elle
de dix ans. M. Desriviéres avait hérité d'une importante plan-
tation, en pleine prospérité, située sur la côte est de l'île ; mais,
comme beaucoup d'autres riches planteurs, il passait de préfé-
rence la plus grande partie de l'année en ville. Et il mena sa
jeune femme dans la maison de sa mère, située dans le quar-
tier du Fort. Suivant le désir d'Aimée, Youma l'accompagna
dans sa nouvelle demeure. Il n'y avait pas loin de la Grande-
Rue, où se trouvait la maison de madame Peyronnette, à celle
des Desrivières dans la rue de la Consolation : ainsi ni sa fdle
ni sa filleule ne s'attristeraient de la séparation.
Treize mois plus tard, Youma vêtue comme une princesse
orientale porta au baptistère une petite fille, dont la venue
dans le petit monde colonial fut enregistrée ainsi aux archives
de la Marine :
« Lucile-Aimée-Francillette-Marie, fille du sieur Raoul-
Ernest-Louis Desrivières, et de dame Adélaïde-Hortense-
Aimée Peyronnette, son épouse. »
Alors Youma devint la da de la petite Mayotte. L'enfant
créole est toujours désigné par le dernier des noms qui lui ont
été donnés à son baptême, ou plutôt par quelque diminutif
créole de ce nom... Et le diminutif de Marie est Mayotte.
Dans les deux familles on avait décidé que Mayotte ressem-
blait plus à son père qu'à sa mère ; elle avait de celui-ci les
yeux gris, et les cheveux bruns, — ces cheveux brillants qui,
chez les enfants des plus anciennes familles créoles s'assom-
brissent et deviennent presque noirs avec les années. Elle
promettait de devenir jolie.
Une autre année passa. Il n'y avait pas de ménage plus
heureux que celui d'Aimée Desrivières, Puis, avec une sou-
daineté cruelle, Aimée mourut. Elle était sortie avec son mari
pour faire une excursion en voiture sur la belle promenade
qu'on appelle la Trace, Youma et l'enfant étaient restées à
YOUMA 233
la maison. Les promeneurs furent surpris, au beau milieu d'une
après-midi particulièrement chaude, par une de ces averses
glacées et torrentielles, qui, en certaines saisons accompagnent
les orages. Ils étaient encore éloignés de tout abri et furent
tous deux trempés en un instant. Un violent vent du nord-est
s'éleva et souffla jusqu'à leur arrivée chez eux. La jeune
femme, naturellement délicate, s'alita, atteinte de pleurésie ;
malgré tous les soins possibles, elle succomba avant le lever
du soleil. Et Youma la vêtit pour la dernière fois, adroitement,
tendrement, comme elle l'avait habillée pour son premier
bal tout en bleu pâle, et pour son mariage tout en blanc vapo-
reux. Seulement, cette fois. Aimée était vêtue de noir, comme
le sont les mères créoles.
M. Desrivières avait passionnément aimé sa jeune femme.
Il s'était marié le cœur neuf et le caractère pas encore endurci
au contact des rudesses de la vie. L'épreuve fut pour lui
terrible, et pendant quelque temps on craignit qu'il n'y sur-
vécût pas. Lorsqu'il se remit un peu de la grave maladie que
lui avait value sa douleur, il lui fut iriipossible de demeurer
dans la maison de la rue de la Consolation, toute remplie de
souvenirs. Il se réfugia, dès qu'il le put, dans sa plantation et
essaya de s'y occuper, en faisant de temps à autre de brusques
visites à la ville pour y voir sa iille. Madame Peyronnette avait
insisté pour se charger de Mayotte. Mais l'enfant était délicate
comme sa mère, et six mois* plus tard, pendant une saison
d'épidémie, madame Peyronnette décréta qu'il serait plus
sage de l'envoyer à la campagne chez son père, avec Youma.
Anse-Marine était un des endroits les plus salubres de la colo-
nie, Mayotte y gagna vite des forces, de même que la sensi-
tive, — la zhébé-Mamisi, — se fortifie dans la chaude brise
marine.
II
Il y a une longue chevauchée pour aller, à travers la mon-
tagne, de la ville de Saint-Pierre à la plantation d'Anse-
Marine que les Desrivières possédaient autrefois. Pourtant
234 LA REVUE DE PARIS
la fatigue de six heures de selle, sous le soleil des tropiques
n'est rien pour quiconque n'est pas insensible à la men^eilleuse
beauté du paysage. Parfois la route s'élève presque jusqu'à
ces nuages blancs, qui souvent voilent les cimes des grands pics.
Parfois elle s'enfonce en pente douce dans le crépuscule vert
des forêts vierges ; parfois elle domine les vastes profondeurs
de vallées murées de montagnes aux formes et aux couleurs
étranges. Parfois encore elle serpente par-dessus des champs
de cannes à sucre dont l'étendue jaune s'interrompt au loin
à la courbe vaporeuse d'une mer presque pourpre.
Et pendant des heures entières, vous n'observerez proba-
blement aucun autre mouvement que ceux des feuilles et de
leurs ombres, vous n'entendrez pas d'autre bruit que la sono-
rité des sabots de votre cheval, ou le bruissement des cannes à
sucre balancées par le vent, — ou encore, à la lisière de quelque
abîme de verdure, voilé de fougères arborescentes, le long appel
flûte d'un oiseau inconnu. Mais, tôt ou tard, à un détour du
chemin, il surviendra un incident plus humain, — plus vivant,
et d'un charme exotique : par exemple une caravane de jeunes
négresses nu-pieds et nu-bras, portant sur leurs têtes le produit
d'un cacaoyère qu'elles vont vendre au marché, ou bien un
nègre, qui passe courant malgré sa charge formidable de fruits-
à-pain ou de régimes-bananes.
Vous rencontrerez peut-être une troupe de noirs Uainant
à la côte un gommier déjà vidé et taillé en forme de canot posé
sur un diable, véhicule solide et bas, aux essieux grinçants.
Les nègres placés à l'arrière du diable le poussent ; ceux qui se
trouvent à l'avant le tirent ; et un tambour frappe de son La
le fond du bateau inachevé, pour rythmer l'efîort de tous, et le
chant que voici :
Bom ! ti canot ! Allé chaché ! Mené vini ! Boni ! ii canot !...
Ou bien vous apercevrez une bande de bûcherons, qui sur
le bord de la route, scient, pour en faire des planches, le cœur
jaune safran ou rouge vermillon d'un arbre à peine abattu
et dont vous ignorez le nom. Le tronc encore vivant est hissr
sur un robuste cadre de bois, et trois hommes activent la
lourde scie, — un dessus et deux dessous. Tous trois ont le
torse nu. Et l'un est jaune orange, l'autre couleur cannelle.
i- YOUMA 23 5
le troisième est d'un noir brillant comme la laque. Tous sont
musclés en statues. Et, tout en travaillant, ils chantent :
Aie! Dos calé!
Aie!
Aie dos calé!
Aie scié bois
Aie
Pour nous allé...
Cependant les incidents de route se font plus rares quand
commence la longue descente à travers les champs de cannes
et les cacaoyères, qui part des cimes boisées et va jusqu'à la
mer lointaine. Là plus d'ombre ni de fraîcheur. Vous chevau-
chez par des terres nues, offertes au soleil. Mais l'immense
paix charme comme une caresse, et la magnifique étendue
ouverte au regard console de l'apparente absence de toute
vie humaine. Derrière vous, et aussi au nord et au sud, les
mornes élèvent leurs demi-cercles au-dessus des lieues ondu-
lantes de cannes à sucre ; plus loin surgissent des sommets
aigus, tout violets : au-dessus de ces pointes violettes se
superposent des pics, des cornes et des pitons, fantômes bleus
et nacrés. Devant vous, au delà des plaines jaunes, le crois-
sant lointain de la mer rougit, à la courbe de l'horizon, bande
de lumière opaline qui pâlit près du ciel. Un vent fort et
chaud vous soufïle au visage... Vous continuez votre chemin,
parfois au-dessus d'un plateau, — plus souvent le long d'une
pente douce ; — la mer tour à tour apparaît et disparaît,
et vous quittez enfin la route principale pour suivre un sentier
jusque-là caché derrière les ondulations du sol, un sentier de
plantation, bordé de cacaotiers. Il vous amène par de longs
détours à travers les hautes cannes à sucre qui vous ferment
la vue des deux côtés, dans une des plus jolies vallées du monde.
Du moins c'est ainsi qu'elle vous apparaîtra, lorsque vous
ferez halte au flanc du morne pour admirer le demi-cercle
presque parfait des collines doucement ridées qui s'ouvrent
sur la mer, dont la ligne d'écume s'étend comme un fil neigeux
et frémissant entre deux pics verts au delà d'une bande de
plage sombre. Plus près de vous, les champs dorés des cannes
à sucre que la rivière divise et que marquent des franges de
bambous s'élargissent pour atteindre les brisants, et sur tout
236 LA REVUE DE PARIS *
cela plane la tendresse d'ombres bleuies par des buées, le
scintillement du soleil dans l'argent des cascades, et enfin,
l'union bleue du ciel et de la mer.
Vous remarquerez ensuite sur une petite colline, au-dessous
de vous, les bâtiments de la plantation, dans un bosquet de
cacaotiers ; le long moulin, peint en jaune, avec sa roue gron-
dante et sa haute cheminée, la sucrerie, la rhiimmerie, le vil-
lage de cases à toits de chaume, où des feuilles de bananiers
tremblent dans de tous petits jardins ; la maison à un étage
du planteur, toute basse pour résister aux vents et aux trem-
blements de terre ; le cottage de l'intendant ; la maison à
ouragan ou case-à-vent, et la silhouette blanche de la haute
croix de bois plantée à l'autre extrémité de la petite colonie.
Tout cela appartenait jadis aux Desrivières, — comme la
vallée entière, depuis la plage jusqu'au sommet de la colline :
Y atelier comprenait à peu près cent cinquante mains. Depuis
lors, la plantation a été vendue et revendue plusieurs fois,
elle a été exploitée avec plus ou moins de succès par des étran -
gers et par des créoles. Pourtant si peu de changements sem-
blent s'être produits que le village est sans doute resté tel
qu'il était il y a cinquante, ou même cent ans.
Mais à l'époque où les Desrivières possédaient Anse-Marine,
la vie des plantations offrait un aspect bien différent de ce
qu'elle est aujourd'hui. Sur cette propriété, en particulier,
elle était patriarcale et pittoresque au point que cela est incon-
cevable pour ceux qui n'ont connu la colonie qu'après l'affran-
chissement. Les esclaves étaient traités presque comme des
enfants ; c'était une politique traditionnelle de la famille de
vendre seulement ceux qui ne se laissaient diriger qu'à l'aide
de châtiments corporels. On donnait à chacun des adultes un
petit jardin qu'il pouvait cultiver à sa guise. Deux demi-jour-
nées par semaine lui étaient réservées pour cela. L'esclave
avait le droit de garder la plus grande partie de l'argent gagné
par la vente des produits de son jardinet. Légalement un esclave
ne pouvait rien posséder. Pourtant plusieurs serviteurs des
Desrivières, encouragés d'ailleurs par leurs maîtres, avaient
économisé des sommes considérables. Tous travaillaient avec
accompagnement de chants et au rythme d'un tambour. Il y
avait des jours de vacances, et des soirées où il était permis
YOUMA 237
de danser. Le grand jour de l'année était la fête de madame
Desrivières, la mère du jeune planteur, la vieille maîtresse
(tétessé). Ce jour-là, il y avait des bamboulas et des caleindas ;
la maîtresse recevait tous ses esclaves sous la véranda. Ils
venaient tous lui baiser la main, et chacun y trouvait une
pièce d'argent.
Pour un étranger, et surtout pour un Européen, c'était une
vraie joie que le spectacle des incidents ordinaires de cette vie
coloniale rustique, si pleine de bizarreries exotiques, et d'in-
consciente poésie.
La routine de chaque jour commençait par une scène fort
amusante : l'inspection matinale des pieds des enfants. Ceux-ci
jusqu'à l'âge de neuf ou dix ans, n'avaient guère d'autres
occupations que jouer et manger. Ils étaient confiés à l'infir-
mière, Tanga, une vieille Africaine. Celle-ci, aidée de ses filles
préparait leur simple nourriture et les surveillait pendant que
leurs mères étaient aux champs. Dès le lever du soleil, Tanga,
accompagnée du surveillant, assemblait tous les enfants, et
les faisait asseoir en rang sur les longs bancs de bois disposés
sous les tentes de l'infirmerie. Puis, au commandement de
« Levé PiezaiiU » ils levaient tous ensemble leurs petits pieds
et l'inspection commençait. Si l'œil exercé de Tanga découvrait
la petite enflure ronde qui trahit la présence d'une chique,
l'enfant était envoyé à l'infirmerie pour y être soigné immédia-
tement, et le surveillant notait le nom de la mère afin de la
gronder, car elle était tenue pour responsable de la chique
qu'elle avait laissé subsister une nuit entière dans le pied de
son enfant. Mais, pendant ces inspections, on se chatouillait,
on riait et on criait si fort, qu'il fallait toujours que Tanga
effrayât plusieurs fois les enfants de ses gronderies et de ses
menaces avant d'arriver au bout de son examen.
Une autre scène matinale intéressante était le départ d'une
caravane chantante de femmes et de jeunes filles. Elles por-
taient au marché, dans des paniers posés sur leurs têtes, les
différents produits de la plantation : du cacao, du café, du
cassis et des fruits, — des noix de coco, des mangues, des
oranges, des bananes, des corossols, et des pommes canelles...
Puis un joyeux événement se produisait presque chaque
semaine : c'était la sortie du gommier, — immense canot de
238 LA REVUE DE PARIS
près de soixante pieds de long, taillé dans un seul arbre gigan-
tesque. Ce canot n'avait pas de gouvernail, mais une proue
à chaque extrémité, de façon à pouvoir naviguer aussi faci-
lement dans les deux directions ; il contenait des bancs pour
une douzaine de rameurs, et au milieu un siège plus élevé pour
le joueur de tambour. Le gommier avait deux « comman-
deurs », un à chaque proue, il pouvait porter une douzaine de
barils de rhum, et six ou sept tonneaux de sucre. On s'en
servait surtout pour transporter ces produits aux petits navires
venus de Saint-Pierre, qui n" osaient pas s'aventurer trop près
des brisants dangereux. Le gommier ne pouvait prendre la
mer que s'il était lancé, à l'aide d'un cadre incliné construit
exprès, dans une eau profonde, au creux d'une haute falaise.
Lorsque la cargaison était arrimée à bord, et que les rameurs
étaient à leur poste, le tambour donnait le signal : on enle-
vait les cales, on lâchait les cordes, et la longue embarcation
filait dans la mer, — toutes ses rames frappant l'eau en môme
temps, au rythme du tamtam ou du tambou bêlai.
Tous les dimanches, dans l'après-midi, le père Kerambrun
arrivait à cheval du prochain village, pour apprendre le caté-
chisme aux négrillons. Il tenait en général la petite classe
dans a sucrerie. Les larges portes à l'avant et à l'arrière du
bâtiment s'ouvraient toutes grandes à la brise de la mer, et le
soleil projetait sur le sol l'ombre des cimes des palmiers. Le
vieux prêtre savait enseigner les tout petits dans leur propre
langue ; il répétait inlassablement chaque question et chaque
réponse du catéchisme créole jusqu'à ce que les enfants les
sussent par cœur, et fussent capables de les chanter comme
un refrain.
— Couinent ou ka crié fi Bon Dié? — demandait le père.
(Comment appelez-vous le Fils du Bon Dieu?)
Alors toutes les voix enfantines, répétant la question et la
réponse, flûtaient en unisson :
— Comment ou ka crié fi Bon Dié? Nou ka crié li Zézou Chri !
— Et ça y fait pou nou-zautt, fi Bon Dié ?
— Li payé pou nou p'allé dans Venfé ; li baill toult sang-li
pouça.
(Il a payé pour que nous n'allions pas en enfer ; il a donné
tout son sang pour ça.)
YOUMA 239
— Et qiiilé prié qui pli meillé-adans toute prié iiou ka fait?
(Et quelle est la meilleure prière parmi toutes les prières
que nous récitons?)
C'est note Pé.
Pacé Zezou Chri
Montré nou li.
Tous les enfants chantaient ensemble. (C'est le Pater Nos-
ter parce que c'est Jésus-Christ qui nous l'a enseigné.)
Et, à la fm de la tâche quotidienne, lorsque rententissait
pour la dernière fois la coquille de lambi, afin de rappeler
tout le monde des champs et du moulin, on assistait au spec-
tacle patriarcal de la prière du soir, selon la vieille coutume
coloniale. Le maître et son surveillant, debout près de la
croix érigée à l'entrée du petit village de la plantation, atten-
daient que tous les esclaves fussent réunis. Les hommes appor-
taient chacun le paquet réglementaire de foin pour les ani-
maux ; ils le posaient à terre devant eux, puis ils enlevaient
leur chapeau. Alors, tous, hommes et femmes, s'agenouillaient
et répétaient ensemble le « Je vous salue, Marie », le Pater
et le Credo, tandis que les étoiles frémissantes apparaissaient
et que le jaune flamboiement du soleil s'éteignait derrière les
cimes.
Souvent, par les nuits claires et chaudes, les esclaves s'assem-
blaient après le repas du soir, pour écouter les histoires con-
tées par les libres de savanes, vieux et vieilles esclaves exempts
de travail. Et c'étaient de curieuses histoires. Elles formaient
la meilleure partie de la littérature traditionnelle d'une race
à qui la lecture était interdite. Dans ce temps-là cette lit-
térature orale enchantait les grands comme les petits, elle
plaisait aux békés comme aux nègres. Elle exerçait même
une influence très visible sur le caractère colonial. Toute da
était une conteuse d'histoires ; ses récits développaient d'abord
l'imagination du petit blanc confié à ses soins, en l'africanisant
tellement que l'éducation européenne ne devait plus effacer
cette empreinte, et en créant chez lui un double et curieux
amour du comique et du merveilleux. On ne se lassait pas
d'entendre répéter ces histoires, car elles étaient dites avec
un art impossible à décrire. Les refrains ou les chansons
240 LA REVUE DE PARIS
dont elles s'entrecoupaient, étaient composés de mots afri-
cains et plus souvent de rimes dépourvues de sens, imitant les
chants des bamboulas et les improvisations des caleindas.
Elles avaient un charme étrange que les grands musiciens
eux-mêmes étaient bien forcés de reconnaître. Et de plus il
y a dans les contes créoles une couleur locale surprenante,
qu'ils soient d'invention purement africaine, ou qu'ils aient été
simplement adaptés du folk-lore du vieux monde ; il y a dans
ces contes un je ne sais quoi de F âme de la vie et de la pensée
coloniale qui ne peut passer dans aucune traduction. Leurs
scènes i e déroulent parmi les bois et les collines des A- tilles,
ou parfois dans le quartier le plus bizarre d'un vieux port
colonial. Le cottage européen des histoires populaires devient
la case ou l'ajoupa des tropiques, aux murs de bambou, et au
toit de feuilles de canne séchés ; les Belles du Bois Dormant
sont toujours surprises dans les forêts primitives par un nègre
marron ou un chasseur-Chou. Les Cendrillons et les Princessess
apparaissent comme de belles jeunes métisses portant des cos-
tumes qu'on ne voit jamais dans les livres d'images ; les fées
des légendes du vieux monde y sont remplacées par la Vierge
Marie et le Bon Dié ; les Barbes-Bleues et les Géants se trans-
forment en quimboiseurs et en diables ; les démons eux-mêmes,
sauf quand ils baillent pour montrer le feu brûlant dans leurs
gorges, ressemblent trop aux travailleurs demi-nus, vêtus de
pantalons de canevas, du mouchoué-fautas, et d'autres pièces
de costume nègre pour qu'on ne puisse les reconnaître. Il faut
les examiner de très près pour déterminer chez eux les signes
diaboliques, — les cheveux rouges, les yeux cramoisis et les
racines des cornes, dans l'ombre de l'énorme chapeau dit
« chapeau nourriture de mule », ou chapeau bakoué.
Et puis le Bon Dié y figure comme le meilleur et le plus doux
des vieux békés, des vieux blancs; c'est un affable planteur
grisonnant dont la demeure est située dans les nuages au-dessus
de la montagne Pelée. On voit parfois ses « moutons » et ses
choux-caraïbes dans le ciel. Et celui qui rompt les enchan-
tements, c'est le prêtre de la paroisse, Missié Labbé, — qui
sauve les jolies filles peu sages en leur passant son étole autour
du cou !
Ce fut à Anse-Marine que Youma apprit la plupart des his-
YOUMA 241
toires qu'elle raconta ensuite à Mayotte, dès que la petite fille
fut assez grande pour les aimer.
Depuis un siècle, la vie s'écoulait ainsi sans beaucoup varier
dans la vallée de la plantation. Sans doute il y eut bien quel-
ques ombres et quelques douleurs qui ne s'exprimèrent jamais ;
il y eut, sans doute aussi, certains événements qui ne furent
notés dans les vers d'aucune chanterelle, — il y eut des journées
sans chansons et sans rires, où les champs étaient silencieux.
Mais, toujours, le soleil des tropiques l'inonda de couleurs
éblouissantes, — les grandes 'unes la baignèrent de lumière
rose, et toujours, toujours, de l'immensité pourpre de la mer,
un souffle puissant y soufflait, chaud et pur, le souffle des vents
appelés invariables, — les Vents Alizés.
III
Le matin, Youma conduisait généralement Mayotte à la
rivière. Elle l'y baignait dans une crique claire et peu pro-
fonde, dissimulée par des bambous et peuplée d'innombrables
et bizarres petits poissons. Parfois, vers le soir, une heure avant
le coucher du soleil, elle la menait à la plage goûter la brise
de mer et admirer l'écume des brisants. Mais, durant les
heures chaudes de la journée, l'enfant n'avait la permission
de regarder le monde merveilleux de la plantation que des
vérandas entourant la maison. Et ces heures lui paraissaient
longues. La moisson de la canne à sucre dans les champs voi-
sins, au rythme du tambour, — l'allée et venue des chariots
qui grinçaient sous leurs fardeaux de tiges coupées, — l'ai-
guisage des coutelas sur la meule, l'odeur sucrée du vesou,
le grondement des machines, l'écume bruyante du petit ruis-
seau qui faisait tourner la roue dû moulin, tous les aspects,
toutes les odeurs, et tous les bruits de la vie de la plantation,
lui faisaient souhaiter follement de s'y mêler. Et ce qui la
tourmentait le plus, c'était le spectacle des petits enfants
d'esclaves s' amusant sur l'herbe autour des maisons, à des
jeux fort drôles auxquels elle eût voulu prendre part.
15 Septembre 1915. 2
24 2 LA REVUE DE PAKIS
— Je voudrais être une petite négresse, — dit-elle un jour
qu'elle se tenait sous le porche et regardait les enfants jouer.
— Oh ! — s'écria Youma étonnée, — et pourquoi cela?
— Parce que alors, tu me laisserais courir et me rouler au
soldl.
— Mais le soleil ne fait pas de mal aux petits nègres et aux
petites négresses. Et le soleil te rendrait très malade, dou-
doux...
— C'est pourquoi j'aimerais être une petite négresse !
— Ce n'est pas bien de désirer cela 1 — déclara Youma
sévèrement.
— Pourquoi?
— Si !... Vouloir ressembler à laide petite négresse!,,.
— Pourtant toi tu es une négresse, da, ou presque, et tu
n'es pas laide du tout. Tu es belle, rfa, tu as l'air d'être toute en
chocolat.
— Mais n'est-ce pas beaucoup plus joli de ressembler à
de la crème?
— Non ! J'aime mieux le chocolat que la crème... Raconte-
moi une histoire, da !
C'était la seule façon de la faire tenir tranquille. Mayotte
avait maintenant quatre ans, et elle s'était éprise d'une pas-
sion extraordinaire pour les histoires. L'histoire de Montala,
ou de r oranger-sorcier qui poussait jusqu'au ciel: l'histoire de
Manzeliii-goiiin, ou la jeune fille orgueilleuse qui épousa un
fantôme ; celle de V'Oiseaa Zombi, dont les plumes avaient
« la couleur des jours passés », qui chantait dans les estomacs
de ceux qui le mangeaient, et renaissait ensuite ; i'histoire
de la Belle, qui avait la Vierge pour marraine ; l'histoire de
Pié-Chique-a, qui apprit à jouer du violon àla façon du diable;
l'histoire de Colibri, l'oiseau bourdonneur: Colibri possédait
le seul tambour qu'il y eût au monde, et il refusa de le prêter
lorsque le Bon Dié le lui demanda pour faire une route, bien
que les nègres eussent déclaré qu il leur était impossible de
travailler sans tambour ; l'histoire de Nanie-Roselte, la petite
fille gourmande, qui s'assit sur le Rocher du Diable, et ne put
plus se relever, de sorte que sa mère dut engager cinquante
menuisiers pour lui construire une case, avant que minuit ne
sonnât !
YOUMA 213
Et puis l'histoire merveilleuse de Yé, qui ayant trouvé
un vieux diable aveugle en train de faire cuire des escargots
dans un bois, lui vola sa nourriture dans sa calebasse, mais
le vieux diable attrapa Yé, et se fit de force emporter chez
lui et nourrir pendant très longtemps...
Mayotte avait entendu toutes ces histoires, et bien d'autres
encore, et plus elle en entendait, plus sa curiosité était stimulée.
Si ces légendes n'étaient pas son plus grand plaisir pendant
son séjour à la plantation, du moins elles enchantaient et
coloraient tous ses autres plaisirs, — entourant la réalité d'une
atmosphère délicieusement irréelle, communiquant une per-
sonnalité fantastique aux choses inanimées, remplissant les
ombres de zombis, donnant la parole aux arbustes, aux arbres
et aux pierres, car les cannes à sucre elles-mêmes lui parlaient
choaoLia-choiwua comme le vieux Babo, le vieux libre-de-
Savane qui se murmurait des choses tout bas. Chaque habitant
de la plantation, depuis le plus pelit négrillon jusqu'au grand
Gabriel, ou « Gabou » le commandeur de tous les autres, per-
sonnifiait pour Mayotte quelque silhouette sortie des contes.
Et chacun des recoins des collines, des ravins ou de la plage
qu'elle parcourait pendant ses promenades matinales avec
Youma, lui fournissait le décor de quelque épisode fantas-
tique...
— Mayotte, — s'écria Youma, — tu sais bien qu'il ne faut
pas raconter des histoires dans la journée, à moins qu'on ne
veuille voir des zombis, la nuit !
— Non, da ! Raconte-moi une, tout de même, une toute
petite,... je n'ai pas peur.
— Oh ! la petite menteuse !... Tu as peur, tu as très peur
des zombis. Et si je te raconte une histoire, tu les verras ce
soir !
— Non, doudoiix da ! Dis-m'en une...
— Tu ne me réveilleras pas cette nuit en me disant que tu
vois des zombis'?
— Non, da ! Je te le promets.
— Eh bien, alors pour cette fois, dit — Youma, en pronon-
çant les paroles traditionnelles qui annoncent que le conteur
d'histoire créole est prêt à parler : bobonne fois?
— ToLia fois bel conte ! — s'écria l'enfant ravie.
211 LA REVUE DE PARIS
Alors Youma commença :
Dame Kélémeiit.
« Il y avait une fois, il y a très très longtemps, une vieille
femme que tout le monde disait être une sorcière, et d'accord
avec le diable. Et presque toutes les méchantes choses qu'on
racontait sur elle étaient vraies.
Un jour, une pauvre petite fille perdit son chemin dans les
bois. Elle marcha tant et tant qu'enfin elle ne pouvait plus
faire un pas. Alors elle s'assit, et se mit à pleurer. Et elle pleura
très, très longtemps.
Tout autour d'elle, il n'y avait que des arbres et des lianes.
Le sol était recouvert de racines vertes, très glissantes ; et les
lianes s'y entrecoisaient à tel point, qu'il y faisait très sombre.
Elle était perdue dans les grands bois, — dans les grands bois
où grouillent les serpents !
Tout à coup, comme elle était assise là, elle entendit près
d'elle des bruits étranges, des bruits de chants et de danses
Elle se leva, et marcha dans la direction d'où venaient ces
bruits. Elle regarda à travers les branches et elle vit la vieille
femme dont tout le monde parlait, chevauchant un balai ',
et dansant en rond avec d'innombrables serpents et des cra-
pauds-ladé, — les grands crapauds qui sont si laids. Et ils chan-
taient tous ensemble cette chanson :
Kingué,
Kingué,
Vonvon
Malalo,
Bloum-voum !
Jambie,
Kingué,
Tou gale
Zo gale
Vloum !
La petite fille immobile, était hébétée de peur, elle n'avait
même plus la force de pleurer. Mais la vieille femme avait vu
remuer les feuilles. Et elle s'approcha tout entourée de flamme^
qui jouaient autour d'elle, et elle demanda à la petite fille :
1. Halai fait des branches duu arbuslc appelé giiiyan'inc.
YOUMA 2 45
— Que fais-tu dans le razié?
— Mère, j'ai perdu mon chemin dans les bois.
— Alors mon enfant, il faut me suivre dans ma maison...
Car si tu en avais l'occasion tu me trahirais, tu me tuerais
peut-être.
Mais la petite fdle ne comprenait pas ce que la sorcière lui
disait. Car la méchante vieille lui parlait de choses que seuls
les magiciens connaissent.
Lorsqu'elles arrivèrent à la maison de la sorcière, la pauvre
petite fiîle était très fatiguée, elle s'assit sur une calebasse
qui servait de chaise à la sorcière. Puis elle vit celle-ci allumer
deux feux sur le sol de terre battue, avec de la gomme-à-
torche qui à l'odeur de l'encens. Sur un des deux elle posa un
grand pot tout rempli de maman-chou, de camagniocs de yams,
de christophines, de melonjènediable, et de beaucoup d'herbes
dont la petite fille ignorait les noms. Et sur l'autre feu, elle
fit bouillir quelques crapauds et un lézard de terre, un zanoli
ié. A midi, la vieille femme avala tout cela, comme si ce n'était
rien du tout, puis elle' regarda la petite fille qui était presque
morte de faim, et lui dit :
— Tu n'auras rien à manger jusqu'à ce que tu me dises
quel est ton nom...
Puis elle s'en fut, en laissant la petite fille seule.
Alors la petite fille se mit à pleurer. Mais tout à coup, elle se
sentit frôlée par quelque chose. C'était un grand serpent, le
plus grand qu'elle eût vu de sa vie. Elle eut tellement peur,
qu'elle crut mourir. Et elle s'écria :
— OU Papa moin?
OU Maman moin ?
LaUtolé-ké mangé moin!
Mais le serpent ne lui fit pas de mal ; il frotta seulement de
sa tête très doucement l'épaule de la petite fille et chanta :
— Bennemé, Bennepé, tambou bêlai.
Yehé p'accoutumé tambou bêlai.
Alors la petite fille cria encore plus fort
— OU Papa moin ? OU Maman moin ?
Latitolé-ké mangé moin.
Mais le serpent frottant toujours sa tête doucement contre
elle, répondit en chantant très bas :
24 6 LA REVUE DE PARIS
— Bennépé, Bennemé, tamboii bêlai.
Yehé p' accoutumé bambou bêlai.
Alors, quand il la vit un peu rassurée, il leva sa tête tout
près de l'oreille de la petite fille, et lui murmura quelque
chose.
Dès qu'elle entendit ce que le serpent lui avait murmuré,
elle sortit en courant de la maison, et s'élança dans les bois.
Et là, elle se mit à demander à tous les animaux le nom de la
vieille sorcière.
Elle interrogea tous les animaux qui vont à quatre pattes,
tous les lézards, et tous les oiseaux. Mais ils ne savaient pas.
Elle arriva à une grande rivière et elle questionna tous les
poissons. Et les poissons lui répondirent tous, l'un après l'autre
qu'ils ne savaient pas. Mais le cirique, le petit crabe de rivière
qui est jaune comme le plantain, le cirique savait. Le cirique
était le seul être, dans tout l'univers, qui sut le nom de la sor-
cière : Dame Kélément.
Alors la petite fille regagna la maison de la vieille en courant
aussi vite que possible. Son petit estomac vide lui faisait si
mal qu'elle savait qu'elle ne pourrait pas supporter la douleur
encore longtemps. La vieille était déjà de retour, grattant du
manioc pour en faire de la farine et de la cassave.
La petite fille marcha droit vers elle et dit :
— Donne-moi à manger. Dame Kélément !
Deux étincelles enflammées jaillirent des yeux de la sor-
cière, et elle eut un sursaut si violent qu'elle se fracassa presque
la tête contre les pierres sur lesquelles elle balançait ses
pots.
— Enfant ! tu m'as vaincue ! — hurla- t-elle. — Prends tout !
Prends tout ! Mange ! Mange ! Mange ! Tout ce qui est dans
la maison t'appartient !
Puis elle bondit par la porte rapide comme une explosion
de poudre, elle sembla voler à travers les bois et les champs...
Et elle courut tout droit à la rivière, car c'était sous le lit de
la rivière, que le diable avait enfoui très profondément le nom
qu'il lui avait donnée. Et elle s'arrêta sur les bords de la rivière,
et se mit à chanter :
— Loche ! ô loche, est-ce toi qui as dit que je m'appelais
Dame Kélément?
YOUMA 247
Alors la loche, qui est noire comme les pierres noires de
la rivière, leva la tête et cria :
— Non, maman, non, maman, ce n'est pas moi qui ai dit
que tu t'appelais Dame Kélément.
— Tiliri, à titiri ! Dites moi, est-ce un de vous qui a dit
que je m'appelais Dame Kélément?
Alors les titiri, les minuscules et transparents titiri, répon-
dirent tous ensemble, aggrippés aux cailloux :
— Non ! maman ! Non, maman ! Aucun de nous a jamais
dit que tu t'appelais Dame Kélément !
— Cribiche! ô cribiche, est-ce toi qui as dit que je m'appe-
lais Dame Kélément?
Alors la cribiche, la grande écrevisse leva la tête et les pinces
et répondit :
— Non maman, non maman, ce n'est pas moi qui ai dit
que tu tappelais Dame Kélément.
— Têtard ! o têtard, est-ce toi qui as dit que je m'appelais
Dame Kélément?
Et le têtard, qui est gris comme les rochers gris de fer aux-
quels il s'accroche, répondit :
— Non, maman ! non, maman ! Ce n'est pas moi qui ai dit
que tu t'appelais Dame Kélément.
— Dormeur, ô dormeur, est-ce toi qui as dit que je m'appe-
lais Dame Kélément?
, Et le dormeur, le dormeur paresseux qui sommeille à l'ombre
des rochers, s'éveilla, se leva et répondit :
— Non, maman, non, maman ! Ce n'est pas moi qui ai dit
que lu t'appelais Dame Kélément.
— Matavalé, ô matavalé, est-ce toi qui as dit que je m'appe-
lais Dame Kélément?
Et le matavalé, le matavalé brillant qui scintille comme du
cuivre lorsque le soleil se pose sur ses écailles, ouvrit la bouche
et dit .
— Non maman ! Ce n'est pas moi qui ai dit que tu t'appe-
lais Dame Kélément,
— Milel! — bouc!— pisquette! — Zangui! — Zhabitant! Est-
ce l'un de vous qui a dit que je m'appelais Dame Kélément?
Et ils crièrent tous :
248 LA REVUE DE PARIS
— Non ! non ! non ! maman, nous n'avons jamais dit que
tu t'appelais Dame Kélément !
— Cirique, ô cirique est-ce toi qui as dit que je m'appelais
Dame Kélément?
Alors le cirique leva les yeux et ses pinces jaunes, et
cria :
— Oui, oui, vilaine vieille ! Oui, vieille sorcière ! Oui !
vieille malédiction ! Oui, c'est moi qui ai dit que tu t'appelais
Dame Kélément.
Dès qu'elle entendit ces paroles, elle se mit à trépigner si
fort sur le sol, que le diable l'entendit et ouvrit un grand trou
à ses pieds. Et elle s'y précipita la tête la première. Et la terre
se referma sur elle. Et, deux jours plus tard, à cet endroit
même, avait poussé une touffe de l'arbuste qu'on nomme
V arrête-nègre, de l'arbuste qui est tout en épines
Or, pendant que tout ceci se 'passait, le serpent s'était
transformé en homme, car c'était la méchante vieille sorcière
qui l'avait changé en reptile. Et il prit la petite fille par la main,
et la ramena à sa mère.
Mais le lendemain, ils revinrent fouiller la case de Dame
Kélément. Ils y trouvèrent sept tonneaux remplis d'ossements
humains, et aussi beaucoup d'or et d'argent, plus qu'il n'en
fallait pour que la petite fille devînt très riche. Et lorsqu'elle
se maria, elle eut la plus belle noce qu'on eût jamais vue dans
ce pays !... »
Les visites que Mayotte faisait, chaque matin avec Youma
à la rivière, lui avaient permis d'imaginer tous les décors de la
dernière partie de cette sotte petite histoire. Et elle fut si
fort enchantée qu'elle obligea sa bonne à les lui répéter plu-
sieurs fois. Elle avait vu les écrevisses sortir leurs têtes des
flaques d'eau; elle avait attrapé, dans ses petites mains, les
titiri ; elle connaissait de vue la loche, le têtard, le matavalé,
le zhabitant, le dormeur et le cirique. Elle connaissait aussi,
grâce à de douloureuses expériences, V arrête-nègre. Elle se
disait que Dame Kélément devait ressembler à la vieille Tanga,
quand celle-ci était en colère ; et la petite fille qui perdit son
chemin dans les bois était sans doute l'image de certaine
petite négresse c[ue Tanga grondait souvent et qui se mettait
YOUMA 249
à pleurer d'une façon tout à fait extraordinaire : Aië-yaië-
yaië-yaië-yaié-yaië !
Mais au milieu de son extase, elle ressentit une légère
crainte en se rappelant l'avertissement de Youma :
— Da, — demanda-t-elle presque timidement, — dis, je ne
verrai pas de zombis ce soir.
— Ah ! il ne faut plus me demander de te raconter des his-
toires le jour ! — répondit Youma avec réserve.
— Mais dis-moi, je ne les verrai pas ce soir? dis?
— Si tu les vois, — répliqua Youma, — appelle-moi ! Je
les chasserai !
IV
Ce soir même, Youma était seule à la maison avec l'enfant,
M. Desrivières était allé à cheval jusqu'à Sainte-Marie, et les
domestiques occupaient un bâtiment voisin... Soudain elle
fut éveillée de son sommeil en entendant Mayotte crier :
— Da, oh da, moin pé!
La lampe qui brûlait habituellement devant les images des
saints s'était éteinte, et la petite Mayotte avait peur.
— Pa pé ! — dit Youma en se levant vivement pour la cares-
ser, — mi da-ou, ché !
— Oh ! il y a quelque chose dans la chambre, da ! — dit
r enfant.
Elle avait entendu des bruits furtifs.
— Non, doudoux, tu as rêvé. Da va t'allumer la lampe.
Youma étendit la main, tâta pour trouver les allumettes
sur la table de nuit, elle ne put les trouver, et se souvint
qu'elle les avait laissées dans le salon contigu. Alors elle se
dirigea vers la porte, et soudain son pied se posa sur quelque
chose qui glaça tout son sang, — quelque chose de visqueux
et de froid qui vivait... Elle porta immédiatement tout le
poids de son jeune corps souple sur son pied gauche, — elle
ne sut jamais dire pourquoi. Peut-être était-ce par pur instinct
Sous son talon nu, la vie frigide qu'elle tentait d'écraser se
tordait avec une force soudaine qui la fit presque tomber; et
250 LA REVUE DE PARIS
au même instant elle sentit quelque chose s'enrouler autour
de sa cheville, au-dessus de son genou, enlaçant toute la chair
du talon jusqu'à la cuisse avec une force meurtrissante :
c'était les anneaux d'un serpent.
— Tambou ! — murmura-t-elle entre ses dents.
Et elle tendit tous ses muscles contre l'enlacement qui se
resserrait et affermit la pression de son pied sur l'ennemi
invisible... Le pied des métis, que les souliers n'ont jamais
déformé, garde une certaine facilité d'appréhender les objets,
et peut saisir comme une main ; le serpent se tordit en vain
pour essayer d'échapper. Déjà la terreur glacée de Youma
s'était dissipée, et elle ne ressentait plus que la colère calme
de la résolution ; elle avait une de ces natures à demi sauvages
chez lesquelles la peur ne dure pas au delà du premier moment
de surprise nerveuse.
Elle appela doucement l'enfant :
— Ti doudoux?
— Da"?
— Ne bouge pas avant que je ne te le dise. Reste dans ton
lit. Il y a une bête dans la chambre.
— Aie ! Aie ! — sanglota l'enfant terrifiée. — Qu'est-ce
que c'est, rfa?
— N'aie pas peur, cocotte. Je la tiens, elle ne peut pas te
mordre si tu ne quittes pas ton lit. Je vais appeler Gabriel.
Ne bouge pas, chérie.
Et, de toute la force de sa voix claire, Youma appela :
— Sucou ! Sucou. Eh I Gabon.
— Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est, da? — pleurait
la petite lille.
— Ne crie pas comme ça, ou je vais me fâcher... Comment
puis-je voir ce que c'est dans le noir?...
Elle appela de nouveau au secours, et puis encore : Bon Dié !
Comme le serpent était fort, la pression de ses anneaux lui
donnait une souffrance engourdissante. Youma sentait sa
force diminuer déjà sous la pression obstinée, glacée, toujours
plus forte... Qu'arriverait-il si la crampe s'en mêlait? Ou
était-ce le venin pénétrant dans son sang qui provoquait les
étranges tremblements et les cinglements? Elle ne s'était pas
sentie mordue, mais il y avait à peine un mois de cela un des
YOUMA 251
esclaves avait été mordu, dans l'obscurité, sans le savoir... On
n'avait pas pu le sauver... Eh Gabon !... Les domestiques dans
le pavillon voisin paraissaient dormir comme des morts... Et
si l'enfant quittait son lit, malgré sa défense?...
— Oh ! on vient, da ! — s'écria Mayotte. — Gabou vient !
Elle avait aperçu le scintillement de la lanterne du com-
mandeur à travers les lattes des volets.
— Mais, (la, la porte est fermée !
— Reste dans ton lit, sans quoi tu seras mordue, si tu
bouges.
Le salon s'emplit de voix et du bruit de pas. Puis on poussa
la porte de la chambre à coucher.
- — Elle est fermée, — cria Youma, — mais enfoncez-la,
brisez-la, je ne puis pas bouger.
l'n fracas ! la pièce s'emplit du reflet des lanternes. Et alors
Youma vit qu'elle tenait la gorge du serpent sous son pied,
pendant que le reptile tendait vainement sa tête hideuse vers
son talon.
— Pas bouéné piess ! — cria la voix du commandeur. — Ne
bouge pas, pour ta vie, ma fille. Reste tranquille ! Reste
comme tu es.
Youma demeura immobile comme un bronze. Gabriel était
prèsvd'elle, son coutelas ouvert à la main.
— Quim foè ! Qiiim fà ! pas boiiené piess, piess, piess...
Alors elle vit l'éclair de l'acier, et la tête tranchée du serpent
bondir jusqu'aux lambris, où elle tomba, les yeux brûlants
encore comme des étincelles de charbon. Au même instant
les anneaux se desserrèrent et Youma leva le pied; le corps
du reptile fouetta le parquet se tordit et essaya de ramper
comme pour rejoindre la tête, mais le coutelas s'abattit encore,
toujours, et pourtant chaque fragment sectionné continuait
à remuer.
— Es-tu blessée, ma fille? — demanda une voix amicale.
. C'était M. Desrivières qui avait tout vu.
— Pa coiié, màîte, — répondit-elle, en regardant son pied.
Mais elle ne savait pas. Alors il la mena jusqu'à une chaise,
s'agenouilla et l'examina lui-même. Tandis que Mayotte
grimpa sur les genoux de Youma et se suspendit à son cou, en
l'embrassant, en la serrant et en pleurant :
252 LA liEVUE DE PARIS
— Est-ce quil t'a mordue, chère da V Est-ce qu'il l'a
mordue?
— Non, doudoux ! Non, cocotte ! Ne crains rien.
Elle disait vrai, sans s'en douter, car le serpent n'avait pu se
servir de ses crochets. Pourtant la marque de son corps resta
imprimée sur la peau lisse et rouge de Youma qui semblait
marquée au fer.
Gabriel avait lâché son coutelas, et défait le long mouchoir
fanias qui enserrait sa taille pour faire une ligature. C'était lui
le panseiir de la plantation.
— C'est inutile, mon lils, — lui dit M. Desrivières, — elle
n'a pas été mordue.
Gabriel demeura muet d'étonnement.
Pendant ce temps, la chambre s'était emplie d'esclaves, et
il y régnait un brouhaha d'exclamations.
— Dié Seigné, qui sépent !
— Mi tête-là ké lé mode toujou !
— Cesl guiabe memm !
— Moccaua ka limié pou yo joiime.
— Aie ! Youma tchoque ! ouile papa?
Et un serpent de près de six pieds de long I Personne n'avait
jamais entendu pareil exploit. Lorsque Youma raconta ce qui
était arrivé, très simplement, et avec un grand sang froid, il
y eut un lourd silence d'admiration. Ce silence fut rompu par
la basse vigoureuse du commandeur qui s'écria :
— Ouaill ! ou brave ma fi ! Ou sévé !
Sévère est l'adjectif le plus fort dont le nègre dispose pour
qualifier le courage, et garde dans son patois un sens bizarre,
admiratif et respectueux, presque le sens qui survit dans ce
mot lorsque nous autres modernes nous l'appliquons à l'art
et à la vérité. Aujourd'hui, le créole ne l'emploie plus que par
ironie, mais Gabriel le prononça avec une délicatesse incons-
ciente. Et M. Desrivières lui-même l'applaudit.
— Doudoux-da-moin, — s'écria Mayotte en étouffant sa
bonne de caresses. — Ti-cocotte-da-moin ! Mais bo-jj, papoutr,
bo y ! — supplia-t-elle, en s'adressant à son père.
Alors, il sourit et embrassa Youma sur le front.
— Et c'est tout de ma faute, — dit Mayotte, en se remet-
YOUMA 253
tant à pleurer, — j"ai voulu qu'elle me raconte des histoires
en plein jour !
Mais ce serpent-là n'était pas un zombi, on retrouva sa trace
et on la suivit jusqu'à un trou qui avait été creusé par un rat
dans le parquet du salon, sous un buiîet.
A partir de ce jour-là, Youriia devint l'objet d'une sorte de
culte à Anse-Marine. Il n'y a pas de qualité que le nègre
admire autant que le courage physique. Ualeliev entier témoi-
gna à son égard d'un intérêt presque fétichiste. L'héroïsme
de la jeune fille fit taire toutes les mesquines antipathies que
ses manières citadines et sa réserve naturelle avaient éveillées ;
les petites jalousies des domestiques de la maison qui se
croyaient supplantés par une étrangère dans la demeure de
leur maître s'évanouirent pour toujours. Ils ne cherchaient
plus qu'à obtenir ses bonnes grâces, et à gagner son sourire ;
la plantation entière se déclara fière d'elle et vanta sa prouesse
aux esclaves des propriétés voisines ; les manœuvres la
saluaient quand elle passait, comme si elle était une « maî-
tresse )) ; et les improvisateurs des chants de caleindas célé-
braient ses louanges dans leurs bêlais. Le surintendant lui-
même, M. de Comiselles, bien qu'il fût un fen'ent défenseur
de la discipline, ne s'adressait plus à elle en l'appelant ma fi,
— ma fille, — mais : manzelle Yoiima.
Mais Youma était surtout sensible aux attentions de Gabriel.
Gabriel semblait avoir pris un goût soudain pour elle. Il était
l'homme le plus occupé de la propriété, pourtant il trouvait
le temps de lui témoigner son amitié par de petites gentil-
lesses, et des marques de courtoisie dont on n'eût guère cru
capable une aussi rude nature.
Il inventait des prétextes pour la retrouver pendant le
repas de midi, et aussi le soir, avant ou après sa tournée
nocturne, pour s'assurer si toutes les règles de bon ordre et
de propreté avaient été observées dans toutes les cases, si les
2Ô4 LA KEVUE DE PARIS
vêtements étaient lessivés et les ordures enlevées. Ses visites
étaient forcément brèves ; elles étaient aussi étrangement
silencieuses. Il parlait rarement, sauf lorsqu'on lui posait une
question directe, ou lorsque Mayotte le taquinait, et le forçait
à la prendre sur ses genoux et à répondre à son babillage. Plus
souvent il s'asseyait simplement sur la véranda, près de la
chaise à bascule de Youma, et l'écoutait bavarder avec l'en-
fant ou raconter des histoires. II tournait rarement son visage
vers elle, et paraissait attentif seulement à la vie bruyante
des cases. Cependant à chacune de ses visites il apportait quel-
que petit présent pour l'enfant, sachant qu'elle le partagerait
avec sa da. C'était ou des fruits cueillis dans son propre jardin,
un bouquet de figues, qui sont de toutes petites bananes de
dessert à peine longues de deux pouces, ou un zabricot (abricot
des tropiques), ce fruit singulier, que les anciens habitants de
Haïti tenaient pour sacré parce qu'il était la nourriture des
fantômes : une prune colossale, aussi grande que le plus grand
des navets, à la chair vermeille et musquée, au noyau gros
comme un œuf de canard ; ou bien une branche odorante de
zorange-mandarine, chargée de mandarines, ou un fouille
défendu, le même suivant la tradition créole que le serpent fit
manger à Eve, sorte d'immense orange, plus grosse qu'une
citrouille, mais dont la chaiV rose est savoureuse... Un jour,
le jour de la fête de Mayotte, Gabriel apporta un très joli
cadeau : un panier qu'il avait tressé lui-môme avec des lattes
de bambou, et des tiges de lianes, rempli d'échantillons de
presque tous les produits de la plantation. Il y avait un joli
petit pain de sucre, un paquet de bâtons-caco, ou bâtons de
chocolat, un petit couï, ou demi-calebasse rempli, de sucre
brun, un bidon de sirop raffiné, un pain-mi, ou gâteau de maïs
bouilli, sucré et enveloppé dans une feuille de balisier attachée
par un ii-liane razié, quelques tablettes de cacao gratiné, con-
fites dans du sucre liquide, et un joli paquet de canne à sucre
de Chambéry attaché par une feuille de canne. Un autre jour,
tandis que Youma conduisait l'enfant à la rivière pour prendre
son bain matinal, elle y trouva, fixé sur les bords du petit
étang un large banc rustique' construit avec des longues tiges
dures du pommier rose, et dont le siège et le dossier étaient
de bambous fendus. C'était l'œuvre de Gabriel, il v avait
YOUMA 255
travaillé toute Ja nuit, et l'avait porté à la rivière avant l'au-
rore, pour faire une surprise à Youma...
Toutes silencieuses que fussent les visites de Gabriel, elles
commençaient à exercer sur Youma une certaine influence.
Elle y trouvait un plaisir inaccoutumé, elle se surprit à les
attendre avec une ardeur insconciente ; elle se sentait même
vaguement malheureuse lorsqu'il ne venait pas. Et pourtant,
lorsqu'elle ne l'avait pas vu depuis plus longtemps que de
coutume, elle ne demandait jamais ce qui avait retardé sa
visite : elle ne se serait jamais avoué, même à elle-même,
qu'elle redoutait l'indifférence de Gabriel. Celui-ci, d'autre
part, ne donnait jamais d'explication. Ces deux natures
étranges se comprenaient sans parler, d'une façon muette,
primitive, et à demi barbare.
... Une après-midi, il apporta un beau sapote, — ce fruit à la
peau douce, rosée et sombre, qui rappelle à l'imagination
créole la beauté des métis. Sa graine noire et plate contient
entre les deux moitiés du noyau une pellicule, — crémeuse,
fragile, en forme de cœur ; pour l'ôter sans la briser, il faut
beaucoup d'adresse. Les amoureux se défient à ce jeu, symbole
d'amour.
— Mayotte, — dit Youma, quand elles eurent mangé le
fruit ensemble, — je veux voir si tu m'aimes.
Elle fit craquer entre ses dents la coquille dure d'une graine ;
elle essaya ensuite d'enlever la pellicule : elle la cassa.
— Oh da ! — s'écria l'enfant, — ce n'est pas vrai, tu sais
bien que je t'aime.
— Piess ! Piess ! — dit Youma pour la taquiner, — tu ne
m'aimes pas du tout !
Alors Gabriel demanda uii^ graine, et elle la lui tendit. Et
tous rudes et durs que fussent ses doigts, il enleva délicatement
le petit cœur et le tendit intact à Mayotte.
— Ou oué ! — dit-il malicieusement, — da ou ainmein
moin passé ou ! (Votre da m'aime mieux que vous.)
— Ce n'est pas vrai ! Non, cocotte ! — affirma Youma pour
rassurer l'enfant.
Mais elle n'était pas bien convaincue de ce qu'elle disait.
Lorsque la saison de la moisson des cannes à sucre fut passée,
256 LA REVUE DE PARIS
Gabriel demanda et obtint la permission d'aller, un matin
de fête, à la Trinité. Il revint le même soir, plus tard que
l'heure où il rejoignait habituellement la jeune capresse sous
la véranda. Youma était encore là. En le voyant approcher,
elle se leva, tenant l'enfant endormie dans ses bras, et porta
un doigt à ses lèvres.
— Qiiimbé ! — murmura Gabriel en glissant dans la main
de Youma quelque chose de plat et de carré, enveloppé de
papier de soie.
Puis, sans prononcer un mot de plus, il regagna son quartier.
Lorsqu'elle eut mis Mayotte au lit, Youma regarda le
paquet... C'était une petite boîte en carton ; dedans, sur une
couche de ouate rose, brillaient deux grands et légers anneaux
d'or simple, deux boucles d'oreilles barbares que seuls les
orfèvres coloniaux travaillent, mais qui s'harmonisent bien
au costume et à la peau bronzée de la race de couleur... Youma
possédait déjà de bien plus beaux bijoux, mais Gabriel avait
lait trente kilomètres à pied pour lui acheter ceux-ci !
Il sourit, lorsqu'il passa devant sa fenêtre, le lendemain
matin et vit les anneaux qui brillaient aux oreilles de la jeune
capresse. Le fait qu'elle eût accepté ce cadeau, signifiait son
assentiment à une question qu'il n'avait pas encore posée, à
cette question que les hommes civilisés redoutent le plus de
poser, mais que l'esclave créole avait su formuler sans paroles.
VI
— Qu'y a-t-il, mon fils? — ^it M. Desrivières à Gabriel
qui avait demandé à lui parler en particulier. Mais le comman-
deur demeurait silencieux et tournait nerveusement entre ses
doigts son grand chapeau de paille.
— Maître, commença-t-il timidement, — moin ainmein ii
bonne ou...
— Youma? — demanda M. Desrivières surpris.
— Mais oui, maître.
— Et Youma consent-elle à t'épouser?
— Mais oui, maître.
YOUMA 257
M. Desrivières ne répondit pas de quelques instants. Il
n'avait jamais songé à la possibilité d'un mariage entre Gabriel
et Youma, et l'aveu de Gabriel lui causa presque un choc.
Le commandeur était certainement un des plus beaux hommes
de sa race, il était jeune, travailleur, intelligent. Pourtant il
ferait un bien rude mari pour une fille élevée comme Youma.
Sans doute, elle n'était qu'une esclave sans instruction, mais
elle avait reçu une éducation domestique qui lui donnait une
supériorité bien marquée sur les autres femmes de sa classe.
Elle avait également des qualités morales infiniment plus
raffinées que celles de Gabriel, Et puis, surtout, elle avait été
:a compagne d'enfance d'Aimée, et ensuite son amie plutôt
que sa servante. Elle se ressentait encore beaucoup de l'in-
fiuence d'Aimée ; elle avait dans ses manières et sa pensée
quelque chose des manières et de la pensée d'Aimée.
Non. Madame Peyronnette ne voudrait jamais entendre
parler de cette union : l'idée même la révolterait comme une
brutalité.
— Maître, je sais que Youma appartient à madame Pey-
ronnette, dit Gabriel en faisant tourner le bord de son chapeau-
bacoué encore plus vite. Mais je pensais que vous aimeriez
faire quelque chose pour moi.
Le planteur sourit à ces paroles. Il a^ait souvent exprimé
à Gabriel le désir de le voir se marier, et avait même promis
de lui faire un beau cadeau de noces dès qu'aurait il fixé son
choix. Mais Gabriel ne paraissait nullement pressé de choisir.
Puis, on apprit que tandis qu'il demeurait indifférent aux filles
d'Anse-Marine il avait l'habitude de faire des visites furtives
à une propriété voisine ; M. Desrivières s'y rendit en personne,
afin de découvrir qui était l'objet de ces visites : c était une
be'!e « griffone » et, voulant faire une surprise agréable à
Gabriel, il acheta cette fille pour quinze cents francs et la
ramena avec lui. Mais dès l'instant où elle appartint à la plan-
tation, Gabriel ne lui témoigna plus la moindre attention.
Dans son for intérieur, il avait été froissé de l'intervention de
son maître, et pourtant malgré cet incident, il lui paraissait
tout naturel de supplier maintenant M. Desrivières d'acheter
Youma pour lui.
Le planteur ne se fâcha point, l'aventure l'amusait. Il esti-
15 Septembre 1915. 3
258 LA REVUE DE PARIS
mait beaucoup Gabriel et le comprenait bien : c'était une
nature impatiente de toute autorité mais capable d'en exercer
une très grande. Comme commandeur il était inappréciable,
comme travailleur il eût été impossible à diriger. Son pro-
priétaire précédent, un petit blanc, avait été ravi de le vendre,
en assurant sincèrement qu'il était « bougon, incorrigible et
dangereux «.
— Je ne puis acheter Younia pour toi, mon fils, dit M. Des-
rivières doucement. Elle n'est pas à vendre, madame Peyron-
nette ne la vendra à aucun prix, même pas à moi. Mais
demain je vais à Saint-Pierre, je demanderai à ma belle-mère
si eîle consent à ce que Youma t'épouse. C'est tout ce que je
puis pour toi.
Gabriel cessa de faire tourner son chapeau ; il demeura
quelques instants silencieux les yeux baissés, et son visage prit
une expression sinistre. Il n'avait jamais songé que le sort de
Youma pût ne pas dépendre de la fortune et de l'influence de
M. Desrivières. Et sa pensée fut momentanément assombrie
par le soupçon que les assurances du planteur étaient peut-être
fausses. Puis il releva la tête, salua M. Desrivières, et se retira
en murmurant d'une voix rauque :
— Méci, malle.
« C'est Youma quf souffrira le plus », songea M. Desri-
vières en le regardant s'éloigner.
VII
La décision de madame Peyronnette fut précisément ce
que M. Desrivières avait prévu. Elle fut encore plus étonnée
que lui par le choix de Youma, et ne put l'expliquer que par
une attirance purement physique, ou, comme elle disait,
animale ; et c'était là un danger qu'elle avait toujours redouté
pour Youma. Elle lit même des reproches à son gendre, le
tenant comme responsable de toute cette affaire. Enfin elle
insista pour que Youma retournât immédiatement à Saint-
Pierre. Elle ne voulait pas qu'une autre devînt la bonne de
YOUMA 259
Mayotte, mais que l'enfant demeurât ou non à Anse-Marine,
Youma réintégrerait la ville. Du reste, il était grand temps
que l'enfant apprît autre chose qu'à sucer les cannes à sucre,
et à jouer avec des négrillons. Et puis elle était devenue tout
à fait forte, et la ville était exceptionnellement saine. Youma
pouvait continuer à vivre chez les Desrivières au quartier
du Fort, mais une jeune fille qui était assez innocente pour
s'amouracher du premier nègre vulgaire qui lui faisait la cour,
avait besoin d'être surveillée... Et madame Peyronnette
comptait s'assurer que pareille aventure ne se reproduirait
pas.
M. Desrivières ne fit aucune résistance aux désirs de sa
belle-mère. Il déclara qu'il avait l'intention de revenir en ville
aussitôt que possible, et qu'il ramènerait Mayotte et sa bonne
avec lui.
Cette décision causa à Youma un tel choc douloureux
qu'elle en fut trop étourdie pour pleurer. Puis, avec le ressen-
timent machinal et instinctif que provoque la douleur sou-
daine, elle comprit pour la première fois, pleinement et amè-
ment, qu'elle n'était qu'une esclave impuissante à résister à la
volonté qui la frappait. Toutes les déceptions qu'elle avait
eues, toutes les contraintes, tous les refus, tous les reproches
qu'elle avait subis, toutes les fois où elle avait réprimé un mou-
vement spontané, toutes les petites peines dont elle avait souf-
fert, revinrent en foule à sa mémoire, la brûlant. Elle eut
l'illusion qu'elle avait été malheureuse toute sa vie, et elle fut
remplie d'une colère sourde et violente contre la longue injus-
tice dont elle s'imaginait être la victime, — d'une colère qui
anéantit son bon sens, son habitude acquise de sereine rési-
gnation. A ce moment elle se prit presque à haïr sa marraine,
à haïr M. Desriyières, à haïr tout le monde, sauf Gabriel. Dès
l'arrivée de Gabriel dans sa vie, quelque chose qui depuis long-
temps était tenu en soumission chez elle, quelque chose qui
ressemblait à une seconde âme plus sornbre, plus passionnée,
remplie d'étranges impulsions et de mystérieuses émotions
s'était levé allant au-devant de Gabriel, brisant ses liens, et
parvenant enfin à la domination : la nature de la race sauvage
dont le sang prédominait dans ses veines.
Jusqu'ici, les révoltes de ce sang sauvage n'avaient eu d'au-
260 LA REVUE DE PARIS
très résultats que de secrets accès de mélancolie, qui commen-
cèrent après le départ d'Aimée pour le couvent. C'est à cette
époque que Youma fut admise pour la première fois dans une
existence, qui dans ce temps, était entourée par les hauts murs
de formalités extraordinaires. Sauf pendant les soirées d'une
brève saison théâtrale, et à l'occasion d'un bal très choisi, les
dames créoles demeuraient presque cloîtrées chez elles, d'un
dimanche à l'autre. Elles ne quittaient guère leur appartement
que pour aller à l'église ; elles n'entraient jamais, sous aucun
prétexte, dans un magasin, car elles faisaient faire leurs moin-
dres emplettes par des esclaves. Énervées par un climat qui
eût sans doute exterminé l'élément européen de la population
au bout de quelques générations, n'avait été l'apport cons-
tant de sang étranger nouveau, les femmes blanches des colo-
nies s'adaptaient sans peine à cette vie de réclusion fraîche
et élégante. Mais Youma appartenait à la race qui aime le
soleil.
Les privilèges même qu'on lui concédait, l'éducation qu'elle
avait reçue en sa qualité de fille adoptive, avaient tendu
plutôt à comprimer sa vie naturelle qu'à l'épanouir. A la
campagne elle avait trouvé plus d'occasions de plaisirs au
grand air, elle s'était libérée de contraintes formalistes;
mais, même à la campagne, sa vie s'était trouvée limitée par
son devoir de bonne, enfermée en quelque sorte dans la petite
sphère des exigences d'un enfant. Youma était trop jeune pour
être une da. Pour la da il n'y a pas -de plaisirs. Une telle
situation n'exigeait rien de moins qu'un sacrifice de soi absolu,
aussi n'en confiait-on en général, la responsabilité qu'à des
esclaves qui avaient été mères, qui avaient déjà accompli
la destinée naturelle de la femme. Mais à peine Youma avait-
elle cessé d'être une enfant, qu'elle se voyait de nouveau con-
damnée à agir, penser et parler comme un enfant, — pour
l'amour d'une fillette qui n'était pas à elle. Sa jeunesse magni-
fique protestait silencieusement contre cette contrainte per-
pétuelle. Malgré le sentiment de dignité personnelle que
madame Peyronnette n'avait épargné nulle peine pour lui
inculquer, — le sentiment d'une supériorité sociale parmi ceux
de sa classe, — elle se surprenait parfois à envier le lot de cer-
taines femmes qui eussent volontiers changé de place avec elle :
YOUMA 261
les filles qui voyageaient en chantant par les routes ensoleillées
des montagnes, les négresses qui travaillaient aux champs, en
fredonnant des bêlais au rythme du ka. Youma ressentait
comme un plaisir douloureux à les regarder. Elle souffrait tant
de la lassitude, de l'inaction physique ! Elle était si lasse de
vivre à l'ombre, de se reposer dans des fauteuils à bascule,
de parler un babil enfantin !... De même autrefois elle s'était
lassée de vivre derrière les volets clos à broder ou à coudre
dans le demi-jour, à écouter des conversations qu'elle ne
comprenait pas... Pourtant, à ces moments-là, elle s'était
jugée ingrate, presque méchante ; elle avait lutté contre son
mécontentement elle l'avait vaincu, jusqu'à l'arrivée de
Gabriel.
Gabriel !... Il lui avait révélé un monde nouveau, où se trou-
vait tout ce à quoi son être aspirait, — la lumière, la joie, la
mélodie. Il lui apparut comme mêlé en quelque sorte à la
liberté de l'air et du soleil, à la liberté de la rivière et de la mer,
aux parfums frais des bois et des champs, aux longues ombres
bleues du matin, à la lumière rose du clair de lune tropical,
aux chansons des chanterelles, à la gaîté des danses sous les
cocotiers, au battement des tambours tonnants. Gabriel, si
calme, si droit ! Son homme parmi tous les autres hommes,
le Bon Dié l'avait créé pour elle ! Gabriel qui, bien qu'esclave,
forçait l'estime de son maître ! Gabriel, pour qui elle priait
chaque soir et pour qui elle déposait une petite offrande de
fleurs sauvages devant l'image de la Vierge ; Gabriel avec qui
elle serait heureuse même dans la plus misérable des ajoupas.
Elle sacrifierait volontiers sa liberté, si elle l'avait, et même
sa vie pour l'aider. On disait qu'elle était belle, yon bel bois,
comme un jeune palmier. Pourtant elle ne désirait être belle
que pour plaire à Gabriel. Et cependant, on allait la séparer
de lui, sous prétexte qu'il n'était pas bon pour elle ! Comme
si les maîtres pouvaient savoir ! Ils désiraient la garder auprès
d'eux pour toujours, pour toujours souffrir pour eux à vivre
dans l'obscurité et dans le silence comme un manicoii. Et ils
avaient le droit de la torturer, de lui enlever Gabriel I Tout
était mauvais sur cette terre, pour elle du moins. Tous ceux
qu'elle avait aimés lui avaient été enlevés, d'abord sa mère.
Douceline, puis Aimée Desrivières, et maintenant Gabriel...
262 LA REVUE DE PARIS
Le lendemain de son retour à la ville, M. Desrivières prit
Youma à part et lui apprit ce qu'il avait décidé, d'accord
avec madame Peyronnette. Youma revenait de la rivière avec
Mayotte, après avoir donné à Fenfant son bain quotidien.
Il lui parla avec bonté, mais très franchement et d'une manière
qui ne lui laissa plus aucun espoir.
Elle demeura longtemps immobile et silencieuse, dans sa
chambre. Puis obéissant au désir de Mayotte, elle l'accompa-
gna sur la véranda. H faisait une journée d'une clarté exquise;
une brise tiède soufflait de la mer ; du côté le plus rapproché
de la vallée retentissait le roulement sourd et fondu d'un
tambour-belai, et le refrain d'une chanson africaine. Une troupe
de manœuvres traçait un nouveau sentier jusqu au sommet
d'un morne, l'ancien chemin ayant été balayé par des pluies
récentes. L'intendant avait déterminé la direction à suivre,
et tracé des zigzags avec des cordes. Et les ouvriers descen-
daient lentement en une double file : ils chantaient tous, et,
de leurs bêches et de leurs battes, ils battaient la mesure au
rythme des tambours. Parfois ils jetaient leurs bêches en l'air,
et les rattrapaient, ou bien ils se les lançaient les uns aux
autres, sans perdre la cadence du mouvement. Une jeune fille,
la petite Chryalinde, portait un plateau chargé défasses d'étain,
de dabannes d'eau et d'un pichet de liqueur. Elle versait à
boire à tous dans les moments de répit, car il faisait chaud à
travailler... Youma chercha des yeux à la tète de la colonne,
une grande silhouette vêtue d'une chemise de cotonnade bleue,
et de pantalons de canevas blanc. Mais Gabriel était invisible.
Marins, un autre esclave, le remplaçait il surveillait le travail,
guettant les serpents.
Plus que trois jours ! Ensuite elle quitterait Anse-Marine,
et elle ne verrait plus Gabriel. Ils allaient retourner à la ville
monotone et chaude pendant le mois le plus monotone et le
plus chaud de l'année. Gabriel le savait-il?... Était-ce parce
qu'il avait appris son prochain départ qu'elle ne le voyait
pas parmi les ouvriers?... Youma devinait que s'il savait, il
trouverait bien moyen de lui parler...
Au moment même où elle éprouvait le désir de le voir,
Gabriel apparut devant la maison. Il lui fit signe de laisser
l'enfant et de le rejoindre.
/ YOUMA 263
Il lui posa doucement la main sur l'épaule et lui murmura :
— - Le maître m'a tout raconté ce matin... Il va vous enle-
ver à nous?
— Oui, — répondit-elle tristement, — nous retournons à la
ville.
— Quand ça?
— - Lundi prochain.
— Et il n'est que jeudi ! — dit-il avec un sourire étrange. —
Doudoux, vous savez qu'une fois qu'ils vous auront ramenée
en ville, ils ne vous laisseront plus jamais me revoir, plus
jamais. Oui, vous le savez !
— Mais, Gabriel, — répondit-elle d'une voix qui s'étranglait,
blessée par le ton de supplication de ses paroles, — que puis- je
faire? Il n'y a pas de moyen !
— Si, il y a un moyen, — interrompit Gabriel, presque dure-
ment.
Étonné elle le regarda, et un espoir, nouveau et vague,
pointa dans ses grands yeux.
— Il y a un moyen, ma fille, — répéta Gabriel, si vous êtes
brave. Regardez !
Du doigt il désigna un point au delà de la vallée, au-dessus
de la mer, vers le nord-est, où surgissait une forme d'une
beauté fantastique, — visible seulement par le beau temps.
Du cercle pourpré de l'Océan, la silhouette de la Dominique
se découpait sur le jour améthyste, couronnée de surnaturelles
cimes violettes, au-dessus desquelles s'enroulaient des nuages,
pareilles à une lumineuse ouate d'or.
— DOudoux, on arriverait là-bas, en une seule nuit, — mur-
mura-t-il, en surveillant le visage de Youma.
Elle comprit ce qu'il voulait dire... La liberté attendait
l'esclave qui poserait le pied sur le sol britannique !
— Gabriel ! — appela la voix de l'intendant.
— EU ! — cria-t-il en réponse. — Penses-y ma fille, — dit-il
tout bas à Youma, — chongé, changé bien, ché !
— Gabriel ! — cria une deuxième fois l'intendant.
— Ka vint ! — dit Gabriel en courant où on l'appelait.
Youma regagna sa place habituelle, sous la véranda, où
Mayotte jouait avec un petit chat noir. Elle entendit à peine
261 LA REVUE DE PARIS
le rire de l'enfant, qui cherchait gaîment à lui faire remarquer
les gambades comiques de l'animal. Elle lui répondit machi-
nalement, comme à demi éveillée. Son regard était toujours
fixé sur l'apparition qui brillait à l'horizon et dont la vapo-
reuse beauté tentait son désir. Et tandis qu'elle la contem-
plait l'île prit lentement une pâleur diaphane, et commença
à s'effacer dans l'immense clarté.
Puis à mesure que le soleil montait dans le ciel, elle disparut
mystérieusement : et il ne resta plus que la mer claire et mou-
vante, et le dôme pur du ciel d'été...
Pourtant le lumineux souvenir violet de la vision s'attarda
en elle, et pénétra toute sa pensée. Ce jour-là elle ne revit plus
Gabriel. Il sembla l'éviter exprès, pour lui laisser le temps de
réfléchir.
(La fin prochainentent.)
LAFCADIO HEARN.
TRADUIT DE L' ANGLAIS PAR MARC LOGÉ.
TROUPES COLONIALES
NOS FORGES IGNORÉES
La guerre se prolonge. La campagne d'hiver est certaine et
les espoirs, sinon les plus optimistes, du moins les plus auto-
risés et les plus raisonnables, ne conçoivent guère la mort de
la Bête avant un an, peut-être davantage. Sans doute elle
s'épuise; son sang fuit par mille blessures; mais le nôtre
coule aussi, et nous devons l'économiser. Or, quelle est aujour-
d'hui la situation de nos effectifs?
Disons tout de suite qu'elle est bonne. Nous n'avons, Dieu
merci, connu la crise du nombre que pendant la paix. Ce
n'est pas un des moindres mérites du Temporisateur qui tient
en ses mains patientes nos destinées, d'avoir en pleine guerre
résolu le problème angoissant de jadis. Mais notre flot est au
plein, et nous donne aujourd'hui son maximum de force,
Ce n'est un secret pour personne que, de toutes nos classes
normalement mobilisables, les deux plus anciennes (1887 et
1888) seules, n'ont pas été appelées. Si bien intentionnés que
puissent être les soldats de ces classes, ils ne peuvent avoir
l'élasticité des muscles ni la vigueur que nécessitera la
reprise inévitable de la guerre de mouvement menant à la
victoire. Pratiquement, ce sont deux classes « de remplace-
ment »; moins nombreuses que les précédentes en raison du
déchet vite croissant avec les années, elles peuvent tout
"266 LA REVUE DE PARIS
juste libérer des services de l'arrière moins de deux classes
plus jeunes.
Or, devant nous s'ouvrent jusqu'au printemps huit mois
de guerre d'usure, précédant vraisemblablement l'assaut final
mené par des troupes de choc, spécialement ardentes; com-
ment remplacer ceux qui auront disparu à cette date ?
*
* *
Une des caractéristiques de cette guerre c'est le rôle consi-
dérable joué par les moyens de communication modernes.
Supprimant en partie l'espace et le temps, ils ont aggloméré
les forces dispersées aux quatre coins du monde. L'Angleterre,
la Nouvelle-Zélande, l'Australie, les Indes, le Canada, tous
«es fils de l'Empire britannique mêlent leurs forces sur l'im-
mense champ de bataille, depuis l'Yser jusqu'à l'océan Indien.
Or, nous aussi, nous disposons d'un empire. Seuls quelques
manuels vétustés enseignent encore que la France est bornée
au sud par la Méditerranée. Par delà ses eaux bleues, nous
avons pris la charge de groupes humains participant désor-
mais de notre vie, appelés à prospérer et à souffrir avec nous.
Leur existence, leur destinée sont fonction des nôtres. A nous
*de les élever à une vie supérieure, et de les préserver de la
domination de l'Allemagne, qui, partout, s'est montrée si
■dure aux indigènes, et qui ne voit dans ses colonies que
matière à exploitation. Nous avons donc le droit, — et pas
seulement un droit de maître, — de requérir l'aide de nos
sujets, puisque leur intérêt se confond avec le nôtre.
Quelle part de l'effort commun leur avons-nous demandée?
Une part vraiment bien minime.
Dans nos possessions et protectorats d'outre-mer, vivent à
l'ombre de notre drapeau, des populations indigènes réparties
•comme il suit :
Algérie 4 740 526
Tunisie (statistique générale de la Tunisie) 1 740 000
Maroc (partie occupée) 2 300 000
A reporter. .... 8 780 526
TROUPES COLONIALES 2 67
Reporl 8 780 526
Afrique Occidentale française :
Sénégal 1 238 739 ^
-Mauritanie 250 000 '
Haut-Sénégal-Niger 5 090 253 -, n 7^« oon
Guinée 1 922 277 ^ lu /i)» y^U
Côte d'Ivoire 1 359 426
Dahomey 898 225
Afrique Équatoriale française :
Gabon 258 733
.Moyen Congo 900 53 1
Oubanghi-Chari 310 769 } 5 602 416
Territoire militaire du Tchad 2 632 380
Territoires reconquis aux Allemands. . . 1 500 000
Madagascar et Dépendances 3 130 498
Mayotte 93 739
Côte française des Sonmlis 5 232
Établissements de V Inde 225 423
Indo- Chine :
Cochinchine 2 866 467
Cambodge .* 1 524 750
Tonkin 6 067 751 i . o-a oqq
Annam 2 984 988 ^ 14 2o0 293
Laos 638 471
Kouang-Tchéou-Van 167 866
42 847 047
Ces chilïres, extraits des statistiques officielles, appellent
quelques commentaires. Ils ne comprennent pas les vieilles
colonies; celles-ci ont été, depuis 1912, soumises, sur leur
demande, à la loi de recrutement française. En outre, ils ont
été arrêtés en 1911, et certains, concernant l'Afrique noire,
sur des calculs remontant à 1905 et 1906. Or, en quelques
points, il a été possible de mesurer l'accroissement extrême-
ment rapide du peuplement de l'Afrique noire, depuis que
nous lui avons apporté la paix, la vaccination et un bien-être
relatif. Ce peuplement paraît devoir doubler en un laps de
temps un peu supérieur à vingt-sept ans, mais sûrement infé-
rieur à trente. De 1905 à 1915, c'est dix ans : soit un tiers
•d'augmentation.
268 LA REVUE DE PARIS
Puis, les recensements sont fiscaux. Je m'explique : en
France même, on sait que la population officielle est généra-
lement inférieure à la réalité : si une ville, d'un recensement
à l'autre, dépasse un nombre déterminé d'habitants, elle est
rangée dans une classe supérieure, et ses charges, impôts,
traitements des fonctionnaires, etc., augmentent en proportion.
Pour cette raison, elle a intérêt à réduire le nombre de
ses ressortissants. L'écart n'est jamais très considérable, car
le contrôle de l'état civil existe. Or, dans les pays d'outre-mer,
rien qui ressemble à l'état civil; l'administré, astreint à la
capitation, possède cent moyens de se dérober à une autorité
qui, taxant et percevant sous sa responsabilité propre, n'a nul
intérêt à compliquer sa tâche. Au fond, on est d'accord de
part et d'autre pour ne se faire réciproquement nulle peine,
môme légère. Il en résulte quele recensement est d'une approxi-
mation fort élastique, variable selon les mailles plus ou moins
larges du réseau administratif.
En fait, l'expérience a prouvé — en Afrique Occiden-
tale notamment — que les chiffres sur lesquels on tablait
en 1911, et qui se sont accrus depuis, étaient déjà d'un tiers
trop faibles. Si les évaluations sont plus serrées pour l'Afrique
du Nord, et même pour l' Indo-Chine, en revanche elles le
sont infiniment moins en Afrique Équatoriale. La Côte fran-
çaise des Somalis, qui ressort au total pour 5 232 habitants,
est en état, d'après les remarquables travaux du lieutenant
d'infanterie coloniale Depui, de fournir plusieurs bataillons
par an.
Enfin, je ne vois nulle difficulté à escompter, dans la
mesure du possible, les contingents que les habitants du Togo ^
et du Cameroun - voudront bien nous ofïrir, en vue des belles
revanches qu'ils ont, eux aussi, à prendre sur les Allemands,
leurs maîtres d'hier. Laissons de côté notre Afrique du Nord,
dont l'organisation n'est pas à forme coloniale ; nous sommes
très certainement au-dessous du vrai, en fixant à 35 millions
la totalité des ressources humaines dont nous disposons en
Afrique noire et en Extrême Orient.
1. Un million environ.
2.2 540 000.
TROUPES COLONIALES 269
Exploitée à l'européenne, cette matière recrutable devrait
rendre 3 500 000 soldats. Qu'en avons-nous tiré?
Comme il ne nous est pas possible de donner un chiffre,
disons seulement : un contingent très faible. Qu'on en défalque
près des deux tiers maintenus outre-mer, soit pour assurer une
sécurité locale, que rien ne trouble, soit pour achever la
conquête des colonies allemandes, on est en droit de con-
clure qu'au rebours de l'exemple impérial anglais, l'aide
militaire venue de ces possessions est à peu près nulle. Pour-
quoi nous en sommes-nous tenus là ? Plus on regarde au
fond des choses et moins on aperçoit de réponse valable à
cette question.
Deux causes seulement pourraient justifier notre extrême
discrétion dans l'emploi de nos forces indigènes : leur infé-
riorité devant d'aussi redoutables adversaires que les Alle-
mands ; les difficultés de recrutement.
Les seules troupes indigènes que nous ayons importées
viennent d'Afrique : Algéro-Tunisiens, Marocains et troupes
noires. Des Algéro-Tunisiens — les tiircos — il est superflu
de parler. C'est leur secondes campagne d'Allemagne, et nos
ennemis se souviennent encore de leurs anciens de Wissem-
bourg, noirs pour les trois cinquièmes, soit dit en passant.
L'éloge des Marocains, lui non plus, n'est pas à faire. Leurs ser-
vices éclatants de la Marne à Arras les égalent aux meilleures
troupes Les Africains du Nord sont donc hors de cause.
Parce qu'elles étaient moins connues, que leur utilisation
en Europe avait soulevé de passionnées polémiques, les troupes
noires ont excité d'abord plus de défiance
Vinrent ensuite les magni-
fiques bataillons d'Algérie et du Maroc, corps homogènes,
admirablement entraînés par le dressage intensif pratiqué
dans les postes du Sud et par d'incessantes campagnes Ils
furent excellents.
270 LA REVUE DE PARIS
Voici quelques jugements typiques de chefs de corps :
Le soldat sénégalais a prouvé depuis le commencement de la guerre
franco-allemande qu'il n'avait rien perdu de son aptitude guerrière.
Le feu de l'artillerie, particulièrement de la grosse, ainsi que ses
effets étaient inconnus de lui. Il n'en a ressenti aucune surprise et on
peut même dire qu'il s'en est amusé. Journellement, le bataillon était
arrosé, à Reims, nuit et jour, par des bordées de shrapnells et d'obus
de gros calibre. Dès le deuxième jour, les noirs s'en amusaient et
jamais, malgré les avertissements qui leur étaient donnés, ils ne s'en
sont abrités lorsqu'ils étaient hors de leurs tranchées. Plusieurs ont
été blessés, d'autres ont été tués, un caporal a eu la tête emportée :
pas une fois, l'artillerie n'a obligé les Sénégalais à un mouvement de
recul...
Espérant les terroriser, les Allemands, chaque fois qu'ils se sont
trouvés en face d'çux aux tranchées ou en rase campagne, ont con-
centré sur eux toute leur artillerie disponible. Jamais les hommes
n'ont reculé. Chose curieuse, ils ont appliqué d'eux-mêmes ce qu'on
leur avait appris en garnison, et c'est par la fuite en avant qu'ils
cherchaient à se soustraire au feu de l'artillerie ennemie. A plusieurs
reprises, j'ai entendu des hommes dire : « L'artillerie fait beaucoup
de bruit, mais n'y a pas beaucoup mal. Si marmites touchent Séné-
galais, lui y a mort ; mais lui à peu près tout seul et c'est que li bon
Dieu l'aura voulu. »
Dans toutes les attaques des tranchées allemandes, ils ont poussé
de l'avant sous le feu d'artillerie le plus violent jusqu'aux fds de fer
de l'ennemi.
Plus loin, le même chef de cor])s déclare que ce u bataillon
pouvait être mis en parallèle avec n'importe quel bataillon de
chasseurs. En marche, en stationnement, au combat, il a
émerveillé tous ceux qui l'approchaient et il tenait haut la
main le premier rang parmi les troupes de son entourage
immédiat. ^)
Un autre officier supérieur écrit :
Les deux bataillons noirs que j'avais l'honneur de commander
(le premier venant du Maroc, le second venant d'Algérie) ont été
placés dans des tranchées ébauchées, le jour même de leur arrivée
sur le front. Dès le premier jour, ils ont fait très bonne figure et ont
repoussé les attaques allemandes tout aussi bien que les autres
troupes que je commandais dans un secteur près de Reims. J'ajoute
qu'ils ont l'ait, dès le début, meilleure figure que certaines troupes
françaises. Ils se sont mis tout de suite à cette guerre spéciale et le
bataillon .... a su leur faire faire en très peu de temps des tranchées
TROUPES COLONIALES 27Î
mieux conditionnées que celles de certaines autres troupes de mon
secteur (les tranchées de ce bataillon se trouvaient en rase cam-
pagne). Chaque fois que nos Sénégalais ont eu à attaquer, ils l'ont fait
avec l'ardeur qui les caractérise...
En un mot, ces troupes noires sont excellentes pour la guerre euro-
péenne, si on sait les employer et si les officiers qui les commandent
sont à la hauteur de leur tâche : tout est là.
Ces appréciations pourraient se répéter pour les cinq autres
bataillons qui complétèrent avec les trois précédents le petit
groupe de troupes noires dont nous disposions au début des
hostilités.
Corroborons tous les témoignages par celui-ci, qui n'est pas
suspect et qui, à lui seul, vaut tous ceux que nous pourrions
invoquer : dans une étude consacrée à l'armée française, le
correspondant de guerre de la Gazette de Francfort, M. Walter
Oertel, décerne à nos soldats noirs ce certificat de bonne
conduite : « Les Sénégalais sont également d'excellents
tireurs et se battent en général très bien ^. »
Quant aux soldats jaunes, la guerre russo-japonaise a montré
ce qu'on peut attendre de ces races qui étaient réputées,,
il y a un quart de siècle seulement, entièrement réfractaires
aux choses militaires. Nous avons eu d'ailleurs la preuve de
la fausseté de cette opinion dans le rôle des régiments de
tirailleurs annamites et des compagnies chinoises pendant la
conquête du Tonkin. Nous avons pu constater nous-mêmes,
par la bravoure et la fidélité à leurs chefs qu'ont constamment
témoignées les célèbres Pavillons-Noirs, de la valeur très
réelle des soldats des hautes régions et des confins chinois. Il
est, en outre, fort aisé de donner aux troupes d'Indo-Chine
une armature solide en ouvrant largement l'accès à l'épau-
lette aux oOiciers d'origine annamite. Les forces tirées d'Indo-
Chine prendraient ainsi une âme nationale, et quelque chose
de- cette force morale qui fut le secret de la victoire japonaise.
Au surplus, à cette même place, la question a été longuement
étudiée par l'homme du monde qui la connaît le mieux, le
général de division Pennequin, lequel, débarqué sous-lieute-
1. Cite par le Matin du 27 décembre 1914.
272 LA REVUE DE PARIS
nant en Indo-Chine en 1878, y a terminé sa glorieuse carrière
coloniale comme commandant supérieur des troupes, en
février 1913.
A défaut d'expériences faites au cours de la guerre actuelle,
citons cette appréciation des troupes indo-chinoises émise
par M. Messimy :
L'éloge de nos troupes indigènes, tirailleurs annamites et tonki-
nois n'est pas à faire. Les qualités de bravoure, de discipline, de résis-
tance physique dont ils ont déjà donné tant de preuves sous notre
commandement sont trop connues pour qu'il y ait lieu d'y insister '.
Il n'est pas de raison pour que celles des populations de
Madagascar qui ont gardé le type primitif, très voisin de
celui des peuplades noires de l'Afrique centrale, ne donnent
pas des résultats comparables. En ce qui a trait à notre
Afrique Équatoriale, il suffit de remarquer que les Belges
tirent de populations toutes semblables leurs 30 000 hommes
de mihce locale; qu'à l'heure actuelle, nous luttons pénible-
ment, au Cameroun, avec l'élite de nos tirailleurs sénégalais,
contre des forces noires recrutées par les Allemands dans ce
pays; que les premiers essais de recrutement congolais, tentés
notamment par M. le général Goullet, avaient donné toute
satisfaction. Nous pouvons donc conclure que notre Afrique
Équatoriale peut et doit, tout comme sa voisine, l'Afrique
Occidentale, apporter à la défense nationale sa quote-part,
.sans qu'on soit fondé à douter a priori de la valeur des
ressources qu'elle offre. Notons par ailleurs que la question
de l'acclimatement, qui pourrait faire hésiter, ne se posera
pas pour une troupe indigène, si on l'appelle d'abord à
participer aux opérations du printemps et de l'été.
*
* *
Passons maintenant à la seconde objection : difliculté de
recrutement. Celle-ci n'est guère plus sérieuse. Les modalités
du système de recrutement appliqué en nos diverses colo-
nies sont différentes, et réglées par décrets spéciaux à chacune
1, Notre œuvre coloniale, par A. Messimy, 1910, p. 177.
TROUPES COLONIALES 273
d'elles. Mais elles se ramènent toutes soit au service obliga-
toire, soit à l'engagement volontaire, à vrai dire mal rému-
néré.
Il importe toutefois de ne pas se payer de mots. Que peut
bien représenter le mot « obligatoire » dans des pays où la
base même de l'obligation manque : je veux dire l'état civil?
On sait combien de Français lui échappaient ces dernières
années en dépit des précautions minutieuses que prend l'état
civil. Des voix autorisées, comme celle de M. Ch. Humbert,
dénonçaient peu avant la guerre les 70 000 insoumis passés à
travers les mailles du filet. Joignez-y les omis, les « fuyards »
de toute espèce, et vous aurez 10 p. 100 environ des effectifs
de paix. Qu'on juge de ce que peuvent être les mêmes causes
en des pays où l'autorité locale s'exerce sans gendarmes, sans
télégraphe, sans communications, sans ce catalogue qu'est
l'état civil et par l'intermédiaire de fonctionnaires résidant
à des journées de marche des extrémités de leurs circons-
criptions administratives. L'obligation s'est donc toujours tra-
duite dans la pratique par la contrainte imposée aux seuls
chefs des communautés indigènes d'avoir à fournir un certain
contingent, ce qui était, pour la communauté, un pur sacrifice,
sans compensation comme sans but. Voici ce qu'en dit
M. Messimy, à propos de l' Indo-Chine :
Les recrues étaient désignées par les notables parmi la classe la plus
pauvre de la population ; les indigènes ainsi choisis étaient souvent
amenés devant la commission contre leur gré, et il en résultait de nom-
breuses désertions dans les premiers mois qui suivaient l'incorpo-
ration.
A mêmes causes, mêmes effets. Des décrets de 1911 et 1914
ont introduit en Afrique Occidentale et en Afrique Équato-
riale le système de l'obligation. Les résultats s'en sont
immédiatement fait sentir. La qualité des contingents a
aussitôt baissé et le métier militaire, qui était jusqu'alors
recherché, a tendu à perdre toute popularité. Peut-être au
surplus l'autorité coloniale a-t-elle tout simplement cherché
à limiter les demandes de la métropole en faisant craindre que
leur multiplicité ne provoquât des révoltes.
En fait, dès que, la guerre déclarée, il a fallu reconstituer
15 Septembre 1915. 4
27 i LA in:vuE de paiws
les eiïectifs des bataillons noirs engagés en Plurope, dont l'em-
ploi et par suite le renouvellement n'avaient pas été prévus,
on a procédé d'urgence à coups de télégrammes et, disons-
le, de force. Qu'on imagine l'effet que peut produire en des
villages de paysans, totalement étrangers à une guerre ignorée
et lointaine, livrés à leurs travaux agricoles habituels, raj)pa-
rition du recruteur exigeant qu'un certain nombre d'habitants
quittent sur l'heure père, femme, enfants pour le suivre. Telle
est pourtant la physionomie de l'opération. Faut-il s'étonner
qu'on ait vu se produire dans les troupes noires des maux
jusqu'alors ignorés : désertion, mauvais recrutement, indisci-
pline, même grave et collective.
Pourtant, faut-il rejeter l'idée même de l'obligation? Non
pas. D'abord, elle pose un principe : elle habitue l'indigène
à cette idée qu'il doit en échange de la paix qu'il goûte, de
l'enrichissement qu'il en tire, un certain impôt qui n'est pas
tout en écus, et cela dans l'intérêt d'une grande famille dont
il est, à un titre imprécis à ses yeux, un membre éloigné tout
de même. Il sait fort bien que, du temps où il était livré
à lui seul, ses chefs exigeaient le même impôt du sang avec
une dureté autrement impérieuse que celle que nous y appor-
tons. Le principe de l'obligation a donc du bon et il serait
fâcheux de le laisser tomber en désuétude. 11 peut servir dans
un cas particulier de mauvaise volonté démontrée. Mais en
général, dans ces pays où l'autorité blanche s'exerce faible-
ment, à grande distance, la loi demeure un vain mot. Elle
donne ce qu'elle peut et c'est tout. Elle a donné ce qu'elle a
pu en Afrique noire et il faut chercher autre chose. Quoi?
La solution en a été fort clairement indiquée par les faits
mêmes : puisque l'obligation ne suffit pas, faisons appel a
l'engagement volontaire. Les résultats qu'il a fournis ont
toujours été excellents quant à la qualité des hommes. Quant
au nombre, s'il ne s'est pas accru aussi vite que nos besoins,
c'est bien notre faute. Pour attirer, il fallait offrir. Or, au fur
et à mesure qu'on allait, on offrait moins. Le nombre d'ama-
teurs toutefois ne baissait point, au contraire, mais il demeu-
rait insuflisant, ce qui nous avait acheminés tout naturelle-
ment à adopter le principe économique de l'obligation.
Il eût suffi pourtant de peu pour donner tout son rendt-
TROUPES COLONIALES 275
ment au système excellent de l'engagement. Des preuves sura-
bondantes démontrent que l'indigène aime le service : la plus
frappante est le nombre sans cesse croissant des rengagements :
75 p. 100 environ pour les bataillons noirs après les campagnes
du Maroc ; 33 p. 100 en Indo-Chine. Quand la mission de
recrutement des troupes noires du général Mangin parcourut
l'A. O. F. en 1910-1911, elle était officiellement autorisée à
promettre aux indigènes : 1° l'engagement volontaire ; 2^ le
paiement immédiat de la prime d'engagement (permettant
au volontaire de prendre femme en payant la dot demandée) ;
3" un congé avec voyage gratuit jusqu'au village natal entre
deux rengagements de quatre ans ; 4^ la retraite à douze ans
de services. Le contact direct de la mission avec la population
dans des palabres cjui parfois rassemblèrent, a dit le général
-Mangin ^, des milliers d'auditeurs, donna des résultats qui stupé-
iièrent les autorités locales, toujours en quête d'une main-
d'œuvre trop peu payée. On vit quatre administrateurs du
?^Iossi, vaste région peuplée de 2 millions d'habitants environ,
déclarer ofTiciellement qu'ils se chargeraient d'obtenir et d'en-
tretenir, en cas de besoin, un effectif de hommes ; l'admi-
nistrateur de Faranah -estima que les moyens mis en œuvre
eussent sufli « à dépeupler son cercle «. Le Gouverneur du
Dahomey, M. Malan, admettait pour sa colonie, peuplée de
800 000 âmes, recrues. Les indigènes des campagnes
— non des villes — sénégalaises, chefs entête, consentaient à ce
qu'on leur demandait. Bref, sans pression, par le simple appel
à la bonne volonté, et après discussion raisonnable et publique,
le général Mangin avait trouvé, en la seule A. 0. P., un total
probable supérieur à ; hommes par an. Le tirailleur noir
accomplit en moyenne huit années de services. C'eût été une
armée noire de soldats de métier assurée.
Mais les promesses faites ne furent pas tenues et nous en
sommes restés au contingent actuel. Il est vrai que le recru-
tement obligatoire, ne s'adressant pas à la même clientèle,
n'a guère touché à nos vraies ressources, à la masse d'hommes
qui serait venue à nous volontairement.
Comment en obtenir sur-le-champ tout ce qu'elle peut
1. Conférence faite kV Afrique /iaiii-((ise en décembre 1910.
276 LA REVUE DE PARIS
rendre. Nous n'avons pas le choix : il faut parler à l'intérêt.
En l'espèce, il n'est pas simple. Il y a l'intérêt de l'engagé :
prendre femme et fonder sa famille ; sa prime, immédiate-
ment payée, y pourvoira. Il y a aussi l'intérêt de son chef de
famille, indispensable à satisfaire.
Le paterfamilias, c'est, en pays noir, un personnage consi-
dérable. Il est le survivant, l'ancien, devenu maître d'une
cellule sociale dont il a charge et qu'il administre. Dans ces
sociétés qui n'ont guère conçu d'échelon supérieur à la gens,
au plus au canton, au « pays » de l'ancienne France, la famille
a pris une force sans équivalence. Son chef y exerce tous
les droits, car il doit pourvoir à toutes les nécessités. Or, quand
nous avons fait appel au jeune homme, d'ofïice ou de plein gré,
nous avons enlevé un de ses membres à la famille, sans com-
pensation pour la perte subie. Si bien que, toujours, nous avons
trouvé devant nous, soumis en apparence, mais sournoisement
hostile, le chef de cette famille non indemnisée. Celui-là aussi,
il nous faut le gagner.
Ainsi se dégagent nettement les considérations qui doivent
nous guider. Elles découlent d'un sentiment respectable entre
tous et cher par excellence au noir : l'amour de la famille,
ascendante et descendante. Si nous réparons dans la pre
mière la perte sèche d'un homme et si nous assurons à la
seconde le moyen de vivre, nous aurons résolu le problème.
Il s'agit d'étendre à l'Afrique la pratique de l'allocation aux
femmes des mobilisés. Seulement ici, elle est à partager entre
le chef de famille et la femme du soldat. Donnons à l'un et à
l'autre une indemnité journalière de 0 fr. 50, et, en cas de
mort, une pension à partager entre l'un et l'autre ; assurons
une retraite honorable aux mutilés ; nous aurons à la fois
satisfait la justice et nos besoins militaires, car à l'autorité
nous aurons substitué un agent autrement actif : la puis-
sance de l'argent.
Elle est, dans ces pays sans numéraire, formidable. Qu'on
songe qu'une solde de 20 francs par mois suffit au Mossi à
faire vivre comme un pacha un garde de milice : il peut avoir
deux ou trois femmes, un ou plusieurs chevaux et sa vale-
taille. Il n'est pas de campagne en Afrique où une large
subsistance dépasse un ou deux sous par jour. Dans les villes.
TROUPES COLONIALES 277
hormis certains ports oi^i touchent les paciuebots européens,
une vie luxueuse se mène avec 10 ou 12 francs par mois. Le
tirailleur actuel n'a pas de disponibilités comparables, et
cependant sa femme, toujours coquettement vêtue, porte
pagnes de soie, bijoux d'argent et même d'or. Dans l'escar-
celle du chef de gens, pour 10 volontaires, 150 francs vont
tomber chaque mois. Pour cette rente, il vendrait toute sa
famille. L'affaire deviendrait immorale si l'on ne savait juste-
ment que l'obstacle véritable aux engagements volontaires a
toujours été l'opposition obstinée du vieillard, laiidator tem-
poris acti. « Alors, cUsait l'un d'eux au cours d'un palabre, la
nuit tombée, le fils s'en va sans avoir dit adieu au père. »
*
J'ai parlé spécialement de l'Afrique noire parce qu'elle est
appelée à fournir les plus gros effectifs. Mais le même prin-
cipe jouerait en Indo-Chine ou à Madagascar. Il ne s'agit donc
que de l'appliquer en vue du rendement maximum.
La première chose à faire est d'en répandre à profusion
l'idée dans le pubhc indigène, d'organiser par conséquent une
réclame aussi intense, aussi insistante que possible. Nous
venons d'assister à une opération de ce genre dont le résultat
paradoxal a dépassé toutes les attentes : j'entends la création
de l'armée britannique. En un pays, non point antimilitariste,
mais antimilitaire, où toute activité en quête d'emploi trouve
travail et rémunération, on a pu, en un an, lever et armer
3 millions de volontaires. Qui l'eût cru? Mais aussi quelle admi-
rable méthode, quel art de sollicitation, quelle obsession perpé-
tuelle s'imposant au récalcitrant!... Or notre autorité coloniale
n'a pas aujourd'hui de devoir plus sacré que de s'employer à
semblable tâche. Par tous les moyens, palabres dans les lieux
publics, tournées administratives, elle doit s'efforcer de semer
les paroles d'où lèveront les moissons de soldats. Elle n'a pas
d'autre façon — et celle-ci est excellente — de prendre sa part
d'une guerre où elle n'a pas le droit de rester simple specta-
trice, où ses intérêts immédiats sont engagés. On voit la suite
du système : tout édifice administratif transformé en bureau
de recrutement ; derrière chaque guichet, chaque table, tout
278 LA REVUE DE PARIS
fonctionnaire devenu délégué de l'autorité militaire. Appliquée
avec une conscience suffisante, nul ne peut fixer de limite au
rendement de la méthode : un demi-million de fusils en ligne
au printemps prochain, peut-être davantage.
L'imprévu, l'énormité du chiffre fait surgir immédiatement
d'autres questions : comment encadrer ce flot d'hommes?
Avant de répondre, faisons d'abord quelques constatations.
Le nouvel examen des anciens réformés, puis la loi Dalbiez ont
ramené sous les drapeaux environ 700 000 hommes sur lesquels
on ne comptait pas. Nous avions d'autre part commencé la
guerre avec un déficit de lieutenants ou sous-lieutenants.
On sait les pertes en officiers que nous ont coûté les premiers
mois de guerre. Aujourd'hui, néanmoins, ces 700 000 soldais
sont absorbés dans les cadres. Avons-nous pour cela résolu
un problème surhumain? Non point : songeons à l'Angleterre
qui sut créer non seulement les effectifs, mais les cadres en
même temps.
La guerre nourrit la guerre. Nos armées contiennent aujour-
d'hui toutes les jeunes classes qui, en temps de paix, nous
auraient donné les élèves des grandes écoles et des ofhciers
de réserve. Comment pourraient-ils apprendre mieux leui-
métier qu'en vivant toute une année sous les marmites alle-
mandes? Or, de général à sous-lieutenant, la pépinière d'un
grade est naturellement le grade inférieur et le renouvelle-
ment du grade le plus bas, celui de chef de section, est le
plus important. 500 000 hommes exigent 6 000 chefs de sec-
tion. A qui fera-t-on croire que, sur un effectif combattant
de 2 millions d'hommes, la France ne puisse, en cas pressant,
trouver 6 000 jeunes gens capalSles de mener, d'enlever hardi-
ment 50 soldats, — ce à quoi se réduit presque le rôle de chef
de section.
Disons d'ailleurs que l'encadrement possède dans nos troupes
de métier des ressources encore si amples, que chez certaines,
en dépit des pertes sévères, la seule venue des réservistes
retraités a suffi à combler à peu près tous les vides. Des cadres
européens, non certes, nous n'en manquerons point, mainte-
nant surtout que toutes nos jeunes classes sont instruites. Le
tout est de les adapter immédiatement, dès le premier jour, à
la troupe qu'ils devront commander.
TUOUPES COLONIALES 279
Toutefois les troupes d'outre-mer possèdent un cadre indi-
gène et celui-ci est moins facile à trouver. La formation de ce
chef-d'œuvre de bravoure, d'autorité et de dignité qu'est un
sergent sénégalais est une tâche longue : il y faut des fatigues,
des campagnes, du sang versé; on devrait donc puiser jus-
qu'aux dernières ressources dans les 13 bataillons du Marco,
aguerris déjà et anciens de service, dans les 5 à 6 000 tirail-
leurs qui mènent au Cameroun les combats au canon et à
la mitrailleuse, que notre légèreté coloniale s'était dispensée
de prévoir. Enfin, il faudrait faire appel à la fierté, à l'auto-
rité des fils de grandes familles noires, qui, dans nos rangs,
paient aujourd'hui largement de leurs personnes : le fils de
Mademba, fama (roi) de Sansanding, blessé, cité, attend son
épaulette ; un fils de Samory, Mande Touré, adjudant, a
obtenu aux .Dardanelles une admirable citation ; un fils de
Behanzin et un fils de Dinah Salifou sont, dit-on, lieutenants.
En Indo-Chine, le problème n'a pas la même acuité; le général
Pennequin l'a étudié dans son projet d'armée annamite et tout
fait croire qu'il serait aisé de trouver dans cette race intelli-
gente tous les éléments d'un encadrement en sous-officiers et
même, pour une part, en officiers subalternes.
Les autres problèmes, armement, habillement, équipement,
sont de pure organisation. Certains peuvent être délicats,
aucun n'apparaît insoluble : ils se ramènent tous au fond
à une question d'argent.
Il n'est, bien entendu, pas possible, de lever d'un seul coup
un demi-million d'hommes. Cette opération dépend de condi-
tions inéluctables, notamment la distance et les voies de com-
munication. On pourrait, dès aujourd'hui, par un simple câblo-
gramme, donner connaissance aux gouvernements locaux des
moyens nouveaux de recrutement mis à leur disposition; mais
cet ordre n'arriverait guère qu'après une quinzaine aux postes
éloignés de l'A. O. P., après des semaines aux extrémités de
l'Afrique Équatorialc, Par suite, s'il peut s'exécuter sur l'heure
au voisinage des chemins de fer et des lignes télégraphiques, il
ne porterait d'efïet général que peu à peu. D'où, dans les pays
rapprochés de la mer, un afïlux successif par région, d'ailleurs
facile à prévoir et régler. Concurremment, de France, l'orga-
nisation suivrait les mêmes étapes et les cadres seraient expé-
280 LA HKVUE DK PARIS
diés graduellement aux garnisons fixées. Il faut évidemment
à une telle affaire, que la paix eût dû préparer, un cerveau
organisateur. Mais après les miracles que la France a faits au
cours de cette guerre, il faudrait désespérer de son clair génie
si, de ses fils lointains accourus à son appel, elle ne savait
tirer, au jour du péril, les soldats qu'il lui faut.
X..
GENS DE MER'
QUATRIÈME PARTIE
XIX
Un grand mois épuisa tous ses jours. Sohec vivait sa vie
calme. Chaque dimanche, les cloches appelaient les fidèles,
qui entraient à l'église, emplissaient la nef, écoutaient le
prêche, suivaient la messe et se répandaient une heure après
sur la place, puis disparaissaient dans les maisons. Autrement
les rues et les ruelles restaient livrées au silence. Par rares
intervalles, une silhouette de femme ou d'homme se déplaçait
un instant. Un chien flairait la terre, un chat ensommeillé
s'étirait, une poule picorait dans la poussière. Les pêcheurs
envahissaient, aux marées, le Rebarquère, descendaient au
Piot, remontaient le poisson, allaient boire au débit. Les
enfants chantaient l'alphabet à l'écolC" ou jouaient devant
le Calvaire. Le piéton apportait une fois le jour, de la poste de
Murzac, quelques lettres de gars au service de la marine de
l'État, et deux ou trois journaux, que l'abbé Rèze et M. Mer-
rien lisaient.
Au delà, d'un côté, c'étaient la lande et la mer, avec les
variations lumineuses des heures, la candeur des aubes, l'ago-
1. Voir la Rwue de Paris des 1", 15 juillet, l^S 15 août &tl^' sept. 1915.
282 l.\ 1U:VLK DE PARIS
nie des couchants. Les bestiaux de la ferme des Darges pais-
saient dans les enclos. Des pies et des corbeaux volaient et
s'abattaient. Le feu aux lueurs rouges et vertes s'allumait
et s'éteignait. De l'autre côté, c'étaient la colline et la terre,
les arbres et le moulin du Rohec, la rivière Saint-Martial qui
serpentait, la route sinueuse reliant par plus de vingt kilo-
mètres d'étape Vannes, ou, à l'inverse, la Roche-Bernard^
sur la Vilaine.
Sohec, dans cette étendue de sol et d'eau, limitée parrhorizon
circulaire soutenant le ciel, Sohec végétait comme une plante
maigre de pierre, de plâtre et d'ardoises. Isolés au bout du
cantœi, les gens ne songeaient à rien qu'au manger et au boire,
à la religion, au gain modique. Ils étaient prisonniers de leurs
maisons, de leurs habitudes, de leurs existences. Ils ne cher-
chaient pas à changer.
Boulhuec se taisait, maintenant, pour ne pas nuire au com-
merce de sa mère. Il fallait qu'il eût bu une topette de vulné-
raire en plus de son compte pour menacer encore les fdles sor-
tant de l'ouvroir, les garçons sautant au cheval fondu, ou
injurier le syndic. Il semblait accepter son sort, ou s'y rési-
gner. Et Jorace, martelant le fer rouge, le voyait moins sou-
vent rôder auprès du Rebarquère, en guettant les passages de
Rose... La torpeur de Sohec avait abattu sa violence d'infirme.
Il s'assagissait, occupé à tendre des lignes sur la côte, ou à
saisir les anguilles gluantes cachées sous les pierres, après la
marée. Le forgeron le disait à IMadhouas :
— Boulhuec avait eu une fureur légitime, mais il ne fau-
drait pas lui en garder rancune ; il n'était pas méchant comme
il en prenait l'air.
C'était Uni le temps des injures à Pourru, et ])ersonne ne
s'en souvenait, pas même lui, peut-être.
Aussi, ce fut une stupeur, comme un coup de tonnerie dans
un ciel pur, lorsque Jorace et des pécheurs qui battaient les.
cartes, avec Boulhuec, à ce moment-là, chez la Fitte, virent
arriver la veuve Isert. Sa coilïe était toute dérangée par la
vivacité de sa course. Elle crocha sa main sur la clenche et
pesa. La porte s'ouvrit. Elle entra, toute colère, dans la salle
obscure, et d'abord ne distingua pas les choses ni les gens. Il
lui fallut reprendre haleine, tant elle avait marché vite. Dès
GENS DE MER 283^
qu'elle fut introduite, elle cria dans la figure de la Gutte-
ahurie, qui essuyait des bols. Sa voix âpre tremblait de fureur.
— La Fitte est là?
— Oui, dame, — fit l'autre.
— Fais-la un peu venir, que je lui dise un mot !
On voyait aisément à son ton qu'elle ne plaisantait pas^
branlant sa tête à cheveux gris, et tous les gars présents son-
gèrent tout de suite à son défunt si calme, qu'elle secouait
ainsi, au su de tous, en maîtresse femme qu'elle était. Sa dou-
leur de mère et d'épouse ne lui faisait pas négliger complète-
ment son intérêt, et d'avoir perdu à la fois mari et fille, d'avoir
souvent les yeux humides ne l'empêchait pas de songer à son
dû et de faire le nécessaire pour l'obtenir. Elle avait servi,
domestique, autrefois à la ville et connaissait les choses. On
ne lui en remontrait pas et elle semblait inébranlable, solide^
taillée en force, comme un homme,
— - Qu'est-ce qu'il y a donc? — s'inquiéta la Fitte, en parais-
sant sur le seuil d'arrière, haute et noire dans le jour qui l'enve-
loppait.
Les deux femmes se mesurèrent du regard avant de com-
battre. Elles se valaient, d'un aspect pareil de commères,
robustes, dures ainsi que les poutres majeures, larges, l'œil
petit, le front bombé, la bouche mince, et la taille pleine, sous
les cottes. Les marins les observaient en silence, certains d'ap-
prendre du neuf.
— Avance, qu'on te dit, — cria la Isert, — voilà une lettre
de monsieur Podras, ma fille, et qui en dit long.
— Le conseiller général?
— Lui-même. Écoute un peu : qu'il a su que j'avais à reve-
nir un secours de trente francs. Tu peux voir, c'est porté
dessus. Eh bien? où donc qu'ils sont, nies trente francs? Hein?
En sais-tu quelque chose, toi, dis voir?
— Dame, non, je n'en sais rien.
L'indignation blêmit les pommettes de la réclamante. Elle
se campa, le cou tendu, ramassa d'un geste l'attention de tous
les présents, avant de s'exclamer, puis elle attaqua. Elle appor-
tait la justice et la vérité qu'elle plaçait en face de la faute et
du mensonge, haussant la voix, vidant sa colère amassée dans-
sa maison solitaire, à ne rien voir venir, ni consolations, ni
284 LA REVUE DE PARIS
argent, depuis un mois. Elle avait reçu, déjà, les bonnes
paroles du syndic et de la commissionnaire, les paroles d'es-
poir encourageant à la patience et à la résignation. Mais elle
n'était pas une de celles qui se laissent faire. Elle casserait
tout, s'il le fallait, pour son droit. Et aussi sûre d'elle ([uo de
la fourberie de la Fitte et de Pourru, elle explosait, mainte-
nant qu'elle avait la preuve, sa lettre, qu'elle brandissait. Elle
en criait les termes, éclatants de lumière pour elle et pour tous.
Elle trouvait brusquement des mots qui faisaient balle,
prompts et durs, d'autres plus légers, s' éparpillant en gre-
naille, et, sous la mitraille verbeuse lancée par sa bouche
infatigable, grondaient en sourdine, comme un son de canon,
lointains encore, les mots qu'elle ne disait pas et qui bour-
donnaient dans sa ^téte, les mots qui auraient abattu sur la
figure de l'adversaire sa conviction du vol dont elle était
victime, elle après d'autres, qu'elle venait venger.
Son homme mort, sa fille morte, c'était de l'argent à revenir,
une pension, des secours. La Marine devait. Et la Marine
payait !
— Je lui avais écrit, moi, à monsieur Podras, — hurlait-
elle, — pour savoir de lui la vérité, et que je m'étonnais de
ne rien recevoir de la Marine, et puis tout. Je mettais les
choses sur mon papier, oui, dame, comme c'était, et je lui
demandais de faire les démarches. Ça n'a pas traîné, tu vois.
Voilà sa réponse ! Il met que mon secours de trente francs a
été touché à Vannes par la veuve Fitte, mandataire des gens
de mer, et qu'il est content de me l'annoncer. Un secours d'ur-
gence, entends-tu? Alors, où c'est qu'il est, cet argent-là?
Elle dévisageait la commissionnaire, crispée à son comptoir.
Elle triomphait. Le témoignage venu de l'extérieur, hors du
bourg, avait une force incomparable. Ce n'était pas le racontar
de n'importe qui, d'une commère au lavoir, ou d'un pécheur de
moules. C'était l'écrit d'une personne sérieuse, considérable :
le conseiller général, qui vo^^ait le préfet, était quelqu'un. Il
ne parlait pas pour s'amuser, celui-là, ou pour causer préju-
dice. Il disait ce qu'il avait appris, pas plus, pour rendre ser-
vice. Alors, tant pis pour ceux que cela gênait ! Elle avait son
droit, elle, femme Isert, de réclamer. Et même, elle était bonne
de ne pas se plaindre du retard. C'était cela qui l'amenait, et
GENS DE MER 285
avec raison peut-être, mais elle écouterait les explications, s'il
il y en avait.
— D'abord, — commença la Fitte, — tu n'as pas besoin
de crier pour t' expliquer. On dirait qu'on t'a écorché la peau
vive. Et puis, tu pouvais bien venir me trouver sans remuer
les bras comme tu fais. Ce n'est déjà pas si gentil d'avoir un
espion contre Pourru et moi. .Te vois bien ce que tu veux, va,
et personne n'en sera la dupe : c'est les choses qui recom-
mencent contre le syndic, pour le perdre. Mais on verra ton
affaire. On n'a pas tout dans la tête, tu penses bien, et, si on a
oublié de te remettre ton argent, tu l'auras, sans avoir besoin
d'avoir peur. *
Mais l'autre sentit la victoire, et l'indécision de la réponse.
Elle insista.
— C'est tout de suite que je le veux ! Voilà assez que
j'attends, peut-être? Je ne sors pas d'ici sans mes dix écus.
Elle voyait sur les bancs les hommes attentifs. Boulhuec
ricanait et l'encourageait à petits coups approbatifs du col.
Les autres, ne sachant que penser, gardaient des mines
gênées, les yeux clignants. Plusieurs avaient signé la pétition
pour le syndic, et la veuve le savait, mais cela ne l'arrêtait pas.
Sa certitude était profonde et soutenait sa rancune de bafouée.
Elle refusait tout, tout atermoiement nouveau, tenace et
hargneuse, excitée par la lutte, prête à griffer, s'il le fallait, à
se battre même, le corps projeté en avant, menaçant de la
tête calée dans ses épaules arrondies.
La Fitte s'encolérait aussi, dépitée et confuse, l'œil allumé.
La querelle emplissait le cabaret de ses reprises criardes.
Devant la porte restée ouverte, le petit Touce, curieux, se
dandinait, la figure ébahie d'attention. La tranquillité du
bourg entier, assoupi dans sa quiétude, mais vivant et guet-
teur, semblait faire silence pour mieux entendre. Le sort de
chacun se débattait entre ces deux partenaires. Tout à l'heure,
la chose serait sue, se répandrait parmi les maisons, pénétre-
rait partout. Le débat était vital. L'une ou l'autre devait
vaincre, sur-le-champ, et elles le sentaient toutes deux. Il y
allait de cent intérêts informulés, de la confiance à accorder
ou à refuser, définitivement. Les mots allaient tuer quelqu'un
et faire naître l'état nouveau pour tous les membres du pré-
286 LA REVUE DE PARIS
posât. La gène ambiante allait disparaître, el déjà, on sentait
un lléchissement. La Fitte se troublait, reculait.
— Je peux te donner quelque chose, — dit-elle, — si tu en
as besoin, et pour t' obliger. Nous compterons après. Veux-tu
dix francs?
— C'est tout qu'il me faut, je te dis î
— Comme t'y vas !
— Sûr ! Je demande ma justice, vois-tu, la bonne ! Ça ne te
plaît pas. Tant pis 1 Ah, garce ! Y a assez qu'on attend !
Qu'est-ce que tu croyais donc? Tu m'as volée, volée, volée I
Je te dis, moi, si nul n'y songe, et tout le monde le saura. Je
ne mâche pas ma langue pour te farler. Toi et Pourru, c'est
de la même graine, qu'on vous donnerait la confession à votre
mine, dame, et que vous ne valez rien de rien. T'es une pas
grand'chose, et tu vas payer ! C'est fini de rire, saleté !
Voleuse !
Les buveurs se réjouissaient. Ils retrouvaient la parole. La
veuve les persuadait. Il leur avait fallu le temps de comprendre.
A présent, ils voyaient clair, ils savaient, et ils étaient fâchés
d'avoir hésité, honteux de leur niaiserie. Ils se levaient, rou-
leurs, jetaient leur monnaie sur les tables, partaient. Des
marchandes de poisson posaient contre le mur leurs corbeilles
vides, avant d'entrer, et assistaient à la lin de la scène. Ils les
renseignaient.
— Quelle entêtée ! — rugissait la Fitte, en étalant les
pièces. — Gare si tu te trompes, ce ne sera plus la peine de
compter sur Pourru pour s'occuper de toi, tu penses? Ton
homme s'est noyé en me devant. C'est-y pour boire qu'il
empruntait mes sons? Dis? Ton homme, oui, ton homme, que
tu ne raccommodais pas, au vu de tous, et qui se promenait
quasi avec les jambes à l'air. Que c'était une pitié et qu'il vaut
mieux qu'il soit mort !
— Il y a assez longtemps que tu lanternes, dame, — railla
l'autre, en ramassant les écus, — il fallait que ça finisse un
jour. Tu nous prenais pour plus bêtes qu'on n'est.
Boulhucc, lent et sournois, sortait en traînant sa béquille.
La joie brûlait dans son regard méchant.
— Ce qu'il y a? — expliquait-il aux coureuses de route,
interdites et n'osant commander la goutte qu'elles venaient
GENS DE M EU 287
boire, — H y a que la veuve d'Isert, qui s'est noyé avec Clé-
mence, menace des gendarmes la Fitte et Pourru, Elle a une
lettre de monsieur Podras, le conseiller général, qui suffirait
pour conduire en prison bien des gens. Voilà !
Et il se tournait encore pour féliciter la victorieuse, qu'il
avait conseillée lui-même en secret, pour sa démarche.
— Bravo ! C'est comme ça qu'il faut faire ! Ça va être aux
honnêtes gens de rire. T'as bien agi. Ce sera mon tour avant
peu.
La femme marchait, fière et agitée, traversant le groupe en
rumeur des arrivantes. Puis elle avisait la Grégam, cassée par
l'âge, et l'abordait.
— Faut réclamer aussi, toi !
Elle disait sa victoire, dans la joie de la réussite, montrant
son pécule, au creux de sa paume, nommait les témoins, qui
avaient vu. On l'entourait, gesticulante, enfiévrée et les yeux
i^uettaient l'envol des mots sur les lèvres. Les têtes hochaient,
l'envie descendait dans les cœurs d'avoir soi aussi sa part du
butin, la reprise de l'argent venu de la Marine maternelle et
lointaine, soustrait par fraude. Les objections se dispersaient
au souffle de l'évidence, comme la fumée s'effiloche au vent de
la mer. La preuve du dol s'avérait, s'imposait aux esprits.
On se sentait victime, créancier de la faillite enfin prononcée.
Chacun et chacune, renseignés, portaient désormais cette
A^érité nouvelle, indiscutable : l'accusation contre Pourru était
juste. Il volait les gens de mer ! La Fitte avait avoué, elle
payait, elle remboursait. Il fallait se hâter pour profiter.
Instantanément, ainsi que l'air pénètre, l'incident récité
s'infiltrait, entrait dans les maisons, réjouissait les couseuses
embusquées derrière leurs fenêtres à carreaux troubles, réveil-
lait les vieux chauffant leurs membres froids près des cendres,
animait les causeries des laveuses tapant le linge dans la rivière
Saint-Martial, gagnait du terrain, emplissait le bourg. L'abbé
Rèze l'apprenait au presbytère, l'instituteur, à l'école, M. JNIer-
rien, au château, La grosse Dréan, qui revenait de Morzac,
€t montait en souffiant le raidillon au long du cimetière, l'avait
su de Potrec le boucher, la vieille Boulhuec l'entendait d'un
retraité, en arrachant des moules aux rochers. Une voix mysté-
rieuse et multiple colportait rapidement, la vérité, par les rues
288 LA UEVUE DE PARIS
et les ruelles, à travers les clos et les murs, chassait les
hésitations, ressuscitait les souvenirs. Les partisans de Pourru
perdaient pied, abandonnaient leurs arguments favorables,
écrasés par l'accusation victorieuse. Leurs objections tom-
baient mortes. En vain rappelaient-ils sa conduite lors de
l'échouage de la V. 2208. Il semblait à tous qu'il n'eût pas de
mérite, et que c'était louche, déjà, qu'il eût ainsi payé de sa
personne. Les plus hostiles disaient qu'il voulait savoir plus
tôt le sort des naufragés, pour profiter de leur décès, établir
ses dossiers, ramasser l'argent. Il devenait capable de tous les
crimes, haï soudain pour sa duplicité plus que pour ses exac-
tions.
Car on se repentait d'avoir été crédule, aveugle et sourd,
malgré les avertissements, d'avoir méconnu Boulhuec, plus
malin que tous, et qui savait. On discutait les suites à prévoir,
le mépris à la bouche; les violences sortaient des gosiers,
pressées de venger l'affront, la misère, la trahison. On se sentait
solidaires, du même troupeau tondu par le mauvais berger,
depuis si longtemps que les fils avaient succédé aux pères, sous
la même exploitation éhontée, sans protester, sans se plaindre,
dans l'accoutumance d'une soumission qui soulevait à présent
le dégoût. Celui-ci se souvenait de la dette contractée chez la
Fitte, pour suppléer au secours refusé ; celui-là pensait au
lopin de terre vendu pour payer la dépense d'une maladie
soudaine. L'un avait gémi de la modicité d'une pension, l'autre
n'avait pu réparer sa barque. Tous les maux, toutes les souf-
frances venaient du syndic prévaricateur, étaient de son fait,
de sa gestion coupable... Et tous se croyaient frustrés d'une
somme que le temps avait grossie, et dont le chiffre restait
ignoré.
On répétait, pour bien se convaincre, la défense piteuse de
la Fitte, puis sa reddition, qui avouait. Et l'on calculait que la
chose ne saurait en rester là et que, bientôt, sans doute, les
gendarmes allaient s'en mêler. On les voyait venir, sombres
et rayés de blanc, frapper à la porte, monter l'escalier, exécuter
les ordres. Pourru partirait entre leurs uniformes, à grand
scandale, la tête basse. On le conduirait à Vannes, en prison.
Il tomberait comme dans un trou et l'on serait délivré de sa
honte, contagieuse et malpropre, qui souillait Sohec.
GENS DE MEK 289
Le châtiment de la loi, évoqué, palpitait autour des fronts
songeurs, fatal et formidable, dans son appareil de juges, de
tribunal et de geôliers. L'air qu'on respirerait après serait
nouveau, purifié, comme si une chose malodorante, décou-
verte, eût été enlevée et enfouie. On avait besoin de le
savoir puni, d'être vengé. Vengé d'avoir été crédule, d'avoir
souffert, d'avoir peiné, d'avoir lutté, vengé des privations,
des mauvaises pêches, des dettes et des deuils. On s'associait,
francs et honnêtes, contre le fourbe et le voleur. On le huait,
et nul ne trouvait plus, sous l'outrage de la révélation, la
pensée d'une excuse possible, ou le pardon. La haine germait,
semée dans les cœurs comme la graine par le vent dans les
terres, changeait les âmes et s'exhalait en paroles, dans les
conciliabules épars ici ou là, au coin des rues, aux angles des
ruelles, au dehors et au dedans des maisons. Le bourg entier
frémissait ainsi qu'un être frappé qui geint, tout bas, la
plainte de sa blessure. L'âme commune était prête pour
vouloir l'exécution.
XX
C'est le matin, z'au pohit du jour.
Qu'on fait le branle-bas, z'au fifre et au tambour.
Dans leur hamac, si y en a qui s'attardent,
L'capitaine d'arme y dit : Attends que j'te r'garde !
C'iui-là, qu'il aura pris son nom,
C'iui-là n'en aura pas, du vin dans son bidon 1
— Un deux ! — cria Dréan.
C'Iui-là, qu'il aura pris son nom,
C'Iui-là n'en aura pas, du vin dans son bidon 1
— Ah ! Je l'ai assez chantée, celle-là et d'autres, dame, sur
les voiliers ! C'était le bon temps. On savait ce que c'était que
les bordées, garce I
— On les disait bien aussi, va, nous autres, fit Madhouas
en levant la tête, tout en serrant entre deux doigts les mailles
rompues de la drague.
15 Septembre 1915. 5
290 LA REVUE DE PARIS
Le monde commence à déjeuner,
Faut nous voir l'un et l'autre nous mettre à béquiller l
Mais, attention I Tout un chacun qui gueule,
L'capitaine d'arme, il le met sur sa feuille...
— Voilà ce que c'est de partir vite, coupa le patron ; je n'ai
pas ma carotte, et j'en suis tout gêné. Vivement qu Angeloc
arrive pour retourner eu prendre !
Désiré acheva.
G'iui-là, dont auquel il prend l'nom,
C'iui-là n'en aura pas, du vin dans son bidon 1
Il s'appliquait à son ouvrage, accroupi, les jambes croisées
sur le sable des berges du Piot. Alignées, les barques flottaient
au jusant, et les équipages préparaient les chaluts et les voiles.
Les petites lames du Ilot clapotaient sur les rives en les léchant.
Par delà les marais, la lande onduleuse se teintait, du violet
au bleu tendre, parsemée des rares bouquets d'arbres maigres
et roux. Au loin, derrière, Sohec campait près de l'église ses
maisons basses, et, plus loin encore, tache à peine distincte
dans la grisaille, Murzac se devinait, au bout d'une lieu de
terrain. Madhouas mâchonnait entre les dents sa chanson-
nette.
Pour le dîner, quand vient midi.
On chique la légume, suivant l'jour que c'est -y.
Le vendredi, c'est le jour du fromage.
Et si l'pauvr' matelot y dit : Ah ! Quel dommage !
L'officier, qui passe sur le pont,
Lui dit : T'en auras pas, du vin dans ton bidon !
— Tiens ! Le voilà, Angeloc ! — s'écria Dréan, en guettant
un point noir mobile sur la route.
Il le suivit du regard, qui passait les marais, puis prenait
le raccourci en faisant lever sous ses pas les lourdes pics.
— Oui, — dit Madhouas tranquille, — le voilà.
Demain, nous serons à Toulon,
Là qui y en a toujours du vin plein les bidons!
Le mousse approchait. D'autres hommes quittaient le bourg,.
dévalaient vers le Piot. C'étaient les pécheurs qui venaient à
la marée, pour prendre la mer.
GENS DE MER 291
Nous en irons chacun chez notr' hôtesse,
Qui nous fera cinquante politesses,
Buvons, mes amis, buvons donc...
Le chant traînait sur les lèvres de Désiré, bourdonnait, à
l'allure lente de la rêverie du gars. L'hôtesse, c'était Rose,
pardi !
Et y en aura toujours du vin plein les bidons I
Sur la y. 3010, la grand'voile grimpa pesamment sur le mât
et s'éploya, toute rouge.
C'iui-là, qu'il a fait la chanson,
Puis la misaine s'étala à son tour. Un grincement aigu de
chaîne strida.
C'Iui-là, c'est Chenu, un gabier d'artimon.
Et, la première, la vieille barque froissa l'eau unie, en glis-
sant dessus.
C'était un soir, qu'étant en pénitence,
Au sec dans les haubans, pour avoir fait bombance,
Les deux hommes regardèrent passer les camarades.
Avoir liché sans permission,
Du vin qu'il en restait dans le fond d'un bidon 1
— Dépêche-toi un peu ! — criait Dréan au mousse qui
apparaissait au tournant !
— Ah ! bien ! Vous ne savez pas, — s'exclama celui-ci, —
Y a du beau !
Du vin qu'il en restait dans le fond d'un bidon I
— Va donc me chercher de la carotte... — commença le
patron.
Mais il s'interrompit et resta béant à regarder Angeloc,
dont toute la figure paraissait changée.
— Qu'est-ce qu'il dit donc? — fit-il à Madhouas, qui leva
le nez.
— Il y a, — cria le gamin en courant, — que la veuve Isert
292 LA REVUE DE PARIS
a menacé la Fitte des gendarmes, et qu'elle avait un papier.
Et, d'une seule haleine, il expliqua l'aventure, comment la
Isert avait écrit à Podras, le conseiller général, et la réponse
qu'elle en avait reçue, que la mandataire avait touché trente
francs pour elle, et avait dû les lui rendre, devant tout le
monde, Jorace, Boulhuec et les autres, qui étaient au débit.
Désiré restait stupéfait à l'entendre, la poitrine serrée d'émo-
tion.
— Et tu dis que la Fitte a payé? — questionnait le patron.
- — Comme je vous vois. Trente francs !
Madhouas se le lit répéter encore, pour bien le croire. Une
sorte de masse pesante semblait passer sur sa tête et l'hébé-
tait. Il regardait le porteur de mauvaise nouvelle avec une telle
anxiété qu'il lui faisait peur. La terre tournait autour de
lui, comme s'il avait été au centre d'un manège; il ne voyait
plus que le temps était beau et qu'une à une, les barques
fdaient dans le Piot, couvrant et découvrant à mesure, de leurs
voiles rouges, les maisons éloignées de Sohec et la grande tour
carrée des Gloses. Il était étourdi comme un homme ivre. Car
brusquement, lui aussi, il ne pouvait plus douter de la culpa-
bilité de Pourru devant l'aveu de sa complice. Et Rose se
trouvait atteinte. Rose, sa pure idole parfumée, trois fois
sainte, enfermée au fond de son cœur dans un tabernacle
secret, tombait d'un seul coup, brisée sous l'opprobre, liée à
des misérables, fille et nièce de voleurs. Cela lui causait encore
plus de stupeur que de peine. Il avait l'elïroi et l'angoisse que
cela fût seulement possible. Et il sentait que c'était vrai, sans
comprendre. C'était. Cela existait. C'était inouï, mais cer-
tain, absolu : le syndic volait. Ce n'était plus Boulhuec jaloux
qui l'accusait. C'était un homme honorable, une autorité,
M. Podras, un riche. La Fitte remboursait.
— Alors? — dit-il.
— C'est tout, — répliqua Angeloc, — mais d'autres récla-
meront, pour sûr.
— Oui, mais alors, quoi? Qu'est-ce qu'il y a?
Il ne savait plus bien ce qu'il disait, ni ce qu'il demandait.
Il aurait voulu qu'on l'éveillât d'un mauvais cauchemar,
qu'on le rassurât, d'un mot, en lui disant qu'il se trompait,
que tout était faux, qu'il y avait erreur, mensonge et calomnie.
GENS DE MER 293
et il n'entendait rien que les derniers détails accusateurs
tombés de la bouche du gamin. La certitude s'ancrait dans
son cerveau, impérieuse. Il l'avait en lui, lui, Madhouas, qui
serrait les poings quand il se retenait pour ne pas écraser les
détracteurs du syndic... Il aurait voulu se meurtrir pour
châtier sa foi involontaire dans le mal. Mais Pourru était
coupable. Mille faits ténus, repoussés comme futiles, accou-
raient, se groupaient. La vérité était aussi lumineuse que le
ciel en ce moment.
— Ah bien ! — grommelait Dréan, — ça fera du train,
dame !
— Y a déjà du monde pour en causer, — déclara le mousse.
— C'est bon, embarque ! Si tu veux, Madhouas, c'est le
temps.
Désiré les suivit, tous deux, qui se hissaient à bord. Il fai-
sait, pour les aider au départ, les gestes machinaux, tirant
sur les filins, halant les vergues, tendant la fune. Mais, tandis
que la barque prenait le flot et sortait de la jetée, tandis
qu'elle bondissait sur l'écume de la passe et qu'elle filait droit
sur l'île Dumet en longeant Piriac, l'âme du matelot fuyait
vers la terre, traversait la lande, entrait dans le bourg, jusqu'à
la rencontre de la silhouette chérie entre toutes, qui avait de
grands yeux innocents, une bouche aux lèvres rouges, et toute
une séduction candide, adorable. Il se portait au-devant pour
la défendre, avec un besoin instinctif de mettre sa force au
service de cette faiblesse, prêt à la secourir, sans rien lui
demander en échange que d'être supporté pour cette tâche
librement voulue.
Et pourtant, il ne ressentait aucune pitié pour le syndic et
ne cherchait pas à atténuer sa faute. Pourru lui faisait horreur,
ainsi qu'un être faux et dangereux. Il ne voulait ni l'excuser,
ni le comprendre. Il le sentait coupable davantage, parce qu'il
était le chef, et il éprouvait à son égard le même sentiment
douloureux qu'il avait eu déjà, au service, en voyant la sotte
forfaiture d'un gradé, rendu voleur par la passion du jeu.
Cela dérangeait son honnêteté native, c'était étranger à sa
conscience. C'était monstrueux. Il le constatait, il ne pouvait
l'expliquer.
Il devinait bien que ses compagnons silencieux suivaient
294 LA REVUE DE PARIS
des songes pareils, au-dessus des clapotis légers de l'eau verte
et calme. Il leur sentait au cœur la même colère triste qui
emplissait le sien contre le traître. Chacun, dans Sohec, devait
être amoindri et furieux, un peu déshonoré et sot, à la fois.
Mais il avait, de plus que les autres, la blessure saignante faite
à sa Rose, quelque chose qui pleurait doucement en lui, goutte
à goutte...
Le refus du syndic devenait compréhensible. Il ne voulait
pas de gendre, pas de témoin dans sa maison, qui pût un jour
constater ses vols. Il voulait être le maître d'arranger ses
papiers, d'y inscrire à sa volonté, de garder son profit déshon-
nête, dépouillant les gens. Pour cela, il repoussait l'amou-
reux d'un geste de mépris, simple et brutal, sans même
fournir de raisons. Et, pardi ! lesquelles aurait-il pu donner,
dans sa honte? Voleur ! C'était un voleur ! IVIadhouas se le
répétait.
— Pourru, le syndic, est un voleur I
La chose était énorme et couvrait tout ce qui n'était pas
elle. La mer n'était plus la mer, belle et changeante.
— Pourru est un voleur !
Les vagues le criaient en s'étirant, voluptueuses et inquiètes.
Les mâts, en grinçant au roulis, le scandaient. Les vergues
gémissaient, les voiles claquaient...
— Voleur !
Le vent courait...
— Voleur I
Les barques s'essaimaient dans^le golfe. Mais tout dispa-
raissait sous la hantise. Madhouas fixait le pont humide,
arqué sous ses jambes bottées, le corps à l'abandon, l'âme
chavirée comme le canot d'Isert, l'autre jour. L'obsession lui
martelait le crâne,
— Pourru, le syndic, est un voleur I
Et, près de lui, Dréan commandait la manœuvre, inclinait
la barre, faisait délier les garcettes. Qu'est-ce qu'il disait, à
faire? Qu'est-ce qu'Angeloc fredonnait entre ses dents? Pour-
quoi le regardaient-ils? N'y avait-il pas des yeux, dans les
remous de l'eau, qui regardaient aussi ? N'y avait-il pas des
bouches qui susurraient l'accusation, sans cesse, comme une
musique?
GENS DE MER 295
— Pourrii est un voleur !
Mais depuis quand cela dure? Est-ce qu'on saura? Est-ce
qu'on ne s'est pas trompé, aussi? A-t-on bien vu?
— • Angeloc?
— Quoi?
— Alors, elle n'avait pas payé la veuve d'Isert?
— Non, dame, depuis un mois.
Ainsi, il ne peut y avoir de doute. On sent bien les choses
qui sont vraies. Elles ne vous entrent pas dans la poitrine
pareilles aux autres. Elles font tout de suite leur trou et se
logent, on ne peut plus les arracher. On n'a même pas besoin
qu'on vous les explique ; on y croit parce qu'elles sont vraies.
Quoi? Peut-on les oublier, après qu'on les a sues? On sent bien
qu'elles ont croche en pleine viande, et qu'elles tiennent au
cœur. Est-ce qu'on peut épouser Rose, maintenant, sans être
complice? Est-ce que ça ne fait pas pitié, ce déshonneur?
Est-ce que les Madhouas ont volé, de père en fils, depuis les
aïeux des temps, qui dorment leur sommeil de justes dans le
•cimetière, jusqu'au père qui les a rejoints, voilà dix ans déjà,
péri en mer? Aurait-on pu, à celui-là, reprocher une pecca-
dille seulement? Et pourquoi a-t-il fait cela, Pourru? C'est
donc si tentant, la honte? On peut donc y entraîner ses enfants,
sans rien sentir dans son ventre qui s'agite?
— ■ Madhouas !
— Eh ben, quoi? Madhouas !
— A hisser I
C'est bon. On s'y met. On se penche sur la fune ruisselante,
qui remonte ; on tourne le treuil à pleins muscles, hardi I et
l'on souffle, et l'on gémit, et l'on se crispe. Le chalut affleure,
.hardi I et han I h an ! ahan ! Fi de garce ! Tire, amène !
Le poisson grouille. Belle alTaire :
— Pourru est un voleur !
Quand même ! Oui, la pèche sera bonne et gros le profit.
Trois mois encore de cette vie de chien, sans répit, malgré les
gerçures qui fendent la peau, sous le sel, malgré la fatigue,
malgré les nuits blanches, les heures longues, le danger, le
vent, la pluie, et l'ombre, et le soleil, le froid et le chaud, et
Désiré pourrait acheter sa barque, à crédit, la commander à
Concarneau, avec ses beaux mâts en bon bois rouge de Nor-
296 LA REVUE DE PARIS
vège, avec* un pont solide et des apparaux neufs. Il serait
patron, à son tour, aurait la moitié de la recette pour la
barque, sa part, et la moitié du menu pour sa femme. Il paie-
rait les Invalides, le vin de marée, la marchande, tiendrait la
barre, ferait hisser les voiles, les carguer, prendrait son corps
mort dans le Piot, à la suite des autres. Ce serait l'aisance
presque, et la sécurité du lendemain. Il avait combiné cela,
lui, pour les accordailles. Est-ce que ça n'aurait pas été joli,
de dire à la Rose :
— Dès que je t'ai vue, je t'ai voulue. C'était au baptême
de la V. 2208. Voilà ma barque, à présent. En veux-tu être
marraine, et femme du patron?
C'était siir qu'elle le voudrait bien, et avec une fierté,
encore, que tout avouait à l'avance et qu'elle ne songeait pas
à cacher. Les jours auraient coulé bien paisibles ensuite, avec
du bonheur à rendre jaloux. Un beau foyer bien propret,
qu'elle aurait tenu si net, coquette comme elle l'était. Et que
ça ferait plaisir de la voir, si fine, sous sa coiffe neuve d'épousée,
rougissante. Et tout cela qui passait dans la tête de Madhouas,
en rêves imprécis mais doux, des formes de petits marmots
trébuchant dans les jambes, à la rentrée, et farfouillant dans
la barbe râpeuse, de leurs menottes roses comme sont les
fleurs des haies, le bec tout humide et la frimousse barbouillée.
Ah, malheur !
Est-ce qu'il y a vraiment une justice du bon Dieu, qu'on en
parle toujours, et qu'il arrive des coups pareils? Est-ce que
vraiment, si le Dieu du ciel était juste, il permettrait tout
cela? Et pourtant, fallait-il donner tort à la Isert, pauvre
femme tant éprouvée et déjà si à plaindre? C'était son bien
qu'on lui enlevait,- qu'on lui volait, que Pourru lui volait,
comme à d'autres, lui, syndic, gras à lard, rougeaud, suant
la santé, brusque comme un qui n'a rien à se reprocher et qui
peut rudoyer les gens. Bien sûr qu'elle avait eu raison, cette
femme, et que la chose n'en resterait pas là. On en jasait.
L'autorité allait se mettre en mouvement, enquêter et sévir.
C'était du propre.
Ah I Rose I Rose I si jolie, si gracieuse et si douce, aimante,
bien sûr, et qui languissait de la séparation. Comme elle allait
souffrir, la tendre fleur, humiliée et honteuse, n'osant se mon-
GENS DE MER 297
trer, toute amollie par les larmes. Le monde la mépriserait en
méprisant son père et chacun lui jetterait la pierre. Comme
les commères jalouses allaient s'en donner !
Fi de garce ! Halte-là î Le premier qui y touche trouvera
Madhouas. Après tout, est-elle responsable? Qu'on la laisse
tranquille, ou gare ! Et que le Boulhuec ne s'avise pas de
ricaner par triomphe, lui aussi I S'il a droit à quelque chose,
qu'il réclame, qu'il fasse valoir sa plainte ! Mais qu'il en reste
là ! C'est bien assez du malheur qui arrive sans qu'il y mêle
sa gausserie sournoise. Et même, qu'on n'aie pas la preuve
qu'il a conduit toute la manigance, ce dont il est bien capable,
car il en adviendrait quelque atout pour son compte...
^ Pare à virer î — crie Dréan.
Change l'écoute, Angeloc. On va rentrer. On va savoir le
fm de l'histoire. Il y aura assez de parleurs pour donner les
détails. On sera fixé. C'est loin. C'est là-bas, au delà du phare,
derrière le Piot, près la tour des Gloses, qui pointe, que sont
Pourru le voleur, sa maison aux marches usées, l'inscription
à moitié déteinte : Syndic des Gens de Mer, ses registres, ses
dossiers, la preuve. Quand on aura doublé l'île de Belair,
puis la pointe de Cofrenau, on n'en aura plus que pour une
bonne demi-heure à entrer dans la passe. Le soleil tombe ;
avant la nuit, on foulera du pied la place du Rebarquère, et,
tandis que les marchandes pèseront le poisson et offriront
leurs prix en criant, on apprendra ce qu'il faut apprendre
pour être instruit de tout et se faire une opinion juste. Mais,
d'avance, on sait bien ce que ce sera. On sait bien qu'on ne
pourra pas faire que ce ce qui est ne soit, pas, et qu'il faudra
accepter l'évidence.
— Pourru, le syndic, est un voleur !
Est-ce que Dréan, lui-même, qui parle si peu, ne le dit pas,
après avoir compté le poisson, que le mousse a rangé par
tailles dans les corbeilles.
— Ça ne te fait pas drôle, toi. Désiré, que Pourru soit un
voleur?
Ah, fi de garce 1 Si, cela fait drôle ! Si drôle que les yeux
piquent. Saints du Paradis, comme s'il y avait presque des
larmes pour y brouiller la vue, et que la mâchoire est tant
serrée que les dents vont se briser, un peu plus. Si, cela fait
"298 LA REVUE DE PAKIS
"drôle,. cela fait qu'on a comme des envies de sauter dans l'eau,
là, devant la barque, pour arriver plus vite, se donner du
mouvement et brasser la mer à furieux coups de coudes,
pousser sur les roches, cramponner la côte et courir à toute
haleine, par le travers de la lande, sans souci des pierres et
des flaques, des talus, des herbes et des piquants, pour être
tout près, dans le bruit, dans la certitude.
— Ah, si ! cela fait drôle, va, Dréan!
XXI
Serrée de tout le long de son corps contre la cloison, Rose
•sanglotait doucement. Elle avait entendu chaque cri, et la
dispute résonnait encore dans sa tête.
— Il faudra tout payer, tout, tout et tout ! — criait Boulhuec
•exaspéré, en tapant le plancher de sa canne. — C'est plus des
Jiistoires qu'il faut. C'est de l'argent !
Et cela avait continué presque une heure, dans le bureau.
Le syndic s'était défendu tout d'abord. Sa voix dominait celle
de l'infirme, cherchant à lui imposer silence.
— Je ne me laisserai pas faire, — hurlait le boiteux, — on
fera les comptes !
Son rire passait au travers des murs. Pourru grondait en
vain, essayant de tenir tête. Mais il n'avait pas pu. Et il
n'avait plus rien dit, lorsqu'il avait vu, par la fenêtre,
Jorace, hors de sa forge, qui levait le nez, attentif, auprès
<ie l'abbé Rèze, arrêté. La porte s'était ouverte. Boulhuec
sortait, braillant dans l'escalier, et donnant, avant de descen-
dre, de tels coups de poing sur la rampe, que la maison entière
■était ébranlée. Il lâchait encore une bordée de gros mots,
effroyables, de ces mots ramassés dans les ports, qui semblent
racler les gorges vomissantes et s'étalent com.me de la boue.
Puis son pas clopinant frappait les marches de bois. Et, au
«euil, il vociférait, devant les gamins allant à l'école qui for-
maient le cercle, et les approbanistes se rendant à l'ouvroir.
X,a rue était pleine de sa clameur, jusqu'à ce que le recteur
GENS DE MER 299
s'interposât, chassant les enfants et les filles, et l'entraînant,
lui, en tenant son bras.
Alors, un silence tragique avait succédé au tapage, comme
le calme après la tempête. Mais Rose savait maintenant. Elle
pantelait, avec une horrible sensation de blessure physique...
Elle savait que les gens tenaient son père pour un voleur,
que la Grégam, la vieille Isert et beaucoup d'autres l'accu-
saient de nourrir sa femme et sa fille et de faire des largesses
avec l'argent des malheureux.
Tout le bourg hostile clamait son mépris. Boulhuec avait
cité les noms. Celui-ci, celui-là, cet autre, celle dont le mari était
mort, celle dont le fils avait disparu, et tous et toutes, victimes
infortunées que la mer accablait, et que le syndic dépouillait.
Il disait même des chiffres, des trente francs, des cinquante,
des dix et des quinze, qui faisaient des sommes, des centaines
de francs détournés, volés, depuis des ans et des ans. Et qu'il
n'était pas étonnant que sa fille, elle. Rose, eût de si belles
coiffes et fût si difficile dans le choix d'un galant, avec le magot
amassé par le père !
Cela surtout la faisait souffrir. Elle avait un dégoût d'elle-
même.
Car, d'abord, elle s'était révoltée, prête à bondir sur l'insul-
teur, pour lui cracher au visage.
— Tu es un naufrageur ! — glapissait Boulhuec, — et c'est
au bagne qu'on envoie les nauf rageurs !
Peut-on entendre de telles paroles et ne pas mourir sur le
coup? Son père répondait. Mais par quelle violence, se débat-
tant avec quel accent de rage impuissante? Il se défendait
comme un coupable pris au piège, niait, discutait, au lieu
de jeter dehors le misérable menteur, de le châtier... Puis,
soudain, il avouait.
— Et puis, si je l'ai fait, et après?
— ■ Ta fille est chassée de l'ouvroir, — reprenait l'autre. —
C'est bien fait, et ce n'est pas fini. Les gendarmes viendront te
prendre ; ils viendront ici avec leurs menottes, pour t'emme-
ner comme un voleur !
C'est alors que le syndic s'était tu.
— Tu peux pleurer tes larmes de crocodile, — avait jeté
l'infirme en partant, — tu rembourseras !
300 LA REVUE DE PARIS
Tu peux pleurer ! Son père pleurait ! Son père ! Cette bonne
figure aimée, souriante, joviale, lavée par des larmes ! Des
larmes paternelles ! Quelles soulTrance ! Et ne pouvoir courir
à lui, l'enlacer, le consoler, ou pleurer avec lui, s'abîmer dans
la même douleur, à bras joints, front contre front, joue contre
joue, pour la même cause, supporter avec lui le lourd fardeau
envoyé par le sort, l'apaiser, le redresser !
Rose ne le pouvait pas. Elle devinait son père acculé ainsi
qu'une bête fauve fouaillée par son maître. Elle était épou-
vantée. Elle ne trouvait plus les mots qui forment les prières.
Ses jambes étaient rompues, sa tête vide. Elle s'appuyait
pour ne pas tomber, hébétée, molle comme une chilTe, la
gorge serrée, malheureuse de savoir que ce qu'elle avait bu,
ce qu'elle avait mangé, ce qui la vêtait, sa guimpe, sa jupe,
sa coiffe et son fichu, tout ce qu'elle touchait, tout ce qu'elle
voyait, avait une origine trouble et misérable, était l'épave
de quelque victime rançonnée par son père, son père voleur !
C'était la raison véritable de son renvoi de l'ouvroir. Made-
moiselle Merrien prétextait son amour pour Madhouas pour
refuser de la voir. On la rayait d'abord de sa dignité de sacris-
taine et des réunions du conseil. Marianne prenait sa place
et surveillait les petites. Puis, sur son refus, en confession, de
choisir Dieu seul en chassant Désiré de son âme, on l'excluait
tout à fait des Enfants de Marie, à grande honte. Elle n'avait
plus de place marquée à l'église et se dissimulait dans un bas
côté pour entendre la messe, n'osant lever les yeux de son livre
et s'abîmant en prières éperdues. Il y avait deux mois déjà
qu'elle n'avait pu obtenir l'absolution, deux mois qu'elle
vivait dans le péché, avec ce poids sur la conscience, malgré
son repentir et ses remords. Il y avait deux mois que chacune
de ses fautes s'ajoutait aux premières, la surchargeant et
l'étouffant. Et il y avait le même temps que ses compagnes ne
lui souriaient plus et se détournaient d'elle. Elle était
la brebis galeuse du troupeau.
Et maintenant? Sa tante Fitte volait ! Son père volait !
Sa mère?...
— Tu nourris ta femme et ta fille avec nos dépouilles...
Ta femme et ta fille? Elle, Rose, qu'elle fût coupable, elle
le savait. Elle ne se plaignait pas d'être frappée. Elle avait
GENS DE MER 301
choisi Madliouas. Mais imaginer que son père volait, que ce
n'était pas là une invention diabolique, était au-dessus de ses
forces. Ou bien c'est que Dieu la punissait..
... Il y avait du temps qu'elle était immobile. Ses cheveux
pesaient lourd à son crâne chaud. Ses yeux brûlaient. L'ombre,
peu à peu, rétrécissait la pièce.
Elle n'osait remuer, faire connaître sa présence, ni sortir
pour allumer la lampe dans la grande salle. Tout à l'heure, il
lui faudrait revivre, pourtant, s'asseoir devant son assiette
à la table familiale, regarder la figure de son père et de sa mère
et répondre à leurs paroles. Il lui faudrait regarder le visage
nouveau de son père dévoilé, le visage de son père voleur !
Oui , regarder le visage du père voleur, qui lui avait dit,
lorsqu'on l'avait chassée de l'ouvroir :
— Tu veux donc amener le déshonneur dans cette maison
respectée?
Il ne dirait plus cette phrase terrible. Mais elle la lirait
encore dans ses yeux, dans son attitude.
Brusquement, elle tomba sur ses genoux, traça le signe de
la croix sur elle, et implora :
— Notre Père, qui êtes auxcieux... donnez-nous aujourd'hui
notre pain quotidien... pardonnez-nous nos olîenses, comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés...
XXII
Boulhuec ne goûtait pas sans inquiétude l'orgueil d'avoir
aidé la justice. Il n'avait pas été assez longtemps populaire
et constatait un revirement singulier dans l'attitude générale
à son égard. Après le premier enthousiasme, à voix tonnantes
et à poings levés, le calme prudent s'était étendu sur les faces.
Et Boulhuec appréhendait les périls de son rôle. Il était l'in-
surrection. Les gens l'avaient suivi, dans leur colère de dupes,
approuvant sa conduite auprès de la veuve Isert. Puis, ils se
réservaient, pour le reste. Leurs yeux conservaient le secret
de leurs âmes hésitantes, alors même que leurs bouches gron-
daient encore les mots de violence.
302 LA REVUK DE PAItlS
13'abord, ils ne voulaient pas risquer une mauvaise affaire
et se compromettre. Ils avaient à perdre en déplaisant à
M. Merrien et au recteur, et ceux-ci soutenaient le syndic.
L'abbé Rèze y avait fait allusion aux prêches, sans embarras,
absolvant le coupable et imposant aux fidèles l'indulgence et
le pardon, au nom de la commisération divine. Quant au maire,
son attitude semblait plus nette encore, puisqu'il était venu
ouvertement au débit faire un petit discours dans le même
sens clément. L'un prenait ainsi les femmes pieuses, l'autre
les hommes buveurs. Cela faisait réfléchir. En causant, opi-
nions échangées, on s'apercevait que le silence convenait à
l'histoire trouble. Pourru, protégé, rembourserait sans doute,
et l'on oublierait. On préférerait se taire et voir venir. L'espoir
du gain, seul, donnait à l'infirme protestataire une apparence
d'autorité verbale. On le poussait en avant, et l'on restait der-
rière...
Il le comprenait et suppléait à sa sécurité apparente par une
hardiesse outrée de langage. On le voyait aller et venir dans le
bourg, toquant aux portes, clignant de l'œil devant les car-
reaux, arrêtant les matelots lorsqu'ils partaient au Piot,
s'accoudant au parapet de la rivière Saint-Martial pour jaser
aux laveuses, et disant son mot aux retraités aspirant l'air
sur les seuils. Le débit lui manquait à présent, car il n'osait
s'y aventurer, redoutant la fureur de la Fitte, qui l'aurait mis
dehors sans tarder, avec sa vigueur de forte commère. Et,
lorsqu'il n'y avait personne dans les rues, que les pêcheurs
étaient en mer, les épouses à leurs besognes, les garçons à
l'école et les filles à l'ouvroir, il ne savait vraiment plus que
faire, seul entre les maisons. Les cantonniers connaissaient
son récit et ne l'écoutaient plus, tassant la terre avec leurs
demoiselles pour n'être pas surpris en défaut par M. Merrien,
et les paysans, peinant dans leurs clos, ne voyaient pas
d'un bon œil cet innoccupé stationner, le bavardage prêt aux
lèvres. D'ailleurs, le litige ne les intéressait pas.
Et Boulhuec était contraint par toute cette ambiance. Il
se sentait blâmé par la cure et par la mairie, suspect à beau-
coup, antipathique à d'autres.
Il restait pour la plupart le petit Boulhuec, le bancroche,
qui avait une rancune légitime. Plusieurs le prévenaient de
GENS DE MER 303^
l'hostilité de Madhouas, qui en tenait pour Pourru. Seulement^
l'infirme se vengeait le soir. Lorsque la nuit prenait le ciel et
la terre, suspendant les regards des curieux, il entrait ici ou
là, où il y avait veillée, derrière le linge opaque tendu aux
châssis des fenêtres. Les voisins ne s'étaient pas assemblés,
pour l'attendre et l'hôte le recevait d'une salutation ordinaire.
Le silence l'accompagnait et entrait avec lui. Les jeunes fdles
baissaient la voix pour se conter dans leur coin des secrets
dont elles poufîaient, et les vieux tiraient sur leurs pipes, à
joues creuses, les yeux guetteurs sous les paupières.
Boulhuec s'asseyait, et bientôt il parlait. Il parlait du
syndic Pourru. Toute sa joie libre montait du fond de lui
à sa bouche. Les mots se pressaient contre ses dents. Il ne
cherchait pas ce qu'il avait à dire. Il libérait d'abondance
ses arguments précis, et s'échauffait à s'entendre. Parfois,
un contradicteur émettait à voix haute un détail, et la réplique
partait, vive, soulevant comme un tourbillon de paroles. Les.
hommes s'animaient, pour ou contre, et les plus assurées des-
femmes, les matrones de bon âge, ni décrépites, ni jeunettes,,
lançaient, elles aussi, leurs phrases aigres, pour combattre ou
approuver. L'argent, toujours, sonnait dans les propos. Son
tintement clair picotait les cervelles, dans l'espoir indécis,
des pièces trébuchantes que l'audace pourrait valoir. Les cal-
culs se faisaient, au maniement mutuel des chiffres, et les
sommes modifiaient leur total à chaque observation présen-
tée. Puis le désir et le regret luttaient enserdble. Les bouches
se fermaient, les yeux restaient fixes. Et l'on n'entendait plu&.
que Boulhuec, grognant après le recteur et le maire, qui se
mettaient du côté des voleurs, pour spolier le pauvre monde.
On ne répondait plus, on ne protestait pas davantage. Le-
trouble gagnait. On songeait. Nul n'aurait pu dire qui avait
raison, qui avait tort, mais Boulhuec allait trop loin, et on le
laissait aller seul. Les têtes durcies n'avaient plus d'oreilles ni
de. langues. Les masques ne vivaient plus, ni les corps. On ne.
bougeait plus pour ne pas attirer l'attention, éviter la mise en
cause directe, qui compromettrait. On ne perdait cependant
pas une syllabe et on formait son opinion, jusqu'à ce que
l'heure fût venue de la détente brusque pour le départ, la sor-
tie du clair de la pièce pour rentrer dans l'obscur, et le retour
304 LA REVUE DE PARIS
des ombres anonymes dans l'ombre ambiante des rues con-
fondues et muettes. Alors, on s'en allait, par couples, enfer-
més de nuit. On rentrait chez soi, on poussait la targette. Et
là, rassuré, on combinait de visiter dès le lendemain le syndic
pour lui arracher une somme. On savait la chose possible.
Ceux qui avaient essayé étaient revenus contents, et même
n'ayant aucun droit, ni de secours, ni d'autre, par simple
crainte inspirée et pour leur silence acheté, avaient eu des
légumes, ou des saucisses du cochon tué la semaine d'avant.
Autant de cadeaux pris, et aussi utiles pour soi que pour le
voisin. Il fallait en user, durant le bon moment. Pourru deve-
nait une épave. On se lançait sur l'épave, on allait au pillage.
On y rêvait en montant au lit, et le rêve vous berçait sous
la couette.
XXIII
La vie n'était plus tenable dans la maison du syndic. Il se
souvenait du temps si lointain où il naviguait dans la Hotte,
insoucieux, jeune et gai. Il ne pensait pas au vol, dans ces
époques-là, ni à rien de pareil. Il avait bonne allure de franc
gars, et le mot pour faire rire les camarades. Son bateau était
désarmé comme on le libérait, juste en même temps. Son
grade de second maître lui avait valu une place d'auxiliaire,
à Bordeaux. Encore du bon temps, avec les commis, sous un
brave homme d'administrateur indulgent. Enfin la nomination
deux ans après, à Sohec, et les ans succédant aux ans, un à un.
Celui du mariage était dans les bons, celui de la venue do
Rose aussi, et puis...
Et puis, c'était un cas qui se présentait, le premier. Un bre-
vet de pension rendu, son titulaire mort, par la commission
d'un hospice, la facilité d'un certificat de vie à établir par lui,
syndic. Justement, il y avait des frais pour le baptême de la
petite, et peu d'argent dans la tire-lire. Il y avait eu, quoi
donc? Oui, on ne sait plus, un rhume, ou le toit à refaire
cette année -là, quelque chose enfin. Et voilà que ce brevet sur-
venait, quinze jours avant le trimestre. Le défunt n'était pas
GENS DE MER 305
du pays, ou, s'il en était, peut-être, c'est un autre après, qui
n'en était pas. Toujours est-il que celui-là n'avait pas de
parents. Alors, de fil en aiguille, d'idée en raison et de raison en
idée, il avait machinalement fait le nécessaire pour toucher
à la banque ce prochain trimestre de pension, qui tombait
si près. Même qu'il allait à Vannes exprès pour cela. On le
connaissait dans les bureaux. Il serrait des mains amies.
— Signe-moi donc ça, hein, qu'il faut que je touche pour un
de mes paroissiens !
— Oui, donc.
Bon ! A^oilà deux témoins trouvés, comme par hasard. La
pièce est en règle. Le commissaire fait payer. On oublie le
danger, quand il est passé. Après, le reste va de soi. Le bap-
tême a lieu, en grande cérémonie. Quelle belle fête ! On ne s'y
ennuie pas, pour sûr, on y boit, on y chante. La vie est douce.
Oui, mais ensuite, dame, survient quelque accident. Une
bouche de plus à nourrir, ça compte. C'est cent sous par ci,
quarante par là, qu'on prend sur un secours. C'est une com-
mission prélevée sur une demande, sur une démarche, sur une
pension. Faut vivre. On s'habitue à la dépense. On achète
un champ, pour récolter quelques légumes, par économie.
Faut de l'argent pour s'acquitter, quoi ! Puis, faut bien conti-
nuer à toucher aussi les trimestres suivants pour ce brevet de
hasard, sans quoi on verrait la fraude. On ne fait déjà plus
la différence entre cette somme là et le vrai traitement. C'est
une augmenation qui devient naturelle et l'on est gêné encore.
Si un cas pareil se présente, l'aubaine sera la bienvenue. Trop
longue à venir, on y supplée. Ce mort ne dira rien d'une allo-
cation perçue en son nom? Le ministre a signé la liste, et c'est
comme un mandat au porteur qu'on a. La Fitte est là, qui tou-
chera sans inconvénient.
Et puis...
Et puis? Ah, malheur ! Ça va vite sur ce chemin là. Il
conduit à une pente terrible. L'argent, c'est comme l'alcool.
Plus on boit, et plus on a soif. On croit le mener à sa guise, et
c'est lui qui vous mène, où il veut et comme il veut. On est sa
proie bien docile.
Et puis...
Il faut bien faire mourir un jour les défurits, pour que leur
15 Septembre 1915. 6
306 LA REVUE DE PARIS
âge trop avancé n'éveille pas les soupçons dangereux. L'un
a quatre-vingt-douze ans. Déjà ! Il y a combien de temps
qu'il dure? Vingt ans. Vingt ans ! Non? Il y a vingt ans qu'on
touche à sa place, à cet inconnu, péri en mer, dont la carcasse
elle-même n'existe sûrement plus î Vingt ans ! Ce n'est pas
possible. Vingt ans ! Fi de garce !
Eh oui ! Il y a cela. Il y a vingt ans qu'on le certifie vivant,
solide au poste. Mais tout de même, on commence à plaisanter
dans les bureaux. D'autant qu'il y en a d'autres qui suivent.
Le plus près a soixante-dix-neuf ans.
— Ça conser\'e, l'air de Sohec, a remarqué le trésorier, une
fois, en payant.
C'est vrai. Quatre-vingt-douze ans ! Alors, au premier
voyage, la Fitte annonce sa lin et montre le petit avis jaune
<ie cessation de paiement. Voilà un trou dans le budget. Un
autre encore peut se produire. Allons, c'est trop tard pour
s'arrêter !
Allons ! Pourru, allons ! A l'œuvre ! Déterre un cadavre nou-
veau ! Redonne lui une vie factice, puisque tu le peux ! Va
au cimetière, choisis ! Les morts, c'est discret. Signe ! Certifie
une existence ! Crée-la ! Faux en écritures publiques ! Bah 1
va donc ! As-tu jamais été pris? Sors celui-ci encore de sa
tombe ! Vole celui-là ! Prends à cet autre ! Va donc ! Fitte
veut sa part, augmente la tienne ! Ta fille grandit, ses robes
s'allongent, paye ! Ajoute un nom sur ta liste ! Tourne ta ronde
majuscule : Propositions d' alla calions à titre de secours
Tous vivants ! Ah, ah ! Et puis?... Boulhuec? Le chien !
Il arrive. Il braille. Qu'est-ce qu'il veut? On ne l'a pas volé,
lui? Son affaire vient de plus loin. Se taira-t-il, l'animal?
Là ! Ça y est, il casse ! L'idiot ! Ah, canaille ! Il réclame.
Bon ! On lui donne tort. Le voilà maté. Non? Encore? La
veuve Isert, à présent ! Bon Dieu ! Bien sûr, fallait pas. Je
l'avais dit à la Fitte. La Société des Naufragés avait fait par-
venir la somme, mais le trimestre a été mauvais. Elle ne savait
pas, la vieille, que son argent était là. Et Podras, cet imbécile,
qui mange le morceau ! Tout va de mal en pis, maintenant,
et tout est possible. Il y a quelque mauvais sort de jeté.
Qu'est-ce qu'il y a de pire qu'avant? Rien et tout. Tout est
traître, tout est hostile, tout est faux, louche, méchant. Les
GENS DE MER 307
morts surgissent des papiers. Ils grimacent. Le vieil Isert, le
dernier, ricane dans sa barbe blanche, et sa fillette, la Clémence,
a l'aspect de Rose plus jeune, une Rose qui serait noyée, son
cadavre verdi jeté par la vague sur la plage.
Non ! Eh là ! Je rêve? Rose ! Oh là ! Ma Rose ! Ah ! Elle-
même, on me l'a chassée de l'ouvroir, comme une chienne!
Tout craque bien, tout grince, tout menace. Est-ce que je suis
coupable encore, depuis le temps? Ma fille n*est-elle pas hon-
nête, et élevée comme il faut qu'on soit?
Là, je savais bien :
... les négligences consialées dans votre service m'obligeront,
si elles se reproduisent, à une répression qu'il vous est encore
loisible d'éviter. ^
Le commissaire de l'Inscription maritime.
Ah, le commissaire ! C'est lui qui prévient. Il va sévir !
Ma place ! On peut me chasser de ma place, et c'est Boulhuec
qui me vaudrait cela! Qu'est-ce que j'ai fait? Rien! Et ce
Madhouas qui voulait ma Rose ! Ils sont tous associés contre
moi. Us m'en veulent. Us oublient ce que j'ai fait pour eux.
Ils étaient bien contents de venir faire leurs grâces pour avoir
des secours, pour avoir des pensions, pour obtenir quelque
chose. Us en font fi, à présent. Est-ce que je dois quelque chose
à personne? Non. C'est Fitte qui m'a poussé, la carogne !
C'est elle, je vous dis ! Elle a le lucre et l'usure dans le sang,
cette garce-là ! Moi, je voulais m'arrêter. Ainsi, le vieux
Grégam, je ne voulais pas. On pouvait savoir, deviner,
apprendre. C'était dangereux. Eh bien, il a fallu ! Elle voulait
tout. Et puis, est-ce qu'on sait comment cela va? On oublie.
On a pris, la somme a fondu. Sait-on même oii elle passe?
Mes comptes! Ah, si les gendarmes venaient! Si les gen-
darmes venaient ici, m'arrêter, moi, Pourru, syndic, ancien
second maître ! Si les gendarmes me mettaient les menottes !
Us me conduiraient en prison, au bagne. J'ai naufragé. Je suis
un naufrageur, et c'est au bagne que vont les naufrageurs. Au
bagne. Au bagne ! J'aurais la casaque brune, le crâne rasé, les
galoches. Et puis le numéro. Ah, non ! Non ! Non ! Là-bas, à
Cayenne, avec le fort qui domine le pénitencier, et les chaouchs
armés du revolver ! Ou à Bourail, à la Nouvelle, moi, Pourru !
Pourru, tu iras au bagne ! On te jugera, on te condamnera.
30S LA lîKVUE DE PARIS
Tu as volé. Tu es un voleur ! Les morts t'accusent, les papiers
t'accusent, les vivants t'accusent ! Tout t'accuse, tout !
Qui est-ce qui a ri? Qui est-ce qui ricane donc là, dans
l'ombre? Qu'il se montre ! Il y a quelqu'un là. Il n'y a per-
sonne, je suppose. Je rêve. Est-ce que je rêve? On a bougé.
Hein?
Mais je vais les refaire, mes comptes. Voyons !
Cent francs, secours. Non, Société de Courcy. Peut-être.
Allocation de la Société centrale. C'est au sommier. J'ai
détruit. Il faut certifier, avant que les gendarmes n'arri\'ent.
Ils vont venir, les gendarmes, et ils n'auront pas pitié. Les
gens crieront, par derrière, comme des chiens qui hurlent. Il
me faut arranger mes comptes avant. Mes comptes ! Comment
les rendrai-je, mes comptes? Vous voyez bien que cette écri-
ture danse et que les papiers font une ronde dans le vent. Les
voilà qui s'envolent, et mes comptes montent en tourbillon-
nant, plus haut que le clocher, vers le ciel. Mes comptes ! Ah,
ah ! Mes comptes ! Qui veut que je lui rende des comptes? En
voilà, des comptes ! J'ai volé ; Pourru a volé. Entendez- vous,
braves gens?
Pourru a volé ! Pourru, votre syndic, vous a tous volés, tous,
tous ! Tous volés ! Ah, mais ! Oui, tous volés ! Il ne peut pas
rendre ses comptes, puisqu'il vous a tous volés. Les petits, les
grands, les gros et les maigres, les vivants et les morts, tous,
vous êtes tous dépouillés, et Pourru n'a pas d'argent à vous
remettre, ni de comptes, ni rien. Plongez vos mains dans sa
caisse, et prenez ; elle est vide. Qu'est-ce que vous en dites?
Vous ne le saviez pas? Cela vous étonne? Non, hein? Vous le
saviez bien? Arrive, fossoyeur, rentre -moi tous ces morts qui
braillent. Allez, ouste, dans la fosse ! Jette-moi celui-ci à l'eau,
au fond de la mer. C'est sa place. Pourquoi me rcgarde-t-il?
Allez, allez ! Je ne rends pas de comptes. Je ne sais pas ce
qu'on me veut.
Qui a parlé de comptes? On ne parle pas de comptes ici.
Il n'y a pas de comptes. Je n'ai jamais compté, moi. Jamais,
je vous dis. C'était la sarabande des écus, gai ! On la menait
joyeuse, et tant pis pour les naïfs que cela gênait. Pourquoi
j'aurais eu des comptes? Est-ce que vous savez compter, vous
autres? Moi, pas. Les gendarmes me prendront bien sans
GENS DE MER 309
comptes. Ils ne comprendraient pas. Pourquoi faire, des
comptes?
Vous dites qu'il faut rendre des comptes? Mais comment,
les rendrais-je, mes comptes, encore une fois? Il peut venir,
l'administrateur, voir s'il y a des comptes ici. Le curé en a
voulu, des comptes. Nenni. Le maire aussi. Nenni. Tout le
monde : non ! Pas de comptes ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !... Ah !
Pas de comptes. Ils sont morts. Ils sont tous morts, et les
gendarmes vont les emporter.
Rose regardait avec épouvante son père fou. La menace du
commissaire avait eu cet effet terrible. Le syndic avait,
depuis, des regards errants vers les choses. Il repoussait des
fantômes menaçants qui l'assaillaient, et lançait des jurons à
sa femme, lorsqu'elle voulait l'apaiser. Des peurs le dominaient.
Il se cachait la tête sous les couvertures de son lit, et il fallait
des sollicitations nombreuses pour le décider à risquer les
yeux dehors, et à prendre quelque nourriture. Il fallait lutter
avec lui pour l'empêcher de se jeter sur les fenêtres. Ses traits
burinés par le mal, se crispaient en d'atroces rictus et ses sour-
cils roulaient au-dessus de ses paupières, comme deux grosses
chenilles velues. Il n'y avait plus une seule chemise intacte
dans les armoires, car il les avait toutes déchirées en minces
lanières, pour s'étrangler. Il grelottait de terreur. Chaque
craquement des murs le faisait sursauter et guetter les portes
closes, comme si un ennemi dissimulé y fût prêt à bondir. Il
demandait ses livres, tournait les pages, essayait des comptes
et grondait, pour des grattages observés, trépignait, pleurait,
puis tombait, en des prostrations lugubres qui le tenaient
immobile, le regard arrêté. Il en sortait furieux, pris d'accès
effroyables le lançant sur les murailles, la bave à la bouche.
Il sanglotait par instants, et demandait pardon du mal com-
mis, avec une voix d'enfant.
Rose voyait tout cela, horrifiée. Elle entendait son père
s'accuser de crimes, citer les morts dépouillés, dire ses forfaits
et hurler de la peur du châtiment. Elle l'empêchait de heurter
son front, et le ramassait lorsqu'il sautait de son lit et roulait
sur le sol. Il la supportait sans la reconnaître. Des lueurs
fulguraient dans ses prunelles quand ses yeux rencontraient
310 LA KEVIE DE PARIS
les siens. Elle pleurai l, voyant le doigt de Dieu appliquant
cette épreuve à son âme de coupable abandonnée de l'Église.
— Tu vois, — avait dit le recteur, ■ — ce qui arrive, lors-
qu'on a ofTensé Dieu.
Elle le croyait. Elle s'humiliait, implorant Jésus et la Vierge,
pour qu'ils abrégeassent ce martyre. L'hostilité des hommes
ajoutait pour elle l'opprobre de la terre à la réprobation céleste.
Le curé venait, le maire venait. A eux trois, ils compulsaient
les registres, cherchaient à rétablir les comptes embrouillés,
fouillant les casiers, rangeant les paperasses. Nul ordre ne
sortait de leurs travaux. Ils ne retrouvaient pas les sommiers
nécessaires, les feuilles d'allocations, mais découvraient les
titres mensongers des pensions retenues en fraude, les preuves
des faux, des dois, des abus de toutes espèces. La culpabilité
du syndic prévaricateur s'enflait à chaque page nouvelle mise
à jour. Le total des sommes détournées augmentait indéfi-
niment. Les mois s'ajoutaient aux mois, les trimestres aux
trimestres, les années aux années. Il devenait vite impossible
d'éviter le désastre, de le nier. Chaque trouvaille aggravait le
cas déjà grave du voleur, aux yeux des témoins et aux yeux
de sa fille rouge de honte. En vain M. Merrien avait-il averti
à Vannes d'une indisposition légère du syndic de Sohec, et dit
que par ses soins les livres seraient tenus. La vérité allait sortir,
se répandre, amener l'irréparable.
Et tandis qu'on cherchait, dans le bureau, la voix exaspérée
du fou glapissait à l'étage, traversait les murs, ameutait les
gamins dans la rue. Les marchandes de poisson s'arrêtaient
et se groupaient pour l'entendre. Tout le monde jasait. On
s'inquiétait de la maladie du syndic. Les uns tenaient pour
les fièvres des îles, ces tremblements froids et chauds pris dans
les mauvais climats et qui courbent les marins après le retour;
les autres croyaient à une éruption, et quelques-uns répétaient
les sarcasmes de Boulhuec, plus arrogant que jamais, criant
partout au mensonge et à l'imposture.
La Fitte s'était enfuie chez une parente, à Miirzac, fermant
le débit et ne laissant que la Gutte pour fournir aux aclieteurs
le tabac nécessaire. Il y avait eu avant son départ une scène
terrifiante, alors qu'elle revenait de Vannes. C'était la première
crise du syndic dément. Elle avait grimpé le trouver, lorsque
GENS DE MER , 311
retentit soudain un hurlement, un cri pareil à celui que
poussent les cochons que Potrel égorge, avec des râles et des
glapissements. Puis, une tuerie avait succédé à cela. Pourra
criait comme on n'avait jamais entendu crier un chrétien. A
l'école, les enfants se taisaient au beau milieu de l'alphabet, en
entendant ce vacarme. Rose se précipitait, et elle voyait sa
tante sortir du bureau, échevelée, la coiffe en loques et la lèvre
saignante, débouler les marches et traverser le Rebarquère
en courant. Par la porte laissée ouverte, elle apercevait son
père gesticulant, dans un désordre inexprimable, cognant les
meubles, renversant l'encre, déchirant les cahiers...
Et puis, c'étaient, sans relâche, les doléances des gens
venant réclamer, avec des mines compatissantes et curieuses.
Ils se plaignaient de leur misère, prêts aux allusions, inter-
rogeant et menaçant à la fois. Les femmes insidieuses deman-
daient toujours plus de détails, l'œil inquisiteur, l'attention
aiguë. Elles s'inquiétaient de la présence possible du démon,
que le recteur exorciserait. Elles citaient les dires des autres,
la face hypocrite, affirmant qu'un sort fatal était jeté sur
le pays, auparavant si tranquille. Elles rappelaient que, la
nuit, dans la lande, les chandelles de malheur avaient été
vues errantes autour des Gloses. Trois, une à chaque angle,
et le nord seul libre, s'étaient consumées sur la tour, au vu
de chacun. Les feux de la Loire s'étaient reflétés un soir sur
le ciel en longue traînée rouge. Elles se signaient sans
cesser de guetter les réponses ou de prêter l'oreille aux
clameurs du syndic hurlant son impuissance à rendre ses
comptes et sa terreur des gendarmes. Les dialogues étaient
affreux, scandés par ces cris inhumains. Rose n'essayait plus
de feindre, accablée. Elle disait humblement son ignorance
aux commères arrogantes, dont elle sentait le mépris triom-
phant affilant> la coupure des lèvres. Sa mère ajoutait à son
embarras, au lieu de l'aider, clabaudant sa peine auprès de
tous les auditeurs complaisants, galvaudant sa fille à tous
propos et son mari, tout le long du jour. Elle joignait ses accu-
sations acrimonieuses à celles des autres, pour s'attirer des
sympathies menteuses et geignardes, en des jérémiades qui
n'en finissaient plus. Elle ne savait heureusement rien des
comptes et parlait au hasard. Sa fille, attentive aux besoins
312 LA REVIK UK PARIS
du malade, l'eiiteiidait pérorer. EL les deux femmes se retrou-
vaient ensemble pour les repas brefs.
— Qu'est-ce que dit monsieur Merrien? — interrogeait la
mère.
— Il dit qu'il va falloir faire interner papa à l'asile de
Lesvellec, — répondait Rose sanglotante.
La femme levait les bras et les yeux, puis sa curiosité la
talonnait.
— Qu'est-ce que dit monsieur le recteur? Te reprendra-
t-il à l'ouvroir? Nous sommes perdues, ma pauvre enfant.
Non, l'abbé Rèze ne reprendrait pas Rose à l'ouvroir, pour
l'exemple, et malgré sa pitié sincère de la jeune fdle. Il n'abor-
dait môme pas ce sujet, et elle n'osait en parler la première,
dans les circonstances présentes. Même en son affliction, elle
ne renonçait pas à son péché, elle rêvait à Madhouas.
Elle regrettait bien, pourtant, les calmes journées de cou-
ture, dans la salle laborieuse où s'appliquaient les apî)roba-
nistes. Elle les revoyait toutes, passant la rue à des heures
régulières : elles levaient leurs yeux sournois vers ses fenêtres.
Leurs gestes restaient en sa mémoire. Elle sa\ait les adroites,
qui apprenaient vite les points difficiles, et les sottes, dont le lil
cassait ou s'embrouillait toujours. Elle savait les câlines aux
manières de chattes, et les bourrues, hargneuses ainsi que des
dogues. Des détails revenaient tout à coup, des souvenirs de
réunions dominicales, où l'on chantait des cantiques après
vêpres, et des réceptions aux Gloses, par mademoiselle Mer-
rien offrant les confitures faites des fruits de ses arbres. Elle
rappelait d'autres souvenirs encore, plus reculés dans son
enfance, de menus faits d'école, ou bien l'affection protectrice
de la sœur Angélique de la Foi, qui avait précédé la languis-
sante sœur Thérèse, et qui lui avait appris à reconnaître les
simples, parmi les herbes. C'était aussi d'elle que Rose tenait
ses connaissances utiles, par exemple faire de l'acidulage avec
les baies de l'épine vinette, ou des pâtes de roses trémières.
Rose évoquait avec attendrissement l'image de cette grande
femme marquée de petite vérole, et qui l'aimait bien. La sœur
avait une manie douce, qui agaçait le recteur, c'était de dire
à tous propos des proverbes de Salomon qu'elle connaissait
par cœur :
GENS DE MER 313
« L'Éternel a fondé la terre par la sagesse, et disposé les
cieux par l'intelligence. »
(( N'entre point au sentier des méchants, et ne pose pas
ton pied au chemin des pervers. »
Cela faisait rire Rose toute petite. Combien il y avait de
vérité pourtant dans ces maximes ! L'une d'elles restait pré-
cise dans l'esprit de l'enfant :
« La grâce trompe et la beauté s'évanouit ; mais la femme
qui craint l'Éternel est celle qui sera louée. »
Ce proverbe marquait longtemps la fillette de sa profonde
empreinte, et elle évitait presque un an de se regarder dans la
glace de sa chambre, pour offrir. puérilement à Dieu le sacrifice
de sa grâce de gamine. Ses yeux de vingt ans s'humectaient à
ces évocations qui lui rappelaient aussi des années de tran-
quille bonheur familial, de paix et de candeur.
Brusquement, dans ce calme d'autrefois, ramené à la surface
de l'âme par la songerie amollissante, un hurlement fusait,
sauvage :
— • Mes comptes ! Comment rendrai-je mes comptes?
Et son père, furieux, repoussait ses draps, sautait et courait
par la chambre. Elle l'attrapait, inconscient, au passage, et
l'enlaçait de ses bras, pour le maîtriser.
XXIV
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ
Asile public d'aliénés
de
Lesvellec Lesvellec, le 11 décembre 18..
DIRECTION
— M.,
Objet : Le Directeur, Médecin en thef de l'Asile
public d'aliénés de Lesvellec, a le regret de vous
informer du décès de M. Pourru, Justin-Alexis,
survenu dans la nuit du 10 décembre.
Et, en vous priant d'agréer ses respectueuses
condoléances, vous informe que l'inhumation aura
lieu après demain, 13 courant, à neuf heures du
matin. P' /g Directeur, Médecin en chef.
Le Secrétaire de Direction,
lEANIC
314 LA REVUE DE PARIS
Rose faiblit et tomba, assise, le dos rond, la tête enfouie
dans sesmains. Puis les larmes ardentes jaillirent et coulèrent
sur ses paumes. Elle suffoquait, éperdue de chagrin. Elle
n'avait pas encore la force de penser. Ce choc l'assommait ;
son père était mort, parti, disparu. Il n'en restait plus qu'un
corps inerte, à confier à la terre. Elle se le représentait, étendu
dans cet horrible hospice grillé, là-bas, où elle l'avait vu, des-
mois, rugir comme une bête, — ne la reconnaissant pas, ni sa
mère, à leurs visites lamentables, escortées d'un gardien
inflexible, qui limitait l'entrevue au strict nécessaire, ou la
refusait, quand il en avait reçu l'ordre, à cause de l'état d'exal-
tation du fou. Elle le revoyait, boursouflé, comme il était la
dernière fois, avec ses cheveux blancs hirsutes, ses joues-
rugueuses de barbe repouèsée, et ses effroyables orbites, sur-
tout, cerclées comme des billes de verre à stries. Elle entendait
les affreuses clameurs de son repentir, obsédantes, mêlées
aux plaintes, aux gémissements et aux fureurs des hallucinés-
enclos dans les cabanons voisins : vacarme tel que l'épouse
avait renoncé aux voyages et laissé à la fille seule ce soin pieux
et douloureux...
Ainsi, il était mort, tout à fait mort, cette fois, le pauvre
homme. Une grande pitié envahissait Rose, pour la morne fin
du terrible malheur paternel. Elle ne sentait plus que sa perte
définitive, le lien qui se rompait avec l'être aimé, chéri malgré
ses fautes, malgré l'opprobre, malgré la maladie dégradante,
et elle avait une immense impression d'abandon. C'était le
terme de sa lutte filiale : la raison de son courage s'en allait
pour toujours. Cela rompait l'ordre nouveau introduit dans
sa vie par les événements.
Il était mort, là-bas, de l'autre côté du département, dans
la geôle médicale, tué par le remords auquel sa raison avait
succombé. Il était mort d'avoir volé, châtié par Dieu juste et
puissant. Elle savait, elle, sa fille, qu'il en était ainsi, et que
Dieu l'avait jugé et atteint. Et elle implorait souvent la clé-
mence divine, pour que le supplice lui fut abrégé. Le céleste
Juge l'exauçait aujourd'hui. Il délivrait l'âme du coupable
pour la faire comparaître à son tribunal. Déjà le pécheur était
en présence de son maître, qui pèserait les torts et dicterait
la peine. Son père échappait aux hommes. Il n'y avait plus
GENS DE MER 315-
de recours qu'en l'intercession de Jésus et de la Vierge, pour
attendrir le Père. Il ne restait plus qu'à prier.
Oh oui ! prier pour le malheureux, implorer et s'humilier
pour le sauver ! Racheter son passé trouble, en se donnant en
holocauste à la colère divine, supplier et glorifier le Seigneur,,
fait de lumière, de puissance et d'éternité ! Sortir de son
cœur la contrition sincère qui rachète, être dans les mains
créatrices la victime consentante, offrir sa faiblesse à l'omni-
potence, sa douleur à la sévérité, sa passion à la Passion !
Elle pria. Des hoquets la secouaient, montés du fond de ses-
entrailles tressautantes. Elle se confiait à la Mère virginale,
qui est toute pitié et toute adoration, pour qu'elle intercédât
et apaisât l'horreur méritée par le crime. Elle pria pour éviter
l'enfer qui corrode et brûle, l'enfer rougeoyant de flammes,
empesté de soufre, retentissant de cris et de pleurs, l'enfer des
damnés tourmentés par les démons noirs aux masques d'épou-
vante, aux rictus sardoniques. Elle pria pour écarter la poix
vive, le goudron incandescent, le plomb fondu, la fumée
puante, que les récits et les lectures avaient jetés dans son
imagination naïve.
Sa prière était fervente, mais sa pensée demeurait confuse,
incapable d'atteindre à la splendeur surhumaine de l'enfer
dont elle pressentait les formes vagues, pareilles à celles d'un
nuage orageux. Elle priait avec sa ferveur filiale et sa terreur
pieuse, mais, autour d'elle, la vie continuait. Le doux ciel
breton tendait aux carreaux sa faille grise et moirée, les chants
des écoliers studieux vrombissaient au dehors, le fer martelé
de Jorace tintait en notes de bruit clair, et Herbec, le nouveau
syndic, fredonnait dans le bureau conservé provisoirement
en attendant l'installation définitive. Elle priait, mais les
soins domestiques s'imposaient et endormaient peu à peu sa
douleur, Dans ses invocations s'emmêlaient le besoin de pré-
venir sa mère insoucieuse, partie laver le linge à la rivière, et
qui geindrait sans mesure, la nécessité d'écrire à la tante
Fitte, réfugiée à Ploërmel chez les parents de son mari défunt
et la coïncidence de cette mort, à la fois attendue et subite,
avec la pension de retraite obtenue grâce au maire, qu'il
faudrait toucher à Vannes, à l'Inscription maritime.
Il s'y mêlait encore une sorte de soulagement indistinct, une
316 LA KEVUE DE PARIS
délivrance où Madhouas iiioublié surgissait. Et Madhouas
amenait, avec sa belle prestance intacte, les remembrances
amoureuses, ses regards attendris, ses démarches discrètes,
ses saints, ses dires, et la rivalité ancienne, maintenant
éteinte, avec Boulhuec, doté d'une pension et saulnier aux
marais de M. Merrien.
Et ceci combattait cela. L'espérance poussait le désespoir,
l'écartait, illuminait les ténèbres. La paix dans les sens succé-
dait à l'anxiété et triomphait. La fatigue physique, l'aidait,
l'engourdissait. La souffrance de la meurtrissure se calmait,
et la jeune iille endolorie encore pouvait relire à prunelles
libres la lettre fatale, en sa froideur administrative, régler
dans son esprit les devoirs successifs qui s'imposaient, tandis
que l'impatience de la vie assaillait son deuil de sa clarté
d'aube et de résurrection.
XXV
Dans la rue, quelques femmes passaient, la coiffe bien
blanche enveloppant la tête serrée dans le fdet, et les volants
repliés derrière, avec une épingle. Les tabliers verts, violets
ou bleus serraient les tailles, et les corsets droits montaient
haut en aplatissant les poitrines. Elles portaient des paniers
à anses et des parapluies de coton.
— Dépêchons-nous, Rose, — fit madame Pourru, — Nous
prendrons le beurre et les pommes. Il faudra demander aussi
chez Horward qu'il nous porte la viande avec sa voiture.
Rose descendit en silence, auprès d'elle, la pente du Tréhec.
Désiré Madhouas, juché sur son toit, qu'il passait à la chaux
pour occuper ses loisirs, la vit s'en aller. Il arrêta le mouve-
ment régulier de son tampon de toile, et contempla sa démarche
aisée. Elle allait, balançant les hanches, fine auprès de sa
mère lourde, pareille à une petite barque gracieuse louvoyant
sous le vent d'un gros transport. Il se réjouit à la pensée de
la bonne ménagère qu'elle allait devenir, enfin, après des mois
passés à l'attendre. A présent que les accordailles étaient
GENS DE MER 317
faites et la date des noces fixée, il ne voulait plus se souvenir
des mauvais jours. Cela eût pu être mieux, mais il fallait se
contenter. En somme, la Rose de maintenant valait cejle
d'autrefois, et il ne l'avait jamais tenue pour responsable du
gâchis fait par son farceur de père. Il pouvait bien la prendre,
en toute honnêteté, et nul n'aurait à redire. Boulhuec lui-
même ne répétait plus sa phrase mauvaise, à son sujet :
— Ni toi, ni d'autre !
Dame, le Boulhuec s'était résigné. L'argent de sa pension
sufïisait à le rendre heureux. Lui, Madhouas, c'était la Rose
qu'il voulait. Il l'avait dans l'idée, et il ne changeait pas faci-
lement d'idée, quand il en tenait une. Son obstination trou-
vait sa récompense. Il badigeonna, de franc cœur, en chan-
tonnant le fameux refrain des bidons.
Le pont z-il a été briqué,
Sur le gaillard d'arrière, on nous fait s'aligner.
Sur nos habits, s'il y a quelque tache...
En fait de pont qui serait briqué, celui de la V. 2302, qui se
construisait en ce moment même à Concarneau, ne serait
jaloux d'aucun. Et allez, donc, il y aurait de beaux jours à
venir, pour les braves gens.
L' commandant dit : Faut que tu te décrasses,
Avec de l'eau et du savon.
Ou bien t'en auras pas, du vin dans ton bidon 1
Ma foi bui, le Madhouas épousait la Rose. Et après ? Était-ce
son droit? Dréan l'approuvait, M. Merrien aussi, et tous les
camarades. Sa mère, la vieille Madhouas, avait dit : « J'en
suis contente, mon gars. » Il n'y avait que quelques commères
prudes, qui grimaçaient en en causant. Belle affaire, en vérité !
Eh bien ! On serait un peu moins au festin et à la danse, à
claquer des mains et à vider des pots, mais la gaieté serait la
même, les gêneurs s'abstenant. On ferait même ripaille, avec
bonnes cuisines en plein air doux et tablées creusées dans la
terre, et l'on visiterait la Gutte, au débit tenu par elle, depuis
le départ de la Fitte.
Et cependant qu'il s'activait, la Rose et sa mère descen-
daient vers Murzac. La route était animée, ce jour-là. C'était
318 I.A REVUE DE PARIS
la foire mensuelle, et les ménagères s'y rendaient pour leurs
emplettes. On les voyait marcher en tendant les jambes, et
leurs jacasseries résonnaient dans l'air tranquille. Elles ne
prêtaient pas d'attention à la lande où traînait la petite
rivière Saint-Martial, passant et repassant entre les monti-
cules herbus. A chaque tournant, on en voyait davantage,
endimanchées. Des paysans rasés, le chapeau breton descendu
sur les pattes de poils de leurs joues, conduisaient des vaches
nerveuses et des porcs.
Au grand Calvaire du Rohec, tous se signaient. L'une ou
l'autre des passantes, se détachant d'un groupe, s'arrêtait un
instant et s'agenouillait pour dire vite cinq Pater et cinq Aue,
qui gagnaient les quarante indulgences. On les voyait, en bas
de la dernière des treize marches moussues, noires entre les
statues de plâtre de Bélisaire et d'Anne, sous la grand'croix
semée de larmes d'or où agonisait pour toujours le Sauveur
couronné d'épines. En levant à peine les yeux sur le socle en
forme de tombeau, elles apercevaient, souvent sans le lire,
l'exergue gravé dans la pierre : Rex Gloriœ. Les autres conti-
nuaient leur route, et la retardataire pieuse se pressait ensuite
pour les rejoindre, mêlée aux gens de Tréhiguier, dont le che-
min débouchait au carrefour.
Les vieux moulins de Murzac étaient au repos, les ailes
immobiles. On remarquait, de loin, une grande animation
dans le bourg. En approchant, on entendait la rumeur de la
foule. Les taches bleues des blouses allaient et venaient. Et,
dès qu'on atteignait l'auberge de Mahé, on entrait dans la
cohue. Le collecteur courait après tous les piqueurs de bœufs
et les carrioles chargées de porcs et de veaux, et donnait le
ticket de stationnement pour un sou ou deux, suivant l'ani-
mal. Sur la place, des rangs parallèles de bêtes, au pelage jaujie
pâle ou noir, taché de blanc, attendaient l'acheteur. Les bœufs
meuglaient, roulant leurs gros yeux stupides, ou lançaient
leur langue épaisse dans leurs naseaux humides de bave. Les
piqueurs, la face rouge, les frappaient à coups d'aiguillon. On
reconnaissait les valets à la crasse de leurs cols, à l'usure de
leurs chapeaux rongés, et à leurs blouses décolorées par les
lavages et rapiécées. Les maîtres étaient plus propres, fine-
ment rasés. Ils suaient tous en s'agitant, pesant sur les cornes
GENS DE MER 319
des vaches, tandis que les amateurs tâtaient les pis et faisaient
couler un peu de lait, dans leur paume. Des discussions éle-
vaient les voix. Les femmes y prenaient part en glapissant,
pour couvrir les cris des cochons liés par une patte.
Au long de la route, hors de ce fouillis vivant, les voitures
s'alignaient, boueuses et grises, et les chevaux poilus, dételés,
se couchaient dans leur crottin en mâchant l'avoine et la
paille. A l'auberge, les servantes s'empressaient dans les deux
salles pleines. Accoudés aux tables, les buveurs comman-
daient les gouttes, les bolées et les miques. Des gens, partis
dès l'aube de leurs terres lointaines, se restauraient avec des
portions de ragoût. Des commères émerillonnées querellaient
leurs partenaires et offraient en gémissant la tournée néces-
saire aux contrats. Les marchandages, ébauchés dehors, s'ache-
vaient dedans. Excités, les vendeurs ravis du gain parlaient
haut dans la figure de leurs auditeurs, qui n'écoutaient guère,
et renversaient en remuant le contenu de leurs tasses. Puis,
les accords se faisaient. Sur le coin des tables trempées de
cidre et d'alcool, on comptait les louis d'or et les écus d'argent,
«t on les recomptait encore, l'un devant l'autre, en faisant
tinter les pièces. Le marché conclu, les valets libres roulaient
leurs cordes autour des jougs, qu'ils remportaient. Ou bien ils
se mettaient à table pour boire.
Rose et sa mère évitèrent les bestiaux, et, longeant l'hôtel
de ville, atteignirent la Grand'Place, pleine d'éventaires et
de marchands. C'étaient, sous les tentes de coutil rouge, blanc
ou bleu, des étalages colorés de multiples objets, tous utiles
ou séduisants. Il y avait la rangée des toiles, avec les cotons,
les soieries, les roguets, les jupons chauds, les caleçons pelu-
cheux, les couvertures de laine, les coupons de velours, les
gilets de chasse en tricot, et, plus loin, les casquettes, les cha-
peaux, pour tous les besoins et toutes les envies. Il y avait
l'allée de la vaisselle, avec les assiettes à grosses enluminures,
les soupières pansues, les terrines, les plats, la verrerie. Puis,
d'autres commerces voisinaient, des vendeurs de bimbelote-
rie, de brosses, de couteaux, de lampes, et jusqu'à des fri-
teuses, qui cuisaient des crêpes, pour la gourmandise.
Les femmes se rencontraient et bavardaient dans le coin
•où les fermières vendaient leurs œufs, leurs poulets et leurs
320 LA r.EVlE DE PARIS
lapins. Des volailles passaient la lOte hors des paniers et glous-
saient en clignant des yeux. Des chiens rôdaient entre les
jupes, rabroués, enfonçant leurs queues entre leurs jambes. Des
gendarmes, les mains au dos, surveillaient des coureurs de
routes, qui, la boîte en sautoir, olïraient des aiguilles, du fil
et du papier odorant. Des caravanes aux volets rabattus
occupaient en biais tout un angle, pleines de mercerie. Entre
deux de ces voitures, un chanteur dépenaillé braillait pour
des badauds. Il désignait à mesure, du doigt, sur la violente
enluminure qu'il colportait, les péripéties et les personnages
de l'horrible drame de sa complainte. Sa voix dominait les
invites des marchands, les rires des femmes et les cris des
animaux.
— Voyez, braves gens ! — disait-il, — le misérable que voici
se lance avec son couteau grand ouvert, voilà le couteau, sur
sa pauvre victime, qui est cette femme-là, et plante son grand
couteau rouge, voyez-le, dans la gorge de la pauvre victime.
Mais alors, les gendarmes viennent et mettent les menottes
aux mains de l'afîreux brigand. Voyez la figure sauvage du
criminel ! Voyez, braves gens, l'assassinat épouvantable, et
la complainte que voici, qui a été faite sur l'air composé exprès
pour ces tristes circonstances ! Vous avez ce grand papier et
ce superbe tableau, plus les paroles qui sont imprimées, et
toute la musique, pour deux sous seulement, qui ne seront pas
perdus, braves gens, et je vais recommencer la funèbre
romance. Écoutez !
Rose passait toute droite, sans écouter ce boniment. Elle
ne prêtait pas attention aux œillades impertinentes des
hommes. Elle suivait sa mère, qui voulait acheter un beau
châie pour en garnir les épaules de l'épousée, et bavardait.
— Allons, fille, presse ! Je ne vois rien de bon dans tout ça.
Et toi?
Elle palpait une étoile, s'informant du prix, et allait plus
loin. Les vendeuses habiles jetaient sur le dos de Rose leurs
mouchoirs soyeux, en les liant à deux mains aux épaules, à
la mode de Murzac. Mais madame Pourru n'était satisfaite
ni de l'une, ni des autres.^Certaines montraient des coilîes
fines, aux brides transparentes, délicatement ajourées. Elles
les plaçaient sur leurs poings, pour les faire admirer dans tous
GENS DE MER 321
les sens, et trouvaient à dire des mots enjôleurs. L'une y mit
plus d'insistance, parlant, le sourire trouble, des galants, avec
un sans-gêne de nomade habituée aux hardiesses des auberges,
mais le regard courroucé qu'elle reçut renfonça ses gaillar-
dises dans sa gorge. Enfin, les deux chercheuses s'arrêtèrent
longuement à un éventaire où les toiles furent déballées
devant elles. Chacune était seyante.
— Qu'en penses-tu. Rose? — faisait la mère, tentée.
Car elles étaient bien jolies, ces toiles, sous la lumière rosie
par le grand parasol rouge fiché au bout d'un pieu, et la
fillette était avenante dans leurs plis. Mais son front s'embru-
mait pourtant, et elle refusait avec douceur. Elle ne voulait
pas être frivole, pour ne choquer personne de sa joie et ne pas
attirer les médisances faciles aux mauvaises langues. On dut
recommencer les recherches, froisser dans les doigts de nou-
velles pièces, déplier d'autres rouleaux, fouiller dans les voi-
tures, dans les coffres suspendus entre les roues par des chaînes,
et sous les bâches par-dessus les caravanes. On examina avec
attention les soies teintes en couleurs foncées, on les étala, on
les plissa jusqu'à ce qu'un morceau fût agréé.
Ce fut ensuite le tour du galochier. Il y avait chez lui des
sabots de toutes formes et de toutes tailles, des petits, pour
protéger les pieds minuscules des princesses de contes, et
d'énormes, pour les bergers épais qui gardent les vaches dans
les landes. Il y en avait d'ouvragés comme des châsses, avec
des figures et des fleurs sculptées, d'autres tout simples, à
peine équarris, que de la paille emplirait, chauffant des pieds
nus.
Rose prêta sa jambe à la servante agenouillée, qui essayait
patiemment et décrochait du plafond d« nouvelles guirlandes
de galoches, pour les montrer à choisir, et tâchait de placer
les plus belles, sans y parvenir. Car Rose tenait à son idée.
Elle voulait rester simple, comme on la voyait toujours, en
son ajustement presque sévère, môme en ce jour proche du
grand bonheur, où Désiré allait la prendre tout contre lui,
et la mener, bien fière et bien heureuse, s'asseoir au foyer des
Madhouas, petite épouse nouvelle, si longtemps attendue.
Dans sa joie passaient les phrases entendues autrefois, qui
accusaient sa coquetterie, innocente du mal.
15 Septembre 1915. 7
322 LA REVUE DE PARIS
— Tu nourris ta femme et ta fille avec nos dépouilles !
Il n'y avait plus de dépouilles, et elle en voulait chasser
jusqu'au souvenir. Il fallait que la noce fût joyeuse, et que
chacun, claquant des mains, hommes et femmes, voisins et
parents, apportât dans la ronde, sur la place, son cadeau sur
le tas. L'un verserait un ustensile de cuisine, l'autre un objet
d'ajustement. Les plus pauvres donneraient quelque chose,
de bon cœur, à l'habitude. Mahel avait promis d'allumer les
cierges pour rien, et Potrec gardait au piquet un agneau de
six semaines, pour le repas.
L'abbé Rèze, qui circulait en conduisant mademoiselle
Merrien, s'arrêtait dans la rue, devant Rose et sa mère, la
figure épanouie d'un sourire. Sa grosse voix entra dans la
boutique :
— Choisis-les solides, tes sabots. Rose ! — disait-il. — Il
faut qu'ils durent pour ne pas s'user dans le droit chemin. Je
t'attends pour deux heures, demain, au tribunal, ma fille. Ton
absolution est prête !
EMMANUEL BOURGIER
LES SOLDATS ALLEMANDS
EN CAMPAGNE
D'APRÈS LEUR CORRESPONDANCE
Lorsque le moment sera venu d'écrire l'histoire de la guerre^
ce n'est pas seulement la suite des opérations et le détail dés
manœuvres militaires que l'on cherchera à mettre en lumière.
On sera également curieux d'étudier l'histoire psychologique
des belligérants et, en particulier, celle des combattants alle-
mands. Quels ont été, pendant les diverses phases de la lutte,
les sentiments des acteurs et auteurs du drame? Commer-
çants, fonctionnaires, ouvriers, cultivateurs, arrachés à une
existence confortable et méthodique, à des travaux d'appa-
rence pacifique, à une civilisation qui se vantait d'être ultra-
moderne, et brusquement précipités dans une tourmente d'Un
autre âge, invités du jour au lendemain à retrouver au fond
d'eux-mêmes l'âme vengeresse et la fureur sacrée du vieux
guerrier teuton, — comment ont-ils réagi? Qu'ont-ils pensé?
Qu'ont-ils compris? Comment ont-ils interprété les actes aux-
quels ils ont pris part?
Si l'on veut se renseigner à ce sujet, ce ne sont pas les grands
journaux quotidiens que l'on consultera. Raisonnant tous'
d'après le même mot d'ordre — et surtout avec la même
324 I.A REVUE DE PARIS
dialectique — ils nous présentent l'Allemand tel qu'il doit
être d'après la théorie des penseurs germaniques, et non pas
nécessairement tel qu'il est. Les lettres et journaux de route
trouvés sur les prisonniers fournissent des indications et des
témoignages bien autrement précieux et dignes de foi. Mais il
est une troisième source de renseignements que l'on ne
connaît guère en France, et qu'il sera fort intéressant d'exa-
miner.
A côté des grandes gazettes quotidiennes, il paraît en Alle-
magne — il a paru surtout pendant la guerre — un nombre
considérable de petites feuilles périodiques où sont publiées
régulièrement des lettres de soldats. Ce sont d'abord les bulle-
tins des grands syndicats, qui cherchent à faire connaître
par des témoignages directs l'état d'esprit de leurs membres :
syndicats d'ouvriers métallurgistes, d'ouvriers du bâtiment,
d'ouvriers des transports, syndicats de boulangers, de peintres,
de chapeliers et de la plupart des corps de métiers. A côté se
rangent les feuilles publiées par les associations profession-
nelles : associations d'employés de commerce, de postiers, de
concierges, de garçons de café, de gardiens de la paix, de
sténographes, d'employés communaux ; la liste complète serait
aussi longue que pittoresque. Souvent ce sont les patrons qui
se chargent de recueillir les lettres de leurs employés : ainsi
font la Société générale d'Électricité, une grande maison de
cafés de Berlin, plusieurs fabriques de produits chimiques.
Puis nous avons les organes de sociétés diverses : confréries
religieuses ou maçonniques, annuaires de corporations univer-
sitaires, bulletins de sociétés agricoles, antialcooliques, spor-
tives. Et si nous quittons les grandes villes pour pénétrer
dans les campagnes, nous serons submergés sous le flot des
feuilles paroissiales, que rédigent les pasteurs de villages, et
dont le nombre se chiffre par milliers.
Quelle multitude de renseignements ne trouvera-t-on pas
dans ces publications lorsqu'on pourra se les procurer et les
lire à loisir? Contentons-nous pour l'instant d'extraire de
quelques-unes d'entre elles certaines indications sur l'état
d'âme et les dispositions du soldat allemand pendant les
premiers mois de la campagne.
LES SOLDATS ALLEMANDS 325
C'est d'abord l'enthousiasme du départ, les plaisanteries
du voyage, les chants patriotiques, la joie de pénétrer en ter-
ritoire ennemi.
Nous arrivâmes, — écrit le fils du peintre Koller ^ — à la frontière
française, qui fut franchie au cri de : Hourra ! Bientôt nous entrâmes
dans la ville de Cirey, où nous avons bu notre premier vin de France :
il coûtait 80 centimes la bouteille.
Mais bientôt les surprises commencent. On croyait faire la
guerre à la France et voici que la Belgique veut attaquer
l'Allemagne.
Je vous avais toujours dit dans mes dernières lettres, — écrit à sa
famille le soldat Ernst Bergmann -, — que nous marchions contre
la France. C'était vrai au commencement. C'est seulement en cours
de route — nous n'étions pas encore sur le sol belge — que nous
apprîmes que la Belgique nous avait déclaré la guerre. C'est pourquoi
nous avons marché contre la place de Liège.
Pour ceux qui opèrent en Alsace-Lorraine, autres décep-
tions. Un militaire, dont le régiment est dirigé vers la Lorraine
à travers la Belgique et le Nord de la France, raconte^ :
Nous fûmes embarqués en chemin de fer pour aller faire connais-
sance avec la Lorraine allemande. Un ignoble pays, — je veux parler
de la population. En Belgique et en France, au moins, on était bien.
Là nous vivions confortablement. Les habitants étaient aimables.
D'ailleurs, le plus souvent, les maisons étaient abandonnées et nous
en profitions pour nous mettre à notre aise. La cuisine de campagne
était bonne également parce qu'elle s'approvisionnait à bon marché 1...
Mais la Lorraine 1 Les habitants paraissent plus Français qu'Alle-
mands 1 La plupart parlent à peine l'allemand. L'idée ne leur venait
même pas d'avoir quelques attentions pour nos soldats. Plusieurs
1. Lettre publiée dans la Sûddeutsche Maler-Zeitung, Munich, 29 novem-
bre 1914.
2. Lettre d'Ernst Bergmann, soldat au 1358 d'infanterie, datée de Liège,
7 août, publiée dans Aus dcr Heimat, Evangelisclies Gemeindeblati fur Kayna,
septembre 1914,
3. Lettre de Karl Lampe, membre de la corporation universitaire A. T. V.
Kurmark, publiée dans le bulletin Altherren-Boole des A. T. V. Kurmark, Berlin,
15 mars 1915
.32.Ç LA REVUE DE PARIS
familles ont même leurs fils dans les rangs de l'armée française. Et
cela après que nous leur avons fait des avances pendant quarante-
quatre ans !
A ceux qui traversent les champs de bataille et les vil âges
de Belgique et de France, les ravages causés par les armées
qui les ont précédés apparaissent bientôt dans toute leur
horreur.
Le spectacle d'un champ de bataille n'est pas beau, — écrit le doc-
teur Obladen '. — Des monceaux de cadavres, dont certains sont
encore en position à genoux, raidis par la mort, le fusil dressé comme
pour tirer. Des débris de canons, d'hommes, de chevaux entassés. Des
membres arrachés, des entrailles dans les tranchées. Il faut avoir les
nerfs solides...
Ce que nous avons vu est terrible, — écrit de Lille le soldat Max
Sierlinsky -. — Partout les belles villes et les beaux villages de France
sont totalement anéantis et détruits par le feu de l'artillerie. Partout
où l'on tourne ses regards, on n'aperçoit que des flammes.
... Des rues entières ont été détruites, — écrit le concierge Franz
Tuschick ^ parlant probablement de Louvain. — Coupables ou inno-
cents, on ne pose pas la question. Dans certaines maisons qui ne sont
pas brûlées, fenêtres et rideaux sont percés à jour comme des tamis.
Sous les décombres on trouve tous les objets imaginable»; de nom-
breux cadavres ; beaucoup de cassettes et beaucoup de vin ont déjà été
retirés... Quant aux gens riches, la plupart se sont enfuis avec tous
leurs domestiques ; même les concierges sont partis en grand nombre.
Châteaux et villas restent abandonnés avec tout ce qu'ils contenaient.
A chaque pas le soldat retrouve le spectacle des édifices
en ruines. W. W. écrit le 11 octobre à son collègue Boenisch^ :
Nous sommes allés en chemin de fer jusqu'à Dinant. Dinant était — •
je dis à dessein était — une ville d'environ 10 000 habitants, une station
1. Lettre du docteur Obladen, vétérinaire militaire, membre de la corporation
universitaire Uiiiias Salia, publiée dans le bulletin Unitas, décenibre 1914.
2. Lettre publiée dans Gott im Kriege, Eine Gabe :um Kriegs-Weilmachlsfesl
1914, dem Kirchspiel Technilz dargcbrachl von scincn Soehnen im Felde, bereifct
von Pfarrvikar Karl Joseph Friedrich.
3. Lettre publiée par la Deutsche Portier-Zeitung, Organ des deutschen Portier-
Verbandes, Berlin, 15 décembre 1914.
4. Lettre publiée dans Der Prolelarier, Hanovre, 13 février 1915.
LES SOLDATS ALLEMANDS 327
•d'été très fréquentée sur la Meuse. Entourée à gauche par des
rochers à pic, à droite par des collines boisées, c'était un ravissant coin
de terre. Mais aujourd'hui quel aspect 1 Un monceau de ruines
fumantes I Pas une pierre n'est restée en place. Bien peu de maisons
sont encore debout. En voyant cela nous comprîmes toute l'horreur
de la guerre. On nous raconta que les habitants avaient pris part à la
lutte. C'est pourquoi la ville fut détruite *...
Un autre assiste du fort Brimont à l'incendie de Reims ^.
On voyait la nuit la ville en feu ; les tours de la célèbre cathédrale
étaient enveloppées de nuages rouges. Effrayant spectacle !
Un troisième appartient au régiment d'artillerie qui « reçut
l'ordre d'abattre (niederlegen) la cathédrale d'Ypres » parce
qu'on avait cru y découvrir un poste d'observation.
Depuis hier 22 novembre, — écrit-il \ — il faut dire : Ypres avait
une cathédrale. Aujourd'hui cette cathédrale, détruite par les obus
et l'incendie, n'est plus qu'une ruine.
Mais ce sont surtout les souffrances humaines, les deuils et
la misère des populations, qui impressionnent les soldats dans
leur marche à travers les territoires dévastés.
Les habitants sont à faire pitié, — dit un boucher écrivant de
France *. — Quand on va aux environs pour réquisitionner du bétail,
•on voit des étables qui contenaient naguère de vingt à trente bêtes
et où il n'y a plus maintenant que deux ou trois maigres vaches perdues
dans un coin. Tout a été pris à ces gens. On leur enlève jusqu'à la der-
nière botte de paille pour protéger les hommes contre la gelée. Hier
j'ai dû réquisitionner dans une ferme dont les bâtiments sont à peu
près aussi grands que ceux de Goben-Bauern '. En fait de bétail il ne
restait qu'une chèvre. La fermière m'a dit que, depuis trois semaines,
1. « Le plus horrible spectacle que nous ayons vu, — écrit le 14 novembre un
employé de commerce, Paul Hartung, — est la ville de Dinant sur la Meuse,
entièrement détruite. Il y a là-dessus un article de moi dans le Leipziger Taçfc-
blatl du 12 octobre. C'est un article intitulé « Le premier vin français », que ma
iemme a donné (l'article non le vin) à mon insu. » (Lettre publiée par les
Verbandsblaetter, Leipzig, janvier 1915.)
2. Lettre d'un aide-major, publiée dans le bulletin du Vcrein S. G. V.
Gœttingen, 19 janvier 1915.
3. Lettre d'un membre de la corporation universitaire Allemania, publiée
•dans les Burschenschaftliche Blaetter, Berlin, 15 février 1915.
4. Lettre du boucher Joseph Ehrl junior, de Teisbach, Bavière, publiée par
i'Isar-Zeitung, 13 décembre 1914.
5. Sans doute une ferme des environs de Teisbach.
328 LA REVUE DE PARIS
elle ne vivait que du lait de cette chèvre et de quelques pommes de
terre.
Et le jardinier Arthur Naumann, décrivant son arrivée dans
un village français qui, pris et repris quatre fois, est resté la
cinquième fois aux mains des Allemands^ :
Cette fois — dit-il — nous avons à remplir une mission particulière.
Nous devons perquisitionner dans le village pour reconnaître la popula-
tion civile, le bétail, Igs vivres, le charbon et tout ce que nous pouvons
utiliser. Nous ne trouvons pas grand'chose. Quelques vieux chevaux
à moitié morts de faim, une vache et environ trente femmes et enfants.
Tout cela est transporté au loin à l'arrière. Mais ce que nous avons vu
pendant notre perquisition, cela est indescriptible. Des cadavres de
bêtes et de gens tombés ou brûlés, cela ne nous fait pas grande impres-
sion. Mais, dans une cave, où se trouvaient un ménage avec deux
enfants, manifestement morts de faim, l'horreur a saisi nos cœurs
endurcis !...
Est-ce la peur qui a retenu ces malheureux dans leur cave,
se demande Naumann, ou bien« étaient-ils trop fiers pour solli-
citer un morceau de pain de l'ennemi »? — Combien d'épi-
sodes tragiques de cette guerre resteront à jamais ignorés!
*
Beaucoup de villages ont été détruits par les obus au cours
de la lutte ; mais un grand nombre ont été incendiés par ordre,
à titre de châtiment (Strafe), parce que des civils étaient accu-
sés ou soupçonnés d'avoir commis des actes hostiles. C'est ce
qui est arrivé à Louvain, à Malines, à Badonviller et en tant
d'autres endroits.
Dans toutes les localités où l'on tirait sur nous, — écrit un fidèle de
l'église de Groeningen -, — les maisons étaient incendiées et le village
brûlé. La Belgique est totalement anéantie.
Comme nous arrivions sur la place du Marché (de Namur), — écrit
un membre de la Turnerschaft Philippina •', — des coups de feu par-
1. Lettre publiée par l'AUgemeine Deutsche Gacrlncr-Zciluiuj, Berlin, 12 décem-
bre 1911.
2. Lettre publiée dans V Evangelisches Gemeindeblall fur dcn Kirchenkreis
Groeningen (Bezirk Magdcburg), décembre 1914.
3. Lettre de F. W. Beusliauscn, du 5» régiment de la Garde, publiée dans la
Zciischrif dcr Turnerschaft Philippina, Marburg, janvier 1915.
LES SOLDATS ALLEMANDS 329
tirent des fenêtres et des caves. Au bout d'une demi-heure l'hôtel de
ville et toute la place du Marché étaient en flammes. Nous avons dû
mettre le feu par vengeance, et cent maisons environ ont été brûlées.
Le village de Jarny, — écrit le docteur Hccking ^ le 21 novembre, —
a maintenant une triste apparence. Là les habitants, à la fin d'août,
avaient pris part à la lutte et on avait même tiré sur nos troupes du
haut du clocher. Aujourd'hui la moitié du village n'est plus qu'un tas
de ruines, plusieurs personnes ont été fusillées, si bien que la tranquil-
lité et la paix régnent maintenant dans le village.
Grâce à ces terribles répressions, on espère produire un effet
d'intimidation.
Le séjour de Bruxelles -, — écrit un commerçant, — est pour le
moment sans danger, car il y a une garnison suffisante et, en outre,
des obusiers sont tournés vers la ville basse et la regardent d'un air
menaçant, prêts à faire feu si les habitants se laissent entraîner à des
actes hostiles. D'ailleurs le sort de Louvain est sous les yeux des Bruxel-
lois pour leur servir d'exemple.
Que les soupçons des Allemands contre la population civile
aient été le plus souvent — presque toujours — injustifiés,
d'irréfutables témoignages l'ont établi. Il suffit d'ailleurs de lire
les lettres de leurs soldats pour constater qu'ils avaient une
véritable phobie des « francs- tireurs ^ », qu'ils en voyaient
sans cesse où il n'y en avait pas, et qu'ils n'hésitaient pas à
infliger un châtiment alors même que la preuve du délit était
impossible à faire.
1 . Lettre publiée dans le bulletin de la fabrique de produits chimiques Heukel
et C" : Blaeiler vom Hausc, Dùsseldorf, 15 décembre 1914.
2. Lettre publiée dans Der Handelsland, Hambourg, 1" janvier 1915.
3. On sait que, détournant le mot de sa signification primitive, les Allemands
appellent aujourd'hui « franc-tireur » tout civil qui aide directement ou indi-
rectement les armées alliées ou, simplement, se trouve avoir une arme chez lui.
Les francs-tireurs sont ceux qu'on refuse de traiter en militaires, ce qui n'em-
pêchera pas de regarder à l'occasion les militaires comme des francs-tireurs
lorsque l'on y trouvera avantage. « Ce qu'il y eut de particulier à Badonviller, —
écrit un soldat du 2" régiment bavarois, — c'est que les habitants n'étaient pas
seuls à tirer ; il y avait avec eux un très grand nombre de soldats qui s'étaient
cachés là en battant en retraite, et qui se rappelaient maintenant leur qualité.
La suite se devine sans peine : des cadavres, des blessés et des maisons en flammes, »
(Lettre de Kanefend, publiée par le bulletin de la Turnerschaft Philippina,
Marburg, janvier 1915.)
330 LA REVUE DE PARIS
Un soir, — écrit dans son journal de route l'aumônier militaire von
Bergh S — un soir, c'était à Namur, des bruits alarmants commen-
cèrent à circuler. On disait que de fortes colonnes de francs-tireurs
approchaient. On croyait voir distinctement sur les hauteurs des
signaux lumineux. Mais c'était une fausse alerte. La nuit se passa
tranquillement.
Combien de fois l'alarme n'a-t-elle pas été ainsi indûment
donnée !
Le docteur Obladen ^ décrit plusieurs combats de rues qui
furent livrés la nuit et dans des conditions telles — le
récit le prouve clairement — qu'il était impossible aux Alle-
mands de savoir s'ils avaient affaire à des civils ou à des mili-
taires attardés.
A B..., connue nous arrivions de nuit, l'aimable population nous
accueillit par des pruneaux. Alors nous mîmes le feu à cinq maisons,
par ordre. Qui, et combien de gens, nous avons tué à cette occasion, il
ne fut pas possible de s'en rendre compte malgré la lueur du feu...
A S..., dans des maisons incendiées, j'ai trouvé des cadavres de
femmes et d'enfants carbonisés, — fin de francs-tireurs. Nous conti-
nuâmes par M... et arrivâmes à V... la nuit. Pour changer, nous reç4i-
mes de nouveau des coups de fusil sans pouvoir découvrir le tireur.
Une patrouille de douze hommes fut donc formée, nous prîmes comme
otages le maire et « monsieur le curé », et nous leur fîmes traverser
le parc du château (il serait plus exact de dire la forêt vierge), un parc
d'environ vingt arpents, dans lequel la population était cachée et
d'où les coups partaient. Tous les vingt pas la troupe s'arrêtait, et
monsieur le pasteur élevait sa voix sonore pour faire comprendre à la
population qu'au premier de coup de feu, lui et le maire seraient
fusillés, qu'il faudrait de plus payer trois mille francs d'amende et
que toutes les maisons seraient détruites.
Que parfois un civil, croyant agir en patriote, ou indigné
par les horreurs qu'il voit sous ses yeux, fasse usage d'une arme
à feu ou commette un acte hostile, cela est inévitable. Mais
qu'il soit permis de punir, et souvent de détruire, tout un
village pour la faute d'un seul, la conscience humaine et les
conventions internationales se refusent à l'admettre. C'est
cependant ce que l'armée allemande a fait et entend faire
1. Lettre publiée dans le Deutscher Soldatenfrcimd, Kalender. Stuttgart 1915.
2. Lettre du docteur Obladen, déjà citée plus haut.
LES SOLDATS ALLEMANDS 331
d'une manière systématique ^ La lettre du peintre Cari Ghris-
tiansen indique clairement de quelle manière le principe
est appliqué-.
Avant-hier a été pour les habitants des villages où nous canton-
nons, un jour d'une tristesse indicible. Ils ont dû, au galop, évacuer
leurs demeures. Pourquoi? La veille, un de nos camarades, qui com-
prend le français, entend un garçon de onze ans dire à sa mère :
« Tu sais, ce soir, nos soldats ne tireront pas sur les Allemands à
Roye. » Notre camarade engage la conversation et demande au petit,
sans en avoir l'air, d'où il sait que Roye ne sera pas bombardé ce soir.
« C'est... qui nous l'a dit. » La suite de l'histoire vous la devinez tous.
L'enquête révéla que de la maison de N... un câble souterrain condui-
sait aux positions françaises. N... fut pendu. Mais, conséquence plus
grave, tous les habitants, femmes, enfants et vieillards, à qui on avait
laissé jusque-là leurs demeures et leurs biens, durent cette fois les
abandonner. Encore un résultat de la pratique des francs-tireurs.
Naturellement nos camarades, qui avaient épargné jusque-là les
maisons habitées, s'y installent maintenant avec empressement ; car
en hiver, tout de même, les greniers et les granges ne sont pas aussi
confortables que les bonnes maisons du village. Et nouvelle consé-
quence, il arrive que tout — mais absolument tout — ce qui est utili-
sable, nous le prenons ou le consommons. Et les pauvres gens perdent
ainsi jusqu'à leur dernier avoir. Pouvez-vous, par la pensée, vous
« peindre » ce tableau? Et pourtant il est bien qu'il en soit ainsi,
car la guerre finira d'autant plus vite. Peut-être y a-t-il des personnes
qui ne peuvent se faire à cette conception de la guerre. Et, cependant,
soyez persuadés que nous avons tous une profonde pitié pour les
malheureux. Mais l'échelle de la pitié n'est plus la même qu'en temps
normal. De dures nécessités dictent notre conduite. La tendresse et le
sentiment ne nous troublent plus, croyez-le. Que nous puissions seu-
lement nous habituer à supporter toutes ces fatigues !
Cette fois l'armée allemande s'est contentée de piller. Mais
l'incendie et le massacre sont pratiqués d'après la même
méthode.
1. Le cas est prévu dans les manuels de conversation française destinés aux
soldats allemands. On y trouve, avec la prononciation figurée, des phrases comme
celles-ci : « Des francs-tireurs y a-t-il? — Le village sera détruit s'il y a des francs-
tireurs 1 » (Dâft frangtirôr ialil? — Lô willassch ssera delriïih silja dâh frangtirôr !)•
— « Je vous ferai fusiller et détruire le village I » (Schô wuh ferrâh fiïsijeh eh
dehtrûir lô willasch !) [Deulsch-franzôsisclier Kriegs-Dolmetscher fur Soldalen,
von Dr. F. Wolfson, Leipzig.]
2. Lettre du 11 décembre, publiée dans VAllgemeine Maler Zeitung, 16 jan-
vier 1915.
332
LA REVUE DE PARIS
Coupables ou innocents, on ne se pose pas de question, dit
le concierge Tuschick dans la lettre que nous avons citée ^.
On s'en donne dès lors à cœur joie. W. Rieck, un autre con-
cierge, prend part au châtiment de la ville d'A... où des civils
sont accusés d'avoir tiré.
On leur a bientôt montre, — écrit-il *, — qu'ils n'étaient pas les plus
forts. Ce qui s'est passé, tu ne peux te l'imaginer. C'est ^ alors qu'on a
tapé et lardé. C'était horrible à voir. Torrents de sang et cadavres
plein les rues et les maisons. Là il n'y avait pas de merci. Portes et
volets étaient enfoncés et cette lâche racaille recevait son dû.
Et le docteur Karl Ruehl * passant à Cernay :
Çà et là une maison en feu, d'où l'on a tiré sur nos hommes ; une
troupe de francs-tireurs prisonniers en larmes, parmi eux de belles
jeunes filles et de vieux ratatinés à l'air idiot ; un jugement rapide ;
des soldats et des paysans curieux rassemblés sur la place du marché ;
un prêtre pâle et hâve qui dispense les dernières consolations; un com-
mandement bref et coupant ; une dernière convulsion dans le corps
des délinquants, puis ils s'abattent. On passe à la deuxième fournée,
et ainsi de suite, jusqu'à ce que le terrible travail soit achevé avec
méthode et précision.
*
* *
En présence de ces scènes atroces, que pensent et que disent
les soldats allemands? Beaucoup ne peuvent réprimer un
premier mouvement d'horreur. On l'a vu dans les lettres qui
précèdent. Quelques-uns même, bien timidement, osent expri-
mer le trouble de leur conscience :
Avant-hier, — écrit le docteur Kaufmann '% — j'ai dû faire arrêter
le maire du faubourg de Saint-M... qui était soupçonne de trahison.
1. Voir plus haut : < Schuldige, auch Nichlschuldige, dus knnn dabei niclit iii
F rage kommen. »
2. Lettre publiée dans la Deutsche Portier-Zeilimg, Berlin, 15 décembre 1914.
3. « Da gab es Hiebc und Sliche, dus ivur direkt grauenhajl... Da gab es kein
Pardon... »
4. Burschenscliaflliche Blaetler, Berlin, 15 décembre 1914 : kUrc du docteur
Ruehl, membre de la Corporation Allcmania de Giesscn. Il s'agit de Cernay
(Marne).
5. Lettre du docteur l'aulus Kaufmann, publiée dans J->et Evaiijelisl.
Brème, 26 décembre 191 1.
LES SOLDATS ALLEMANDS 333
lA parler franc, c'est vraiment indigne la dureté avec laquelle il faut
t^gir dans ces circonstances. L'homme se tient blotti dans une cave
avec sa vieille mère. Celle-ci a une hémiplégie, causée par une attaque.
Néanmoins je dois, impitoyable, arracher le fils à la vieille femme
gémissante. A côté de moi se tiennent deux hommes baïonnette au
canon. C'est la guerre !
J..., ouvrier peintre, écrivant de Pologne ^, décrit l'entrée
des troupes allemandes dans un village russe que l'artillerie
allemande vient de détruire :
Lorsque tout fut en llammes nous avançâmes. L'horreur me saisit.
Là un homme était assis près d'un arbre, la tête emportée. Ici un autre
avait le corps ouvert ; partout des pieds, des mains, des bras, des têtes
arrachés. On amena même une vieille femme dont la poitrine laissait
échapper un flot de sang : sa longue chevelure blanche l'enveloppait
comme d'un suaire. J'ai appris ce jour-là jusqu'à quel degré de bestialité
l'homme est capable de se dégrader. Nous passions près d'une batterie
russe détruite : sous un canon se trouvait un artilleur à l'air intelli-
gent, grièvement blessé. Il nous regardait d'un œil triste et si malheu-
reux que les larmes eu venaient aux yeux. Néanmoins, un homme qui
passait ne put résister à l'envie de lui cracher au visage. Pense un peu !
A un pauvre mourant abandonné î Et cependant l'homme qui a fait
cela était bon. Il a partagé avec moi son dernier morceau de pain.
Mais la vue d'un Russe suffit à le ravaler au niveau d'une bête. Tel
est l'effet de cette guerre.
Je pourrais te raconter bien d'autres traits, qui nous empêcheront
d'être jamais des partisans de la guerre. Ce sont de tristes histoires
qu'entendra la postérité. Je suis toujours agacé quand je vois des jour-
naux, qui ont systématiquement excité à la guerre, s'étendre mainte-
nant sur les atrocités et les horreurs de cette lutte furieuse. Sauront-ils
au moins tirer les conséquences de ces événements et écarter dans
l'avenir les causes de la guerre? Je doute qu'ils touchent jamais aux
causes primordiales. Mais nous, nous savons maintenant quelles cala-
mités entraîne la guerre.
J... est malheureusement une exception. Non moins excep-
tionnels sont les trois néo-apostoliques auteurs de l'étrange
lettre qui suit -, où ils dénoncent à leur évêque les actes de
brutalité et d'irrévérence commis par les soldats allemands
dans une église française.
1. Vercins-Anzeiger, Organ des Vcrbandes der Maler, Lackierer, etc., Ham-
bourg, 16 janvier 1915.
2. Lettre publiée par la Neuapostolische Rundschau, Zcitschrift zur Foerde
rang des Glaubenlebens der NeuapostolischenGemeinden, Leipzig, 27 décembre 1914.
334 LA REVUE DE PARIS
Nous n'avons trouvé notre régiment qu'à Liège. Ce régiment a
beaucoup, beaucoup souffert à Namur, Maubeuge, etc. Qui sait où
nous serions [si nous l'avions rejoint plus /dZ]? Mais voici seulement
que nous rejoignons, et nous disons : « Le Seigneur a fait en nous de
grandes choses ; nous nous en réjouissons. Il sacrifie des hommes pour
toi et des peuples pour ton âme. »... Nous étions il y a huit jours dans une
église à Boucouville. Quel spectacle 1 Les murs, les fenêtres percés par
les obus, les crucifix, les cierges, les tableaux, l'autel et l'harmonium
en morceaux, les accessoires du Saint-Sacrement, lés étoffes sens des-
sus dessous. On voit des soldats qui tournent eri dérision la barette du
prêtre. Les habits des enfants de chœur, dépouillés de leurs dentelles,
servent comme essuie-mains ou pour d'autres usages. Cela nous fait
penser à Sion, s'il tombait entre les mains de l'ennemi. Terrifiante
pensée I Un soldat avait mis sur sa tête la coiffure du prêtre ; je la lui
arrachai; il la reprit de force et, là-dessus, tout le monde de rire.
Tel est l'endurcissement du cœur, indomptable et insensé jusqu'à la
fin. A Dieu notre respect ; à vous et à notre cher apôtre cordial merci :
à nos femmes notre cœur et notre main. Nous vous saluons avec la
devise : « Si Dieu est pour nous, qiii donc sera contre nous? »
AD. BAUNMUTTER, WALT. PETSCH, W. KRAMER.
*
* *
La plupart des combattants s'endurcissent, cependant, et
bientôt les horreurs de la guerre ne font plus sur eux d'impres-
sion. «La tendresse et le sentiment ne nous troublent plus»,
disait le peintre Christiansen^. — « On s'habitue peu à peu
comme si c'était tout naturel », écrit un autre. — « Les
maisons incendiées sont à l'ordre du jour; leur vue né sur-
prend plus personne », déclare un instituteur '-. — Les soldats
allemands obéissent au mot d'ordre que formule si bien une
institutrice de Dresde dans une lettre adressée à un journal
de la ville * :
Nos ennemis ne reconnaissent pas notre générosité, — dit-elle, —
et la prennent pour de la faiblesse. // faut que nous soyons pour nos
ennemis d'une dureté inexorable...
1. Voir plus haul.
2. Lettre publiée par la Hannoversche Schulzeitimg^ Hanovre, 5 janvier 1915.
3. Dresdncr Xachrichlen^ 30 décembre 1914. L'institutrice écrit au journal de
Dresde pour se plaindre de la faiblesse avec laquelle sont traités les correspon-
dants de journaux étrangers. « Pourquoi, dit-elle, ne faisons-nous pas tout de
suite leur procès à ces traîtres? Peu importe qu'ils soient Anglais ou Améri-
cains... »
LES SOLDATS ALLEMANDS 33 5
Ne nous guérirons-nous donc jamais de notre sentimentalisme?
Dans cette guerre — la plus terrible de toutes — il ne faut pas que la
voix du cœur se fasse entendre. Nous devons montrer à nos ennemis
que nous sommes capables d'être cruels et impitoyables. « Landgrave,
endurcis-toi. » En parlant ainsi, ce n'est pas mon opinion que j'ex-
prime, mais celle de centaines de milliers d'individus, celle — j'ose le
dire — de la majorité de notre peuple allemand.
Donc le soldat allemand sera dur. Il commettra volontai-
rement des brutalités, tout en conservant son. sang-froid et
en riant sous cape des bonnes plaisanteries auxquelles il se
livre.
Malgré les fatigues et les privations, — écrit l'employé Dietel ', : —
notre campagne a été fort variée et intéressante; les scènes comiques
n'ont pas manqué non plus. Un jour, par exemple, je voulais obtenir
d'un paysan du bois à brûler. — - Réponse : « Ne plus de bois - ». —
Ah : cest comme ça? je vais chercher une hache;, je prends la chaise
sur laquelle il venait de s'asseoir et je commence tout tranquillement
à fendre du bois. Le bonhomme pousse un cri, disparaît et rapporte
une charge de bois, si grosse qu'il plie sous le poids. Et voilà com-
ment les jours s'écoulent. — ■ Mes nieilleurs saints. Volontaire dietel^.
« C'est la guerre ■'. »
H... et F. M..., de la paroisse de Vilsen, inventent d'ingé-
nieuses distractions.
Les habitants, — écrivent-ils du Nord de la France ', — n'ont plus
rien à manger.Nous leur donnons bien du pain, mais, quand les enfants
viennent demander, nous les forçons d'abord à chanter : Deutschland,
Deutschland iïber ailes! Ils chantent cela très bien déjà; on les pren-
drait pour des Allemands. Nous les forçons aussi à dire : Français
capout ! C'est très comique.
Tout en lampant dans un petit café français une tasse ^
dix centimes, le canotier Fritz Mussofî flirte délicatement.
Une jeune fille est seule dans la salle :
1. Lettre du 9 novembre, publiée dans le NaclwichlenblaV. du personnel delà
maison H. Schlinck et Cie, à Hambourg.
2. Eu français dans le texte.
3. En français dans le texte.
4. Lettre publiée par le Vilscr Inspcklions Boic, décembre 1911.
f
336 LA REVUE DE PARIS
Je la prenais d'abord pour une Allemande, — dit Musolfï S — car elle
n'avait rien du type français ; elle était blonde tandis que toutes les
femmes ici ont les cheveux d'un noir éclatant. De plus, contrairement
à la coutume générale des Françaises, exceptionnellement, elle n'était
point fardée. Comme elle me servait le café, je ne voulus pourtant pas
laisser échapper l'occasion favorable — songez que pendant cinq mois
on n'avait pas vu un être du sexe féminin I — ^ et je me permis donc de
lui pincer les joues.
Et, poète à ses heures, le référendaire Erich Kunz- décrit
en termes pittoresques un village dévasté qui présente les
motifs « les plus ravissants )) :
Les armoires arrachées et renversées ont répandu leur contenu
bigarré dans les chambres, dans les cours et dans les jardins. A côté
d'une camisole de nuit blanche, un vieux haute-forme enfoncé porte,
sous les rameaux fleuris, le deuil de son ancien maître ; une paire de
lunettes bleues regarde tristement hors d'un seau de pommes pour-
ries, et en haut d'un tas de fumier trône un lit d'enfant bleu de ciel...
Les nombreux lapins qui sautillaient joyeusement alentour ont été
l'un après l'autre rôtis sur les poêles français et « incorporés » dans
nos corps allemands. Il n'y a plus que deux maigres poulets qui courent
çà et là dans la cour, jouissant d'une liberté inusitée ; mais eux aussi
sont déjà suivis par des regards amoureux.
*
* ■••.:
Un trait caractéristique de l'Allemand, et que nous retrou-
vons dans sa -correspondance de guerre, est la persistance
chez lui de l'empreinte professionnelle. Qu'il entre dans un
salon, qu'il voyage, ou qu'il se récrée, l'Allemand n'oublie
jamais sa spécialité, son Fach : il ne l'oublie pas davantage
sur le champ de bataille.
Le jardinier sait gré aux Belges de n'avoir pas obligé les
Allemands à détruire la ville de Gand ' :
Gand possède en effet plus de monuments ennemis que toutes les
autres grandes villes de la Belgique réunies. Et l'art des jardiniers,
1. Sonder-Ausgabe zim 25-jàhrigen Bestehen des Berliner-Ruder-Club Sturm-
vogel, Berlin 1915.
2. Lettre publiée clans les Barschcnschaflliche Blàller, Berlin, 15 janvier 1915.
3. Lettre publiée dans VAllgemeine Deutsche Gaerlncr-Zeitung, Berlin,
19 décembre 1914.
LES SOLDATS ALLEMANDS 337
spécialement, aurait reçu là un coup funeste I II y a plusieurs centaines
de jardins aux abords de cette ville magnifique. Là flamboie le rouge
de milliers de bégonias, etc..
Le peintre juge la guerre à son point de vue :
Et ce magnifique tableau, — écrit Philippe Sch. *, — quand les enne-
mis, en colonnes débandées, se dispersent dans la vallée, les pantalons
rouges flambant sur les champs ondoyants. A ce spectacle la déman-
geaison de peindre vous prend. Malheureusement il nous était interdit
de mettre impudemment le nez hors de la tranchée, car chaque fois
nous attrapions quelque chose.
Le commerçant n'oublie pas ses affaires et il parcourt les
magasins des villes françaises pour voir s'il y trouvera les pro-
duits de sa maison -. Le Herr Doktor terrorise en latin les habi-
tants des villages français. L'éleveur de lapins fait un singu-
lier mélange de ses impressions de guerre et de ses préoccupa-
tions professionnelles :
Très honoré monsieur Koppe, — écrit Franz Herkroth^ à un
ami, — nous sommes en guerre. Il n'y a pas à sortir de là... Nous
avons traversé toute la Belgique en vainqueurs. Maubeuge fut la pre-
mière forteresse qui dut se soumettre. L'exemple fut bientôt suivi
par la flère Anvers, que d'après les Belges nous ne devions jamais
conquérir. Gomme elle a vite ouvert ses portes cependant ! J'ai souvent
eu l'occasion de voir des cages à lapins, mais nulle part je n'ai trouvé
des procédés d'élevage et une race comparables à ce que nous avons en
Allemagne. J'ai aussi expérimenté divers rôtis : la viande avait bon
goût et me changeait agréablement de l'ordinaire. ^Maintenant nous
sommes depuis des mois en Flandre.
Je t'envoie de l'écurie un salut de soldat. — franz herkroth.
... Nous avons conquis toute la Belgique, à un petit coin près,
— écrit un autre éleveur * — et bientôt tout le pays sera allemand,
aussi allemand que le sol béni de notre patrie. Il nous faudra donc
veiller à faire revivre, ici en Belgique, l'élevage des lapins, et nous ne
devrons pas oublier qu'après la guerre la Belgique sera pour nous un
1. Lettre du 26 décembre, publiée par VAllgemeine Maler-Zeitung. Berlin,
16 janvier 1915.
2. Lettre d'Otto Straub, employé de la maison de cafés Franck etflls, publiée
dans le bulletin de guerre de la maison : Mitteilungen von Ihrer Finna und Ibren
Kollegen, Berlin, 2 janvier 1915.
3. Lettre publiée dans Der KaninchenziXchicr, Leipzig, 26 février 1915.
4. Ibidem.
15 Septembre 1915. 8
338 LA REVUE DE PARIS
débouché. Comme il ne reste que très peu de lapins sur le sol belge et
que les Belges demeurés dans le pays désirent recommencer l'élevage, ils
seront obligés de s'adresser à l'Allemagne. Ils réclameront des « géants
belges » ou « flamands». Si nous leur répondons que le « géant belge»
n'existe plus chez nous, et si nous le baptisons d'un autre nom, le
Belge se fâchera et l'éleveur allemand perdra son débouché. Mais
sans doute conservera-t-on l'ancien nom, car après tout la Belgique
«st dans nos mains ; elle est et elle restera allemande. Après la conclu-
sion de la paix, nous ferons voir aux éleveurs belges les avantages des
procédés de sélection, et nous échangerons avec eux nos bêtes et nos
idées. Il faut espérer que nous pourrons fahe de même dans une partie
des territoires français conquis. Mais une chose est sûre. Il faut que
Dieu punisse l'Angleterre et qu'il la punisse bien I
Cet attachement de l'homme à son métier a au premier
abord quelque chose de touchant. Mais méfions-nous du
spécialiste, trop souvent fermé aux sentiments généreux et
dont les préoccupations étriquées témoignent tout au moins
d'une singulière indifférence à l'égard des drames et des
misères dont il est le témoin. Grattez un peu, et vous verrez
apparaître le pédant, le cuistre, gonflé de suffisance et d'or-
gueil national.
Laissez-moi, — écrit le pâtissier Hugo Kreuter *, — vous donner
quelques impressions du pays de la « grande nation ». J'ai toujours
entendu dire et lu que le peuple français était civilisé. Il n'en est rien
aujourd'hui I — Peut-être au xviii^ siècle ce peuple a-t-il atteint un cer-
tain degré de civilisation. Aujourd'hui les villes et la campagne ont un
aspect 4' abandon ; la soif de la vengeance a empêché ce peuple de tra-
vailler et de produire. Il n'y a dans tout le pays que les grandes routes
qui soient en bon état. Les chemins de campagne sont presque inconnus
dans le Nord de la France. C'est surtout dans l'art de bâtir que les
Français sont prodigieusement en retard. Il est rare qu'on trouve chez
eux des chambres convenablement aménagées. Quelques beaux monu-
ments de l'ancien temps rappellent la grandeur passée du pays. — Les
localités où notre métier est représenté laissent fort à désirer. J'ai
visité plusieurs installations de pâtissiers et n'en ai presque trouvé
aucune qui eût l'air d'un vrai fournil. Çà et là, cependant, il y a, — ou
plutôt il y avait, — quelques maisons bien installées. Malheureusement
le travail est arrêté presque partout. A Cambrai et à Saint-Quentin
j'eus l'occasion de voir plusieurs confiseries; mais, à part quelques sucre-
ries, elles ne vendaient que du chocolat et des fruits confits et candis.
J'aurais bien voulu m'acheter une brioche authentique, mais partout
1. Lettre publiée dans la Kondilor-Zeitung, Trêves, iS décembre 1914.
LES SOLDATS ALLEMANDS 339
'C'était la même réponse : « Ne plus, monsieur ^ ». Quant aux petits
fours et aux « gâteaux mêlés », on ne peut en voir nulle part.
Si la pâtisserie allemande elle-même affirme si péremptoire-
ment sa supériorité, il est clair que les alliés n'ont plus aucune
indulgence à attendre dans aucun domaine.
Les femmes belges ne sont pas précisément jolies, • — écrit un sol-
dat ^, — elles sont toutes coiffées en « ponnys », leurs cheveux ramenés
sur le front leur couvrent presque les yeux. C'est affreux. Et toutes
laides de visage I Et mal habillées I Ah I combien je préfère les jeunes
filles allemandes, en général et en particulier 1 Quant aux hommes, ils
me paraissent extrêmement paresseux. On les voit partout flâner, les
mains dans les poches, et ils ne consentent pas à se déranger. C'est
ici que nous sentons tout le prix dès vertus et des manières allemandes.
Dans les villes françaises tout est vétusté, petit et désor-
donné. Heureusement, on se préoccupe d'habituer à F « ordre
allemand » le petit nombre de civils français qui sont restés.
Cette éducation se fait « sous la surveillance des gendarmes
prussiens '' » .
Quant à la Russie, c'est le néant.
Le pays que nous traversons, — dit un électricien \ — est le comble
de l'inculture. Pas la moindre trace de civilisation.
Il faut maintenant que je vous décrive la Russie, — écrit un
autre ^. — Comme les Russes se sont fortement retranchés au nord
de la Vistule et ne peuvent pas, par suite, passer à l'offensive, nos
troupes reçurent l'ordre de s'approcher de l'ennemi à marches forcées.
Nous cantonnâmes pour la première fois à Koschheglowo (?) qui est
censé être une ville. C'est un misérable et sale campement où logent
des créatures également misérables qu'on ne reconnaît pour des
hommes qu'en les voyant marcher debout. D'une manière générale les
hommes ici, sans exagération aucune, ressemblent à des cochons.
Voilà des observations qui ont le mérite d'être précises I
1. En français dans le texte.
2. Lettre du 4 décembre, publiée dans VOsnabriicker-Zeitung, 18 décem-
bre 1914,
3. Lettre de Schneider, publiée par les Verbandsbiaetter, organe d'une asso-
ciation d'employés de commerce, Leipzig, novembre 1914.
4. Lettre publiée dans les ilfz7/ei7ungen des Vereins der Beamten der A, E. G.
und B. E. W., Berlin, novembre 1914.
5 Ibidem
340 LA REVUE DE PARIS
Tout le monde n'a pas l'esprit critique aussi développé.
La plupart des combattants, une fois surmontées la stupeur
et l'émotion du début, tombent dans l'apathie la plus com-
plète et ne sont plus animés que par des préoccupations très
élémentaires : boire, manger, garnir leurs bagages, — et tout
ce que la censure allemande interdit de raconter.
A quoi bon se priver des choses qui vous font envie? Tout
cela ne coûte rien. On paye avec des bons, c'est-à-dire avec du
papier.
C'est moi, — écrit un instituteur ', — qui, comme le plus ancien
sous-offlcier, dois maintenant * commander la compagnie. Je me fais
à moi-même l'effet d'un demi-dieu. Je dois donner des signatures
importantes et établir des bons pour tous les objets possibles ou impos-
sibles. On ne paye plus rien comptant.
Je lui ai signé en échange un bon de trois cents marks, — écrit le
médecin-major Kohne^ qui vient de prendre un cheval à un vieux
paysan français. Tout cela sera payé — ou ne le sera pas — après la
guerre *.
Quand on rencontre une maison inoccupée, point n'est
besoin de formalités, et l'on « achète » avec la plus grande
facilité tout ce qui vous tombe sous la main. Ainsi le doc-
teur Obladen -' va en tournée dans une voiture de chasse
« achetée », et « mobilise » dans les villages bouteilles de
Champagne et bouteilles de cognac. D'autres officiers se meu-
blent, et au besoin s'approvisionnent en souvenirs.
Les habitants avaient disparu comme toujours, — écrit Rudolf
Seng 6, — nous nous mîmes donc à l'ouvrage. Ici, il y avait une petite
1. Lettre citée plus haut, publiée par la Hannoversche Schulzeitung.
2. La compagnie vient de subir de lourdes pertes et n'a plus d'officiers.
3. Journal de route publié dans la Zeitschrift der Turnerschaft Philippina,
Marburg, janvier 1915.
4. « La rétribution pour le logement sera versée plus tard » enseigne à dire
le manuel de conversation du docteur Wolfson {La rcblribiissjong puhr lô losch-
mang sscra werseh plUh labr !)
5. Voir plus haut.
6. Lettre publiée dans V Alte-Herren-Zeitung der Burschenschaft Holzminda,
Gœttingen, février 1915.
LES SOLDATS ALLEMANDS 341
armoire fort commode, là un miroir qui faisait très bien dans le coin...
et l'horloge avait une bien belle sonnerie 1
Avant tout il s'agit de bien vivre, et c'est à quoi s'appliquent
principalement les envahisseurs. Le lieutenant Fischer ^
arrive à Anvers au milieu d'octobre :
C'est une bénédiction, — écrit-il, — d'être dé nouveau dans une
ville. Nous avons subi des fatigues et des privations terribles. Mainte-
nant, enfin, nous recommençons à vivre bien, aux frais de la popuhttion
d'Anvers, dont la plus grande partie s'est enfuie.
L'entrée des Allemands à , Reims fut l'occasion d'âpres
rivalités. Qui boirait le premier?
L'aumônier de la garde, von Bergh-, narre en ces termes
l'arrivée de son corps en vue de la ville :
... Comme nos canons tiraient encore, voici qu'une auto aux puis-
santes lanternes arrive tout à coup de Reims à toute vitesse. L'occu-
pant, un officier d'état-major saxon, annonce que les Saxons avaient
pénétré dans la ville de l'autre côté, et que les Français s'étaient retirés.
Nous cessâmes le feu naturellement et nous nous remîmes en route.
Nous aurions bien voulu voir de près la belle ville et boire à lai source
le meilleur ^< Champagne ». Mais cette récompense nous fut refusée.
Elle fut réservée aux Saxons qui étaient entrés les premiers dans la ville.
Au lieu de cela on nous octroya une nouvelle marche qui fut très
pénible pour nos hommes. Le soir nous atteignîmes Dizy-Magenta,
d'où nous eûmes une vue superbe sur les vallées d'Ay et d'Épernay
si célèbres par leur vin. Là enfin nous pûmes procéder à quelques
expériences et nous savons maintenant quel est le goût du véritable
« Champagne ».
Les descriptions d'aventures gastronomiques reviennent
sans cesse dans la correspondance des soldats allemands. Voici
par exemple les expériences que fit N., ouvrier électricien,
et que ses patrons ont cru bon de livrer à la publicité'^ :
La semaine dernière nous sommes passés près d'une grande ferme,
à l'aspect de fabrique, qui était abandonnée. Elle fut aussitôt visitée
de près. Nous y avons trouvé du beurre et de la crème, des centaines
1. Zeitschrifi der Tnrnerschafi Philippina, janxicv 1915.
2. Journal de route du Divisionspfarrer von Bcrgh.
3. Lettre publiée dans les Milteilungen des Vercins der Beamlen der A. E. G.
und B. E. W., Berlin, novembre 1914,
342 LA REVUE DE PARIS
de quintaux. J'ai bu pour ma part au moins deux litres de crème douce.
J'ai encore découvert dans la cave une boîte contenant cinq livres de
chocolat qui firent fort bien mon affaire, et aussi des confitures fran-
çaises. Dans les caves des fermes on trouve souvent des centaines de
pots de fraises et de prunes en confitures. J'ai aussi fait récemment
l'essai du Champagne, pour la première fois ; il fut fort à mon goût ;
en revanche, je n'arrive pas à aimer le vin ordinaire, dont il y a ici des
quantités énormes ; je préférerais une cigarette ; elles sont très rares
Ici.
En France, ■ — écrit O...» de la paroisse de Groeningen \ — le vin
et le Champagne ne manquent pas. Dans chaque maison, la cave est
pleine de tonneaux de vin. Chaque fois que nous nous arrêtions quel-
que part, tous les hommes se précipitaient dans les maisons pour
prendre du vin.
Un sous-offîcier qui écrit ' à ses parents raconte l'emploi de
sa journée dans un village français :•
Un punch magnifique est en train de chauffer. Hier nous avons décou-
vert deux cents bouteilles devin rouge et blanc qui étaient murées...
Le lendemain matin, à notre grande joie, nous avons aperçu des poules
nombreuses qui se promenaient dans le jardin. Nous n'étions pas de
service. Vite à la chasse aux poules î Une poule est vite attrapée,
plumée toute chaude, rôtie, vidée ; au bout de quelques minutes un
plat de poulet aux pommes de terre était prêt. Le temps est beau. Vite
je sors une table que je place sous un pommier, je la couvre (j'avais
trouvé un jupon blanc tout neuf dans l'armoire), avec cela quelques
bouteilles de bière française (nous les avions trouvées murées), quelques
verres de vin, et le plat de poulet et de pommes de terre fumantes.
Mon camarade mangea peu, un tiers de poule seulement ; c'est moi
qui ai mangé les deux autres tiers.
Il y a cependant un ascète dans l'armée allemande, et nous
nous en voudrions de ne point le faire connaître : Willy
Patzig, de l'église de Technitz, écrit ' à son pasteur cette lettre
édifiante :
Il y en a malgré tout beaucoup qui se font envoyer de la maison des
saucisses et du lard. Il me semble tout de même que ce n'est pas bien.
1. Lettre publiée dans V Evangelisches Gemeindeblait filr den Kirchenkrcis^
Groeningen, décembre 1914.
2. Lettre publiée dans le Kirchliches Gemeindeblait fiir Anhalt. Dessaii
28 décembre 1914.
3. Lettre publiée dans Goti im Kriege (voir plus haut)
LES SOLDATS ALLEMANDS 343
En tout cas il me paraît parfaitement dans l'ordre de manger du pain
sec à la guerre. J'ai célébré le patron de notre église en m'offrant un
extra de pain d'ordonnance et imaginant par la pensée que c'était du
gâteau.
Hélas l Willy Patzig n'a point fait école, et la masse des
soldats allemands se rue avec avidité sur notre infortuné pays.
De la plupart des lettres que nous lisons une même impression
se dégage : c'est que l'Allemand est singulièrement à son aise
dans son rôle d'envahisseur. On dirait que les vieux nstincts
de sa race se réveillent chez lui. Tant qu'il n'est pas person-
nellement exposé, l'Allemand ne voit dans la guerre qu'une
intéressante partie de plaisir, un voyage de vacances profi-
table, et il jouit naïvement de ses aventures. Il faudra qu'il
soit à la peine et qu'il souffre cruellement, pour s'apercevoir
en fin de compte que tous les aspects de la guerre ne sont pas
également joyeux.
(A suivre.)
PIERRE BOUTROUX
LES ANGLAIS A ROUEN
Avec ses quais, ses docks, ses magasins, sa sécurité de port
intérieur et la proximité de la Manche, avec les facilités de
débarquement qu'il offre et le réseau ferré dont il est le
centre, Rouen s'imposait, comme base militaire, au choix de
nos alliés britanniques. Ils y vinrent dès la seconde semaine
d'août 1914, et se mirent aussitôt à l'œuvre. Ce fut, cette fois,
pour peu de temps. Au lendemain de Charleroi, l'ennemi
envahissait notre territoire. En même temps qu'il fonçait sur
Paris, il se déployait vers le sud-ouest. Nos hôtes n'atten-
dirent pas qu'il fût à Amiens pour lever le camp et se trans-
porter en lieu sûr. Pendant toute une nuit, ce fut à travers la
ville un roulage ininterrompu dont on ignorait la destination.
On sut plus tard que la base rouennaise s'était transportée à
Nantes, celle du Havre à Saint-Nazaire.
Je ne vis point cette arrivée ni cet exode, me trouvant alors
à Penmarch, dans une paix paradoxale et accablante que trou-
blaient, de loin en loin, de mystérieux coups de canon. Les
barques de pêche, dont les équipages étaient encore presque
au complet, allaient à leur besogne quotidienne, qui était
fructueuse. Les usines de la côte travaillaient de leur mieux,
escomptant d'ailleurs que les réquisitions épuiseraient vite
leurs stocks. Hors le va-et-vient des voiles brunes en baie,
peu ou point de navigation. En septembre, le spectacle
changea soudain. De gros vapeurs apparurent du large, faisant
LES ANGLAIS A ROUEN 345
cap au sud-est, droit sur la pointe. Penmarch est un observa-
toire unique pour de tels passages. On regardait grandir les
fumées, se préciser les silhouettes : il y avait des deux-mâts,
des trois-mâts, des quatre-mâts, se succédant par groupes.
Un croiseur convoyait chacun de ces groupes, les précédait
parfois, puis revenait seul, après l'avoir sans doute confié
à un autre gardien. Il s'approchait de la côte jusqu'à en raser
la première ligne de récifs, courait brusquement à l'ouest, et
se perdait dans les brumes de l'horizon. Des marins du pays
disaient : « C'est le Kléber !» ou : « C'est le Lavoisier ! » ou
encore : « Ce n'est pas un de chez nous ! » Mais sur le
compte des paquebots, point d'hésitation : c'étaient des
anglais, d'aucuns précisaient : cunarders. Assurément ils
avaient embarqué à Liverpool ou à Glasgow des troupes et
du matériel, et se dirigeaient sur « la rivière de Nantes ».
Tout ce que le port comptait de jumelles, marines ou non,
et de longues-vues, y compris celle du syndic, dont l'objectif
officiel était fêlé, se braquait sur les longs et hauts navires
qui transportaient tant de nos espérances. On les suivait
jusqu'à leur disparition derrière le phare d'Eckmiihl, on les
admirait, on supputait leur tonnage, leur chargement, leur
vitesse. Pendant que tout haut on leur attribuait quantité de
nœuds à l'heure, tout bas on s'inquiétait de les voir ralentir
dans les grosses houles, stopper presque, pour des raisons
obscures. Et nous pressions en pensée leur marche vers les
ports de France qui les attendaient.
Depuis, ils ont repris la direction de la* côte normande, et la
base rouennaise, ébauchée seulement en août, s'est constituée
solidement. Rouen, aux premiers jours d'octobre, avait encore
des airs de ville morte. Non seulement elle a repris vie, mais
encore elle est devenue, grâce à l'alliance, l'une des cités les
plus actives, les plus grouillantes de ces temps de guerre, et
l'une de nos garnisons les plus pittoresques.
* ' *
D'une des hautes falaises qui la dominent, de la crête du
mont Gargan ou de la terrasse de Bon-Secours, par exemple,
on a une bonne vue d'ensemble sur le camp des Anglais, ou
346 LA KEVUE DE PARIS
plutôt sur le principal de leurs camps. Il occupe, dans une
boucle de la Seine, un vaste terrain de prés et de bruyères,
jusqu'aux lisières d'une sombre forêt de pins, sur laquelle se
détache au soleil la blancheur des tentes et des toitures en
tôle ondulée. Mais, pour en apprécier l'importance, il faut le
traverser en long et en large, soit muni d'une autorisation qui
est assez facilement accordée, soit mêlé à la foule qu'on y
admet les après-midi de dimanches. Avec leurs propres res-
sources et l'aide d'entrepreneurs français, nos alliés ont réalisé
là des merveilles. Ils ont bâti avec de la toile et des planches,
non pas une caserne et une infirmerie, mais un grand village,
un village modèle, d'aspect presque riant à force de netteté.
Il ne lui manque ni le château d'eau, ni l'éclairage électrique,
ni le tramway circulaire ; et vous y distinguez des rues cor-
rectement alignées, des places géométriques et des linéaments
de squares. Quel progrès depuis les premiers travaux qui,
maintes fois gênés par les bourrasques et les averses d'au-
tomne, multipliaient sous les pas les débris et les fondrières !
Les soldats pataugeaient dans une boue noirâtre; mais ce
sont des terrassiers remarquables : ils ont bêché, pioché,
nivelé, macadamisé. Des trottoirs en mâchefer courent le long
de leurs baraquements en clair sapin, auxquels il ne faut plus
qu'un revêtement de verdure pour paraître d'avenants cot-
tages de la banlieue londonienne. Peut-être l' auront-ils : déjà
des potagers et des parterres minuscules les égaient partout
où c'est possible. J'ai vu de pacifiques rangées d'oignons, de
laitues, de haricots, de petits pois (avec ou sans perches) pros-
pérer au soleil de mai sous l'arrosoir de jardiniers dont beau-
coup, partis depuis au feu, n'auront pas eu la joie de la
cueillette. Qu'importe? D'autres sont venus, d'autres vien-
dront. Carpent tua poma... Voici encore des plantes d'orne-
ment et des fleurs ; voici des géraniums qui sortent de deux
grosses souches pourvues de terreau, primitives potiches signa-
lant une allée principale ; voici des blocs de marne faisant le
même office, et des alignements de cailloux crayeux, de
mousses, de lichens, délimitant des plates-bandes ; et voici
deà décorations plus compliquées, chefs-d'œuvre d'architectes
paysagistes, des croix de différents ordres, des écussons, des
ancres (ces fantassins insulaires sont toujours un peu mate-
LES ANGLAIS A ROUEN 347
lots), mieux : un ensemble héraldique formé de deux dra-
peaux, l'un anglais, l'autre français, d'un fer à cheval et de
l'universelle devise : To good luck! (Bonne chance!) Dans un
endroit plus ombragé, plus fleuri, plus abrité contre l'indis-
crétion des visiteurs, des tentes d'une parti cuHère blancheur
foraient cercle autour d'une arène ratissée. Commodément
assis dans de larges fauteuils de rotin, des officiers passent
leur fin de dimanche à lire des journaux et des magazines.
C'est là leur mess : un vrai coin de villégiature î
En dehors de ce camp et de quelques autres, plus modestes,
les alliés occupent dans la ville et dans sa banlieue un
nombre considérable d'immeubles : hangars, magasins, salles
de spectacle, couvents désaffectés, écoles vides d'élèves, palais
gothiques ou Renaissance, hôtels à fronton du xviii^ siècle,
appartements modernes, ils ont loué pour leurs bureaux et
services — leurs « offices » — tout ce qu'ils ont pu, tout ce
qui leur convenait. On s'étonne, en passant devant des mai-
sons de maître ou de rapport situées en bonne place, faites
pour l'existence cossue et voilée de nos bourgeois, de sur-
prendre, à travers des fenêtres veuves de leur tulle grec ou de
leur filet, des tables de bois blanc, des chaises de paille, un
lit de sangle, des ampoules électriques à réflecteurs de tôle
peinte, un téléphone et tout un réseau compliqué de fils parmi
lesquels circulent des uniformes. Des casquettes pendent à
des clous fichés dans le papier de luxe dont les murs sont
restés tendus : contraste étrange avec les baguettes de cuivre
et les moulures de la corniche, les glaces et les cheminées de
marbre ! Quelques réparations seront nécessaires, quand il sera
temps d'y songer, et les propriétaires n'y perdront rien : le War
Office paie largement, ce qui ne veut pas dire sans compter. On
a tôt fait de créer des légendes, et l'on s'est hâté d'affirmer
que les Anglais, à Rouen, jetaient, selon la formule, l'argent
par les fenêtres ; qu'ils louaient pour deux ans, pour trois ans,
comme si la guerre allait durer toujours. La vérité est que
tous les immeubles sans distinction sont loués au mois, le
bail étant prolongeable à la volonté seule du preneur. Bien
entendu, il ne s'agit point ici des tractations privées. Un
grand nombre d'officiers, de sous-officiers, de soldats auxiliaires
ont leur appartement ou leur chambre en ville. Au début, et
348 LA REVUE DE PAKI S
par exception, ils étaient reçus chez l'habitant à titre gratuit,
grâce au système des billets de logement. Aujourd'hui qu'ils
disposent de camps et d'immeubles, toutes ces locations
supplémentaires sont à la charge des intéressés : excellents
payeurs et qui regardent peu à la dépense, pour\'u qu'on leur
assure à peu près le confort dont ils ont l'habitude, au mini-
mum une salle de bain.
Il faut avoir parcouru Rouen et sa banlieue à maintes
reprises et y avoir découvert, à chaque visite, quelque installa-
tion nouvelle de ses hôtes, pour se rendre compte de l'acti-
vité anglaise dans l'organisation des services de l'arrière, de
l'importance et de la multiplicité de ces services : services de
l'armée métropolitaine, de l'armée indienne, australienne, cana-
dienne, services de l' état-major, de l'intendance, de la santé,
de la trésorerie, de la poste, tous nos services en un mot,
augmentés de deux : celui du culte que nous n'avons plus,
et celui des jeux, que nous n'avons pas encore.
On sait que dans l'armée britannique les ministres du culte,
pasteurs, prêtres, rabbins, sont strictement enrégimentés.
Tous ont rang d'ofiiciers et portent l'uniforme, reconnais-
sablés seulement à leurs pattes d'épaule noires. A Rouen, le
culte ritualiste se célèbre en un temple de l'île Lacroix, qui
existait avant la guerre et a toujours été réservé aux dévo-
tions de la colonie anglaise. Les adeptes des autres sectes
forment des groupes, pourvus ou non de leur « chapelain ».
Lesdits chapelains ont, eux aussi, leurs bureaux, où ils sont
accessibles à des heures définies. Et je ne parle pas de la
fameuse Salvation Army — l'Armée du Salut — qui a immé-
diatement fondé à Rouen une succursale, si l'on peut dire,
promène dans les rues de vastes écriteaux portant que « Christ
est notre juge », et distribue libéralement de petites bibles
illustrées de chromos. Quant aux catholiques de l'armée
anglaise, ils sont avisés par des affiches et des circulaires que
chaque dimanche, à midi, il y a messe à la cathédrale pour les
soldats français et alliés. Ils ne manquent guère d'y assister.
Le 3 janvier — jour désigné par le roi George pour « d'humbles
prières » en commun — l'office hebdomadaire prit un carac-
tère plus solennel : l'officiant était Mgr Keatinge, aumônier
catholique en chef du corps expéditionnaire. Dans le chœur
LES ANGLAIS A ROUEN 349
avaient pris place, outre plusieurs notables, des généraux
français, belges et anglais, parmi lesquels le« général» Simms,
chapelain directeur de toute l'armée britannique, lequel est
protestant, mais protestant d'une secte dissidente. Des offi-
ciers et soldats des trois armées remplissaient la nef. A l'éléva-
tion, les tambours et clairons français sonnèrent : au drapeau 1
Il y eut un sermon en anglais, de M. King, et une bénédiction
de Mgr Fuzet, archevêque de Rouen, qui présidait la céré-
monie.
Divertissements et culte sont parfois combinés très hardi-
ment et très pratiquement par nos alliés. Ici, le bureau
d'un chapelain voisine avec un club de soldats. La très
puissante et très active « Société chrétienne de la jeu-
nesse » (Young men Christian association) — abréviativement
l'y. M..C. A. — collabore avec les chefs de l'armée pour
donner aux troupes des plaisirs honnêtes et sains. Elle avait
loué jusqu'à la mi-juin un établissement de caractère assez
frivole dénommé les « Folies-Bergère » et y avait organisé
un cercle aussi édifiant que récréatif. Le détail est savoureux
pour ceux qui savent à quel point cette enseigne symbolise,
pour la moyenne de nos amis insulaires, les piments de la gaîté
parisienne et l'alléchante facilité de nos mœurs. Or, l'enseigne
était restée sur l'édifice et se répétait en toutes lettres sur les
affiches anglaises de la pieuse Y. M. C. A. Dans un jardin
d'hiver, fait à d'autres coutumes, les soldats soucieux de leur
tenue et de leurs aisés trouvaient des boissons hygiéniques,
de bonnes lectures et des sièges de repos. Une fois par semaine,
un concert se donnait dans la salle de spectacle devant un
public exclusivement britannique et militaire, y compris les
nurses des hôpitaux. Amateurs et professionnels se prodi-
guaient. Ne croyez pas que ces professionnels fussent de
second ordre, des doublures : on vit là des célébrités de la
scène anglaise, entre autres miss Lena Ashwell. J'ai pu
assister à l'une de ces soirées — non sans peine. On la donnait
au bénéfice de la veuve d'un réfugié du Nord, écrasé quelques
jours plus tôt — un jour de terrible bourrasque — par un
des lourds camions britanniques. Pour augmenter la recette,
il avait été décidé que les simples civils seraient admis cette
fois. Cependant, quand je me présentai au guichet avec un
350 LA REVUE DE PARIS
Belge de ma connaissance, nous nous heurtâmes au : no ! sans
réplique de l'honorable gentleman qui siégeait là. Notre douce
obstination à ne point partir toucha le cœur d'un sergent
écossais, qui agréa notre obole et nous ouvrit la porte. La salle
était comble. La représentation venait de commencer : trois
jeunes filles en toilette de ville, d'une élégance discrète, occu-
paient la scène, assises sur de modestes chaises de jardin, avec
un major organisateur de la soirée et un simple soldat — évi-
demment du meilleur monde — qui tenait le piano. Chacune à
tour de rôle se détachait du groupe et s'approchait de la rampe,
l'une jouant un morceau de violon — généralement du Schu-
mann (nul jingoïsme, on le voit), une autre chantant avec une
grâce très sweei des romances en vogue outre-Manche, la troi-
sième s'armant d'un petit air crâne pour précipiter de plai-
sants couplets sur une mesure de gigue. Toute la salle repre-
nait le refrain, notamment un certain Sister Suzie stewing
shirts for soldiers ( « Ma sœur Suzie cousant des chemises pour
les soldats »), lequel fut, ne disons pas applaudi, mais sifflé
avec enthousiasme, puisque les Anglais marquent ainsi leur
approbation. Ce sifflement prolongé, joint à celui de tous ces s
du vers à succès, ne manquait certes pas d'exotisme pour des
oreilles françaises. Un comique disputa à la vaillante miss
les honneurs de la soirée en imitant à s'y méprendre la recrue
qu'on exerce, le boxeur qui s'entraîne, la poule qui pond,
le roquet à qui l'on marche sur la patte, l'oie qui s'avance
au pas de parade, et même le kangourou I A ma gauche, trois
sombres Indiens riaient à en perdre leur dignité orientale. La
Marseillaise et le God saue, écoutés debout, terminèrent gra-
vement le concert.
Cette libérale Y. M. C. A. dont on voit trépider les autos
dans les rues de la ville, quelquefois avec une femme au volant,
est parvenue à installer dans l'intérieur même du camp anglais
des baraques spacieuses qui sont à la fois des salles de spec-
tacles, munies d'une petite scène et d'un piano, et des salles de
jeu, de repos, de lecture, de correspondance : Reading, Writing,
Récréation, telle est leur enseigne. Ce sont aussi des bars, —
bars de tempérance, naturellement. Le camp possède d'ailleurs
des cantines analogues à celles de nos casernes, ouvertes comme
elles pendant un temps limité, dry canleens et wet canteens.
LES ANGLAIS A ROUEN 3.5.1
cantines « sèches » où se vendent au prix coûtant les fruits
confits et les cakes chers aux palais britanniques, les boîtes
d'allumettes à deux doubles (quatre sous) la douzaine, le
tabac favori, etc., et — je ne trouve pas l'équivalent en
français — ■ ... les autres, où se débitent les liquides autorisés,
surtout la bière, bière rouennaise, celle-ci, point méprisable,
mais trop dénuée de force, me confiait un soldat évidem-
ment frappé dans sa tendresse pour Vale et le stoiii natals.
C'est un perpétuel sujet de surprise, pour nous Français,
que l'organisation du repos et du plaisir dans l'armée britan-
nique. Dans plusieurs quartiers de Rouen, des appartements
convenables et presque spacieux ont été convertis en soldiers
clubs. Le nouveau venu qui erre, un peu désemparé, dans la
ville amie, mais étrangère, sait qu'il trouvera là des cama-
rades. Un écriteau à la porte d'entrée, le drapeau national au
balcon, un air du pays jeté de l'intérieur à la rue par quelque
piano ou banjo, des piles de sandwiches prenant le frais à une
fenêtre entre des bouteilles de bière et de limonade, et parfois,
à une fenêtre voisine, les pieds d'un compatriote ami de ses
aises, lui désignent cordialement l'hospitalier local. Les infir-
mières ne sont pas plus à plaindre : de coquettes maisons de
faubourg leur ont été aménagées en nursing rests.
Mais ces clubs sont surtout à l'usage des sédentaires que
leur service a fixés dans la ville. Pour ceux qui passent, le
principe est de les retenir le plus possible au camp, en leur
offrant sur place ce qui les amuse le mieux. On a été jusqu'à
louera leur intention tout le matériel d'un cirque forain : cette
grosse tente parmi les innombrables petites tentes, c'est un
cinéma. Voici un tir où, pour un penny, on peut, si l'on est
adroit et que la carabine soit juste, mettre cinq balles dans
un Allemand porte-casque figuré sur le traditionnel carton.
Mais l'essentiel pour des soldats anglais est de trouver là les
jeux qui exercent le corps et en améliorent la « forme ». Ils
y sont. Le dimanche, vous voyez ces sportsmen se livrer avec
conviction aux joies du foot-ball, de la course, de la corde, des
anneaux, du disque, tâcher d'encercler, à une dizaine de mètres,
avec une sorte de palet troué, un piquet de bois fiché dans le
sol. Et n'allons pas oublier le «. noble art » — qui est, comme
chacun sait, la boxe I J'en ai vu une séance bien amusante. Il
352 LA REVUK DE PARIS
y avait, près d'une wet canteen — voisinage imprudent, mais
si naturel ! — un ring classiquement surélevé et entouré de
cordes, et sur ce ring quatre personnages ; les deux concurrents,
qui attendaient, chacun à son coin, l'un en chaussettes et
l'autre nu-pieds ; une sorte d'Hercule roux sans veste, aux
manches retroussées sur de pittoresques tatouages, discoureur
véhément et passablement abreuvé, qui paraissait s'être
chargé du boniment ; enfin, un complaisant camarade qui
présentait sa casquette à la générosité de l'assistance, pour
constituer la bourse de rigueur dans tout match qui veut être
pris au sérieux. Quand elle eut été jugée suffisante, un sous-
officier grimpa sur le ring, fit déguerpir l'homme à la casquette
et l'Hercule, passa les gants de combat aux adversaires, tira
sa montre, donna le signal, et l'assaut se développa dans les
formes. Il ne fut pas long : au deuxième round, après de vigou-
reux échanges de coups et une sensationnelle culbute dans les
cordes, l'un des deux combattants était proprement knocked
oui, étendu les bras en croix sur le plancher, chronométré
dans cette humiliante posture les neuf secondes réglemen-
taires, puis livré à des soigneurs facétieux, qui lui soufflèrent
dans le nez pour lui rendre le sentiment. Et, comme le vaincu
était le plus osseux, le plus large, le plus fort et, disait-on aussi,
le plus méchant, une fois de plus triomphait la justice popu-
laire, qui a toujours été contre les Goliath. Je notai que pen-
dant la séance, dont les préliminaires furent assez tumultueux,
un policeman se tenait, discret, mais attentif, au premier rang
des spectateurs.
C'est peut-être dans le service de santé que se révèle le mieux
l'excellence de l'organisation anglaise. On voudra bien me
dispenser, sur ce point, d'une technicité qui n'entre point dans
ma compétence ni dans les intentions de cette étude. Avant
tout, il s'agit d'y présenter des images et des traits de mœurs.
Dans l'aménagement scrupuleux d'une ambulance, comme
dans celui d'une salle de jeux ou d'un terrain de sport, ne
voyons pas seulement de la conscience professionnelle, une
poursuite peut-être exagérée du définitif dans le provisoire,
mais plutôt le sentiment élevé des égards qu'inspire la per-
sonne humaine au pays de Vhabcas corpus. Le soldat anglais
n'est pas, à la manière allemande, un simple rouage dans la
LES ANGLAIS A ROUEN 353
machine de guerre, qu'il est matériellement avantageux d'en-
tretenir en forme pour le rendement total ; il est un citoyen,
un semblable. Cela se reconnaît à plus d'un signe : cette abon-
dance d'hôpitaux disséminés à Roiien même et autour de
Rouen, cette perfection des installations chirurgicales qui fait
l'admiration et l'envie de nos spécialistes, cette armée de méde-
cins et d'infirmières reconnaissables à la minuscule croix de
Genève qu'ils portent en écusson sur la manche khaki et, pour
compléter le contingent du Médical Corps, le sympathique
régiment des nurses, les unes militarisées, les autres volon-
taires, toutes également placées sous la direction très effec-
tive des chefs de service. Ces nurses sont une des curiosités
du Rouen actuel. Quelles que soient les exigences de leur
tâche, on en voit circuler sans cesse dans les rues, ce qui
suppose un roulement par équipes, et, partant, d'amples
effectifs. Beaucoup d'entre elles, notamment les nurses de
carrière, ne sont pas des modèles de grâce féminine, dans leur
accoutrement grisâtre de diaconesses, rehaussé d'un vermillon
acide. Mais plusieurs ont fait de lointaines et difficiles campa-
gnes, il en est qui portent la médaille du Transvaal ou de
l'Inde, et to.utes commandent le respect. Je dois spécifier,
pour les amateurs d'élégance, que les dernières venues — des
Canadiennes — sont mieux prises dans un uniforme plus
militaire de drap bleu marine ou de toile bleu azur, et qu'on
leur trouve généralement bonne mine et un grain de fantaisie
sous leur coquet panama.
Il est aisé de voir que nos alliés ont voulu pour leurs blessés
et leurs malades les locaux les plus salubres et les plus accueil-
lants : ici c'est un couvent presque neuf agrémenté de hauts
arbres et de pelouses drues, là une fabrique dressée à mi-
coteau devant la spacieuse vallée d'une rivière chétive,
ailleurs une sorte de château environné d'un magnifique parc,
qui jusque-là servait de sanatorium à de fragiles ouvrières et
qu'on appelait, pour cette raison, la « maison des midinettes » :
de nombreuses tentes ont envahi le parc, mais il a gardé ses
ombrages, ses allées sablées et seç fleurs ; autour, c'est le pla-
teau cauchois avec ses prairies, ses étendues de blé, ses pom-
miers, ses bois barrant l'horizon, et j'imagine qu'il est doux
aux éclopés de la bataille de réparer leurs forces dans un
15 Septembre 1915. 9
351 LA REVUE DE PARIS
pareil site, en respirant cet air abondant de campagne, même
si ce n'est point l'air de la patrie.
Mais le principal groupe des locaux sanitaires se trouve au
camp, dont ils occupent les régions les plus verdoyantes. Des
baraques encore et surtout des tentes en constituent la majeure
partie. Par l'ouverture de la toile épaisse doublée de jaune,
s'aperçoivent lits de fer et petits poêles de fonte, les uns et
les autres égayés d'émail noir. Des fleurs aux chevets ou sur la
table des réfectoires contribuent encore à donner l'impression
du home. Par les beaux jours, on voit les grands blessés prendre
l'air sur des chaises roulantes. Les convalescents vont et
viennent dans les allées, et de préférence dans celle qui borde
la route, bien qu'un écriteau le leur interdise : Patients must
not loiter near realings — « les malades ne doivent pas flâner
près de la grille... » A cause de la poussière ou des promis-
cuités possibles? Toujours est-il qu'ils paraissent apprécier fort
cette flânerie coupable, et qu'ils ne manquent pas une occasion
d'interpeller les badauds. C'est là qu'on les voit le plus, debout,
assis, allongés sur l'herbe, la pipe ou la cigarette aux dents,
douillettement vêtus d'un molleton bleu doublé de blanc, et
cravatés de rouge, ce qui fait de chacun d'eux une sorte de
vivant emblème à nos couleurs. Seuls les Indiens, qui sont
soignés à part dans le même camp, gardent leur uniforme
poussière : simplement un bonnet de laine remplace leur volu-
mineux turban.
Au service de ces hôpitaux vont et viennent les automo-
biles portant la croix de Genève, presque toutes à quatre bran-
cards, et, depuis quelque temps, de longs autobus, réservés
aux blessés les plus valides. Ce n'est pas tout : une demi-
douzaine de péniches, remises à neuf, radoubées jusqu'à étan-
chéité parfaite, intérieuremenr blanchies au ripolin, pourvoies
de lits, de chaises longues et de tentes, font le service d'éva-
cuation de Paris à Rouen, de Rouen au Havre. La première
qu'on vit arriver était le Fuego, de Dunkerque. C'était le jour"
de la Toussaint, un beau dimanche ensoleillé. Les passagers
— tous des amputés — avaient pu rester sur le pont et jouir
du merveilleux parcours, comblés de vœux et de friandises
à chaque escale. Deux ou trois fois par semaine, un navire-
hôpital, Saint-Patrick, Saint- Andrew ou Saint-George, vient
LES ANGLAIS A ROUEN 355
d'un port anglais à Rouen, y faire son chargement de glo-
rieuses souffrances. C'est un des spectacles les plus émouvants
— les plus féconds aussi — de la vie rouennaise en ces mois
de guerre. Accourues des différents points ée la ville, les autos
de la Croix-Rouge défilent le long du vapeur blanc et vert
à l'élégante silhouette d'aviso. Et l'on transborde au fur et
à mesure ceux qu'on rapatrie, tôtes bandées, bras en écharpe,
visages exsangues et parfois rubiconds, ceux-ci clopinant,
d'autres emportés sur des civières empaquetés dans des cou-
vertures qui tantôt laissent deviner des jambes, et tantôt de
pauvres moignons. Mais, si mutilés soient-ils, presque tous
fument une cigarette. La foule recueillie se sent émue d'une
amitié et d'une reconnaissance qu'elle ne sait comment expri-
mer. Le soir, tous les hublots s'éclairent, et des promeneurs
s'attardent à surprendre des intérieurs d'acajou et de pitchpin
verni, un salon en miniature, des coins de réfectoire, et le va-et-
vient des nurses affectées au paquebot. Une bande de verts'
falots électriques court sur la rambarde, et une grande croix
de Genève luit en rouge à la hauteur des cheminées, mettant
sous sa protection la traversée qui s'annonce. Chaque semaine
aussi, pendant de longs mois, s'amarrait au quai un charmant
petit yacht, le Sunbeam — « le Rayon de Soleil » — qui avait
pour mission de ravitailler les ambulances anglaises de Rouen,
et de prendre également à son bord quelques malades. Ce yacht
appartient à lord Brassey — nom britannique de la vieille
maison normande des Brecey — grand patriote et fervent ami
de la France. D'ici longtemps, Rouen ne verra plus le Sun-
beam ni lord Brassey : ils sont partis l'un et l'autre aux Dar-
danelles.
D'autres volontaires de l'assistance médicale méritent une
mention spéciale : ce sont les dames de la Red Cross qui
ont fondé au centre de la ville un hôpital anglo-belge pour
le traitement des paralysies locales dues à des blessures. Les
chirurgiens, comme les blessés, sont belges, mais l'organi-
sation est tout anglaise. L'initiative en revient à une femme
de grand cœur et d'esprit remarquablement pratique, miss
Dorner Maunder. Elle avait déjà fondé un hôpital du même
genre au Kursaal d'Ostende; devant l'invasion, il fallut partir.
Elle vint à Rouen, où elle fit plus et mieux. Le 11 mars,
356 LA REVUE DE PARIS
le général de Selliers de Moranville lui a remis, au nom du
roi Albert, la croix de chevalier de l'ordre de Léopold : juste
hommage à l'une des plus belles œuvres de solidarité que la
guerre actuelle ait fait naître.
On n'attend pas que, pour continuer cette rapide revue
d'une base anglaise, nous jettions un regard indiscret sur les
bureaux de l'état-major. Mais nous pouvons aborder au
moins le chapitre des approvisionnements. Rouen est devenu
un vaste entrepôt de l'armée britannique. Une bonne partie
de ses quais, de ses docks, est — ne disons pas : encombrée
(car tout y est classé avec une rigoureuse méthode) — mais
chargée d'un amoncellement de victuailles. Là s'étagent en
masses imposantes les caisses de biscuits, de fromage, de confi-
tures, de bœuf salé, le tout aux meilleures marques ; là s'em-
pilent les quartiers de viande frigorifiée qu'il faut détailler
à coups de hache, les sacs de farine par centaines, ceux d'avoine
et les cubes de foin comprimé. Un troupeau de moutons et
de chèvres, renouvelé sans cesse, et réservé à l'alimentation
des troupes indiennes, a longtemps rempli une ancienne halle
aux grains. Chèvres et moutons proviennent des pentes de
l'Himalaya : les Indiens n'en voudraient point d'autres. Quant
au soldat métropolitain, il a aussi ses exigences. Son appétit
est excellent, son palais délicat, et il n'entend point raillerie
sur ce chapitre. Quand nous parlons, un peu au hasard, de
son confort, il nous arrive d'exagérer : volontiers il couche
sur la planche, ce qui est si désagréable à nos soldats des
dépôts. Point de matelas dans son camp, ni de paillasse, ni
même de paille. Son sac lui suffit comme oreiller, et, comme
couveHure, sa capote. En revanche, il se contenterait diffi-
cilement de l'éternelle soupe et de l'éternel « rata » de nos
casernes. A Rouen on a vu de simples Tommies se plaindre à
leur général qu'on leur servît trop souvent du ragoût, et il a
fallu leur promettre qu'ils n'en auraient plus que trois fois par
semaine. D'autres lui ont respectueusement affirmé que la
pomme devenait dans leur marmelade un véritable abus. Or
nous savons, depuis la guerre sud-africaine, combien la ques-
tion de la marmelade tient au cœur, ou à l'estomac de ces
militaires. Des ordres furent donnés pour qu'on variât leur
marmelade.
LES ANGLAIS A KOUEN 357
Si les munitions anglaises ont pu se faire rares à certains
moments, le matériel proprement dit est toujours venu en
abondance. Il faut voir les équipes en tricot brun ou en fla-
nelle grise s'empresser au débarquement des toiles de tentes,
des cloisons toutes préparées, des paquets de pneumatiques,
des motocyclettes, des automobiles et des puissants camions
qui pourront porter de une à trois tonnes. Suspendus au bras
de grues par quatre fils d'acier que le contraste fait paraître
d'une minceur paradoxale, ils sont déposés délicatement sur
le pavé, puis s'alignent, semblables à des soldats, et vêtus
comme eux de kliaki pour défiler ensuite par les rues jusqu'à
leurs dépôts en plein air. En les regardant de près, on
s'aperçoit que leur uniformité n'est pas absolue, qu'ils sont
de modèles différents et de différentes marques. Par surcroît,
la fantaisie des chauffeurs leur attribue à chacun une person-
nalité, leur donne un nom, peint en blanc ou simplement
tracé à la craie sur le couvercle du moteur • — un léger nom
de femme, antithétique et charmant, Arabella, Nelly,
Dorothy, Lucy, Alice, j'ai aussi découvert un John Bull,
fidèlement suivi d'une Mary Bull. Tour à tour les mastodontes
prennent la route du Nord, remplacés par de nouveaux arri-
vants d'une façon presque ininterrompue.
Ininterrompu aussi l'arrivage des troupes. On peut s'en
offrir le spectacle presque chaque jour, à condition d'être
vigilant, car l'opération est rapide, il est vrai qu'un transport
accoste rarement seul, et qu'il en vient d'ordinaire deux ou trois
ensemble. Ce sont de petits transports d'environ 2 000 tonnes,
chargés en temps normal du service des estuaires ou des îles.
Sévèrement noircis — coque, mâts, cheminée — portant les
antennes du « sans-fil » et, à la drisse de misaine, la flamme
rouge qui signale : « matières explosibles », les voilà trans-
formés en guerre. Pas ombre de canon à leur bord, sinon à
l'arrière un inofîensif canon-joujou d'alarme ou porte-amarre.
Mais leur vitesse et surtout l'aide des convoyeurs leur ont
permis jusqu'ici d'échapper aux mauvais desseins de l'adver-
saire. Il est établi que les sous-marins de l'amiral Tirpitz, si
entreprenants contre de pacifiques chalutiers, sont d'une
prudence méritoire à l'égard des destroyers, et qu'ils ne
hasardent pas facilement leur périscope.
358 LA REVUE DE PARIS
On se doute de ranimation du port de Rouen, avec ces débar-
quements de troupes, de provisions et de matériel. Elle est
d'autant plus grande qu'il n'a pas cessé d'être un port de
commerce des plus actifs. On y a même connu une période
d'encombrement et de désarroi, quand aiïluaient sur ses quais
les charbons de Cardifï et de Newcastle, dont il a toujours été
un grand entrepôt, mais qu'il reçut par quantités inédites
l'automne dernier. Dès le 24 octobre, après deux mois de stag-
nation, on y signalait à l'arrivée vingt-cinq navires, dont
vingt-deux charbonniers d'Angleterre. Ce mouvement n'a
l'ait que croître : les pilotes de Quillebeuf et de Villequier sont
sur les dents. Mais jamais leur profession n'a été aussi lucrative
et généreusement ils le reconnaissent par d'abondantes sous-
criptions dont la Red Cross rouennaise a sa bonne part. C'est
qu'en dehors même des bateaux affrétés pour les besoins du
War Office, la plupart des cargos qui remontent la Seine
battent pavillon britannique. Il continue cependant à en
venir de norvégiens, de suédois, de danois, quelques espagnols,
quelques grecs. Vers la mi-février, quand TAllemagne eut
annoncé son blocus par sous-marins et que les premiers torpil-
lages au large de la Hève eurent précisé la menace, ce furent
à bord des navires neutres, de Rouen à Croisset et à Quevilly,
de soudains et curieux travaux de peinture : pendant des
heures et des jours, on vit leurs équipages occupés à faire
flamboyer sur les coques, en lettres géantes, le nom du navire,
de soii port d'attache, de sa nationalité, à y étaler leurs cou-
leurs sous un pinceau prodigue, cependant que, par une
méthode inverse, les alliés eiïaçaient sous une couche unifor-
mément noire ou grise les indications les plus modestes. Je
ne veux pas jurer qu'au large ils n'eussent pas les moyens de
rompre cette austère uniformité qui à elle seule eût été pour
l'ennemi une désignation. Qu'ils l'aient fait ou non, plus d'un,
hélas ! est resté en route. Mais le trafic, dans son enseml)le.
n'a pas souffert. Tel est même le nombre des entrées, que
chaque arrivant est obhgé d'attendre son tour, soit en rade
du Havre, soit dans l'avant-port de Rouen. Or des prisonniers
allemands sont internés par là, sur les deux rives de la Seine»
et employés au déchargement de quelques cargos et péniches.
Il m'est revenu qu'ils grincent un peu des dents quand ils
LES ANGLAIS A ROUEN
voient — spectacle quotidien — passer sous leurs yeux le
pavillon de l'Union Jack. Leur dépit se conçoit : à quoi pense
donc leur « vieux Dieu », expressément chargé de punir l'Angle-
terre? Nous n'avons pas à nous attendrir sur leur sort qui,
matériellement, n'a rien de sinistre. Quant aux taubes et
aviatiks dont ils pourraient saluer la venue avec joie, il s'en
est, à ma connaissance, aventuré un ou deux jusqu'ici. Mais
nos aviateurs veillent, et l'on se doute, à voir passer les hommes
du Royal Flyîng Corps, si gaillards sous leur bonnet khaki,
que chez nos alliés on ne veille pas moins.
* *
Ce n'est pas un mince honneur pour Rouen, que d'abriter
une base anglaise : jamais ville de France n'avait, en si peu
de mois, dû à l'entente devenue alliance autant de visites consi-
dérables. Celle de, lord Roberts, il est vrai, lui a manqué au
moment même où tout se préparait à y recevoir le vétéran
illustre. Mais elle a eu celle du field-marshal Robertson,
inspecteur général des communications. Elle a eu, du 8 au
10 décembre, celle d'un jeune homme beaucoup moins élevé
dans la hiérarchie militaire, mais devant qui s'inclinent les
plus hauts grades, le prince de Galles. Pendant trois jours, il
a visité les ambulances de la base, le camp en formation et,
incognito, la ville, qu'il avait jadis parcourue en compagnie
de son précepteur. Pendant trois jours, la population rouen-
naise, légèrement intriguée, mais ne soupçonnant pas son
importance, le vit, charmant, rose, blond, et la pipe à la bouche
comme un grenadier, passer entre deux officiers à visière ornée
d'or, s'arrêter aux vitrines, plaisanter, rire, entrer dans les
magasins et les églises. Des femmes et des jeunes filles disaient
en croisant le groupe : « Celui du milieu est gentil. Comme
il a l'air mignon! » A Saint-Oueii, on faillit le reconnaître.
11 sortit à temps et, après être allé saluer le général Goiran,
quitta la ville, où l'on souhaite son retour. — Le 31 janvier,
Mgr Bourne, archevêque de Westminster et ancien élève de
Saint-Sulpice, revêtu de la capa magna et assis sur le trône du
chœur, présidait une grand'messe à la cathédrale avec l'assis-
360 LA REVUE DE PARIS
tance de son secrétaire Mgr Jackmann, de Mgr Keatinge et du
général Simms. Un autre jour, c'est madame Despard-French,
la sœur du maréchal, qui vient conférencier sur l'union néces-
saire. Un autre jour encore, c'est M. Henderson, qui accom-
pagne à Rouen un formidable envoi de vêtements, de vic-
tuailles et de jouets à l'intention des réfugiés et des nécessiteux
de la ville. M. Henderson, à cette date, ne faisait pas encore
partie, comme ministre, du gouvernement du Royaume-
Uni.
Mais il était déjà membre du Parlement, chef du parti tra-
vailliste, et, ce qui importait surtout en la circonstance, prési-
dent du N. B. C, entendez : le National Brotherhood Coimcil,
vaste mutualité de six cent mille membres. On connaît les
efforts de ce rude lutteur contre les taudis et l'alcool. Solide,
haut en couleur avec d'abondantes moustaches à la gauloise
(rasées depuis, si l'on s'en rapporte à des photographies
récentes), l'air d'un bon vivant prompt au rire — au rire
éclatant — causeur agréable, plein de bonhomie et de verve, il
laisse aisément entrevoir ce que peut être son action sur
les foules. Il a pu se rendre compte qu'elle ne serait pas
déplacée dans la capitale de la Normandie, et l'on me dit
que sur ses conseils il s'y organise déjà une... S islerliood (nous
n'avons pas le mot), une sorte de mutualité féminine, qui sera
bien, à Rouen, l'un des fruits les plus inattendus de cette
guerre.
Toutes ces visites sont restées discrètes et, en dehors des
initiés, elles ont passé inaperçues. Ce qui frappe tous les yeux,
c'est l'aspect nouveau de la ville. Ville franco-anglaise, à la
lettre, on serait tenté de dire : plus anglaise que française, tant
l'uniforme allié, si peu voyant qu'il soit, y prédomine. Et alors
on se demande : comment donc s'opère la fusion, ou le mélange?
Est-ce sans mécompte et sans heurt que se produisent les
contacts de chaque jour? Qu'on ne m'objecte pas que c'est
là une question déplacée, injurieuse aux uns comme aux
autres !
Qui ne sait que les meilleures volontés sont sujettes à des
défaillances, que des inclinations réciproques ne sont pas une
garantie de concorde, ni la communauté des intérêts une assu-
jance contre la diversité des humeurs? Voici une ville de France
LES ANGLAIS A ROUEN 361
OÙ des amis d'Angleterre séjournent depuis de longs mois.
Elle a, comme une autre, ses façons, ses goûts, ses préjugés,
ses libertés, ses contraintes. Ils y apportent les leurs. Quel est
donc le bon Français, quel est aussi, je pense, le bon Anglais
qui juge oiseuse l'étude de ce mutuel apport, et qui ne se
penche avec sollicitude, avec inquiétude, avec espoir, sur cette
épreuve précise et prolongée de l'entente?
Eh ! bien, je ne crois pas m'exposer à des démentis en affir-
mant que l'épreuve est pleinement rassurante. Signalerai-je
la parfaite correction, la franche cordialité des relations mili-
taires et administratives? Toutes les facilités ont été accordées
à nos hôtes, toutes les difficultés réglées à l'amiable. La police
de la rue pouvait amener quelques situations délicates. On
a autant que possible divisé la tâche en adjoignant aux agents
municipaux des policemen pour la surveillance des soldats
anglais. A toute heure du jour on en voit passer deux par
deux, à peine reconnaissables sous l'uniforme que distingue
seul un brassard noir portant en rouge les lettres M. P. {Mili-
tary police). Chaque soir, les patrouilles des alliés parcourent
la ville et, plus tard, le bourgeois qui se couche entend sonner
sous sa fenêtre le sabot des chevaux de leur gendarmerie.
Des arrêtés bilingues, et trilingues quand le flamand s'en mêle,
ont été pris d'un commun accord et affichés. Il fallait, notam-
ment, réglementer une circulation devenue intense et péril-
leuse.
Au début, les wattmen anglais cédaient peut-être outre
mesure au vertige de la vitesse en des rues parfois étroites,
sur des pentes souvent rapides. Ce n'était pas toujours sans
dommage pour les piétons ni pour eux. Il y eut quelques blessés
et quelques morts. Le moins qu'on leur reprochât, par les jours
pluvieux d'hiver, était de consteller de boue les façades et les
devantures. De grands écriteaux en anglais furent apposés
aux bons endroits, leur prescrivant, par exemple, de ne point
dépasser six milles à l'heure, de prendre leur droite (ce qui,
on le sait, est le contraire de l'habitude anglaise), d'éviter
telle allée, tel trottoir. Des avis, placardés à l'intérieur des
tramways, leur prescrivirent aussi d'avoir à payer leur place
— plus exactement leur demi-place — ce qui, vraisemblable-
ment, en avait surpris plus d'un. Ainsi a-t-il fallu, çà et là,
362 LA REVUE DE PARIS
procéder à quelques opérations de mise au point, qui toutes
ont été accueillies avec une accommodante discipline.
Que les rapports entre les autorités en contact soient tels
qu'on pouvait s'y attendre de gens bien élevés et soucieux
des devoirs de l'heure présente, il serait superflu de le signaler,
s'il ne se mêlait à cette politesse une nuance remarquable de
vif et cordial empressement. C'est ce qui caractérise les mani-
festations locales — grandes et petites — de l'entente, les
lettres qu'échangent le général Goiran, commandant de notre
troisième région, et le général Marrable, commandant de la
base anglaise, une visite de la municipalité aux hôpitaux
britanniques, sur invitation de leur organisateur, le colonel
Skinner, la commémoration d'un épisode de 70, l'inauguration
d'un monument aux morts, une remise de croix de guerre à
des blessés. Quand miss Maunder vint fonder à Rouen son
hôpital anglo-belge, ce fut la ville de Rouen qui lui offrit un
immeuble. Le comité rouennais de la Rcd-Cross recueille des
souscriptions françaises. Un concert anglo-français fut donné
certain soir, à son bénéfice. La musique municipale va jouer
dans les ambulances de nos alliés. En revanche, les Tommies
et leurs officiers ont contribué de leur mieux au succès de
toutes les « Journées » nationales. Le 15 mai, ils ont fleuri la
statue assez emphatique et contestable qui, sous le nom de
Jeanne, orne depuis cent cinquante ans la place de la Pucelle.
Le 30, deux soldats sont venus, avec un beau salut militaire,
décorer d'une gerbe nouée aux couleurs de l'Union le marbre
qui perpétue le souvenir du martyre, de « l'impérissable
faute, dit Kipling, dont chacun des deux peuples eut sa part,
sur la place du marché de Rouen ». Entre temps, le 24 mai,
lundi de la Pentecôte, il y avait eu un pèlerinage patriotique
à l'église de Bon-Secours. Les catholiques de la ville mani-
festaient ainsi leur reconnaissance d'avoir été sauvée de
l'invasion. Nombre d'Anglais en uniforme, ainsi que de
Belges, s'étaient joints à la foule des pèlerins, les uns en
dévots, la plupart peut-être en curieux. Mais ce fut une curio-
sité pleine d'égards et d'émotion. Il y avait là autre chose que
du simple tourisme : le désir de s'exalter entre amis, un
émouvant témoignage de l'union sacrée qui règne entre
opinions, entre cultes, entre peuples.
LES ANGLAIS A ROUEN 3 63
Veut-on voir à l'œuvre, dans un cas particulier, la bonne
volonté anglaise? Le 26 mai, un violent incendie éclate dans un
entrepôt de rouenneries, se propageant à des maisons voisines.
Les pompiers et les casernes étaient à peine prévenus, que
deux cents Anglais, cantonnés aux environs, accouraient sous
les ordres du provosl-marshal, et ce ne fut pas un spectacle
banal que de voir ces troupiers alertes déménager avec prestesse
et sollicitude des meubles variés, dont un lourd piano, rouler
d€S fûts d'huile et de pétrole, emporter des sacs de pommes
de terre, des paniers, des bottes de paille, faire la chaîne et
mettre en action une vieille pompe dénichée dans un coin de
la préfecture toute proche. On en voyait surgir à toutes les
fenêtres dans des nuages de fumée ; on leur criait de descendre.
Ils tinrent bon jusqu'à l'arrivée des pompes. Le général Goiran
leur fit adresser de chaleureux remerciements par la voie de
l'ordre.
Il n'est pas sans intérêt de citer ce passage de la réponse
du général Marrable : « Je me félicite que ce sinistre, dont nous
regrettons la gravité, ait du moins donné aux troupes britan-
niques de Rouen l'occasion, encore insuffisante à leur gré, de
fournir à la population rouennaise une preuve de leur recon-
naissance pour les attentions dont elles ont été constamment
l'objet de la part de tous les habitants de cette ville, et de vous,
mon général, en particulier. »
Compliments de pure forme? Non pas : l'accueil de Rouen
à ses hôtes a été d'une chaleur d'autant plus digne de remarque
que les compatriotes de Corneille, qui sont aussi ceux de Fonte-
nelle, passent, à tort ou à raison, pour un peu froids. Cette
chaleur persiste ; mais, naturellement, elle n'est plus démons-
trative comme aux premiers jours, malgré tous les incidents,
toutes les circonstances de nature à renouveler l'enthousiasme.
J'y pensais en assistant, il y a quelques semaines, à un débar-
quement de troupes, six cents hommes environ, des Royal
Scots pour la plupart. Le petit transport avait jeté ses amarres
au quai et il approchait lentement, incliné à bâbord sous le
poids des soldats qui se pressaient coude à coude pour mieux
voir. La multitude des visages faisait une ligne extraordinaire-
ment rose sur le fond khaki des équipements et noir du navire.
Quelques casquettes s'agitaient, ou quelques bonnets bleus
364 LA REVUE DE PARIS
à ruban. De temps à autre une voix lançait le : Are yoii down-
hearled? auquel répondait un no formidable. Et parfois un
groupe entamait un refrain qui n'était pas nécessairement
celui de Tipperanj. Je l'avoue, j'étais un peu fâché qu'en
réponse à leur bonne humeur et au symbole de leur arrivée
il n'y eut sur le quai que quelques saluts de la main, quelques
paroles d'un monsieur parlant leur langue, la piaillerie de
gamins crasseux en quête de biscuits que ces soldats leur
jetaient avec une prodigalité joyeuse, les offres des marchandes
de gâteaux et d'oranges, et le sourire provocant, mais édenté,
d'inévitables personnes au corsage rutilant, vert, mauve, azur,
voire « tango «. Il y avait pourtant quelque chose de particu-
lièrement touchant dans le fait que beaucoup de visages roses
étaient des visages de tout jeunes hommes, de grands adoles-
cents à qui le bonnet à pompon et le klU donnaient un air
encore plus enfantin que martial. Solides gaillards, du reste,
dont les jambes demi-nues disaient l'entraînement sportif,
et qui tenaient ferme en main leur fusil courtaud. On les
regarda débarquer, s'aligner par sections et se mettre en
marche en colonnes par quatre, comme les nôtres, mais le
fusil sur l'épaule gauche. Et ce fut tout : de la cordialité certes,
mais nulle grande émotion visible. On se borne à regarder, en
badauds sympathiques. Au début, il n'en allait pas ainsi :
que de bravos, de hurrahs, de poignées de main, de cigarettes,
de fleurs, de chopes de bière et de pièces blanches ! Mais quoi 1
Il y a des mois et des mois que ces débarquements ont lieu.
Des manifestations quotidiennes finiraient par ressembler à
celles d'une claque. Plusieurs de ces soldats n'en sont plus
eux-mêmes à leur premier voyage. Ils comprennent de mieux
en mieux la gravité d'une guerre où ils allaient, l'an passé,
comme à un sport périlleu-x et passionnant. Ils ne peuvent
qu'apprécier la sympathie discrète, mais confiante, qui a
remplacé les exubérances d'antan : c'est celle dont nous
saluons le départ de nos propres soldats, celle qu'on réserve
à de vieux amis.
Et puis l'habitude a émoussé bien des curiosités. Les Fran-
çais d'une autre ville qui tombent ici, dans une exubérance
de couleur locale et de romantisme, peuvent être surpris, cho-
qués même du sang-froid qui préside au grouillement quoti-
LES ANGLAIS A ROUEN 365
dien. Eh ! quoi, tous ces soldats en drap khaki dans des rues
de chez nous, ces officiers d'état-major à casquette rehaussée
de rouge, ces minces Ueutenants armés d'une badine, ces vété-
rans chenus et décorés, ces Écossais en jupe courte, ces Aus-
traliens coiffés de cuir, ces nurses grises ou bleues, tout ce
monde va, vient, se promène sans qu'on ait l'air de s'en
douter ! Voici passer des Sikhs, des Pathans, des Gourkhas,
et pas un ne fait retourner les têtes I Ne sommes-nous donc
plus dans cette France où, jadis, il paraissait invraisemblable
qu'on pût être Persan? Si fait, mais rien ne blase sur l'étran-
geté d'une coiffure comme de la revoir chaque jour à de
plus nombreux exemplaires. En octobre, ces Indiens avaient
le plus grand succès. Les clôtures du pré où paissaient leurs
chèvres fléchissaient sous la poussée des visiteurs. On remar-
quait sous les turbans jaunâtres de fines têtes de bergers
aux cheveux drus, aux traits de jeunes filles, d'autres qui
semblaient vénérables et presque sacerdotales avec leur
épaisse et longue barbe blanche. Il y avait surtout le sacrifica-
teur, que nous, mécréants occidentaux, nous appellerions un
boucher : comme il était très haut, très noir, qu'il balançait
sur de fléchissantes guibolles un buste d'athlète, et qu'il por-
tait habituellement une hache courte au manche indéfini, on
voulait lui trouver un air terrible. On offrait des cigarettes
aux chevriers imberbes, on s'amusait de leurs sourires, de
leurs turbans compliqués dont ils raffermissaient de temps en
temps l'édifice, de leurs babouches aux pointes courbes qui
tenaient mal à leurs pieds nus (et, soit dit en passant, je n'ai
jamais observé qu'un de ces Indiens parût souffrir du froid),
on s'amusait surtout des chemises de flanelle que leur avaient
délivrées les magasins d'habillement et que, avec un souci très
particulier d'élégance, ils s'obstinaient à faire pendre par-
dessus leur pantalon. On souriait des lunettes cerclées d'or
qui font à certains de ces militaires des têtes de savants respec-
tables, et aussi des parapluies que beaucoup d'entre eux ont
portés sous le bras tout l'hiver, moins par utilité, il semble,
que par coquetterie. Finis, ces sourires et ces découvertes !
On ne s'étonne pas plus, après dix mois, de les voir à Rouen,
que sans doute ils ne s'étonnent d'y être. Et voilà bien, peut-
être, le plus étonnant !
366 LA REVUE DE PARIS
Quant à nos alliés insulaires, il est entendu qu'il sont par-
tout chez eux ; mais il est certain que l'attitude des Rouen-
nais leur a encore facilité l'acclimatation. Toute la ville, pour
les recevoir, s'est plxis ou moins anglicisée. Elle avait leurs
sympathies à se concilier, leur clientèle à conquérir. Nous
sommes en pays normand, qui de tradition aime à gaigner et
s'y entend assez bien. L'adaptation a été rapide, la réfection
des enseignes générale. Le coiffeur est devenu, du Jour au
lendemain, un liair dresser. La vitrine du chapelier, du chemi-
sier, du tailleur s'est mise à faire étalage de khaki. Voici un
établissement de bains qui, dans un sabir de circonstance, se
baptise sur une large banderolle Grands Baths. Crieurs et
crieuses de journaux circulent avec des paquets de Daihj Mcdl,
de Daili] Miror, 6! Illastraled News, etc., tandis que les libraires
exposent les collections britanniques et les magazines en
vogue, les manuels de conversation anglo-français, les dic-
tionnaires de poche, les cartes postales où chatoient naïve-
ment, à l'aquarelle ou au coton perlé, les couleurs de l'Union
avec celles de la France, les fers à cheval, les pensées, les myo-
sotis, les devises sentimentales et patriotiques : Remember !...
For England !... Right wUh might ! et d'autres analogues. Le
soldat stationne devant ces merveilles, et parfois en achète,
sans mépriser les vues de Rouen. Ailleurs, des « palaces »
cinématographiques l'invitent dans sa langue, sauf à l'écor-
cher un peu, à s'égayer des aventures de Max et de Rigadin,
que corseront quelques fdms importés d'outre-Manche. En
voici un <iui se targue d'accepter de la monnaie anglaise :
hère we iake english money. Vaine prétention ! L'effigie de
Sa Majesté Victoria, d'Edouard VII et de George V circule
dans tout Rouen aussi librement que celle de notre Répu-
blique.
Parmi les bénéficiaires de l'alliance, gloire surtout aux
pâtissiers I Grâce à l'institution sacro-sainte du fwe o'clock,
ils ont doublé, triplé leur clientèle, sans autre initiative à
prendre que de multiplier les petites tables. Quelques-uns
crurent bien faire en s'approvisionnant d'authentiques plum-
cakes de Gloucester, des biscuits au sel et au gingembre qui
sont en honneur là-bas. C'était un excès de zèle superflu. Le
goût de nos voisins s'est immédiatement fait à nos pâtes, et
LES ANGLAIS A ROUEN 367
ce n'est pas une mince satisfaction pour l' amour-propre natio-
nal que de voir ces guerriers affluer dans les salons rouennais
de la crèm€ au beurre. Les nurses aussi y font bonne conte-
nance. L'exemple de cette prospérité ne pouvait manquer
d'être contagieux : on n'imagine pas le nombre des tea-rooms
que Rouen a vu naître depuis l'automne, soit par génération
spontanée, soit par métamorphose — non pas, comme on pour-
rait le croire, de ces maisons au « chic » britanno-parisien dont
l'accès reste difficile au soldat impécunieux, mais de chétives
boutiques qui furent pour la plupart de braves laiteries, frui-
teries, brasseries, et qui affichent aujourd'hui, en un anglais
presque correct, le hreakjasl, le luncheon, les boissons légères,
— light refreshmenis — notamment la bière rouennaise et
le cidre mousseux — frothy cider — lequel ne saurait être
une révélation pour les natifs du Devon, du Dorset et du
Somerset.
Là point de surprise : les prix sont annoncés par écrit, et
Tommy sait, en entrant, ce que lui coûtera la tasse de chocolat,
celle de thé, la tranche de jambon ou de bacon sous un couple
d'œufs frits ; il lit, à la porte de telle taverne, que pour trois
« doubles » il y trouvera une grande pinte de bière ; à la porte
de telle autre, qu'à trois francs la bouteille on lui servira une
« spécialité de Champagne, la meilleure de toutes les bois-
sons », the best drink of ail, précise un grandiloquent écriteau. Il
a d'ailleurs ses préférences, qui vont en général aux comptoirs
où il a le plus de chances de se faire comprendre. Heureuses
les maisons qui peuvent mettre légitimement sur leur vitrine
ou à leur porte : English spoken !
En dehors des grâces mercantiles et des amabilités de maga-
sins, nos alliés ne sauraient trouver que Rouen leur fait grise
mine. Ils y sont populaires. Cela se devine à des enfantillages
de la mode, depuis les grosses pipes des lycéens jusqu'aux
imperméables khaki et aux toques de toile cirée que des
femmes arborent par les temps les plus secs. J'ai vu trois
petites oies — pas blanches — y ajouter un stick qu'elles por-
taient gravement sous le bras, à la façon des officiers, ce qui fit
éclater de rire deux braves vétérans d'Ecosse. Elles ont trouvé
des imitatrices. N'insistons pas sur quelques fautes de goût.
D'une façon générale, on se doute que des Français n'avaient
368 LA REVUE DE PARIS
pas à se forcer pour être aimables. Plaire est un peu notre
vocation.
Il faut cependant noter, ici, l'absence presque com-
plète de certaines relations qui n'eussent pas manqué, en
d'autres circonstances, d'être aussi fécondes que charmantes.
Depuis un an, il n'y a plus à Rouen — comme dans toute la
France — de vie mondaine. La raison n'en est pas seulement
dans les deuils qui se multiplient, dans le souci de décence que
l'heure impose, elle est surtout dans les œuvres très absorbantes
— hôpitaux, ouvroirs, trains de réfugiés, trains de blessés —
auxquelles les femmes les plus désœuvrées jadis se consacrent
quotidiennement. En août, des officiers de la base ont été
logés dans les meilleures maisons rouennaises. Ils y ont été
reçus — cela va sans dire — le mieux du monde, ils ont gardé
de cet accueil un reconnaissant souvenir ; il en est résulté de
bonnes relations que la paix future ne devra pas interrompre.
Mais l'expérience ne s'est pas étendue ; les formalités d'intro-
duction ne la facilitent pas, et c'est dommage.
En revanche, rien n'est accessible comme les petites gens,
et le menu peuple rouennais est d'une familiarité savoureuse,
toujours prêt (le calvados y aidant plus d'une fois) à faire
confidence au passant de ses émotions et de ses idées. De là
bien des conversations où le geste doit suppléer aux lacunes
et de l'anglais et du français, mais où la cordialité surabonde,
ir faut dire aussi que quantité de boutiquiers et de logeurs
sont devenus des amis pour leurs clients d'outre-Manche, ce
qui est à leur mutuel honneur. Le dimanche, on voit de ces
braves gens se promener ensemble, en famille. Les pentes sont
raides, au sortir de la ville : le mari, conscient de son devoir,
porte sur les épaules son dernier né; la femme, consciente aussi
du sien, fait l'aimable ; monsieur le sergent ou le caporal, à la
fois sérieux et à l'aise, donne la main à une fillette ou à un
garçonnet qui ne paraît pas insensible à cet honneur. Une fois
le plateau atteint, on s'asseoit à la terrasse d'une auberge dont
le cidre ou la bière rafraîchira les gosiers en « arrosant »
l'alliance.
Autre scène dominicale : nous sommes au camp anglais.
Des jeunes filles, dûment escortées de leurs mères, se sont
emparées d'un bout de terrain vague et sautent à la corde.
LES ANGLAIS A KOUEN 369
Elles sont en cheveux, en mantille. Il y a parmi elles une fraîche
figure de keepsake, toute fine, toute rose, avec des yeux bleus et
des sourcils noirs, au bout d'un corps dégingandé qui rappelle
l'âge ingrat. Des soldats s'approchent, regardent et se mêlent
au jeu sans qu'on les invite (mais n'est-on pas chez eux?).
A la longue, on les juge encombrants et l'on fait mine de s'en
aller. Ils s'entêtent, tirent sur un bout de la corde, elles sur
l'autre. Rires, quolibets, colères simulées chez ces dames,
impuissantes contre tant de biceps. La corde leur échappe.
Une goutte de sang rougit l'index de la jolie fille, victime
d'un ongle brutal. Le coupable, un jovial gaillard, bien pris,
les cheveux bouclés, des yeux gris avivés de caressante malice
— laisse passer quelques minutes, puis vient faire sa paix
en baisant fort galamment le doigt éraflé. Et le jeu recom-
mence, très sérieux, encore que bruyant.
Voici, sur une place populeuse, qu'un cercle s'est formé
autour d'un grêle violoneux et d'une volumineuse cantatrice.
Dans l'affluence, la tache verdâtre de quelques casquettes
anglaises, de quelques turbans indiens. Tous chantent à pleine
voix le refrain de Tipperanj, et rien n'est amusant comme
d'entendre les gosiers français détacher à l'anglaise, c'est-à-
dire à r emporte-pièce, les to go ! et les IV s a there ! Mais si,
j'ai vu mieux : une manifestation internationale devant cer-
taine boulangerie-pâtisserie dont le propriétaire, un Badois,
disait-on, avait eu la maladresse d'attirer sur lui l'attention
publique en faisant à un voisin une querelle d'Allemand. Non
seulement des Anglais, mais des Indiens étaient là, et, s'il était
une chose imprévue, c'était bien le cas de ces fils du Gange en
train de faire chorus, dans une ville française, contre un indé-
sirable d'outre-Rhin.
Dans toutes les scènes humoristiques gentilles, édifiantes,
pittoresques, qu'un amateur clicherait à chaque coin de rue,
le premier rôle revient aux enfants. Nos alliés montrent une
prédilection particulière et vraiment touchante pour ces petits,
qui le leur rendent bien en admiration, en affection, en curio-
sité parfois indiscrète et tapageuse. Comme dans la plupart
des villes industrielles, il y a ici une terrible marmaille. Les
ïommies la supportent volontiers ou la corrigent avec bonne
humeur, dédommagés qu'ils sont par les jolies manières des
15 Septembre 1915. If)
370 LA REVUK DE PARIS
autres. Je pense quelquefois au merveilleux roman de voyages
que vivent ces enfants de Rouen sans avoir à quitter leur ville,
et dont ils garderont un souvenir enchanté. Chaque jour ils se
familiarisent avec l'exotisme en sautant sur les genoux de nos
alliés, en venant leur prendre les mains et se faire caresser par
eux. Et ces soldats se plaisent en leur compagnie, s'intéressent
à leurs jeux, y participent. J'ai vu une grave patrouille, poli-
cemen en tête, provoquée au cours d'une halte par un gamin,
jouer à la balle avec lui. Peut-être estiment-ils, ces excellents
sportsmen, qu'en France il n'y a de bon sport que jusqu'à
douze ans. Puis, leurs jeunes amis sont des intermédiaires
naturels près des grandes personnes, tenues à plus de réserve.
Et enfm, ce sont de bons élèves d'anglais et de dévoués pro-
fesseurs de français. Que de groupes sympathiques et studieux
sur l'herbe, sur un banc de jardin, autour des manuels de
poche « pour parler » l'une ou l'autre langue ! Je soupçonne
que l'hindoustani même est intéressé à ces aimables leçons,
tant j'y vois de Sikhs et de Gourkhas assidus.
Quelles impressions ces Orientaux rapporteront-ils chez eux,
de la lointaine cité où ils ont déjà passé de nombreux jours?
A en juger par leur fréquent et joli sourire, qui n'a rien d'obsé-
quieux et qui s'accorde à beaucoup de majesté naturelle, ces
impressions ne lui seront pas défavorables. L'un d'eux, un
Bengali de taille imposante qui m'escortait un jour de mai à
travers champs (il m'avait, je crois, adopté comme diction-
naire), me résumait les siennes en des phrases d'une rudimen-
taire syntaxe, dont celle-ci, répétée avec complaisance :
« Rouen, beaucoup promenades. )> Je l'interprétai non seule-
ment comme une allusion à la circonstance, mais aussi
comme l'hommage d'un connaisseur à la beauté du site rouen-
nais. Les soldats métropolitains l'apprécient également : s'ils
stationnent volontiers devant la cathédrale, Saint-Ouen, Saint-
Maclou, le palais de justice, peut-être leur préfèrent-ils encore
les belles prairies veloutées comme des pelouses, les. amples
frondaisons, les forêts profondes, les vergers, les jardins, le
fleuve, toute cette splendeur et cette aménité normandes qui
leur rappellent leurs plus florissants paysages des comtés du
Sud.
Ils s'étonnent que, le dimanche venu, tous les Rouennais
LES ANGLAIS A ROUEN 371
ne prennent pas leurs ébats au grand air, dans la verdure
reposante, et qu'il en reste à battre le pavé des rues : ils
ignorent à quel point la sociabilité française est exigeante, et
combien il est essentiel pour nos grands et petits bourgeois de
« voir des gens ». Eux, ils se répandent à l'envi dans cette
grasse campagne, en flânerurs, en touristes, en sportsmen. Les
uns se contentent d'aller aux lisières de la ville assister ou
participer à quelque match entre une équipe de l'A. S. C.
(Army service corps) ou du R. A. (Royal arlillery) et une équipe
du jp. C. R. (Foot'ball Club rouennais). D'autres pédalent le long
des routes crayeuses. D'autres rament sur la Seine, d'une île à
l'autre, comme ils le feraient sur la Tamise ou l'Avon. D'autres
s'embarquent à bord d'un des vapeurs qui descendent le fleuve
jusqu'à la Bouille. Ils reviennent le soir en chantant. J'écou-
tais récemment un de ces chœurs. La nuit tombait, une belle
nuit de juin. Des « scies » humoristiques se succédaient,
ponctuées de rires. Et soudain, à la première escale, ce fut le
refrain de la Marseillaise. Le chant était juste, grave, sans
accent, et, à la faveur de l'ombre, on aurait pu croire que les
chanteurs étaient des nôtres. Je sais bien qu'ils avaient copieu-
sement dîné dans quelque guinguette du bord de l'eau, et que
la digestion favorise l'enthousiasme. N'importe : l'hymne de
liberté a une puissance qui s'impose à tout et à tous, et, par
ces temps de guerre sainte, dans cette nuit piquée par les feux
des cargos nolisés, il prenait une belle signification sur les
lèvres de ces étrangers, nos compagnons de lutte. Les gens de
l'embarcadère, ignorant le God save, applaudirent.
Bons et braves alliés ! Il y a vraiment plaisir à les voir
passer de leur pas résolu de pedestrians, le buste droit, les
épaules un peu chaloupantes comme il sied à des frères de
marins, la mine ouverte et satisfaite, traînant après eux une
odeur de tabac anglais. J'entendais une jeune bourgeoise dire
d'eux, avec une expression admirative : « Ils sont frais. »
Mot très juste, que ne justifient pas seulement leur visage rose
et rasé de près, leur vêtement net et de bonne coupe, leurs
molletières bien mises, leurs bulïleteries neuves, mais aussi
quelque chose de plus intérieur, une sorte d'ingénuité juvé-
nile qui n'a rien à craindre du grisonnement des tempes ni des
pires fréquentations. Les premiers débarqués, en 1914, firent
372 LA REVUE DE PARIS
l'effet d'écoliers en vacances. C'étaient des soldats de carrière,
un peu mauvais sujets, assure-t-on. Leurs successeurs sont
plus sérieux.
Cependant, ils continuent à réaliser pour la plupart le
type du bon compagnon, du jolly good fellow, et de nous
faire souvenir que le pays du spleen s'est longtemps appelé
la joyeuse Angleterre — merry England. Philosophes-nés, ils
excellent à prendre le temps comme il vient, sans arrière-
pensée, sans complication, tout entiers à leur tâche ou à leur
plaisir. Demain on peut leur demander de combattre, de se
faire tuer s'il le faut : ce n'est pas une raison pour s'ennuyer
aujourd'hui, surtout en France.
Que leur gaîté ne soit pas toujours innocente, c'est indé-
niable. Lord Kitchener connaissait bien ses soldats quand
il leur demandait, au moment du départ, non point du cou-
rage — recommandation superflue — , mais d'être sobres et
de ne pas outrer la galanterie. Or Tommy n'est pas toujours
sobre, et il lui arrive d'être plus que galant. Contre le premier
péché, on a pris des mesures, généralement efficaces. Contre
l'autre également, mais avec moins de succès, parce que
c'était beaucoup plus difficile. La police et l'hygiène du front
ont fait refluer dans certaines villes de l'arrière (et Rouen
vient en tête de celles-ci) des cohortes de professionnelles
sirènes dont les appels sont d'autant plus puissants sur Tommy
qu'ils le changent davantage de la respectabilité britannique.
Mais la justice m'oblige à ajouter qu'il passe aussi pour un
terrible charmeur, et que, dans un monde moins gangrené, il
ne trouve pas beaucoup do cruelles. Le soir, on voit s'égarer
ça et là des couples internationaux, la taille mutuellement
enlacée : admirable sujet pour cartes postales ! Christmas
inaugura, dit-on, plus d'une de ces idylles. Il apparaît d'ailleurs
que si pour nos alliés ces plaisirs d'amour sont sans consé-
quence, nos pécheresses en jugent à peu près de même en ce
qui les concerne. Telle s'indignerait des entreprises d'un
concitoyen, qui ne peut rien refuser à l'étranger ami. Les
demoiselles de magasin, si facilement sèches envers des clients
dénués d'exotisme, sont tout sourire pour l'allié et — ceci
soit dit pour établir la candeur relative de leurs intentions —
elles ne mesurent point leur amabilité au grade : le simple
LES ANGLAIS A KOUEN 3/3
soldat en a sa part, comme le capitaine. Est-ce engouement
chez elles, ou sentiment du devoir?
J'ai entendu des gens de Paris ou d'ailleurs se scandaliser
que Rouen prît, dans certains quartiers et à de certaines
heures, les aspects d'une ville de plaisir. De bons Rouennais
aussi se lamentent des inconvenances qu'ils voient. Ils se
demandent avec inquiétude ce que penseront de la femme
française leurs alliés, une fois venue l'heure du recueillement.
Ils redoutent pour elle le jugement des Anglaises qui séjour-
nent à Rouen près de leurs maris ou de leurs fils, celui des
excellentes nurses, qui sont de bien poétiques personnes,
aimant les fleurs, les gâteaux, les fruits, et qui ne flirtent
pas, elles, sinon un peu, quelquefois, avec leurs seuls officiers,
des compatriotes. Je pense qu'ils peuvent se rassurer : la
réputation de la femme française, ou seulement rouennaise,
n'a pas grand'chose à voir dans le cas de quelques veuves
joyeuses, de quelques fillettes précoces et de quelques épouses
défaillantes. Nous pouvons compter que le bon sens de nos
hôtes leur évitera les généralisations déplacées. Ils savent que
la folie est bruyante, mais que la souffrance et la charité sont
discrètes. Ils savent que la liberté de la rue est grande en
France. Ils savent enfin qu'il y aurait de l'injustice à se mon-
trer trop sévère pour des faiblesses qu'on a partagées et favo-
risées. Je crois plutôt qu'ils n'y penseront pas, à l'occasion,
sans un peu de complaisance et de tendresse bien pardonnables.
Un grave inconvénient de tous ces plaisirs et des autres,
c'est qu'ils coûtent cher, et, si munificent que soit le War
Office, Tommy, quand il n'a plus un double en poche, en est
réduit à s'abstenir — ou à trafiquer. Il « touche » d'excellent
tabac qu'il offre au meilleur compte : pour « oune franque »
et même moins, il vous cédera une pleine boîte de Navy eut.
Mais ce sont là de bien mesquines opérations : avec un sens
parfait des affaires — business is business — Tommy se fait
marchand d'habits, au grand préjudice de son équipement. Il
se dépouille de ses chaussettes de laine — la bonne laine
d'Ecosse — de son épais tricot, de son fin caoutchouc. Il met en
réserve des confitures, du beurre, du fromage, des rumsteacks,
et revend le tout dans les coins à des acheteurs désencombrés
de scrupules. Il le revendait, devrais-] e dire : car ce trafic, qui
374 LA REVUE DE PARIS
devenait une calamité, n'a guère résisté à une répression éner-
gique. On a fortement sévi, au camp et aussi en ville. Tantôt
c'est une demoiselle qui récolte six jours de prison pour avoir
accepté des pots de marmelade ; tantôt c'est un gaillard qui
paie de dix jours, en plus des décimes convenus, la chemise
d'un Écossais. On a fini par trouver que ces « occasions »
devenaient coûteuses : la demande a baissé, et l'offre aussi.
Croirait-on que des esprits hargneux — il faut tout dire —
persistent à brandir de tels griefs contre des troupes dont la
plupart des commerçants louent au contraire la parfaite
honnêteté et l'humeur plus qu'accommodante? Ce sont les
mêmes gens qui leur en veulent de garder, la nuit, leurs portes
ouvertes, de ne pas éteindre, de chanter trop tard, de faire du
bruit trop tôt, et — ceci est un comble — d'être envahissants I
S'ils allaient s'incruster, comme au temps de Jeanne d'Arc I
Voilà les joyeusetés de la routine — un des vilains côtés de
notre province, triste contrepartie de l'amabilité nationale.
Que pèsent, au reste, ces misères en regard de la fraternité
d'armes qu'on sent palpiter dans cette ville entre les deux
nations alliées, et qu'entretiennent de nobles spectacles? Dans
l'un de ces bataillons britanniques qui chaque jour s'eiTibar-
quent pour le front, on remarquait avec émotion, il y a quel-
ques semaines, qu'un des officiers les plus jeunes était amputé
d'un bras : il n'en marchait pas moins d'un pas allègre devant
ses hommes, prêt à d'autres mutilations. Mais il est auprès de
la ville un lieu entre tous révélateur : c'est, au cimetière Saint-
Sever, le terrain des Anglais, quatre cents tombes environ,
formant sur une douzaine de rangs une sorte d'hémicycle.
Des hommes du camp les ont creusées, faute d'un nombre
suffisant de fossoyeurs civils. Là quelques officiers reposent,
et des soldats de toutes armes, de tout régiment : enfants de
l'Angleterre, de l'Ecosse, de la loyale Irlande, Canadiens dont
plusieurs portent un nom de chez nous — un Dassous, un
Ernest Coté, un Boudreau — quelques Indiens. Tous sont
venus, après de terribles combats, chercher en terre française
la paix suprême : peace, perfed peace, porte une Inscription
funéraire. La plupart de ces tombes n'ont encore qu'une
petite croix de bois, quelques-unes ont déjà une stèle qui
perpétue une mémoire aimée : In loving memorij... Regardez
LES ANGLAIS A ROUEN 375
bien : sur chacune de ces stèles ou de ces croix, ce menu bou-
quet de celluloïd tricolore, c'est le comité rouennais du
« Dernier devoir » qui l'a offert aux victimes de la grande
lutte. Ces cartes suspendues à un fil de fer ou épinglées au
bois portent le nom des gens de la ville ou de la banlieue qui
ont pris à leur compte l'entretien de ces sépultures. Pas une
qui soit négligée, pas une que n'attendrisse un œillet, un
géranium, un héliotrope, un ornement modeste. Voilà où il
est bon d'aller au sortir du Rouen qui s'amuse un peu trop,
pour mieux prendre conscience du présent tragique et sublime.
Dans l'air sacré des tombes, au contact de ces glorieux morts
auxquels font vis-à-vis les nôtres, on sent qu'en cette ville le
motd' «humanité » acquiert chaque jour, en dépit de quelques
apparences, un sens plus neuf, plus précis et plus fort.
AUGUSTE DUPOUY
LA
nmnm ambassadrice de Belgique
A PARIS'
Elle s'appelait la comtesse Le Hon. Pendant des années,
elle trôna vraiment à Paris en reine de la beauté, assemblant
autour de sa personne un cercle d'admirateurs où ne crai-
gnirent pas de s'introduire, avec les plus grands artistes, les
plus grands noms de France. Sous la Restauration, elle groupa
autour d'elle une véritable cour dans sa Jolie habitation de la
rue du Mont-Blanc. Sous le second Empire son hôtel des
Champs-Elysées fut célèbre et par la qualité des personnages
qui le fréquentèrent et pour les intrigues politiques qui s'y
nouèrent. En tous temps, elle fut adulée, flattée, encensée
de toutes les manières et par les plus authentiques connais-
seurs de la Femme, comme Théophile Gautier et Arsène
Houssaye. Elle mérita les épithètes les plus extravagantes,
depuis celle d' « Iris aux yeux bleus » que lui décerna un
jour Balzac, jusqu'à celle d'« ambassadrice aux cheveux
d'or » que les dandys lui appliquaient couramment du Café de
Paris au balcon du Jockey-Club. Enfin, partout où elle passa.
1. Encore que M. T.e Hon « niinislre de Belgique ù Paris » n'eût jamais
porté le titre officiel d'amljassadeur, la comtesse, sa femme, est toujours désignée
sous le nom (Vambassddrici' dans tous les périodiques de l'époque. Cf. hi Mode,
la Sylphide, le Follrl, le Bon Ton, le Mercure de France, etc.
I.A PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 377
elle provoqua ce frisson d'enthousiasme et d'envie qui est, à
Paris, le signe visible des royautés de cette nature.
Est-il besoin d'ajouter que cette ambassadrice d'une toute
petite nation qui venait à peine de naître rendit le plus grand
service à son pays en imposant celui-ci à la société parisienne,
toujours disposée à s'incliner devant la beauté, et qui reporta
sur la Belgique entière un peu de l'engouement dont elle était
prise pour son ambassadrice?
La comtesse Le Hon fut donc mieux qu'une femme à la
mode en ce brillant Paris du règne de Louis-Philippe : elle eut.
sans le vouloir, un véritable rôle diplomatique en gagnant
pas à pas les faveurs de la Cour, en faisant tomber une à une
les barrières érigées par la vieille étiquette formaliste contre
les jeunes peuples.
C'est ce double rôle que nous voudrions mettre en valeur en
soulignant les traits qui donnent à madame Le Hon son carac-
tère de femme à la mode, tout en évoquant les milieux mon-
dains de ce temps si pittoresque que traversa l'ambassa-
drice.
* *
L'avènement à la Cour de la bourgeoisie française, sous
Louis-Philippe, amena, par contre-coup, la consécration quasi-
officielle d'un de ses centres les plus brillants, celui de la
chaussée d'Antin.
Nous ne pouvons plus aujourd'hui nous faire une idée de ce
qu'était alors la démarcation très nette entre les différents
quartiers de la capitale : chacun d'eux avait ses mœurs, ses
traditions, et la société qui le composait se refusait à frayer
avec celle du quartier voisin.
La chaussée d'Antin était le centre des enrichis de fraîche
date, grands financiers et haute bourgeoisie. Quartier tout
flambant neuf, aux belles maisons, aux hôtels élégants
entourés de spacieux jardins : « La chaussée d'Antin, s'écrie
avec emphase un écrivain du temps i, c'est la terre promise
de toutes les ambitions qui visent au bonheur. C'est le fau-
bourg Saint-Germain du nouveau régime, avec cette diffé-
1. Bazin, Époque
sans nom.
378 LA REVUI£ DE PARIS
reiice que cet autre paradis de l'aristocratie acquise est ouveit
à chacun, à la seule condition de s'y étaler noblement et de
contribuer ainsi à la splendeur commune. »
Au centre de ce quartier opulent, la rue du Mont-Blanc
{aujourd'hui rue de la Chaussée-d'Antin) formait l'artère prin-
cipale. Elle était bordée de beaux jardins et de superbes mai-
sons particulières : celle qui s'élevait au n^ 7 (sur l'emplacement
actuel de la rue Meyerbeer) allait devenir précisément la
demeure de madame Le Hon.
Ce très joli hôtel avait toute une histoire. Il avait été cons-
truit à l'usage de l'opulent Necker lequel, en 1788, l'avait
passé au banquier Récamier, qui l'avait transformé, embelli
à la mode du temps. L'architecte Berthaut s'était chargé de
cette restauration. On lui avait donné carte blanche pour la
dépense : il s'acquitta de sa tâche avec infiniment de goût
en se faisant aider dans son entreprise par Percier. Rien ne fut
négligé de ce qui pouvait rendre la maison plus harmonieuse
et plus confortable. Chacune des pièces de l'ameublement
fut dessinée et modelée tout exprès, et c'est Jacob lui-même,
le premier ébéniste du temps, qui exécuta les modèles. Dra-
peries de soie chamois ornementées d'or, relevées sur des
rideaux de soie ornementés de noir, meubles d'acajou, fau-
teuils à cols de cygne, tables rehaussées de bronze et garnies
de marbre, lampes antiques répandues de tous côtés, ce fut
vraiment la maison-type du goût Directoire où, pendant dix
ans, siégea la royauté de Juliette Récamier. En 1808, survint
la faillite du banquier : la nécessité de donner des gages à
ses créancicFS le poussa à revendre cet hôtel, déjà quasi-histo-
rique pour la qualité des personnages qui l'avaient fréquenté.
Il chercha uji acquéreur et en trouva tout de suite un dans
la personne du père de madame Le Hon, M. Mosselman, ban-
quier de Bruxelles déjà opulent, propriétaire d'importantes
mines de houille, qui, rêvant de conquérir Paris à son tour,
s'établit avec joie dans le somptueux hôtel eu compagnie des
deux filles et des deux fils qu'il avait eus de son mariage aver
Marie-Jo£èphe Tacqué.
Ces quatre enfants étaient également beaux, également
généreux, également créé» pour la vie oisive et brillante. Dr
fait, aucun d'eux ni u a manqué à sa destinée : Alfred Mos-
LA PIUCMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 379
selinaii qui fut attaché à la légation de Belgique deviutl'un des
hommes les plus spirituels du boulevard, tandis que ron frère
Hippolyte, qui fut surtout un homme de turf, se rendit fameux
par ses chevaux et par ses maîtresses, dont la fameuse pré-
sidente madame Sabatier ^. Des deux filles, l'une épousa
M. Fontenilliat et devint la belle-mère du duc Pasquier et de
Casimir-Périer, l'autre fut la comtesse Le Hon. On peut donc
dire que chacun des membres de la famille Mosselman aura
également réussi : mais aucun n'aura connu les faveurs de la
gloire comme notre héroïne, épousant M. Le Hon, le premier
ambassadeur de Belgique à Paris.
Né à Tournai en 1792, ce dernier avait été élu vers 1820
membre des États Généraux des Pays-Bas, puis bourgmestre de
Tournai à la Révolution de 1830. A ce moment, marié à
mademoiselle Mosselman, il cherchait à venir à Paris. Ayant
fait partie de la députation chargée d'ofîiir au duc de Nemours
la couronne de Belgique, il montra des preuves d'habileté
diplomatique, plut au Roi et se fit agréer comme ministre
plénipotentiaire dans la capitale française. L'ambassade de
Belgique fut installée par lui dans le petit hôtel de la rue du
Mont-Blanc.
Les soins de cette installation furent réglés par la comtesse
elle-même.
Elle laissa à la cour d'honneur ses réverbères imposants et
fit décorer le Joli perron xviii® siècle de tapis turcs, de fleurs et
d'arbustes rares. L'antichambre conserva ses consoles d'acajou
et son lustre de bronze. Les deux salons de droite demeurèrent
intacts, ainsi que la fameuse chambre à coucher de madame
Récamier, qui fut respectée comme le sanctuaire des sanc-
tuaires. Fidèle à la tradition qui nous montre les invités de la
belle Juliette défilant en cortège dans la chambre de la maî-
tresse de céans, madame Le Hon se proposa de faire une sorte
de musée de cette très belle pièce : rien absolument ne fût
modifié au chef-d'œuvre de Percier. « L'acajou y régnait en
1. Cf. la Jeunesse dorée sons Louis-Philippe, de Lcou Séché.
380 LA REVUE DE PARIS
maître : pilastres en bois d'acajou, chambranles et portes en
bois d'acajou, piédestaux en bois d'acajou, fenêtres en bois
d'acajou.
« D'un filet aux mailles d'or, frangées d'or et de perles,
quatre rideaux descendaient sur un lit d'acajou. Deux cygnes
de bronze doré bordaient le lit d'une guirlande de Heurs
échappée de leurs becs, le lit se confessait à une glace de ruelle
encadrée d'un acajou à filets d'or^. » Partout des draperies
dans le goût du temps, de grandes glaces entre les portes à
marqueterie, une table de nuit d'acajou surmontée d'une cor-
beille de fleurs en tôle, une autre table sur laquelle repose une
lampe antique, — décor digne de Pompéi, borné à gauche
par une statuette de marbre, à droite par un candélabre de
bronze.
La salle de bains ornée de glaces, la salle à manger décorée
de jolies peintures demeurèrent également intactes, mais
madame Le Hon voulut avoir son coin bien à elle, arrangé à la
mode de l'époque, et ce fut naturellement le boudoir qu'elle
choisit pour le transformer en boudoir 1833.
Un rédacteur de la Mode, extasié, le décrit ainsi : « Un
des plus jolis boudoirs de Paris, en moire bleu-de-ciel avec une
colonnade formée par de gros câbles d'argent. Les rideaux en
moire blanche diaphane sont bordés d'un très large galon bleu
brodé en argent. Le tapis bleu à rosace blanche ; autour, un
divan en moire bleue ayant de riches dessins incrustés en
lapis, enrichis de reliefs d'argent. Une lampe en lapis, soulevée
par des chaînes, est suspendue au milieu du plafond également
tendu en moire bleue, les câbles d'argent réunis tous au milieu
et se séparant vers le bord. »
Dans ce décor très Restauration, qui jure évidemment avec
le style des autres pièces, madame Le Hon se tient de préfé-
rence, heureuse de fixer dans ce cadre bleu la blondeur de sa
beauté. Caria femme du ministre de Belgique est déjà célèbre
pour ses beaux cheveux et ses yeux splendidcs, ainsi qu'il est
dit dans les Belles Femmes de Paris :
« Quoique Belge, s'écrie son admirateur anonyme, madame
Le Hon est le vrai type de la jolie femme de Paris. D'abord
1. E. et ,1. de Concourt, la Société française pendant le Directoire.
LA PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 381
madame Le Hoii est blonde, non de ce blond audacieux et
risqué qui, chez les femmes du Midi, tourne quelquefois au
roux, mais d'un blond pâle, cendré et contenu que nous ne
saurions comparer qu'au blond de l'épi... Les yeux sont bleus,
non de cet azur opaque et fulgurant que donne le ciel d'Italie,
mais d'un bleu tendre, quoique vif et passionné. Ils regardent
admirablement, sans affectation ni mignardise, mais avec cette
grâce friponne qui sied si naturellement aux blondes...
« La taille, ce signe distinctif des femmes de Paris, est
prodigieusement fine, surtout si nous la comparons aux plans
assez largement étendus des épaules, des seins et du col...
La main que nous avons toujours vue gantée nous a paru
heureusement tournée et adorablement mignonne. Une jambe
finement arrondie par le bas profite des indiscrétions de la
robe pour se montrer de temps en temps aux regards séduits
et curieux. Tout cela forme un ensemble d'une harmonie par-
faite... »
Et la comtesse Dash, qui faisait sa connaissance vers la
même époque, de noter dans ses Mémoires :
« Je ne crois pas avoir vu une plus belle taille ; mince comme
une guêpe, elle avait des épaules splendides. Le visage était
bien, sans être d'une beauté régulière : des yeux magnifiques
et des cheveux blonds d'une nuance délicieuse en faisaient une
merveille, bien qu'il fût un peu plat et la bouche un peu dédai-
gneuse. Ajoutez à cela une suprême élégance, des toilettes que
l'on citait partout. Joignez-y un esprit rare, beaucoup d'ins-
truction, un grand sérieux dans les idées sous une apparence
légère, et vous comprendrez le grand succès de l'ambassadrice
de Belgique. »
*
* *
Ce grand succès, madame Le Hon ne le conquit pias du pre-
mier coup. Nous l'avons dit, elle le mérita par une diplomatie
de plusieurs années qui lui ouvrit le chemin de la chaussée
d'Antin au faubourg Saint-Germain. Nulle route plus âpre :
la lutte s'était établie tout de suite après l'Empire entre le
quartier des enrichis et celui de la vieille société tradition-
naliste; sous Louis-Philippe, elle prit des allures épiques.
382 LA REVUE DE PARIS
Les « émigrés », comme on les appelait encore» se groupèrent
eu une cohorte compacte qui refusa de reconnaître l'usurpa-
teur, le cribla d'épigrammss, lui et sa famille, et, plus encore,
la société qu'il admettait aux Tuileries.
Cependant, si solidement qu'on tînt entrebâillées les portes
du divin faubourg, la poussée fut telle à certains moments
que pas mal de personnes parvinrent à s'y glisser. Madame Le
Hon fut du nombre. Il est vrai qu'elle fut servie par sa beauté,
sa grâce, son élégance et surtout la situation diplomatique
de son mari qui lui donna tout de suite accès dans la haute
société étrangère, société brillante, tenant tout le premier plan
des mondanités de l'époque. Que madame Le Hon regarde
autour d'elle, elle ne trouvera pas de salon mieux composé ni
plus éblouissant que celui de l'ambassade d'Angleterre, de
l'ambassade d'Autriche ou de l'ambassade de Russie. Chacun
de ces centres aristocratiques a, du reste, ses habitudes, ses
traditions : l'on y reçoit d'une façon particulière et à une cer-
taine heure.
A l'ambassade d'Angleterre, chez lord Grandville, l'am-
bassadrice de Belgique est accueillie avec une aménité parti-
culière. Elle est de toutes les fêtes, de tous les raoïils; son nom
figure sur tous les comptes rendus donnés par la Mode, le Bon
Ton, le Conseiller des Dames. Les salons du faubourg Saint-
Ilonoré sont somptueux, les fleurs de l'ambassade célèbres.
Ce qu'on y attend, c'est la magnificence du souper toujours
servi dans les serres tapissées de roses en toute saison et où la
comtesse Le Hon apparaît parfois, ainsi que les autres invitées,
vêtue de blanc et de rose, couleurs favorites de la reine Vic-
toria, les hommes portant tous à la boutonnière un petit bou-
quet composé d'une rose et de quelques tiges de muguet ^.
Madame Le Hon a déjà un petit cercle d'admirateurs autour
d'elle.
Tant de beauté, jointe à tant de grâce et à tant de dis-
tinction, séduit tout ce qui l'approche. Voici MM. de Contades,
de la Trémoille et d'Haussonville qui l'invitent respectueu-
sement à un walse ou à une redowa. Voici le bel Antonin de
Noailles, celui qu'on a surnommé Antinoiis, et les Morny
1. Bcauiuont-N'assy, les Salons de Pan:,.
LA PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 383
et les Jumilhac. Voici M. Hope, le richissime banquier, et
M. Thorn, le fastueux Américain ; voici les deux Labrifïe et les
Baring ; voici les gens de lettres, Balzac toujours vulgaire,
mais si amusant et dont le regard est si merveilleusement
inquisiteur ; Eugène Sue impeccable dans son habit couleur
bronze; les Roqueplan, Lautour-Mézeray avec son éternel
camélia à la boutonnière, et tant d'autres... Des femmes aussi,
déjà jalouses des succès de cette belle étrangère, mais qui
n'osent la bouder en public.
Rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'ambassade d'Autriche,
c'est la même cohue élégante. Mais le comte Apponyi n'a rien
d'un libéral et la comtesse voudra ignorer jusqu'à la fin les
gens du « juste milieu )>, Partagée entre ses opinions et ses
obligations d'ambassadrice, elle a imaginé d'avoir les grands
et les petits jours, les uns pour les intimes, les autres pour le
monde obligé. Aux intimes les soirées musicales restreintes où
ne figurent que les ultras, ceux qui appellent Gros-Poulot
le duc d'Orléans et parlent d'Holy-Rood avec des soupirs à
fendre l'âme i. Au monde officiel, les fameux déjeuners dan-»
sants.
On arrive en plein soleiî, à deux heures de l'après-midi.
Les équipages envahissent l'étroite rue de Grenelle, la livrée
de l'ambassade bleu foncé avec aigrettes sur l'épaule et
cocarde jaune et noire se précipite aux portières. Madame Le
Hon descend de sa voiture, reçoit, en entrant, un bouquet et
pénétre dans les salons dont la salle du trône, splendide,
étincelle de mille bougies. Au pied du trône, devant un amon-
cellement de plantes vertes, se tient le comte Apponyi dans
un éblouissant costume de magyar, la Toison d'or au cou.
Ventripotent et la lèvre dédaigneuse, il regarde passer, d'un œil
morne, cette cohue d'artistes et de femmes élégantes qu'il
méprise du haut de son autocratisme.
Dans les salons, c'est toute la société parisienne, pairs de
France, officiers, ambassadeurs, hommes de lettres, étrangers
mêlés en une foule pittoresque où chatoient les uniformes
et où éclate la parure des femmes sur le drap sombre des redin-
gotes masculines.
1. La Mode, mai 1836 ; le Bon Ton, juin 1835.
'.')S4 LA REVUE DE PARIS
Courtisée par les uns, enviée par les autres, l'éclatante
beauté de l'ambassadrice de Belgique est le point de mire de
tous les regards. Dédaigneuses, les femmes du vrai faubourg
l'observent de loin qui va de groupe en groupe, sollicitée de
toutes parts, passant de la société de madame de Rothschild
à celle de la duchesse de Sutherland ou de lady Grandville, et
l'on jase, et un rédacteur de la Mode prépare dans un coin la
flèche empoisonnée qu'il lancera dimanche prochain contre
la blonde étrangère dans son petit journal ultra-légiti-
miste.
Cependant les walses se succèdent, menées dans un rythme
langoureux par Pastouret, le roi des chefs d'orchestre, et l'on
s'éparpille dans les jardins où, sous une tente, un souper est
préparé. Madame Le Hon y ligure en bonne place auprès de
quelques artistes qu'elle a choisis elle-même et de deux ou
trois hommes du monde qui se sont offerts. Et la journée
s'achève comme elle a commencé dans le fracas des voitures,
le piaffement des attelages, les appels de la livrée dans la nuit
qui tombe, aux premiers feux des réverbères que l'on allume
et qui font scintiller les gourmettes des chevaux ou l'éclair
d'un diadème dans une coiffure^...
*
* *
Aux Tuileries, madame Le Hon est naturellement devenue
une assidue des quatre grands bals qui s'y donnent chaque
hiver et des deux petits concerts où la reine reçoit plus parti-
culièrement.
L'envoyée de la Belgique ne saurait être accueillie avec trop
de bonne grâce par tout ce qui touche au château. En somme,
ce petit pays, c'est un peu l'œuvre de Louis-Philippe, c'est
avec le sang français que vient de se sceller sa liberté et se fon-
der son indépendance. Le roi est sensible à l'habileté de
M. Le Hon qui est parvenu à se faire agréer par le corps diplo-
matique au rang des ambassadeurs des autres puissances, et
il est reconnaissant aussi à la belle comtesse d'ajouter tant de
beauté à tant de bonne grâce.
1. Cf. Beaumont-Vassy, les Salons^ de Paris. — La Mode, la Sylphide, 1832
:) 1840.
LA PREMIERE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 385
C'est à l'une de ces soirées que madame Le Hon peut appro-
cher les princes et qu'elle se lie plus particulièrement avec le
duc d'Orléans. Celui-là est plus qu'aimable, c'est le charme
même. Les traits réguliers, la taille bien prise, la voix chaude,
une ardeur contenue dans l'expression et toujours, cependant,
un beau sang-froid : un cavalier accompli. Il y a dans sa voix,
dans son sourire, quelque chose qui fascine. Un charme magné-
tique émane de lui.
A peine lui-même a-t-il aperçu Y ambassadrice aux cheveux
(Vor, comme on appelle déjà la comtesse, il est séduit. Il se la
fait présenter, lui parle, et les voilà tout de suite les meilleurs
amis du monde. Madame Le Hon est infiniment flattée de
l'hommage public qu'elle reçoit. Désormais le prince s'intitule
son cavalier, il lui servira de parrain pour forcer toutes les
portes, elle peut disposer de son cœur et de son crédit. Madame
Le Hon en use au mieux de ses intérêts et de ceux de son
pays, et elle se fait accueillir, elle et son mari, chez le favori de
demain, l'énergique petit M. Thiers.
Là tout est calme, décence et bourgeoisie : les salons sont
modestes, l'éclairage raréfié, la livrée absente. Mais au-dessus
de toutes ces mesquineries il y a l'esprit du maître de la mai-
son, et cette galanterie respectueuse mais continue qu'il pra-
tique auprès de toutes les femmes et qui les flatte comme un
hommage perpétuel. Ainsi que les autres, madame Le Hon
est prise par ce beau ramage, et ses grands yeux bleus ont pour
le petit homme à lunettes la même expression câline que s'il
était Chérubin en personne. Et, après une soirée passée ainsi
dans un tête-à-tête familial en un coin du simple hôtel de la
place Saint-Georges, il lui semble qu'elle a fait un grand pas
dans la conquête de Paris.
*
Déjà, en effet, elle a autour d'elle quelques fidèles qui vont
devenir ses amis. Les frères Roqueplan sont au premier rang.
Entre Camil e et Nestor, elle opte, du reste, presque toujours
pour ce dernier, séduite, comme elles l'étaient toutes, par
l'élégance, l'esprit, la gloire boulevardière de celui que madame
de Girardin appelait un Musset à cheveux noirs.
15 Septembre 1915. 11
'dS6 LA REVUE DE PAIUS
Nestor Roqueplan arrivant rue du Mont-Blanc, c'est le Café
de Paris en personne faisant irruption chez madame Le Flon.
Comment ne la bouleverserait-il point? C'est le plus délicieux
des enfants gâtés, auquel on pardonne toutes ses frasques,
tous ses actes, toutes ses plaisanteries. Habillé à la mode de
demain, parfumé d'arômes, il a l'élégance impeccable d'un
dandy et l'esprit infernal d'un petit joiirnalisle. Il apporte les
nouvelles et il les détaille d'un ton inimitable, il est au courant
des derniers potins et il fait circuler les plus énormes avec une
verve de mystificateur à froid qui transporte son auditoire.
Pour amuser madame Le lion, que ne débite-t-il pas devant
elle?
Il prétend avoir trouvé l'invalide qui fait les pièces de
Dennery moyennant trois francs par jour et la nourriture. 11
a déjeuné ce matin avec le forçat évadé qui, retiré dans les
carrières de Montmartre, fournit ses « mots » à Romieu. Il
dit son exécration de la campagne et il afïirme que les arbres
eux-mêmes ne la peuvent souffrir, venant tous se réfugier à
Paris : « Voyez-les plutôt passer en chariot sur les boule-
vards ^ ! »
Avec la même gaminerie, il a accepté le faix de cinq ou six
directions de théâtres qu'il porte allègrement. On l'interroge
sur ses créanciers : il répond par une boutade ; sur ses soucis
de directeur : il réplique par un mot. Il est la vie, le mouvemen i
cl la gaieté mêmes. Son amour de la toilette qu'il pousse jus-
qu'aux raiïinements les plus extrêmes (il ne dort pas de la nuit
lorsqu'il doit essayer un vêtement le lendemain matin) lui fail
priser le goût dont témoigne madame Le Hon pour l'arran-
gement de ses robes et le choix de ses chapeaux. Mais il n'ap-
prouve nullement la façon dont elle a embelli l'hôtel de la
belle Juliette. C'est que Roqueplan est collectionneur. En
compagnie de son ami Eugène Gautier, il parcourt sans cesse
boutiques et antiquaires, à la recherche continuelle de l'objet
rare, du meuble précieux, du bibelot surtout. Le bibelot, cette
chose fragile et éphémère, le ravit. Il collectionne soigneu-
sement les boîtes à poudre, les tabatières, les saxes et les bon-
bonnières du xviii« siècle. Il ne dédaigne pas non plus les
1. Villcnicssant, Mémoires d'un Joiirnalisle, t. II.
LA PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 387
bahuts, les commodes et il expose dans sa salle à manger
jusqu'à vingt-neuf bassinoires ^ !
Sous l'influence de Roqueplan, voilà madame Le Hon qui,
elle aussi, se met en quête d'antiquailles et rêve bibelots. A
la suite du dandy, elle pille les magasins de vieilleries, far-
fouille dans les tapisseries poussiéreuses, s'éprend des étoffes
passées et des dentelles défraîchies. Et le vieil hôtel de la rue
du Mont-Blanc, paré de toutes ces choses, prend un aspect
nouveau. Un rédacteur du Mercure de France, qui le visite à
cette époque, parle avec admiration de l'horloge de Boule
qui décore l'antichambre et des magnifiques lampes citron et
blanc à grands ramages qui ornent maintenant le salon :
<( Tout l'entourage de la^maîtresse de maison est vieille
mode. Dans une niche à glaces entourée de vieilles draperies
bleues doublées de rose, s'élève sur une estrade un sopha à
coussins fendus; en face est la cheminée avec sa pendule
Dubarry, ses flambeaux, ses vases. Des meubles de Boule
contiennent de petits objets qui servaient jadis à notre usage
habituel et que je retrouve soigneusement enfermés sous
clef... C'est que le temps leur a donné sa valeur de conven-
tion, le temps seul peut les avoir rendus précieux... » L'au-
teur anonyme des Belles Femmes de Paris renchérit encore
sur ce goût du bibelot que satisfait la belle ambassa-
drice :
« Elle a chez elle des meubles à la Louis XV de très grand
prix, d'énormes vases de porcelaine du Japon, des fauteuils
Louis XIII à franges d'or, des bahuts moyen âge, de sorte
que son ameublement est une mosaïque de plusieurs temps.
Tout ce qui est chez madame Le Hon, Heurs, vases, pen-
dules, curiosités, lui ressemble ; tout cela a sa délicatesse, sa
fraîcheur et sa grâce. »
Ainsi aménagé sur les conseils de Roqueplan, le petit hôtel
n'est plus reconnaissable. Il n'est bruit dans Paris que de
cette transformation et la curiosité s'en donne à cœur joie.
Chacun félicite, du reste, l'ambassadrice de son bon goût et de
la façon où elle a su tirer parti du décor. Un des plus chaleu-
1 Cf. ViUemessant , op. cil.; Claudin, Mes Souvenirs ; A. Karr, le Livre de
Bord, t. I.
388 LA REVUE DE PARIS
reux partisans de cette mode nouvelle du bibelotage, main-
tenant un des familiers de la rue du Mont-Blanc, est Eugène
Sue qui, vers cette année 1834, passe pour l'un des fashionabli
les plus accomplis.
Où madame Le Hon l'a-t-elle rencontré? A l'ambassade
d'Angleterre probablement dont il est devenu l'un des intimes.
— car il pousse l'anglomanie au point de ne vouloir s'en-
tourer que d'Anglais. Avec ses larges épaules bien carrées, sa
tête carrée aussi et couverte d'une épaisse chevelure d'un noir
de jais, avec ses yeux brillants sous d'épais sourcils et son
nez légèrement retroussé, sensuel et amusant à la fois, c'est
bien, sous l'impeccable tenue du dandy, le « beau pirate
tel qu'il l'a maintes fois décrit dans ses romans. Madame Le
Hon est éblouie par ce cavalier magnifique qui a des recherche^
de tenue toutes féminines, des épaules de boxeur et une vie
infernale. Il la séduit, mieux : il l'halluciné. L'aisance avec
laquelle il a forcé les portes les mieux closes du Faubourg a
quelque chose de diabolique, il n'est bruit que du luxe de ses
déjeuners, de la richesse folle de son intérieur. Dans les meil-
leures maisons on l'agrée, il est le favori de la duchesse dv
Rauzan, fréquente les petites soirées des Apponyi, traite sur le
pied de la familiarité le comte Mole et jusqu'à M. de Chateau-
briand.
A un bal costumé éblouissant donné par M. Tliorn,
madame Le Hon, qui porte à ravir une délicieuse toilette de
chasseresse, ne se lasse pas de l'admirer en pourpoint de velours
noir conversant avec Anatole Demidoff en Tartare russe cl
M. Hope en banquier hollandais.
De l'admiration, l'ambassadrice passe à l'imitatioa. Loniine
M. Su3, elle déclare de bon goût l'anglomanie, appelle John
son palefrenier, juge que Paris n'est qu'un vaste cloaque à
côté de « l'air pur » de Londres, parle sans cesse de confor-
tçibililé, de fashionahilité, achète des sucreries à V Imlia Tea
Wareliouse de la place Vendôme, s'entretient du chenil, des
chiens, des animaux, des boxeurs et enfin et surtout des courses.
Comme M. Sue, elle suit les courses de chevaux, les chasses
à courre, les réunions du Jockey et celles du Champ-de-Mars.
encore que ces dernières ne soient pas assez anglaises à son
gré. A la Croix-de-Berny, elle se montre régulièrement, mais
LA PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 389
c'est à Chantilly que vont ses préférences, — Chantilly, l'en-
droit le plus aristocratique et le plus délicieux aux environs
de 1837.
hcs fashioiiablcs s'y rendent dès la veille, soit dans un rapide
tilbury, soit dans un phaéton. L'ambassadrice de Belgique
s'y montre dans sa wurst sans portières, si basse et si rapide,
abritée par de larges ailes contre la boue, où elle paraît raser
le sol. Tout le village est en fête, les auberges grouillent de
monde, les sapeurs du château, aux barbes majestueuses,
font la haie, les paysans offrent des bouquets aux belles dames,
on tire des pétards, le mât de cocagne est dressé, le ciel est
bleu, la pelouse d'un vert éblouissant : il y a de la joie cham-
pêtre dans Fair.
Accompagnée de son fidèle Eugène Sue, madame Le Hon
inaugure une robe à la duchesse doublée de mousseline des
Indes avec entre-deux brodés du plus merveilleux effet. Son
cliapeau en paille de riz, comme il sied, égayé de fleurs des
champs, forme un cadre délicieux à son blond visage juvénile.
L'auteur de Mathildc est éblouissant, lui aussi, serré dans sa
rcdingotie courte, le pantalon de nankin, les guêtres grises, le
chapeau gris, et, à la boutonnière, la rose blanche, insigne du
Jockey.
A l'intérieur du champ de courses, le spectacle est du plus
haut goût :
(. La pelouse est diaprée d'équipages, de chevaux, de fraîches
toilettes d'été, d'ombrelles éclatantes, de drapeaux flottant
au vent. Dans les tribunes, même éclat, mêmes toilettes cha-
toyantes ; les princes braquent leurs lorgnettes de course sur les
chevaux et les jockeys ; les jolies femmes braquent leurs
jumelles sur la tribune des princes et celle du club ou se
lorgnent elles-mêmes et critiquent réciproquement leurs toi-
lettes ; les dandys, la rose à la boutonnière, roulent leur stick
entre leurs gants jaunes ^. »
C'est là, sur ce terrain neutre, que madame Le Hon peut
mesurer le chemin accompli par elle. Une petite cour se presse
autour d'elle, dont le duc d'Orléans n'est pas le moins fidèle.
Mais déjà aussi il a un rival dans le cœur de la belle ambassa-
1 . Beaumont-Vassy, op. cit. — La Mode. — Le Journal des Haras, etc.
390 I.A REVUE DE PAP.IS
drice en la personne de Morny. Sans doute celui-ci n'est pas
prince, sans doute il ne dispose pas de la puissance, mais il a
tant de séduction ! Sans être véritablement beau, il a la phy-
sionomie fine, de l'élégance, de la race. Et, surtout, il y a en
lui un besoin de jouissance, un désir d'arrivisme, comme nous
dirions aujourd'hui, qui impressionne les faibles femmes.
Une légende auréole son nom. L'ancien pupille de madame
de Souza n'a fait que passer par l'armée, mais il y a laissé le
souvenir du plus intrépide des lanciers du roi. Il s'est ensuite
établi grand industriel, et il a réussi à merveille. Son intelli-
gence souple s'accommode de tout, son habileté est prête à le
servir dans tous ses desseins. Décidé à vivre dans le luxe, on
le sent prodigue et ambitieux, sans scrupules dans la réussite,
mais heureux de faire partager sa fortune à ses amis. Il a,
d'instinct, le mépris des hommes, et, cependant, il goûte la
coquetterie de leur plaire, il est tour à tour séduisant et
plein de hauteur, dissimulé et férocement cynique : ce sera
« l'homme fort » du second Empire. Pour l'instant, c'est le
beau cavalier ambitieux, à la poursuite de la conquête, qui
vous enlèverait en croupe pour vous faire partager sa for-
tune.
Madame Le Hon, quand elle le contemple comme en cette
journée de Chantilly, si correct, si gentleman, et, pourtant,
si impétueux déjà, si dominateur, ne peut s'empêcher d'être
émue, et, en secret, elle compare le charme féminin du duc
d'Orléans à la grâce virile de Morny, et son cœur ne sait déci-
der pour l'un ni pour l'autre...
*
* *
Tant de séduction, de grâce et d'adresse ont, cependant,
porté leurs fruits. Voici l'ambassadrice de Belgique promue
au rang de femme à la mode. La comtesse Le Hon est main-
tenant citée en tête de tous les comptes rendus mondains de
fêtes et de théâtres. La « belle ambassadrice », 1' « ambassa-
drice'aux cheveux d'or », « la reine de Paris », « la blonde fée
de toutes nos fêtes » sont les qualificatifs les plus ordinaires
employés par le Bon Ton, le Follet ou la Sylphide lorsqu'ils
parlent d'elle. Les légitimistes, sans doute, grognent encore, et
LA PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 391
la Mode ne perd pas une occasion d'égratigner l'ambassadeur
de Belgique et sa femme, mais c'est un fait que madame Le
Hon est parvenue à s'imposer au premier rang de la société
parisienne. Ses moindres gestes défraient maintenant la chro-
nique.
On le voit bien en cet automne de 1836 où éclate ce que
les petits journaux appellent le scandale de la loge de madame
Le Hon.
Ce scandale se réduit, en somme à peu de chose, mais la
qualité des personnes en jeu lui donne une importance excep-
tionnelle. Depuis l'avènement du docteur Véron au siège
directorial de l'Opéra, madame Le Hon, comme toutes les
femmes élégantes de Paris, possède une loge de six places, et
cette loge, elle y tient, on le pense bien, comme à la prunelle
de ses beaux yeux. Or qu'elle n'est pas sa surprise, à son
retour des « eaux » de Pornic, d'apprendre que M. le baron
de Rothschild, par on ne sait quelle subtilité de prestidigita-
teur, est arrivé à la lui souffler ! Madame Le Hon dépossédée
de sa loge ! « Il serait impossible de décrire la colère de
madame l'ambassadrice : cette loge où elle brillait trois fois
par semaine de tout l'éclat de sa beauté, cette loge si bien
placée près des loges royales que madame Le Hon avait
presque l'air d'être de la famille i !... » Tout le Paris du Boii-
levart est en émoi ! Piquée au jeu, madame Le Hon multiplie
les démarches, harcèle les ministres, va jusqu'à M. Thiers.
Là-dessus, des gens proposent leurs bons offices : on offre des
transactions. On s'entend sur le prix qui serait partagé, mais
chacun des deux adversaires désire que la loge soit à son nom.
Et les hostilités de recommencer de plus belle... Où la chose
va-t-elle s'arrêter? « M. Thiers, que cette affaire préoccupe
beaucoup, a reculé devant la difficulté de trouver un accom-
modement, et l'on n'a plus d'espoir -que dans la médiation de
M. de Metternich. On dit que si madame Le Hon n'a plus sa
loge à l'Opéra, M. l'ambassadeur de Belgique prendra le parti
de demander à M. Thiers ses passeports. » Dieu merci, l'affaire
ne va pas jusque-là, et madame Le Hon peut rentrer en triom-
phatrice dans sa loge sans avoir fait déclarer la guerre : mais que
1. La Mode, 1836.
392 LA REVUE DE PARIS
de luttes, que d'émotions, et quelle ténacité de jolie femme !...
On devine comment un tel retour est accueilli en cette soi-
rée de décembre 1836 : toutes les lorgnettes de la salle sont
braquées sur madame Le Hon. L'ambassadrice n'a jamais été,
du reste, d'une beauté aussi éclatante : elle porte ce jour-là,
comme dit le Bon Ton, <; une vraie robe de blonde », robe
blanche à manches plates formant trois étages, et, à l'endroit
où finit chaque volant, découvrant un bracelet d'or qui serre
le bras. Ses cheveux sont tout parsemés de diamants. Autour
d'elle, les Morny, le la Valette, le duc Decazes, le fidèle
Roqueplan, Balzac et Lautour-Mézeray, tous les habitués
de la loge infernale, venus saluer la « divine Iris aux yeux
bleus ».
On s'entasse dans l' arrière-salon : on parle des pirouettes
de Fanny Essler et de la Taglioni, des soirées de M. Thiers et
du concert Musard, des bons mots de M. Dupin et de ceux de
mademoiselle Déjazet. Balzac est rutilant dans son habit
bleu à boutons d'or, Roqueplan fait des mots sur le catarrhe
de M. Pasquier et madame Le Hon demande avec curiosité
des nouvelles de l'orang-outang qui se meurt au Jardin des
Plantes. Ainsi vont et viennent les propos en ce Paris léger et
spirituel où une histoire de cercle fait émeute et la dispute
d'une loge de théâtre, révolution.
A la mode tout cet hiver, madame Le Hon l'est encore tout
le printemps suivant à cause du portrait que Dubufe a fait
d'elle et qui devient l'un des« clous» du Salon de 1837. L'artiste
a surtout voulu rendre la grâce incomparable, la joliesse du
modèle, et il y a réussi admirablement : « Vous qui n'avez pas
vu le portrait, s'écrie Arsène Houssaye enthousiaste, vous le
devinez. Elle est svelte et se cambre avec une grâce provo-
cante.
« Elle a tordu ses blouds cheveux sur sa tête, tout en
éparpillant quelques touches légères sur les épaules, comme
la folle avoine s'échappant de la gerbe. Les yeux sont bleus
et souriants, épanouis comme des fleurs par une pensée amou-
reuse. Trois fossettes creusées dans le marbre rose des joues et
du menton par M. de Cupidon lui-même. Le nez bat des ailes
parce que la passion bat le rappel, La robe montre tout juste
ce qu'il faut voir du sein pour attarder les yeux. «
LA PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 393
Dès l'ouverture du Salon, ce n'est qu'un cri d'admiration
chez tout le beau monde qui se presse devant ce portrait,
demain légendaire. On discute, on s'exalte, on critique :
« Plusieurs personnes très excitées reprochent à l'artiste
d'avoir enlaidi le modèle, d'autres font des réserves sur le fond
du tableau. Nous avons vu quelques femmes que nous pour-
rions nommer pincer les lèvres et déclarer qu'en somme elle
n'est pas si folie que cela ! »
Petites rages féminines qui n'empêchent le très grand succès
mondain de ce portrait durant tout le printemps de cette
année-là : « Il est maintenant jashionahle d'aller passer une
heure ou deux dans ces longues galeries », constate la Mode
qui n"est cependant pas tendre pour l'ambassadrice de Bel-
gique.
Les femmes y vont avec la toilette de la promenade et
des Tuileries, le chapeau de velours ou de satin à plumes, le boa
et le manchon de martre-zibeline, les manteaux crispin bordés
d'hermine. Les ganls jaunes du Boulevard s'y montrent avec
les petites redingottes couleur famée de Londres adorablement
pincées à la taille. Romieu arbore un gilet à schall ouvert qui
laisse échapper les plis d'un jabot de batiste « sur lequel se
détache un cordon de soie noire, tressé de l'épaisseur d'un fil,
qui retient le lorgnon en écaille, de rigueur pour admirer
Dclaroche ou Dubufe ». Au milieu de ce concert de louanges,
madame Le Mon se laisse aller au cours du bonheur. Le comte
Apponyi qui assistait à une grande fête donnée vers cette
époque à l'hôtel de la rue du Mont-Blanc a une jolie expres-
sion : . La maîtresse de maison me rappelait un cygne qui
nage iranquillement en se mirant dans la surface calme d'un
bassin.
Pourquoi, en vérité, ne serait-elle pas heureuse? N'a-t-elle
pas atteint son but? Toutes les portes — ou presque — ne se
sont-elles pas ouvertes devant elle, devenue une des reines de
Paris et qui reçoitmaintenant à l'ambassade une partie du
Faubourg? De 1836 à 1840, ce sont les années de gloire ofTi-
cielle de la belle comtesse. Chaque fête rue du Mont-Blanc
est un événement qui met en émoi la chaussée d'Antin tout
entière. Apponyi lui-même, si dédaigneux quand il ne s'agit
pas de personnes bien nées, ne peut s'empêcher de reconnaître
394 LA REVUE DE PARIS
l'éclat de ces fêtes magiiiiiques. Ne vous y trompez pas, du
reste : c'est madame Le Hon qui organise, invente, combine
toutes choses, aidée du seul M. Vatout, l'ineffable M. Vatout
dont elle a fait le bon toutou de la maison, son docile et tout
dévoué secrétaire. « Que de mal se donne ce pauvre M. Vatout
pour jouer les Voiture ! », écrit la Mode d'un ton pincé. Sans
doute, mais le succès couronne son zèle : jamais l'ancien hôtel
de madame Récamier ne brilla d'un plus vif éclat.
Madame Le Hon l'a encore une fois transformé : elle n'a
décidément conservé du souvenir de la belle Juliette que la
chambre-musée. Elle-même, après s'être aménagé un boudoir,
fait d'un des salons son cabinet de travail. Comme, jadis,
madame Récamier entraînant ses invités dans sa chambre,
quelques familiers comme Roqueplan ou Vatout entraînent les
belles dames et les élégants cavaliers, les soirs de bal, vers le
fameux cabinet de travail de la maîtresse de maison, et c'est
aussitôt un concert de louanges :
« Où sommes-nous dans cette atmosphère parfumée eL
céleste, en un demi-jour voilé qui nous permet à peine de
suivre les lignes de cette table surchargée de mille objets
d'art : des bronzes, des statuettes, des pinceaux, des crayons,
des albums, un croquis commencé, une broderie qui s'achève,
et, autour de cette table, une grille dorée qui nous dépasse en
hauteur et que tapissent les innombrables enlacements d'un
lierre naturel qui laisse courir ses vertes guirlandes sur le
tapis? On dirait d'un musée : c'est le cabinet de travail de
madame la comtesse Le Hon ^. »
On s'extasie sur un goût aussi artiste, sur les bibelots et les
peintures, les estampes et les meubles. Puis l'on se répand à
travers la demeure où deux orchestres versent des flots d'har-
monie. Soudain, à onze heures sonnées par la pendule rococo
du grand salon, on entend un brouhaha et une voix annoncer:
— Monsieur et madame Thiers !...
« A ce nom, l'orchestre se tut, les danses s'arrêtèrent
comme par enchantement : tous les regards étaient fixés sur
l'illustre président du Conseil, comme quelques heures aupa-
ravant, à la Chambre des députés. Et, après ce premier honi-
1. La Sijlptiide, 1840, t. I.
LA PREMIÈRE AMBASSADRICE DE BELGIQUE 395
mage de^ l'admiration silencieuse, toutes les voix crièrent:
bravo ! toutes les mains battirent d'enthousiasme. M. Thiers
demeurait calme au milieu de ces acclamations : son bonheur
ne rayonnait que sur le visage blanc et rose de madame Thiers,
simple dans sa fraîche robe blanche i. »
Tels sont les effets de la gloire chez les personnes bien nées.
Telle était aussi la qualité des hôtes que groupait chez elle la
comtesse Le Hon : l'arrivée de monsieur et madame Thiers
dans les salons de la rue du Mont-Blanc, n'est-ce pas l'apo-
théose d'un beau travail diplomatique?...
*
Après un tel succès, la belle comtesse pouvait sans remords
résigner ses fonctions officielles pour se contenter de demeurer
une des plus jolies femmes de Paris. Elle le fit de bonne grâce
un peu après cette année 1841 qui lui avait valu ses plus belles
victoires mondaines. Désormais elle demeurait au premier
rang dans la ville que sa beauté avait conquise. EHe avait
fait mieux que d'inscrire son nom parmi ceux de toutes les
femmes qui furent à la mode en ce capricieux Paris : elle
avait fait accueillir en sa personne un peuple tout entier.
JULES BERTAUT
1. La Sylphide.
LA GUERRE
VUE PAR DES ENFANTS
— SEPTEMBRE 1914 —
J'ai rencontré à Ëpcrnay des enfants qui, .l'an dernier à })areillc
époque, ont vu la guerre de près. Les uns, après avoir subi huit jours
l'invasion allemande, furent délivrés par la victoire de la Marne ;
d'autres, des Rémois, ont vu le bombardement et l'incendie de leur
cathédrale ; ceux mêmes qui à la fln d'août 1914 précédèrent ou accom-
pagnèrent la retraite française, ont du moins, revenus chez eux à
l'automne, parcouru les plaines de Saint-Gond ou les sinistres bois
de Fère-Champenoise, vu les tranchées, les trous dobus, les ruines, et
ces centaines de tombes qui disséminent au hasard leurs croix de bois
et leurs képis décolorés. A ces enfants, j'ai demandé de raconter ce
qu'ils ont vu, et voici, classées mais non pas corrigées, quelques-unes
des pages que m'ont remises les élèves de troisième du collège
d'Épernay.
Ces récits sont sincères ; leurs auteurs d'abord manquent trop d'ima-
gination pour embellir leurs souvenirs, et leur sécheresse garantit leur
véracité ; d'autre part leur spontanéité confiante assure qu'ils n'ont
pas de scrupule à dévoiler leurs vrais sentiments. Également éloigné
de la blague du Méridional et de la réserve ombrageuse du Breton,
l'enfant de Champagne ne dit que ce qu'il a vu, et dit tout ce qu'il
a vu.
André A..., physiquement et moralement, est bien de son pays :
quinze ans et demi, un gars bien planté, cheveux blonds, œil brun
LA GUERRE VUE PAR DES ENFANTS 397
et lèvre rouge, un esprit étranger aux vaines littératures et peu
instruit des choses de l'art, mais net et pratique, observateur mé-
ticuleux et travailleur réfléchi, et par là-dessus, un cœur très jeune
et très sensible ; c'est à lui qu'il faut demander le compte rendu com-
plet et méthodique de tout ce qui s'est passé à Épernay du 29 août au
11 septembre 1914.
Je vais raconter jour par jour ce qui s'est passé dans notre
ville où je suis resté avec mes parents, moins par mépris du
danger (car, après ce qu'avaient fait les Allemands en Bel-
gique, on pouvait craindre beaucoup de leur sauvagerie)
que par l'impossibilité de partir.
C'est le samedi 29 et le dimanche 30 août que commença
à proprement parler la retraite des soldats français qui venaient
de Charleroi. Elle fut précédée par le passage de plus de trois
cents autobus, arrivant par la rue du Commerce ^ et se diri-
geant sur Paris par la rue de Grandpierre -, roulant sans inter-
ruption depuis trois heures jusqu'à sept heures du soir. C'est
aussi à partir de dimanche que commença la fuite de beau-
coup de gros commerçants d'Épernay : de fortes limousines
dont le porte-bagages était comble de malles et de paquets
entassés pêle-mêle, sillonnaient la ville à toute allure, se diri-
geant sur Paris. La gare était également envahie, et l'on ne'
pouvait y pénétrer ; de même pour celle du C. B. R \
Le lundi [31], à partir de trois heures du matin jusqu'à
onze heures, de nouveaux camions automobiles passèrent
sans arrêt. La chaleur était insupportable, depuis plus de
huit jours il n'était pas tombé une goutte d'eau ; les malheu-
reux conducteurs étaient couverts de poussière, à peine
voyait-on leurs figures tirées, et pantalons rouges et dolmans
bleus étaient tout gris. Ils étaient épuisés et la soif les tenail-
lait terriblement : aussi beaucoup d'habitants avaient-ils sur
leur passage mis de grands baquets d'eau fraîche avec du coco
et les gamins allaient en porter aux soldats. Pour ma part,
avec mon ami L..., nous allâmes au jardin chercher une grande
brouettée de fruits : pommes, poires, reines-Claude, et nous
1. Route de Cliâlons-sur-Marne, à l'est d'Épernay.
2. Route de Sézanne, au sud.
3. Chemin de fer de la banlieue rémoise, ligne d'Épernay à Montmirail.
398 LA REVUE DE PARIS
faisions la distribution : nous courions après les camions et
dans les képis que nous tendaient les soldats nous lancions les
fruits rafraîchissants.
Le l®"" septembre, ce fut un spectacle bien différent. Depuis
cinq heures du matin un gigantesque troupeau de bêtes à
cornes et de chevaux, conduit par des soldats, passa sans dis-
continuer jusqu'à neuf heures. C'étaient les animaux que les
soldats avaient trouvés abandonnés dans les champs ou que
les fermiers leur avaient confiés pour les mettre en sûreté.
Les pauvres bêtes avaient déjà couché la nuit précédente à
la belle étoile dans la plaine d'Ay^et elles allaient, comme nos
propres soldats, vers une direction inconnue.
L'après-midi, ce fut le cortège angoissant des émigrés de
Rethel, des environs de Reims et même de Belgique. Ils
venaient de là-bas avec des charrettes remplies jusqu'aux
bords de ce qu'ils avaient de plus précieux, lits, matelas, bicy-
clettes, sommiers entassés pêle-mêle. C'était terrible à voir ;
sans le vouloir, les larmes nous montaient aux yeux. Ce qui
est le plus malheureux, c'est que beaucoup de ces pauvres
émigrés qui avaient quitté leur pays pour ne pas se trouver
face à face avec les Allemands, furent dans le plein de la
bataille de la Marne et eurent à souffrir des brutes germaniques
qui leur prirent tous leurs biens.
Ce fut aussi le mardi que la Croix-Rouge fut dissoute :
devant l'approche de l'ennemi, on évacua les quelques blessés
qu'il y avait dans les hôpitaux militaires et annexes, et après
le renvoi du personnel, on déménagea les locaux en reportant
les lits chez les particuliers qui les avaient prêtés.
Vers le soir, les soldats commencèrent à arriver en grand
nombre, mais la plupart par le train. Ils n'étaient pas trop
épuisés , mais beaucoup se demandaient où ils étaient. Ils
stationnèrent sur les diverses places de la ville... Dans la
soirée, on commença à entendre le canon du côté de Château-
Thierry. On sentait que les Allemands approchaient de plus
en plus, et les habitants qui allaient prendre le train étaient
plus nombreux que jamais ; on devait garder la gare militai-
rement et les faire passer un par un, tant il y en avait.
1. Quatre kilomètres au nord-est d'Épernay, sur la rive droite de la Marne.
LA GUERRE VUE PAR DES ENFANTS 399
Le mercredi 2 septembre, de nombreux aéroplanes survo-
lèrent la ville, une quarantaine environ, dont plusieurs boches
qui, du reste, furent bientôt mis en fuite par les nôtres. Plu-
sieurs aéros français atterrirent dans la plaine d'Ay et de
Cumières : plusieurs de mes amis m'ont dit qu'ils étaient blin-
dés et armés de mitrailleuses, mais je ne puis l'affirmer,
n'ayant pas pu aller les voir moi-même ^
Beaucoup de soldats passèrent sans discontinuer en ville ;
c'était le gros de l'armée. Ils se dirigeaient surtout du côté
de Mardeuil et Cumières -. A Mardeuil, où mon oncle était
G. V. C, les soldats avaient établi leur boucherie. Ils tuèrent
en une après-midi quatre-vingts bœufs de la sucrerie ; aussitôt
on mit cette viande dans de gros autobus, tapissés intérieu-
rement de petit treillage très fin : cela ressemblait à de grands
garde-manger ambulants. Il y eut beaucoup de viande per-
due, et les habitants de Mardeuil eurent du pot-au-feu à
manger pendant quatre jours : les soldats donnaient de la
viande à tout le monde.
C'est ce mercredi que nous avions, mes parents et moi,
résolu de partir. Nos paquets étaient faits, nos sauf-conduits
en règle, et le soir nous avions été dire au revoir à mon oncle.
A dix heures du soir, après avoir essayé de nous en aller en
auto, puis en voiture, ces combinaisons ayant toutes échoué,
nous allâmes à la gare pour prendre le train. Mais il y avait tant
de monde que nous aurions dû attendre au moins jusqu'au len-
demain matin pour avoir des billets ; encore n'aurions-nous
pas été certains de pouvoir partir.
Pendant la nuit du mercredi [2] au jeudi [3 septembre] et le
jeudi toute la journée, des soldats passèrent sans arrêt devant
nos portes. ]\Ionté sur le rebord de la grille, de huit heures du
matin à midi, je ne me lassais pas de les regarder passer. Il y
avait de tout, artilleurs, fantassins,, chasseurs à pied, dragons,
chasseurs à cheval, spahis algériens, sénégalais, etc. Ils étaient
épuisés. Chaque fois qu'il y avait un arrêt, sans attendre
l'ordre, ils se couchaient par terre ou venaient dans les mai-
1. Ce détail suffit à garantir la parfaite véracité de tout le récit.
2. Deux villages à l'ouest d'Epernay, Mardeuil sur la rive gauche, Cumières
sur la rive droite de la Marne.
-100 LA REVUE DE PARIS
sons demander à boire. Comme des grappes ils s'accrochaieiU
aux grilles et tous ces hommes aux figures tirées n'avaient
qu'un cri : « A boire, à boire ». C'était poignant, et tous les
habitants de la rue de Grandpierre avaient mis, soit dans leur
jardin, soit sur le pas de leur porte, de grandes tinettes d'eau
avec du vin ou du coco : c'étaient les chefs qui nous avaient
recommandé de mouiller beaucoup le vin, pour qu'il ne tapât
pas trop sur la tête des soldats.
Tout cela me frappa beaucoup, mais ce sont les petits spahis
algériens qui m'ont ému le plus. Montés sur de petits chevaux
rétifs qui ruaient à chaque instant, ils allaient au trot, bran-
dissant leurs cimeterres ou leurs carabines en criant : « Allah,
Allah ! » et d'autres mots, puis dans leur langue gutturale ils
entamaient une chanson. Ils paraissaient farouches dans leurs
habits khaki, bariolés de toutes les couleurs; leurs chefs étaient
vêtus de teintes voyantes : groseille, bleu clair, etc. ; le dru-
peau était bizarre : un long manche avec une oriflamme verlo,
blanche ou rouge, où était brodé un croissant, et en haut de
la hampe une queue de cheval blanche, noire ou châtain :
c'était très drôle. A un moment donné, place des Fusiliers,
ils furent terribles. La rue était encombrée par de Inifanteric
et un convoi d'artillerie. Les spahis algériens qui arrivaient
par une autre rue, car ils venaient de débarquer de Marseille
sans avoir jamais combattu, voulurent passer avant les autres
soldats. Comme ceux-ci ne se garaient pas assez vite, les ofU-
cicrs algériens commandèrent la charge. Aussitôt les soldats
tirant leurs cimeterres les brandirent et chargèrent. Les artil-
leurs et fantassins se mirent alors de côté et les spahis pas-
sèrent. Ils prirent l'avenue Paul-Chandon, puis la rue Magenta,
et c'est ainsi qu'ils arrivèrent devant notre maison, dans un
image de poussière.
Il passa ainsi des troupes toute la journée et toute la nuit.
Les boulangeries furent dévalisées, et comme je n'y avais pas
été de bonne heure, nous manquâmes de pain au repas de
midi. L'après-midi, on retira tout ce qu'il y avait à la poste,
ainsi que les machines aux ateliers des Chemins de fer de
l'Est. On sentait que les Boches arrivaient de plus en plus vite.
Le canon tonnait beaucoup plus fort, et mon oncle ainsi que
ceux avec qui il était sur les voies furent renvoyés. A cinq
LA orERIiK VUE PAU DES E NIA NT S 401
heures, il passa deux automobiles contenant chacune deux
officiers allemands, debout, les yeux bandés, et gardés par
deux gendarmes revolver au poing. Au moment de leur pas-
sage, on disait que c'étaient des parlementaires et tous les
habitants criaient : « A mort ! à mort! » Mais je ne sais au
juste, même maintenant, ce qu'étaient ces officiers : car le soir
on me les disait parlementaires et le lendemain prisonniers.
A six heures, deux C B. R. arrivèrent remplis de blessés^.
Reims était occupé, disait-on, et les Allemands s'approchaient
d'Épernay. A huit heures du soir, des explosions se firent
entendre. Était-ce le tunnel de Reims- qui sautait? se
demandait-on avec angoisse ; nous apprîmes plus tard que
non.
Le vendredi 4 septembre, je fus réveillé par ma tante qui
me criait : « Lève-toi vite pour chercher du pain, nous allons
encore en manquer. » En efïet, rue de Grandpierre, il y avait
déjà une procession de gens qui venaient de la « Goësse »
avec de gros pains fumants dans leurs tabliers. La retraite
des Français continuait toujours et les derniers traînards
passèrent à dix heures. Nous essayâmes bien encore de partir,
mais cela nous fut complètement impossible, car les routes ^
encombrées étaient gardées, et de plus que faire à pied !
Les Allemands arrivèrent en ville en grand nombre (car
à deux heures il était déjà arrivé une demi-douzaine de uhlans
et deux motocyclistes, revolver au poing) entre trois heures
et quatre heures, musique en tête jouant leur hymne national :
r Allemagne au-dessus de tout. En passant place Victor-Hugo
(il en arrivait de tous côtés) où était un des fils de l'empereur
et les officiers supérieurs, les soldats prirent le grotesque pas
de parade qui caractérise bien la brutalité et la bestialité teu-
tonnes.
Le lendemain 5 septembre, les troupes du kaiser défilaient
toujours arrivant par toutes les routes. Des taubes survolaient
continuellement la ville. Vers le soir, un civil ayant tiré un
coup de feu sur un Allemand, on parlait de mettre le feu au
1. De la direction de Reims.
2. Tunnel du chemin de fer de Reims à Épernay, à travers la Montagne de
Reims.
15 Septembre 1915. 12
402 LA REVUE DE PAUIS
pâté de maisons où l'attentat avait été commis ^ Le maire fut
pris comme otage avec trois conseillers municipaux et menacé
plusieurs fois d'être fusillé.
Le dimanche [6 septembre], le canon tonnait très fort du
côté de Vertus^. On apprit plus tard que ce jour avait été l'un
des plus forts de la bataille de la Marne. Les renforts prussiens
arrivaient jour et nuit par la rue du Commerce et la roule
de Reims. Les troupes du kaiser avaient réquisitionné à la
municipalité 12 000 kilos de lard, ou, si cek\ lui était impos-
sible, cinq fois la valeur de la réquisilion, soit 176 550 francs,
dont 45 000 en or et le reste en argent, car les Allemands, qui
croyaient bien que la France était écrasée, n'avaient plus con-
fiance en ses billets. Cette somme devait être donnée à midi.
On remit l'argent, car quoique les gardes civils eussent perqui-
sitionné chez tous les charcutiers, ils ne trouvèrent pas le
poids de lard demandé '\
Le 7 septembre, les Prussiens montèrent leurs fours à pain
sur le square Raoul-Chandon (ils se croyaient sûrs de la vic-
toire et de faire d'Épernay un centre de ravitaillement : ils
ignoraient que deux jours après ils seraient obligés de déloger).
On disait que les Français avaient lâché les eaux dans les
marais de Saint-Gond pour inonder les Boches (comme on
les appelle vulgairement) qui en avaient jusqu'aux genoux
et dont les pièces de canon étaient pour la plupart embourbées
jusqu'à l'essieu*.
Le mardi 8, nous étions dans l'anxiété plus que d'ordinaire ;
qu'allait-il arriver? Le canon tonnait de plus en plus fort et
taubes et aviatiks survolaient continuellement la ville, se diri-
geant sur Reims et Châlons. Un grand nombre de blessés arri-
vaient et quelques troupes, toutes en mauvais état, revenaient
1. Cf. une afliche du maire : « Aux habitants d'Épernay » (6 septembre) :
« Hier, vers midi, un grave évéïiement s'est produit : im soldat allemand, posté
dans la ruelle des Vignolles, a reçu une balle dans la jambe gauche... »
2. Environ vingt kilomètres au sud d'Épernay.
3. Cf. le compte rendu de la Séance extraordinaire du Conseil mnnicip(d
d'Épernay, le samedi 5 septembre au soir.
4. Ce bruit courut dans le pays sur la foi de blessés Allemands, qui attribuaient
à une inondation artificielle ce qui était en réalité le résultat d'un violent orage,
détrempant la vallée marécageuse du Pctit-Morin.
LA GUERRE VUE PAR DES ENFANTS -103
par la route de Graiidpierre ^ Pouvions-nous espérer encore la
délivrance? Telle était la question que se posait chacun.
Le 9 commença la grande reculade des Allemands et leur
retour précipité à Épernay. Des blessés arrivaient toujours
soit par le C. B. R., soit par de gros tombereaux. Les Alle-
mands retirèrent les fours à pain du square Raoul-Chandon.
Route de Grandpierre, les soldats revenaient harassés et
marchant à la débandade : c'était pourtant le fameux corps
de la Garde qui était arrivé le premier à Épernay frais et
dispos, car c'était lui qui devait faire l'entrée triomphale à
Paris. Artilleurs, fantassins étaient tous mélangés. En montant
sur la terrasse d'un voisin, je les voyais avec une jumelle se
diriger sur Reims par Champillon. Le canon tonnait toujours,
mais les coups étaient plus sourds ; les soldats passaient en
désordre et, dès leur arrivée place de la République, ils se cou-
chaient de tout leur long sur le pavé recouvert de poussière.
Quelque espoir commençait à renaître, mais qu'allait-il adve-
nir de cette retraite? Les Prussiens vaincus n'allaient-ils pas
bombarder la ville?
C'est le jeudi 10 que la retraite battit son plein. Le canon ne
tonnait presque plus. Les soldats : artilleurs, fantassins, uhlans,
hussards de la Mort, passaient en même temps que les autos
([ui roulaient sur les trottoirs, sur cinq rangs de file. Ils étaient
épuisés et mouraient de faim ; ils voulaient prendre le pain
à tout le monde et un grand nombre de soldats le payèrent un
ou deux marks ; certaines personnes en faisaient un commerce.
Les troupes passèrent ainsi toute la journée et toute la nuit.
Beaucoup de personnes manquèrent de pain. Quant à nous,
nous en avons eu tout de même, car nous allâmes de bonne
heure en chercher.
Les autorités allemandes rendirent à la municipalité les
176 550 francs pour qu'on soignât leurs blessés - ; ils firent
même jurer au docteur V... de ne pas les abandonner. Dans
1. De la direction de Sézanne, Baye, Montmort.
2. Avis de la mairie (du 9 septembre) : « Le maire de la ville d'Épernay a
l'honneur de faire connaître aux habitants que, pour les remercier des bons
soins donnés aux blessés allemands, M. le Général Commandant les Gardes du
Corps a bien voulu faire remise à la ville de l'amende de guerre qui leur avait
été infligée... »
I.V UKVl-K DE PAmS
la journée beaucoup d'aéroplanes survolèrent la ville, don!
un irançais (le premier depuis l'occupation). Vers le soir et
pendant la nuit, les Prussiens enlevèrent tous leurs blessés
transi)ortables dans des voitures drapées intérieurement de
noir. Il ne resta à Épernay qu'environ deux cents blessés prus-
siens, dont un grand nombre mourut.
Le vendredi matin 11 septembre, tous les Allemands quit-
tèrent la ville. A dix heures, on entendit de nombreuses explo-
sions ; c'étaient les dernières troupes du kaiser qui, après leur
passade, faisaient sauter tous les ponts sur la Marne et le
canal, luilin nous commençâmes à revivre ; nous étions déli-
vrés ! Cette sale vermine de Prussiens n'était restée que huit
jours à Épernay '.
Durant cette semaine, ils dévalisèrent les bureaux de tabac,
mirent à sac les maisons abandonnées, les casernes et les hôpi-
taux auxiliaires, firent des saletés partout (c'est du reste ce
qui les caractérisait), prirent quelques « souvenirs », comme
ils disaient, chez les particuliers où ils furent logés et nourris.
Ce qui leur était le plus cher, et par conséquent ce qu'ils nous
empruntèrent le plus, c'étaient les montres, les pendules et
les bouteilles de Champagne -.
Les premiers Français, des chasseurs à cheval, arrivèrent
à midi, juste deux heures après que les derniers Allemands
eureirt quitté l^pernay. Un accueil inoubliable fut fait à ces
braves cavaliers de la délivrance que nous ne croyions plus
revoir, sinon comme prisonniers. Dans la rue de Grandpierre,
par laquelle ils entrèrent à Épernay, tout le monde était sur
le pas des portes, de magnifiques gerbes do fleurs tricolores
dans les bras. On attendit ainsi pendant une demi-heure qui
nous parut un siècle, impatient de voir les premiers pantalons
rouges et dolmans bleus. Le temps était maussade, il faisait
à peine clair ; tout cela avec l'attente pesait sur tout le monde.
1. Les heures précises sont, pour l'arrivée, le vendredi t à 11 li. 45 (à la Cas-
cade, route de Paris) et pour le départ, le vendredi 11 à ît h. :W (au pont de
Marne, roule de Reims).
2. « Ce qu'ils préféraient prendre, écrit de même l-'ernand .1... (voir plus loin
son récit), c'étaient des montres, des bijoux, (les jumelles, des bicyclettes...
Tout ce qui leur semblait comestible, ils l'avalaient comme de vrais gloutons ;
puis Ions dciiiaudaienl : ■ rikarrii. cikavrUru "...
LA GUERRE VUE PAR DES J:n IAXIS 105
Tout à coup à l'exlrémité de la rue, uue grande rumeur se lit
entendre : « Les voilà, les voilà ! » Nos nerfs se détendirent :
en eiïet, nos soldats arrivaient fièrement, se redressant parmi
les ileurs magnifiques qui les couvraient. Tous les spectateurs
criaient à leur passage, des larmes dans les yeux.
Il en défila jusqu'au soir; la plupart avaient des casques
allemands, des sacs, des pompons, quelquefois même des
manteaux d'officiers. Tous les habitants leur donnaient quel-
que chose. Ce qui est le plus étrange, c'est que les bureaux
de tabac, qui avaient été presque tous dévalisés par les Alle-
mands, étaient ouverts et fournissaient encore du tabac à nos
braves soldats qui en avaient manqué pendant huit jours.
Rue Saint-Thibault on voyait des fantassins avec des bouteilles
de Champagne, et beaucoup de dames, malgré une pluie torren-
tielle, venaient avec de grands plateaux oilrir aux soldats des
gâteaux et verser dans leurs quarts du café bien chaud. Ils
étaient d'ailleurs dignes de ces présents : eux, qui huit jours
auparavant étaient passés épuisés, bien qu'ayant combattu
encore huit jours de plus, repassaient fièrement, oubliant
toutes les souffrances qu'ils avaient endurées, heureux de nous
délivrer. Ce spectacle sera à jamais gravé dans ma mémoire ^
J'ai retranché très peu de choses à ce récit net et complet, so])rcnicnt
et rermemeiit écrit ; j'emprunte maintenant à d'autres relations
quelques pages plus pittoresques qui en illustreront la précision un peu
sèche. Henri L..., un grand gosse blond de treize ans et demi, raconte
le passage des émigrés du Nord avec un mélange curieux d'obser-
vation froide et presque ironique et d'émotion attendrie.
... Le plus débrouillard de chaque groupe d'émigrés était
chargé de diriger le convoi. C'était un spectacle émouvant :
de. grandes voitures comme oh n'en voit pas par ici, attelées
d'un cheval, supportaient toutes sortes d'objets ; on y voyait
1. A partir de 4 h. 'AO jusqu'à 8 heures du soir, les Allemands bombardèrent
le pont de la INIanie. Leurs obus ne réussirent pas à empêcher les troupes fran-
çaises de traverser la rivière, mais allumèrent un grand incendie et lirent
(luelqucs victimes parmi les soldats du génie et même dans la population civile.
106 LA KEVUE DE PARIS
jusqu'à des lits et des armoires. Tout avait été emporté, même
la basse-cour : entre les roues, de grands paniers maintenus
par des ficelles donnaient asile à des lapins, des poules, etc.
A côté de ces chariots à betteraves devenus voitures de démé-
nagement marchaient des hommes, des femmes et des enfants.
Quelquefois les grand'mères, incapables de faire un pareil
trajet à pied, étaient étendues sur un matelas casé tant bien
que mal sur le mobilier. Sur leur passage, tout le monde
courait leur porter un morceau de pain, de l'argent, de la
bière, etc. Quelque peu de valeur qu'eût ce qu'on leur donnait,
c'était pour eux une consolation de voir combien les habitants
des pays qu'ils traversaient prenaient part à leur malheur.
Par contre, cela faisait revivre leur tristesse : ils se revoyaient
chez eux, oii eux-mêmes avaient partagé leur part avec des
évacués des pays occupés avant les leurs. Que de petits enfants
malades ! Par ces jours de chaleur, un verre d'eau fraîche
était disputé entre plusieurs et parfois partagé. Inévitable-
ment, des troubles intestinaux survenaient \
Je me souviens d'avoir donné quelques œufs à des Belges
de Namur. Leur joie était inexprimable : vite, un couteau
était prêt à faire deux petits trous à chaque œuf, et aussitôt
plusieurs bouches étaient déjà ouvertes, attendant leur part
avec impatience ; elle n'était pourtant pas bien grande, cette
part, et elle semblait être tout un repas, fait par deux gosses
avec un œuf...
*
Et voici de nouveau les phases du drame : l'arrivée de renncnii,
l'occupation qui ne détruit pas l'espoir, puis la fuite et le retour des
nôtres, tout cela vu par Fernand J. ., un garçon de quinze ans,
intelligent mais ingénu, à la fois très curieux et un peu poltron,
prompt au rire comme aux larmes.
Retraite des Français et arrivée des Allemands. — 4 septembre.
— ... Nos pauvres soldats étaient exténués de fatigue ; ils
ignoraient où ils allaient et marchaient comme des moutons,
ne sachant pas qu'ils allaient vers la victoire. Certains cepen-
1. Henri L... est fils d'un pharmacien.
LA GUERRE VUE PAR DES ENFANTS 407
dant nous disaient : « On va les attendre à Champaubert,
les Boches», et un petit sourire, rempli à la fois de joie et de
colère, éclairait leur visage fatigué.
Vers deux heures de l'après-midi, le défilé des troupes fran-
çaises cessa. Derrière nos régiments suivaient des fourgons,
l)uis enfin des traînards, des éclopés, etc. Il en passa comme
cela jusqu'à deux heures et demie, puis c'est tout : plus de
soldats français.
A quatre heures de l'après-midi, on apprit que les Prussiens
étaient aux portes d'Épernay ; anxieux, on attendit. Soudain
on vit venir de l'avenue Paul-Chandon deux automobiles
filant à toute vitesse et cornant le plus fort possible. Elles
étaient montées par des Allemands qui, revolver au poing,
fusil en main, nous dévisageaient effrontément et ironique-
ment : c'étaient des parlementaires. Tout effrayé, je courais
pour rentrer à la maison, mais je passai près d'un groupe au
milieu duquel se tenait un cyliste allemand. Il était blanc de
])oussière et malgré le masque gris qui cachait ses traits, je
crus reconnaître en lui un gentil garçon d'une vingtaine
d'années...
Tout à coup s'arrêta devant l'hôtel de Montmirail une auto-
mobile. Il en descendit trois officiers, coiffés du casque à
pointe ; ils étaient grands, forts et avaient le visage sévère.
L'un d'eux demanda à l'hôtelier de lui montrer les écuries ;
pendant l'inspection de l'hôtel, ce grand diable d'Allemand
tenait toujours son revolver à la main. Après avoir marqué
à la craie sur les portes des écuries le nombre des chevaux
qui devaient y loger, l'officier rejoignit ses compagnons qui
buvaient du Champagne de première marque dans une salle
de l'auberge. Sur ce, ils firent un bon de réquisition et conti-
nuèrent leur route.
... Je retournai la tête, je ne sais pas exactement pourquoi.
Ce que je vis me glaça d'effroi, et tous ceux qui étaient là se
dispersèrent. C'était un grand officier monté sur un cheval
superbe. Une main tenait les guides de son cheval et l'autre
était sur sa hanche. Il était revêtu d'une grande cape bleue
qui descendait jusqu'au bas-ventre de son cheval. Ses yeux
petits et sa barbe droite, rousse, son casque à pointe, lui don-
naient une expression de sauvage, de barbare, et je voyais
i08 I,A REVUE DE PARIS
en lui le vrai type prussien. Je ne peux exprimer la peur que
me causa cet officier. Je m'eniuis tremblant et je racontai tout
bas à mon parrain la vue elîrayante de cet homme.
Par prudence, il me pria de rester près de lui. Mais c'était
plus fort que moi, il fallait que je voie. Je sortis et me dirigeai
je ne sais où. Je rencontrai ma mère et ma sœur qui me cher-
chaient. Ma mère voulait rentrer, ma sœur et moi voulions
voir... Tout à coup j'entendis de la musique du côté de l'hôtel:
c'était l'infanterie qui arrivait, venant de la route de Reims.
La musique marchait en tête ; on entendait le bruit bizarre
des fifres, le roulement sinistre de leurs tambours et le son
grossier de leurs cuivres ; je fus ému et des jarmes mouillaient
mes yeux. Les musiciens et tous les soldats défilaient au pas
de parade. J'avais envie de rire de les voir lever la jambe,
mais par prudence je me retenais. Ils étaient tous de même
grandeur et leurs casques à pointe les faisaient paraître plus
grands et encore plus sauvages.
Je ne pus observer continuellement ce qui se passait, car
un soldat boche me demanda mon couteau pour couper le
bout de son cigare. Je le lui prêtai, mais je faisais attention
qu'il ne le mît pas dans sa poche. Déjà il l'avait refermé et
m'avait tourné le dos, mais je ne me laissai pas influencer
par sa haute stature et lui demandai mon couteau. Il me le
rendit, sans doute à regret, car c'était un beau canif.
Les Prussiens rompirent les rangs, les musiciens furent
conduits par un sous-officier dans l'hôtel de Montmirail. Ils
étaient trente-cinq et il fallait les loger. Le chef était bref,
cassant. L'hôtelier lui faisait comprendre qu'il ne pouvait
loger tous ces soldats, vu qu'il avait des pensionnaires. L'Alle-
mand répondit : « Je me moque de vos pensionnaires », et il
ordonna de lui montrer les chambres. Il réussit à loger ses
trente-cinq soldats. Quand ces derniers descendirent de leur
chambre, ils vinrent à la buvette et tous demandaient : cika-
ren, cikareilen. Je les regardais du coin de l'œil, ils me virent
et m'entraînèrent dans la rue. Je refusai obstinément de les
conduire, je leur montrai simplement de loin les bureaux de
tabac. Quelques-uns me demandaient des marchands de chaus-
settes, mais je faisais semblant de ne pas comprendre (ce qui
les faisait rager) et je m'éloignai. Quelques-uns aussi tâchaient
LA GUERRE VUE PAU DES ENFANTS 409
de me questionner. Il y en a un, un sous-officier (je me rap-
pellerai toujours son visage sournois), qui me demanda s'il y
avait des Français cachés dans la ville, ou s'ils étaient loin.
Comme je voyais à quoi il voulait en venir, je rentrai précipi-
tamment à l'hôtel.
Détails de V occupation allemande. — Un jour, je me rap-
pelle, j'étais venu voir mon parrain à l'hôtel. Les musiciens,
qui étaient partis dès le lendemain matin de leur arrivée,
avaient été remplacés par des gendarmes. Ils étaient habillés
en vert et leur visage était très rude. Parmi eux, il y en avait
un très jeune qui me paraissait malin, mais bon garçon. Il
s'approcha de moi et moitié en français, moitié en allemand, il
me parla de la guerre. « Français capout, nous comme cela »,
me dit-il, en décrivant avec son pied, sur le sol, un demi-
cercle, « et Français dedans, Français dedans ; donc Français
capout ! » Moi je rageais et n'osais lui répondre; il le voyait
bien et toujours il me disait : « Français capout. » Je voulais
toujours m' écarter de lui, mais toujours il venait vers moi.
Il me disait que les Russes étaient repoussés et qu'ils étaient
« capout, aussi ». Une fois, comme il voyait que je savais un
peu l'allemand, il me demanda où je l'avais appris. Je lui dis :
au collège d'Épernay. Il me répondit : « Maintenant toi
apprendre allemand toujours, toi chanter allemand toujours
et toi être Allemand. »
Il me disait cela d'un aii- railleur, mais il ne savait guère que
je me moquais de toutes ses menaces : car j'avais de l'espoir et
je savais que les Prussiens seraient repoussés.
Retraite des Allemands et retour des Français. — Jeudi 10. —
A deux heures, les voitures, les fourgons commencèrent à
passer : « C'est la débandade, se disait-on tout bas, nous
sommes vainqueurs », et nos cœurs battaient à rompre. Les
soldats fouettaient rageusement les chevaux, les officiers com-
mandaient sèchement, les mouvements brefs, et ils avaient
moins d'arrogance envers les habitants. Une colère sourde
les envahissait surtout, de voir nos visages s'égayer, et de
se savoir battus.
Il passa des voitures toute la nuit. Vers une heure du matin
410 LA revup: de paris
ce fut pêle-mêle : infanterie, artillerie, tout passait en courant.
Les soldats étaient exténués de fatigue. Chaque fois qu'il y
avait un petit arrêt, ils se couchaient au milieu de la rue.
Vendredi 11. — Plus d'Allemands ! Oh ! quelle joie, quel
bonheur de ne plus être sous le joug de pareils sauvages !
Tout le monde sortait sur le pas des portes et la ville reprenait
un peu d'animation. Vers onze heures on entendit de toutes
parts : « Voilà les Français I voilà les Français ! » J'en pleurais
et frissonnais de joie. Bientôt quelques chasseurs à cheval
arrivaient dans la ville. « Vive la France ! Vive l'armée ! »
criait-on. Quelle joie de revoir nos soldats avec leurs gais
uniformes ! On leur offrait des cigarettes, du chocolat, des
gâteaux, des bouquets. Un fier sourire illuminait leur visage
fatigué et semblait nous dire : « Eh bien, que dites-vous de
cela? » et nous, ne sachant contenir notre bonheur, nous leur
lancions des fleurs.
*
* *
Chouilly, Cumières, petits villages de la vallée de la Marne, au
pied des coteaux couverts de vignes : de là partent tous les matins
des garçons du pays qui font à pied les quatre ou cinq kilomètres de la
grand'route pour venir au collège de la ville. En voici un de Chouilly,
Léon M..., qui souvent manque la classe pour aider à sulfater les
vignes paternelles : grand diable de dix-sept ans, fantasque et bizarre,
qui, dans le désordre de ses impressions, laisse percer çà et là des
visions singulièrement intenses.
C'est le 4 septembre à onze heures vingt du matin que j'aper-
çus le premier Allemand descendant en motocyclette la côte
de Chouilly ^ ; il venait de Châlons et se dirigeait sur Épernay
avec une vitesse folle.
Puis une auto passa, où se trouvaient quatre Allemands
de forte taille ; les deux de derrière avaient le fusil braqué
sur le côté. Puis trois hussards de la Mort, montés sur de beaux
chevaux rouges, traversèrent le pays '^ Dans l'après-midi,
1. Village à cinq kilomètres à l'est d'Épernay, sur la route de Châlons.
2. On appelle les villages des « pays » en Champagne.
LA GUERRE VUE PAR DES ENFANTS 411
011 ne vit que des convois. Vers six heures du soir, le génie
passa : de grandes barques étincelant au soleil ; les soldats,
cartouchière au côté, avec de grandes bottes jaunes et le casque
recouvert de vert...
Le sixième jour [9 septembre], une automobile passa dou-
cement et l'on put distinguer un chef allemand complètement
bandé de toile blanche recouverte de sang ; caché derrière les
rideaux, j'étais content de le voir souffrir. Deux heures après,
un autobus de Berlin passa, et l'on apercevait à l'intérieur
des blessés allemands couverts de sang et de poussière ; sur
la plate-iorme arrière, cinq à six gros Teutons blessés légè-
rement étaient assis; soudain l'un d'eux tira sa baïonnette
et l'on put y apercevoir un filet de sang : je devins blanc
comme un mort, car je ne m'attendais jjas à cela. Pendant
ce temps, le conducteur fumait de gros cigares...
Jean R..., enfant de (>umières ', a seize ans et demi; on les lui
donnerait facilement : gaillard râblé et forte tête, avec cette expérience
précoce que donne la vie des champs ; il a de plus une certaine rou-
blardise littéraire qui, spontanément, classe ses souvenirs en une
série de petits tableaux assez habilement composés.
Vers le 30 août, j'étais allé à bicyclette avec quelques cama-
rades dans la forêt, sur la route de Reims ; nous ignorions
complètement une si grande proximité des Boches. Il était
environ cinq heures du soir, nous nous rafraîchissions à Mont-
Chenot -, quand nous perçûmes assez distinctement plusieurs
rafales d'artillerie. Nous étions tous complètement interlo-
qués ; vivement nous enfourchons nos bicyclettes pour reve-
nir. Au bout de quelques kilomètres, en entrant de nouveau
sous bois, nous entendîmes par moment le cri strident des
mitrailleuses ; un combat venait de s'engager au nord de
Reims. Nous fîmes en une demi-heure le trajet que l'on fait
1. Village au nord-ouest d'I^pernay, sur la rive droite de la Marne, au pied de
la forêt de Reims.
2. Sur la route dÉpernay à Reims, à quinze kilomètres de Reims environ.
H 2 LA REVrE DE PARIS
habituellement en une heure. Au pays, personne ne voulut
nous croire...
Le lendemain, vers six heures du soir, il ne restait plus à
(lumières (pie quelques chasseurs à cheval, la carabine sur
la cuisse, prêts à toute éventualité. Toute la nuit ils patrouil-
lèrent dans le pays. Le lendemain matin, vers six heures, trois
coups de carabine claquèrent à l'entrée du village, puis trois
chasseurs passèrent au triple galop ; ils rejoignirent les autres
et partirent vers Épernay. Alors arrivèrent les premiers
uhlans...
Un matin je venais de monter avec mon père et quelques
amis sur la place près de la Grande-Rue, quand à l'entrée du
pays apparurent deux uhlans, la carabine sur la cuisse ; ils
devançaient un convoi de ravitaillement. Quand l'oflicier
qui était en tête du convoi apparut, il nous fit le salut militaire
à la boche; nous lui ôtàmesnos casquettes. Puis vint la longue
file des voitures. Il en défilait depuis un quart d'heure quand
nous vîmes, encadrés de Saxons baïonnette au canon, un
groupe d'environ cent cinquante prisonniers français, l'allure
dégagée, l'air indifférent, la tête haute, surtout les grands tirail-
leurs sénégalais (car il y en avait de toutes les armes) qui dépas-
saient les autres de toute la tête. Tous ceux qui les regardaient
passer avaient les larmes aux yeux : on leur porta à boire et
à manger, et les Prussiens laissèrent faire. L'un des prisonniers
demanda : « Est-ce ici Cumières ? — Oui », lui répondit-on ;
et il ajouta : « B... sain et sauf. » C'était un de ses camarades
du 9^ cuirassiers, un jeune homme du pays, dont il donnait
des nouvelles.
Environ une heure plus tard arriva un autre convoi de ravi-
taillement, toujours avec deux uhlans en tête, puis l'officier
ensuite. En arrivant sur la place, avisant sans le savoir un
vieux combattant de 70, il demande en assez bon français, et
d'un ton arrogant : >. Avez-vous vu les prisonniers français? >
Le vieux qui avec ses yeux noirs et sa barbe hérissée avaii
l'air farouche, lui répond avec autant d'arrogance : « Non. »
L'autre paraît étonné d'une telle audace et prenant un air
terrible, il tire son sabre, prend le vieux à la gorge et lui posani
la pointe du sabre sur la poitrine, il répète en articulant chaque
syllabe, avec un accent qui dénote la rage : Avez-vous vu
LA GtERUE VUE PAU DES ENFANTS 413
•
les prisonniers français? » Alors, avec le même air arrogant,
le vieux répète : « Non. » Aussitôt le Boche, admirant une
telle audace, rangea son cheval près du vieux, le montra avec
la pointe du sabre à tous les gens présents en ayant l'air de
dire : « Admirez-le », puis il repartit, se retournant plusieurs
lois pour le regarder.
Bientôt après, c'était la retraite.
Des régiments allemands qui étaient passés au complet
quelques jours auparavant revejiaient maintenant fondus
des trois quarts, et les hommes qui restaient étaient à bout
de forces. Il repassa sur le poirt de Cumières douze drapeaux
accompagnés seulement de quinze cents hommes ; le reste
était tué, blessé Ou prisonnier. Quelle ne fut pas ma joie quand
le lendemain un de mes cousins, du 12*^ chasseurs à cheval,
arriva en éclaireur par Damery ^ seul à la recherche des
Boches qui venaient de faire sauter le pont d'une façon magis-
trale. Dans le village, c'était du délire de revoir enfin un soldat
français. Il les rejoignit à Hautvillers - où il en tua un, puis
redescendit à fond de train faire son rapport à ses chefs. Les
Boches envoyaient encore quelques obus sur le pont d'Éper-
nay pour empêcher les Français de le raccommoder. Enfin
les fantassins à culottes rouges ' arrivèrent, exténués mais
souriants et couverts de gloire, car ils venaient de sauver la
France.
A ce moment, nous allions traverser la Marne en barque afin
d'aller barrer l'avenue du pont détruit et porter à manger
et à boire aux soldats qui venaient d'arriver, quand ceux-ci
nous crièrent que les Boches arrêtés à Hautvillers nous lor-
gnaient et gesticulaient au haut de la côte. Nous passâmes
quand même, mais au moment oîi nous arrivions de l'autre côté,
un Français leur envoya un coup de fusil qui reçut en échange
1. Trois kilomètres à l'ouest de Cumières. sur le bord de la Marne.
2. Au-dessus de Cumières, à flanc de coteau.
3. Le mot n'est pas indifférent. Déjà, plus haut, Fernaud .T... parlait des
« gais uniformes » de nos troupes ; un Rémois, Pierre L... (quinze ans) écrit plus
explicitement : « Cinq niinutes après, quatre chasseurs à cheval apparaissent ;
ils s'arrêtent à peine et repartent aussitôt. C'est suffisant, nous avons revu les
pantalons rouges, ce fameux rouge si dangereux (l(iu:< l-i Ixitnille, mais si gai quand
il annonce noire victoire et la déroute des ennemis. •
111 L.V l',EVi:i-: DE l'AlUS
une volée de mitrailleuses. J'avoue qu'à ce moment un frisson
me traversa le corps : cela m'avait fail drôle, comme on dit...
Voici niaintcuant un Rémois, Emile C... ; malgré ses seize ans et
demi, son style a des puérilités singulières, et sa main est plus habile
à construire un canon-miniature qu'à orthographier des mot.s diffi-
ciles ; mais il a, plus que ses camarades, de rimagination, une imagi-
nation étrange qui lui fait inventer à la fois des mécaniques com-
pliquées et des images frappantes.
[Le 30 août] je vais comme tous les jours à la Croix-Rout>e
dont je faisais partie comme cycliste : plus personne à la Croix-
Rouge ^ Je vais me promener dans la rue de Vesle, mais arrive
à toute vitesse une auto, puis deux, trois, quatre ; il y avait
dedans des Boches, fusil au poing, qui nous regardaient
furieux. Je les vis repartir ; moi, je rentrai à la maison bien tran-
quillement. Tout à coup un sifflement prolongé, aigu, se fait
entendre, puis un éclatement de ferraille, mais je n'y fais pas
attention ; encore un autre, puis deux, trois, enfin cela n'arrê-
tait plus. Je commençai à marcher plus vite, surtout que les
obus (car c'étaient des obus) passaient sur ma tête en sifïlant.
Quand je vis de loin ma maison, je me dis : je suis sauvé ;
mais un sifflement se lit entendre très fort ; l'obus arriva
comme lin train qui déraille, rasa notre maison et éclata à dix
mètres d'elle et à cent mètres de moi ; une fumée terrible
s'éleva puis se dispersa. Moi, à ce moment, j'eus un peu plus
peur, je me mis à courir et j'arrivai à la porte de chez moi
à fond de train. Je descendis l'escalier et arrivai à la cave,
où je vis mes parents réunis qui s'inquiétaient de mon sort.
Au bout de quarante minutes, les obus cessèrent peu à peu.
On sortit de la cave et à la place de l'obus on vit un petit
trou de vingt centimètres de profondeur, des traces d'éclats
sur le mur de la maison d'en face, tous les carreaux étaient
cassés, des éclats entrés par une fenêtre avaient renversé une
armoire et défait un lit.
Ensuite, pendant huit jours, on vit les Boches qui avaient
1. On avait fùL évacuer les liôpitaux à l'approche des Alleinands.
LA GUERRE VUE PAR DES ENFANTS 415
la forme des singes et comme des lêles /aunes... Le samedi (12 sep-
tembre] le canon était aux portes de la ville... Le soir, il pleu-
vart à seaux: vingt Boches et un olïicier vinrent demander
si on pouvait les recevoir ; on les mit dans la plomberie et
le lendemain matin, ils furent faits prisonniers par les Fran-
çais.
... Le samedi 19 septembre après-midi, les obus commen-
cèrent à pleuvoir autour de la cathédrale ; tout à coup un obus
tombe sur le toit, éventre tout, et fait un énorme trou dans la
toiture. Ensuite un obus tombe au pied de la tour droite : une
fumée intense, puis plus rien. On vit ensuite une fumée s'éle-
ver, devenir plus épaisse, puis les llammes paraître ; l'obus
avait mis le feu à la paille sur laquelle étaient couchés les bles-
sés allemands, puis à l'échafaudage. Alors l'échafaudage tout
en flammes plia, puis tomba avec des flammes encore plus
grandes, et il s'écrasa sur le sol avec une épaisse fumée qui
s'éleva et enveloppa la cathédrale. Une fois les échafaudages
tombés, le feu avait pris à la toiture, déjà tout le plomb fon-
dait et coulait dans les gargouilles ; un nuage énorme, tout
blanc avec des reflets jaunes, monta vers le ciel, et qui parais-
sait sortir de la cathédrale. Il ne resta plus que la charpente
toute rouge, puis elle tomba sur la voûte et cessa peu à peu
de brûler, comme une pièce de feu d'artifice qui s'éteint. 11 ne
restait plus que des dentelles de pierre tout autour de la voûte.
Quand vint la nuit, une lueur rouge s'éleva dans le ciel, comme
le sang de la cathédrale brûlée qui demande vengeance.
Immédiatement après la bataille de la Marne, un petit garçon de
quinze ans, le plus rieur et le plus insouciant, Jean D,.., parcourait à
bicyclette un coin de la plaine de Saint-Gond, et le tragique de son
récit étonne pour qui connaît la puérilité de l'auteur.
. Entre Vertus et Bergères-les- Vertus ^ — Quarante-cinq che-
vaux allemands étaient là étendus, pattes cassées, ventres
ouverts, couchés sur le dos, sur le flanc, appuyés contre le talus
1. Vertus, chef-lieu de canton, entre Épernay et Fèrc-Champenoisc ; Ber-
gères, à deux kilomètres au sud de Vertus.
•1 1 (j I- A I! i; V VK DE P A P. I S
de la route ou contre les arbres : c'était alTreux. Un aéroplane
français qui était passé deux jours auparavant, avait lancé là
des bombes. Tout à côté de la route douze tombes : c'étaient
douze Allemands, tués aussi par les bombes...
Féichnamjcs '. — Nous allons aussitôt dans l'habitation
du beau-père de mon ami. Quel désastre ! Les portes sont
enfoncées, nous entrons dans la cuisine; le tout est pêle-mêle,
les chaises sont cassées, les bancs retournés, sur le parquet il
y a une épaisseur de dix centimètres d'épluchures de pommes
de terre, des choux, des plumes ; et seul au milieu de tout, le
gros chien de la maison...
Sur la route de Coiujij', les tombes se multiplicnl de plus
en plus ; on les voit simplement indiquées par une branche de
sapin. Le paysage devient de plus en plus triste ; les routes
sont couvertes de débris de sacs, ceinturons, fusils, vêtements.
A cet endroit, sur la route de Congy à Coizard, au moins cinq
cents poteaux télégraphiques ont été abattus. Dans les
champs tout autour, des troupeaux entiers broutent le peu
d'herbe qui reste.
Nous arrivons à Coizard '. Le feu et les obus ont détruit la
plus grande partie du village, des fermes complètes sont
détruites, et une fumée acre couvre encore les décombres.
Nous entrons dans une maison déserte ; on trouve là des amas
de sacs, ceinturons, cartouches, uniformes, fusils, le tout
appartenant aux Allemands. C'est là qu'ils avaient établi
une infirmerie, mais comme le village avait été pris et repris
par les turcos, au moins deux cents soldats avaient péri e1
gisaient sur le foin, dans la cour, dans les appartements, par-
tout.
Nous fûmes vite sortis de cet endroit où les cadavres
en décomposition nous firent horreur. Mais en continuant
notre route, nous entrons dans les marais : pièces, caissons,
chevaux, hommes jonchaient la plaine ; par endroits, des
1 . (;iiiq kiloiiiùlros à l'esl tic Cliaiupaubert.
2. Deux kilomètres au sud-ouest de T'érebrianges, sur le plateau dominant
au nord la plaine de Saint-Gond.
.'?. A la lisière nord des marais de Saint-Gond.
LA GUERRE VUE PAR DES ENFANTS 417
tas de soldats de soixante-quinze centimètres^barraient les
sentiers...
Un mois plus tard, le champ de bataille gardait encore assez d'hor-
reur pour altérer la sereine bonne humeur du gros Robert D... (seize
ans et trois mois).
... Nous nous sommes dirigés vers le village de Reuves^ où
nous avons déjeuné dans une auberge qui n'a reçu que deux
obus. Dans ce village, il y a une partie presque intacte, mais
l'autre partie a été arrosée par les obus boches et français ; la
pauvre église est très malade, il ne reste que les quatre murs et
le clocher ne tient que par deux ou trois poutres à demi
consumées...
Après le déjeuner, nous sommes repartis dans la direction
du château de Mondement qui se trouve au bord d'un plateau ;
pendant la bataille de la Marne se trouvait dans le château
un état-major allemand. Le château fut pris et repris quatre
fois par nos troupes marocaines. Il ne lui reste plus de toit, les
murs sont des écumoires, et les communs sont aux trois quarts
démolis ; il n'y a plus d'écuries, ni de remises, ni de serres ;
la pièce d'eau est défoncée par les obus. Nos troupes quand elles
arrivèrent dans le château pour la quatrième fois, se battirent
partout, dans les couloirs, dans les chambres ; et comme beau-
coup n'avaient plus de fusil, ils se battaient avec des barres de
fer qu'ils ramassaient un peu partout. Les arbres qui se trou-
vent à côté du château ont été coupés comme avec une hache
soit au ras de la terre, soit à la hauteur d'un homme. Le châ-
teau était affreux à voir et je voyais un paysage tellement
ravagé partout que j'avais presque envie de pleurer. Je pen-
sais aussi aux pauvres soldats qui étaient morts en montant
à l'assaut du château, mais je me disais que c'était une belle
mort que de mourir au champ d'honneur pour sa patrie... Je
suis retourné depuis dans ces endroits ; la vie a repris comme
avant, les maisons sont en partie reconstruites, et les champs
qui étaient incultes sont maintenant labourés et ensemencés.
1. A la lisière sud des marais de Saint-Gond, directement au-dessous du pla-
teau de Montgivroux-Mondemcnt. Sur cet épisode de la bataille de la Marne,
cf. les récits, dessins et plans parus dans l'Illustration du 3 juillet 1915.
15 Septembre 1915. 13
418 LA REVUE DE PARIS
Les collégiens qui ont écrit ces pages ont acquis l'an dernier un&
terrible expérience ; leur âme a, certains jours, trop fortement vibré
pour qu'il ne leur en reste pas pour toute leur vie une sensibilité par-
ticulière à de certaines émotions. On aurait tort de croire pourtant
qu'ils aient gardé de ces spectacles l'épouvante hagarde qu'on voit à
certains convois de réfugiés ; ils n'ont rien perdu de leur belle
humeur '. Mais leur âme a gagne à cette épreuve en profondeur, en
maturité, en énergie. Ils s'en aperçoivent plus ou moins obscurément,,
et naïvement ils s'en étonnent. « La guerre, dit l'un, nous a vieilli le
caractère », et cet autre, rappelant combien l'an passé il avait peur de
tout, conclut : « Eh bien! maintenant je suis brave. Je le suis devenu
depuis la guerre. Pourquoi? .Je ne sais pas. »
RENÉ MAUBLANC
1. On ne saurait trop protester contre la légende des enfants « qui ne savent
plus jouer » pour avoir vu de près les horreurs de la guerre. Lorsqu'arrivant à
Épernay, je demandai au collège si les élèves étaient plus tristes et moins
bruyants qu'à l'ordinaire, tout le monde me rit au nez. Il n'en est pas autrement
sur les champs de bataille, où les gosses considèrent avant tout les ruines comme
un excellent terrain pour jouer à caclie-cachc.
FRONT ITALIEN
Voici un nouveau et bien séduisant théâtre d'opérations.
Que nous sommes loin, sous ce ciel de la Méditerranée, parmi
ces fières montagnes, de l'humble relief qui se déroule de la
mer du Nord aux Vosges, et de la Baltique aux Karpates !
Du premier élan, voilà les alpins itahens accrochés, à
2 246 mètres, au sommet du Monte-Nero, ou couronnant de
leur artillerie, à 2 078 mètres, la montagne qui porte le nom
ambitieux d'Altissimo ! A côté de ces âpres cimes décharnées,
les sommets arrondis et boisés des Beskids font piètre figure ;
vus de ces hauteurs, la crête de Notre-Dame de Lorette et
le bastion des Éparges se confondraient avec les plaines qu'ils
dominent. En même temps, une magnifique variété embellit
de son éclat le nouveau champ de bataille. En bas, la mer
bleue, elle-même variée, puisqu'à l'Est elle s'insinue dans les
replis rocheux de la côte d'Istrie, tandis qu'à l'Ouest elle se
môle aux terres basses de la Vénétie dans le dessin capricieux
des lagunes. Puis la plaine, large d'une cinquantaine de kilo-
mètres, tour à tour humide, verdoyante et débordante de vie
aux abords de la côte, plus aride et plus pauvre à l'approche des
montagnes. Enfin le monde des Alpes, un dédale de vallées pro-
fondes et changeantes, de chaînons, plateaux et hauts massifs,
où la variété des roches et du plissement entraîne la diversité
1. Voir la carte à la fi:i de la livraison.
420 LA REVUE DE PARIS
des formes. Le mélange des races et des langues vient accroître
la complexité de la nature. Les Italiens occupent les rivages
et la plaine, remontent les hautes vallées de l'Ouest : à l'Est
la poussée slave submerge les plateaux, tandis qu'au Nord les
Germains tendent à déborder par les deux ailes. Les sinuosités
d'une frontière politique presque partout absurde apportent
un dernier élément de complication et de variété.
Il est possible cependant de mettre un peu d'ordre dans ce
chaos de contrastes. Entre ces rivages, ces plaines, ces vallées
et ces montagnes, il y a un lien d'origine. Toutes ces chaînes
puissantes sont en effet orientées, — disons, en st^ie mili-
taire, organisées, — par rapport à la fosse d'effondrement
à demi comblée qu'est l'Adriatique ; c'est pourquoi elles
forment autour de l'extrémité septentrionale de cette mer
une sorte d'immense amphithéâtre, dont les larges gradins,
dessen.'is par le réseau de couloirs que forment les vallées,
s'enlèvent majestueusement du bord de la fosse adriatique
vers l'intérieur. Au centre de l'amphithéâtre, la plaine de
Vénétie est une conquête de la montagne sur la mer ; elle est
faite des débris arrachés aux Alpes et patiemment accumulés
dans la dépression par une foule de torrents, qu'on voit encore
à l'œuvre, poussant à la mer leurs deltas et rétrécissant les
lagunes. Ainsi la plaine, avec ses terrasses, ses cours d'eau, ses
rivages, est liée intimement à la montagne. Non seulement
la montagne la commande et la domine, y fait déboucher et
croiser ses routes : mais cette plaine est fille des Alpes, elle
est faite de leur chair ; la structure de chacun des massifs se
reflète dans la nature et les conditions d'existence de la partie
de terres basses qu'ils surplombent. Dès lors, on comprend
déjà ce qu'a d'irrésistible et de sacré le désir des Italiens de
posséder toutes les pentes de cet amphithéâtre et de réaliser
l'unité politique d'une région dont l'unité physique nous
apparaîtra avec clarté.
Pénétrons donc d'abord dans cette large plaine de Vénétie,
d'où partent les armées italiennes pour le difficile assaut des
hauteurs. A leur suite, nous gravirons les gradins de l'amphi-
théâtre, le long des trois façades que la montagne dispose
autour de la plaine, le Trentin avec ses chaînes et ses vallées
Nord-Sud, les Alpes Carniques orientées de l'Ouest à l'Est,
FRONT ITALIEN 421
enfin les Alpes Juliennes et leurs grands plateaux alignés vers
le Sud-Est. Tout au long de ces montagnes, nous retrouverons
dans le climat, la végétation, les cultures, les occupations
humaines, l'influence de la mer voisine, attestant l'unité de
cet ensemble qui mérite d'être appelé l'amphithéâtre alpin
de l'Adriatique.
LA PLAINE DE LA VÉNÉTIE
Depuis Coni et Saluées, dans le lointain Piémont, jusqu'à
Gorizia et Monfalcone, toute la plaine de l'Italie du Nord est
un présent des montagnes qui la dominent. L'énorme masse
de débris arrachés aux Alpes a fait peu à peu refluer la mer
hors de la dépression, jusqu'à ses limites actuelles, et a
constitué ainsi un sol d'alluvions, de plusieurs centaines de
mètres d'épaisseur. Ces dépôts sont variés : leur perméabilité,
la grosseur et la disposition des éléments qui les forment,
diffèrent suivant l'ampleur, le nombre et le régime des cours
d'eau alpins, et aussi suivant la*' nature des montagnes aux-
quelles ces alluvions ont été enlevées. Cependant, dans toute
la plaine dont le Pô occupe l'axe, c'est bien aux bords des
montagnes que se trouvent les dépôts les plus grossiers et les
plus élevés, par suite les plus secs, tandis que les éléments
fins, moins perméables, se trouvent entraînés plus bas et plus
loin, garnissant le sol des parties plus proches de l'axe. Au
contact de ces deux zones qui se poursuivent parallèlement
au bord des montagnes, une grande partie des eaux infiltrées
à travers les cailloux et graviers des dépôts grossiers sourd
en suintements, en filets, en ruisselets, qui viennent épancher
leurs ondes pures à travers les terres basses dont le sol imper-
méable n'est déjà que trop disposé à conserver l'humidité à
sa surface. Pas assez d'eau sur les hautes surfaces sèches du
rebord, trop d'eau au-dessous de la ligne de sources qu'on
appelle en Milanais les « fontanili « ; le premier problème qui
s'est imposé aux habitants de la plaine a été celui d'une meil-
leure répartition de l'eau. Créer sur les terrasses élevées et
sèches des rigoles d'irrigation, organiser l'écoulement à travers
les terres basses et préser\^er celles-ci des inondations tout en
422 LA HEVUE DE PARIS
essayant d'y aménager des voies navigables, c'est là une tâche
considérable dont l'état d'achèvement est loin d'être égal
dans les différentes parties de la plaine.
Parmi ces régions, la Vénétie, c'est-à-dire le pays qui s'étend
à l'Est de l'Adige, est probablement celle où ce problème de
l'eau a reçu les solutions les plus élémentaires. Et aussitôt
nous voyons se dresser au-dessus de la plaine l'influence hostile
des montagnes qui la dominent. Cet amphithéâtre de mon-
tagnes, qui de trois côtés cerne la Vénétie et l'isole des grandes
Alpes, écarte d'elle les eaux nées au pied des plus hauts som-
mets. Les cours d'eau puissants qu'alimentent des glaciers
s'échappent par l'Ouest ou par l'Est : l'Adige, filant derrière
les murailles des Dolomites et des monts Lessini, est rabattue
vers le Pô ; la Drave, mieux écartée encore, se dirige vers le
Danube. La plaine ne voit fondre sur elle que des torrents
rageurs, que ne calme pas, avant de pénétrer dans les terres
basses, l'influence apaisante des grands lacs. En effet, ces
sauvages montagnes des Préalpes vénitiennes, faites de roches
croulantes que le déboisement livre aux intempéries, n'en-
gendrent que des rivières inégales, sur lesquelles les averses
énormes du régime méditerranéen provoquent de dangereux
paroxysmes. Ajoutons que les dépôts alluviaux accumulés
par ces torrents impétueux, et à la surface desquels ceux-ci
roulent à la sortie des montagnes, ont consente une forte
pente ; les crues bondissent donc avec violence vers les parties
les plus basses, où le souci légitime des habitants a été de se
préserver de leurs atteintes, bien plutôt que d'utiliser ces eaux
pour une irrigation savante, semblable à celle qui fait la gloire
du Milanais.
A ces causes physiques d'infériorité, il convient d'ajouter
des causes historiques. L'influence de Venise sur le développe-
ment de ses possessions de Terre Ferme n'a pas toujours été
favorable. Tandis qu'en Milanais l'existence d'un grand foyer
urbain au centre de la région à améliorer valait à celle-ci toute
la sollicitude des dirigeants de la cité, ici l'impulsion partait
d'une ville située à l'écart, dont les intérêts étaient très diffé-
rents, souvent opposés à ceux des gens de la plaine, qui se
trouvaient ainsi sacrifiés. N'oublions pas que la conquête de
la Terre Ferme n'a été elïectuée par la République que pour
FRONT ITALIEN 423
s' assurer du cours inférieur des fleuves cô tiers, et en régulariser
l'embouchure de façon à écarter des lagunes vénitiennes le
danger de leurs alluvions. Venise a donc de bonne heure
détourné et enserré dans un corset de digues la Brenta, le Sile
et la Piave, pour les empêcher de reprendre un jour, dans une
course vagabonde, le chemin des lagunes. D'autre part, afin
d'organiser en arrière du grand port un utile réseau navigable,
l'effort des ingénieurs de la République a tendu à concentrer
les eaux dans les chenaux fluviaux, plutôt qu'à les épancher
à travers la plaine dans un lacis de rigoles d'irrigation. On
s'explique ainsi que la Vénétie présente moins que le Milanais
le spectacle d'une région entièrement aménagée, et presque
forcée par l'homme ; cette partie de la plaine s'est donc con-
servée plus proche de la nature, et les traits particuliers à
chacune des zones que l'on y distingue sont restés plus nets
dans le paysage.
Nulle part cette netteté des aspects, cette dépendance,
restée étroite, de l'homme à l'égard des conditions géogra-
phiques, ne sont plus remarquables que dans la partie orien-
tale de la Vénétie, qu'on appelle le Frioul. Cette petite région,
qui s'étend du fleuve Livenza jusqu'à Gorizia et aux pentes
du Karst, a toujours été dans la grande plaine italienne un
pays à part, dont l'originalité est attestée par l'usage qu'y
font les habitants d'un dialecte assez spécial, déjà bigarré
de mots slaves. C'est l'entrée orientale, c'est-à-dire une des
grand'portes, de la plaine : donc, un pays sans cesse menacé, et
qui porte encore la peine de l'insécurité de cette situation.
Aujourd'hui encore la frontière autrichienne, taiUadant la
plaine à l'Ouest de l'Isonzo, vient brutalement rappeler les
dangers d'invasion suspendus au-dessus du Frioul. Enfin les
conditions physiques y sont moins favorables que dans tout
le reste de la plaine du Pô. L'influence des mauvaises mon-
tagnes qui se dressent avec rudesse au-dessus de ses vastes
horizons y a exagéré les caractéristiques habituelles du bas
pays. En Frioul plus qu'ailleurs les hautes terres du bord des
montagnes occupent une vaste étendue, et nulle part elles ne
sont aussi arides, aussi âpres et tristes. En revanche, la zone
basse a trop d'eau ; l'apport de la hgne des sources est si
-considérable, qu'une partie ne peut s'écouler et alimente des
424 LA REVUK DE PARIS
marais. Vers la mer enfin, une large bande de terres à demi
•noyées et de lagunes isole l'intérieur presque complètement
du littoral, et le prive d'échanges aisés avec la mer.
Les fleuves qui descendent des montagnes vers la mer sont
responsables de cet état de choses. La nature des chaînes où
ils s'alimentent, l'allure du climat dont ils dépendent, contri-
buent à en faire de redoutables torrents. Tandis qu'à l'Ouest,
dans la Vénétie proprement dite, sortent de la base des pla-
teaux calcaires interposés entre plaine et montagne des cours
d'eau paisibles et tout formés d'un coup, comme la tranquille
Livenza, à l'Est les âpres chaînes du Pramaggiorc jettent
droit sur le Frioul des rivières violentes, que surexcitent la
raideur des pentes, et la présence de roches imperméables
et ébouleuses. L'alimentation de ces torrents est défectueuse ;
des averses brutales assaillent ces montagnes à la fin du prin-
temps, précipitant la fonte des neiges ; des trombes d'eau
plus violentes encore s'abattent sur la contrée en automne.
A Tolmezzo, bourgade pourtant tapie au fond de la vallée du
Tagliameiito, il tombe 2 mètres et demi d'eau par an ; à Plezzo
(Flitsch), sur l'Isonzo supérieur, qui n'est qu'à 450 mètres
d'altitude, près de 3 mètres. Il est donc probable que les par-
ties élevées en reçoivent, par déluges, 4 à 5 mètres. Lorsque
ces masses d'eau, à la fin du printemps ou à l'automne, dévalent
sur les pentes dénudées des montagnes, elles transforment
tout à coup en fleuves redoutables, roulant des masses de
débris, les minces filets d'eau qui se traînaient sur les gra-
viers ; le débit du Tagliamento, mesuré au point où le fleuve
débouche dans la plaine, peut varier en quelques jours de 40 à
9 000 mètres cubes. Ce flot énorme, échappant brusquement
à l'étreinte des montagnes, s'élargit, s'épanouit en une nappe
de plusieurs kilomètres, ralentit son impétuosité, dépose les
plus lourds des matériaux qu'il traînait et hs accumule en
un immense talus de débris. Ainsi se sont formés peu à peu,
et continuent à se former sous nos yeux, les vastes cônes
d'alluvions du Tagliamento et de l'Isonzo, que les cônes secon-
daires construits par des torrents moins considérables ont
peu à peu soudés en un vaste plan inchné qui forme la zone
sèche et élevée du Frioul.
L'étendue de ces terres arides, qui portent comme en Lom-
FKONT ITALIEN 425
hardie le nom de Campagna, dans lequel nous reconnaissons
nos Champagnes, est beaucoup plus grande ici que dans tout
le reste de la plaine du Pô : réduites en général à une frange
le long des montagnes, elles forment en Frioul un peu plus de
la moitié du territoire, témoignage éloquent de la puissance de
transport que possèdent les organismes torrentiels des Alpes
vénitiennes. De même, la pente de ce plan incliné est souvent
remarquable : le long de la Cellina, torrent du Frioul occi-
dental, elle est de 15 mètres par kilomètre. Enfin l'épaisseur
de cette masse de débris grossiers est si considérable, que
parfois à 100 mètres de profondeur la sonde n'a pas encore
atteint l'eau qui a disparu de la surface. La perméabilité de
cette plaine de cailloux est donc extrême ; elle absorbe les
averses les plus copieuses sans en rien laisser écouler ; elle
happe au passage les eaux des rivières, et transforme des
cours d'eau puissants en oueds, analogues à ceux d'Algérie.
La Cellina, la Meduna, la Torre, qui descendent à grand bruit
des montagnes, se transforment bientôt, en plaine, en champs
de cailloux où l'eau ne paraît que lors de crues exceptionnelles.
Le Tagliamento lui-même est réduit à moins de 10 mètres
cubes au pont de la Delizia, et parfois on a vu son lit entière-
ment à sec.
Cette perméabilité entraîne l'aridité. La Campagna du
Frioul est une steppe ; on ne peut mieux la comparer qu'à
notre Cran d'Arles, mais une Crau gigantesque, dont la base
a 80 kilomètres de longueur. Les parties les plus désolées sont
les vastes lits actuels des cours d'eau, amples étendues de
galets luisants qui couvrent parfois des largeurs de plusieurs
kilomètres. De chaque côté, les territoires abandonnés depuis
longtemps par les eaux forment les magredi (terres* maigres),
où une végétation pauvre et monotone a commencé à s'instal-
ler : ombeUifères aux teintes fauves, bruyères, scabieuses,
centaurées, innombrables touffes de choin (Schoenus nigri-
cans) dont la couleur vert cendré aggrave la tristesse du
paysage. Quelques saules et peupliers souffreteux et tordus
se risquent aux abords des torrents, où ils peuvent trouver
un peu d'eau. Les villages les imitent, en dépit des dangers
d'inondation, parce que le voisinage de ces oueds est le seul
emplacement où des nappes d'eau peuvent se rencontrer ^
426 LA REVUE DE PARIS
une profondeur raisonnable, particulièrement au long du
Tagliamento. Autour de leurs maisons serrées se groupent
étroitement les cham])s cultivés, les mûriers et les vignes ;
tout le reste de la Campagna est abandonné au pâturage.
Heureusement, à l'Est du Tagliamento les conditions s'amé-
liorent. Au delà du fleuve que rejette au Sud-Ouest la masse
de moraines édifiées au bord de la plaine, les montagnes sont
plus résistantes, et n'encombrent pas entièrement le Frioul
de leurs débris ; de la Campagna pointent des îlots de roches
du socle, sur l'un desquels s'est installée la ville d'Udine. La
perméabilité est moindre, mais la fertilité plus grande :
d'autre part les pluies, déjà très abondantes dans ce cul-de-sac
que cernent les hauteurs, permettent de larges récoltes de
maïs. Des arbres de développement rapide, comme l'acacia,
parsèment la plaine. Les villages sont plus petits, mais beau-
coup plus nombreux ; l'un d'eux nous rappelle de glorieux
souvenirs : c'est le célèbre Campo-Formio. Tout d'ailleurs
parle de guerre dans cette plaine, assez sèche pour favoriser
le passage, assez riche pour ravitailler les envahisseurs ; beau-
coup de villages s'entourent encore de murailles ruinées et de
fossés établis du xii® au xiv^ siècles pour braver les raids des
Hongrois, des Mongols, et les violences des féodaux. Plus tard
ee sont les Turcs qui essaieront par cette voie d'atteindre
Venise, et c'est pour les arrêter que la République édifie au
xvii^ siècle la forteresse de Palmanova.
Mais ces facilités de passage s'évanouissent dès qu'on
aborde la zone humide, en atteignant la hgne le long de
laquelle naissent partout sous les pas les risiillive ou risurgive,
c'est-à-dire les sources qui ramènent au jour les eaux absor-
bées par "les graviers de la Campagna. Brusquement l'eau
apparaît, sourd de toutes parts entre les graviers et les sablons,
ruisselle sur la pente adoucie du plan incliné ; et telle est la
quantité absorbée par les hautes terres altérées, qu'ici il y a
tout d'un coup surabondance, et parfois excès d'humidité.
Une foule de gros ruisseaux émergent de la lisière des magredi
désertes, dessinant sur le sol un chevelu serré, et s'unissent
bientôt en cours d'eau abondants et réguliers, aisément navi-
gables, qui ne connaissent pas d'inondation et ne colmatent
pas les lagunes : le Lemene, la Stella, véritables artères du
FRONT ITALIEN 427
bas pays. Les fleuves venus des montagnes, et roulant d'une
pente assagie, y retrouvent la vigueur perdue dans la traversée
des terres sèches ; le Tagliamento, égaré à la Delizia dans sa
plaine de cailloux, se resserre et se raffermit en aval, devient
navigable à Latisana. L'afflux des eaux retrouvées est parfois
si grand, qu'elles ne peuvent s'écouler et s'attardent en marais;
à l'Est, pinces entre le cône du Tagliamento et celui de l'Isonzo,
les ruisseaux nés à la base de la plaine d'Udine se perdent
dans les marais de Talmassons, qui se dégorgent péniblement
vers la lagune de Marano. D'ailleurs, dans tout ce bas Frioul,
l'écoulement des eaux n'a jamais été vraiment aménagé ;
l'homme s'est adapté à la nature, sans essayer de la plier à ses
commodités. Pas d'irrigation véritable : on utilise l'eau là
oii on la trouve, le long des tortueuses rivières nées des sources,
sans chercher à l'amener là oîi elle manque, où à en diminuer
ailleurs la surabondance. Cette apathie tient à des causes histo-
riques : le conflit des intérêts locaux avec ceux de Venise,
l'influence néfaste d'une féodalité turbulente, qui n'a disparu
que depuis un siècle, la menace constante des invasions,
l'insécurité due au rôle de pays frontière, tiraillé aujourd'hui
encore entre deux dominations.
Aussi des coins de nature sauvage, des touches de l'aspect
primitif, parsèment-ils encore cette terre pourtant si favorable
à l'homme, et si fortement habitée. Des bosses caillouteuses,
prolongement des campagnes du Nord, et recouvertes de prés
maigres, ondulent parmi les herbages trop humides, les marais
peuplés de joncs et de roseaux. En rangées denses, les saules,
les aulnes, les peupliers suivent fidèlement les méandres des
cours d'eau ; mais il reste aussi des bouquets de chênes où
l'on chasse, débris de la grande forêt qui a couvert tout le bas
Frioul, et que Conrad II donnait en 1028 au patriarche
d'Aquilée. Partout ailleurs, voici les cultures, les champs de
céréales, de sorgho et de luzerne, les files de mûriers et d'arbres
fruitiers, la vigne accrochée en festons de saule en saule,
comme Hérodien le note déjà pour le pays d'Aquilée, et Mar-
tial autour de Padoue. L'homme envahit le paysage ; dans la
zone des sources, les habitations sont encore groupées sur les
points élevés, évitant les marais ; mais au-dessous, où l'écou-
lement est mieux assuré, les maisons s'éparpillent à travers
428 LA REVUE DE PARIS
la campagne, ne se rapprochant en lignes plus serrées qu'au
long des routes (passaggi) ou sur les bords des cours d'eau
{rivière). Les communications sont en elïet difficiles au milieu
de ce dédale d'eaux courantes, de marais, de digues. Deux
routes desservent le pays, au long desquelles se sont groupés
une foule de villages et de bourgs. En haut, la Stradalta,
installée à la limite même de la zone des sources, et qui rem-
place peut-être la via Postumia : de Gorizia et Gradisca elle
mène vers Palmanova, Codroipo et Pordenone, pour gagner
de là Trévise. En dessous la Callalta se lance hardiment à
travers le pays bas, franchissant les principaux cours d'eau
aux points où ils commencent à être navigables, par Cervi-
gnano, Latisana, Portogruaro, doublée aujourd'hui par la
voie ferrée de Venise à ïrieste.
La Callalta n'est haute, comme son nom l'indique, que par
rapport à une zone plus basse encore, celle des lagunes et des
marais du littoral. A l'approche de cette bande amphibie,
large de 5 à 15 kilomètres, les habitations disparaissent;
l'homme fuit devant la fièvre. La nature redevient entière-
ment sauvage : entre la Callalta et la lagune de Marano s'étend
un manteau de grands bois de chênes, puis de vastes marais
à demi exploitables, où paissaient jadis en troupeaux comme
dans notre Camargue les chevaux de race frioulane, disparus
depuis le partage de ces terres basses. Enfin apparaît la lagune,
si peu profonde que le reflux de la faible marée de l'Adria-
tique (0 m. 80) y laisse à découvert de vastes étendues, appe-
lées lagune morte, toutes tapissées d'herbes marines. Depuis
qu'Aquilée s'est éteinte, enlisée dans la vase, aucune autre
exploitation ici que celle des pêcheries ; quelques hameaux
de pêcheurs, Grado, Caorle sont installés sur la courbe molle
du cordon littoral, trouée çà et là de chenaux (Porto-Buso), et
que recouvre une maigre végétation d'yeuses, de genévriers
et de pins, débris de l'antique pinède qui s'étendait jadis du
Pô au Timavo. Cependant à l'Est cette région marécageuse
et déserte se rétrécit, finit par disparaître. L'Isonzo a construit
sur sa rive gauche, au pied du plateau du Karst, un vaste talus
de débris que sa pente, restée suffisante, préserve de l'excès
d'humidité : c'est la plaine de Monfalcone, assez perméable
pour qu'il soit nécessaire de l'irriguer. Un gros canal, dérivé
FRONT ITALIEN 429
de risonzo à Sagrado, pourvoit à cette tâche, et permet la
culture du riz, des céréales, de la vigne ; c'est ce canal que les
Autrichiens avaient barré non loin de Monfalcone, de façon
à inonder la région de Sagrado-Ronchi et à barrer ainsi par
une nappe d'eau les abords du Karst. Par cette plaine fertile
et sèche, le Frioul atteint enfin librement la mer, une mer assez
profonde pour que la grande navigation puisse y prendre
contact avec la côte : là s'ouvrent, au pied du Karst, les bassins
et s'élèvent les chantiers de Monfalcone, dont l'activité
annonce déjà Trieste, aperçue au-dessus des Ilots, à l'horizon
du Sud-Est.
Ainsi l'unique débouché maritime du Frioul était jusqu'ici
entre les mains de l'étranger. L'inlluence de la proximité de
l'ennemi, la paralysie déterminée par la menace de l'invasion,
pesaient hier encore sur cette marche de l'Italie. Trouble
d'autant plus grave, que la nature est ici plus violente, moins
aisée à discipliner que dans le reste de la plaine du Pô. Ainsi
l'influence des rudes montagnes qui cernent le Frioul est une
oppression physique, aussi bien que morale. Il lui faut donc
de l'air, de la sécurité, pour le développement de ses ressources
et l'aménagement de son sol, aux traits un peu trop accusés ;
plus qu'à tout le reste de la plaine, la possession des mena-
çantes chaînes qui l'entourent lui est une nécessité. Aussi
est-ce de là que part le grand effort des armées italiennes, vers
ce revers méridional des Alpes qu'il leur faut conquérir pour
achever le véritable édifice de l'Italie.
LE TRENTIN
Lcntreprise des armées italiennes n'est pas aisée ; les mon-
tagnes auxquelles elles s'attaquent sont hautes, variées,
difficiles. Leur masse est peut-être plus épaisse à l'Est ; les
gradins de l'amphithéâtre y sont plus larges, mais moins élevés.
C'est à l'Ouest, dans le Trentin, que les chaînes sont les plus
hautes, escarpées et serrées. C'est là aussi qu'est pour l'Italie
la menace la plus grave, puisque cette masse montagneuse
430 LA REVUE DE PARIS
pousse droit au Sud à travers la plaine, séparant le Milanais de
la Yénétie, dominant l'un et l'autre.
Cette direction des montagnes du Trentin, non moins que
leur structure, évoque les rapports entre la formation de ces
chaînes et celle de la mer Adriatique ; chaînes et vallées sont
disposées par rapport à la fosse où est installée cette mer :
comme le disent les géologues, elles sont périadriatiques. Des
massifs, des chaînons, orientés presque exactement au Sud,
séparés par des vallées qui le plus souvent ont utilisé des
failles, donnent à cette région accidentée un dessin général
d'une grande régularité. Cependant ces directions ne sont pas
strictement parallèles. Vers le Sud, les coulisses de montagnes
tendent à seserrer, tandis qu'elles s'écartent au Nord ; la forme
est donc plutôt celle d'un éventail de montagnes et de vallées,
dont le manche s'engagerait dans la direction de Vérone. Ainsi
les vallées du Trentin, larges et amples dans leur partie septen-
trionale où l'action des glaciers a d'ailleurs été plus considé-
rable sur le creusement, se rétrécissent, s'étranglent au Sud,
ne livrant plus que des débouchés étroits vers la plaine du Pô,
entre les barrières montagneuses rapprochées.
A l'Ouest du lac de Garde et de l'Adige, plusieurs rangées
serrées de hautes chaînes défendent efficacement l'accès du
pays. D'abord se dresse, au-dessus de la vallée de l'Oglio
(val Camonica) l'énorme bastion de l'Adamello, réplique du
massif de l'Ortler, qui en prolonge la direction au Nord. La
montagne est de formes lourdes, et présente jusque peu
au-dessous des crêtes supérieures (3 564 mètres) des formes
aplaties, entièrement couvertes de glace. Dans cette masse
de roches dures s'ouvrent des vallées profondes, étranglées,
si étroitement dominées par de hautes falaises hostiles, que
ni forêts, ni cultures ne peuvent s'y installer ; sur la haute
Chiese, le village le plus élevé n'est qu'à 767 mètres d'altitude.
En arrière de cette masse inhospitalière, dont les flancs
d'éboulis grisâtres ne portent qu'une maigre végétation,
d'autres chaînes défendent l'accès du val d'Adige. Moins
épaisses, et moins élevées, elles sont cependant difficiles à
franchir : ce sont de longues murailles calcaires, dont les pentes
descendent avec quelque lenteur vers l'Ouest, mais tombent
brusquement vers l'Est par des à-pic. Ainsi se présentent les
FRONT ITALIEN 431
âpres montagnes qui surplombent la rive occidentale du lac
de Garde, et la crête aiguë du Monte-Baldo, dont l'extrémité
septentrionale (mont Altissimo) domine l'Adige à Rovereto.
Ces escarpements sont si raides que les éboulements sont
fréquents et désastreux ; plusieuis lacs de la montagne doivent
leur origine à l'obstacle que forment ces pans de murailles
écroulées, et sur la basse Adige vers Mori les décombres des
Slavini di San Marco obstruent encore la vallée. Sans doute
ces chaînons difficiles sont traversés par des gorges, où passent
les rivières qui se dirigent vers l'Adige ou le lac de Garde,
Sarca, Noce. Mais ces défilés sont si profonds et abrupts, qu'il
est aisé d'intercepter le passage. Au Nord de l'Adamello,
l'accès de la vallée de la Noce (val di Sole, ou Sulzberg) par
1^ col de Tonale (1 884 mètres) est facile à défendre. Au Sud,
un détachement tournant l'Adamello par la dépression longi-
tudinale du val Giudicaria, devra pour déboucher sur Arco
et Trente forcer successivement les défenses du col de Roncone,
puis les défilés de la Sarca sous Stenico et derrière Sarche.
Ainsi ces raides montagnes, peu utilisées par l'homme, couvertes
de forêts maigres de pins ou de pâturages dévastés, sont sur-
tout un obstacle efficace ; elles couvrent hermétiquement à
l'Ouest la belle vallée de l'Adige.
A l'Est, les remparts montagneux sont fort différents ; et
quoique plus larges, plus variés, leur rôle de barrière est moins
effectif. Le long de la plaine se dressent brusquement deS'
plateaux calcaires, interposant entre la Vénétie et la haute
montagne, jusqu'à la frontière du Frioul, un paysage de
causses : vastes bassins fermés, où sont groupés les villages
pastoraux des Sette Comuni parmi lesquels les Allemands
retrouvent avec attendrissement et vénération des descen-
dants des Cimbres ; conque boisée du Bosco del Gansiglio,
dominant tout le Frioul du rebord escarpé de son Monte
Cavallo ; surfaces plus échancrées, plus hérissées, des monts
Lessini, dont les pentes méridionales, avec leurs gros villages
entourés de cultures délicates, tombent de façon si charmante
sur Vérone, mais que les vallées profondes descendant à
l'Adige ont découpé au Nord en vrais sommets (Pasubio).
Entre ces plateaux s'enfoncent des carions pittoresques et
difficiles, qu'ont entaillés la Piave en aval de Feltre, l'Astico,.
432 LA REVUE DE PARIS
et surtout la Brenta pour sortir du Val Sugana. Rien n'est
plus aisé que de défendre ces gorges, comme le font les forti-
fications italiennes de Primolano et de la Cima di Campo sur
la Brenta. Mais les plateaux donnent vers la plaine, ou vers
le Nord, un accès aisé. C'est par là que les Italiens menacent
le plus eiïicacement les vallées du Trou tin méridional ; au
Nord des monts Lessini, l'occupation du Corni Zugna et du
Pasubio menace Rovereto ; les combats autour de Lavarone
et de Folgaria leur donnent peu à peu l'accès de Trente ; vers
le Val Sugana, ils dominent Borgo. L'importance de ces pas-
sages est d'autant plus grande qu'ils débouchent au Nord sur
de belles et amples vallées, parallèles à l'axe des montagnes,
et établies sur l'emplacement des failles qui les ont morcelées :
large bassin de Belluno, conque du Val Sugana supérieur,
tout remplis de magnifiques cultures, mûriers, vignes, maïs,
riants et peuplés.
Mais en arrière, des montagnes moins accueillantes se
dressent, qui par leur altitude, la raideur de leurs formes,
l'ampleur de leur masse, sont des obstacles plus difficiles à
surmonter. Au Nord du Val Sugana, l'horizon est fermé par
im dôme granitique, riche en métaux, la Cima d'Asta, aux
raides pentes couvertes d'éboulis, puis par la crête sauvage
des monts Lagoraï, découpée en pointes aiguës qui dépassent
2 700 mètres ; cette sombre •muraille n'est franchie que par
quelques sentiers proches de 2 000 mètres, sauf à l'Est où la
route du col de Rolle, à 1 984 mètres, joint péniblement au
Trentin le bassin de Primiero. D'ailleurs, derrière la chaîne,
les obstacles ne sont pas moindres. L'énorme masse de por-
phyre de Botzen forme entre les Lagoraï et l'Adige un grand
plateau ondulé de 1 000 kilomètres carrés d'étendue, haut
de 1 200 à 1 600 mètres, pauvre et en grande partie boisé,
presque impraticable parce qu'il est découpé i)ar des vallées
profondes comme des gouffres, Eggental, vallée de TAvisio.
Celle-ci est si encaissée, vers l'aval surtout, entre les hautes
murailles rougeâtres tle porphyre s'érigeant aux angles en
colonnades effilées au-dessus des masses d'éboulis, qu'elle a
toujours été une sorte de république indépendante, dont
l'organisation autonome n'a pas entièrement disparu. Entin,
pour flanquer au Nord-Est ce glacis coupé de fossés, voici
FRONT ITALIEN 433
un redoutable bastion : le massif des Dolomites. L'originalité
de ces étranges montagnes est due à la superposition de cou-
ches très variées, où prédominent les calcaires dolomitiques,
auxquels l'érosion donne des silhouettes fantastiques, toujours
hardies, d'aspect ruiniforme ; de là un relief surprenant et
varié, murailles blanches surmontant des assises rougeâtres
ou de sombres amoncellements volcaniques, falaises à pic sur
500 à 600 mètres, pointes déchiquetées, tours, dont la beauté
est rehaussée par la présence de névés abondants, de petits
glaciers, et surtout par les teintes d'une splendide végétation
de forêts et d'alpages. Le pays est rude, à cause de sa grande
altitude ; les principaux sommets dépassent 3 000 mètres, les
cols, 2 000. Aussi est-il à peine peuplé : le fameux village de
Gortina d'Ampezzo, capitale de tourisme, n'a pas 1 000 habi-
tants. Cependant les Dolomites ont des routes, créées à grands
frais pour permettre la visite du pays aux étrangers, qui y
viennent plus nombreux qu'en toute autre partie des Alpes
orientales ; mais ces voies, qui franchissent des cols de
2250 mètres et sont encore encombrées en juillet des débris
d'avalanches tombées au printemps, sont faciles à obstruer et
à défendre. Le seul passage vraiment accessible, qui débouche
de Gortina sur Landro par le col de Polzenigo (1 544 mètres)
a ses abords soigneusement fortifiés ; encore donne-t-il accès
sur le Pustertal, et n'a-t-il rien à voir avec la vallée de
l'Adige.
Entre ces puissantes montagnes, qui en gardent si jalouse-
ment toutes les avenues, cette belle captive qu'est le val
d'Adige va s'épanouissant peu à peu vers le Nord, jusqu'au
pied des chaînes centrales des Alpes orientales. On l'a comparé
à un arbre puissant, dont la ramure irait s'élargissant vers le
haut. La comparaison est exacte : vers le Sud, la vallée se
rétrécit, les affluents diminuent de nombre et d'ampleur ; le
Trentin se transforme en une gorge. Pour déboucher sur la
plaine, l'Adige doit s'engager dans un étroit défilé de 200 mètres
de profondeur, la cluse de Vérone, que domine à droite la
courbe harmonieuse des arcs morainiques où se perche le
village de Rivoli. En amont, vers Borghetto, Ala, jusqu'à
Mori et Rovereto, la vallée n'a guère que 500 mètres de large.
Mais à l'inverse des vallées ordinaires, celle-ci ne cesse de s'épa-
15 Septembre 1915. 14
434 LA REVUE DE PARIS
nouir vers l'amont, finit par occuper une étendue de trois à
quatre kilomètres, se transforme à Botzen en une vaste
plaine. C'est que l'énorme glacier qui l'a creusée et élargie, au
lieu d'accroître sa puissance vers l'aval, la voyait rapidement
diminuer dans cette direction, non seulement à cause de la
fonte, plus active en approchant de la plaine italienne, mais
surtout parce qu'il perdait une grande partie de sa masse en
projetant à droite et à gauche deux langues puissantes, dont
l'une a creusé le val Sugana, l'autre la basse vallée de la Sarca
€t la fosse du lac de Garde ; ainsi, c'était un appareil très
diminué qui s'épuisait à déblayer la gorge d'Ala, et aboutis-
sait aux moraines de Rivoli. Le Val Sugana et la basse vallée
de la Sarca peuvent donc être considérés comme des débou-
chés du val d'Adige, et si celle-ci ne mène qu'aux eaux bleues
et profondes du lac de Garde, serrées entre leurs montagnes,
le premier a été longtemps la route de l'Allemagne vers Venise
et l'une des issues du Trentin, comme Bonaparte le fit bien
voir à Wûrmser, en l'y poursuivant l'épée dans les reins par
Primolano et Bassano. Vers le Nord, la ramure de l'arbre du
Trentin s'épanouit. En amont de Trente débouchent par des
gorges les vallées de l'Avisio et de la Noce ; à Botzen se réunis-
sent le haut Adige et l'Eisack. Si celle-ci, presque tout au long,
court dans des défilés, ceux de la Sachsenklemme en amont,
du Kunsterweg en aval, la haute vallée de l'Adige, labourée
par les glaces de l'Ôtztal, de l'Ortler et même des Grisons,
présente presque jusqu'au col de Reschen l'aspect d'une
ample dépression, large de deux kilomètres, et par où remon-
tent jusqu'au cœur des Alpes les influences du Midi.
Si nettement séparées de l'Italie par les montagnes et les
défilés, ces vallées du Trentin sont en effet entièrement ita-
liennes par le climat, la végétation, les cultures. Dès qu'au
sortir des cols et des gorges du Nord on aborde les combes de
l'Eisack ou de l'Adige, c'est la lumière éclatante, le ciel bleu
et profond, la végétation aux couleurs vives, le pittoresque
des villages, la vivacité des visages et des paroles. La tempé-
rature est assez douce pour que les amples bassins du Nord,
abrités par la masse de l'Ôtztal et des Alpes de Sarntal, soient
des séjours d'hivernants : Meran et Botzen sont les fleurons
d'une « Riviera » allemande, et la première de ces villes
FRONT ITALIEN 435
accueillait chaque année 25 000 hôtes de villégiature. Si le
fond des vallées, souvent marécageux et parfois brumeux, est
fréquemment désert, les pentes sont couvertes de vignobles, de
plantations d'arbres fruitiers ; le figuier, le mûrier entourent
les champs ; l'olivier même s'installe à l'extrémité du lac de
Garde. Jusqu'à 800 et 900 mètres, aux bonnes expositions, la
vigne et le châtaignier alternent sur les pentes d'éboulis. Une
abondante population, dont la densité varie de 75 à plus de
200 habitants au kilomètre carré, éparpille sur toutes les
basses pentes, cônes d'alluvions, talus d'éboulis, ses gros vil-
lages pittoresques avec leurs balcons de bois garnis de treilles,
dominés par la flèche des canipaniles. Des villes nombreuses et
actives, Meran, Botzen (Bolzano), Trente, Rovereto, occupent
le long de l'Adige tous les emplacements favorables au com-
merce. Toute la vallée est ainsi comme un écrin où sont dis-
posés, dans un décor magnifique, des joyaux de civilisation
méridionale, disons même italienne, ou mieux, latine.
Cependant, cette civilisation latine lutte depuis des siècles
contre la poussée du germanisme. Voilà neuf siècles que la
bataille fait rage, mêlée de succès et de revers. La langue
latine, suivant les aigles romaines, avait pris complète posses-
sion de ces vallées du versant Sud des Alpes, comme d'ail-
leurs de celles du versant Nord, et ce sont les fidèles de ce
latin des montagnes, conservé sous le nom ,de ladin ou de
rhéto-roman, qui peuplent encore les vallées des Dolomites et
certaines communes du Val di Non (Nonsberg); c'est au
xviii^ siècle seulement que l'allemand a conquis sur le ladin
toute la haute vallée de l'Adige en amont de Meran (Vintsch-
gau). Dans ce pays roman, les colons allemands n'apparaissent
guère qu'à partir du xi« siècle ; et comme dans les provinces
baltiques, comme en Transylvanie, comme dans la bordure
orientale des Alpes, ils sont imprudemment appelés par les
souverains locaux ; l'archevêque de Trieste, la Répub.ique de
Venise, ont encouragé ces solides et dociles Bavarois à venir
défricher les forêts, d'autres à faire du commerce. On leur
offre des privilèges, et voilà que se constituent ces républiques
paysannes des Sette et des Tredici Comuni, ces communautés
allemandes de Brixen, Botzen, Meran et même de Mezzo-
Tedesco, S. Michèle et Lavis, aux portes de Trente. Au
436 I.A HT. VUE I)K iWIUS
xv^ siècle la mise en exploitation des mines de la Cima d'Asta
a jeté sur le Primiero et le Val Sugana une nouvelle alluvion
de colons germaniques. Peu à peu les Allemands s'infiltraient
ainsi à travers le H'rentin, s'installaient sur les montagnes qui
dominent la Vénétie. C'est la contre-réformation qui, à partir
du xvii^ siècle, a donné le signal du retour ollensif de la langue
italienne. Dès le xviii^ siècle, l'italien s'avance de nouveau
jusqu'à Botzen, et assimile les communautés ladines de l'Avisio
et du Val di Non; les colonies allemandes du Sud sont sub-
mergées, et réduites à l'îlot, très compromis, du village de
Luserna, que toute la piété germanique se sent impuissante à
préserver. Mais la bataille continue, très âpre, sur l'Adige
supérieur. Les Italiens du Trentin, prolifiques et pauvres,
otîrant une main-d'œuvre à bon marché, remontent vers le
Nord ; ils essaiment jusque dans les districts industriels du
Vorarlberg. Sur l'Adige, en amont de Salurn, ils forment
jusqu'à Botzen, dans des villages aux noms germaniques, plus
de la moitié de la population et représentent entre Botzen et
Meran une minorité imposante, à l'entrée de ce Vintschgau où
les souvenirs ladins sont encore d'hier. Seule la vallée de
l'Eisack, route du Brenner et du Pustertal, reste purement
allemande derrière ses ciuses. Ces succès, qui ont abouti à une
reconquête presque complète du 'JYentin, sont de bon augure ;;
ils attestent la vitalité de l'italianisme, dès avant la reconstitu-
tion du jeune royaume : ils légitiment la volonté enfin déclan-
chée de l'Italie, de racheter ces fils enchaînés par le germa-
nisme derrière la haute barrière des montaf^nes.
LES ALPES CARNIQUES
Beaucoup plus simple que le Trentin, et beaucoup plu^
favorable aux Italiens, est le théâtre d'opérations qui se
déroule à l'Est des Dolomites, celui des Alpes Carniques, entre
la Piave et l'Isonzo. Ici, les Italiens sont chez eux ; ils occupent
presque toute la largeur des montagnes. Appuyés sur cette
base d'opérations que sont les vallées des Préalpes véni-
tiennes, ils assaillent la chaîne Carnique, d'où ils peuvent
FRONT ITALIEN 437
déboucher dans les grandes vallées de la Carinthie et du Tyrol.
C'est d'ailleurs une âpre région que celle de ces montagnes
et vallées italiennes, pays de la haute Piave que les Italiens
appellent le Cadore, pays du haut 7'agliamento qu'ils nomment
la Garnie. De rudes montagnes calcaires, qui dépassent sou-
vent 2 000 mètres et ne sont pas loin d'atteindre 3 000, érigent
des profils raides et menaçants, tours, crêtes, dents, murailles.
Au-dessous, d'énormes masses de débris, que le déboisement,
aidé par les violences du climat méridional, livre sans défense
à l'érosion ; les éboulements sont fréquents, ou les glissements
de pans de montagnes que sollicite l'inclinaison des roches
imperméables de leur socle. Dans les vallées, d'énormes grèves
de cailloux, sur lesquelles serpentent les filets d'eau des tor-
rents ; mais viennent quelques-unes de ces formidables chutes
de pluie, capables de donner 3 mètres d'eau par an, et toute la
vallée est envahie par un flot où s'entrechoquent les débris
arrachés à la montagne. Ainsi se présentent les lignes dures du
Cadore, qui ont inspiré au Titien, fils de ces montagnes, ce
qu'il y a d'étrange dans ses paysages; plus au Sud les Alpes
de Pramaggiore, d'où sortent les redoutables torrents du haut
Frioul, sont encore plus délabrées et désolées ; on peut y cir-
culer des jours entiers, sur des sentiers jonchés de débris,
brûlés par le soleil ardent que réfléchissent les roches blanches,
sans rencontrer âme qui vive. Les habitants sont surtout des
pasteurs, qui gagnent l'été .les alpages plus frais et plus riches
des montagnes de Carinthie ; beaucoup d'entre eux se font à
la belle saison maçons, terrassiers, rémouleurs ou colporteurs à
travers l'Allemagne et l'Autriche ; d'autres, enfin, quittent
définitivement le pays : la province d'Udine a perdu par émi-
gration, dans certaines périodes, jusqu'à 5 p. 100 de sa popu-
lation.
En remontant ces vallées de la Piave, du Degano, du But,
on atteint une chaîne régulière et continue, orientée presque
exactement Est-Ouest, et qu'accompagne sur une grande
partie de sa longueur la frontière actuelle : c'est la haute
chaîne Carnique. C'est une muraille, peu épaisse (15 kilomètres
environ), mais très continue sur 100 kilomètres, raide et sau-
vage, particulièrement à l'Ouest, où ses pointes schisteuses
s'élèvent jusqu'à plus de 2 700 mètres (Creta Verde, Coglians).
438 LA REVUE DE PABIS
Dans l'Est, sur des roches plus variées, les formes sont plus
douces, les altitudes moindres ; les sommets de la ligne de
faîte sont souvent des dômes herbeux, des alpages, à proxi-
mité desquels s'élèvent des chalets (casere) ; telles les fameuses
positions du Freikofel, du Pal Piccolo, du Pal Grande, si obsti-
nément disputées. La grande difficulté qu'on éprouve à franchir
cette chaîne réside dans la brusque différence d'altitude entre
cette ligne de plus de 2 000 mètres et les vallées profondes qui
la longent, celles du Degano, du But, au Sud, à 7 et 800 mètres,
celle du Gail au nord, à moins de 700. Heureusement, il existe
au milieu même de la chaîne une échancrure très prononcée.
De la vallée italienne de Timau, où vivent encore des descen-
dants de bûcherons germaniques, on monte aisément au col
du Monte-Croce Caruico, que les Autrichiens appellent Plôcken
Pass, et qui franchit la chaîne à 1 363 mètres ; de là on dégrin-
gole le long du rapide torrent de Valentin sur Mauthen et le
Gailtal. D'autre part, à l'extrémité occidentale de la chaîne,
une route partant du Cadore mène aisément dans le Pustertal
par un autre col de la Croix, le Monte-Croce de Padola
(Comelico) (1 636 mètres), d'où l'on descend droit sur Innichen
et Toblach.
Ces passages sont peu employés aujourd'hui. Le Plôcken
ne voit guère passer sur son mauvais chemin que les pâtres de
Garnie gagnant avec leurs troupeaux les pâturages du Gailtal,
ou les maçons et colporteurs partant pour le Nord. Le col de
Padola n'est desservi du côté autrichien que par une route
médiocre. Cependant, ils valent mieux que leur utilisation
actuelle : ils ont été de grandes voies internationales. Une
route romaine se glissait dans F échancrure du Plôcken ; au
Sud, elle venait d'Aquilée, l'ancien port des lagunes friou-
lanes ; au Nord, elle se bifurquait en trois tronçons, dont l'un
gagnait Juvavum (Salzbourg) par les passes des Radstâdter
Tauern, le second menait aux mines d'or des Hohe Tauern,
le dernier enfin au Brenner, évitant ainsi le passage des défilés
du Kunsterweg sur l'Eisack, longtemps impraticables. P us
tard, lorsque Aquilée enfermée dans sa lagune comblée eut
abandonné sa prépondérance à Venise, les routes se dépla-
cèrent vers l'Ouest, de la Carnie vers le Cadore, et par le Monte-
Croce du Comelico passa la Slrada per Germania, en concur-
FRONT ITALIEN 439
rence avec la Strada d'Alemagna qui remontait la vallée d'Am-
pezzo et le col de Polzenigo ; par ces deux routes fut dirigé du
xii^ au xiv^ siècles tout le trafic du Brenner, jusqu'à ce que
fût ouvert en 1314 le chemin audacieux du Kunsterweg, qui
dévia définitivement par Botzen et le Val Sugana le commerce
de l'Allemagne avec Venise. Ainsi ces cols ont un glorieux
passé ; ils sont donc encore utilisables. L'empressement des
Italiens à s'assurer leur possession, dès les premiers jours des-
hostilités, l'obstination des Autrichiens à essayer de les leur
reprendre, particulièrement le Plôcken, que ne maîtrise
aucune forteresse, disent assez leur importance.
Mais que trouve-t-on derrière les montagnes qu'ils tra-
versent? Sur quoi débouchent les routes qui les utilisent? Un
détachement franchissant le Plôcken n'est pas au bout de ses
peines. Devant lui s'ouvre une large et profonde vallée maré-
cageuse, celle du Gail, extrêmement rectiligne, profondément
excavée par les glaces, au contact de roches tendres. Ce
Gailtal, où d'énormes cônes de débris descendus des mon-
tagnes voisines empêchent l'écoulement régulier des eaux, est
tout en prairies humides et en marais semés de bosquets
d'aulnes ; l'hiver et l'automne, des buées froides se lèvent des
terres humides. En dépit de la faible altitude (6 à 700 mètres),
la population est peu nombreuse et pauvre ; le trafic est nul,
les difficultés du passage étant aggravées du fait que la vallée
se termine à l'Ouest en cul-de-sac, par une sorte de rainure
étroite et impraticable. Ce n'est donc pas une commode voie
d'invasion. Lorsque la route romaine empruntait le Plôcken,
elle se hâtait de traverser le Gailtal pour aborder aussitôt la
chaîne sauvage qui borde la vallée au Nord, et la franchir au
col de Gailberg. C'est au delà de ce nouvel obstacle qu'on ren-
contre enfin une grande ligne de communication, l'extrémité
orientale de ce curieux Pustertal (Pusteria), qui de chaque côté
d'un seuil insignifiant (col de Toblach, 1 209 mètres) mène à
l'Est le long de la Drave vers les bassins de Carinthie, à l'Ouest
par la Rienz à l'Eisack et à la montée du Brenner. En s'intro-
duisant dans cette grande dépression longitudinale, véritable
chemin de ronde disposé derrière l'amphithéâtre alpin de
l'Adriatique, on peut couper les communications du Trentin
avec le Sud-Est de la monarchie austro-hongroise, menacer la
110 T-A REVUE I)K PARIS
voie du Breimer. ]\lais est-il possible de faire plus? Une tenta-
tive vers le Brenner se heurterait, au débouché sur l'Eisack,
aux défilés de Franzensfeste, barricade du Tirol ; une marche
vers l'Est aurait à franchir les gorges de Lienz, puis la « porte
du Tirol » à Drauburg, enfin, le défilé de Sachsenburg avant de
pénétrer au cœur de la Carinthie et de mettre la main sur la
grande voie ferrée qui traverse les Tauern, joignant par
Salzbourg Berlin à Trieste. La présence d'une pareille succes-
sion d'obstacles, l'inconvénient de ne déboucher, après les
avoir surmontés, que dans des régions très montagneuses et
encore très éloignées des plaines ou des grandes villes, font
(ju'une offensive importante des troupes italiennes ne paraît
pas probable à travers la Garnie et le Cadore. En occupant
ces chaînes et leurs passages, nos alliés se gardent contre une
attaque de flanc des Autrichiens ; de plus, ils menacent les der-
rières de l'ennemi; ils donnent, comme on disait au grand
siècle, des jalousies à l'adversaire. Mais c'est vers l'Est, par
des passages plus directs, ou à travers des montagnes moins
élevées, que doit s'engager l'action décisive.
LES ALPES JULIENNES
Dès avant d'aborder les montagnes, fondues de plus en plus
en plateaux, qui tournent résolument au Sud-Est dans les
Alpes Juliennes, se présente un des plus beaux passages des
Alpes, et mieux même qu'un passage, un carrefour. Cet empla-
cement privilégié, c'est celui de Tarvis.
Au bord méridional dé la ligne de vieilles roches qui forme
la haute chaîne carnique et son prolongement oriental, les
Karawanken, s'est dessinée dans des affleurements plus ten-
dres une bande déprimée, où coulent aujourd'hui en des sens
différents, unis plutôt que séparés par des seuils de 797 et
868 mètres, la Fella vers l'Adriatique, le Gailitz vers la Dravc,
enfin la Save supérieure. Sur cette superbe voie Est-Ouest se
sont ouvertes, à grand renfort d'actions glaciaires, des portes
vers le Nord et vers le Sud : au Nord le long du Gailitz une
route atteint bientôt Villach, au cœur de la Carinthie ; vers
FRONT ITALIEN 441
le Sud par le col dePredil(l 162 mètres) on descend bientôt sur
Plezzo (Flitscli) et la haute vallée de l'Isonzo. Qui tient Tarvis
peut donc déboucher à la fois vers le haut ou le bas Frioul,
vers les bassins de Carniole ou ceux de Carinthie. Aussi les
hommes d'Église germaniques du haut moyen âge, sous l'in-
fluence desquels s'est faite la poussée allemande dans ces
contrées, s'étaient-ils avisés d'établir dans ce carrefour un
élément allemand qui s'est maintenu jusqu'à nos jours de
Pontafel à Tarvis entre l'étau des Italiens et des Slovènes.
Bien entendu, les Autrichiens y ont accumulé, sur 4e col de
Predil et autour deMalborghetto, dominant la dépression étroite
et pierreuse qui mérite ainsi son nom de Kanal (défilé), de
puissants travaux de fortification.
En attendant la destruction de ces ouvrages, qui libérera
cette route par oîiBonaparle s'élança en 1797 vers Leoben et
le Semmering, c'est donc plus au Sud encore, entre les sources
de l'Isonzo et la mer, que s'opère la principale poussée des
troupes italiennes. Le caractère des montagnes y change, en
même temps que leur direction. La bande de hautes terres, au
delà de Tarvis, tourne résolument au Sud-Est, triple de lar-
geur, mais s'abaisse peu à peu d'autant. Les chaînes altières
qui dominent au Sud la vallée de Kanal se transforment peu
à peu en plateaux austères, qui s'affaissent en gradins vers le
Sud-Ouest, et vers l'Est au contraire descendent en pentes plus
douces vers les amples bassins de la Save. Donc, du côté de la
Carniole, rien de brutal ; une transition assez ménagée fait
passer sans secousses de la nature de montagne au paysage des
collines croates. Mais vers le Frioul, le contraste est violent,
et soudain ; et comme pour mieux l'accentuer, la montagne
se couvre de ce côté d'un fossé profond, au tracé tortueux, où
se précipite un fleuve torrentiel, l'Isonzo.
Les formidables masses calcaires dont tous ces massifs sont
construits se découpent vers le Nord, aux abords de Tarvis,
en véritables chaînes, hautes murailles blanches déchique-
tées en pointes du Montasio, du Mangart, qui dominent de
2 000 mètres la vallée de la Fella ou le bassin de Plezzo ; au
Sud de celui-ci, le chaînon parallèle du Monte-Nero (Krn)
s'élève à 2 246 mètres. Ces montagnes escarpées rappellent les
Dolomites, sans avoir la variété que vaut à celles-ci la super-
442 LA KEVUE DE PARIS
position de roches très différentes : ce sont trop exclusivement
des falaises calcaires, sous lesquelles s'épanouit un piédestal
d'éboulis, pentes croulantes sans végétation. C'est là que se
sont accrochés hardiment les Italiens pour dominer le haut
et le moyen Isonzo, qu'ils surplombent à Caporetto de plus de
2 000 mètres. Vers le Sud-Est, ces montagnes s'empâtent, car
les deux chaînes se transforment en rebords d'un vaste plateau
qui descend en gradins vers la Save. Ces rebords sont encore
très élevés (2 864 mètres au Triglav); en revanche, au cœur
du plateau est enfoncée la profonde vallée de Wochein, où de
grosses sources font jaillir les eaux infiltrées à la surface des
masses calcaires. Rudes sont les contrastes de pentes, que
l'action des glaciers, jadis puissants dans ces massifs très
arrosés, a exagérés ; rude est la nature sur ce plateau sans eau,
où se grave déjà profondément la topographie d'effondre-
ments propre aux surfaces calcaires. Vers le Sud, les chaînes
font décidément place aux tables. Il y a bien encore quelques
crêtes sur la rive droite de l'Idria, dominant la vallée où s'en-
fonce si profondément cet affluent de l' Isonzo : un pays coupé,
raviné, difficile. Mais les plateaux triomphent dès qu'on a
franchi, vers le Sud-Est, la longue hgne de fracture Tolmino-
Idria-Loitsch : plateau, la vaste conque de la forêt de Ter-
nova, relevant son bord méridional jusqu'à 1 300 mètres ; pla-
teau, son prolongement, la forêt de Birnbaum, haute encore de
1 300 mètres. Cependant, la masse s'abaisse. Au delà d'une
zone d'effondrement où s'installe la vallée du Vippaco, le pla-
teau recommence, mais plus aplani, de plus en plus régulier,
de moins en moins élevé. L'altitude est encore de 5 à 600 mètres
au-dessus du Vippaco ; la voilà qui descend à 250 mètres
derrière Miramar, et même à 120 mètres au bord du Frioul,
au-dessus de Sagrado et Monfalcone. Le passage n'est-il pas
tout indiqué ici, sur ces vastes étendues du Karst (Carso),
d'autant plus favorables à la circulation que sa surface est
aussi sèche que la peau d'un crocodile? Aussi les voies de
communication apparaissent, se pressent sur ces plateaux
abaissés qui ne tarderont pas à se relever au Sud. La voie
romaine menant d'Aquilée en Pannonie, insinuée' par la vallée
du Vippaco, passait le long du Birnbaum. Par Adelsberg se
glisse le tronc de voie ferrée, qui s'épanouit dans la région
F HO NT ITALIKN 443
côtière aux embranchements de San-Peter, Divazza, Cosina^
Nabresina ; là est le lien qui unit à l'intérieur de la monarchie
la blanche Trieste, pressée contre la mer à l'abri de la falaise
karstique, à l'endroit où l'Adriatique, insinuée entre les replis
du plateau d'Istrie, commence à y ménager des abris et des
sites de ports.
Voilà donc enfin cette région de passage, que nous avions
cherchée en vain Jusque-là autour de l'amphithéâtre alpin
de l'Adriatique. Avouons qu'elle n'est pas encore très favo-
rable. Laissant de côté les obstacles que présente encore le
relief, bords raides de plateaux avivés par des failles, abîmes
des bassins d'effondrement, où des rainures fluviales qui s'en-
foncent pour rejoindre la profonde vallée de l'Isonzo, consta-
tons que le pays est singulièrement pauvre et revêche. Le
climat est dur. Le terrible vent de la bora, frère aîné de notre
mistral, souffle avec tant de violence à la surface des plateaux,
bondissant en hurlant vers l'Adriatique, qu'il tranche comme
une faux tout ce qui ne se tapit pas dans les creux. Des déluges
de pluie assaillent le pays en automne, et encore au printemps :
2 800 milhmètres d'eau par an au bord du Ternova, 3 m. 25
aux abords d'Idria ; les Italiens ont eu déjà fort à faire avec les
crues de l'Isonzo. Une neige épaisse couvre tout le massif pen-
dant l'hiver ; des hauteurs de 3 mètres n'y sont pas rares. Cette
neige tombe jusqu'au printemps dans les parties hautes, avec
accompagnement d'avalanches, obstruant les passages, et
ceux qui connaissent le pays prévoyaient aisément que l'Italie
ne pouvait se risquer avant la fin du printemps à y entre-
prendre une action militaire. La plus grande partie des pla-
teaux ne peut même pas être exploitée par l'homme. Sur les
hautes terres du Wochein et du haut Isonzo, la superficie
entièrement improductive est environ de la moitié du sol ; un
quart est occupé par de maigres pâturages à moutons, le reste
par des forêts, qui ne dépassent pas d'ailleurs l'altitude de
1 600 mètres, soit une des plus basses limites de végétation
que présentent toutes les Alpes. Les plateaux moins élevés de
Ternova et Birnbaum sont presque entièrement couverts de
bois, où se pressent les chênes, hêtres et frênes des forêts illy-
riennes. Les cultures n'apparaissent guère qu'au-dessous de
800 mètres, tapies dans les vallées, ou ^dans les cavités du
444 I,A REVUE DE PARIS
plateau karstique. La population est donc très peu nombreuse.
Les Slovènes qui la composent sont dispersés en une foule de
.petits villages, et leur existence est si misérable, qu'ils passent
une partie de l'année hors de chez eux à vendre des fruits
méditerranéens, à se louer comme maçons ou bûcherons. Ils
tendent aussi à se rapprocher des pays riches, au ciel clément,
la côte, la plaine frioulane ; ils sont déjà 57 000 à Trieste
d'après les chiffres oiïiciels, et peut-être 80 000, réduisant les
Italiens à ne plus former que 63 p. 100 du total de la popula-
tion ; à Gorizia ils possèdent tous les faubourgs industriels, et
dans la ville même ne sont pas loin de former la moitié des
habitants. Croissance rapide, et grosse de complications, dont
les Autrichiens n'ont pas manqué de tirer parti.
Quelque revèches que soient ces hautes terres, et pour
monotone qu'en soit la traversée, du moins ont-elles le mérite
de ne pas dissimuler derrière elles d'autres obstacles. Vers
l'Est s'ouvrent des régions accueillantes. Les plateaux s'affais-
sent et se disloquent ; de vastes bassins d'effondrement, que
les alluvions ont comblés, étalent leurs terrasses couvertes de
cultures. La Save, passant de l'un à l'autre, ménage par sa
vallée une voie de communication qui passe du petit bassin de
Radmannsdorf, encore élevé et froid (500 mètres d'altitude),
à celui de Krainburg, plus ample et plus bas (360 mètres) et
enfin aux plaines de Laibach, dont l'altitude n'atteint même
plus 300 mètres. II fait encore grand froid l'hiver au fond de
ces dépressions où l'air glacé s'accumule, et sur lesquelles la
brume s'appesantit des semaines ; mais la forte chaleur des
étés, d'ailleurs arrosés de pluies copieuses, assure la maturité
rapide des céréales. Champs de blé et de seigle se partagent les
plaines de Carniole, refoulant le millet et le sarrazin ; le bétail,
abondant, va paître l'été dans les forêts qui couvrent les pla-
teaux environnants. Au sortir des hautes terres boisées, ces
larges étendues cultivées animées de villages et de routes, et
semées d'îlots rocheux qui en rompent la monotonie, déroulent
entre les festons de leur rebord la gaieté de vastes oasis. La
population se presse sur les terrasses qui dominent les cours
d'eau, ou le long des flancs du haut pays. Peu de villes, peu
d'industrie, une civilisation tout agricole. Le pays est pure-
ment Slovène sauf dans quelques bourgades commerçantes
FRONT ITALIEN 445
et dans les lieux de villégiature où se fait sentir l'influence
germanique ; pourtant il fut un temps où les évêchés allemands
de Brixen et Freising possédaient les deux tiers du territoire.
A Laibach même (Ljubljana), l'élément allemand est passé
en trente ans de 23 p. 100 à moins de 15. Cette capitale de la
Carniole est une des villes les plus slaves de l'Autriche, et cela
a son intérêt, car elle commande toutes les avenues du pays.
Proche de la Save, échancrant de la plaine qu'elle maîtrise les
plateaux du Karst au droit de leur ensellementleplus accentué,
elle est le carrefour des routes menant à Trieste, à Tarvis, et
vers l'Est, par un pay.sage de collines ondulées, vers la Croatie
et la Hongrie.
Mais pour arriver dans ces plaines ouvertes, qui les mènent
au cœur du pays ennemi, pour déboucher sur les plateaux qui
dominent ces dépressions, les Italiens ont à surmonter un
redoutable obstacle : il leur faut franchir l'Isonzo, gravir les
pentes escarpées qui à FEst dominent le fleuve. Ce cours d'eau
au nom italien, sur les rives duquel la langue italienne prédo-
mine, c'est le plus sérieux rempart de la monarchie austro-
hongroise. Les difficultés qu'il oppose à la marche d'une armée
sont multiples. D'abord la direction tortueuse de son cours
distribue ses rives en rentrants et en saillants successifs. Ten-
dant à descendre directement des hauteurs du Triglav, où il
naît, vers la plaine du Frioul, il est plusieurs fois détourné
brutalement vers le Sud-Est, le long de failles ou de bassins
d'effondrement parallèles à la direction des montagnes ; de là
les coudes qu'il prononce brutalement, soit au sortir du bassin
de Plezzo, soit à Tolmino, soit à Plava, et encore à Gorizia.
D'autre part, la présence, le long du tracé, de bassins très
affaissés et de lignes de faible résistance a permis au cours
d'eau, d'ailleurs très vigoureusement alimenté, d'établir son
lit tout au long à une très faible altitude ; mais il n'est arrivé
à ce résultat qu'en sciant profondément les blocs calcaires
quil lui faut traverser, et en s' enfouissant au fond de gorges
profondes, appelées ici Canale, comme dans toute la région.
Fossé profond et contourné, dominé par d'énormes pentes,
pris d'enfilade du haut des saillants de la montagne, tel se pré-
sente l'obstacle de l'Isonzo.
La haute vallée est atroce. Enfoncée au-dessous de 500 mètres.
446 LA REVUE DE PARIS
€t dominée à pic par des montagnes de 2 500 mètres, elle est
toute en pentes croulantes, entièrement nues, à peine tachetées
de quelques touffes de genévriers. Chaque printemps, les ava-
lanches y glissent à grands fracas, renouvelant le manteau
grisâtre de pierres et d'éboulis qui drape de ses hgnes raides
les flancs de la gorge. En bas, le torrent se débat avec fureur
contre tous les obstacles qu'y accumule la démolition de la
montagne : névés d'avalanches, cônes d'éboulis, fragments
écroulés des versants. Pas d'habitants ; ni alpages, ni champs,
et l'homme li'y paraît que pour y poursuivre les chamois, ou
guider quelques moutons ; le district de Plezzo tout entier n'a
que 15 habitants au kilomètre carré. Brusquement la mon-
tagne s'ouvre en un ample bassin ; du Nord débouche, par la
vallée de la Koritnitza, la route de Predil. Sur une terrasse
d'alluvions, hors de portée des avalanches et de la mitraille
des éboulements, voici des champs bien tenus, une oasis
verdoyante au miheu des montagnes grises : c'est Plezzo, avec
ses 1 300 habitants, ses maisonnettes à l'aspect italien, quoique
en partie habitées par des Slovènes. A l'Ouest, par des sentiers
mal entretenus, mais qui ne s'élèvent même pas à 900 mètres,
on atteint sans grand' peine le Tagliamento.
Mais déjà l'oasis est loin en arrière. La vallée redevient
héroïque. Elle tourne brusquement au Sud-Est, et s'enfonce
sous la haute falaise du Polonnik, qui prolonge à l'Ouest le
Monte-Nero. De nouveau la montagne menace le fleuve, lui
décoche ses décharges d'éboulis ; des pans entiers de versants
se sont écroulés sur la vallée, à Serpenizza et Caporetto. Nou-
velle accalmie : par 216 ^mètres d'altitude, le fleuve franchit
la cluse de Ternova, débouche dani? la zone de moindre résis-
tance que jalonne la faille Tolmino-Idria. L'Isonzo y a déblayé
un sillon plus large, qui se dilate même en bassins. Des mon-
tagnes désolées, aux pentes nues, Monte-Nero à gauche, Mata-
jur et Kolovrat à droite, mettent au-dessus du couloir la
menace de leurs cimes ; mais en bas la nature est déjà riante;
la vigne apparaît dès Caporetto, le long de toutes les basses
pentes exposées au Sud-Ouest. Des bourgades, Caporetto,
Tolmino, s'installent aux bonnes expositions. Aux deux extré-
mités, des routes mettent ce secteur en relation avec l'exté-
rieur. De^Caporetto, une large brèche mène presque de plain-
FRONT ITALIEN 447
pied au Natisone et à la frontière ; par là les Italiens ont
pénétré dès les premiers jours, et d'un élan hardi escaladé
les pentes du Monte-Nero, d'où ils maîtrisent toute la haute
vallée. A Tolmino débouchent les routes qui mènent au bassin
de Krainburg, et mieux encore, la voie ferrée des Tauern, qui a
traversé par un tunnel de 6,3 kilomètres le plateau de Wochein,
et par où se fait la liaison directe de l'Allemagne vers Trieste.
Mais déjà les Italiens s'infiltrent autour de la bourgade, la
tiennent sous leur feu, et barrent les passages.
Cependant, l'Isonzo a changé de direction, et sa vallée
d'aspect. De nouveau le fleuve fonce à travers les montagnes
et les plateaux, s'y fraie une gorge, d'abord extrêmement
étroite et déserte sous Santa-Lucia, un peu élargie à Canale.
Quelques débris de terrasses sont restés accrochés aux flancs ;
là se cramponne une végétation méridionale déjà vigoureuse,
la vigne, les plantes méditerranéennes. La voie ferrée l'accom-
pagne, trouant les parois de tunnels. A Plava, une route se
risque hors du défilé, grimpe en lacets jusqu'aux hauteurs qui
dominent la frontière : par là sont encore venus les Italiens,
qui ont occupé ce coude de la vallée au point où elle se replie
au Sud-Est, et se logeant sur la rive gauche prennent pied sur
le plateau de Ternova. De nouveau la vallée est étroite, recti-
ligne, dominée presque à pic, de 500 mètres de haut, par des
falaises boisées. Dernier avatar : l'Isonzo tourne à l'Ouest.
Ses eaux bleu-verdâtre s'engagent, tumultueuses, dans la
cluse de Salcano, et tout à coup débouchent dans un large
bassin, antichambre de la plaine frioulane qu'on voit luire
entre les pentes aimables des collines. Là se cache la douce
Gorizia. La haute falaise de la Forêt de Ternova la couvre des
morsures de la bora ; tout à l'entour saint Michel, saint Pierre,
saint Marc, saint Daniel, saint Florian, saint Martin, saint
Maliro, saints italiens et saints Slovènes, du haut de leurs
oratoires, veillent sur les pentes bénies couvertes de vignobles,
d'arbres fruitiers, de jardins, de chênes verts. Des voix plus
rudes grondent aujourd'hui sur les collines, rapidement héris-
sées de batteries ; les Autrichiens en ont fait un camp retranché
improvisé, qui défend le passage du fleuve, et surtout la route
la plus directe d'Itahe vers Laibach, celle de la vallée du Vip-
paco, sur l'emplacement de la Via Postumia.
448 LA HEVUK DE PARTS
Gorges, falaises, pentes pierreuses, forêts, les Italiens n'ont
ici, en fait d'obstacles, que l'embarras du choix ; tous d'ail-
leurs aggravés par la présence du torrent, roulant avec vio-
lence des eaux inégales qu'enflent de brusques inondations.
Cependant, ils paraissent avoir habilement procédé pour
vaincre toutes ces dillicultés. Maîtres du bassin de Plezzo, ils
pressent par le Sud les défenses de Predil; agrippés au Monte-
Nero et au Kolovrat, ils dominent Tolmino ; par Plava et par le
Karst, ils tournent Gorizia. Les surprises heureuses, d'ailleurs
longuement méditées, que les troupes italiennes ont effectuées
dès les premiers jours de la guerre, les ont mises en état de pour-
suivre méthodiquement la tâche de forcer le passage du fleuve
et de déboucher sur le plateau. D'un bout à l'autre de la fron-
tière autrichienne, les affaires de l'Italie paraissent menées
avec ensemble, prudence et décision. Dominant et masquant
le Trentin, menaçant du haut des chaînes carniques les lignes
de communication de l'ennemi, l'armée de nos alliés peut en
toute tranquillité consacrer ses efforts à l'opération essen-
tielle, prendre pied sur les plateaux abaissés de l'Illyrie, et de
là foncer, à la rencontre des Slaves du Sud, vers les terres
basses de la Save et du Danube.
RAOUL BLANCHARD
L' aiminislraieiir-gèrant : *.. nA.cHEi.iER.
LE PETIT PIERRE
XVI
PRESTIGE
A peu de temps de là, un événement s'accomplit qui fait
époque dans ma vie. J'assistai à la représentation d'une pièce
de théâtre. Mes parents n'allaient guère au spectacle et il
fallut, pour qu'ils m'y menassent, un concours extraordinaire
de circonstances : il fallut que mon père sauvât par son art et
ses soins la femme d'un auteur dramatique, qui peu de temps
après cette heureuse guérison fit jouer un drame historique à
la Porte-Saint-Martin, il fallut que l'auteur reconnaissant
offrît une loge à mon père et que le billet fût valable pour la
seule soirée de la semaine où je pusse veiller, celle du samedi,
jour où les directeurs de théâtre sont avares de leurs faveurs,
il fallut enfin que la pièce parût de sorte à ne point offenser
d'innocentes oreilles.
Pendant vingt-quatre heures, je vécus agité de crainte et
d'espérance, dévoré de fièvre, dans l'attente de cette félicité
inouïe, et qu'un coup soudain pouvait détruire. On devait
craindre jusqu'à la dernière minute que le docteur ne fût
appelé auprès d'un malade. Je crus que, le jour de la repré-
sentation, le soleil ne se coucherait jamais. Le dîner dont je
1. Voir la R;vue de Paris des 15 juillet, 1" août et 1« septembre 1915.
1" Octobre 1915. 1
45 0 LA REVUE DE PARIS
n'avalai pas une bouchée, me parut interminable, et je fus
dans des transes mortelles d'arriver en retard. Ma mère n'en
finissait pas de s'habiller. Elle craignait, en manquant les
premières scènes, de désobliger l'auteur et perdait cependant
un temps précieux à arranger des fleurs à son corsage et
dans ses cheveux. Ma chère maman étudiait devant son
armoire à glace sa robe de mousseline blanche recouverte
d'une tunique transparente semée de pois verts, et semblait
attacher une sérieuse importance à l'ordre de sa coiffure,
à la ligne que dessinait sa berthe sur ses épaules nues, aux
broderies de ses manches courtes et à diverses autres circon-
stances de sa toilette que je jugeais frivoles. Jugement que,
depuis, j'ai réformé. Le fiacre appelé par Justine attendait.
Maman mit de l'eau de lavande sur son mouchoir et descendit.
Elle s'aperçut dans l'escalier qu'elle avait oublié son flacon de
sels sur la toilette et m'envoya le chercher. Enfin, nous arri-
vâmes ; l'ouvreuse nous introduisit dans une loge toute rouge
qui s'ouvrait sur une vaste salle bourdonnante, d'où partaient
les sons inharmonieux des instruments que les musiciens
accordaient. La solennité des trois coups frappés sur la scène
et suivis d'un profond silence m'émut. Le lever du rideau fut
vraiment pour moi le passage d'un monde à un autre. Et dans
quel monde splendide j'entrais! Habité par des chevaliers, des
pages, des dames et des damoiselles, la vie y était plus ;grande
et plus magnifique que dans le monde où ma naissance m'avait
placé, les passions plus terribles, la beauté plus belle. Dans
ces vastes salles gothiques, les costumes, les gestes, les voix
charmaient les sens, étonnaient l'esprit,, ravissaient le cœur.
Rien n'existait plus pour moi que ce monde enchanté subite-
ment ouvert à ma curiosité et à mon amour. Une irrésistible
illusion s'était emparée de moi, et ce qui aurait dû la détruire
en me rappelant que j'assistais aux jeux du théâtre, les plan-
ches, les frises, les bandes de toile peinte qui représentaient le
ciel, ces rideaux qui encadraient la scène, me retenaient encore
p'.us fortement dans le cercle magique. Le drame nous trans-
portait aux dernières années du règne de Charles VII. Et ,pas
un des personnages qu'il fit passer sur la scène, non pas même
le veilleur de nuit et le sergent du guet, ne se montra à mes
yeux sans y laisser une vive image. Mais quand parut Margue-
LE PETIT PIERRE 451
rite d'Ecosse, un trouble extraordinaire s'empara de moi, je
nîe sentis brûlant et glacé et fus près de défaillir. Je l'aimai.
Elle était belle. Je n'aurais jamais cru qu'une femme pût
l'être autant. Elle apparut pâle et mélancolique dans la nuit.
La lune, qu'on reconnaissait tout de suite pour une lune du
moyen âge à cause de son cortège de nuages lugubres, et par sa
visible amitié pour les clochers, versait sur la jeune dauphins
des rayons d'argent. Je ne sais dans le tumulte de mes souve-
nirs quel ordre suivre ni comment achever mon récit. J'admi-
rai que Marguerite fût si blanche et, lui voyant les paupières
bleues, je pensai que c'était un signe d'aristocratie. Femme du
'dauphin Louis, elle aime l'archer Raoul, jeune et beau, et
qui ne se connaît ni père ni mère, ce qui le rend extrême-
ment triste. On n'ose blâmer la dauphine d'aimer l'archer
Raoul, quand on sait que cet archer est fils de Charles VIL
Le roi, averti par les astrologues qu'il mourrait de la main
de ce fils, le fit exposer, dès sa naissance, et lui substitua
un enfant trouvé qui épousa Marguerite d'Ecosse et devint le
dauphin Louis, en sorte que c'est réellement à Raoul que
Marguerite était destinée. Elle ne le sait pas, Raoul l'ignore,
mais une force mystérieuse les attire l'un vers l'autre.
• Les en tr' actes qui me ramenaient brusquement à la vie
de tous les jours me semblaient d'une brutalité odieuse, et
les cris de : sirop, limonade, bière ! bien que nouveaux à mes
oreilles et par conséquent sans vulgarité, me blessaient par
leur caractère profane.
Je vis sur le programme que le rôle de Marguerite d'Ecosse
était tenu par mademoiselle Isabelle Constant, et ce nom se
grava dans mon cœur en traits de feu, très doux. Il me restait
encore assez d'intelligence pour distinguer entre le person-
nage et l'interprète ; mais je prêtais à mademoiselle Constant
le caractère de Marguerite d'Ecosse, tel que le dramaturge
l'avait exprimé, le goût des lettres, une âme généreuse et pure,
. un cœur noble, une mélancolie romantique.
Pendant le dernier entr'acte, l'auteur, grand homme gri-
sonnant, bourgeonné, vint dans notre loge et je le v^is qui
saluait courtoisement ma mère. En vain il me posa la main
sur la tête comme autrefois avait fait Rachel, en vain il me
parla obligeamment de mes études, me félicitant de mon goût
452 LA REVUE DE PARIS
précoce pour les lettres, et m' exhortant à apprendre à fond le
latin, connaissance qu'il possédait lui-même et à laquelle il
attribuait la force de son style, bien différent de celui de ses
confrères dramatiques qui écrivaient comme des fiacres. Je
lui répondis à peine et sans le regarder. S'il avait su la cause
de mon indifférence, il en aurait été flatté, mais probablement
il me trouva stupide, sans attribuer ma stupidité à l'impres-
sion prodigieuse que son œuvre produisait sur mon esprit. La
toile se releva. Je recommençai à vivre. Marguerite d'Ecosse
me fut rendue. Hélas I je ne la retrouvai que pour la perdre
aussitôt. Elle périt de la main du dauphin Louis au moment
où l'archer Raoul se jetait à ses pieds. L'archer Raoul tomba
frappé du même poignard et apprit en expirant qu'il était
aimé. Combien j'enviai son sort 1
Le lundi, à la classe du matin, avec quel superbe dédain
je regardai mon professeur qui insistait sur l'importance qu'il
y avait à bien distinguer les trois voix des verbes grecs, comme
si quelque chose au monde importait hors mademoiselle Isa-
belle Constant, sa gloire et sa beauté. Contemplant l'image
adorable imprimée dans mon cœur, je n'entendis point les
explications de M. Beaussier sur la voix moyenne qui ne
répond pas au verbe purement réfléchi, comme on ne le croit
que trop communément. Ce défaut d'attention me rendit
incapable de décider, sur l'injonction de mon professeur, si
Ttapacr/xeECTÔat, signifie se présenter ou présenter pour soi, sens
évidemment différents l'un de l'autre. Au lieu de répondre
au hasard, ce qui me réservait une chance sur deux de rencon-
trer juste, je gardai stupidement le silence et fus traité de
cancre, injure que je ressentis cruellement au dedans de moi,
car l'amour rend les âmes fières.
Pendant la récréation, je contai la soirée qui avait décidé
de mon sort à Mouron dont l'âme exquise me semblait propre
à recevoir mes confidences. A ma grande déception, Mouron,
loin d'admirer et de s'émouvoir, garda durant mon récit un
sourire moqueur, et quand je lui dis la beauté d'Isabelle, il me
répondit, sans nulle émotion, par un de ces agaçants jeux de
mots, habituels à son esprit polyglotte :
— Isabella bella dona, Isabelladone par contraction.
Il y avait des petitesses dans l'esprit de Mouron.
LE PETIT PIERRE 453
Le soir, pendant que, nos portefeuilles sous le bras, nous sui-
vions ensemble, selon la coutume, la rue du Cherche-Midi et
la rue des Saints-Pères, je ne pus me défendre de parler à
Fontanet du seul sujet qui existât pour moi. Connaissant
l'esprit ironique de mon camarade, je craignais qu'il ne se
moquât de mes sentiments exaltés. Il me montra, au contraire,
un visage grave et parut m'encourager par son silence à lui
verser mon âme toute entière. Trouvant inopinément un cœur
fait pour me comprendre, je décrivis à mon cher condisciple
l'état où m'avait plongé l'apparition de Marguerite d'Ecosse,
blanche sous les rayons de la lune.
Fontanet me regarda d'un air sombre et me dit :
— Prends garde, Nozière, prends garde : la femme est
perfide.
Et il ajouta avec une violence imprévue :
— Quand on a aimé une femme, quand on a foulé avec elle
la mousse des bois, quand on a noué dans ses cheveux la fleur
de l'églantier, quand on a reçu ses serments sous un tilleul, si
cette femme est infidèle, vois-tu, c'est terrible I On n'a plus
de raison d'être dans la vie, on n'existe plus, on n'est plus
qu'une ombre et qu'un cadavre.
Évidemment, ces paroles ne correspondaient pas exacte-
ment aux miennes, mais elles respiraient l'amour, et tous deux,
nous alternions nos chants comme des bergers de Sicile. J'y
goûtais du plaisir, non sans en éprouver de la surprise.
Jamais avant ce jour Fontanet ne m'avait entretenu de la
perfidie des femmes, et jamais il n'avait parlé avec tant d'exal-
tation. Ses conversations ordinaires donnaient plutôt l'idée
d'un esprit propre aux affaires, et je l'admirais surtout comme
homme d'État. Mais, ce jour-là, Fontanet ne songeait pas à
la vie publique. Voué tout entier à l'amour fatal, il annonçait
des résolutions farouches.
— Ah ! s'écria-t-il, goûter les délices de la vengeance !
— Je voudrais la revoir, ne fut-ce qu'un instant, — dis-je
en soupirant, — me trouver dans l'ombre sur son passage.
Fontanet murmurait le nom de Madeleine et semblait en
proie à de magnifiques tortures.
— Qui est Madeleine, — demandai-je ému, — ■ où l' as-tu
connue?
454 T,A REVUE DE l'AUiS
Foiitanet me répondit avec gravité.
— Madeleine est l'héroïne d'un roman qui est une histoire
véritable. Je l'ai lu dimanche, dans le jardin du Luxembourg
sur un banc, devant la statue de Velléda. Ce roman s'appelîe
Sous les Tilleuls. Il faut l'avoir lu pour connaître les passions.
Je te le prêterai.
Les jours succédaient aux jours et je n'oubliais pas Isabelle,
je me demandais quel palais elle habitait, dans quels jardins
délicieux elle se promenait. Mais je ne trouvai personne qui
pût me l'apprendre. Je manquais de relations dans le monde
du théâtre. Faute de renseignements, je lui donnai un logis
à mon goût, un château du xv^ siècle où j'entassai toutes
les splendeurs de l'Orient.
Un jeudi, je rencontrai rue de Tournon mon voisin M. Mé-
nage, qui revenait du musée du Luxembourg où il copiait pour
vivre V Appel des Condamnés, grande toile sentimentale dont
il se disait écœuré. Il se plaignit de la décadence des arts,
poursuivit de ses invectives les philistins, ennemis nés du
génie, vomit longuement la peinture chloro tique d'Ary
Schefîer et, plein d'horreur et de dégoût pour le temps pré-
sent, jeta l'anathème sur la poésie, le roman et le théâtre
bourgeois. A force de ruse et de patience, je parvins à main-
tenir la conversation sur le théâtre et lui demandai s'il ne
connaissait pas mademoiselle Isabelle Constant.
— Ah I — s'écria-t-il en souriant tout à coup, — la petite
Constant... C'est la fille du père Constant, le coiffeur de la rue
d-'Assas, tu vois d'ici sa boutique bleue, surmontée d'une boule
d'or, d'où pend une queue de cheval. Dans une cage accrochée
à une fenêtre de l'entresol sifïlent les serins de la petite Cons-
tant, qui lui ressemblent par la couleur, le ramage et l'esprit...
Et il faut voir la mère Constant, son chapeau orné de coque-
licots, ses anglaises attachées à ses oreilles par des ficelles
rouges, ses coques, son petit châle jaune et son cabas ! Elle
ne quitte pas sa fille, l'accompagne au théâtre, lui fait gober
des œufs crus pour lui éclaircir la voix, s'installe dans la loge
d^ la petite, reçoit les critiques et les amoureux, dénombre
aux ouvreuses toutes les beautés d'Isabelle, et les médecines
qu'elle lui administre, et ramène l'enfant par « la dernière
omnibus »... Si tu veux la voir, la petite Constant, ce n'est pas
LE PETIT PIERRE 455
difficile. Tous les lundis régulièrement, le père Constant lui
lave la tète au -quinquina, puis vers les quatre heures, lorsque
le temps est beau, il la mène au Luxembourg, la fait asseoir
sur un pliant et fume sa pipe à côté d'elle, pendant que les
cheveux de l'infante sèchent au soleil...
XVII
AMITIÉ
Je faisais partie, avec Mouron et Fontanet, du groupe des
péripatéticiens qui, pendant les récréations, en se promenant
de long en large dans la cour, dissertaient de toute chose con-
naissable et inconnaissable. Et je ne surprendrai point les
sages en disant que plus les problèmes que nous examinions
étaient ardus, plus nous les résolvions facilement.
Nous ne rencontrions guère de difficultés métaphysiques, et
n'éprouvions nul embarras relativement au temps et à l'es-
pace, à l'esprit et à la matière, au fini et à l'infini. Je m'em-
barrassais peut-être un peu plus que les autres dans les diffi-
cultés que de tels sujets offrent à l'esprit, aussi Fontanet
doutait-il de la profondeur de mon intelligence.
Nous parlions souvent du choix d'une carrière, et, à mesure
qjienous avancions dans nos études, ce sujet se présentait avec
plus de force à notre esprit. Se sentant atteint du même
mal dont son père était mort jeune. Mouron pour se donner
le change, abondait en projets. Son goût réel de la linguistique
le poussait vers les carrières studieuses et sédentaires, telles
que le haut enseignement ; cependant, dans la crainte que sa
santé ne lui permît pas de se livrer à des travaux assidus, il se
destinait à la navigation. Il avait aussi du penchant pour l'en-
tomologie et les travaux de laboratoire, et vraiment il nous
surprenait par sa connaissance approfondie des mœurs des
fourmis.
Fontanet montrait moins d'hésitation dans le choix d'une
carrière. Il se destinait au barreau et se proposait d'entrer à
la Chambre dès qu'il aurait l'âge légal. Jaloux de devenir un
456
LA REVUE DE PARIS
nouveau Berryer, notre éloquent camarade cherchait déjà
pour l'embrasser une grande cause perdue. C'était, disait-il,
dans le parti des vaincus que se montre la grandeur d'âme.
Quant à moi, ne me découvrant point de vocation, je me
résignais par avance à accomplir d'humbles tâches, et pour
conformer ma destinée à ma nature, j'aspirais à la médiocrité.
Mais cette médiocrité concernant les choses ne s'étendait pas
aux idées; j'aspirais à tout voir, tout savoir, tout sentir, à
renfermer le monde entier en moi, désir qui ne devait pas être
pleinement satisfait.
Chazal se joignait souvent à nous. Nous méprisions l'inélé-
gance de son esprit, mais il nous fallait reconnaître sa rude et
simple bonté. Moqué à F envi par ses maîtres et ses camarades
pour son parler antique, son accent berrichon, son ignorance
des arts et des lettres et son bon sens dont tous les traits por-
taient, souvent rossé, malgré sa force musculaire dont il
n'abusait pas, Chazal gardait sa tranquillité, la possession de
soi et cette sereine gaîté qui prenait sa source au dedans de
lui-même. Chazal n'aimait que la campagne ; issu de gros pro-
priétaires, il se destinait à faire valoir les biens de sa famille.
J'aimais la campagne autant qu'il pouvait l'aimer, mais non
pas de la même manière. Il l'aimait en paysan laborieux et
âpre. Il cherchait en elle l'effort et le gain. Et moi, je deman-
dais à la nature de goûter sur son sein la volupté qu'elle mêle à
la mort. Je lui demandais de me livrer sa beauté désespérante.
Comme on change peu ! En écrivant ces lignes, je me sens
agité de tous les frissons de mon enfance.
Je me sentais capable d'amitié et croyais en éprouver pour
Mouron. Succédant à une longue inimitié, ma tendresse pour
lui avait jalli soudain avec force, et le charme de Mouron la
rendait exquise. J'estimais son esprit d'un fini précieux et son
caractère ferme dans sa douceur. Le seul danger qui menaçât
notre parfaite concorde venait de cette tendance à l'exagéra-
tion qui a souvent gâté mes meilleures intentions. L'ayant
trop longtemps méconnu, j'admirais Mouron, par compensa-
tion, avec un excès fatigant pour lui comme pour moi. Et ce
n'était pas seulement sa modestie que je risquais d'offenser,
mais un sentiment de la mesure qui faisait le fond même de
son esprit et de son caractère.
LE PETIT PIERRE 457
Je ne savais pas que j'aimais Chazal et cette ignorance
paraîtra incompréhensible, quand j'aurai dit que je ne pou-
vais voir et entendre Chazal sans être illuminé de joie. Je sen-
tais l'agreste beauté de son âme, je goûtais la saveur de son
langage rustique. Mais servilement soumis à l'opinion publique
qui faisait de Chazal une bête, j'étais assez sot pour croire que
c'était mon esprit qui donnait du sel à ses balourdises. Pour
tout dire, il exhalait une forte odeur de sueur, et j'eusse pré-
féré qu'il sentît la violette.
Quant à Fontanet, le connaissant depuis très longtemps, je
n'examinais plus les fondements d'une vieille amitié qu'il
convenait de regarder comme inébranlable. Mon admiration
pour son esprit ingénieux et plus encore la satisfaction que lui
donnait ma simplicité confiante la resserraient tous les jours.
Fontanet qui avait le profil du renard, en avait aussi les mœurs.
Et, sans son goût pour la trufïerie, sans sa perpétuelle déman-
geaison d'engeigner autrui, je crois qu'il aurait recherché un
compagnon moins candide que moi.
On comptait encore parmi les péripatéticiens S. Lavigny
haut comme une botte, fier comme Artaban, qui se destinait
à la marine et se refusait obstinément à étudier la géogra-
phie, alléguant qu'il l'apprendrait très bien en naviguant, et
Maxime Denis qui composait un poème latin, imité d'Ovide,
sur la métamorphose de M. Mésange en oiseau. Pour ceux
qui le pourraient ignorer, il faut dire que M. Mésange, notre
professeur de mathématiques, portait en cette vie transitoire
un corps immense, informe, portenteux, d'une pesanteur
inique, sous laquelle il succombait. Cette masse indigeste
ruisselait d'une transpiration perpétuelle, et il s'en exhalait
une buée chaude, très agréable aux mouches. Or, la nature
ayant joint sans discernement à ce tronc monstrueux des bras
d'enfant, M. Mésange ne pouvait sans peine chasser les insectes
ailés qui venaient par essaims se nourrir sur son crâne onc-
tueux.
Et tandis qu'il nous enseignait lès propriétés des nom-
bres, il contemplait d'un œil d'envie les oiseaux légers qui
becquetaient les miettes de pain dans la cour. Aussi était-ce
dans un esprit de bienveillance que Maxime Denis chantait
la métamorphose du professeur obèse en cet oiseau, chasseur
458 LA REVUE DE PARIS i
d'abeilles, dont il portait le nom. Je n'ai de ce poème, retenu
qu'un vers, dont on goûtera l'élégante latinité :
Versicolorque merops, apibus certissima fessîs
Pernicies...
Ainsi Sious l'œil soupçonneux du surveillant Péiissier, nous
échangions des idées ou riantes ou graves. Mais je fus emporté
tout à coup hors de cette compagnie d'élite par un sentiment
auquel je m'abandonnai avec une aa:deur siagulière. Une cir-
constance peu importante le fit éclater. Mon père obsers'ant
d'aventure mon impuissance à résoudre des problèmes do
géométrie qui n'étaient nullement insolubles, attribua celt
incapacité à mon ignorance des éléments d'une science dans
laquelle les vérités se déduisent les unes des autres. Pour y
remédier, il demanda à M. Mésange de me donner des répé-
titions de géométrie. M. Mésange y consentit et me prit à part,
deux fois la semaine, d^e quatre heures et demie à cinq heures
et demie, avec mon camarade Tristan Desrais, que je connaissais
fort bien, puisqu'il suivait depuis six mois les mêmes classes
que moi, mais avec qui j'avaisi entretenu aussi peu de relations
que possible. A peine avions-nous échangé quelques paroles à
la classe de dessin où il se montrait fort dissipé, tandis que je
copiais attentivement la tête d'Hersilie. Desrais, de même
taille et de même âge que moi, paraissait un peu plus, jeune. Je
n'observais guère les traits de son visage, mais ses lèvres
rouges comme si elles eussent été fardées, attiraient le regard.
Je remarquai aussi ses cheveux châtains, légèrement ondes et
dorés par endroits, ses longs cils, son teint mat et ses oreille^
trop évasées. Il aurait paru froid et dur sans un mince sourire
qui lui éclairait habituellement le visage. Il se rongeait les
ongles jusqu'au sang, ce qui lui gâtait les mains. Sa sveltesse
et sa taille déliée dissimulaient des muscles robustes. Tous se?
mouvements étaient empreints d'une élégance que ma pré-
coce habitude de la statuaire antique me faisait sentir. Au
reste, sa supériorité dans tous les exercices du corps était una-
nimement reconnue et il paraissait au milieu de nous comme
un étudiant anglais. La jeunesse des écoles, en ce temps-là,
ne s'adonnait guère aux sports. On ignorait la culture phy-
sique ; les leçons de gymnastique que nous donnait un caporal
LE PETIT PIERRE 459
de pompiers étaient peu suivies. Nous dédaignions le gym-
nase établi dans une des cours. Mais certains jeux, comme
les barres et le ballon, donnaient occasion aux plus forts de se
montrer à leur avantage. Desrais en partageait la royauté
avec La Berthelière. Je fuyais ces. jeux athlétiques pour les-
quels je n'avais point de goût et où je n'espérais pas briller,
et Desrais n'attirait nullement mon attention. Mais dés la
première répétition de géométrie que nous prîmes ensemble,
j'éprouvai pour lui une amitié soudaine.
En soi, ces répétitions de géométrie n'étaient pas la chose
du monde la mieux entendue. M. Mésange y faisait marcher
de front Desrais qui préparait ses examens pour Saint-Cyr et
un apprenti géomètre qui n'eût point passé sans aide le Pont
aux Anes. Elles se donnaient dans une classe du grand col-
lège, à l'heure du goûter ; nous efforçant
De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux
Et du sec A plus B les sentiers ténébreux,
nous tracions des figures sur le tableau noir, et nous avalions
avec notre pain et notre chocolat la poussière de la craie,, tan-
dis que dans la salle voisine, M. Régnier, lauréat du Conser-
vatoire, donnait à La Berthelière et à Morlot une leçon de
violon qu'on eût facilement prise pour un concert de chats
et dont les charmes aigus plongeaient rapidement M. Mésange
dans un sommeil profond et sonore. Respectant le repos du
maître, j'échangeais avec Desrais des propos qui me ravis-
saient, je ne sais pourquoi. Desrais parlait souvent de ses cra-
vates, dont il vantait la forme et la couleur ; il me confiait
aussi ses progrès en équitation et l'espoir que sa mère, aux
vacances, lui donnerait un poney. Quand il jugeait que la
répétition avait assez duré, il secouait le torchon poudreu-x
sur le maître endormi, bouche bée, qui s'éveillait en sursaut,
suffoquant dans un nuage de craie.
J'appris peu de géométrie dans ces répétitions, mais j'y
goûtai les plaisirs très doux de l'amitié. Voir Desrais, causer
et rire avec lui m'étaient infiniment agréables. Dès lors, je
pecherchai sa compagnie, et me mêlai à ses jeux. Quand la
mode fut aux échasses. Desrais, qui suivait toujours la moée:,
s'en procura une paire. Je l'imitai et me hissai sur des échasses
460 LA nEVUE DE PARIS
aussi hautes que les siennes, malgré une horrible peur de
tomber que justifiait ma maladresse. Désormais, je ne man-
quais plus une partie de barres ni de ballon, moi qui n'avais
éprouvé jusque-là que du dégoût pour ces jeux. Sans me
flatter, j'ai toujours eu de la propension à la libéralité ; encore
me fallait-il une occasion de l'exercer. J'en trouvai dès lors un
perpétuel sujet. Ayant remarqué que Desrais aimait la pape-
terie, je lui donnai les cahiers les plus beaux qui se pussent
trouver dans la boutique de madame Fuzelier, des cahiers
reliés en toile blanche, en chagrin noir, en maroquin Laval-
lière et dorés sur tranche. Je lui offris un porte-plume fait d'un
piquant de porc-épic terminé par une boule d'argent, et un
encrier de poche en galuchat. Je m'y ruinais ; ma mère s'éton-
nait du désordre de mes finances et de l'importunité de mes
demandes.
Sans être très réfléchi ni très laborieux Desrais montrait un
esprit facile et, sachant plaire, se faufilait dans l'élite, parmi
ceux que mon parrain le paléontologue appelait les primates.
Mon amitié pour lui m'inspira assez d'émulation pour me sou-
lever quelque temps dans les mêmes régions, et il m'y fallait
plus d'efforts, n'ayant pas, comme lui, la grâce.
Recherchant sa compagnie, bien plus qu'il ne recherchait la
mienne, après la répétition de géométrie je l'accompagnais
jusqu'à la maison de la rue Saint-Dominique où il demeurait,
bien que ce ne fût pas mon chemin. Un soir, sur le carrefour
de la Croix-Rouge, nous rencontrâmes le caporal de pompiers
Duluc, notre moniteur.
— Nous allons le griser, — me dit Desrais à l'oreille.
Et abordant le jeune soldat, timide comme une demoiselle,
il l'entraîna rougissant chez un marchand de tabac du carre-
four où il lui offrit de l'eau-de-vie et des cigarettes. Et nous
levâmes notre verre à sa santé. Desrais ne grisa pas le pom-
pier, mais me causa un violent mal de tète. Le lendemain il
me fit fumer une cigarette de maryland qui me souleva le
cœur. Enfin, chaque jour me faisait découvrir de nouvelles
raisons d'admirer mon ami.
Desrais, d'une famille d'officiers, se destinait à l'armée. Je
me découvris alors un goût du métier militaire, que je ne
m'étais pas connu jusque-là. Je me voyais déjà lieutenant,
LE PETIT PIERRE 461
capitaine, héroïque et doux et mélancolique comme un offi-
cier d'Alfred de Vigny. En attendant, je cherchais vainement
à donner à Desrais des marques illustres de mon attachement.
Un jour, je lus dans je ne sais quel traité de la poésie
grecque, que M. Dubois m'avait prêté, l'épigramme funé-
raire d'Amyntor, fils de Philippe, qui mourut jeune dans un
combat, en couvrant un ami de son bouclier. Je tressaillis et
me sentis transporté du désir de mourir pour Desrais.
Cette amitié héroïque se brisa en un moment. Un jour d'au-
tomne, à la récréation de midi, comme on avait décidé une
partie de ballon, Desrais et La Berthelière, chefs de camp,
choisissaient leurs champions. Alléguant que j'étais très faible
à ce jeu, ce qui était une évidente vérité. Desrais ne me prit
pas dans son camp. Je rompis aussitôt avec lui, plein de dépit,
mais sans regret, et sentant bien que je ne renouerais jamais.
Et l'ami pour qui la veille je voulais mourir me devint
indifférent.
XVIII
M. DUBOIS
J'avais eu, cette semaine-là, des notes déplorables. Ma con-
duite était mauvaise, mon travail nul. Ma pauvre mère,
accablée d'affliction, implora M. Dubois.
— n Puisque vous voulez bien vous intéresser à cet enfant, —
lui dit-elle, -^ grondez-le. Il vous écoutera mieux que moi.
Faites-lui comprendre le tort qu'il se fait en négligeant ses
études.
— - Comment lui faire concevoir ce tort, chère madame, — -
répondit M. Dubois, — ^si je ne le conçois pas moi-même?
Et tirant un volume de sa poche, il lut ces lignes :
« Homère ne passa point dix ans dans le fond d'un collège
à recevoir le fouet pour apprendre quelques mots qu'il eût
pu, chez lui, savoir mieux en cinq ou six mois. »
Ma mère le regarda, surprise et désolée. Et M. Dubois, me
tirant doucement l'oreille :
462 LA REVUE DE PARIS
— . Moii ami, ce n'est pas tout que d'être sourd à ces cuistres,
ennemis de la nature ; il faut écouter la nature qui seule peut
t' expliquer Virgile et t'enseignerles lois des nombres. Ne perds
pas un moment pour rattraper, quand tu es libre, le temps
que tu perds au collège,
M. Dubois était alors un grand vieillard de soixante-dix à
soixante-douze ans qui portait haut la tête, saluait avec grâce
et se montrait à la fois affable et distant. Une coiffure en coup
de vent et de courtes pattes de lièvre, à la mode de sa jeunesse,
rehaussaient son long visage glabre. Sa face était sévère,
son sourire charmant. Il portait d'ordinaire une longue redin-
gote vert bouteille, prisait dans une boîte d'écaillé à médail-
lon, et se mouchait d.ans un vaste foulard rouge.
Il s'était trouvé en relation avec ma famille par sa sœur dont
mon père avait été le médecin et l'ami. Après la mort de cette
sœur, M. Dubois ne cessa pas de fréquenter notre maison. Il
y était très assidu. Si je n'avais pas entendu M. Dubois causer
avec mon père, dont il ne partageait les opinions sur aucun
sujet, si je ne l'avais pas vu rendre ses devoirs à ma mère qui
était trop simple et trop timide pour encourager les belles
manières, je n'aurais pas l'idée du point de perfection auquel
un galant homme peut porter le bon ton, la réserve et la poli-
tesse. Issu de gros bourgeois de Paris, avocats, magistrats sous
l'ancien régime, M. Dubois tenait par son éducation à la
vieille société française. On le disait égoïste et parcimonieux.
Je crois qu'en effet pour lui la grande affaire était de vivre,.
et que, menant un train des plus réduits, il ne recherchait
pas les occasions de faire des largesses. C'était un homme
d'habitudes, qui aimait la simplicité, la pratiquait, s'en faisait
à la fois un agrément et une vertu. Il habitait seul avec sa
vieille gouvernante Clorinde qui lui était dévouée. Mais « elle
buvait », ce qui la rendait incommode, et peut-être, M. Dubois,
en recherchant notre maison, fuyait-il la sienne,
M. Dubois me témoignait une bienveillance d'autant plus
précieuse qu'elle venait d'un vieillard qui n'aimait pas les
jeunes gens. Je la gagnai, à ce que je pense, en l'écoutant avec
attention ; car il se plaisait à conter, et tout enfant que j'étais,
ce qu'il disait m'intéressait presque toujours. Vers mes seize
ans, je fus tout à fait dans ses bonnes grâce. Snns me flat-
LE PETIT PIERRE 463
ter, il causait avec moi plus volontiers qu'avec mon père.
Après si longtemps qu'elle s'est tue, j'ai encore sa voix dans
l'oreille. Elle était sans beaucoup de force et ne s'élevait
jamais. Sa prononciation, ainsi que celle de ses contemporains,
différait de celle des hommes d'aujourd'hui : elle était plus
facile et plus douce. M. Dubois disait marne pour madame.
Sèves pour Sèvres, Liiciennes pour Louveciennes. Il disait
segret pour secret, ne faisait jamais sonner les lettres doubles,
prononçait commentaire, comme nous prononçons comment,
et ne faisait pas entendre les consonnes finales dans les mots
fils, onrs, dot, legs, lacs.
De sa vie, je savais peu de chose et ne me souciais pas d'en
savoir davantage ; je n'avais pas alors, comme aujourd'hui
la curiosité du passé. A vingt ans, au déclin de l'Empire, il
était entré dans l'armée, et avait fait, comme aide de camp
du général D... la campagne de 1812. Il avait eu les oreilles gelées
à Smolensk. M. Dubois n'aimait pas Napoléon à qui il repro-
chait avec une égale amertume d'avoir fait périr cinq cent mille
hommes en Russie et de s'être coiffé, pendant la cam-
pagne, d'un bonnet polonais à créneaux, fort séant, sans doute,
aux magnats, mais qui lui donnait l'air d'une vieille femme.
-^Et dans le fait, curieux et bavard, — - ajoutait M. Dubois,
— c'était une véritable commère. Quand je l'ai vu, il était
gras et jaune. Il ne faut pas s'en faire une idée d'après ses
bustes et ses portraits. Ses artistes sur son ordre, corrigeaient
sou visage d'après 1" antique. Il était commun dans ses manières,
impoli avec les femmes, se barbouillait de tabac et mangeait
avec ses doigts.
Mon parrain, M. Danquin, qui adorait l'empereur, bondis-
sait à de tels propos.
— Moi aussi, je l'ai vu ! — s'écriait-il. — En 1815, âgé de
huit ans, à cheval sur les épaules de mon père, je l'ai vu entrer
à Lyon. Sa tête était d'Une beauté souveraine. Tel je le voyais,
tel le voyait un peuple immense, pétrifié par ce grand visage,
comme par la tête de Méduse. Nul ne pouvait soutenir son
regard. Ses mains, qui ont pétri le monde, étaient petites
comme des mains de femme et d'une forme parfaite.
En ce temps-là. Napoléon vivait fortement dans les esprits.
Deux générations n'avaient pas encore passé sur sa gloire.
464 LA REVUE DE PARIS
Il n'y avait pas vingt ans qu'il était venu sur son char, dormir
au bord de la Seine. Deux de ses sœurs, trois de ses frères, son
fils, ses maréchaux, s'échelonnant dans la tombe avaient
éveillé tour à tour, à leur départ, un écho de son nom. Un
de ses frères, plusieurs de ses généraux, une multitude de ses
soldats et de ses collaborateurs vivaient encore. Quelques
vieillards simples d'esprit, comme ma bonne Mélanie, le
croyaient lui-même toujours vivant.
Toutes les conversations dont il était le sujet s'enflammaient.
— Ce fut le plus grand des capitaines, — disait M. Danquin.
— Je le crois, — répliquait M. Dubois, — si l'on mesure
sa grandeur sur ses défaites.
Et la dispute engagée se développait toujours dans les
mêmes termes,
M. DANQUIN
Il avait le génie de la guerre, comme il avait toutes les sortes
de génies. Son œil d'aigle voyait tout à la fois. Il possédait la
présence d'esprit, la mémoire, la connaissance des hommes,
le sens des foules, une puissance de travail unique ; il péné-
trait dans les moindres détails et les subordonnait à l'ensemble.
Il passa dans l'action les limites assignées jusque-là aux forces
humaines.
M. DUBOIS
Il connaissait les hommes, mais il haïssait les supériorités.
Il ne souffrait auprès de lui que des médiocres, ne voulait que
des lieutenants et des commis. Et quand, à l'heure de l'épreuve,
il eut besoin d'hommes, il n'en trouva pas autour de lui. Sans
doute, il était intelligent ; son regard était lucide quand T am-
bition ne le troublait pas Mais il avait un esprit terre à terre.
Il voyait les hommes et les choses non pas en philosophe,
mais en administrateur. Indifférent aux théories, étrangei-
à toute philosophie, tout ce qui ne sert pas ses projets lui es!
indifférent. Même dans la mécanique, où il est sur son terrain,
il rejette tout ce qu'il ne juge pas d'un profit immédiat, comme
les bateaux et les voitures à vapeur. Chez lui, jamais une idée
désintéressée, une spéculation pure. Il ne soupçonna jamais
le génie d'un Lavoisier d'un Bichat, d'un Laplace. Il avait la
pensée en horreur.
LE PETIT PIERRE 465
M. DANQUIN
C'est-à-dire que sa nature répugnait à l'idéologie et aux
idées creuses. Il avait le génie de l'action.
M. DUBOIS
Il n'avait pas le sentiment de la mesure. On trouve en lui des
contrastes qui étonnent. Il est tout action, et il tombe dans
le romantisme. Il y a en lui du grand homme et il y a de
l'enfant. Voyez-le dans ces croquis où Girodet le surprit au
théâtre de Saint-Cloud : sa tête poupine est d'un enfant, d'un
enfant de Titan, si vous voulez, mais d'un enfant. Au moral,
il garde de l'enfant la puissance d'illusion, le goût de l'énorme,
de l'excessif et du merveilleux, l'impossibilité de résister à ses
désirs, une légèreté d'esprit qu'il porte jusque dans les situa-
tions les plus graves, et cette faculté d'oublier que la plupart
des hommes perdent au sortir de l'enfance et qui subsista
chez lui dans la maturité de l'âge,
M. DANQUIN
Il fallait bien qu'il détendît parfois son esprit tendu à se
rompre. Il y avait mis le monde entier.
M. DUBOIS
Ce fut un joueur et, comme tous les joueurs, il finit miséra-
blement. Il a dit une fois : « On n'agirait jamais si, pour agir,
on attendait d'avoir toutes les chances pour soi. » Ce mot
révèle le joueur. Les joueurs veulent des émotions fortes.
L'incertitude est nécessaire à leur volupté. Ils n'auraient plus
de plaisir s'ils jouaient à coup sûr. A la paix, il préférait la
guerre, parce que la guerre offre plus de risques et plus de
chances. Et quand il avait perdu au jeu des armes, c'est au
même jeu qu'il demandait de réparer ses pertes.
Et qu'a-t-il laissé, votre héros? Quelle est son œuvre? Il
s'est jugé lui-même à Munich, en 1805, ou en 1809, le jour où
trouvant dans la chambre qu'on lui avait préparée un portrait
de Charles XII, il dit avec un impérieux dédain : «. Qu'on
ôte ce portrait ! C'est un homme sans résultat. )> Ce jour-là,
il dicta sa propre condamnation au tribunal de l'Histoire, lui
V' Octobre 1015. 2
466 LA REVUE DE PARIS
qui devait être entre tous les grands hommes l'homme sans
résultat.
M. DANQUIN
Sans résultat !... Il a sauvé la France de l'anarchie, il a
consolidé les conquêtes de la Révolution, fondu dans la four-
naise de son génie l'ancienne société et la nouvelle et obtenu
ainsi un alliage d'une force, d'une richesse d''uue beauté
uniques, à l'épreuve du fer et du feu, des torches de la guerre
civile comme des canons de l'étranger I II a créé la France
nouvelle, et donné à la patrie ce qui lui est plus précieux que
l'or, plus nécessaire que le pain, la Gloire.
Et les breloques de M. Danquin sonnaient la charge sur son
ventre tandis que M. Dubois tournait entre ses doigts sa boîte
comme pour en associer les formes géométriques à celles de
sa pensée. Et cela faisait un groupe digne de figurer dans
l'école d'Athènes de Raphaël.
Mon parrain avait le goût des batailles, qu'il n'avait vues
qu'en peinture; M. Dubois, qui avait passé la Bérésina, en
avait rapporté l'horreur de la guerre. Ayant donné sa démis-
sion, en 1814, il ne reprit pas de service sous la Restauration
qu'il n'aimait pas plus que l'Empire. Il regrettait Marc-Aurèle.
Bien jeune encore, M. Dubois dédia sa vie aux arts et aux
lettres. Il apprit le grec pour lire Homère dans le texte et prit
des leçons de l'illustre Clavier. Quand je le connus, il aimait
avec feu l'art et la poésie antiques et s'appliquait à me les
faire aimer. Parfois, penché sur un livre que je feuilletais, il
me donnait de savantes leçons que je ne puis me rappeler
sans songer à ce groupe tant de fois répété de l'harmonieux
Satyre instruisant un jeune Faune à jouer de la syrinx :
11 instruisit ma main, jeune et débile encore,
A boucher tour à tour les trous du buis sonore.
M. Dubois, imbu de Winkelmann, me prêta les œuvres de
cet illustre antiquaire, à la grande inquiétude de ma mère qui
craignait, non sans raison, que ces gros in-quartos, sur les-
quels je pâlissais, me fissent négliger mes exercices scolaires.
Je les négligeais, en effet. En comparant à M. Dubois, d'un
goût si noble et si pur, d'un esprit si vaste, mon professeur
LE PETIT PIERRE 167
(le rhétorique, fort honnête homme, d'une parfaite droiture,
mais privé du sens de la poésie et du génie des arts, je négli-
geais, à mon grand préjudice, un enseignement aride et sans
charme, dont je méconnaissais l'utilité. D'ailleurs tout, au
collège, tout me rendait l'étude odieuse et la vie insupportable.
Je n'ai jamais pu m' accoutumer au système abêtissant des
récompenses et des punitions qui abaisse les caractères et
fausse les jugements. J'ai toujours considéré que créer l'ému-
lation, c'est exciter les enfants les uns contre les autres ; mais
ce qui me rendait le plus malheureux au collège, c'était la
saleté ignominieuse des tables et des murs, l'horrible mélange
de craie et d'encre qui faisait pour moi d'une classe un lieu
abominable. Et l'hiver, quand le poêle de fonte rougissait
et répandait sa lourde puanteur, tous mes sens étaient offen-
sés, et c'est à travers de cruels dégoûts que j'entrevoyais la
beauté ou la gloire, Cassandre levant au ciel des yeux ardents
ou le triomphe de Paul-Émile. Aussi m'a-t-il fallu refaire plus
tard mes études comme j'ai pu et rapprendre seul ce qu'on
m'avait mal appris. Je dois dire, à l'excuse de mes maîtres,
que je n'étais pas bien doué pour recevoir l'instruction publique
et commune. Je n'étais pas moins intelligent que mes condis-
ciples, j'étais peut-être plus intelligent que quelques-uns
d'entre eux, mais mon intelligence était d'un tout autre ordre.
Je comprenais certaines choses avec une force et une profon-
deur singulières pour mon âge et d'autres choses qui pas-
saient pour faciles ne pouvaient m'entrer dans l'esprit. Ces
inégalités ne se compensaient pas. Enfin, j'ai toujours été
doux, mais d'une douceur farouche, et dès l'enfance avide
de solitude. La pensée d'une allée dans un bois, d'un ruis-
seau dans un pré me jetait sur mon banc, dans des transports
de désirs, d'amour et de regrets qui allaient jusqu'au désespoir.
Peut-être serais- je tombé malade de chagrin dans cet affreux
collège si un don, que j'ai gardé toute ma vie, ne m'avait
sauvé, le don de voir le comique des choses. Mes professeurs
Crottu, Triaire et Beaussier m'ont, par leurs ridicules et leurs
vices, donné la comédie. Ils me furent des Molières sans le
savoir ; ils m'ont sauvé de l'ennui mortel ; je leur en garde une
profonde reconnaissance.
Le fonctionnement très particulier de ma mémoire me ren-
468 LA REVUE DE PARIS
dait impropre aux études en commun. Au rebours de mes con-
disciples qui apprenaient vite et oubliaient aussi vite, je rete-
nais lentement et gardais indéfiniment ce que j'avais retenu,
en sorte que j'étais toujours savant trop tard. Somme toute,
cette disposition m'a été salutaire, si elle m'a empêché de
préparer ces examens, ces concours qui abîment le cerveau.
Je lui devrais alors d'avoir gardé, à défaut d'autres qualités,
la fraîcheur des idées. Assurément elle ne convenait point à
un enseignement en masse qui s'adressait uniquement à la
mémoire, à la mémoire machinale, et non à la mémoire esthé-
tique, à cette divine Mnémosyne, qui enfante les Muses. Mais
prenons garde; peut-être, quand je parle ainsi, traîne-t-il dans
mon âme un reste de rancune contre Fontanet, dont la mémoire
rapide comme les Victoires de César, triomphante, insolente,
me remplissait d'admiration et d'envie.
Sur mes seize ans je passai, à la diable, un alTreux petit
examen nommé baccalauréat, bien fait pour avilir en même
temps les candidats et les examinateurs. Il y avait alors un
baccalauréat es sciences et un baccalauréat es lettres. Celui
que je subis était de la seconde sorte, pire que la première,
car on conçoit qu'on demande à un pauvre garçon ce que c'est
qu'une machine pneumatique, et ce qu'il sait du carré de
l'hypoténuse, mais interroger des jeunes hommes sur leur
commerce avec les Muses héliconiennes, c'est une odieuse pro-
fanation. Il nous fallait deux jours pour montrer nos connais-
sances. Le premier jour nous en faisions la preuve écrite. Le
second jour la preuve orale.
Le matin de ce second jour, ma chère maman me donna
une pièce de cent sous pour déjeuner place de la Sorbonne et
me trouver tout de suite à même de répondre à l' appel. Ayant
alors l'âme romantique, je gardai la pièce de cent sous, achetai
un petit pain de gruau et l'allai manger sur les tours de Notre-
Dame. Là, je régnai sur Paris. La Seine coulait entre les toits,
les dômes et les clochers, et on la voyait dans le lointain
bleuâtre perdre son filet d'argent entre les verts coteaux.
J'avais sous mes pieds quinze cents ans de gloire, de vertus,
de crimes et de misères, ample sujet de méditation pour mon
esprit encore informe et malhabile. Je ne sais à quoi je songeai,
mais quand j'arrivai dans la vieille Sorbonne mon tour était
LE PETIT PIERRE i 469
passé. De mémoire d'appariteur, rien de pareil ne s'était vu
encore. Je m'accusai. On ne me crut pas. La vérité parut
invraisemblable et l'on m'inscrivit en queue de liste. Les
examinateurs étaient fatigués et maussades. A cela près tout
se passa bien. On me demanda de prouver l'existence de Dieu ;
je le fis aussitôt. Un examinateur, fort savant homme, nommé
Hase, montra plus d'esprit que ses collègues. Renversé sur sa
chaise, les jambes croisées, et caressant son magnifique mol-
let, il me demanda si le Rhône ne se jetait pas dans le lac
Ontario. Je n'osai lui dire non de peur d'être incivil et gardai
le silence, sur quoi il me reprocha de manquer d'idées en
matière de géographie générale.
Je secouai la poussière de mes souliers sur le seuil de la
vieille Sorbonne et rompis pour jamais toute relation avec
Valma mater.
{A suivre.)
ANATOLE FRANCE
LES SOLDATS ALLEMANDS
EN CAMPAGNE
D'APRÈS LEUR CORRESPONDANCE'
II
Nous avons suivi les soldats allemands dans leur marche à
travers les territoires dévastés de Belgique, de France et de
Pologne. Ce n'était là encore que le prologue de la guerre.
Il nous faut voir maintenant comment les soldats se com-
portent au feu et quelles réflexions éveille chez eux la bataille.
Malgré les succès des premières semaines — alors qu'en
Allemagne l'enthousiasme de la population civile ne connaît
plus de limites — l'armée a tout de suite l'impression que la
lutte va être dure. On a une tendance à croire chez nous que,
pendant la campagne du mois d'août, nos troupes n'ont pas
été à même de montrer leurs qualités, et que certains services,
comme celui de l'aviation, ont été pendant longtemps en étal
d'infériorité. Que cette opinion soit très exagérée, les lettres
allemandes sont là pour le montrer. En voici deux, écrites
par des officiers de réserve, qui sont significatives à cet égard.
Le capitaine Stoppelhaar, membre de la corporation uni-
versitaire Obotriiia, a fait la campagne des Vosges :
Les fatigues des ascensions ont été énormes pour les réserviste ^
habitués aux pays plats, — écrit-il, — pensez qu'il fallait souvent
1. Voir la R'vue de Paris du 15 septembre 1915.
LES SOLDATS ALLEMANDS 471
prendre des hauteurs de plus de mille mètres. A première vue l'ordre
était simple : nettoyer les Vosges de quelques paquets d'ennemis. Mais
nous avions affaire à de vraies troupes d'élite (les chasseurs alpins),
cinq ou six mille hommes parfaitement équipés, extrêmement tenaces
et résistants, conduits par un chef de premier ordre (général Pau,
perdu un bras en 1870). C'étaient de solides gaillards de vingt-deux à
vingt-trois ans, des hommes de la région de Grenoble, qui étaient
comme chez eux dans ce pays de montagnes. Ils trouvaient un précieux
appui dans leur artillerie de montagne, traînée par des mulets. On
recevait des boulets sans savoir d'où ils venaient et sans pouvoir
répondre. Les Français étaient de première force dans l'art de choisir
leurs positions et de les dissimuler. Ce jeu de cache-cache leur était
facilité par les buissons qui couvrent entièrement certaines hauteurs
et dépassent souvent la taille de l'homme. Les chasseurs alpins ne
portent pas de képis et de pantalons rouges, mais des vestes et des
pantalons bleu foncé, des jambières en étoffe et des casquettes plates
et molles de couleur sombre. A l'aide de crochets de fer, ils grimpaient
dans les arbres avec une agilité de singe. Nous avons fait de grandes
pertes, spécialement aux combats du Donon, de la vallée de la Bruche,
à Saint e-Marie-aux-Mines et aux cols ^
Le lieutenant d'artillerie, docteur Gerhard Anders, mem-
bre de la corporation Teiitonia de Fribourg, nous renseigne
sur le rôle des avions français - :
... Nous bombardions une batterie ennemie, découverte par nos
avions à une distance d'environ six kilomètres. Les aviateurs nous
dirigeaient en lançant des fusées. Cela claquait ferme. Notre tir fut
vite réglé et nous envoyâmes quelques salves au bon endroit. Soudain
voilà que les officiers aviateurs restés à notre poste d'observation
s'écrient : « La Bête de l'Apocalypse ! La charogne 1 i> Et, en effet, on
voyait venir un avion français d'un aspect fort effrayant, orné à l'avant
d'un nez de vautour. Il venait rapidement sur nous. Quelques minutes
d'angoisse pour nos camarades, car cette Bête était armée d'une
mitrailleuse. Je lâchai vite encore une bordée pour faire retourner
nos aviateurs et leur faire voir le danger. L'avion allemand se retourne
effectivement et, à notre joie, s'élève pour survoler le vilain ennemi. En
même temps il trouve encore le temps de nous envoyer quatre fusées.
Il observe paisiblement nos coups, et l'on croyait qu'il allait adresser un
message d'adieu au Français, lequel faisait déjà mine de s'élancer sur
lui. Les signes nous étaient favorables et nous étions de nouveau tout
à la joie. Mais notre aviateur ne tarda pas à descendre à toute vitesse.
L'aigle ennemi régnait en maître sur le champ de bataille. Notre artil-
1. Lettre publiée dans les Bursclienschaftliche Blàlter, Berlin, 15 décembre 1914.
2. Ibidem.
172 LA REVUE DE PARIS
lerie ne pouvait pas l'atteindre et le feu de l'infanterie était sans effet
sur son corps cuirassé. J'espère que nous recevrons bientôt des pièces
de défense plus efficaces... Aujourd'hui nous avons recommencé à tirer,
mais à peine notre aviateur était-il en vue que voici la Bête de l'Apo-
calypse qui réapparaît. Elle est suivie d'une seconde ; et, d'après le
rapport de notre aviateur, il y a même eu jusqu'à quatre de ces vilaines
bêtes dans l'air à la fois. C'est un signe que notre tir était efficace. Mais
il n'en est pas moins vexant d'assister impuissants au vol de ces
oiseaux de proie qui viennent ainsi troubler la fête.
Nous ne reviendrons pas sur la bataille de la Marne dont
tant de relations ont été publiées. Notons seulement que plus
la campagne s'avance, plus augmente la terreur qu'inspire
notre artillerie :
Le feu de l'artillerie ennemie devient chaque jour plus précis, — dit
le docteur Paul Kaufmann *.
C'était une musique effroyable, — écrit ^ un ouvrier gazier de West-
phalie qui combat près de Nancy, — et jamais je n'ai eu pour l'artil-
lerie autant de respect que maintenant. Nos fantassins sont absolu-
ment sans défense en face d'une pareille arme.
L'artillerie ennemie tire parfaitement et nous a causé des pertes
considérables, — écrit de Chauvigny l'instituteur Otto Bieling -^
Mais bientôt la guerre de tranchées commence, et, avec elle,
les stations dans la boue, les assauts meurtriers sous la pluie
et sous le feu des mitrailleuses.
Je suis maintenant au sud-ouest de Thiaucourt, — écrit Ranne-
forth, de la corporation universitaire Germania^. — Devant nous un
sinistre tas de décombres, qui fut jadis Limey, et Lironville, également
détruite. Les premiers jours passés dans notre nouvelle position ont
été terribles. Dans les tranchées l'eau, ou plus exactement la soupe
de boue, s'élevait jusqu'à trente centimètres, parfois cinquante, — si
bien que le bouillon nous entrait dans les bottes. La pluie traversait les
abris de fortune que l'on avait installés. La paille à l'intérieur était
du fumier mouillé, sale, boueux, comme je n'en voudrais pas pour mon
cheval. Ajoutez que nous étions morts de fatigue et trempés jusqu'aux^
1. Lettre publiée dans Der Evangelist, Brème, 26 décembre 1914.
2. Lettre publiée dans la Tabakarbeiter-Zeilung, Diisseldorf, 8 janvier 1915.
3. Lettre d'Otto Bieling, adjudant au 72« régiment d'infanterie de réserve,
publiée dans Aus der Heimat, Evangelisches Gemeindeblall fiir Kayna, octobre-
novembre 1914.
4. Lettre publiée dans les Burschenschaftlicbe BlalUr, Berlin, 15 janvier 1915.
LES SOLDATS ALLEMANDS 473
OS. Nous ne pouvions pas nous déshabiller, car nos bagages étaient
à Thiaucourt.
Quand vous lisez à la maison les récits des journaux, — écrit à son
père le jeune Burkhardt de Brème *, — vous ne soupçonnez pas la
centième partie des terribles réalités de la guerre. Il faut en vérité
se battre pour chaque pouce de terrain. A peine l'un de nous laisse-
t-il apercevoir sa tète que les Français et les Anglais tirent comme des
enragés.
Mon cher vieux, — écrit un ouvrier -\ — l'endroit où nous
sommes s'appelle Soupir. J'ignore de quel malheur passé ce nom tire
son origine. Mais ce que je sais, c'est que les derniers événements le
justifient entièrement. C'était du l^' au 3 novembre, lors de l'assaut
contre Vailly sur l'Aisne. A cette époque tous les habitants étaient
encore dans le village, et les maisons étaient intactes. Maintenant Vailly
n'est plus qu'un tas de décombres fumants. Les magnifiques monu-
ments et les sculptures du parc ont été détruits par les obus, et, à leur
place, ce ne sont partout que des tombes, qui témoignent de la
résistance acharnée de l'ennemi. Le village laissera à notre com-
pagnie des souvenirs particulièrement pénibles, car des deux cent
trente hommes qui prirent part à l'assaut, soixante-dix seulement
revinrent sans blessures. Tous les officiers et adjudants tombèrent, et
ce qui restait de la compagnie était commandé par un sous-offlcier.
Maintenant nous sommes depuis deux mois terrés dans le village et
notre nombre s'est encore réduit. Notre commandant, lui aussi, se
repose maintenant de toutes ses fatigues.
A mesure qu'augmentent les privations et les souiïrances,
la rage de l'impuissance et la colère méchante montent dans
le cœur du combattant allemand :
En dehors du terrible feu de l'artillerie, — écrit un secrétaire de
syndicat ', — ce qui caractérise surtout cette campagne, c'est le com-
bat de nuit, livré dans la boue, l'eau et les débris de maisons. Les blessés
tombent dans la vase et les cris qu'ils poussent pour appeler au secours
sont affreux. Notre personnel sanitaire fait ce qu'il peut. Mais, dans
l'obscurité, il faut du temps pour les trouver tous. Et quel terrible
spectacle quand les blessés, après l'assaut, arrivent à se traîner jus-
qu'au pont à quatre pattes et que ce pont est détruit par les obus.
Les braves sapeurs sont prêts à le rétablir, même sous le feu des
1. Lettre publiée dans Der Evangelist, Brème, 5 décembre 1914.
2. Membre du syndicat des ouvriers du bâtiment. Lettre publiée par Der
Grundstein, Berlin, 20 février 1915.
3. Lettre publiée par la Norddeutsche Arbeiter-Zeiiiing, Mûnclien-Gladbach,
23 janvier 1915.
474 LA REVUE DE PARIS
canons. Mais, pendant ce temps, les vilaines machines font des vides
cruels dans les rangs de ceux qui attendent pour passer, et beaucoup
se noient dans l' Yser en poussant des cris sauvages. C'est cela qui rend
les combats si épouvantables dans cette région. C'est cela qui met nos
jierfs à si rude épreuve. Mais c'est cela, aussi, qui entretient dans nos
cœurs une colère et une résolution si farouches I Malheur à toi, Angle-
terre, quand les hommes de TYser marcheront sur toi et battront ton
armée ! Une haine sans égale les animera, et une colère si violente, que
chacun exposera volontiers sa vie pour t'anéantir. Alors ce sera œil
pour œil, dent pour dent, sang pour sang ! Nous saurons bien tenir
ici et vaincre au moment voulu. Dieu veuille que ce soit bientôt!
Qu'il punisse l'Angleterre !
Nous n'avons rien à envier à notre alliée, car nous ne sommes
pas traités avec plus d'indulgence. Rudolf Villinger, employé
de la maison de cafés Franck et fils, écrit le 21 décembre ^ :
Dès le lendemain de mon arrivée, le 20 août, je fus déjà sérieuse-
ment refroidi par les arrosages de plomb dont les Français n'ont pas
cessé de nous gratifier. Toute la haine des Allemands réservée pour
l'Angleterre, c'est fort bien en théorie. Mais depuis que, voilà bientôt
quatre mois, le plomb français m'oblige à vivre entre mon lit et mon
sofa, il s'est amassé en moi un tel furor teutonicus que je ne regarde plus
si j'ai affaire à un Français ou à un Anglais. J'espère taper également
dur sur l'un et sur l'autre, quand je pourrai sortir d'ici.
La politique de Paul Rohrbach, d'après laquelle nous devrions
nous unir aux Français contre les Anglais, me paraît bien faire fiasco.
Le Français ne peut jamais être notre ami. Son anéantissement doit
être pour nous un but aussi impérieux que l'anéantissement de l'Angle-
terre. Sans doute le Français est poli et souple comme tous les Méridio-
naux et tous les Latins; mais, dès qu'il a la puissance, il devient le
représentant le plus cruel de la race humaine.
La colère vient de l'impatience causée par l'insuccès. L'ar-
mée allemande constate qu'elle n'avance pas, elle voit qu'il
est matériellement impossible d'avancer, et elle se demande
avec inquiétude comment cette situation pourra prendre fin.
Nous restons cachés dans nos tranchées, — écrit un ouvrier-,
attendant que les Français nous attaquent, et les Français suivent la
même tactique. Une attaque contre des positions aussi fortes serait
à peine possible. Aussi ne savons-nous trop comment nous pourrons
sortir de là.
1. Lettre publiée dans les Miltciliingcn van Jlirer Firma iind Ihren Kollegen,
Franck und Sôhne, Berlin, 2 janvier 1915.
2. Lettre publiée dans la Volkssdinme, Chemnitz, 17 décembre 1914,
LES SOLDATS ALLEMANDS 475
Notre position actuelle à B..., — écrit ' le 4 décembre un employé
de la maison Franck, — est une position de défense ; elle est des plus
épineuses, car nous nous sommes avancés jusqu'à quelques mètres
de l'ennemi, et nous nous regardons, lui et nous, comme des chiens
affamas. Nous avons pour mission d'empêcher à tout prix une percée.
Les obus ennemis nous infligent presque chaque jour des pertes consi-
dérables.
Karl Klussmann écrit le 2 décembre - :
Il n'y a rien de nouveau ici. De part et d'autre on continue à s'ob-
server, en tiraillant de temps en temps sans résultat, ou en s'envoyant
quelques shrapnells. Pendant ce temps on creuse des deux côtés de
solides retrancfiements et on fortifie les anciennes tranchées. Songe-
t-on réellement à tenter une attaque sérieuse, ici, au nord de V...? Cela
me paraît assez douteux. Les Français, après s'être armés pendant
trois mois, ne se laisseraient pas déloger facilement. Bah ! qui vivra
verra !
Décidément rien ne se passe comme on Favait annoncé. Les
Français ne sont pas les lâches que l'on avait dit :
Il faut rendre cette justice à ces gaillards : ils sont intelligents et
braves, — dit le soldat Postel •'.
Les Anglais sont également des adversaires redoutables :
Sachons rendre justice aux troupes de French, — dit un soldat *. —
Elles combattent avec une bravoure sans exemple, et le soldat alle-
mand seul est leur égal. Ce sont, il est vrai, les meilleures troupes de
l'Angleterre qui sont ici. Elles se glorifient de compter dans leurs
rangs d'excellents tireurs et de ne jamais reculer. D'où l'âpreté de la
lutte.
Et les Russes ont une armée superbe. Un garçon de café de
Hanovre écrit ^ à un collègue :
Maintenant, mon cher Schorse, il est une chose que je veux te faire
entrer dans la tête. Si jamais tu rencontres encore un de ces bar-
1 . Mitteilungen von Ihrer Firma iind Ihrcn Kollegen, Berlin, 19 décembre 1914.
2. IbicUm.
3. Lettre jiublice dans la Kri"gs-Chronik rfr Tiirnerverbindùng, Agilolfia,
Munich, février 1915.
4. Lettre publiée dans VEvangelischcs Gemeindeblall fiir den Kirchenkreis
Scbkcud'Az, janvier 1915.
5. Lettre publiée dans Dcr Gaslwirlsgehilje, Hambourg, 4 février 1915.
•176 LA REVUE DE PARIS
bouilleurs de papier, qui te raconte des balivernes, comme quoi les
tinsses sont une bande de va-nu-pieds, sans armes, aux chaussures
déchirées, mal équipés, alors applique au gaillard un bâillon dont il
se souvienne longtemps. J'ai vu ici des masses de prisonniers, des
provenances les plus diverses : des Sibériens et d'autres ; leur équipe-
ment était parfait, et plusieurs fois nos fantassins ont échangé leurs
chaussures contre celles des Russes...
Et puis, avec ces diables de Russes, on n'en a jamais fini :
Ce n'est pas aussi facile qu'on pense, — écrit le portier Sch. à un
collègue ', — une guerre comme celle-là, où l'on a l'ennemi de tous les
côtés. Quand on croit que l'on a battu les Russes à un bout, aussitôt
ces diables-là apparaissent à l'autre bout avec des forces supérieures.
De nombreuses troupes allemandes sont envoyées dans les
Carpathes et là commence, avant même qu'on livre bataille, la
campagne la plus pénible de la guerre :
Nous avons faim, soif, les cantonnements sont mauvais, pires qu'en
pays ennemis ! Et il nous faut traiter en amis cette engeance bohé-
mienne * !
Et alors peu à peu la tristesse et la mauvaise humeur se
répandent :
Ah, mes chers amis ■, — dit l'un d'eux (7 décembre), — je voudrais
que vous nous voyiez ici, je crois que vos yeux se mouilleraient.
Quand on voit nos soldats sortir de leurs tranchées, on se demande
en vérité si ce sont bien des hommes.
Ici, — écrit * l'ouvrier Wehrmann (5 décembre), — les fatigues phy-
siques et les privations sont grandes ; mais les douleurs morales sont
plus grandes encore. On pense aux siens restés à la maison, on pense à
tous les malheurs dont cette guerre a affligé les hommes. Ici, outre des
ouvriers, il y a des ingénieurs, des employés, des instituteurs, des
commerçants, les opinions les plus diverses sont représentées, et tous
souhaitent la fin de la guerre.
1. Lettre publiée dans la Deutsche Portier-Zeitang, Berlin, mars 1915.
2. Lettre d'un soldat à son ancien maître, l'instituteur d'Allendorf, publiée
par le Vilser Inspektions-Bolc, mars 1915.
3. Lettre d'un membre du syndicat des ouvriers des transports, publiée par
le Courier, Berlin, 17 janvier 1915.
4. Lettre publiée dans Die Genossenschafl, Cologne, l"""^ janvier 1915.
LES SOLDATS ALLEMANDS 477
Plus résigné, mais non moins déprimé, est le portier Erich
Tollkiihn (littéralement : le follement audacieux) qui écrit
tristement à son collègue Hampel ^ :
La guerre est sans conteste le plus grand de tous les maux, et il faut
la condamner de toutes ses forces. C'est fort beau l'enthousiasme de
ceux qui sont à la maison, assis près de leur poêle bien chaud, ou peut-
être — qui sait? — devant leur pot de bière. Mais quand la terrible
souffrance apparaît à l'homme sous son vrai visage, il y a de quoi
désespérer.
Et voici une lettre d'un ouvrier peintre qui est bien inté-
ressante, encore que, sur certains points, elle n'exprime sans
doute que l'opinion d'une minorité "^ :
Ici on grogne contre tout le monde : contre les camarades, contre
les supérieurs, contre les gouvernements, contre les Français, les
Anglais, les Russes et tous les peuples de la terre. On discute les ques-
tions économiques et politiques et d'autres grands problèmes. Et
surtout on grogne contre la guerre. Je ne sais pas... ou plutôt je sais.
Tu n'as constaté au début de la guerre aucun enthousiasme ; moi non
plus. Car les manifestations tapageuses arrangées par quelques per-
sonnes ne peuvent pas être prises pour de l'enthousiasme. Et ici non
plus il n'y a aucun signe d'enthousiasme. Chacun fait son devoir en
silence, — lorsqu'il le.f ait. Les anecdotes des journaux nous font sourire
(les jours où nous n'en rions pas tout haut) quand nous les compa-
rons avec la réalité. Néanmoins il ne faut pas croire que nous soyons
tous des lâches. La plupart savent parfaitement de quoi il retourne.
Si l'Allemagne perdait la guerre — ce qui me paraît impossible —
je crois que la main de la Russie s'appesantirait si lourdement sur
l'Allemagne que nous sentirions le knout plus encore que par le passé.
C'est la raison qui a déterminé l'attitude de notre parti au Reichstag.
Ce qu'il adviendra, d'autre part, et quelles seront en Allemagne les
conséquences politiques d'une victoire allemande, cela nous le saurons
plus tard. Je ne crois pas à la persistance de cette sympathie pour les
ouvriers que manifestent nos gouvernements. Mais je me dis : « Mieux
vaut toujours être victorieux; ensuite nous saurons bien faire valoir
nos droits. »
Personne, sans doute, ne s'était attendu à une campagne aussi longue.
Moi non plus je n'aurais jamais cru qu'avec les armements modernes
Une guerre pût tant se prolonger. Mais je ne veux pas te faire une leçon
d'art militaire. Tu en trouveras dans les journaux.
1. Lettre publiée dans la Deutsche Portier-ZciUmg, Berlin, 15 décembre 1914.
2. Lettre publiée dans le Vereins Anzeigcr, Organ des Verbandes der Maler,.
Lakierer, etc., Hambours, 23 janvier 1915.
478 LA REVUE DE PARIS
Gomme je te l'ai déjà écrit, nous sommes devant R...; trois jours
dans les tranchées, trois jours au cantonnement. Ce qu'est la vie des
tranchées, tu peux te le représenter, puisque tu en as fait l'expérience.
Quelquefois nous pouvons nous reposer ; alors nous mangeons, tant
qu'il y a à manger, nous fumons, nous lisons les journaux... Mais
quand les Français nous envoient leurs saints sous forme d'obus...,
alors la scène change comme tu peux penser. Il faut être à tout instant
préparé à une surprise. Et c'est cette incertitude, c'est la présence
continuelle de la mort devant nos yeux, qui brise la plupart des
hommes. Les Français, naturellement, tirent aussi bien que nous
(bien que notre artillerie lourde soit supérieure à la leur). Souvent
déjà nous avons eu l'occasion de constater l'habileté de leurs artilleurs.
Maints obus ont déjà pénétré dans nos tranchées.
Il y a déjà huit longues semaines que nous sommes ici. Nous ne
tarderons sans doute plus beaucoup à attaquer. Dès que nos ailes
auront avancé un peu plus — et, d'après les journaux, elles font
chaque jour quelques progrès — notre heure viendra aussi. L'attaque
eintraîne avec elle de lourdes pertes, c'est certain. Peut-être serai-je
de ceux qui y laisseront leur vie.
Nous devons maintenant nous rassembler. Ce soir nous retournons
dans les tranchées. Adieu et bonjour à tous les amis. Bien cordiale-
ment. — A. K.
Les soldats, on le voit, ne se font pas faute de se plaindre
Tous, même, ne s'en tiennent pas aux paroles. Malgré la
sévérité de la discipline, il en est qui passent' à l'acte, envoient
promener tous leurs devoirs, et, pris de panique, ne songent
plus qu'à se mettre à l'abri.
Nous avons ici de curieux types de volontaires d'un an, — écrit
un ouvrier chapelier '. — La moitié d'entre eux sont déjà tombés
malades la première fois qu'ils ont dû se rendre dans les positions de
combat, et ils se sont dépêchés de se faire porter malades pour être
rapatriés comme inaptes à faire campagne. Quant aux autres, parmi
lesquels se trouve un chanteur d'opéra, ils courent comme des possédés
dès qu'on aperçoit les éclairs ou qu'on entend le bruit du canon. Si
nous en faisions tous autant, l'État Allemand serait bien compromis 1
Chez ceux qui résistent cependant, et qui sont soumis chaque
jour à des épreuves plus pénibles, un sentiment va grandis-
sant : l'indignation contre cette population inconsciente des
villes allemandes, qui se refuse à comprendre la gravité
1. Lettre publiée par le Korres pondent jiïr die Arbeiler and Arbeilcrinnen dcr
Jlut- iind F ilz'varen- Industrie, Altcnburg, 25 mars 1915.
LES SOLDATS ALLENANDS 479
de la situation, qui passe ses journées à s'amuser, et qui
trouve encore moyen de récriminer sous prétexte que le
dénouement se fait attendre et qu'elle est gênée dans ses
habitudes.
Nous sommes indignés, — écrivent les soldats ', — de la légèreté
montrée par la population de chez nous, qui s'amuse au cinéma et
dans les petits théâtres pendant que nous versons notre sang.
Je viens de lire, — dit un sous-officier d'artillerie -, — • les règle-
ments restreignant la vente du pain. Je vois que, bien que la guerre
se déroule hors de chez nous. Dieu s'arrange tout de même pour
châtier le peuple allemand. Qu'il en soit remercié !
Un autre soldat écrit des tranchées du Nord de la France ^ :
On est très monté ici contre une certaine classe de gens de chez nous,
piliers de cafés et politiciens de tramways, qui se plaignent parce qu'ils
n'ont pas leur petit pain du matin, qui trouvent que les opérations
marchent trop lentement, et qui, même, réclament bruyamment le
droit de danser et de s'amuser. Nous voudrions voir ces gens-là ici I
ris ne sont pas dignes que nous nous battions pour eux 1
I
Telles sont les réflexions auxquelles, durant les mois d'hiver,
les combattants allemands se livrent dans leurs tranchées,
Quelles indications, quelles conséciuences en pouvons-nous
tirer?
Des nombreux signes d'impatience et de mécontentement
que manifestent nos ennemis, avons-nous le droit de conclure
que leur armée soit à la veille de fléchir?
La force de résistance de cette armée diminue sans aucun
doute; mais sa confiance dans le succès est plus lente à
s'ébranler. C'est un fait curieux, mais indéniable: malgré
les désillusions, malgré les échecs, malgré la lassitude, les
1. D'après le Monutlicher Anzeiger, organe d'une association clircticnne de
jeunes gens, Nuremberg, mars 1915.
2. Ibidem.
3. Lettre publiée dans la .Pau/mer-Z2/7un<7, organe de l'association des « Pau-
liaer i-, marsjl915.
180 LA REVUE DE PARIS
soldats allemands, après huit mois de guerre \ continuent
à dire et à croire qu'ils seront nécessairement victorieux.
Dans les lettres qu'ils écrivent, ils dépeignent leur situa-
tion sous les couleurs les plus sombres et ils concluent aus-
sitôt, sans transition : « JBah 1 La guerre sera vite finie et
nous pourrons bientôt aller retrouver nos familles et
reprendre notre vie paisible, »
Ne nous laissons pas émouvoir par cette sécurité, car l'Alle-
mand a une manière à lui de raisonner. Tous ses jugements
sont formés a priori et avec une partie de son cerveau où ne
pénètrent pas les impressions du dehors : ils ne peuvent pas
être modifiés : notre victoire seule les renversera. D'ailleurs les
conclusions optimistes des soldats allemands ne sont nulle-
ment l'effet de réflexions personnelles.
Les arguments leur sont apportés, tout mâchés, par d'innom-
brables journaux et bulletins de l'intérieur, ceux-là mêmes
que nous avons utilisés au cours de cette étude.
A côté des lettres du front, en effet, il s'imprime en Alle-
magne une seconde catégorie de Feldpostbriefe, ayant pour
but de stimuler l'ardeur des combattants, qui mériteraient
bien une étude spéciale. Ce sont des lettres ouvertes adressées
par les pasteurs à leurs ouailles, parles patrons à leurs ouvriers,
par les sociétés à leurs membres. En même temps que ces
lettres, l'armée reçoit les sermons de guerre (Feldpredigteu)
([ui se chiffrent par milliers, puis les circulaires et brochures
de toutes sortes envoyées à diverses catégories de soldats,
principalement aux membres des syndicats. Quel effet pro-
duit sur le combattant toute cette littérature d'apparence
rébarbative? L'effet est certain, car nous retrouvons dans les
lettres du front nombre de formules clichées et de déductions
convenues qui n'ont pu être puisées que là. Mais nous ne
saurions entrer ici dans le détail de cette propagande politico-
religieuse. Il nous suffira d'observer qu'elle paralyse rapide-
ment ce qui pouvait rester au soldat de sa liberté de
jugement.
La croyance en la supériorité de sa race a pris chez l'Alle-
1. Les lettres que nous avons citées remontent à plusieurs mois déjà ; les
remarques que nous faisons s'appliquent donc à la lin de l'hiver.
LES SOLDATS ALLEMANDS 481
mand la valeur d'un axiome. Il ne peut pas imaginer que nous
la contestions. Que le bon droit, d'ailleurs, toutes les vertus,
et la faveur divine soient de son côté, il n'en doute pas un
seul instant. Et dans ses appréciations à l'égard des alliés il
fait preuve de l'aveuglement et de la crédulité la plus invrai-
semblable. N'a-t-on pas réussi à lui persuader que Français
et Anglais sont à la veille d'en venir aux coups et que notre
population regarde les soldats allemands comme des libéra-
teurs qui viennent les affranchir du joug britannique?
Hier ennemis
Aujourd'hui amis,
Demain unis
Contre l'Angleterre.
Voilà ce que, d'après les relations des journaux, nos paysans
chanteraient aux Allemands dans tout le Nord de la France.
Des aviateurs français se chargeraient même de répandre
cette chanson en en faisant pleuvoir des exemplaires sur les
territoires envahis. C'est avec des histoires de ce genre ^ que
l'on entretient la confiance.
Parmi les idées toutes faites du soldat allemand, il en est
une — bien connue d'ailleurs — que nous ne devons pas perdre
de vue, et dont il nous appartient de faire notre profit. C'est
cette idée, que le Français, étant dépourvu de constance et de
persévérance, ne peut pas manquer de se lasser le premier :
d'où il résulte que l'Allemagne sera fatalement, automa-
tiquement, victorieuse :
Qui peut dire combien de temps la guerre durera encore? — écrit
un employé communal saxon -... — L'artillerie des Français est excel-
lente. Et leur connaissance du terrain les aide beaucoup. Cependant
nous finirons bien par en avoir raison grâce à notre ténacité, — quels
que soient les renforts qu'ils aillent encore chercher.
1. La presse provinciale abonde en récits fantaisistes où l'on retrouve la
même inspiration. Elle se plaît, par exemple, à raconter que les prisonniers
français sont remplis d'admiration pour la personne du Kaiser. A sa vue,
ils sont saisis de respect et s'écrient : « Oh ! c'est l'Empereur ! Un homme
excellent ! Un grand général ! » (EvMigelisches Gemmdeblatt fiir Erfiirl,
15 février 1915.)
2. Lettre publiée par la Sachsische Gemeindebeamten-Zeiiiing, Leipzig, 15 dé-
cembre 1914.
1" Octobre 1915. 3
482 LA REVUE DE PARIS
Je ne crois pas que le Français tienne encore longtemps. Il est essen-
tiellement lâche... — dit un autre soldat, le 6 septembre K
Cette guerre est une guerre de nerfs — déclare un article intitulé
Tenir (Durchhalten), qui a fait le tour de la presse syndicaliste : ceux-là
triompheront qui auront les nerfs les plus solides.
Si grande est notre incapacité à persévérer que — comble
de l'ironie — ce sont finalement les Allemands qui en souf-
friront :
Les Français se sont maintenant retranchés aussi solidement que
nous, — écrit, le 24 octobre, Georg Oertel, employé de commerce ^, —
et il faudra lutter chaudement si l'on veut les déloger. Malheureuse-
ment les Français manquent toujours de persévérance, et, dès que cela
commence à sentir le brûlé, ils se dépêchent de se retirer. C'est pour
cela que nous n'avons pas encore pu livrer de combat décisif.
L'Allemand croit donc qu'il triomphera et il le croit d'au-
tant plus que la victoire lui apparaît comme une absolue
nécessité '. Il est convaincu que les alliés ont attaqué et voulu
détruire l'Allemagne. Il sait par expérience (car il juge les
autres d'après lui-même) ce qu'ont à souffrir les pays envahis,
et l'idée que l'Allemagne puisse être soumise à pareille épreuve
lui paraît tout à fait inacceptable.
Comme c'est beau ici, dans notre chère patrie allemande, — écrit
un soldat * qui rentre au pays. — Partout règne la paix. Quel contraste
avec les territoires dévastés de la France !
Je veux bien, — écrit '•' un paroissien de Technitz, — que la disci-
pline soit grande dans l'armée allemande, Les circonstances ont pour-
tant pour conséquence inévitable que des territoires entiers sont —
quant aux moissons, troupeaux, affaires, habitations — entièrement
anéantis. Nous ne saurions trop remercier notre Dieu bien-aimé de ce
que jusqu'ici la guerre ne s'est pas déroulée dans notre patrie, mais
le plus souvent sur le territoire ennemi.
1. Lettre publiée dans Dr B. K.-Bolc (Bibel-Krânzchen Bote). Francfort
février 1915.
2. Lettre publiée clans les Verbandsblàtler, Leipzig, janvier 1915.
3. « Deuischland wird siegen, weil es siegen muss. » {Zcilschrifl fiir die Deulschen
mittleren Beamten, Berlin, 1" mars 1915.)
4. Lettre publiée dans le Vilser Inspektions-Bote, décembre 1914.
5. Lettre publiée dans Gott im Kriege, Technitz, Noël 1914.
LES SOLDATS ALLEMANDS 4 83
Et le garçon de café Karl Klix déclare ^ :
Nous aurons soin de faire en sorte qu'aucun ennemi ne franchisse
plus les frontières de notre pays. Ah 1 que ne verrions-nous pas s'ils
avaient réussi à pénétrer plus avant ! Un simple regard jeté sur la
Prusse Orientale (Suite de la phrase supprimée par la censure allemande.)
Donc ne vous plaignez pas. Il faut nous réjouir que cette guerre
effroyable ne se livre pas dans notre pays. Ici il n'y a plus. rien à
acheter, ni à se faire donner (La suite supprimée par la censure alle-
mande.)
*
* *
C'est ainsi que les Allemands raisonnent, du haut en bas
de l'échelle sociale, et qu'ils prennent chaque jour davantage
le goût de la conquête. Certainement il y a des exceptions :
mais, jusqu'ici, ces exceptions paraissent avoir un caractère
individuel ; il n'y a pas d'indication générale à en tirer.
Mais les socialistes, dira-t-on? Ne trouvera- t-on pas chez
eux, si l'on cherche bien, des sentiments différents?
Nous avons cité plus haut quelques lettres de socialistes;
toutefois nous n'avons pas considéré ceux-ci isolément, en tant
que constituant une classe distincte de l'armée. N'est-ce pas
là une lacune de notre analyse? Certaines personnnes peuvent
le penser, et il convient de prévenir leur objection.
Il sera, certes, fort intéressant d'étudier en détail la conduite
du parti socialiste allemand pendant la guerre. Mais les élé-
ments de cette étude se trouvent à l'intérieur de l'Allemagne
plus que dans les camps militaires, et c'est pourquoi il ne nous
appartenait pas de l'entreprendre ici. D'ailleurs, pour bien
comprendre l'attitude des socialistes, il serait probablement
nécessaire de remonter assez loin dans le passé et de corriger
d'abord certaines idées préconçues qui s'étaient répandues à
leur sujet. Et, surtout, il faudrait distinguer soigneusement
entre les intellectuels, ou les théoriciens, et les véritables
ouvriers.
Bornons-nous, pour le moment, à rapprocher les unes des
autres les lettres de soldats syndiqués qui sont entre nos
1. Lettre publiée clans le Gastwirtsgehilfe, Organ des Verbands dfr Gcst-
wirlsgebilfen, Berlin, 24 décembre 1914.
184 LA REVUE DE PARIS
mains, et voyons si quelque impression d'ensemble se dégage
de cette correspondance.
Que pensent les socialistes de la prolongation de la guerre?
Ne commencent-ils pas à lire dans le jeu du parti militaire?
Ne discerne- t-on pas déjà chez eux quelques tendances géné-
reuses?
Si c'est là ce que nous pensons constater, notre attente
risque fort d'être déçue. Par contre, les lettres des socialistes^
arrivent à souhait pour achever de nous éclairer sur le carac-
tère du soldat allemand. Elles vont mettre la dernière touche
au portrait que nous nous sommes efforcés de tracer.
Charité bien ordonnée commence par soi-même. Le socia-
liste mobilisé a d'abord une préoccupation constante : obtenir
du syndicat des avantages particuliers pour lui et sa famille.
Il exige que les membres restés au foyer versent une cotisa-
tion supplémentaire à son profit. Le non mobilisé regimbe,
car, dans bien des cas, il souffre du chômage et du renchérisse-
ment de la vie. Et voilà engagée une discussion des plus vives
entre les anciens collègues, séparés par la guerre :
Je vois avec regret par votre rapport, — écrit un ouvrier -, — que
certains de nos collègues ne se comportent pas comme tels. Ces beaux
messieurs devraient venir un peu à notre place. C'est ici qu'ils auraient
vu d'abord la petite grève, et maintenant la grande grève générale.
Et qui sait combien de temps encore Papa État nous infligera cette
épreuve?
Dans tous les bulletins professionnels et syndicalistes nous
trouvons les mêmes récriminations. Chez les concierges eux-
mêmes, il règne une grande excitation :
Le rouge de la honte devrait leur monter au visage, — dit de ses
collègues un portier mobilisé •', — et ils ne sont pas dignes d'être
membres de l'association des portiers allemands... S'il se trouvait de
1. Ici encore nous voulons parler de l'ensemble des lettres et non des excep-
tions, — car il y en a, et nous avons cité plus haut les plus curieuses : mais
ces lettres, d'inspiration indépendante, restent très peu nombreuses.
2. Lettre d'un membre du syndicat des ouvriers des transports, déjà citée
plus haut (Courier, 17 janvier 1915).
3. Lettre d'Otto Henning, publiée par la Deutsche Porlicr-Zeilang, Berlin,
15 décembre 191-1.
LES SOLDATS ALLEMANDS 4 85
pareils lâches dans l'armée allemande, il n'y aurait bientôt plus d'Alle-
magne et plus d'association des portiers allemands. Il est heureux que
les hommes de cette pâte soient une minorité. Sans doute il est plus
facile et plus confortable de s'asseoir au coin du poêle et de pérorer,
plutôt que de mettre comme nous la main à l'ouvrage ; mais ce sont
des actes qu'il faut pour en finir, et non des paroles. C'est à vous, mes
vrais et véritables collègues, c'est à vous que j'adresse mon appel. Ne
vous lassez pas, ne vous fatiguez pas ; étouffez, empêchez les conflits
et les désunions ; soutenez et faites prospérer l'association des portiers
allemands, afin que, quand nous reviendrons sains et saufs du champ
de bataille, nous n'ayons pas à rougir d'être membres de l'association
des portiers allemands. Mais à ceux qui oubhent leur devoir, et se
montrent lâches envers l'association et les familles de leurs collègues
mobilisés, je crie d'une voix tonnante : « Honte ! Nous n'oubUerons
jamais votre conduite scandaleuse ! Car agir et peiner, c'est toute la
vie. »
Que ceux de nos collègues qui travaillent, — dit un avis imprimé
en gros caractères dans un bulletin syndicahste \ — n'oubhent pas de
verser leurs cotisations, régulière et supplémentaire. Après la guerre,
ceux qui reviendront leur demanderont des comptes, et honte à celui qui
ne pourra pas prouver qu'il a rempli son devoir et qu'il n'a pas été un
lâche embusqué.
Les non mobilisés ne se contentent pas de refuser leur assis-
tance aux mobilisés. Mais, ce qui est plus grave, ils désertent
en masse les organisations. Privés de leurs chefs — car les
ouvriers les plus énergiques sont partis pour l'armée — les
syndicats menacent de se désagréger. On s'en aperçoit et on
s'en indigne dans les tranchées.
Je sais par expérience, — dit un syndiqué -, — que ces messieurs
nos collègues trouvent du temps, de l'argent et du goût pour tout ce
qu'on voudra, sauf pour la chose principale, le syndicat. Or en ce
moment, précisément, où nous ne pouvons pas, nous, coopérer, ceux
qui sont restés à la maison devraient réfléchir et se dire : « Il faut que
je soutienne mon syndicat, parce que des milliers de mes camarades
sont à la guerre et se trouvent dans une situation plus difficile que
moi ! 7/ faut que j'empêche mon syndicat de périr ! »
Je n'aurais pas cru, — écrit un ouvrier libraire ^, — qu'il pût y
avoir, dans ces temps d'épreuve, des lâches qui tournassent le dos au
1. Le Courier, organe des ouvriers des transports, Berlin, 17 janvier 1915.
2. Lettre publiée dans le Courier, 17 janvier 1915.
3. Lettre publiée par la Buchlinder-Zeilung, citée par le Gasiwirtsgebilfe,
Hambourg, 4 février 1915.
486 LA REVUE DE PARIS
syndicat. Un regard jeté sur le journal de mes collègues de Leipzig
m'a prouvé que je me trompais. Le compte rendu de notre syndicat
pour le troisième trimestre achève de m'ouvrir les yeux. J'y vois que
nous avons perdu environ 6 400 membres, alors que 2 900 seulement
ont été appelés à l'armée. Il reste donc 3 500 défections inexpliquées.
Comment cela est-il possible, sacrebleu ? Ces gens-là sont-ils tous des
lâches qui se terrent derrière leurs poêles, pendant que leurs frères
sur le front voient la mort dans les yeux et sauvent le pays allemand
des horreurs de la guerre? Est-ce ainsi qu'ils pensent assurer la pros-
périté du syndicat? Est-ce là la reconnaissance dont ils font preuve
envers ceux qui sont partis ?
De toutes les épreuves amenées par la guerre, celle-là est
la plus rude pour le syndiqué. L'œuvre d'un quart de siècle
se trouve menacée. Peut-être va-t-il falloir tout recommencer.
D'ailleurs le socialiste ne se fait pas illusion sur les sentiments
des sphères dirigeantes à son égard. La bienveillance actuelle
n'aura pas de lendemain, et la lutte reprendra de plus belle
une fois la paix signée.
Certains indices, — écrit l'ouvrier G. V, *, — comme, par exemple,
ie retard apporté à la protection des sans-travail par la municipalité
de Hambourg, montrent qu'il y a encore conflit d'intérêts entre les
travailleurs et ceux qui possèdent. La grande épreuve nationale — qui
a comblé tant de fossés — n'a pu tout de même éclairer sur les inté-
rêts des travailleurs ceux qui croient être à eux seuls l'État et la
Société. Aussi, après la guerre, sera-t-il plus que jamais nécessaire
de faire effort pour bien organiser les syndicats.
Ainsi les perspectives ne sont pas brillantes, et les ouvriers
ont hâte de rentrer chez eux pour recommencer au plus vite
r agitation socialiste. Est-ce à dire qu'ils condamnent la guerre,
et qu'ils voudraient la faire cesser demain? Rien dans leur
correspondance ne nous autorise à faire cette supposition.
Le syndiqué ne s'exprime pas tout à fait comme le général
von Bernhardi, mais il n'est pas très loin de penser comme
lui.
Remarquons en premier lieu que la population ouvrière,
d'abord très éprouvée par la détresse économique de l'Alle-
magne, a fini par se ressaisir. Fort habilement, elle a su pro-
1. Lettre de G. V. publiée dans le Vereins-Anzei(/er, Organ des Verbandes <l-
Mater Lackierer, etc., Hambourg, 13 février 1915.
LES SOLDATS ALLEMANDS 487
fiter des circonstances pour réclamer des augmentations de
salaires.
Tandis qu'au mois de juin 1914, — écrit l'organe d'une association
d'employés de commerce \ — une famille de quatre personnes dépen-
sait en moyenne pour sa subsistance 24 marks 73 par semaine, elle
devait dépenser en août 26 marks 41, en novembre 27 marks 46, etc..
Pour ces raisons nous croyons le moment venu de réclamer pour le
personnel de toutes les maisons qui fonctionnent normalement une
allocation de vie chère, ou, tout au moins, un relèvement du taux des
salaires.
La guerre a causé un renchérissement général, — dit le journal des
jardiniers ■-. — Les vivres principalement, mais aussi les vêtements et
surtout les chaussures, ont atteint des prix très élevés, auxquels ils se
maintiendront, ou même qu'ils dépasseront pendant la durée de la
guerre. C'est donc un devoir de simple équité d'élever les salaires d'une
manière correspondante. Le printemps est le meilleur moment pour
obtenir des augmentations, et ce doit être d'autant plus facile cette
année que la main-d'œuvre est plus rare.
Toutes les catégories de travailleurs ont fait des réclama-
tions analogues. Or les journaux nous apprennent qu'un grand
nombre ont obtenu satisfaction, et les intéressés espèrent bien
que les avantages obtenus seront définitifs ^
Voilà déjà aux yeux de l'ouvrier un bon côté de la guerre ;
mais une raison plus profonde détermine son sentiment :
l'ouvrier découvre, et, de plus en plus, il est persuadé que le
socialisme a partie liée avec l'empire allemand.
Nous avons vu combien les horreurs de la guerre impres-
sionnent péniblement le soldat allemand et lui font redouter
d'être à son tour envahi. Ruiner les autres, passe encore; mais
être ruiné, jamais.
Il n'y a plus rien ici, ni vivres, ni argent, écrivent les sol-
dats qui font campagne en France. Or l'argent, qui procure
la bonne chère, ce paraît être pour les travailleurs d'Allemagne
la fin suprême et unique de la vie. Les sentiments altruistes
1. Der Handelstand, Hambourg, 1" avril 1915.
l!. AUgemeine Gârtner-Zeitung, Berlin, 10 avril 1915.
3. Werbt Mitglieder ! Die Nachtarbeit darf nimmer wiederkommen ! affirme
en gros caractères le journal des boulangers dans chacun de ses numéros : « Le
travail de nuit ne doit jamais être rétabli. »
488 LA REVUE DE PARIS
et généreux n'ont pas accès chez eux. Et ils font ce raisonne-
ment très simple que, plus l'Allemagne sera puissante, plus
chacun de ses enfants sera riche ^
Les articles populaires sur les difficultés économiques de
l'empire peuvent se résumer en deux lignes : « Il faut, pour le
moment, nous serrer le ventre. Mais, après la guerre, comme
on mangera bien! » L'Allemagne deviendra la première puis-
sance économique du monde, et tous les Allemands en profi-
teront. C'est pourquoi ceux-là mêmes à qui la guerre répugne
le plus se disent comme l'ouvrier peintre dont nous avons
plus haut cité la lettre : « Il vaut toujours mieux être victo-
rieux. »
Mais l'alliance entre le socialisme et le militarisme n'est pas
seulement un mariage de raison. C'est un mariage d'inclina-
tion. Le travailleur, en effet, ne tarde pas à faire une surpre-
nante constatation : c'est que le syndicat est la meilleure pré-
paration à la vie des camps, comme la guerre est la meilleure
école de socialisme.
Je n'ai fait aucun mystère de mes opinions, — écrit un ouvrier du
bâtiment', — et, j'ai trouvé parmi les réservistes beaucoup de tra-
vailleurs organisés. De même parmi les volontaires. Beaucoup sont
nos collègues, membres de longue date. Et je le dis carrément : les
ouvriers organisés sont les meilleurs soldats.
Je pense que cette guerre, — écrit l'ouvrier peintre G. V. -^ — cette
guerre, que l'Allemagne doit soutenir contre des ennemis supérieurs
en nombre, est la meilleure preuve de ce que peut faire l'organisation
des forces. Certainement il y a chez nos hommes de l'enthousiasme
et du dévouement. Mais n'y en a-t-il pas aussi chez l'adversaire? Ce
qui nous assure l'avantage, c'est certainement la supériorité de notre
organisation, qui était notamment une organisation des forces. Chaque
chose était à sa place et à la place préparée pour la recevoir. Les parties
1. « C'est justement en tant que travailleurs, — écrit le journal des ouvriers du
bois — que nous luttons de toutes nos forces pour la cause allemande. Nous,
voulons améliorer la situation matérielle des travailleurs. Or, les ouvriers ne
sont pas moins intéressés que les patrons à la prospérité et au développement
de l'industrie. Bien que le combat se livre sur le champ de bataille, les consé-
quences s'en feront immédiatement sentir dans la vie économique. » (Holzarb-
eiter-Zeitung, Berlin, 13 février 1915.)
2. Lettre publiée par Der Grundstcin, Hambourg', 2 janvier 1915.
3. Lettre de G. V., déjà citée plus haut.
LES SOLDATS ALLEMANDS 4 89
n'avaient pas à se préoccuper les unes des autres ; mais elles se sont
combinées dans le tout, et les efforts réunis' forment un ensemble tout
puissant. Il me semble que nous pouvons tirer de là une leçon pour
notre syndicat.
L'organisation allemande, — écrit le bulletin des ouvriers des
tabacs 1, — la discipline allemande, nous conduiront à la victoire
sur le terrain économique comme sur le terrain militaire.
Ainsi, après la guerre, le socialisme se réorganisera en s'ins-
pirant des méthodes militaires, et il deviendra plus fort, que
jamais. Et comme, d'autre part, le socialisme aura puissam-
ment contribué au triomphe des armes allemandes, il s'arran-
gera de manière à recueillir une part — et une part royale —
des fruits de la victoire :
Divers facteurs ont contribué à nous rendre forts, — écrit un journal
d employés de commerce -, — mais, il ne faut pas se lasser de le répéter,
le principal a été le socialisme. C'est pourquoi il est indiscutable que
cette guerre doit accroître le prestige de la réforme sociale et en assurer
la poursuite avec, désormais, le concours de tous.
*
* *
Tels sont les rêves d'avenir qui entretiennent l'ardeur du
soldat ouvrier, et il n'est pas loin de dire, comme le frère
W. Muller de l'église baptiste :
Il me semble que je n'ai pas encore rempli tout mon devoir sur le
champ de bataille. J'aimerais bien entrer dans Verdun, et plus tard
dans Paris avec une armée victorieuse. Comme Dieu voudra 1 Dieu
n'a que des pensées de paix ' !
Orgueil doctrinaire, caporalisme, froids calculs d'intérêts,
voilà décidément ce que nous retrouvons dans toutes les
lettres allemandes. Pas plus chez le syndiqué que chez le plus
1. Tabakarbeiter-Zciliing, Dusseldorf, 9 avril 1915.
2. Verbandsblàlter, Leipzig, mai 1915. Cf. Der Grundsiein, Hambourg,
6 février 1915.
3. Lettre publiée par Der Wahreitszeuge, Organ der deutschen Bapiislen, Cassel,
2 janvier 1915. — Les baptistes semblent avoir un goût particulier pour les
parades : « Ce qui ne m'avait pas été donné pendant mon temps de service, —
écrit l'un d'eux, — me fut accordé maintenant : j'ai eu la joie de défiler au pas
de parade devant Sa Majesté. » (Der Wahrheitszenge, 3 avril 1915.)
490 LA REVUE DE PARIS
belliqueux des soldats de Guillaume II, nous ne voyons poindre
le sentiment que depuis le début de cette étude nous cherchons
vainement à découvrir, le sentiment que les malheurs de la
guerre devraient pourtant éveiller naturellement dans un
cœur humain : la pitié, accompagnée de respect pour les
souffrances d'autrui.
Et ici, nous touchons probablement à un des traits distinc-
tifs du caractère germanique. Durci par son égoïsme et par
sa raideur intellectuelle, l'Allemand a perdu la faculté de
sortir de lui-même. Il est si enfoncé dans ses idées qu'il est
hors d'état de comprendre celles des autres. Cette incapacité
explique les étranges bévues psychologiques, les grossières
erreurs de jugement que les combattants allemands n'ont
pas cessé de commettre depuis dix mois, à l'étonnement de
toutes les nations.
L'Allemand apprend que l'ancien et le nouveau monde ren-
dent son pays responsable de la guerre, il constate que la
violation de la neutralité belge a été universellement con-
damnée, et il conclut : «L'Angleterre a voulu envahir la Bel-
gique, et la Belgique nous a déclaré la guerre. »
L'Allemand voit le monde indigné de la brutalité avec
laquelle il a traité les provinces envahies, il s'entend à chaque
pas qualifier de barbare, et il prononce : « Déjà nous
sommes regardés ici, par les Belges comme les bienfaiteurs
de l'humanité ^ »
L'Allemand est témoin de l'admirable union des alliés, de
leur collaboration intime, il signale lui-même dans ses lettres
notre résistance inébranlable, la persévérance de notre offen-
sive, et il se console en disant : « Les Anglais et les Français
vont se prendre à la gorge, les Français sont trop lâches pour
tenir. »
L'Allemand assiste au déchaînement des forces destruc-
trices de la guerre, il les voit anéantir en quelques heures les,
fruits de longs siècles de civilisation, et il conclut : « La guerre
est le chef-d'œuvre dont doivent s'inspirer les organisateurs
de la société. »
1. Wir gcllen hier jelzl bei dcn Belgiern als die Wohliàler der Menschheil. »
(Lettre d'un paroissien de Vilsen, publiée par le Vilser Inspections-Bote,
décembre 1914.)
LES SOLDATS ALLEMANDS 491
Il serait facile d'allonger la liste de ces paradoxes ; mais
l'heure est passée de nous en amuser et d'y relever des contra-
dictions logiques. Nous n'avons plus aujourd'hui qu'un aver-
tissement à en tirer : c'est que la tâche des alliés, si vigou-
reusement qu'elle soit menée, ne touche pas encore à sa fm ;
et, même, elle ne peut atteindre complètement son but qu'à la
condition de se prolonger suffisamment. Il faut du temps pour
abattre les armées ennemies ; il en faut plus encore pour
triompher du sophisme et de la présomption invétérée.
PIERRE BOUTROUX
YOUMA
VIII
... Elle ne douta pas un instant de l'habileté de Gabriel
à mettre son projet à exécution. Les risques d'une poursuite,
d'une capture, ou d'une rafale survenant pendant la traversée,
car on était dans la saison des ouragans, tout cela l'émut fort
peu. Quel danger n'affronterait-elle pas pour Gabriel? A ses
côtés, elle se sentirait partout en sécurité. Puis lentement
l'exaltation de son esprit se calma. L'idée, absolument nou-
velle, de se dérober à la volonté d'autrui et de conquérir par
elle-même tout ce qu'elle désirait, cette idée, lorsqu'elle y
réfléchit, refroidit la colère où l'avait jetée sa déception. Elle
retrouva en même temps la pondération naturelle de son carac-
tère. Alors elle eut peur : elle eut peur de quelque chose qui
grondait en elle-même, et qu'elle savait être mal. Dès le pre-
mier instant la proposition de Gabriel avait vaguement troublé
sa conscience et effrayé son sens moral, avant même qu'elle
eût eu le temps de peser les conséquences qui résulteraient pour
elle de l'abandon de ses amis, de la fuite loin de son lieu de
naissance, du manquement à tous ses devoirs, qui la déclasse-
raient pour toujours et lui feraient perdre l'estime de tous ceux
qui avaient confiance en elle. Mais, maintenant, tandis qu'elle
songeait, — qu'elle songeait très sérieusement, — elle savait
1. Voir la Revue de Paiis du 15 septembre 1915.
YOUMA 493
que lorsqu'elle aurait mal agi la houte lui brûlerait le visage.
Non ! Non ! Non ! ce n'était pas vrai que sa vie avait été abso-
lument malheureuse. Elle se rappelait une suite douce et
brillante de jours délicieux. Et, surtout, les jours de son
enfance, avec Aimée, quand elles jouaient ensemble dans la
maison de madame Peyronnette, dans la grande belle couk
ensoleillée, pleine de plantes bizarres aux feuilles gigantesques
et de palmiers, la grande cour d'où on apercevait, dans la
clarté bleue, toute la baie merveilleuse qui s'étend entre Grosse -
Roche et Fond-Carré, avec ses navires allant et venant par-
dessus l'horizon, ou bien se balançant paresseusement à l'an-
cre : la grande cour où tous les matins, elles donnaient à manger
aux zanolis, les petits lézards verts qui vivaient dans la ton-
nelle et qui descendaient, en un scintillement, du haut de la
voûte verte de vigne grimpante, pour ramasser les miettes
qu'elles leur jetaient... Aimée qui avait tout partagé avec elle,
même lorsqu'elle était devenue une grande jeune fille... Aimée,
dont la main de mourante avait serré la sienne avec une si
affectueuse confiance, et qui avait murmuré à l'instant d'expi-
rer :
— Youma ! Oh Youma, tu aimeras mon enfant? Youma, tu
ne la quitteras jamais, quoi qu'il arrive, tant qu'elle sera
petite?... Promets-moi cela, chère Youma.
Et elle avait promis.
Youma revit ensuite le visage de madame Peyronnette, qui
lui souriait sous ses bandeaux argentés, qui lui souriait comme
lorsque Youma sentait une fine main blanche, chargée de
bagues, lui caresser doucement le visage, et aussi comme lors-
qu'elle entendait la vieille dame lui dire :
— Toi aussi, enfant, tu es ma fille, ma jolie sombre filleule
en Dieu ! Tu dois être heureuse ! Je veux que tu sois heu-
reuse.
Et elle avait vraiment essayé de la rendre heureuse : elle
avait formé beaucoup de projets, elle avait dépensé beaucoup
d'argent afin que Youma ne pût jamais envier d'autres femmes
de sa classe... Et Youma songea à tous les cadeaux qu'elle
avait reçus. Elle songea au confort dont elle avait joui. Elle
avait toujours eu sa chambre, qui donnait sur la tonnelle
ornée de vignes et de pommes de hane, où les oiseaux-mouches
494 LA REVUE DE PARIS
cramoisis et émeraude tournoyaient, — une petite chambre
toute remplie du vent de la mer ! On ne lui avait jamais permis
de se coucher sur un simple matelas étendu à terre, comme
une domestique ordinaire !
Et, en souvenir d'Aimée, elle n'avait pas été moins bien
traitée dans la maison de madame Desrivières et de son fils.
Depuis la mort d'Aimée, M. Desrivières lui témoignait la
bonté d'un père. Il avait eu en elle une telle confiance, qu'il
ne s'était même jamais aperçu des visites de Gabriel !
Que penseraient-ils tous d'elle? Envers qui avait-elle le plus
de devoirs? Envers ceux qu'elle connaissait depuis toujours,
envers l'excellente femme qui l'avait élevée comme sa propre
fille après lui avoir donné son nom sur les fonts baptismaux,
ou bien envers Gabriel qu'elle ne connaissait que depuis une
saison?... Ah jamais, même pour lui, elle ne pourrait les
trahir ! Le Bon Dieu ne le lui pardonnerait pas ! Mais Gabriel
ne savait pas tout cela : s'il le savait, il ne pourrait sûrement
plus lui demander de s'enfuir avec lui.
Et une fois encore, le côté le plus violent de sa nature fut
dompté, et s'affaissa en sanglotant à sa place accoutumée.
Une cruelle souffrance la tourmentait toujours ; mais ce soir-là
elle se coucha bien résolue à aller trouver Gabriel aussitôt que
possible et à lui dire non.
Pourtant, son courage faiblit un peu, le lendemain matin
lorsque Gabriel se croisa avec elle, alors qu'elle conduisait
Mayotte à la rivière, et lui dit rapidement à voix basse :
— Allez à la plage, cet après-midi, à quatre heures. Je vous
y verrai. Le gommier part pour la Trinité avec un charge-
ment.
Puis il passa, avant qu'elle eût pu lui répondre un seul mot.
IX
C'est une côte étrange que celle où s'ouvre la vallée d'Anse-
Marine. C'est une côte de caps fantastiques, et de rochers aux
appellations sinistres, où le nom du Diable revient souvent.
YOUMA 495
Les hautes falaises sont composées de minerai de fer noir,
mais elles sont tapissées d'innombrables plantes grimpantes ;
partout des lianes pendent et rejoignent la frange de patate
ho lanmé, la vigne de mer d'un vert éclatant qui se traîne sur le
sable noir pareil à du jais en poudre. Et les vagues sont très
longues et très lourdes ; elles déferlent avec un fracas assour-
dissant, et lancent des jets fantastiques d'écume pareils à des
mains qui s'agitent. Ici, la mer n'est jamais calme : au nord et
au sud les falaises apparaissent toujours à travers un voile '
d'embruns tièdes qui s'élèvent vers le soleil comme des fumées.
Une légende créole assure qu'il n'en était pas ainsi autrefois ;
mais un jour, un prêtre, dont les pêcheurs se moquaient, secoua
sa soutane noire au-dessus de la mer, et la maudit en la con-
damnant à l'agitation éternelle. Et les barques de pêche, et les
filets étendus pour sécher sur le sable, pourrirent, pendant que
les hommes attendaient vainement que la mer s'apaisât.
Pendant toute l'année la ligne d'écume ne disparaît point ;
elle s'élargit ou se rétrécit suivant que les brisants deviennent
plus ou moins dangereux, sous la pression des vents étésiens.
Parfois l'écume franchit l'embouchure des rivières ; parfois
elle bondit jusqu'aux sommets des falaises, et fait trembler
tout le pays, bien que la brise soit à peine perceptible, et qu'il
n'y ait pas un nuage dans le ciel. Et alors, on voit qu'au large,
jusqu'à l'horizon, la mer est bleue comme du lapis lazuli, et
polie comme un miroir : le tonnerre et l'écume ne s'étendent
pas au delà de la côte. C'est un raz de marée, c'est la mer qui
se balance du fond. Ce spectacle durera peut-être deux ou
trois jours : puis il cessera aussi mystérieusement qu'il a
commencé.
Pour le travailleur des plantations de l'es/, cette mer sau-
vage était la seule barrière entre l'esclavage et la liberté. Il n'y
avait guère de bateaux sur cette côte; au nord de la Trinité il y
avait peu d'endroits d'où une barque pût être lancée sans
danger. Mais Anse-Marine possédait une sorte de crique natu-
relle, abritée par un promontoire qui avançait dans l'eau pro-
fonde, à l'extrémité sud de l'ouverture de la vallée, et qui se
recourbait de façon à s'opposer au vent. C'était de là qu'on
lançait le gommier, au son du tambour. Il y avait également
dans un hangar un petit bateau ; c'était la barque privée de
496 LA REVUE DE PARIS
M. Desrivières, et elle sortait rarement. Et Gabriel savait fort
bien la manœuvrer.
Bien avant l'heure indiquée, Youma conduisit Mayotte
jusqu'à la plage. La grande chaleur de la journée était tombée,
et les falaises projetaient leurs ombres denses sur le sable.
C'était un grand plaisir pour l'enfant de faire une promenade
sur cette côte. Il n'y avait pas de jolis coquillages comme ceux
que rejette la marée à la Grosse-Roche à Saint-Pierre, et les
vagues étaient trop fortes pour qu'elle pût y faire la trempette,
comme elle l'aurait voulu. Mais c'était une joie de voir les
brisants s'écrouler, et briller ; et puis le sable noir était tout
rempli de drôles de petits crabes jaunes, aux pattes poilues,
des gardons de mer, des savettlanné, qui se servent de leurs
queues comme de bêches, pour creuser le sable. Et parfois
on rencontrait une toute petite tortue, à peine sortie de l'œuf,
qui se dirigeait vers l'eau.
Bientôt les enfants de la plantation arrivèrent, noirs et
jaunes, bruns et rouges, sous la surveillance de Zoune et de
Gambi, les filles de Tanga. Ils venaient assister à la sortie du
gommier. Zoune et Gambi ne permettaient pas aux tout petits
de s'avancer trop loin dans la mer, par crainte d'accidents.
Mais ils avaient le droit de s'en donner à cœur joie sur le bord
des vagues. Ils criaient et sautaient tous ensemble chaque fois
qu'une grande vague s'effondrait sur le sable en tourbillonnant
autour de leurs petits pieds nus.
Ensuite les chariots apparurent, remontant la route des
falaises, portant leur charge de rhum et de sucre. Les mulets
avaient peine à avancer, tout forts et gros qu'ils fussent.
Youma entendit Gabriel qui les encourageait de la voix et qui
aidait les conducteurs.
Puis un adolescent brun et mince, nu comme un bronze,
parut à cheval sans selle : il se dirigeait vers la plage au
galop.
C'était le petit groom de l'intendant qui allait faire baigner
le cheval de celui-ci dans les brisants. L'adolescent n'était
guère plus qu'un enfant, et l'animal, un étalon noir de
Porto-Rico, était très vif. Mais ils se connaissaient bien, tous
les deux. Lorsque le cheval eut de l'eau jusqu'aux genoux, le
YOUMA 497
garçon sauta dans la mer, et se mit à laver l'animal. Puis, un
immense brisant déferla et les cacha presque tous deux à la
vue, dans un drap laineux d'écume frissonnante. Le cheval
parut y prendre plaisir : il ne bougea pas. Et il n'y avait rien
à craindre pour l'enfant qui savait nager comme un couliou.
Il fit des gambades autour de l'animal, il le caressa, lui serra
le cou, l'inonda d'eau. Et quand il voyait venir une grosse
vague, il s'accrochait à la crinière de l'étalon.
— Yo kallé ! Yo kallé ! — crièrent enfin les enfants, comme
un roulement de tambour vibrait de la crique d'où on lançait
le gommier. La cargaison était à bord, les hommes de l'équi-
page étaient chacun à sa place, et le iambouyé était assis sur sa
perche. C'était le signal du lâchez-tout. Tout le monde se
tourna pour voir le gommier glisser à l'eau ; et tout le monde
poussa un cri en le voyant toucher la mer, plonger, retrouver
son équilibre dès le premier coup de rame, et commencer son
voyage au rythme entraînant de Madame Leshabitants. Les
enfants interrompirent leurs jeux pour le regarder s'éloigner.
Du haut des falaises retentirent des applaudissements, des
rires de femmes, des cris joyeux d'adié, tandis que la longue
embarcation filait vers le large. Enfin le chant des marins
se perdit dans le bruit des brisants, et leurs visages s'effacèrent.
Bientôt le gommier contourna la longue pointe de terre du
promontoire et disparut, se dirigeant vers le sud. Le grand
événement de la journée était terminé.
Les filles de Tanga réunirent leur petit troupeau, et quit-
tèrent la plage. Le garçon sauta sur le dos de l'étalon et lui fit
faire demi-tour. Et tous deux brillants comme un groupe en
métal remontèrent la vallée au galop, pour se sécher au soleil
et au vent. Les curieux disparurent des falaises ; les chariots
vides regagnèrent pesamment la plantation... Mais Youma
s'attardait toujours, à la grande satisfaction de Mayotte.
L'enfant avait trouvé une noix de coco vide, recroquevillée,
noircie par un long séjour dans la mer. Elle s'amusait à faire
rouler cette noix dans les vagues qui la rejetaient toujours
à quelque distance de l'endroit où elle l'avait lancée. Et ce
jeu l'amusait si fort qu'elle ne remarqua pas Gabriel qui accou-
rait... Mais Youma se porta à la rencontre du commandeur.
— Doudoux-moin, — dit-il en respirant vite après avoir
1" Octobre 1915. ' 4
498 LA REVUE DE PARIS
couru, et en prenant la main de la jeune fille dans les siennes, —
écoutez bien ce que Je vais vous dire... Le gommier est parti.
Il n'y a pas d'autre bateau pour nous poursuivre : nous pou-
vons fuir ce soir-même si vous êtes brave... Et demain nous
serons libres, demain matin, doudoux.
— Ah ! Gabriel, — dit Youma.
Mais il ne voulut pas l'écouter. Il continua à parler si vite,
si ardemment qu'elle n'eut pas la force de l'interrompre. Il
lui dit ses espoirs, ses projets. Il avait un peu d'argent et savait
ce qu'il voulait faire. Ils achèteraient un peu de terre à la
campagne, la campagne était si belle, à la Dominique, tout y
était très bon marché, et il n'}^ avait pas de serpents ! Il cons-
truirait lui-même leur maisonnette, et planterait un petit
verger...
La barque du maître était toute prête pour leur fuite ;
le vent et la mer leur étaient favorables, la lune ne se lèverait
qu'après minuit ; il n'y avait donc rien à craindre... Et dès
l'aurore prochaine, ils seraient libres !
Il lui parla de son amour pour elle, de la vie qu'ils mène-
raient ensemble, de la liberté telle qu'il se l'imaginait, de leurs
enfants qui naîtraient libres, avec une naïve puissance de per-
suasion, et avec une plénitude qui montrait combien longtemps
et ardemment il avait nourri ce rêve. Et pour donner plus de
couleur à sa pensée, il se servait de ces étranges mots créoles
qui, pareils aux lézards des tropiques, changent de couleur
suivant les positions qu'ils occcupent. Ce ne fut que lorsqu'il
eut dit tout ce qu'il y avait dans son cœur, que Youma put
lui répondre, les larmes coulant sur ses joues :
— Oh Gabriel ! Je ne puis pas partir î Ne me parlez plus !
C'est impossible.
Elle s'arrêta, interdite par le soudain changement qui se
dessina sur le visage de Gabriel. Il laissa retomber sa main,
elle vit dans ses yeux une expression inconnue. Mais il ne la
regarda pas ; il se tourna, et, croisant les bras, contempla fixe-
ment la mer.
— Doudoux, — reprit-elle, — vous ne m'avez pas laissé
parler. J'ai suivi vos conseils ; j'y ai réfléchi, j'ai tout pesé.
Et plus j'y pensais, plus je sentais que cela ne pouvait pas
être. Et vous ne vouliez pas me laisser m'expliquer, — répéta-
YOUMA 499
t-elle d'une voix suppliante, et en lui touchant légèrement
le bras, pour attirer son regard.
Il ne répondit pas ; il se tenait rigide et sombre comme le
rocher noir qui se trouvait derrière lui. Et il regardait toujours
vers l'horizon, vers l'endroit où il avait pensé réaliser tous ses
espoirs, vers la libre Dominique, aux vallées sans serpents,
qui maintenant était invisible, voilée par les vapeurs du cré-
puscule.
— Gabriel, — insista-t-elle d'une voix caressante, — écou-
tez-moi,. doudoux.
— Ah ! vous ne voulez pas partir ! — dit-il enfin. — Vous
ne voulez pas partir !
Et il y avait presque de la menace dans sa voix lorsqu'il
tourna la colère de son regard vers elle.
— Je ne puis, doudoux, — reprit-elle avec une douce
insistance, — écoutez-moi. Vous savez comme je vous aime?
— Pas paie ça, pa la peine ! — répondit Gabriel amère-
ment. — Je vous offre tout ce que j'ai ; cela ne vous suffît pas...
Je vous offre la chance de devenir libre, avec moi, et vous me
dites que vous préférez demeurer une esclave !
— Oh, Gabriel, — sanglota-t-elle, — comment pouvez-vous
me faire de tels reproches. Vous savez dans votre cœur que je
vous aime.
— Alors, vous avez peur, vous avez peur de la mer?
— Non, ce n'est pas cela...
— Ouill mafi ! Je vous croyais brave...
— Gabriel, — s 'écria- t-elle alors, d'un accent presque
farouche, — je n'ai peur de rien, sauf de mal agir, j'ai peur
du Bon Dié !
— Qui Bon Dié ça ! — ricana-t-il. — Le Bon Dié des békés?
Le Bon Dié de madame Peyronnette?
— Je vous défends de parler ainsi, Gabriel ! — s'écria-
t-elle les yeux brillants. — Ça porte malheur !
Il la regarda, surpris du soudain changement de son atti-
tude, comme pour la première fois, la volonté de Youma se
mesurait contre la sienne.
— Ça ka poté malheur, on tenue ? — répéta Youma, en
rencontrant le regard de Gabriel, et en le domptant.
Alors il se retourna, boudeur, vers la mer, et laissa parler
500 j. A i; i:vuE de pakis
Youma en écoutant avec impatience son explication pas-
sionnée. Peur?... Elle? Combien peu il connaissait son cœur !
Mais elle avait oublié à cause de lui ce qu'il était mal d'oublier.
Elle avait mal agi d'oser seulement songer à fuir avec lui,
d'abandonner la marraine qui l'avait élevée dès son enfance, la
maîtresse qui l'avait aimée comme sa fille, et de laisser l'enfant
confié à ses soins, l'enfant de madame Desrivières, l'enfant
qui l'aimait tant, qui aurait tant de peine en la perdant qu'elle
en mourrait peut-être. Elle avait connu un petit enfant qui
était mort de chagrin parce que sa da était partie. Non, ce
serait cruel, ce serait mal de quitter Mayotte ainsi.
— Et vous voulez me quitter pour un enfant, qui n'est
même pas le vôtre, Youma? — s'écria Gabriel. — Vous parlez
comme s'il ny avait pas d'autres bonnes au monde ! Il y a
des quantités de dus î
— Oui, il y en a, mais elles ne me ressemblent pas ! — répli-
qua Youma, — du moins pour Mayotte. Je lui ai servi de
mère depuis la mort de sa vraie maman... Mais il ne s'agit pas
seulement de Tenfant, Gabriel. Il s'agit aussi de tout ce que
je dois à ceux qui m'ont aimée, et qui ont eu confiance en moi
depuis tant d'années. *
Et sa voix retrouva toute son ancienne douceur tandis
qu'elle lui demandait :
— Doudoux, pourriez-vous me croire fidèle, et pourtant
me voir agir d'une façon ingrate et fausse envers ceux qui se
sont montrés si bons pour moi pendant toute ma vie?
— Bons pour vous ! — s'écria Gabriel, avec une soudaine
amertume. — Vous les croyez bons parce que par hasard ils
ne sont pas méchants? En quoi se sont-ils montrés bons pour
vous? Parce qu'ils vous parent de belles robes, parce qu'ils
vous donnent une belle jupe, un madras, un collier-choux, et
des bijoux en or, afin que tout le monde s'écrie : « Voyez
comme madame et monsieur sont généreux pour leur esclave I >
Mais ils ne vous les donnent même pas, ces objets ! Ils vous les
prêtent, ils les pendent sur vous pour la parade ! Ces choses
ne vous appartiennent pas. Vous n'avez le droit de rien possé-
der, même pas ce que je vous ai donné. Vous n'êtes qu'une
esclave ; devant la loi vous êtes nue comme un ver ! Vous
n'avez pas le droit de devenir la femme de l'homme que vous
YOUMA 501
avez choisi. Et, si vous étiez mère, vous n'auriez pas le droit
de soigner votre enfant, bien que vous donniez la moitié de
votre vie, et toute votre jeunesse, pour élever les enfants des
békés... Non, Youma ! Vous n'avez pas été élevée comme la
fille de votre maîtresse. Pourquoi ne vous a-t-on jamais appris
ce qu'on apprend aux jeunes filles blanches? Pourquoi ne vous
a-t-on pas enseigné à lire et à écrire? Pourquoi vous garde-t-on
esclave? Bons pour vous? Mais c'était leur intérêt, ma fille,
vous les repayez aujourd'hui, puisque vous demeurez auprès
d'eux, lorsque vous pourriez devenir libre avec moi !
— Non ! non ! Doudoux, — protesta la jeune fille, — vous
êtes injuste, vous ne connaissez pas ma marraine, vous ne
savez pas tout ce qu'elle a été pour moi. .Jamais vous ne réus-
sirez à me faire croire qu'elle n'a pas été bonne et généreuse
envers moi !... Croyez-vous, Gabriel, que les gens ne sont bons
que par raison ? monsieur Desrivières ne vous a-t-il pas bien
traité?
— Il y a de bons békés, Youma. Il y a certains maîtres
qui sont moins mauvais que d'autres. Mais il n'y a pas de bon
maître.
— Oh ! Gabriel ! Et monsieur Desrivières ?
— Croyez-vous, Youma, que l'esclavage soit une chose
équitable et juste?
Elle ne lui répondit pas immédiatement. Son attention
avait été attirée vaguement pour la première fois par sa
récente déception sur la question morale de l'esclavage. Jadis,
ce sujet lui eût paru un de ceux qu'il n'était guère convenable
d'examiner de trop près.
— Je crois que c'est mal d'être cruel pour les esclaves,
— répondit-elle enfin, — • mais, doudoux, puisque le Bon Dieu
l'a arrangé de façon à ce qu'il y ait des maîtres et des esclaves ?
— Oh ! ou trop sott ! Ou trop enfant ! — s'écria-t-il.
Puis il se tut, sentant qu'il était inutile de discuter avec
elle, et que ce qu'il appelait sa folie et son enfantillage les sépa-
rait bien plus que la volonté d'une maîtresse. L'idée que
Youma se faisait de son devoir envers sa marraine et envers
l'enfant semblait se confondre en quelque sorte avec son idée
de la religion. La moindre allusion à cette conception provo-
quait sa colère. Gabriel ne pouvait se l'expliquer autrement
502 LA REVUE DE PARIS
que comme une sorte de faiblesse d'esprit due à renseignement
des békés. Selon sa propre pensée, l'esclavage était une espèce
de duperie ou les noirs étaient joués par les blancs. Et c'était
simplement parce que les blancs n'avaient pas réussi à le
duper, qu'ils lui avaient donné une position qui ne nécessitait
aucun travail physique, et où il se sentait plus libre que les
autres nègres. Mais il n'était pas reconnaissant de cela, il lui
semblait que nulle bonté, nulle indulgence possible de la part
du maître, ne valait que l'esclave sacrifiât à celui-ci volontai-
rement sa chance de liberté. Et, bien qu'il possédât réellement
une rude intelligence fort au-dessus de celles de ses camarades,
Gabriel avait beaucoup des traits sauvages de sa race, que près
de trois ans de servitude coloniale ne parvenaient guère à
modifier. Parmi ces traits, il y avait chez lui l'horreur de toute
contrainte, raisonnable ou déraisonnable. Le bitaco créole
préfère, encore aujourd'hui, la liberté et la faim au bien-être
qu'il lui faudrait gagner en louant son travail. De là son refus
de travailler pour des gages, qui rend nécessaire l'importation
de coolies, alors que le bitaco est capable d'abattre à lui seul
la besogne de trois coolies. Il peut fournir un prodigieux effort
physique, il portera sur sa tête, pendant vingt milles jusqu'à
la ville, un fardeau de légumes qui équivaut à son propre
poids, ou vingt-quatre « bread-fruits ». Il se frayera un chemin
à travers les forêts jusqu'aux sommets des montagnes, pour
trouver certaines herbes particulières et le palmier-choux,
à vendre au marché. Il accomplira des prouesses extraordi-
naires afin d'éviter de recevoir des ordres, il martyrisera son
corps dans des efforts herculéens pour échapper à toute con-
trainte... I
En Gabriel, cet esprit avait été momentanément adouci par
les profits et la petite dignité que lui valait sa fonction, et aussi
par l'ambition qu'il nourrissait de s'établir un jour ou l'autre
sur sa propre terre, dans un endroit sauvage, et d'y vivre sans
dépendre de qui que ce soit. Et la confiance qu'il avait de
pouvoir fuir quand bon lui semblerait n'était pas la moindre
des raisons qui le rendaient si précieux à Anse-Marine...
Pourtant, en jugeant Youma d'après lui-même, la raison
qu'elle donnait pour motiver son refus lui paraissait une de
celles qu'il lui était le plus difficile de discuter, parce qu'il la
YOUMA 503
comparait à ses propres idées sur le surnaturel, et la rappro-
chait de certaines sombres superstitions, dont il connaissait
le pouvoir extraordinaire. Grâce au bon cœur de Youma, les
békés avaient su prendre un empire sur son esprit ; et Gabriel
considérait comme enfantine et insensée toute tendresse de
cœur qui ne s'adressait pas à lui, et à lui seul ! Un proverbe
nègre dit : « Cest bon ké crabe qui lacause y pas ni tête. »
« C'est à cause de son bon cœur que le crabe n'a pas de tête. »
Pourtant Gabriel lui-même avait un cœur, un cœur rude,
et ce cœur fut touché à la vue des larmes que Youma versait
et qui étaient dues à sa colère et à ses reproches. Il l'aimait
infiniment, à sa manière ; et toute sa ténacité de volonté
s'opposa à l'idée de la perdre. Youma avait refusé de le suivre
et il connaissait le caractère résolu de la capresse. Cependant,
avec le temps, il trouverait peut-être un autre moyen de faire
d'elle sa femme. Cela pouvait dépendre beaucoup d'elle-
même, de l'influence qu'elle pouvait avoir sur sa maîtresse.
Pourtant il se fiait plus à la possibilité d'un changement social.
Et bien qu'à Youma il eût dépeint un avenir sans espoir, en
son for intérieur, il était loin de le croire si désespéré. Des
échos des discours et des travaux des philantropes étaient
parvenus jusqu'à lui. Il savait comment et pourquoi les
esclaves anglais avaient reçu leur liberté. Et il savait aussi
autre chose, dont il ne pouvait parler, même à voix basse à
Youma. D'une plantation à une autre un message secret avait
été transmis, formulé en langue africaine, et destiné seule-
ment aux oreilles de ceux qu'on avait choisis pour le leur con-
fier, et qui étaient connus pour leur intrépidité. Et déjà, même
dans les vallées les plus éloignées de la colonie, les cœurs
avaient été étrangement émus en sentant souffler le vent
puissant de l'Émancipation !
■ — Doudoux moin, — supplia-t-il, tout à coup, avec un
accent d'une tendresse qu'elle ne lui avait jamais entendu, —
pa pteiré comme ça ché non !
Elle sentit qu'il l'attirait à lui, en une caresse pleine de
remords.
— Ce n'était pas contre vous, mon petit cœur, que j'étais
fâché ! — reprit-il. — Écoutez. Il y a des choses que vous
ignorez, enfant. Mais je vous crois. Vous agissez selon ce que
504 LA REVUE DE PARIS
VOUS croyez le bien ! Pa pleiré, non. ! ti bigioule nioin ! Écoutez !
Puisque vous refusez de partir, je ne partirai pas non plus.
Je resterai ici, à Anse-Marine... Pa pleiré, doudoux !
Elle sanglota quelques instants encore, serrée contre lui,
et puis elle murmura :
— Je serai beaucoup plus heureuse, doudoux, de savoir
que vous ne partez pas... Mais ce n'est guère le moment de se
fâcher, alors qu'il faut nous dire adieu pour toujours !
— Ah ! ma petite guêpe ! Est-ce que vous leur laisserez
vous choisir un autre mari, lorsqu'ils vous auront près d'eux
à Saint-Pierre? — demanda-t-il avec un sourire confiant.
— Gabriel ! — s'écria-t-elle alors passionnément. — Ils ne
pourront jamais faire cela ! S'ils ne veulent pas me donner à
vous, je resterai toujours comme je suis !... Non ! Ils ne feront
pas cela !
— Bon, li khémoin ! Alors ce n'est pas adieu pour toujours !
Attendez !...
Elle leva la tête vers lui le regard étonné... Mais au même
instant, Mayotte, lasse de jouer avec sa noix de coco, aperçut
Gabriel causant avec Youma, et elle courut vers eux, eu criant
« Gabou, Gabou », et s'accrocha joyeusement aux genoux du
commandeur.
— Non ! Va jouer encore un peu ! — dit Youma, — Gabou
est trop fatigué pour être tiraillé comme ça !
— C'est vrai, Gabou? — dit Mayotte, en jetant sa petite
tête en arrière, afin de regarder le visage de Gabriel.
Et, sans attendre sa réponse, elle se mit à lui dire :
— Oh ! Gabou, nous retournons demain à la ville avec
Papoute.
— Il le sait, — reprit Youma, — allons, va jouer !
— Mais je suis fatiguée, da, — protesta-t-elle, mécontente,
en s'accrochant toujours au genou de Gabriel, espérant qu'il
la ferait sauter dans ses bras. — Pouend moin, — supplia-t~elle.
— Prends moi !
— Pmu) piti, magré ça, — s'écria Gabriel, en l'élevant au
niveau de son grand visage de bronze. Tu te moques bien de
quitter Gabou et tous tes chers amis d'Anse-Marine ! Piess !
Piess ! piti méchante. Tu n'aimes pas Gabou.
Y ou M A 505
— Mais si ! — murmura Mayotte en caressant ses joues
sombres. — Je t'aime bien, Gabou !
— Allé ! ti souyé ! Tu aimes Gabou parce qu'il joue avec
toi, c'est tout. Et Gabou n'a plus le temps de jouer ; Gabou
doit aller voir ce que tout le monde fait, avant qu'il ne soit
l'heure de sonner le conehambi... Bo... adié, cocotte.
Il la mit dans les bras de sa bonne, et il embrassa aussi
Youma, mais sur le front seulement, comme il avait vu faire
M. Desrivières, à cause de l'enf nt.
-- Adié, ti ké, — ■ lui dit-il.
— Pou toujou? — murmura-t-elle d'une voix si basse qu'il
l'entendit à peine, et en luttant vainement contre l'émotion
qui l'étranglait. — Pour toujours?
— Ah non, ché ! — répondit-il en souriant pour lui donner
du courage. — Mône pas ké encontre, moune k' encontre toujou.
(Les mornes ne se rencontrent pas. Les gens se rencontrent
toujours.)
X
Le reverrait-elle jamais? Youma se posa sans cesse cette
question pendant toute la nuit qui suivit son entrevue avec
Gabriel, l'avant-dernière nuit qu'elle devait passer à Anse-
Marine. Mais toujours elle se répondait par des larmes... Elle
entendit sonner l'heure à laquelle elle eût pu fuir avec lui,
vers la liberté. Et la petite pendule de bronze du salon, sous
la cloche de verre, tinta toutes les heures les unes après les
autres. Youma ferma les yeux, elle revit encore, comme à
travers ses paupières les images de la soirée ; elle revit la
figure de Gabriel, et Mayotte qui jouait avec sa noix de coco,
et l'ombre veloutée projetée par les falaises noires sur le sable
noir, et les bonds des brisants d'écume, silencieux comme des
fragments de nuages. Toutes ces images allaient et venaient,
s'agitaient et disparaissaient, et puis revenaient encore avec
une netteté effrayante. Ce ne fut qu'aux premières heures du
matin que commença pour elle cette obscurité douce et muette
qu'est le répit de toute pensée.
506 LA REVUE DE PARIS
Mais, bientôt, son esprit s'éveilla. Elle s'imagina qu'une
voix l'appelait, faiblement, comme de très loin, une voix
qu'elle reconnaissait comme on reconnaît dans un rêve d'au-
tres rêves déjà disparus.
Puis, elle eut conscience d'un visage, le visage d'une très
belle femme, d'une négresse, qui la regardait avec des yeux
grands et doux, qui lui souriait sous les plis d'un turban
madras jaune. Et elle était éclairée par une lumière qui ne
venait de nulle part, qui n'était plus que le souvenir de quel-
que matinée morte depuis longtemps. Et à travers cette clarté
indistincte grandit un doux rayonnement bleu, le fantôme
d'un jour. Et elle reconnut ce visage, et murmura tout bas :
« Doudoux, maman... »
... Elles se promenaient toutes les deux où elle s'était pro-
menée autrefois, parmi les mornes. Elle sentait la main de sa
mère qui la guidait comme lorsqu'elle était une petite fille.
Et devant elles, tandis qu'elles marchaient, quelque chose de
pourpre, de vague et d'immense se leva et s'étendit, le spectre
énorme de la mer qui s'arrondissait jusqu'au ciel. Et, dans la
blancheur perlée, par-dessus l'horizon confus, jaillit de nouveau
la vision de l'île anglaise, dont les cimes violettes étaient bar-
rées de longs effilés de nuages lumineux... La vision se définit
lentement, et changea de couleur, tandis qu'elle regardait
toutes les cimes rosirent jusqu'à leur extrémité, comme une
éclosion de roses merveilleuses s' épanouissant dans la mer,
sous le soleil...
Et Douceline, parlant comme à un petit enfant, lui dit :
— Travail Bon Dié toutt joli, anh ?
— Oh, ma petite maman bijoux. Oh ti bijou-mamman, oh,
ma piti khé maman,.. Je ne puis pas partir...
Mais déjà Douceline n'était plus auprès d'elle : l'ombre
brillante de l'île avait aussi disparu, et elle entendit la voix
de Mayotte qui pleurait quelque part derrière les arbres.
Alors elle se hâta dans cette direction, trouva l'enfant sous
une plante immense qui étendait fort loin ses racines enrou-
lées : et les lianes innombrables qui tombaient de cet arbree
empêchaient de voir à quelle espèce il appartenait. L'enfant
avait cueilli une feuille sombre, et elle avait peur, car un
liquide étrange coulait sur ses doigts...
YOUMA 507
— Ce n'est que la liane de sang, — dit Youma, — on s'en
sert pour la teinture.
— Mais c'est chaud, — répliqua l'enfant encore toute
effrayée.
Elles eurent ensuite toutes deux très peur, à cause d'un
lourd battement, qui résonna comme la dernière vibration
d'un coup de canon tiré parmi les mornes. Toute la terre en
trembla. Le jour se mit à tomber, et s'atténua en une obscu-
rité rouge, comme lorsque le soleil meurt.
— C'est l'arbre, — cria Mayotte, — c'est le cœur de l'arbre
qui bat !
Cependant, il leur était impossible de s'enfuir. Un étrange
engourdissement clouait leurs pieds à terre.
Et, tout à coup, les racines de l'arbre s'animèrent d'une
vie effroyable, et s'étendirent en se tordant comme pour les
saisir. Au-dessus d'elles, les profondeurs sombres des branches
se transformèrent en un grouillement monstrueux, et les
extrémités des racines et des branches avaient des yeux.
Alors à travers l'obscurité toujours plus intense de son
rêve, Youma entendit Gabriel qui criait :
— C'est un zombi ! Je ne puis l'abattre.
XI
La saison des chaleurs lourdes et humides et des pluies tor-
rentielles, — le long hivernage — était passée avec ses orages,
et aussi la saison des vents du nord-est, durant laquelle les
hauteurs sont fraîches ; et aussi la saison de la sécheresse, où
les cimes se débarrassent de leurs manteaux de nuages. C'était
le renouveau, le période la plus délicieuse de l'année, le prin-
temps magique des tropiques où le pays se baigne tout à coup
en une vapeur irisée. Alors tous les lointains prennent des
teintes de joyaux ; après les mois de sécheresse où tout s'était
flétri la nature renouvelle ses sèves, et avive toutes ses cou-
leurs. Les forêts se couvrent de fruits et de fleurs ; les lianes
desséchées vivifient leurs verts lumineux et projettent des
millions de tendrons nouveaux. Et, par-dessus les hauteurs
508 LA REVUE DE PARIS
des grands bois des cascades de fleurs bleues, blanches, roses
et jauîies se déversent. Les palmiers et les angelins semblent
grandir tout à coup, en secouant leurs palmes mortes ; une
brume est suspendue au-dessus des vallées de cannes à sucre
mûres ; et les routes des montagnes verdissent presque jus-
qu'à leur milieu, sous la formidable invasion des herbes, et
des arbustes nouveaux... Toutes ces surfaces de pierres ou de
bois qui ne sont pas protégées par une couche de peinture se
couvrent de mousse et de lichens, des herbes surgissent entre
les fentes du pavé de basait, et, simultanément des plantes
vigoureuses, et de couleurs vives, s'épanouissent de toutes les
crevasses des murs et des toits, s'attaquant même à la solide
maçonnerie des fortifications, et obligeant l'homme à défendre
ses travaux contre l'invasion du printemps. Une variété
infinie : fougères, capillaires, et vignes, qui plongent leurs
vrilles dans le roc le plus dur : la thé-miraille et la mousse-
mi raille, le pourpier et le goyave sauvage ; le fleuri-Noël, le
tabac du diable, et le lakhératt, et même de petits arbres qu'il
faut déraciner immédiatement pour sauvegarder les maisons,
tels que le jeune fromager, ou le cotonier-soie, s'élèvent du
haut des murs et des toits, dressant leurs rameaux jusqu'aux
pointes des pignons, et prenant racine dans les gouttières et
les corniches.
... Le cône énorme de la montagne Pelée, qui, pendant des
serjiaines, balayé par les vents du nord, avait dessiné les cornes
de son cratère sur le fond de lumière bleue, se voila de nouveau
de nuages, et le ton fauve de ses pentes flétries se transforma
en vert foncé. De doux grondements de tonnerre roulèrent dans
les montagnes ; les averses d'une pluie tiède rafraîchirent la
terre, par intervalles ; l'air embauma de parfums balsamiques,
et la couleur même du ciel s'approfondit.
Pourtant le pays avait beau déployer tout son enchante-
ment, les cœurs des colons demeuraient lourds. Pour la pre-
mière fois, depuis bien des années, la récolte se faisait avec
difficulté, les moulins étaient silencieux, car les bras man-
quaient pour les alimenter. Pour la première fois depuis des
siècles l'esclave refusait d'obéir, et le maître craignait de le
punir. La République de 1848 venait d'être proclamée, et la
promesse de l'émancipation avait provoqué, dans les esprits
YOUMA 509
simplistes des nègres, une fermentation d'idées fantastiques.
Ils s'étaient mis à rêver des dons de plantations, de libres distri-
butions de richesses, d'un repos perpétuel gagné sans effort,
d'une vie paradisiaque pour tout le monde. Ils savaient pour-
tant ce qui résultait à l'ordinaire de la liberté accordée à cer-
tains d'entre eux pour des services exceptionnels ; ils étaient
familiarisés avec la vie des classes libres ; mais ces exemples
n'avaient guère de valeur pour eux ; la liberté que leur donnait
le béké ne ressemblait en rien à cette espèce particulière
de liberté accordée par la République. Malheureusement,
de mauvais conseillers les encourageaient dans ces diva-
gations : c'étaient des hommes de couleur qui entrevoyaient
dans la transformation sociale imminente de plus belles
occasions politiques. La situation avaift tout à fait changé
depuis le temps où esclaves et affranchis avaient com-
battu ensemble pour les planteurs, contre Rochambeau et le
républicanisme, contre la bourgeoisie et les patriotes. La
méiiance que les hommes de couleur avaient témoignée à la
première Révolution s'expliquait par la conquête de l'île
par les Anglais. Elle avait contribué à maintenir l'ancien
régime pendant encore un demi-siècle. Mais durant ce demi-
siècle, la classe affranchie de couleur avait conquis tous les
privilèges que les préjugés ou la prudence lui avaient refusés
jusque-là. Les intérêts des gens de couleur cessèrent d'être
confondus à ceux des blancs. Ils avaient obtenu tout ce qu'il
était possible d'obtenir par la coalition ; ils savaient mainte-
nant que l'esclavage était irrémédiablement condamné, non
par le simple fait d'une convention, mais par l'opinion du
xix« siècle. On leur avait promis le suffrage universel. Or, à la
Martinique il n'y avait guère que deux mille blancs : et il
y avait cent cinquante mille nègres et métis !
Pourtant rien dans l'aspect, ni dans l'attitude de la popu-
lation nègre n'aurait justifié aux yeux d'un étranger l'inquié-
tude des blancs. Non seulement la race soumise s'était affinée
physiquement par ces influences extraordinaires du climat, du
milieu et de la créolisation, mais les caractères les plus sédui-
sants de sa nature sauvage primitive, sa sensibilité naïve, sa
gaîté, sa bonté, sa promptitude à ressentir de la sympathie.
510 . LA REVUE DE PARIS
sa faculté de prendre plaisir à des riens, tout cela avait été
cultivé et intensifié par l'esclavage. Le parler même de la popu-
lation, le curieux patois formé dans le moule d'une langue
africaine oubliée, et liquéfié par la plénitude de voyelles
longues caressait l'oreille comme le roucoulement des pigeons...
Aujourd'hui encore, l'étranger trouvera un charme indicible
dans la douceur de cette humanité exotique malgré tous les
changements de caractère apportés par les difficultés beaucoup
plus nombreuses de la liberté. Le créole seul connaît par expé-
rience ce qu'il peut y avoir de plus sombre dans cette nature à
demi barbare : ses facultés soudaines de cruauté, ses exalta-
tions aveugles de rage, ses furies de destruction.
... Avant que l'annonce officielle ne fût parvenue à la colo-
nie, les nègres, par quelque système de communication inconnu
et plus rapide que les vaisseaux du gouvernement, avaient
déjà appris ce que l'on faisait pour eux, ils se sentaient déjà
libres ! Une prompte solution de la question de l'esclavage
était fort à désirer, car tout retard devenait dangereux. Il n'y
avait pas encore eu, jusqu'ici, de manifestation hostile. Pour-
tant les propriétaires d'esclaves connaissaient l'histoire de
ces révoltes soudaines qui révélaient une puissante organisa-
tion insoupçonnée et un art merveilleux de la dissimulation.
Ils sentaient que l'air était chargé de nuages. Et il se ran-
gèrent, en général, à une politique de prudence et de tolé-
rance. Mais dans une classe habituée à commander, il se trou-
vera toujours des hommes dont la colère fait fi de la prudence,
et dont la résolution affronte toutes les aventures. Ainsi en
1848, parmi les planteurs un seul osa affirmer ses droits. A la
veille même de l'émancipation, il châtia de ses propres mains
l'esclave qui refusait de travailler, et l'envoya à la prison de
la ville attendre le verdict d'une loi qui allait être abolie d'un
moment à l'autre. Son imprudence précipita l'orage. Les tra-
vailleurs commencèrent à quitter les plantations et à se
masser en bandes armées sur les hauteurs qui dominent Saint-
Pierre.
La population de la ville se révolta, força les boutiques
des couteliers, s'empara des armes, entoura la prison et
demanda qu'on relâchât le prisonnier.
YOUMA 511
— Si ou pas lagué y, ké oué ! Nou ké fai iotitt nègue bitation
descenne ! — criaient-ils.
Cette terrible menace révéla pour la première fois l'entente
secrète qui existait entre les esclaves du port et les nègres
des plantations. Les officiers de la loi reculèrent et ils relâ-
chèrent le prisonnier. Mais la passion que la classe soumise
contenait depuis si longtemps ne s'apaisa pas si vite. La foule
continuait à parader dans les rues en proférant des cris que
l'on n'avait jamais entendus jusque-là.
— Mort aux blancs ! A bas les békés !
La lâcheté du gouverneur militaire la rassurait contre
l'éventualité de toute intervention armée. La nuit vint, et
l'émeute grondait toujours ; les blancs étaient emprisonnés
dans leurs demeures, ou bien ils fuyaient et se réfugiaient sur
les navires du port. Ceux qui habitaient sur les collines pas-
sèrent la nuit à veiller, et ils entendirent le cri de ralliement,
le ouklé des nègres qui passaient armés de coutelas, de piques,
de bambous, et de bouteilles remplies de sable...
Vingt-quatre heures plus tard, toute la population esclave
de l'île était en révolte. Et les villes étaient menacées d'une
descente générale des travailleurs des plantations.
XII
Le lendemain, la situation fut encore plus terrible. Tout
travail était suspendu, tous les magasins, toutes les boutiques
étaient fermés, les marchés même étaient vides, les boulange-
ries étaient pillées, et il était presque impossible de se procurer
des vivres. Le bruit courait que l'affranchissement était voté,
mais que les blancs essayaient de cacher cette nouvelle :
on n'obtiendrait la proclamation officielle de la liberté que par
un appel aux armes.
La révolte avait été précédée d'une violente agitation poli-
tique créée par l'élection républicaine. Les propriétaires
d'esclaves avaient voté pour un affranchi qui défendait leurs
intérêts, les nègres s'étaient servis de leurs nouveaux privi-
lèges pour se faire représenter par un célèbre abolitionniste
512 LA REVUE DE PARIS
français. On avait distribué des milliers d'exemplaires de son
portrait, ainsi que des cocardes et de minuscules drapeaux
tricolores. Les gens du peuple embrassaient les portraits avec
des pleurs d'enthousiasme et eu criant : « Vive Papa ! » Les
enfants nègres agitaient les petits drapeaux et criaient : « Vive
la République ! » ; certains même étaient si petits, qu'ils
pouvaient à peine articuler : « Vive la Ipipi ! » La victoire
complète des hommes de couleur ne fit qu'accroître cette
exaltation. ♦
• Mais, après l'affaire de la prison, les enfants ne se prome-
nèrent plus dans les rues avec leurs petits drapeaux. On ne
distribua plus les cocardes, qui furent remplacées par des
coutelas, des coutelas tout neufs, qu'il fallut aiguiser... Et
toutes les meules furent réquisitionnées pour cela 1...
Les blancs couraient le plus grand danger à se montrer dans
les rues. Ils guettaient l'occasion de gagner les navires, sous la
protection de leurs propres esclaves, ou de loyaux affranchis
qui exerçaient une certaine influence sur la foule dont ils
connaissaient tous les sombres visages. Mais dans l'après-
midi ces fidèles domestiques comprirent l'inutilité de leur
dévouement. Des nègres inconnus, des étrangers, se mêlaient
aux émeutiers; c'étaient des hommes aux regards farouches,
que ne connaissaient point les domestiques de la ville, et qui,
lorsque ceux-ci affirmaient en désignant leurs maîtres : Cest
yoii bon béké. C'est un bon blanc, répondaient par des insultes
ou par des grossièretés. Des bandes d'hommes armés pas?aient
incessamment. Ils battaient le tambour, chantaient, criaient :
« A bas les békés! « à l'affût des fugitifs qu'ils interpellaient :
« Eh citoyen... citoyenne... Arrête !... je te parle 1 » Ils affec-
taient exprès de parler en français pour le plaisir d'employer
le tutoiement insultant. Ils regardaient par toutes les fenêtres,
à la recherche de visages blancs ; lorsqu'ils en apercevaient,
ils se mettaient à les maudire, et criaient : « Mi ! Ausoué à.
ké débrayé ou ! » Et ils faisaient avec leurs couteaux le geste
d'éventrer des poissons.
Une grande attaque semblait se préparer, car les travail-
leurs se massaient sans cesse sur les hauteurs. Les blancs qui
ne pouvaient fuir sentaient, leurs vies en danger, et ils
essayaient de se préparer à résister. Dans certaines maisons.
YOUMA 513
les femmes et les jeunes filles se mirent à fondre des balles.
Les esclaves trahirent ces préparatifs, et le bruit courut aussi-
tôt que les békés s'organisaient en secret pour attaquer la
foule...
Le temps était bien loin où les blancs pouvaient répri-
mer une révolte en pendant les nègres aux mangoustans de la
Batterie d'Esnotz... Mais les nègres se souvenaient de ce que
les blancs avaient fait, autrefois, et ce souvenir se retournait
contre eux !
C'était dans le quartier du Fort, la partie la plus ancienne
de la ville, située sur une hauteur, et isolée par la rivière
Roxelane, que les créoles blancs se sentaient le moins protégés
contre une attaque possible. Il leur était extrêmement difficile
de gagner les bateaux, les ponts et tous les alentours de la
plage étant gardés par des nègres armés. Dans ce quartier
les maisons étaient en général fort petites, et ne pouvaient
offrir que peu de protection en cas de siège. Bien des personnes
préférèrent quitter leurs habitations et chercher asile dans les
quelques grandes demeures de la région. Les Desrivières furent
au nombre des fugitifs ; ils se réfugièrent chez leurs parents,
les de Kersaint. La résidence des de Kersaint était parti-
culièrement spacieuse. Bien que n'ayant que deux étages elle
était rès longue et très large, et construite avec la solidité
d'une forteresse. Elle était située à la limite du Vieux Quartier,
dans une rue en pente très rapide qui descendait vers l'ouest
de façon à laisser visible au-dessus des toits, tout un grand
demi-cercle de mer. Vers l'est, la rue montait rejoindre une
route de campagne qui menait dans l'intérieur du pays.
A l'arrière de la maison les fenêtres donnaient sur de vastes
champs de canne à sucre grimpant très haut le long des
flancs de la montagne Pelée, dont la crête nuageuse surgissait
dans le lointain à quinze milles de là. Plus de trente personnes
s'abritèrent donc chez les de Kersaint ; c'étaient, en général,
les femmes et les filles de leurs parents, fort alarmées par
les événements. Dans la matinée, les domestiques avaient
abandonné la maison ; une des servantes, une négresse, irritée
par un reproche quelconque était partie la menace à la
bouche : (( Au soiié ou ké oué. — Attendez cette nuit, et vous
verrez ! » M. de Kersaint, un vieillard de soixante-dix ans,
1*^^' Octobre 1915. 5
514 LA REVUE DE PARIS
aidé de son fils, avait installé les fugitifs aussi confortablement
<jue possible : il essaya de calmer leurs craintes. H croyait que
la nuit n'amènerait rien d'autre qu'un accroissement de bruit,
et de menaces. Il était persuadé que les meneurs de la populace
citadine n'avaient pa. d'autre intention que de pratiquer
l'intimidation. Peut-être y aurait-il une descente générale
des travailleurs des plantations : ce serait un danger plus grave;
mais encore, n'y avait-il pas cinq cents hommes de troupe
dans la caserne? Aucun acte de violence criminelle n'avait
encore été commis dans le quartier. Le bruit courait qu'un
honime avait été tué à l'autre extrémité de la ville, mais les
fausses rumeurs étaient si nombreuses !
pn fait, les blancs du quartier Fort, dont la plupart avaient
été quittés par leuri domestiques et par leurs esclaves,
étaient peu au courant de ce qui se passait même dans leur
voisinage immédiat. Des choses qui pendant près de deux
siècles avaient eu lieu en secret, dans l'obscurité, se faisaient
maintenant ouvertement. Une puissance jusque-là occulte
avait pris tout à coup un empire absolu : c'était le Sorcier
Africain.
Sous les tamaris de la place du Fort, un de ces quimboi-
seiirs exerçait sa profession sinistre. Il vendait des amulettes,
des fétiches, des onguents magiques faits de graisse de ser-
pents.
Devant lui, il y avait un tonneau ouvert, rempli de
tafia mêlé de poudre à fusil, et de guêpes écrasées. Il était
entouré d'une foule de nègres du Port, de gabarriers à demi
nus, qui maniaient des rames de vingt-cinq pieds de long ; de
néguegoiiôs-bois, herculéens, abrutis à force d'avoir godillé
leur embarcation massive et lourde ; de rudes canotiers dout
les peaux bronzées transpirent rarement, même sous le plus
chaud soleil d'été ; des équipages des yôles, des sabas et des
gommiers ; des tonneliers et des arrimeurs ; et il y avait aussi,
les pêcheurs de tonne et les pêcheurs de requins.
— Ça qui lé ! — criait le quimboiseur en versant le venin
dans les gobelets d'étain. — Ça qui li vint boiié li ? Qui veut
en boire, de l'Ame de l'Homme? De l'Esprit de Combat? De
lEs ence qui tombe pour se relever? Du Mineur de Cœurs?
Du Briseur de l'Enfer?
YOUMA 515
Et tous ils en réclamaient à grands cris, et ils aviilaient
les guêpes, la poudre et l'alcool, s'enivrant jusqu'à la lo ie.
... Le soleil couchant jaunit le ciel et remplit l'horizon d'un
flamboiement d'or. La mer changea du bleu au violet, les
mornes avivèrent leur vert éclatant en une teinte si lumineuse
qu'ils paraissaient phosphorescents. Le couchant passa très
vite au cramoisi, les ombres s'empourprèrent, et la nuit
s'étendit rapide, de l'orient, une nuit d'un noir violet, loute
pleine d'étoiles.
Au moment même où la dernière lueur vermeille com-
mençait à se faner, de la place du Fort résonna un long appel
creux, étrange, dont l'écho se répercuta en sanglotant par-
dessus les collines comme un énorme gémissement. Puis un
autre partit du Mouillage, un troisième de l'embouchure de
la rivière. D'autres encore s'élevèrent en s' entremêlant, des
pirogues des gabarres et des sabas du port.
C'étaient les nègres de [la ville qui soufflaient dans de
grandes conques, et appelaient leurs frères des collines.
Aujourd'hui encore, les pêcheurs de requins, sur la côte som-
bre du Prêcheur, hèlent ainsi les travailleurs des hauteurs,
afin que ceux-ci descendent et viennent aider à dépecer le
poisson.
D'autres signaux gémissants répondirent faiblement aux
premiers ; ils partaient de la Vallée de la Roxelane, des
terrasses de Périnelle, du Morne d'Orange, du Morne Mirail,
et du Morne Labelle ; les ouvriers des plantations arrivaient.
Et, sur la place du marché où le Sorcier distribuait toujours
son ((.r essence brisé Venfery>, ses amulettes et la graisse de ser-
pents... Le lourd battement d'un tamtam retentissait sinis-
trement.
Barricadés chez eux, les blancs de la Ville Basse entendaient
le tumulte de l'émeute. Et maîtres et esclaves étaient hantés
par une vision de sang et de feu : par le souvenir de îa révolte
de Haïti.
510 LA REVUE DE PARIS
XIII
Chez les de Kersaiiit, toutes les chambres avaient été mises
à la disposition des fugitifs, toutes sauf une qui donnait sur
la rue et où les hommes veillaient Mais plusieurs femmes
et jeunes filles avaient préféré demeurer debout avec les
hommes plutôt que de prendre quelque repos. En bas, les
portes et les fenêtres étaient soigneusement barricadées, et
on décida d'éteindre toutes les lumières au passage de la foule.
Puis on parla des événements du jour précédent, de la dernière
élection, de l'histoire de certaines révoltes antérieures, que
les hommes les plus âgés se rappelaient fort bien. On discuta
aussi le caractère des nègres. Ce dernier sujet provoqua une
série d'anecdotes les unes sinistres, mais la plupart fort drôles.
Un planteur raconta l'histoire d'un de ses propres esclaves
qui avait épargné assez d'argent pour acheter une vache. A la
première nouvelle du changement politique qui s'était pro-
duit en France, il sortit la vache du champ et l'attacha au
proche de la maison de son maître.
— Poiik ou marré vache lan maison? — demanda le plan-
teur. (Pourquoi attachez-vous la vache à la maison?)
— Moin, ka marré vache lan maison maîte, pou ijo ka pro-
clamé la répiblique. Pisse yon fois répiblique a proclaiïié, zafjai
ta ijon c est ta toutt ! (Maître, j'attache la vache à la maison
parce qu'ils proclament la République, et une fois que la
République est proclamée, les biens de l'un sont les biens de
tous.)
Cette anecdote fit rire, malgré l'inquiétude générale. Puis la
conversation prit un autre tour, et M. Desrivières raconta
l'histoire de Youma et du serpent, encore ignorée de plu-
sieurs personnes présentes. La jeune capresse, qui, assise,
tenait Mayotte sur ses genoux, se leva et quitta la chambre
avant que M. Desrivières eût achevé son récit. Il la rejoignit
quelques instants plus tard dans la pièce voisine, et lui faisant
signe de laisser l'enfant, il lui dit à voix basse, pour que
Mayotte ne l'entendît pas :
YOUMA 517
- Youma, ma fille, la rue est très tranquille en ce moment.
Je crois qu'il serait plus sage pour vous de confier Mayotte
à ma mère, et d'aller passer la nuit chez nos voisins nègres.
Je vous ouvrirai la porte.
- — Pourquoi, maîte?
C'était la première fois qu'elle l'interrogeait ainsi.
— Ma fi, — répondit-il avec une caresse dans le regard, —
je ne puis vous demander de passer cette nuit près de nous.
Nous courons tous un très grand danger, — ajouta-t-il presque
dans un murmure, — nous serons peut-être attaqués !
— C'est pour cela que je désire rester, maître.
Et cette fois la voix de Youma était ferme, distincte.
— 0 papa ! — s'écria la petite Mayotte en se glissant entre
eux. — Ne la renvoie pas. Je veux qu'elle me raconte des
histoires.
— Petite égoïste 1 — dit monsieur Desrivières en se baissant
pour l'embrasser. — Et si Youma veut partir?
— Oh, elle ne le veut pas, n'est-ce pas, da ? — demanda
l'enfant surprise, qui s'imaginait sans doute être à une fête
quelconque.
— Je resterai pour te raconter des histoires, — dit Youma
doucement.
Alors M. Desrivières lui serra la main et la laissa avec l'en-
fant.
Comme M. Desrivières l'avait prédit, la rue était fort tran-
quille. C'était une des voies les plus retirées de la ville ; pen-
dant le jour il n'y avait eu aucun attroupement ; de temps
à autre des bandes de nègres y étaient passées en criant : « A
bas les békés ! » mais depuis la tombée de la nuit tout désordre
avait cessé. Les citoyens osèrent même ouvrir leurs fenêtres et
jeter un coup d'oeil dehors. Ils entendirent l'appel des conques,
sans en comprendre le sens et ils crurent à une nouvelle effer-
vescence du côté du port. Pourtant l'inquiétude s'accentua.
chez tous, lorsque le bruit de l'eau qui courait dans les ruis-
seaux en pente, l'eau de la montagne qui purifiait toutes les
rues, se fit soudain beaucoup plus violent que de coutume.
— L'eau fait toujours beaucoup de bruit dans cette rue,
— dit monsieur de Kersaint, — elle est tellement en pente.
Mais Youma entra tout à coup seule dans la chambre où lès
518 LA REVUE DE PARIS
hommes parlaient entre eux. D un geste elle désigna la fenitre
et s'écria :
— Ce n'est pas l'eau !
L'ouïe des métis est d'une finesse extraordinaire à distinguer
les sons... Tout le monde se tut, et les hommes retinrent leur
souffle pour mieux écouter.
XIV
La rue se remplit d'un lourd murmure, pareil à celui des
brisants lointains, et qui s'enfla lentement en un rugissement
sourd et continu. Ce bruit s'approcha, venant des hauteurs,
accompagné d'un flamboiement pareil à celui d'un incendie.
Immédiatement, les lumières s'éteignirent dans toutes les
maisons. Les portes furent barricadées. La rue se fit déserte
comme un cimetière. Mais aux étages supérieurs, derrière les
volets à lattes, tout le monde pouvait regarder s'approcher
la lueur et entendre venir le rugissement.
— Yo ka vint ! ■ — s'écria Youma.
Et, soudain la grande rue fut envahie par un tonnerre de
clameur, et tout embrasée par la lueur des torches. Une masse
compacte de nègres en culotte de toile, nus jusqu'à la ceinture,
s'approcha au pas de course. C'était l'avalanche des travail-
leurs. Les maisons tremblèrent sous le choc de leurs pieds nus.
Une vibration, pareille à celle d'une légère secousse sismique,
fit frémir tous les murs. Si seulement les travailleurs passaient
sans s'arrêter !
Des centaines étaient déjà passés : mais la vision tumul-
tueuse semblait infinie, la cascade des grands chapeaux de
paille était interminable, et au-dessus de ce torrent, l'acier
des piques, des fourches et des coutelas scintillait dans le
vacillement des torches. Tout à coup, il y eut une halte
imprévue, la foule se bouscula, se poussa et la tempête des
cris s'apaisa. La rue s'empht d'une odeur sinistre d'alcool, une
puanteur de tafia. La foule était évidemment ivre, et donc
doublement redoutable. Quelqu'un donna un ordre que per-
YOUMA 519
sonne n'entendit distinctement. Alors une voix de stentor
le répéta tandis cJUe le tumulte se calmait :
— Là ! làmemm ! cciie béké !
Tous les visages noirs se tournèrent immédiatement vers
la demeure des de Kersaint, et un rugissement partit de tous
ces gosiers noirs. Malheureusement la façade imposante de la
maison, seule construction à deux étages dans cette rue de
chaumières révélait que ses propriétaires devaient sûrement
être de riches békés. Être un « béké », un' blanc, c'était du
moins pour le simple travailleur être un aristocrate, un ennemi
de l'affranchissement, et sans doute un propriétaire d'esclaves.
— Fouillé là ! — tonna la même voix immense.
Et toute la maison trembla. La foule secouait furieusement
l'entrée principale, dont les massives portes doubles étaient
cependant consolidées par une barre de fer.
— Ouvé, ouvé pa nous ! — hurla la foule.
M. de Kersaint repoussa un volet du premier étage donnant
sur la rue, et regarda la foule. C'était une horde effrayante,
pleine de visages de cauchemar. La plupart des figures lui
étaient inconnues. Pourtant, il en reconnaissait quelques-unes,
celles d'hommes du port, de la classe la plus basse, qui s'étaient
joints aux travailleurs avant leur descente. Il y avait aussi
des femmes dans la foule ; elles criaient et gesticulaient ;
certaines étaient des négresses des plantations, d'autres n'en
étaient pas, et elles étaient les plus violentes.
— Ça oulé, méfi ? — demanda M. de Kersaint.
La première fois ils ne l'entendirent point à cause du
tumulte, mais ils se turent lorsqu'ils aperçurent à la fenêtre
le béké aux cheveux blancs. Ils voulaient tous l'écouter.
M. de Kersaint n'était pas sérieusement inquiet, il croyait
que la foule se bornerait à une manifestation brutale, à ce
qu'en patois on appelle un voum. Il répéta en créole :
— Que voulez-vous, mes fils?
C'était ainsi que le béké s'adressait aux esclaves. Dans sa
bouche, le mot « monfi » prenait presque un sens d'affection
patriarcale, et même en ces années de républicanisme cet
usage survit encore. Mais tel que M. de Kersaint le prononçait
le mot tomba sur la passion politique de la foule comme de
l'huile sur le feu.
520 LA P.EVUE DE PARIS
— Ou sé pé nou ahn ? — ricana un nègre moqueur. — Êtes-
vous notre père? Il n'y a plus de fils : il n'y a que des citoyens !
— Y trop soiiyé, y trop malin ! — cria une aigre voix de
femme.
(Le vieux blanc veut nous flatter ! Il est trop malin !)
— Citoyens poutoss ! — répondit M. de Kersaint. — Pour-
quoi voulez-vous forcer l'entrée de ma maison? Vous ai-je
jamais fait de mal?
— Vous avez des armes chez vous ! — répondit la même
voix menaçante, qui, la première, avait attiré l'attention du
peuple sur la maison des Kersaint.
Elle appartenait à un très grand nègre, qui paraissait le
meneur de l'émeute ; il n'était vêtu que d'une culotte de
canevas, et d'un chapeau de paille, et il portait un coutelas.
M. de Kersaint se souvint tout à coup de l'avoir déjà vu, qui
travaillait comme commandeur sur la plantation de Fond
Laillet.
— Sylvain, mon fils, — répondit M. de Kersaint, — nous
ne sommes pas armés. Mais des femmes et des enfants se
sont réfugiés chez nous. Et nous ne sommes pour rien dans
les maux dont vous vous dites victimes.
— Oiwé ha non !
■ — Personne parmi vous n'a le droit d'entrer dans la
maison.
— Ouvé ha non !
■— Vous n'avez pas le droit...
— Eh bien, nous prendrons le droit, — s'écria le meneur.
Alors il s'éleva une clameur générale. Des milliers de voix
excitées répétèrent :
— Ouvé ha nou !
La tête blanche du vieillard se retira de la fenêtre. Elle fut
remplacée par un jeune et sombre visage très beau, et très
résolu. C'était celui du fils de Kersaint.
— Tas de charognes ! — cria le jeune homme. — Oui, nous
avons des armes, et nous savons nous en servir. Je brûlerai la
cervelle au premier d'entre vous qui entrera ici.
Il tenait l'unique pistolet chargé : il n'y avait pas d'autres
armes dans la maison. Il comptait sur la lâcheté de la foule ;
Y O U M A 521
mais les nègres savaient ou croyaient savoir la vérité : le vieux
béké ne leur avait pas menti. Us n'avaient pas peur.
— Bon ! non ké eue ! — dit le meneur d'une voix mena-
çante. — Ennor, — cria-t-il en se tournant vers la foule,
— crazc caië là !
Presque au même instant une pierre lancée par une main
puissante, siffla tout près de la tête du jeune de Kersaint
et vint ricocher avec fracas sur les meubles de la chambre.
Ce fut en vain qu'on ferma les volets ; un deuxième projectile
les ouvrit de force, un troisième fendit ceux de la fenêtre
voisine. Les pierres se succédaient. Plusieurs personnes furent
gravement blessées ; une femme tomba étourdie, un homme
eut l'épaule démise. La foule réclamait encore des pierres,
toujours plus de pierres : elle hurlait :
■ — Ba non ouôches ! ha ouôches !
Le pavé devant la maison était fait de grosses pierres et ne
fournissait pas de projectiles. Mais un peu plus bas, une rue
transversale était pavée de cailloux ronds tirés du ht de la
livière.
Des négresses s'alignèrent alors en une rangée qui allait
du point d'attaque à cette rue, aux cris de :
— Fai la chaîne !
Elles se passèrent de tablier en tablier les cailloux qu'elles
avaient arrachés, et cela avec un ordre parlait. Les négresses
étaient dressées depuis des générations à « faire la chaîne »
lorsqu'elles transportaient les pierres des torrents jusqu'au
lieu de construction d'une maison, ou d'un mur. Alors la pluie
de pierres tomba drue et terrible. Elles fracassaient les meu-
bles, faisaient éclater les murs, brisaient les portes... Ceux qui
ont vu le nègre créole abattre, sur les routes montagneuses,
des fruits poussant à des hauteurs inaccessibles, pourront
seuls comprendre comment il sait lancer une pierre... Déjà
tcus les volets de l'étage supérieur étaient défoncés, les assiégés
s'étaient réfugiés dans les pièces de la façade postérieure. Mais
les volets du rez-de-chaussée, très solides et protégés en
partie par des barres de fer, résistaient toujours. Les portes
de la grande entrée voûtée défiaient la pression robuste de
toutes les épaules qui pesaient contre elles.
— Mené pié bois ici ! pié bois ! pié bois ! — criaient les
522 LA liEVUE DE PARIS
hommes qui s'évertuaient à faire sauter les portes à la faveur
du bombardement.
Et le cri passa le long de la rue et gravit la pente de la mon-
tagne. De l'intérieur de la maison il n'y avait plus moyen de
se rendre compte de ce que faisait la foule ; il était impossible
de s'approcher des fenêtres. Mais tout à coup la rue retentit
d'un tel cri, qu'il était évident qu'un fait nouveau venait de se
produire.
— Ah ! Ce sont peut-être les soldats ! — s'écria avec joie
madame de Kersaint.
Elle se trompait. La nouvelle effervescence était provoquée
par l'apparition de la pié bois, longue poutre que portaient
une vingtaine. d'hommes, qui criaient tous ensemble :
— Ba lai ! Ba lai !
Alors ceux qui poussaient des épaules sur la porte d'entrée
reculèrent pour faire place au bélier.
Les nègres chantaient en se balançant :
- — Soh ! soh ! y die yah ! Rhâlé fô...
Et toute la maison frémit sous le choc immense.
— Soh ! soh ! y aïe yah ! Rhâlé fô...
Les serrures et les verrous sautèrent ; l'encadrement même
de la porte s'effondra avec une pluie de plâtras ; la large barre
de fer tenait toujours bon, mais elle s'était courbée comme un
arc, et les portes avaient bien cédé de cinq pouces.
— Soh ! soh ! yde yah... Rhâlé fô !
Il y eut un fracas de métal brisé, une explosion de bois qui
éclate : et les portes s'abattirent. La voûte résonna du bruit de
leur chute comme d'un coup de canon. Les hommes laissèrent
tomber la poutre, et un rugissement de brute acclama
l'exploit... A l'intérieur de la maison, tout était sombiv.
Tls hésitèrent un instant, le vide et l'obscurité les intimi-
daient.
— Pôle flambeau vini ! — cria le meneur aux porteurs de-
torches, en étendant la main. — Ba moin ! Ba moin !
Il saisit une torche et bondit en avant, brandissant de l'autre
main son coutelas. Mais à l'instant même oii il traversa le
seuil, une détonation formidable retentit sous la voûte. Le
grand nègre vacilla. Il laissa tomber sa torche et son coutelas.
Il jeta ses bras en l'air, fit demi-tour sur lui-même, et retomba
YOUMA 523
sur le dos. Il était mort. Le jeune de Kersaint avait tenu sa
parole.
Tous les nègres qui se pressaient devant l'entrée voulurent
fuir en panique. Mais la pression de derrière, le cours de la
rage aveugle était irrésistible, et ceux qui formaient l'avant-
garde de la foule furent précipités sous la voûte, se bouscu-
lant, hurlant, se frappant, trébuchant sur le cadavre et sur
les portes fracassées, avec un élan tel que plusieurs d'entre eux
tombèrent !... Le Jeune de Kersaint ne songea pas à fuir, même
lorsque les amis qui étaient descendus avec lui, voyant que
toute résistance était inutile, remontèrent au deuxième étage.
Il demeura au pied de l'escalier, son pistolet déchargé à la
main, il se crut capable de refouler les envahisseurs, de les
terroriser par sa seule force morale. Mais la terreur se trans-
forme parfois en une rage aveugle, même chez l'esclave, poussé
jusqu'au désespoir par la nécessité de braver le canon d'un
pistolet.
Les nègres se jetèrent sur le jeune homme avec toute
l'énergie de la terreur. Il n'eut pas le temps de lancer son arme
inutile dans le visage du premier, une baïonnette attachée à
une perche lui passa à travers le corps. Il s'effondra sans un
cri sous les coups des coutelas qui battaient l'air avec une
frénésie telle, que les assaillants s'entre-blessaient dans leur
rage...
Au même instant un nègre tira de l'entrée une décharge
vers les blancs qui remontaient l'escalier. M. Desrivières
tomba. Il expira presque aussitôt, avant que ses amis aient
pu l'emporter dans une chambre voisine dont les portes furent
immédiatement barricadées avec tous les meubles les plus
lourds de la pièce : la charge entière lui était entrée dans le dos
et avait brisé l'épine dorsale.
... La panique momentanée des nègres fut suivie d'une
réaction de la haine, de la soif de vengeance de la foule. La
haine traditionnelle du blanc rendue plus forte encore par
les passions du moment ; la soif de venger la mort de leurs
chefs d'autrefois et d? tous les griefs imaginés ou vrais qu'ils
avaient contre les blancs.
Mais les appartements du rez-de-chaussée étaient vides;
es blancs s'étaient retirés dans les pièces du haut. Ils y avaient
524 LA KliVUE Di: PAl'.IS
probablement des armes qu'ils gardaient pour s'en servir dans
la dernière extrémité. Il serait peut-être imprudent de les y
poursuivre. Et pourtant ils n'échapperaient pas. Les fenêtres
de derrière étaient élevées, et donnaient sur une route de plan-
tation, qui longeait des champs de cannes à sucre, où des
nègres armés faisaient le guet. Les murs latéraux étaient en
maçonnerie solide, sans aucune ouverture. Impossible de
s'échapper par le toit, qui s'élevait bien à vingt pieds au-
dessus des toits de chaumières voisines. Les békés étaient
sans défense !... Pourtant, personne ne s'offrit à mener l'assaut.
Il n'y eut que des clameurs, de hideuses menaces, des cris de
cannibales en délire... Cependant une bande de noirs prome-
naient à travers les rues, à la lueur des flambeaux, le cadavre
de l'ancien meneur, hissé sur des battants de la porte. Des
hommes armés couraient à côté, ils montraient la cervelle rose
qui sortait de la blessure, et criaient :
— Mi you ke assassiné non. Ichoné foné non !
L'exaltation s'accrut encore et devint du délire maniaque.
Mais une voix, celle d'une femme, la femme de Sylvain le
meneur, glapit par-dessus tout le bruit :
— Mette difé-zauté, brilé ionti héké !
La foule répéta le cri, qui se répercuta comme un tonnerre
à travers la rue.
— Dijé ! mette difé !
Mais si par hasard, les békés tentaient une descente déses-
pérée sur les incendiaires?...
— Oté lescalié ! — suggéra un nègre, et cette idée mit fin
à toutes les hésitations.
Ils étaient assez nombreux pour arracher tout l'escalier
en cinq minutes, et il fallut moins de temps que ça pour que
les émeutiers exécutassent l'idée qui leur avait été suggérée.
Ils arrachèrent l'escalier. Ils le brisèrent en petits morceaux
qu'ils entassèrent sur les dalles de l'entrée. Puis il les enflam-
mèrent à l'aide des torches. La rampe était en acajou, mais les
marches étaient en bois du nord, en pin jaune, résineux et
léger.
— Ka pleine gomme ! Ka brilé bien !
Immédiatement tous les meubles du rez-de-chaussée furent
démolis et empilés sur le bûcher, qu'ils fussent combustibles
YOUMA 525
ou non : portraits, rideaux, verrines, bronzes, carpettes,
miroirs et tentures !
— Sacré tonné ! Non ke brilé toutl ! Ké oué !
Au premier étage, des bruits de terreur retentirent : des
pas qui couraient éperdument, des meubles qu'on traînait et
enlevait de devant les portes... des cris...
— Onaill ! ils sont moins braves à présent, les maudits
hékés !
Puis des visages apparurent à travers la fumée, se penchant
vers le sol, regardant en bas : une femme aux cheveux gris
qui essayait de se faire entendre, d'émouvoir quelque cœur;
une jeune mère qui désignait silencieusement son bébé. Deux
bras noirs se tendirent vers elle, en une raillerie sauvage, et une
négresse cria d'une voix rauque :
— Ba moin li ! moin se ulopé enlai, y conm chatroii ! — et elle
imitait la seiche qui dévore sa proie.
lh\ éclat de rire grossier souligna cette plaisanterie infâme.
La chaleur et la fumée devenaient insupportables. Les
incendiaires se retirèrent dans la rue, et quelques-uns gagnèrent
les champs de cannes à sucre à l'arrière de la maison pour pré-
venir toute tentative d'évasion. Ils ne jetaient plus de pierres ;
ils étaient las, mais contents de contempler le progrès de leur
vengeance. Les cris retentissaient toujours à l'étage supérieur :
ils y répondaient par des jurons et des railleries î La voûte
rougit, s'illumina et se mit à rayonner comme une fournaise :
et la chaleur qui s'en dégageait força les nègres à se retirer
encore davantage. Bientôt à l'intérieur le pétillement devint
un sourd rugissement, pareil au bruit d'un torrent. Les flammes
s'emparèrent de tout le rez-de-chaussée. Elles passèrent de
longues langues jaunes par les fenêtres ; elles s'enroulaient
autour de la maçonnerie, elles léchaient les clefs de voûte
et les murs, elles s'efforçaient de grimper et se mirent à dévorer
la charpente des volets... Et de temps à autre dans la rue
résonnait l'appel sinistre et mélancolique des grandes conques.
La voix d'une cloche immense se mit à tinter par-dessus
tous les toits de la ville, rapidement et de façon continue :
c'était le bourdon de la cathédrale qui sonnait le tocsin. Les
unes après les autres, les cloches des plus petites églises se
joignirent au bourdon. Mais, pour la première fois les pompes
526 LA REVUE DE PARIS
à incendie demeurèrent dans leurs hangars ; les pompiers
nègres ignorèrent l'appel. Et cependant, les soldats, bien que
menaçant de se mutiner, étaient rigoureusement enfermés
dans leur caserne par ordre supérieur. Pourtant le gouverneur
Rostoland, maréchal de camp, savait que la ville était à la
merci d'une foule nègre ; il savait que la population blanche
courait le danger d'être massacrée. Un tel ordre, donné en un
tel moment semble incroyable à ceux qui l'ont vu de leurs
yeux ; cela reste un des faits stupéfiants de l'histoire coloniale
française, un des nombreux faits qui paraissent justifier la
haine éternelle que le créole blanc porte à la République.
... Avivées par une brise du sud, les flammes assaillirent
l'arrière de la maison assiégée plus rapidement que les cham-
bres de devant. Elles détruisirent tous moyens de communi-
cation entre l'avant et l'arrière, en incendiant les corridors
qui aboutissaient à cette extrémité de l'escalier démoli. A tra-
vers les voûtes de fumée, des hommes aiïolés de mourir hideu-
sement brûlés vifs se laissèrent choir des fenêtres donnant sur
la campagne, en abandonnant les femmes et les enfants. Du
côté de la rue, ils n'auraient eu aucun espoir. Mais du côté
des champs leurs ennemis étaient moins nombreux: il y avait
à courir une chance inespérée. Parmi ceux qui tentèrent cette
chance deux furent tués dès qu'ils mirent pied à terre, le
troisième, un Français, bien qu'horriblement blessé put courir
près de deux cents mètres avant d'être rejoint et abattu.
Mais deux autres profitèrent de cet incident ; ils gagnèrent les
hautes cannes à sucre, et s'enfuirent en courant entre les tiges,
courbés en deux, se tordant, se faufilant. Ils furent bientôt
perdus de vue.
— Béké la campagne menm ! — s'écrièrent les poursuivants
déçus.— Yo ka fenne kamoé !
Seuls les créoles campagnards connaissaient ce truc pratiqué
avec succès par les nègres marrons : de fenne kanne « fendre la
canne >;.,.
L'obscurité, la terreur des serpents favorisèrent leur fuite.
Certains hommes chevaleresques, dont M. de Kersaint,
refusèrent de tenter cette dernière chance. Ils préférèrent
rester pour encourager de leur présence les femmes impuis-
santes, les mères, les épouses et les jeunes filles, élevées dans
YOUMA 527
]e raffinement, et dont l'existence tranquille et parfumée
n'avait pas été jusque-là troublée par la plus légère ombre de
crainte.
Il y avait encore près de trente personnes dans la maison
en flammes. Et pourtant les soldats demeuraient toujours
enfetmés dans la caserne.
La fumée était poussée vers le nord, et du côté de la rue
on distinguait nettement la façade. Mais, depuis que l'on
avait jeté des pierres, personne n'était encore apparu aux
fenêtres de devant. La foule regardait et s'étonnait; on
eût dit que toute communication était déjà coupée entre la
façade et l'arrière de la demeure. Ainsi la dernière scène de la
tragédie leur serait cachée. Ils en conçurent une déception
brutale. Leur frénésie première s'était apaisée, il ne leur restait
plus que cette apathie révoltante qui, dans les natures sau-
vages, suit l'accomplissement d'un acte monstrueux. La tem-
pête des cris se calma et fut remplacée par des conversations
animées, pareilles au rugissement assourdi de la marée basse !
— ■ Ce sont les femmes et les enfants qui crient ainsi, — dit
un nègre.
— Qu'ils soient maudits I Ce sont des békés. Qu'ils rôtissent
tous ensemble !
— Ouill papa ! Ils nous ont brûlé assez souvent quand ils
le pouvaient.
— Oui ! Ils ont brûlé des pauvres négresses accusées de
sorcellerie ! Et le prêtre qui les confessa affirma qu'elles étaient
innocentes.
— Ah ! C'est taille loto ça! Ça se passait autrefois !
— Autrefois! Mais nous n'oublions pas!... Aujourd'hui
les choses sont changées.
— C'est juste ! Aujourd'hui nous luttons pour notre liberté.
— Houlo!...
Une nouvelle clameur s'éleva, car une apparition se mon-
trait à une des fenêtres.
— Mi ! Y on négresse ! .
— C'est la da ! Jésus Maria !
— Pé !... pé zauit,
~ Pé !...
Le mot courut de bouche en bouche et un silence suivit un
528 LA IlEVUE DK PARIS
silence d'expectative malveillante î Puis le puissant contralto
de Youma sonna avec la clarté d'un appel de clairons î
. — Eh ! tas de capons ! — cria-t-elle sans crainte. — Lâches
qui avez peur de faire face à des hommes 1 Croyez-vous que
vous gagnerez votre liberté en brûlant vifs des femmes et des
enfants? Qu'étaient donc vos mères?
— Nous brûlons des békés ! — répondit une négresse d'une
voix aiguë. — Tls nous tuent, nous les tuons à notre tour !
C'est juste.
— Tu mens! — s'écria Youma. — Les békés n'ont jamais
assassiné des femmes et des enfants.
— Mais si ! — vociféra un mulâtre un peu mieux vêtu que
ses compagnons. — Ils l'ont fait en 1721 ! Et en 1725 !
— Aïe Macaque 1 — dit Youma d'une voix moqueuse. — Et
toi, tu fais brûler des négresses aujourd'hui pour les imiter?
Quel mal les négresses t'ont-elles fait, singe?
— Elles sont avec les békés.
— Et vous tous, vous étiez avec les békés hier, et avant-
hier, et toujours ; les békés vous ont nourris, les békés vous
ont donné à boire, les békés vous ont soignés lorsque vous étiez
malades... Et à toi, ô mulâtre, traître que tu es, les békés ont
donné la liberté, ils t'ont donné un nom, salopericl... ils t'ont
donné les vêtements qui te couvrent, ingrat. Toi, menteur,
tu ne luttes pas pour ta liberté, car les békés te l'ont donnée
il y a longtemps pour l'amour de ta mère noire 1 Faî docié
milatt ! Je te connais. Lâche sans famille, sans race! Fais
philosophe, ô renégat, qui veut voir brûler une négresse parce
que ta mère était une négresse !... allé... hâta béké !
Youma ne put se faire entendre davantage. Une nouvelle
clameur de vociférations noya sa voix. Mais ses reproches
avaient porté au moins d'une certaine façon, elle avait touché,
et éveillé le mépris dormant, la haine secrète et jalouse que
le noir ressentait pour l'affranchi de couleur, et la déconfiture
du mulâtre fut accompagné de hurlements de rires ironiques.
Au même moment, il se produisit dans la foule une violente
bousculade; quelqu'un se frayait un chemin jusqu'au premier
rang à travers la cohue compacte, rapidement, furieusement,
jouant des coudes, écartant tout de ses épaules. C'était un
câpre géant. Il se dégagea enfin, bondit jusqu'à l'espace libre
YOUMA 529
devant l'édifice en flammes, fit tournoyer son coutelas au-
dessus de sa tête, et cria :
— Non paka brilé négresse.
Le mulâtre ridiculisé s'avança pour parler, mais avant qu'on
pût proférer une parole, le travailleur l'assomma d'un seul
coup du revers de sa main libre.
■ — A moin ! me oué ! — clama le nouveau venu. — Sou-
îenez-moi, mes frères. Nous ne brû'erons pas des négresses !
Alors Youma reconnut Gabriel qui était là, seul, colossal,
menaçant, magnifique, bravant l'enfer qui l'environnait par
amour d'elle.
— Ni raison ! Ni raison ! — répondirent plusieurs voix. —
Non I non ! non pa ka brilé négresse ! châché Véchelle !
Gabriel avait forcé la sympathie, et réussi à éveiller la pitié
dans ces cœurs de bêtes fauves.
Et toute la foule se mit à clamer :
— Poté Véchelle ! vini ici ijon Véchelle !
Cinq minutes plus tard une échelle touchait la fenêtre.
Gabriel lui-même y grimpa ; il atteignit les derniers échelons,
et étendit sa main de fer. Mais au même instant Youma se
baissa jusqu'à l'allège de la fenêtre et souleva Mayotte qui se
dissimulait derrière. L'enfant était stupide de terreur. Elle
ne le reconnut pas.
— Pouvez-vous la sauver, — demanda Youma, en lui
tendant la petite fille toute blonde.
Gabriel lit un signe de négation. De la rue, un cri alTreux
partit.
— Non ! non ! non ! non ! pas lé yché béké, jénmain yché
béké !
— Alors, vous ne me sauverez pas non plus, — s'écria
Youma, en serrant l'enfant sur sa poitirne. — Jamais ! Jan-
main ! mon ami !
— Youma, au nom de Dieu...
— Au nom de Dieu, vous me demandez de commettre une
lâcheté? Êtes-vous assez vil, Gabriel? Ètes-vous assez bas?
Me sauver et laisser brûler l'enfant. Jamais... partez !
— Laisse la yché des békés... laisse la yché fille ! — crièrent
cent voix.
— Moin ! — répliqua Youma en se retirant hors de la portée
1" Octobre 1915. '^
530 LA REVUE DE PARIS
des bras de Gabriel. — Je iierabaiidoiiiierai jamais, iainais...
j'irai trouver le Bon Dieu avec elle...
— Alors, brûle avec elle ! — hurlèrent les nègres. — A bas
l'échelle ! jetez-la à terre...
Gabriel eut à peine le temps de sauter, l'échelle fut arrachée
sous lui. Toute la frénésie première de l'émeute s'était rallumée
à la vue de l'enfant, et la tempête des malédictions se déchaîna
de nouveau. Mais, il se produisit un autre mouvement. Gabriel
avait trouvé des hommes pour le soutenir. Ils replacèrent
enfin l'échelle et la protégèrent désespérément, le coutelas
au poing. Ils appelèrent Youma,la supplièrent de descendre...
Mais elle leur fit de la main, un signe de mépris : elle savait
qu'il était impossible de sauver Mayotte.
La chaleur intense qui émanait du rez-de-chaussée refoula
peu à peu, la garde debout au pied de l'échelle. Tout à coup
Gabriel poussa un cri de désespoir. Atteinte par un jet de
flamme l'échelle elle-même prit feu, et flambait furieuse-
ment.
Youma demeura à la fenêtre. Son beau visage ne reflétait
plus ni haine, ni crainte. Elle était aussi calme que la nuit où
Gabriel l'avait vue immobile, son pied écrasant le serpent.
Soudain une clarté éclata derrière elle, et grandit. Contre
ce flamboiement sa haute sflhouette ressembla à la silhouette
de Notre-Dame du Bon-Port, que Gabriel avait vue, dans la
chapelle du Mouillage se détachant sur un fond d'or... Ses
traits doux n'exprimaient toujours aucune émotion. Ses
regards s'abaissaient sur la tête blonde qui se cachait contre
son sein, ses lèvres remuaient, elle parlait à l'enfant. La petite
Mayotte leva un instant la figure vers le beau visage sombre
penché vers elle, et elle joignit ses petites mains ensemble
comme pour prier.
Mais elle poussa aussitôt un cri lamentable, et s'accrocha
à Youma. Les murs épais vibrèrent tout à coup commet
vibrent les murs lorsque souflle un ouragan. Des cris fréné-
tiques et déchirants partirent de l'arrière de la maison, et un
bruit retentit, le bruit d'un sourd tonnerre. Youma enleva son
foulard de soie jaune et en enveloppa la tête de l'enfant. Elle
la caressa avec une tendresse calme, la berçant doucement
dans ses bras, placidement, comme si elle l'endormait d'une
YOUMA 531
complainte... Jamais Yomna n'avait paru aussi belle au
regard de Gabriel.
L'instant d'après il ne la vit plus. La silhouette de la jeune
lille et la clarté disparurent en même temps, au moment où le
toit et les poutres s'efïondrèrent ensemble dans l'obscurité.
Un silence suivit, un silence brisé seulement par les siffle-
ments et les crépitements du feu étouffé par le tintement
du tocsin, et par l'appel des grandes conques. Les victimes
ne criaient plus, et les bourreaux étaient épouvantés par
l'horreur de leur crime consommé.
Puis, d'en bas, les flammes luttèrent et s'élevèrent de nou-
veau et colorèrent de cramoisi les tourbi.lons de fumée, la
maçonnerie toute nue, les débris de bois. Elles se haussèrent
en serpentant, elles s'allongèrent, léchèrent les poutres noir-
cies. Elles se redressèrent et grandirent féroces, et s'enlacèrent
en une longue spirale, fluide de langues de feu qui s'agitaient
haut dans la nuit.
Le rayonnement jaunissant s'étendit de promontoire en
promontoire, palpita au-dessus du port, et gravit pendant des
lieues à travers l'obscurité les flancs du volcan éteint. Les
mornes boisés se dressaient fantastiques, autour de la ville
illuminée. Ils paraissaient plus élevés que pendant le jour, et
blanchissaient et s'obscurcissaient tour à tour, avec l'essor et
la chute des flammes. Et à chaque grande pulsation du feu,
la croix blanche de leur sommet apparaissait portant l'étrange
passion de son Christ noir...
A la même heure, de l'autre côté du monde, un navire filait
avant le soleil, et portait le don républicain de la Liberté, et la
promesse du Suffrage universel aux esclaves de la Martinique.
LAFCADIO HEARN
TRADUIT DE l'aNGLAIS PAR MARC LOGÉ.
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE
La paix, une paix absolue règne de l'Oranie au golfe de
Gabès. Nous avons pu parcourir en voiturette 2 800 kilo-
mètres en Afrique française, sur des chemins parfois très
écartés des centres armés, et jamais aucun indigène ne montra
une attitude hostile : presque toujours au contraire, des
marques de politesse saluaient notre passage. Ni à Maillot,
dans ce paysage ample et harmonieux de belles montagnes
boisées de cèdres et de vallées aux somptueuses oliveraies, à
Maillot, principal foyer de l'insurrection kabyle en 1871, ni
à Ighil-Ali, puissante agglomération de colporteurs berbères,
ni dans le Béjaoua tunisien, nous ne pûmes surprendre la
moindre trace de haine ou même de défiance. Un incident
de route à la frontière algéro-tunisienne, dans une forêt de
chênes-lièges habitée par des populations réputées turbu-
lentes, devait même nous faire mesurer la sympathie de la
population. Notre automobile avait glissé dans une fon-
drière. Aussitôt, des fellahs invisibles dans le maquis, mais
qui nous avaient aperçus, avertirent des ouvriers sardes qui
nous secoururent. Or, dans cette région que n'habitent pas
les Européens, il eût été loisible à ces montagnards de nous
voler avec sécurité ou, tout au moins, de nous abandonner à
notre sort.
Il n'est pas exagéré d'écrire que l'élite musulmane se
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 533
méfie de l'Allemagne, et le peuple qui fournit les tirailleurs
se range par sentiment sous nos drapeaux. Comme témoi-
gnage, nous citerons, au passage, cette apostrophe récente
d'un sergent arabe revenu du front. Il voyait arriver à
Constantine un convoi de prisonniers. Parmi les Allemands
il reconnut un ancien représentant de commerce qui soufflait
la haine de la France dans les douars. Notre sous-officier aux
tirailleurs saisit ce Hambourgeois par le bras et lui cria : « Tu
voulais prendre mon pays français et tu reviens prisonnier,
ah ! ah ! Regarde, moi, portefaix avant la guerre; moi sergent,
maintenant. Moi, sous-lieutenant bientôt. Français M'iih
(bon), moi gai, content. Mon père, mes oncles ont du travail
et le ventre plein ! Toi Boche, croyais-tu nous faire révolter
contre nos frères de France? » Si ce troupier se trouvait
satisfait, c'est qu'il savait que sa famille était assurée de vivre
convenablement. Instruits par l'expérience, nous n'avons plus
commis l'erreur politique de 1870. En effet, il ne suffit pas
de demander à l'Afrique de valeureuses troupes, il faut,
avant tout, assurer l'existence des millions de musulmans
appauvris par la guerre qui restent dans leurs villes ou leurs
douars. Le commerce et l'industrie sont aussi gênés en Algérie
et Tunisie qu'en France ; et comme, d'autre part, les Arabes
végètent au jour le jour, les ravages produits par le chômage
deviennent aussitôt effrayants.
Si donc la paix française s'impose avec tant de puissance à
ces millions de musulmans de races et de mentalités diverses,
c'est à l'œuvre économique du Protectorat tunisien qu'on le
doit en grande partie. C'est contre la mort de faim de 500 000
Tunisiens que nous avons lutté avec succès.
* *
Le 3 août 1914, à la déclaration de guerre qui surprenait la
Tunisie en pleine crise agricole, le directeur des finances du
Protectorat, M. Dubourdieu, devait prendre un ensemble de
mesures pour sauver de la misère les fellahs, qui forment
l'énorme majorité de la population, et pour éviter les crises
redoutables qui auraient interrompu la marche des organismes
économiques tant français qu'indigènes. Déjà, depuis le mois
534 LA REVUE DE PARIS
mai de 1914, le Protectorat, voulant remédier au déficit de
sa récolte presque nulle et venir en aide aux cultivateurs,
avait ouvert un premier crédit de 2 millions pour l'achat de
grains de subsistance pour les indigènes nécessiteux, 100 000
francs pour l'ouverture de chantiers publics, et 200 000 pour
des prêts aux colons. Aux premiers jours de la mobilisation
le Gouvernement empêchait la sortie des grains de la Régence
et donnait mandat au directeur de l'agriculture de se procurer,
au besoin par voie de réquisition, les produits d'alimentation
nécessaires à la population.
La crise s' aggravant, un compte courant du ravitaillement
fut institué. Des achats de grains de semence pour une valeur
de 3 millions, représentant les ressources nettes des sociétés
musulmanes de prévoyance, étaient ensuite efiectués. Les
cinq premiers millions dépensés parurent insuffisants et, devant
l'importance des besoins pressants, d'autres opérations d'achats
furent entreprises et rassemblées sur les écritures du compte
de ravitaillement, d'où on les dégagera au fur et à mesure
de la liquidation pour imputer les soldes créditeurs ou débi-
teurs, soit aux sociétés indigènes de prévoyance, soit au
budget.
A l'heure actuelle, plus de 100 000 quintaux d'orge et
100 000 quintaux de maïs ont été acquis. A raison de 250
grammes par jour et par personne, ces grains permettent
d'assurer la subsistance de 400 000 Tunisiens. De nouveaux
achats se poursuivront autant qu'il sera nécessaire, et près de
7 millions de francs y seront consacrés. La distribution est
faite par les soins de la direction des finances pour le compte
des sociétés indigènes de prévoyance, à titre de prêts rembour-
sables. La nouvelle récolte s'annonce bonne et ces prêts ren-
treront en majeure partie.
D'autre part, il a été distribué, à titre de prêt, pour 8 mil-
lions de francs de grains de semences, orge et blé, aux Tuni-
siens reconnus hors d'état de se procurer des semences sans
se mettre entre les mains des usuriers, qui réclament au moins
deux sacs de blé par sac de grains prêté, soit du 100 p. 100,
lorsque ce n'est pas du 250 p. 100.
M. Soubrane, chargé de la gestion des sociétés de prévoyance
et de prêts, arracha des centaines d'agriculteurs aux usuriers,
I-A TUNISIE PENDANT LA GUERRE 535
dont le départ de 32 000 tirailleurs, presque tous cultiva-
teurs, favorisait les manœuvres ; la direction des finances
fit agir les sociétés de prêts, fondées en 1909 dans chaque
caïdat. L'excellente récolte de 1911 avait permis d'organiser
le prêt hypothécaire à long terme, rendant possible aux Tuni-
siens l'achat d'un outillage moderne et la mise en valeur des
terres.
Ces prêts d'argent étaient accordés pour quinze ans au
taux de 8 p. 100, réduit à 6 p. 100 lorsque l'immeuble était
immatriculé. Aussitôt les ventes à réméré devinrent rares ; les
usuriers étaient atteints. Un peu plus tard, les sociétés locales
de crédit furent autorisées a créer des coopératives, afm de
pouvoir étendre le chiffre de leurs transactions. Les artisans
villageois, au même titre que les cultivateurs, pouvaient profiter
de ces dispositions, et les habitants du Djérid et du Sahel
s'empressaient de demander au crédit le relèvement de leurs
ateliers familiaux de tissage. Ailleurs, dans les régions pro-
pices à la culture maraîchère, comme Makhtar, ou favorables
à l'élevage des moutons barbarins, comme Thala, des coopé-
ratives spéciales furent créées. Ces œuvres ne favorisent pas
seulement la vie matérielle des indigènes, elles accroissent le
prestige de la France et développent des sentiments de con-
fiance et de solidarité chez nos protégés. Les intelligents
berbères des oasis de Tozeur et Nefta nous en donnèrent récem-
ment une preuve éclatante. Voici l'extrait d'une lettre envoyée
par un notable de l'industrieuse région du Djérid au directeur
des Services économiques :
... Des milliers d'indigènes des Djelass, de Kairouan, des Ham-
mama, des Frachiches et des Madjeurs (régions sans récoltes de
céréales en 1914) sont venus au Djérid implorer leurs coreligionnaires
de les secourir en leur vendant des dattes à terme. Les Djéridis pris de
pitié et imitant le Gouvernement qui multiplie ses efforts pour parer à
la misère, leur ont consenti des ventes de dattes à des prix avantageux
payables à la prochaine récolte de juin 1915.
Ils ont ainsi accordé des prêts d'honneur qui s'élèvent à plus de
20 000 sacs de dattes. Chacun des emprunteurs est retourné chez lui,
content de pouvoir assurer la subsistance de sa famille.
Ainsi les Djéridis consentent un prêt d'environ 500 000 francs, alors
qu'ils auraient pu encaisser la majeure partie de cette somme, s'ils
avaient exigé la vente au comptant. Mais ils ont été poussés à agir
ainsi par le désir de s'associer à l'œuvre d'assistance entreprise par le
536 I.A HKVUE DE PARIS
Gouvernement et de manifester ainsi leur foi dans l'avenir glorieux
du peuple protecteur. Que Dieu le soutienne !
Nous ne doutons pas que la collaboration que nous apportons au
Gouvernement pour l'amélioration de la situation économique vous
fera plaisir.
Nous pensons aussi que vous êtes au courant des efforts des Djéridis
en faveur des blessés, des réfugiés belges, des tirailleurs et de notre
souscription aux Bons du Trésor.
Voilà ce qu'il y a à vous signaler. Que Dieu vous assiste. Salut de la
part de celui qui a besoin de son Dieu.
Cette lettre mériterait d'être connue des Allemands qui,
dans leur aveuglement, s'imaginaient pouvoir déchaîner la
guerre sainte. Même chez ces peuples croyants, la religion
n'est plus aujourd'hui un motif suffisant d'insurrection. Les
soulèvements dans l'Afrique du Nord avaient toujours pour
cause le paupérisme. Inversement, un peuple satisfait est
rarement un peuple de mécontents.
Dans notre traversée de la Kabylie, parmi des populations
de caractère indépendant, les administrateurs et les Pères
blancs qui les fréquentent depuis trente ans, nous dirent :
« Tant que ces hommes pourront manger, nous n'' avons rien à
redouter. L'erreur politique des Allemands fut de s'imaginer
qu'on mène les musulmans avec des mots. Ils ne sont touchés
que par la réalité. »
L'organisation préalable des Services économiques indigènes
avait rendu possibles les mesures qui furent ainsi prises au
moment de la mobilisation.
Dès la fin de l'année 1913, M. Alapetite, parla création des
Services économiques indigènes de la Régence, coordonnait les
efforts des sociétés de prévoyance et de crédit à long terme et
ceux des comités de subsistance pour les années de disette.
Son but était de généraliser dans l'ordre économique la salu-
taire tutelle déjà accordée aux enfants musulmans par l'en-
seignement professionnel, de s'occuper dès maintenant des
adultes, de veiller sur la condition des artisans en exercice
et même des femmes, qui jusqu'ici n'avaient gagné que des
salaires misérables. Presque à la veille de la guerre ces
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 537
nouveaux services furent confiés à M. Bériel, un homme
d'action, qui connaît bien le monde musulman et qui en est
aimé, et à M. Monge, qui sait améliorer les industries indi-
gènes, sans néanmoins retirer à leurs ouvrages leur cachet
savoureux. Quoique cet office du travail date à peine d'une
quinzaine de mois, il a déjà rendu des services à la cause
française. C'est au point de vue spécial de la collaboration
entre protecteurs et protégés que nous voulons en examiner le
fonctionnement et le résultat.
La base de ce système est l'éducation professionnelle.
M. Charléty, directeur de l'enseignement à Tunis l'avait très
bien compris lorsqu'il écrivait :
Le premier problème à résoudre est de donner à l'enseignement
primaire indigène la substance qui lui manque. Oh ne la trouvera
qu'en rimprégnant, en la pénétrant d'un esprit nouveau. L'examen
continuel, et partant méthodique, l'observation raisonnée des réali-
tés où se meut l'enfant indigène, c'est-à-dire l'étude élémentaire des
sciences physiques et naturelles, peuvent fournir cette substance et
cet esprit.
Et M. Alapetite précisait ce programme en . disant des
dix mille élèves tunisiens qui fréquentent nos écoles :
Nous ne devons pas seulement leur enseigner la langue française.
Il est nécessaire de les faire profiter au point de vue professionnel des
progrès de la science et de la civilisation.
Belles paroles qui contrastent avec la sauvage politique
coloniale des Allemands.
M. Alapetite, treize mois avant la mobilisation, suggérait
aux sociétés musulmanes de prévoyance de fonder à Tunis
un Laboratoire d'essais industriels et commerciaux indigènes,
qui devrait non seulement aider au fonctionnement des
coopératives en leur fournissant des matières premières aux
meilleures conditions, mais former les futurs contremaîtres,
les ouvriers ou agents commerciaux des nouvelles fonda-
tions indigènes.
M. Bériel, de son côté, était chargé de veiller à ce que
l'enseignement scientifique élémentaire fût donné à l'école
transformée partiellement en atelier d'apprentissage, variable
538 LA REVUE DE PARIS
suivant les formes locales de l'activité économique : agri-
culture, commerce, tissage, pêcheries, céramiques, etc.
M. Bériel tient l'atelier pour la base de l'éducation de=
musulmans. L'expérience prouve en effet qu'un certain nombr>.
d'adultes ayant obtenu le certificat primaire, sont devenus
des déclassés parce qu'ils méprisent le travail manuel ; or la
Régence manque encore dans de très fortes proportions des
bons ouvriers indigènes qui devraient remplacer les étrangers.
Très renseigné sur la vie industrielle d'une grande ville comme
Lyon.
M. Bériel pense que la pratique d'un métier doit primer
toutes les considérations de la théorie pour les petits Arabes.
Il veut le plus vite possible décharger la famille besogneuse de
l'enfant, qu'il place immédiatement chez des patrons français;
ceux-ci tantôt exigent du Gouvernement une petite somme
mensuelle pour enseigner leur métier, et tantôt accordent au
jeune Tunisien de 25 à 50 centimes par semaine pour ses débuts.
L'apprenti est instruit suivant le système de nos vieilles corpo-
rations. Il vit de la vie même de son futur métier et s'attache
à son patron qui finit lui-même par s'intéresser à l'avenir de
son élève. Actuellement 650 apprentis sont placés dans des
ateliers français ; c'est dire qu'un nombre égal de familles indi-
gènes se trouvent en rapports étroits avec nous. La bonne
entente entre protecteurs et protégés dépendra toujours de
la solidarité de leurs intérêts : or, l'enfant, c'est l'avenir. Les
pères musulmans ne s'y trompent pas. Aucune politique, si
brillante soit-elle, et appuyée sur le prestige des armes, ne
nous attacherait au même degré un peuple dont les mœurs
sont parfaitement contraires aux nôtres. Ce qu'il y a de neuf
dans le système inauguré par les directeurs des Services éco-
nomiques tunisiens, c'est qu'ils arrivent à nous associer les
musulmans.
L'organisation des Services indigènes prouva qu'il fallait
un contact intime et permanent entre administrateurs fran-
çais et administrés tunisiens. Avant l'occupation française, le
« beylick », c'est-à-dire le pouvoir, ne se présentait aux yeux
du peuple que sous les apparences d'une puissance vexatoire
et fiscale. Les Services économiques font pénétrer dans les
masses rurales et citadines l'idée d'un Gouvernement attentif
hA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 539
aux souffrances des paysans et des ouvriers et désireux de les
aider. Jamais missionnaires n'eurent tant d'influence que ces
conférenciers, agronomes ou économistes, qui vont porter la
bonne parole dans les caïdats, procèdent à l'organisation des
sociétés musulmanes, suggèrent des essais, expliquent la
raison des insuccès, cherchent des remèdes aux maux d'un
peuple attardé, mais perfectible.
C'est l'honneur de notre administration, lorsqu'on la compare
à celle du Cameroun et du Togoland allemands, par exemple,
d'avoir su se mêler à la vie indigène. Robert Arnaud, le direc-
teur du bureau politique de Dakar, l'un des hommes les plus
renseignés sur nos diverses colonies africaines, assurait que seul
le Français sait devenir l'ami de ses administrés, tandis que
l'Anglais et le Belge gouvernent de leur bureau, que l'Espagnol
et le Portugais rêvent, que l'Allemand pressure ou brutalise.
L' effroyable conflit européen démontre au monde entier
que la domination par la manière forte à la façon des Alle-
mands finira toujours par la faillite. Une nation guerrière
pourra, pendant une ou deux générations, tenir en servage
une race provisoirement vaincue, mais aux heures critiques,
l'édifice s'effondre. Parce que le second Empire n'avait eu
qu'une politique exclusivement militaire en Algérie, nous avons
dû lutter contre l'insurrection de 1871. Mais, ces dernières
années, il s'est trouvé de hauts fonctionnaires qui se sont pen-
chés avec intérêt et même avec amour sur nos sujets, dont la
situation leur apparaissait plus critique de jour en jour, et voilà
pourquoi en ces années 1914 et 1915, la France n'a pas à se
préoccuper de rebellions, même locales, et trouve des concours
dans la population musulmane dont la cause s'identifie à la
nôtre.
Citons un exemple de cette tutelle bienfaisante qui nous vaut
la reconnaissance des artisans tunisiens.
Un jour l'intendance résolut de commander en Tunisie,
pour les besoins spéciaux de l'armée africaine, 22 000 gilets
de laine et autant de cachabias, excellents vêtements à capu-
chons et larges manches taillés dans des étoffes de laine,
près de 7 000 couvertures et presque le même nombre de cein-
tures en « haram », ce chaud tissu tunisien, des milliers de
chandails et de bachlick, capuchons imperméables. Si l'admi-
540 LA REVUE DE PARIS
nistration n'était pas intervenue, les petits patrons indigènes
n'auraient pas obtenu le moindre ouvrage parce qu'ils ne
savent ni s'exprimer clairement, ni traiter une affaire; comme
à l'ordinaire, les intermédiaires Israélites se seraient interposés
entre l'intendance et les artisans et auraient prélevé à leur
détriment une commission représentant à peu près les béné-
fices.
Mais M. Monge, le directeur du laboratoire industriel,
connaissait la valeur des tisseurs tunisiens. La direction des
finances lui assura les crédits nécessaires : il intervint auprès
de l'administration militaire, garantit la régularité des livrai-
sons, leur qualité parfaite et r.économie que la France trou-
verait à s'adresser directement aux producteurs. Les indigènes
obtinrent ces travaux. Ce fut un succès ; les sommes versées
rémunérèrent des ouvriers dignes d'être encouragés, et le chô-
mage menaçant fut évité. Ces artisans sont pleins de recon-
naissance pour ceux qui les sauvèrent de la ruine pendant la
guerre leur permirent même de réaliser des bénéfices appré-
ciables. Quant à l'honnêteté des transactions, un incident
peindra la confiance illimitée de ces tisseurs en nos chefs de
service. Lorsque ces petits patrons ont terminé le lissage de
leurs couvertures ou de leurs étoffes, ils apportent leurs mar-
chandises à la salle de manutention du boulevard Bab-Djédid,
afin qu'elles soient examinées. A la fin de la semaine ils se
présentent au cabinet de M. Monge qui remet à chacun d'eux
la somme qui lui revient, après examen des quantités et qualités
livrées. L'indigène s'en rapporte aveuglément au contnMe du
directeur, estimant que l'argent versé rémunère convenable-
ment son travail. Or il arrivait, le mois dernier, qu'au contrôle,
on relevait une erreur de soixante francs au détriment de l'un
de ces artisans. Lorsque ce tisseur revint livrer de nouvelles
étoffes, M. Monge lui remit trois billets de vingt francs en lui
expliquant ce qui s'était passé : « Tout ce que tu fais est juste,
prononça ce Tunisien. J'avais cru que tu estimais mon travail
à ce prix, et je n'avais rien à dire. Tu me donnes aujourd'hui
une somme sur laquelle je ne comptais pas : cela va très bien, o
Et il se retira dignement.
Peut-être les effets de cette guerre se sont-ils fait sentir
principalement sur les artisans qui, après avoir connu jadis
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 541
une relative prospérité sous le régime beylical, étaient cruel-
lement atteints par les industries européennes. Et lorsque,
comme cette année, il faut ajouter à la misère des fellahs,
leurs clients habituels, le resserrement de toutes les transac-
tions, la situation menace même l'avenir des prolétaires des
grandes villes, Tunis, Sousse, Sfax, Kairouan et celui des
agglomérations de tisseurs et céramistes, Djerba, Kasar-
Hellal ou Nabeul.
Cette année, grâce à l'intermédiaire de M. Monge, près de
500 000 francs ont pu circuler de mains en mains, du paysan
qui vend les toisons de ses moutons et des fileuses aux
tisseurs et aux couturières. Il faut tenir pour considérable
cette somme, lorsqu'on songe que ces artisans se contentent
ordinairement de repas de 15 à 20 centimes. Combien de vies
auront été sauvées, combien d'ateliers ranimés pendant ces
mois redoutables! L'administration des finances, qui s'est
associée à l'œuvre de relèvement des industries indigènes
eu étendant au commerce et à l'industrie la faculté d'em-
prunter aux sociétés de prévoyance, accepte la création de
coopératives dans des buts spéciaux, comme d'acheter en
France le coton pour le tissage ou l'indigo pour la teinture.
Ailleurs les gens du Djérid se procurent les toisons à des con-
ditions qui leur permettent, pendant les hostilités, un travail
soutenu et même d'honnêtes bénéfices.
D'autre part le Laboratoire d'essais industriels indigènes
aidera de plus en plus nos protégés à perfectionner leur
technique, de façon que leurs produits deviennent dignes
d'être vendus en Europe. Bientôt contremaîtres, patrons, insti-
tuteurs pourront fréquenter ces ateliers où les fabrications
diverses seront étudiées par des spécialistes en vue du meilleur
rendement. Ce laboratoire cherchera les moyens d'introduire
en Europe les produits tunisiens, car il faut bien admettre que
les artisans du Protectorat ne pourraient, avant longtemps,
commercer directement avec des pays dont ils ignorent les
usages, les goûts, la langue et les procédés ^mmerciaux; il
faut les guider, les conseiller, les exhorter m presque leur
garantir la réussite des opérations qui leur préparent un ave-
nir meilleur.
54 2 LA REVUE DE PARI.S
*
Si riches d'avenir que soient les premiers résultats obtenus
dans les milieux citadins par les Services économiques à la
faveur des besoins urgents de l'armée, leur œuvre agricole est
tout aussi féconde et pourra se développer sur un plan plus
vaste.
Les paysans tunisiens remarquent qu'ils n'obtiennent de
récoltes passables que quand des pluies abondantes mouillent
leurs champs médiocrement labourés avec l'antique araire.
Tandis que leurs voisins français ou italiens moissonnent
bon an mal an, les bédouins connaissent à peine une récolte
satisfaisante sur trois années. Or, tant que les fellahs seront
misérables, la Tunisie restera pauvre et nos industriels et nos
commerçants n'y trouveront pas de clients.
Préoccupé de ce grave état de choses, M. Bériel voudrait
faciliter à ces cultivateurs l'achat du cheptel et de l'outillage
nécessaires à la mise en valeur de leurs terres. Nous avons
déjà parlé des coopératives qui facilitent aux indigènes l'ac-
quisition de charrues, d'animaux, et leur permettent au besoin
la construction d'abris pour leurs troupeaux. Mais les Arabes
délivrés des usuriers, sont menacés d'autres maux. Parfois
ils achetaient des outils perfectionnés dont ils ne savent pas
se servir et, dans le Béjaoua par exemple, nous pouvions
apercevoir, il y a quelques années, des charrues françaises
abandonnées dans les fossés par des indigènes qui ne possé-
daient pas d'attelages assez vigoureux pour en obtenir un
bon rendement et ne savaient pas davantage les entretenir
et les réparer. M. Bériel a raison de déclarer que de tels échecs
sont plus préjudiciables que les abstentions. Il «erait déplo-
rable que les bonnes intentions de l'indigène tournent à son
détriment. Précisément parce qu'il vient au progrès, il doit
être à chaque pas conseillé et instruit.
La guerre n^terrompit pas l'œuvre agricole des services
indigènes, touV au contraire : au mois d'octobre dernier, ils
ouvraient à Smindja une école d' agriculture pour les fils des
propriétaires musulmans. Le vénérable commandant Omar
Guellaty est le directeur de cet établissement. Une première
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE .")4 3
promotion de vingt-deux internes y reçoit un enseignement à
la fois pratique et théorique.
D'autre part, les tournées dans les divers centres agricoles
se multiplièrent afin d'apporter une preuve tangible de la
sollicitude française aux parents des combattants, — ■ des
30 000 tirailleurs qu'ont fournis les fellahs tunisiens.
Lorsque des conférenciers, agronomes ou jardiniers, vont
ainsi trouver les fellahs dans leurs caïdats afm qu'ils puissent
améliorer à bref délai leurs cultures, il n'y a pas d'arrivées
sensationnelles dans les douars, pas d^ réceptions officielles.
Plus de « diffas » pantagruéliques organisées par les caïds et
les cheiks, en présence de la foule au ventre creux ! Les fonc-
tionnaires ou les agents de culture chargés de renseigner ou
d'enquêter sur les besoins des populations rurales, arrivent
simplement sur des mulets, se rendent aux lieux de rassem-
blement où, les sièges à l'européenne manquant, ils s'accrou-
pissent sur les nattes, bientôt entourés par les fellahs familiers
et pourtant respectueux.
La première fois, la stupéfaction de ces braves gens fut
grande lorsqu'ils se virent interroger avec bonté par unusidi»
d'importance. Le Gouvernement se révélait à eux comme
une Providence sans gendarmes et sans prison. Ces bédouins
rassemblés s'enhardirent jusqu'à confier leurs doléances aux
fonctionnaires venus de Tunis. Cette atmosphère cordiale
donnait au conférencier beaucoup plus d'action sur son naïf
auditoire. La méfiance du paysan est identique dans toutes
les races, mais sachez le conquérir et il se livrera plus tard
avec l'abandon du primitif. La causerie d'enseignement ter-
minée, l'agronome répond aux questions qui lui sont posées.
Tour à tour, on parle des pommes de terre, des fourmis, de la
médecine, de la nourriture des bêtes, de la justice, de la
France, de la culture du sorgho, des oliviers, etc. Comme ces
réunions ne peuvent malheureusement être assez fréquentes,
et pour n'en pas perdre les fruits, les Services économiques
éditent un bulletin mensuel en langue arabe vulgaire, afin
d'être compris des fellahs. Dans chaque exemplaire les tra-
vaux correspondant aux saisons sont traités le plus claire-
ment possible. Les agriculteurs reçoivent gratuitement ce
périodique qui assure des relations constantes entre eux et la
544 LA IlEVUE DE PARIS
direction de Tunis. Il s'ensuit même une correspondance
touchante entre les indigènes et les chefs de culture chargés
de les éduquer. Ces lettres sont significatives de l'état d'esprit
de nos protégés pendant la guerre.
Des cultivateurs du centre tunisien écrivent :
Le jardinier Si Moliamed El Knani (un excellent ouvrier fonré
par le Gouvernement et actuellement chef de culture à l'école de
Smindja) est venu parmi nous durant le Mouled et il a su s'attirer
les cœurs de ceux qui désirent apprendre l'agriculture moderne. Il nous
a enseigné la greffe et il nous a exercés à greffer devant lui comme l'hiron-
delle qui enseigne à ses petits à voler auprès du nid. Il nous a émerveillés
par son bon vouloir et par sa bonne éducation. Nous rendons hommage
à ceux qui l'ont instruit et à ceux qui nous l'ont envoyé. Que Dieu
chérisse notre France qui fait de nous ses enfants adoptifs. Que Dieu
la protège contre ses ennemis présents et qu'il fasse d'elle la mère
des nations civilisées.
Nous éprouvons le plaisir de vous annoncer la pluie. Avec la pluie
nous avons l'espoir et avec l'espoir nous pourrons attendre.
Le Kahia, les notaires, cheiks et notables d'un autre
caïdat, envoient cette lettre imagée :
A sa Seigneurie, Bon conseiller, auteur de bienfaits universels et
de souvenirs dignes de toute louange, que Dieu couronne de succès ses
travaux. Nous tenons à vous dire, nous les Tunisiens, combien nous
apprécions vos bienfaits.
Nous avons reçu les cent calendriers agricoles et nous les avons
trouvés très utiles.
L'homme de haute valeur dont le seul désir est de donner à ce
pays le bonheur et la richesse. Notre Seigneur Alapetite qui sait
apprécier les hommes et ne remet la flèche qu'à celui qui peut la
manier, que Dieu le laisse comme un trésor pour les habitants.
Nous faisons des vœux au Bon Dieu pour qu'il fasse durer le
bonheur qui nous a été donné par la France chérie, prolonge la vie
de cette grande nation dans la gloire et lui donne la victoire sur tous
ses ennemis.
Un simple cultivateur comme Mabrouk ben Hadj Ali
el Majeri, de la banlieue de Djelma, n'hésite pas à confier ses
ennuis au directeur des Services économiques pour des sujets
très minces et, de son « calam » de roseau, il trace ces lignes :
J'ai une plantation de courges semées en pépinière et repiquées
avec soin. Malgré cela les courges tombent et j'ignore la cause de la
chute de ces fruits. Indiquez-moi le remède.
I-A TUNISIE PENDANT LA GUERRE 545
Dans votre bulletin 11 est parlé d'un insecte ressemblant à la
punaise par la forme et pouvant donner des maladies. J'ai des abris
de pierre pour préserver mes animaux du froid; or, depuis huit ans,
toutes les volailles et les chiens deviennent malades. J'ai constaté la
présence de l'insecte de couleur noire au corps mince qui ressemble en
effet à la punaise, ayant l'apparence d'une peau vide pourvue de
nombreuses pattes. Pouvez-vous me donner des renseignements com-
plémentaires sur cette question d'hygiène.
Insistons-y, ces relations familières entre les Arabes du bled
et nos fonctionnaires sont tout à fait nouvelles. Elles inci-
tent même certains d'entre eux à la franchise la plus méri-
toire. C'est ainsi qu'un de nos sujets admoneste en ces termes
les Services économiques :
... Je vous pose une seule question :
Gafsa est-elle dépendante de la Tunisie? Si oui, est-il digne de vous
de parcourir toutes les régions de la régence et de donner aux indi-
gènes les renseignements utiles à l'agriculture et à l'industrie, sans
jamais aller à Gafsa, parce que cette ville est pauvre et ses habitants
ignorants? En cela vous avez agi comme la Conférence consultative
qui, l'an dernier, négligea complètement nos intérêts. De même, dans
tous les voyages officiels, Gafsa est mise à l'écart. Ni le ministre de la
République, ni les ministres français, ni les directeurs des exploitations
agricoles n'ont visité Gafsa.
Il n'est jamais question de cette ville que lorsqu'il s'agit d'impôts
généraux.
En conséquence, nous vous demandons :
1° de vous intéresser à notre ville autant que possible et de nous
rendre visite ;
2° de nous désigner un délégué à la Conférence consultative pour
défendre nos intérêts, car les autres délégués ont raison de soutenir leurs
intérêts avant ceux de leurs voisins ;
3° de faire revivre notre industrie qui consiste dans la fabrication
du frach et de la farachia et qui constitue l'unique ressource des
veuves et des orphelins ;
4° de rendre obligatoire l'institution d'une société de mutualité.
Ces lettres, choisies entre beaucoup d'autres, ont une grande
signification, car elles prouvent que la politique d'association
prêchée depuis tant d'années et souvent essayée par des moyens
inopérants avec des populations simples d'esprit, devient une
réalité dans la Régence depuis qu'on a aperçu l'importance des
questions économiques et professionnelles dans la solution
du problème. Et cette guerre vint comme une terrible épreuve
1" Octobre 1915. 7
5 16 LA REVUE DE PARIS
confirmer la bonne entente grandissante, sur ces bases, entre
protecteurs et protégés.
Dans l'avenir, les Services économiques voudraient, tâche
difficile, assurer la sécurité des petites propriétés indigènes.
L'Arabe n'a jamais su résister à l'appât d'une offre d'argent.
Il ne peut voir briller un « douro » dans la main de l'Israélite
ou du Maltais, sans avoir envie de le prendre, en offrant en
gage son jardin ou ses champs. L'usurier, bon apôtre, laisse
s'écouler des ans sans réclamer les intérêts excessifs et capita-
lisés, stipulés dans le contrat ; puis, après avoir surveiffé son
débiteur, il profite d'une saison de famine, comme en 1914,
où blés et olives manquèrent simultanément, pour réclamer
impérieusement la somme due. Le pauvre Tunisien ne pou-
vant s'acquitter est vendu, ou bien, comble de raffinement en
usage dans le cap Bon, on lui laisse le dixième ou le onzième
de sa propriété, et on l'oblige à la cultiver en touchant seu-
lement le dixième ou le onzième des fi'uits de la terre.
Il faudrait instituer le bien de famille insaisissable. Un pre-
mier essai satisfaisant fut fait en ce sens à Sidi Bouzid. Mieux
encore, on voudrait arriver — grande révolution — à fixer les
nomades au sol, en leur accordant des concessions d'environ
18 hectares par famille dans les régions où, jadis, les colons
romains cultivaient avec succès l'olivier. On arriverait ainsi
à reconstituer les immenses oliveraies de « l'Ifrikia « et on
civiliserait des pasteurs nomadisants, qui, si leurs caravanes
de chameaux et d'ânes amusent l'artiste par leur pittoresque,
sont affreusement misérables et mangent rarement à leur faim.
Peu à peu, les régions du centre et du sud tunisien, aujourd'hui
pelées et bonnes tout au plus pour la transhumance précaire
des moutons, retrouveraient leur ancienne fertilité. Est-il néces-
saire d'ajouter qu'aussi bien en Algérie que dans la Régence
ce sont ces errants déguenillés qui, pendant cette guerre,
causèrent le plus de préoccupations à nos gouverneur . 11
régnait même un fâcheux état d'esprit chez ces sahariens que
leur misère excuse. Près de Biskra, nous pûmes assister à des
distributions de semoule à des nomades infortunés qui accom-
plissaient parfois 30 kilomètres pour venir vendre une poignée
d'herbes épineuses dont ils retiraient quatre sous. Plus qu'au-
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 517
cun autre Arabe, le caravanier doit être éduqué et amené pro-
gressivement à accepter une forme de vie supérieure à celle
qu'il mène depuis l'antiquité. Ce jour-là, l'enrichissement du
Sud serait assuré, et la paix française régnerait à jamais au
pays de la poudre.
Le régime agricole tunisien était bien peu propre à fixer
le cultivateur au sol. Le propriétaire musulman loue sa pro-
priété seulement à l'année, au métayer nommé le kham-
mèSy c'est-à-dire le cinquième, parce que ce cultivateur n'a
droit pour la rémunération de son travail qu'au cinquième
des produits de la terre. Comment, dans ces conditions pré-
caires de temps et de salaire, ces pauvres gens pourraient-ils
améliorer leurs méthodes culturales? Ils comprennent qu'un
effort supplémentaire de leur part, en risquant de donner une
plus-value à la propriété, ne leur sera pas profitable, car le
propriétaire peut les renvoyer l'année suivante et laisser béné-
ficier un nouveau khammès des champs améliorés. Les Ser-
vices économiques tâchent de prolonger la location des terre»
domaniales et cherchent à obtenir de l'administration des
« Biens Habous » des baux assez semblables à ceux qui sont
consentis en France. D'autre part, il existe en Tunisie un
moyen de faire accéder à la propriété les cultivateurs de
médiocre aisance : c'est la vente à « enzel ». L'acheteur paie
au vendeur ou à ses héritiers une rente stipulée et devient pro-
priétaire du fonds, sans rien avoir à débourser qu'une location
annuelle. Ces accessions multipliées à la propriété auraient
l'avantage d'augmenter la productivité de la Tunisie ; c'est
une règle générale que le petit bien de famille fournit, propor-
tionnellement à sa surface, les rendements les plus élevés.
A Gamouda, on vient ainsi d'allotir une partie de 1' « hen-
chir ^ » domanial au profit des indigènes qui ne jouissaient autre-
fois que d'une location annuelle. L'administration a même
poussé la sollicitude jusqu'à défendre les acquéreurs contre leur
imprévoyance par des clauses qui font des lots cédés de véri-
tables biens de famille, et empêchent la dépossession des con-
cessionnaires par la saisie ou la vente. Dans le nord de la
Régence, au Goubellat, on voudrait aussi faire une place
1. Vaste propriété rurale.
54 8 LA REVUE DE PARIS
aux Arabes qui voisineraient avec nos colons et leur fourni-
raient une main-d'œuvre stable. L'immense domaine de
l'Enfida situé dans une région favorable vendra bientôt à
«enzelwdes terres ardemment réclamées par les Tunisiens qui
méritent de vivre dans leur pays.
Reconnaissons à ce propos que si le régime de la grande pro-
priété pouvait se concevoir à l'aube de notre occupation, main-
tenant il serait d'une politique plus avisée de fixer au sol par
des liens indissolubles des milliers de familles arabes. La stabi-
lité, le bien-être et la science culturale pourront seuls transfor-
mer les fellahs qui composent les huit dixièmes de la population
indigène. L'énergique et clairvoyant Méhemet Ali l'avait bien
campris en Egypte, lorsqu'il inculquait à coups de « cour-
bache » les principes de la bonne culture et de l'attachement
au sol. Par des moyens plus doux nous espérons arriver à des
résultats au moins égaux. Le succès exigera d'ailleurs une sou-
plesse infinie d'exécution, car on ne peut édicter aucune
mesure générale dans un pays à climat et population aussi
variés que la Régence. Les règles de vente, d'instruction,
d'amélioration doivent se plier aux circonstances. Les plan-
tations d'arbres fruitiers, dans les montagnes désolées de
Tamerza où nomadisaient des gueiiilleux, ne peuvent être
assujetties aux mêmes clauses que les terres à céréales du
Nord; et les oliveraies du Sahel, entre les mains des énergiques
Berbères, exigent du Gouvernement moins d'attention que les
essais de fixation à la terre des mobiles douars du Sud.
*
Une création curieuse suscitée par la guerre, c'est l'ouvroir
des Femmes tunisiennes fondé avec une partie des souscrip-
tions versées par les musulmans tunisiens en faveur des œuvres
de secours. La traditionnelle générosité arabe s'affirma dans ,
ces circonstances avec tant d'éclat que le dévoué caïd de
Tunis, Si Chadli El-Okby, fut obligé de refuser des dons de plu-
sieurs centaines de francs qu'il savait hors de proportion avec
les minces ressources des donateurs. Devant ce témoignage
de la sympathie de nos protégés, il fut décidé qu'on ferait
bénéficier les femmes musulmanes des commandes d'effets
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 549
nécessaires à l'armée. Madame Alapetite ayant organisé un
important atelier français, les Services indigènes pensèrent à
faire appel aux femmes ou parentes des tirailleurs envoyés au
front et aux Tunisiennes miséreuses. Ce projet fut accueillie
avec un certain scepticisme. Mais MM. Bériel et Monge,
vivant en contact permanent avec nos protégés, osèrent
demander aux pères, aux maris et aux frères de confier à leur
atelier des jeunes filles et des femmes sans travail. Dès le
premier jour, rompant avec leurs préjugés, une centaine
de musulmanes quittant leurs patios, le visage voilé, venaient
se faire inscrire.
Malheureusement, la plupart d'entre elles ne savaient ni
tailler, ni coudre, ni tricoter. L'ignorance manuelle des Tuni-
siennes est déplorable. Une Française de grand dévouement,
madame Kusse, fut nommée directrice de cet atelier et chargée
de leur éducation. En trois mois, ces femmes apprirent la
couture et, aujourd'hui, elles rivaliseraient d'habileté avec des
Européennes. L'ouvroir fut installé dans le pittoresque palais
Ben-Ayed aux plafonds à caissons peinturlurés. Devant
l'afîluence des ouvrières qui se présentaient chaque matin,
les pièces se trouvèrent bientôt trop étroites : les couloirs et
jusqu'aux escaliers furent transformés en annexes pour les
débutantes. Chaque marche devint un banc, et c'est un spec-
tacle amusant que celui de ces Tunisiennes en costumes bario-
lés, appuyées contre les céramiques multicolores qui revêtent
les murs. Ces femmes aux mains effilées — car l'aristocratie
de cette race se révèle à ses fines attaches — ne bavardent
pas : c'est le silence et le labeur. Jamais transformation ne fut
plus cornplète. Là-bas, en leurs blanches maisons, ces musul-
manes pépiaient allongées sur leurs nattes, avec une exubérance
de gestes bien orientale. Ici, c'est l'atmosphère d'un atelier
à l'européenne, des expressions réfléchies et volontaires ; les
sourcils se froncent, épaissis du fard noir qui les fait se
rejoindre sur le nez. Un sentiment bien nouveau transforme
jusqu'aux attitudes de ces Tunisiennes : l'appétit du salaire
honnêtement gagné par le travail leur est venu. Hier encore
elles ne soupçonnaient rien du labeur de leurs sœurs fran-
çaises ; aujourd'hui elles s'imaginent la vie des chrétiennes,
parce qu'elles se sont soumises librement à cette discipline
5 50 I>A REVUE DE PARIS
féconde. Nous parcourons la salle des machines à coudre
et, lorsque nous regardons le travail d'une piqueuse, elle
arrête sa machine et, fièrement, elle nous tend le gilet qu'elle
borde afin de nous faire admirer la régularité de son piquage.
Leur habijeté est devenue si grande qu'elles ne faufilent
jamais.
Dans une autre pièce, sous la direction d'une monitrice
indigène, quelques Tunisiennes confectionnent à la machine
à tricoter des chaussettes pour les tirailleurs. A l'atelier voisin
les apprenties tricotent à l'aiguille. Quand cet ouvroir fut
inauguré en septembre dernier, quelques esprits chagrins assu-
rèrent que ces femmes se lasseraient vite et, après avoir Joué
à l'ouvrière pendant une semaine, regagneraient leurs harems.
Or, depuis sept mois, leur labeur ne s'interrompt pas et même
leur zèle s'accroît au point que madame Russe doit limiter
leur production, qui est payée aux pièces. Il n'était pourtant
pas mauvais de faire connaître la fièvre du travail à des
musulmanes ordinairement oisives, car leurs occupations
ménagères sont limitées par leurs infimes ressources. Si vous
entriez dans les patios où ces Tunisiennes passent leurs jour-
nées à l'abri des regards masculins, vous les trouveriez accrou-
pies devant un plat, triant avec nonchalance, pendant de
longues heures, les épis d'orge ou de blé dont elles feront
leur nourriture ; ou bien, avec une sage lenteur, elles pilent
dans un mortier les fards dont elles se maquilleront et les
aromates dont elles assaisonnent leur cuisine.
A l'ouvroir du palais Ben-Ayed les ouvrières arrivent voi-
lées, chaque matin à huit heures, et leurs pères ou maris sont
assurés qu'aucun musulman ne circulera dans leurs ateliers.
La journée de travail ne dépasse pas huit heures, afin de don-
ner à ces femmes le moyen de tenir leur ménage. Chacune pos-
sède un livret et, en le feuilletant, on peut constater et leur
assiduité et leurs gains quotidiens. En moyenne les couturières ^
qui confectionnent les boutonnières touchent 1 fr. 20 à 1 fr. 50,
ce qui représenterait à Paris une somme triple. Les meilleures
piqueuses ont atteint un salaire de 4 francs. Or les ouvriers
tunisiens ne gagnent guère plus de 2 francs. Ces femmes ne
s'absentent jamais sans un motif sérieux. L'une d'elles faisait
tenir à la directrice ce billet d'excuse naïf :
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 551
Habida Kafia est malade avec « une n rhume et son garçon « il
est malade aux yeux «.
Par déchéance physiologique et manque d'alimentation,
la santé de ces Tunisiennes est fragile.
Malgré leur condition précaire, à la Noël, elles se cotisèrent
•et envoyèrent 8 fr. 50 à nos soldats. Après sept mois d'obser-
vation, madame Russe peut déclarer qu'elles sont dignes d'in-
térêt et que leur délicatesse toucherait les plus indifférents.
L'évolution rapide de ces femme j est donc tout à fait remar-
quable et, sans vouloir créer un prolétariat féminin musul-
man, nous souhaitons non seulement que cet ouvroir continue
d'exister après la guerre, mais encore que chaque ville de la
Tunisie en possède un semblable où les femmes malheureuses
puissent gagner des salaires convenables. Ces ateliers rappro-
cheraient de nous les musulmans. Il faut avoir vécu en
Afrique pour s'apercevoir avec étonnement que certains de
nos concitoyens, fixés depuis vingt ans en Algérie ou en
Tunisie, ignorent complètement la société islamique et, de
même, il est risible d'entendre les "« vieux turbans » juger
nos conceptions philosophiques ou économiques. Ce mur de
défiance entre les deux civilisations ne tombera que par la
pénétration des intérêts et des labeurs.
Il ne faudrait néanmoins pas croire que des ouvroirs de
<'ette sorte, gérés par des particuliers, pourraient se multiplier,
et que, de ce fait, la société musulmane se transformerait
brusquement. Le prestige de notre Gouvernement facilita la
réussite de celui-ci, mais il n'est pas défendu d'espérer que le
Protectorat voudra développer cet heureux essai. A Alger,
madame Lutaud nous assurait qu'elle avait la certitude de
faire subsister après la guerre ses ouvroirs algérois, car elle
avait traité avec les grands magasins de la ville pour la four-
niture de la lingerie et de la bonneterie. Ainsi pourront être
atteints les industriels austro-allemands qui, rien qu'en Tunisie,
fournissaient pour 20 millions de marchandises diverses.
*
* *
Les Pères blancs du cardinal Lavigerie avaient compris,
les premiers, combien les œuvres d'assistance médicale don-
nent d'influence aux Français parmi les populations arabes.
552 LA REVUE DE PARIS
Les infirmeries-dispensaires organisées par le Protectorat
sont autant de maisons propres à faire aimer notre pays, et
nos médecins de colonisation se montrent les meilleurs apôtres
d'une France charitable et généreuse. Les douars savent que
l'on combat chez eux les épidémies et le fellah est toujours
assuré d'un bon accueil, s'il vient faire panser ses plaies ou
consulter le toubib, qui jouit d'un grand prestige, car la science'
médicale paraît aux bédouins un don divin.
Dans les premières années de l'occupation française, les
hôpitaux militaires recevaient des malades indigènes ; aujour-
d'hui la Régence est divisée en une trentaine de circonscrip-
tions médicales où les médecins-fonctionnaires, dits de
colonisation, prodiguent leurs soins gratuits aux Tunisiens.
Essentiellement mobiles, ces docteurs entreprennent des
tournées de vaccination, luttent contre le paludisme, signalent
et réduisent les épidémies avec l'aide des autorités civiles et
militaires, visitent les écoles franco-arabes et veillent sur
l'hygiène des enfants. Partout ils sont les conseillers des
cheicks de villages. Nos colons l'ont constaté, le passage du
médecin de colonisation fut bienfaisant aux premières semaines
de la guerre. Des lettres envoyées par des tirailleurs de faible
courage démoralisaient leurs familles. Lorsque les parents
émus par ces récits voyaient arriver le « toubib » français
aussi calme qu'en temps de paix et aussi dévoué dans ses
soins, ils comprenaient que rien n'était perdu, puisque la
France continuait d'assurer ses services à ses protégés.
Afin d'introduire nos œuvres d'assistance médicale jusque
dans les endroits les plus reculés du « bled », des auxiliaires
musulmans qu'on peut comparer à nos anciens « officiers de
santé », sont envoyés, après un stage de deux à trois années à
l'hôpital indigène de Sadiki,dans les localités que nos médecins
ne sauraient desservir facilement. Chacun de ces centres est
doté d'une infirmerie-dispensaire où l'auxiliaire musulman
donne ses soins et exécute les prescriptions du médecin de colo-
nisation. Ces infirmeries sont très fréquentées; les fellahs ne
viennent pas seulement y exposer leur corps, mais aussi l'état
de leur esprit et, depuis l'an dernier, ils n'ont jamais quitté
ces hôpitaux de campagne sans être réconfortés au physique
et au moral.
LA TUNISIE PENDANT LA GUERRE 553
Dans certains villages, des maisonnettes servent à nos méde-
cins et à leurs auxiliaires de cabinets de consultation et de
pharmacies. Par la multiplication de ces postes de secours, ils
évitent aux malades des déplacements parfois impossibles et
sauvent ainsi des vies humaines.
Le budget de l'assistance médicale indigène en Tunisie
atteint un assez gros chiffre ; l'entretien du seul hôpital musul-
man de Sadiki à Tunis coûte annuellement 220 000 francs
fournis par l'administration des habous. Il n'a pas paru pos-
sible de créer des hôpitaux mixtes pour Européens et Tunisiens.
Soumis à un régime alimentaire et à des prescriptions reli-
gieuses qui leur sont chers, les musulmans et les Israélites
ne peuvent accepter la nourriture à la graisse de porc ; bien
mieux, leurs autres viandes doivent provenir d'animaux
égorgés dans des conditions rituelles particulières. L'œuvre
entière de notre Protectorat est basée sur le respect de la
religion et des mœurs des Tunisiens. Une seule pression fut
exercée sur eux, en ce qui concerne les vaccinations. La
variole régnait à l'état endémique lorsque nos troupes entrè-
rent en Tunisie et, encore aujourd'hui, beaucoup trop de
visages portent les traces de cette maladie. Afin de concilier
les préjugés des indigènes et les besoins de l'hygiène, une doc-
toresse dévouée, mademoiselle Gordon, pénétra dans les mai-
sons réfractaires à l'introduction un médecin homme et vac-
cina les femmes. En 1914, les médecins-militaires chargés de
la révision des recrues vaccinèrent des tribus entières.
Comme les accès de paludisme débilitent les fellahs inca-
pables ensuite de cultiver leurs terres, le Gouve nement
fait vendre à prix coûtant chez les débitants de tabac des dra-
gées de chlorhydrate de quinine. En outre, les médecins de
colonisation distribuent gratuitement le sulfate de quinine.
* *
Combien pourrait-on conter d'anecdotes sur le bon état
d'esprit des Tunisiens après huit mois de guerre! Dans la
riche province agricole de Béjoua, les indigènes, spontané-
ment, viennent garder les fermes françaises abandonnées
551 LA KEVLE DE PARIS
par leurs colons mobilisés et les protègent contre les marau-
deurs.
Aux environs de Xabeul, dans le pays des beaux jardins
de citronniers et d'orangers, où l'émotion des grosses bour-
gades fut grande aux premiers Jours de septembre, un notable
répond ainsi à ses coreligionnaires :
Parce que les Prussiens sont entrés en France vous semblez croire
qu'elle est perdue. Avez-vous remarqué un oued aux grandes pluies du
printemps? Oui ! Eh bien, l'Allemagne c'est un oued. Brusquement le
torrent survient et semble tout emporter sur son parcours ; puis il
baisse, baisse, devient un ruisseau, disparaît enfin. Ainsi en sera-t-il
de leur offensive. Si vous connaissiez comme moi les fleuves de France,
vous sauriez que leur cours ne se précipite jamais, mais qu'ils ne
cessent jamais de couler à pleins bords.
L'un des chefs de service du Protectorat passait devant
Bab-Djédid, cette porte des forgerons contre laquelle s'accrou-
pissent les faubouriens Ce matin-là la conversation sem-
blait vive, et voici ce qu'il entendit :
Les Turcs ! Parlons-en de ces Turcs 1 Qu'est-ce qu'ils viennent
faire? Les deux fils de notre ancien grand ministre Khereddine se trou-
vaient chez eux et ils ont voulu les pendre. L'un est mort ; l'autre fut
sauvé de la corde par les Français et, chaque jour, vous pouvez l'aper-
cevoir se promenant au milieu de nous. Jugez et cherchez maintenant
vos vrais amis.
Nous interrogeons sur la guerre un « beldi » à turban
immaculé qui, sa djebba couleur fleur de pêcher artistement
drapée sur l'épaule, rentre à son discret logis au fond d'une
blanche impasse. Il nous répond :
A Dieu ne plaise que je souhaite du mal aux Français ! Jadis,
avant leur arrivée, des gens de ma sorte étaient souvent volés. Main-
tenant plus de larcins, la police bien faite, les rues propres, et la tran-
quillité. Qu'Allah confonde ces Allemands qui voudraient déranger
nos habitudes I
Un meskine nous avoue pourtant qu'il n'est et ne sera qu'un
gueux sous tous les gouvernements, mais un musulman ins-
truit s'écrie :
Sous l'ancien régime beylical, nos vies et nos biens étaient à la
merci du caprice d'un ministre, tandis que vous ne permettriez jamais
LA TUNISIE PENDANT LA GUEKRE OO;)
une telle kiiustice. Nous vous devons routes, postes, chemins de fer,
relèvement de nos finances, enseignement de nos fils. Nous croiriez-vous
assez sots pour ignorer le sort des indigènes dans les colonies alle-
mandes? Non, et nous n'avons pas la moindre envie de devenir des
Hcrreros.
Un parfumeur du Souk-el-Attarine redoute encore d'être
frappé d'un impôt extraordinaire d'une dizaine de mille francs
à la fm de la guerre, car il sait de son père que les beys en
usaient de la sorte dans de telles circonstances. On le rassure,
et il prononce :
Alors, que Dieu bénisse la France. C'est merveilleux !
Rentrant chez son père, un élève musulman du lycée lui
raconte qu'un de ses condisciples ayant voulu l'obliger à
rester la tête découverte pendant la classe, le professeur s'écria :
Nos élèves indigènes savent qu'ils sont absolument libres d'agir
à leur guise, — couverts de leur fez, comme le veut leur tradition, ou
décoiffés. Jamais nous n'avons rien exigé qui puisse blesser leurs
convictions.
Il n'est donc pas exagéré d'assurer que musulmans et
Français non seulement supportent la vie commune, mais
nouent des relations amicales.
11 y a quelques années pourtant, des chocs inévitables se
produisaient encore entre les deux civilisations, — celle qui
subit et celle qui agit, — celle qui prévoit et celle qui se con-
tente de respirer chaque jour le parfum de la rose. Lorsque
nous étions arrivés en Tunisie, nous avions trouvé un palais
charmant sur lequel flottait un pavillon rouge à croissant
•étoile. Des dignitaires de belle allure, drapés comme des anti-
ques, l'habitaient. C'était le mirage oriental et son prestige.
Des sondages révélaient bientôt que les murs épais, en maçon-
nerie arabe, sans moellons, allaient s'écrouler et les eaux du
ciel filtraient à travers les terrasses blanches. Et les belles
statues humaines qui occupaient ce monument ne subsistaient
plus qu'au moyen d'artifices. Il fallut réparer. Cette œuvre de
démolition et de reconstruction troubla forcément la société
indigène. D'autre part, le budget tunisien, en subvenant aux
•énormes dépenses des travaux publics et en rétribuant nos
556 LA REVUE DE PARIS
fonctionnaires, appauvrissait d'autant les musulmans. Sans
doute, jadis, c'était parfois la gabegie, mais les bénéficiaires
de ce gaspillage, très dépensiers, faisaient tomber une pluie de
douros sur les artisans. D'ailleurs les grains, le bétail, le pois-
son ne s'exportant pas, l'existence était peu coûteuse. L'admi-
nistration française substitua à ce régime du bon plaisir un
ordre sévère, surtout profitable aux Européens.
Depuis huit ans, il se reconstruit un palais franco-arabe assez
vaste pour que protecteurs et protégés y trouvent place, et
sur lequel le drapeau tricolore flottera près du pavillon de
pourpre. Cette politique française de bonté et de justice
triomphe à Tunis, et l'œuvre économique du relèvement des
indigènes nous vaut certainement, pendant cette guerre, non
seulement la tranquillité, mais encore la sympathie des Tuni-
siens.
CHARLES GÉNIAUX
LES COSAQUES ET LA LITTERATURE
On ne connaît les Cosaques, en France, le plus communé-
ment, que sous leur aspect d'une cavalerie d'élite en service
dans l'armée russe, et d'une gendarmerie redoutable contre les
désordres civils quand il s'en produit dans l'empire du czar.
Pourtant, si l'on cherche, dans sa mémoire, quelques bribes
des Chansons de Déranger, on y découvre ces vers assez sur-
prenants :
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle.
Et foule aux pieds les peuples et les rois !
Ces guerriers, devant qui tout plie dans la mêlée, tantôt
séides de l'autorité, tantôt champions de la liberté, selon les
images que l'on s'en fait courammeiit, n'ont pas manqué de
se signaler à l'attention, durant cette guerre, par des exploits
analogues à ceux qu'ils ont inscrits, depuis si longtemps,
dans les fastes militaires. Le poids de leurs foudroyantes
chevauchées en Prusse-Orientale, sous les ordres du général
Rennenkampf, s'est fait sentir au moment de la bataille
de la Marne. Et, au cours de toute la campagne de nos alliés,
leur méthode de combat traditionnelle n'a pas moins fait mer-
veille contre les plus meurtrières innovations de la guerre
scientifique.
Si les Cosaques d'aujourd'hui, parmi les corps divers de
l'armée russe, ont ce caractère d'une troupe spéciale, qui s'y
Ô58 LA HEVIE DE l'ARIS
distingue par sa fougue, son entrain, son élan, son mépris
absolu de tous les obstacles, sa volonté de traverser les pires
ouragans de fer et de feu, c'est sous l'action d'une hérédité
qui a sa racine au plus profond des âges. Les Cosaques ont
failli être une nation, avant de faire corps avec le peuple russe,,
et une nation uniquement guerrière. La Prusse de Frédéric II
n'a pas été la première en Europe pour qui la guerre ait été
une spécialité.
Mais la guerre, par une véritable loi de nécessité, engendre
la littérature. Les hommes ont eu, de tout temps^ le besoin de
célébrer leurs exploits sur leurs ennemis, pour s'en faire gloire
parmi leurs compagnons, et pour en léguer le souvenir à la
postérité. Les Cosaques n'ont pas été étrangers à ce besoin
plus que les autres hommes. Et, de même qu'ils ont été
presque une nation, de même aussi ils ont eu presque une litté-
rature. Ils ne l'ont pas poussée, il est vrai, à ce point de florai-
son où elle acquiert assez d'art pour rester un aliment durable
de la pensée humaine. Elle n'a eu qu'une valeur rudimentaire,
dans sa forme de chants oraux transmis d'âge en âge, sans nom
d'auteur, par des récitants pareils aux guzlars de Serbie.
Telle qu'elle, elle a fourni matière à de véritables œuvres
littéraires, en Angleterre, en France, pn Russie, surtout en
Pologne. Et comme les Polonais, au cours de leurs conflits
avec les Russes, durant le siècle dernier, n'ont pas eu précisé-
ment à se louer de l'inten^ention des Cosaques, leurs emprunts
à la littérature cosaque ne laissent pas que d'étonner. Mais
l'histoire est là pour résoudre cette apparente énigme.
I
Le mot kosak a signifié primitivement : libre maraudeur,
ravisseur et brigand, homme sans demeure fixe. Et cette
espèce d'hommes a été le produit du sol sur lequel elle a vécu.
« Le steppe engendra le Cosaque, a remarqué M. Gabriel
Sarrazin, dans les Grands Poètes romantiques de la Pologne,
ou plus exactement, il le recueillit, lui servit d'asile. C'est
là, dans le steppe immense, qu'accoururent et se réfugièrent,.
LES COSAQUlîS ET EA LITTÉRATURE 5ÔÇ>
au moyen âge, le proscrit, le vagabond, l'homme sans aveu :
ennemis du joug, fugitifs, criminels, s'y trouvèrent à l'aise. Ils.
s'associèrent, formèrent des confédérations, des républiques
militaires. » Ce steppe immense était le territoire limitrophe
de la Pologne, du Dnieper jusqu'à la mer Noire, spécialement
l'Ukraine, les Champs Sauvages, et le pays des Zaporogues.
D'autres Cosaques s'agglomérèrent sur les rives du Don et
furent surtout en relations avec l'empire naissant de Russie ;
ceux des rives du Dnieper mêlèrent surtout leur vie, jusqu'au
milieu du xvii^ siècle, avec la vie du royaume de Pologne.
Le steppe, avant la formation des communautés cosaques,
n'était pas inhabité. Il était peuplé de Slaves et de ces Nor-
thmen qui avaient reflué de la Scandinavie et s'étaient implan-
tés dans la Ruthénie, ou Russie Rouge et Russie Blanche,
b en avant que l'empire moscovite les eût amalgamés et leur
eût même emprunté son nom définitif de peuple européen.
Par ce mélange de peuples slaves accrus d'éléments Scandi-
naves, par des infiltrations polonaises et par voisinage, même
par des enclaves que la noblesse polonaise réussit à y acquérir,
l'Ukraine a donc été, dans une certaine mesure, de la mou-
vance de Pologne, comme on dit, en style féodal. En sorte
que la vie nationale des Cosaques et celle de la Pologne ont
été pénétrées l'une par l'autre, durant une certaine période,,
tantôt unies dans l'œuvre de refoulement des barbares et des
Ottomans, tantôt aux prises en de sanglants conflits. Celui
que soutint l'attaman Bohdan Chipielnicki, de 1648 à 1657,
— sujet du célèbre roman de Sienkiewicz, Par le Fer et par
le Feu, — mit en extrême péril l'existence même de la
Pologne. Le dessein de Bohdan Chmielnicki n'était pas de
subjuguer la Pologne, mais, plus modestement, d'obtenir
pour les chefs zaporogues, d'être admis à peu près aux mêmes
privilèges que la noblesse polonaise, moyennant quoi ses régi-
ments enregistrés, c'est-à-dire limités aux contingents auto-
risés par le roi de Pologne, auraient été au service de celui-ci,
en toutes circonstances. C'était, en somme, une vassalité, sous
condition du respect des franchises de son peuple, qu'il pro-
posait à Vladislas puis à Jean-Casimir. L'extrême fierté de la
noblesse polonaise ne put se résoudre à traiter d'égal à égal des
hommes sans naissance, quoiqu'ils eussent démontré, en
5 6 0 L A i{ i:\ii; i > i : i' a i ; i s
nombre d'occasions, et souvent aux Polonais eux-mêmes,
qu'en exploits guerriers, origine de tout anoblissement, ils
pouvaient aller de pair avec eux.
L'ambition de Bohdan Chimielnicki, a dit Prosper Mérimée,
dans les Cosaques d'autrefois, '( était, à vrai dire, du patrio-
tisme, ou plutôt un dévouement absolu à cette association
étrange qu'on appelait l'armée zaporogue. Ses institutions
étaient les seules qu'il comprît jamais, et le plan qu'il poursui-
vit toujours fut de former non pas une nation, mais des régi-
ments de soldats dont chacun aurait sous ses ordres quelques
serviteurs pouvant devenir soldats eux-mêmes. C'était une
aristocratie comme celle de Pologne qu'il voulait fonder, mais
moins dure et accessible à tous les hommes de cœur. Quant
à élever les paysans au rang des cosaques, il n'en eut jamais
l'idée. »
Tel fut l'objet des constantes négociations de Bohdan
Chmielnicki avec le roi de Pologne, durant les dix années de
guerre qu'il lui fit, souvent couronnée par la victoire. Lorsque,
définitivement écrasé à Berestetchko, il préféra, plutôt que se
soumettre aux Polonais, se retourner vers le czar de Moscou,
et plaça l'Ukraine dans la mouvance de la Russie, on put
dire que commençaient les malheurs de la Pologne. Pour la
Pologne, le peuple cosaque eût été le plus utile auxiliaire.
Czajkoski, dans ses Contes cosaques, est d'avis que le démem-
brement de la Pologne est en germe dans sa dissociation
d'avec l'Ukraine et dans son rapprochement avec l'empire
moscovite.
Ce ne fut pas sans regrets que les Cosaques renoncèrent
â l'amitié polonaise et unirent leurs destinées à celles de la
Russie.» Un de leurs chefs, le légendaire Mazeppa, vint la com-
battre avec les siens, dans l'armée de Charles XII de Suède.
Cette défection leur valut même l'abolition de leurs derniers
vestiges d'autonomie, par Pierre le Grand. Néanmoins Sawa,
l'un des derniers héros de cette nation définitivement fondue
dans les populations de la Petite Russie, amena aux Polonais,
lors de la confédération de Bar, en 1772, un contingent de ses
intrépides cavaliers, et mourut bravement pour la Pologne.
Les Cosaques du Don, plus avant mêlés à la vie de la Russie,
lui créèrent aussi parfois de cruelles difiicultés. Dans la
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 561
seconde moitié du xvii^ siècle, elle vit une partie de son terri-
toire dévasté par Stenka Razine qui se fit rapidement une
armée de paysans et de gens sans aveu. Quiconque se rangeait
sous ses ordres devenait cosaque, c'est-à-dire homme libre.
Il offrait en proie, à ses bandes d'aventuriers, les seigneurs et
les popes, leurs biens et leurs vies. Il renouvelait, sur les terri-
toires du Volga, les terribles exploits des esclaves révoltés
de Spartacus. Il fanatisait sa horde en lui persuadant qu'il
était doué de pouvoirs surnaturels. Par la vertu de son cha-
peau de feutre, il faisait croire à son invisibilité, à son ubiquité,
à ses déplacements à travers l'espace. Pris enfin, en 1671, après
trois années de pillages, d'incendies et de massacres, et soumis
à Moscou, à la torture de l'eau, il subit le jet glacé sur son
crâne rasé, pendant des heures, sans une plainte, et mourut
sans le moindre frémissement de sa chair suppliciée. On lui
attribue une complainte qu'il aurait composée, en attendant
la mort.
« Enterrez-moi, frères, à la croisée des trois chemins qui
mènent à Moscou, à Astrakan, à Kiefî, la ville des saints.
« A ma tête, placez la croix qui donne la vie ; à mes pieds,
déposez mon sabre tranchant.
« Passant, voyageur, arrête-toi ; devant ma croix qui donne
la vie, fais une prière. Regarde mon sabre tranchant et tremble.
« Celui qui repose ici fut un aventureux bandit, un bon
garçon. Stenka Razine Timoféief était son nom. »
Longtemps, le peuple russe a douté que Stenka Razine
fût mort. Un conte populaire le fait apparaître, à des matelots
russes, prisonniers en Perse, sur la mer Caspienne, sous l'as-
pect d'un vieillard tout blanc, couvert de mousse. Il leur
demande ce qui se passe en Russie. Ils l'ignorent, puisqu'ils
en sont absents depuis six ans.
« — Mais n'êtes-vous jamais allés à la messe, le premier
dimanche du grand carême?
« — Assurément, notre oncle.
« — Eh bien, vous avez entendu qu'on y maudissait
Stenka Razine?
« — En effet.
« — Sachez-le donc, je suis Stenka Razine. La terre n'a
pas voulu me recevoir, à cause de mes péchés. C'est pourquoi
1" Octobre 1915. 8
562 LA REVUE DE PARIS
je suis maudit. Je fus condamné à de terribles tourments.
Deux serpents me dévoraient, l'un depuis minuit jusqu'à midi,
l'autre de midi à minuit. Au bout de cent ans, l'un des serpents
s'en est allé. L'autre est resté ; à minuit, il me suce le cœur.
Je suis tourmenté, je meurs jusqu'à midi, et j'ai l'air d'un
cadavre ; à midi, je revis. Vous le voyez, je suis vivant, je sors
de la montagne ; seulement je ne puis aller loin, le serpent
ne le permettrait pas. Dans cent années, les péchés en Russie
se seront multipliés. Le peuple oubliera Dieu, et devant les
saintes images on allumera des cierges de cire mêlée de suif ;
alors je reviendrai au monde et mènerai une tempête pire que
la première. Racontez cela à tout le. monde dans la sainte
Russie. »
Les paysans russes ont si bien ajouté foi à la survivance de
Stenka Razine, accréditée par ce conte, qu'ils le crurent réin-
carné dans Pougatchef, qui joua, cent ans plus tard, le même
rôle que lui.
II
Un conte de Michel Czajkowski, la Fiancée du Zaporogue,
suffît à nous révéler le fond de l'âme cosaque, dominée par
l'attrait du métier des armes. Toute autre occupation, dans
les plaines propices au labour et au pâturage de ces pays de
l'Ukraine, était tenue en mépris et pour une sorte de cala-
mité. Et, à partir du xvi^ siècle, en effet, les paysans y étaient
réduits au servage, comme en Pologne et en Russie. On conçeit
donc que, pour ces groupes d'hommes, animés d'un farouche
esprit d'indépendance et de l'impérieuse passion de la guerre,
l'enrôlement dans un corps de troupe fût la plus ardente aspi-
ration, puisqu'il préservait celui qui l'obtenait de la condition
servile. Et le plus grand sacrifice que pût faire à l'amour
un CosaqHe - comme Ostap, du conte de Czajkowski —
était bien de suspendre son épée et sa lance, pour se mettre
à la charrue et au râteau. Ostap s'y est résolu pourtant, pour
l'amour de la jolie paysanne Marienka.
« Elle se tient debout sur la colline ; son œil plonge vers le
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 563
midi, et là-bas, vers le midi, un cheval blanc, au galop de son
sabot, bat le steppe ; sur son cou, un Kosak est tellement penché
que le kolpak rouge se confond avec les nattes de la blanche
crinière ; le cheval s'allonge tellement que les étriers et les
bottes du Kosak frémissent, et son sabre, à chaque saut, touche
le sol, rebondit et résonne. Il vole, car il est pressé. D'un
seul bond, il voudrait atteindre la colline, car déjà il a aperçu
la jeune fille qui vers lui étend les bras, agite sa petite main et
lui fait signe de l'œil. Et le cœur du Kosak bat comme un mar-
teau dans sa poitrine, le sang bouillonne dans ses veines. Déjà
le cheval, au pied de la colline, de lui-même, s'est arrêté. »
On célèbre le mariage. Mais au beau milieu de la noce,
passent, au loin, des sotnias en route vers l'armée du roi de
Pologne, Etienne Bathory. Ostap, malgré ses serments et son
amour, n'y peut tenir; il a bondi sur son cheval blanc, pressé
sa lance et serré les genoux : il a franchi les barrières, sauté
les fossés et galopé vers la plaine où a passé l'armée cosaque.
L'aventure se termine sur un tableau qui rappelle la catas-
trophe de la Fiancée du Timbalier.
Chaque jour, Marienka vient attendre sur la colline le
retour des Cosaques. Ils paraissent. « Ils approchent de la
colline ; la jeune fille voit rouler les chariots derrière les rangs
des cavaliers, et, après les chariots, un cheval blanc marche,
la tête basse, et sur la selle sont suspendus en croix une longue
lance et un sabre étincelant, le tout recouvert d'une housse
rouge, récompense kosake. Marienka regarde, sourit, soupire,
tombe et expire. »
A ce trait de mœurs étonnant, on voit que la fascination du
métier militaire, pour les Cosaques, l'emportait même sur les
charmes tout puissants de l'amour. C'est que les Cosaques
réguliers, les Cosaques enregistrés ou régimentaires, comme
disent les écrivains polonais, ceux qui étaient admis au privi-
lège de la profession des armes, constituaient une corporation
de guerriers pour la plupart célibataires. On les a comparés
aux chevaliers de l'Ordre teutonique. Mais, quoiqu'ils aient
alternativement servi et combattu les Tartares et les Polonais,
ils n'ont jamais nourri, comme les Teutoniques, le noir dessein
de subjuguer les peuples qu'ils acceptaient de défendre. Leur
célibat, s'il leur interdisait le mariage ou retardait leurs noces
564 LA REVUE DE PARIS
jusqu'à l'âge mûr, parce qu'ils devaient être, à tout moment,
prêts à sauter en selle, et à courir en expédition, ne leur
imposait pas la continence. La trinité cosaque était l'eau-
de-vie, le tabac, la jeune fille. Bohun, l'un des types les plus
accomplis du Cosaque, dans l'armée de Chmielnicki, dit,
dans un des Chants historiques de V Ukraine, recueillis par
Alexandre Chodzko :
« Jeune fille, ta natte (ta couche), je l'aimerai ; le tabac,
je le fumerai ; l'eau-de-vie, je la boirai à pleine gorge. »
De même, dans le Chalet d'Adolphe Adam, le mercenaire
helvétique chante :
Vive le vin, l'amour et le tabac!
Voilà, voilà le refrain du bivouac !
Leur goût de l'eau-de-vie, en particulier, est si fort qu'ils
en viennent parfois jusqu'à vouloir vendre leur cheval, pour
s'en procurer. Dieu sait cependant si leur cheval, comme
leurs armes, fait, pour ainsi dire, partie intégrante de leur per-
sonne. Témoin ce Chant cosaque :
A Vilgorc, en plein marché de la ville.
Le Cosaque se promène,
Conduisant son cheval par la bride.
Il conduit son cheval en lui parlant :
« — Je te vendrai pour cent ducats d'or,
Cent ducats d'or, plus un tonneau de vin.
« — Maître, ô mon maître, ne me vends pas !
Ne me vends point et dis mes louanges ;
Dis comment les Turcs et les Tartares nous pressaient,
Comme, d'un seul bond, j'ai franchi le Danube.
T'en souviens-tu? D'un seul bond et sans mouiller mes sabots,
Ni ton sabre effilé, ni toi-même, mon brave, dis ! »
La jeune fille, la captive, celle qu'on prend et qu'on laisse,
pour les avantages d'une belle solde et d'un somptueux équi-
pement, apparaît encore dans cet autre Chant, comme
l'appât du Cosaque oisif dont les chefs peuvent vendre les
serv ices, à leur gré, à qui leur en oiïrira marché :
En rase campagne, près d'un grand chemin.
Brillent des tentes toutes blanches, toutes d'étoffes de soie,
Et, sous ces tentes, des groupes siègent pour délibérer.
Ah ! puissent-ils conseiller l'accord !
à
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 565
Ne donnohs pas notre argent pour la pelisse de nos femmes,
Ni pour les bijoux d'or de nos filles.
Mais achetons-nous des barques d'or et des rames d'argent,
Puis allons voguer vers les rives du Danube,
Arrivons jusqu'à la rive de Caregrod ;
Nous avons ouï dire qu'un Pane (seigneur) y demeure.
Qui paie bien ceux qui le servent.
Il donne, dit-on, ducats par centaines, un harnachement.
Cent ducats d'or à chacun, puis un cheval noir
Puis un zoupan (manteau) doublé de satin.
Puis des flèches en acier bien trempé, et, en sus, une belle fille.
Ces guerriers cependant n'étaient pas indifférents, au bruit
de leurs exploits. Dans un autre Chant, qui est aussi le
tableau d'un conseil, avant une expédition, Solop, quoiqu'il
avoue n'y voir pas plus loin que le bout de son fusil ou le tran-
chant de son sabre, émet l'avis qu'il serait plus sûr de piller
Trébizonde et Sinope que d'aller jusqu'à la capitale des Otto-
mans. Mais l'attaman lui répond :
« Celui qui ne désire rien n'a rien. Que le Tartare se contente
du simple pillage. Le Cosaque, il lui faut étonner le monde. Et,
s'il y avait une échelle jusqu'au ciel et un escalier jusqu'en
enfer, là encore, il ferait ripaille. »
Dans la période de leur bon accord avec les Polonais,
les Cosaques des rives du Dnieper ne fournirent pas seule-
ment d'utiles contingents à l'armée, en temps de guerre.
Ils faisaient la police des steppes et des confins de la Pologne,
contre les ravages des Tartares. « Voici l'horizon qui s'em-
brase de l'incendie des villages, dit Charles-Edmond Chojecki
dans la Pologne captive, les Tatars (comme les Teutons,
aujourd'hui), chassent devant eux des milliers de prisonniers
polonais, les mains liées derrière le dos ; l'air retentit des
lamentations des femmes, des enfants et des vieillards. Mais
la communauté des Zaporogues s'est élancée sur ses coursiers ;
elle se précipite comme un ouragan à travers le steppe, délivre
les captifs et jonche le sol des cadavres ennemis. » Ces incur-
sions des Tartares étaient devenues, à un certain moment,
d'une fréquence intolérable. Quelques seigneurs polonais des
frontières organisèrent des escadrons zaporogues de deux à
trois cents hommes. Ils parcouraient, à bride abattue, le
steppe, même dans l'obscurité de la nuit, et, le jour venu, ils
566 LA REVUE DE PARIS
se reposaient au fond des ravins ; ils échappaient ainsi à la
vigilance de l'ennemi. Parfois, ils lui arrachaient son butin,
parfois ils lui coupaient toute communication avec les colonies
de la Pologne. (( Cette manière de combattre, dit Alexandre
Chodzko, s'appelait cosaqiier : se mettre à l'alTût sur le passage
de l'ennemi. »
III
Le Cosaque à cheval, il semble que ce fût un homme^ auquel
il avait poussé des ailes. C'est l'idée que les Cosaques avaient
d'eux-mêmes, puisque, dans le poème de celui qui voulait
vendre le sien pour boire, le rapide animal lui rappelle qu'il a
franchi d'un bond le Danube sans mouiller ses sabots. C'est
cette impression de vol, sans presque toucher terre, qu'en
donne Victor Hugo, dans son Mazeppa :
Tous ses membres liés
Sur un cheval fougueux, nourri d'herbes marines,
Qui fume et fait jaillir le feu de ses narines,
Et le feu de ses pieds.
Leur course, comme un vol, les emporte, et, grands chênes.
Villes et tours, monts noirs, liés en longues chaînes.
Tout chancelle autour d'eux.
Byron, dans son poème sur le même héros, nous rend égale-
ment sensible le galop effréné de l'animal qui emporte, enchaîné,
le malheureux page du roi Jean-Casimir.
« En avant ! en avant !... raconte-t-il. Mon souffle était
épuisé... Je ne vis point de quel côté le coursier se dirigeait,
c'était au point du jour ; le coursier m'emporte !... en avant,
toujours en avant, il vole...
« Nous fendions les airs comme ces météores qui traversent
les cieux, quand la nuit est venue...
« Il était (le cheval), d'une race sauvage, aussi agile que le
daim des montagnes, et il fuyait plus vite que la neige éblouis-
sante qui tombe devant la porte du laboureur qu'elle empri-
sonne dans sa chaumière. Toujours plus ardent, plus épouvanté.
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 567
il était aussi furieux qu'un enfant qui éprouve un refus, et
plus irrité qu'une femme que le dépit a mise hors d'elle-
même...
(( La terre fuyait, les cieux roulaient autour de moi... »
Par ces fragments de poèmes que l'on peut retrouver dans
sa mémoire, cette image du Cosaque sur son coursier buvant
l'espace nous est assez familière. Avec l'ivresse du combat,
ce qui attirait encore le Cosaque à son métier c'était aussi
l'ivresse de la vélocité, cette ivresse qui supprime aujourd'hui
pour l'automobiliste et l'aviateur la notion même du danger.
Mais il y a une autre image du Cosaque, moins présente à nos
esprits, et qui a surgi dans deux vers du poème, cité plus haut :
« Achetons-nous des barques d'or et des rames d'argent, puis
allons voguer sur les rives du Danube ! » C'est l'image du
Cosaque navigateur. C'est celle qui a retenu les méditations
de Jules Slowacki, et lui a inspiré son poème Zmiya.
Jules Slowacki, classé entre Mickiewiez et Sigismond Kra-
zinski au nombre des trois grands poètes romantiques de la
Pologne, ne se rattachait pas aux Cosaques par l'hérédité,
comme Michel Czajkowski. Mais il a été, selon M. Gabriel Sar-
razin, une sorte de Cosaque de la pensée. « Il n'y eut jamais,
dit-il, de cavalier du Rêve plus incroyable. Les affinités de
son tempérament sont manifestes avec celui de certains Polo-
nais du Sud, mêlés sans cesse aux Cosaques et sur lesquels
ceux-ci déteignirent. Il représente, ajoute-t-il, dans le Rêve, ce
que de tels compagnons, deux fois pétris par l'histoire et sortis
du même moule avec des particularités si typiques et si riches
avaient représenté dans la Vie : c'est-à-dire la fantaisie et
l'aventure effrénées. Slowacki fut l'imagination lancée au
triple galop dans son steppe idéal, ivre des symphonies féeri-
ques qu'il y entendait. »
Son poème Zmiya est tout imprégné d'influence byronienne.
Zmiya, le chef cosaque, dont le nom signifie vipère, est un
personnage de la lignée du Corsaire, du Giaour, de Lara. Il est
Turc et l'a caché aux Zaporogues, sans s'inquiéter de ses ori-
gines ni de son passé, et dont il est devenu le chef. Son père a
été étranglé par un pacha, favori du sultan. La vengeance l'a
poussé dans la sicz, dans le campement, et, par extension, la
568 LA REVUE DE PARIS
troupe des Zaporogues. Il est devenu leur attaman. Il habite
un château merveilleux dans les îles marécageuses du Dnieper,
entourées de roseaux, Czertomelik, le château du Diable. Il a
des accointances avec la Roussalka du fleuve, avec la fille du
pope, Xéni, la pleureuse des morts, dont il a eu un enfant, et
il aime surtout Zulime, la sultane favorite du pacha, meurtrier
de son père, qu'il est venu lui enlever dans son harem. Il doit
à tout prix dissimuler son identité à ses Zaporogues, chrétiens-
uniates ou chrétiens-orthodoxes, qui ne lui pardonneraient pas,
s'ils découvraient qu'il est musulman. Mais sa duplicité réussit
d'autant mieux à les tromper là-dessus qu'il les tient constam-
ment en haleine, en multipliant leurs razzias sur les Turcs. Il
les entraîne sur le Dnieper, dans leurs étroites et longues
barques de cuir ou de bois peint en noir, poussant parfois
devant elles, s'il s'agit de briser les chaînes de fer tendues aux
bouches du fleuve pour leur barrer le passage, toute une flot-
tille de troncs d'arbres qui font bélier. Et, tout en raPiant, les
corsaires entonnent le chant des czajki, des barques.
« Bien loin, bien loin est la mer Noire, où les czajki se
baignent dans l'écume. Mettons le feu au Bosphore comme
aux roseaux de nos rivages. Il est beau de voir brûler les plaines
et les buissons ; mais quel magnifique incendie que celui d'une
immense forêt de mâts, d'une forêt de minarets. Vive le bruit
des czajki ! Vive le bruit des flots !
« Oh! le Kosak est le roi de la vague azurée... Hourrah!
en avant ! hourrah ! en avant ! Avec notre hetman, hourrah !
en avant ! »
Et le chant dit l'agilité de la czajka, noire comme l'hiron-
delle, légère comme elle ; elle vole et rase les joncs ; elle défie
en vitesse les corneilles marines. Si elle est vide, en ce moment,
elle reviendra bien remplie, et, au retour, le vin coulera dans
les cristaux de Venise. « Les frères vivants boivent à la mémoire
des frères morts. Vive le bruit des czajki ! vive le bruit des
flots! »
Bientôt les galères turques, dans le Bosphore, flambent.
Tout le faubourg de Péra est en feu. Un émir accourt vers
Zmiya, précédé d'un drapeau blanc.
« — Que me veut ton maître, émir?
« — Le fils du soleil, le frère de la lune...
\
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 569
« — Oh ! Oh ! votre vieux sultan, ce frère de la lune...
Et l'attaman énumère fièrement les présents qu'il exige
contre la promesse de sa retraite.
« — Avant tout la cerkiew^, » dit-il, pieusement. Pour la
cerkiew de la sicz, il lui faut un tableau miraculeux de la Vierge,
détenu par les Turcs. Son visage verse de vraies larmes Plongé
dans la mer, il la met en courroux et il ne l'apaise que lorsque
les vaisseaux des païens y sont engloutis. Ce n'est pas que
Zmiya se soucie beaucoup de ces merveilles. Mais il doit
ménager les croyances de ses compagnons. « Le tableau est
pour le pope. » Il stipule ensuite une piastre d'or pour chacun
de ses soldats. « Le Dnieper ne coule pas sur un sable d'or.
Comme nous le labourions tout entier de notre flotte, en lui
demandant : « Dnieper, ton lit contient-il de l'or?» en réponse,
il a porté nos czajki sur la mer Noire et les a poussés jus-
qu'aux portes de Caragrod^, en disant : «C'est là qu'il y a de
l'or. » Pour lui, il demande la démolition d'une aile du palais
du sultan. Chaque soldat en emportera une pierre qu'il jettera
plus tard sur son tombeau. La hauteur de ton du pirate envers
l'envoyé du Grand Seigneur donne une assez belle mesure de
la fierté des Zaporogues et de leur dédain de leurs ennemis.
Mais parfois les galères turques se jettent à la poursuite des
czajki, en route vers la Sicz. Dans leur chant du retour des
barques, les rameurs en raillent les dimensions. « Il est fou, ce
vieux sultan, de construire de si grandes galères... elles ne
peuvent lutter de vitesse avec les czajki : lorsqu'elles nous
poursuivent à pleines voiles, nous nous jetons du côté des
écueils, et, souvent, dans la poursuite, le navire se brise à leurs
bancs de sable, et résonne comme une coupe de verre. » Si
la coque de la galère tient bon, elle n'en est pas moins enlisée.
a La czajka tremblante incline son cou, plonge dans l'onde,
s'élance hors des flots et le Kosak est vivant, et la czajka
vivante. Ils volent. » Et c'est l'abordage, dans les fumées du
canon, c'est la tuerie sur le pont, c'est la victoire.
Maintenant lesKosaks jouissent des fruits de leurs prouesses.
Ils boivent l'hydromel dans les villes et jusque dans Kiew, la
1. L'église.
2. Caragrod, ville de C?sar, Constantinople.
570 ),A l'.EVlE DE PAHIS
sainte. <* La mer, en elîet, chantent-ils, est le champ qu'ense-
mence le Kosak : au printemps, quand arrive la récolte, les
piastres brillent à plein sac, comme des feuilles jaunes. Elles
sont venues, elles s'en iront ; mais riche seigneur pendant
six mois, tout Kosak devient voïévode. » Si la misère fait mine
d'approcher, le Kosak a la pêche pour y parer, et la reprise de
l'aventure. « Aussi, allirme-t-il, les flots auront détruit nos
îles, avant que le Kosak touche la charrue et se vende à prix
d'or...
« Oh ! on ne verra pas le Zaporogue vendre sa liberté... »
Que Slowacki ait utilisé des légendes locales, survivantes
dans les populations de l'Ukraine, qui y restèrent après la
déportation dans l'intérieur de la Russie des Cosaques profes-
sionnellement militaires, ou qu'il ait eu, aidé de rares docu-
ments, la divination de l'àme des corsaires zaporogues, il en
interprète avec une rare intensité, dans ces chsjats qu'il leur
attribue, la virile allégresse dans le combat, l'altier mépris de
l'ennemi, la fougue audacieuse, l'inflexible indépendance,
l'ardeur à l'orgie après le danger surmonté et surtout l'épa-
nouissement de tout l'être dans le mouvement, dans la vitesse,
dans la course vertigineuse. Ces Cosaques en barque sont aussi
avides de triompher des lois de l'inertie que les Cosaques
à cheval. Seulement, au lieu de leur cheval, c'est leur czajka
qui leur donne des ailes. Comme on ne goûte la plénitude de
la vie que dans la plus haute exaltation des énergies, quel qu'en
soit le moyen, cette frénésie de la vitesse pour le Cosaque,
soit rameur, soit cavalier, était l'état de suprême béatitude.
On conçoit, dès lors, tout l'attrait exercé par le métier des
armes sur les hommes des rives du Dnieper, et leur aversion
pour toute autre condition qui les excluait de cette vie
intense.
Même après l'abolition de ces courses sur l'eau et de ces
chevauchées qui passionnaient les plus mâles enfants du,
steppe, la nostalgie en demeura dans le pays. D'authentiques
seigneurs polonais avaient terres et châteaux en Ukraine, en
même temps qu'en Pologne. Et l'esprit aventureux en avait
pénétré quelques-uns autant que l'esprit polonais. Ce fut au
moins le cas du comte Wenceslas Rzewuski. Il se fit cosaque,,
à la révolution de 1831, après avoir été, chez les Arabes, une
LES COSAQUES ET LA LITXÉRATURE 571.
sorte d'émir. Mickiewicz l'a chanté dans son poème Faris ou
le Chevalier. Et c'est aussi la frénésie de parcourir l'espace
à bride abattue qui, pour Wenceslas Rzewuski, constitue le
charme enivrant de la vie qu'il a adoptée :
(( Qu'il est heureux l'Arabe, lorsqu'il s'élance sur son cour-
sier, du haut d'un rocher dans le désert, lorsque les pieds de son
cheval s'enfoncent dans le sable avec un bruit sourd, comme
l'acier rouge qu'on trempe dans l'eau ! Le voilà qui nage dans
l'océan avide et coupe les ondes sèches de sa poitrine de dau-
phin. Plus vite et plus vite, déjà il effleure à peine la surface
des sables, déjà il s'élance dans un tourbillon de poussière. Il
est noir, mon coursier, comme un nuage orageux. Il étale au
vent sa crinière, et ses pieds blancs jettent des éclairs.
Forêts, montagnes, place, place ! »
Ce personnage a séduit aussi Jules Slowacki. Il lui a inspiré
sa Douma de Wenceslas Rzewuski. En Ukraine, on appelle
douma tout chant historique ou légendaire sur les hauts faits
des aïeux, parce qu'il était destiné à être dit devant une
assemblée.
Quittant le désert et une jeune fille qui l'aimait, il lui prit
le poignard dont elle voulait se tuer, et lui dit : « Vis de longues
années. Adieu, fille du désert, ton poignard me mettra au tom-
beau. » Revenu à la demeure de ses ancêtres, il la trouva
déserte, et ses amis disparus. Un jour, un messager arriva de
Varsovie, criant : « Le pays se soulève ! »
« Aussitôt l'émir Rzewuski s'élance dans les sentiers des
steppes, et, derrière lui, sur leurs chevaux, des Kosaks turcs
vêtus de rouge et de blanc, glissaient au milieu des steppes, à
travers les tristes sépulcres du passé.
« Les Kosaks de l'émir, quand ils errent dans les bruyères,
savent chanter en chœur un chant triste et sauvage. L'écho
du tertre des steppes renvoie ce chant qui dit : Ho 1 hourrah 1
notre émir ! »
Un ordre mal compris amena la retraite de la cavalerie polo-
naise, à la bataille de Daszow, d'où Rzewuski se retira le
dernier, mais non sans avoir fait merveille puisque « les brèches
sont nombreuses au tranchant de son sabre, comme les perles
dans un chapelet ».
Il se réfugia dans une cabane, a II s'endormit profondément,.
5 72 LA REVUE DE PARIS
— la lutte J'avait épuisé. Un paysan payé par le czar le tua
dans son sommeil, et, de ses mains tremblantes, enfonça dans
la poitrine de l'émir le poignard de la jeune fille jusqu'au
manche doré.
« Oh ! pourquoi donc, émir, n'avoir pas rendu le poignard
à la jeune fille du désert, lorsqu'elle voulait se tuer? Aujour-
d'hui elle dort dans les flots, mais son présent fatal restera à
jamais dans ton cœur. »
La fin du gentilhomme polonais devenu cosaque est
encore plus belle dans la réalité que dans la fiction de Jules
Slowacki. On raconte qu'il se perdit dans la mêlée, à Daszow.
On ne retrouva point son corps parmi les morts. Il ne resta de
lui aucune trace. Sa disparition mystérieuse donna naissance
à des légendes qui coururent l'Ukraine : sa cavale Guldia l'a
soustrait à la mort, et l'a emporté au plus profond des plaines,
et peut-être dans l'invisible, jusqu'au milieu des milices
célestes.
Mazeppa, tragédie en cinq actes en vers de Slowacki, ne
tient à la vie cosaque que par le nom de son principal person-
nage. L'entrée du page du roi Casimir dans le steppe où il
tombera, déchiré dans tout son corps et à l'agonie, mais
comme dit Victor Hugo, en exagérant, d'où il se relève roi,
se passe hors de la pièce et lorsqu'elle est finie. Mais, si son
étrange aventure a intéressé Slowacki jusqu'à lui fournir
matière à une tragédie, c'est donc une preuve de plus du lien
étroit des choses cosaques et de la littérature polonaise. En
outre cette tragédie, que l'on représentait récemment
encore en Pologne, et qui est une reprise de la situation de la
Phèdre de Racine, la renouvelle entièrement, par des traits de
noblesse d'âme et de délicatesse psychologique auxquels, si
étonné qu'on en soit. Racine n'a point pensé.
Mazeppa, sorte de Chérubin à peine plus âgé que celui de Beau-
marchais, galant et chevaleresque comme un de ces blondins
qui ont introduit tant d'entrain à la jeune cour de Louis XIV,
s'enflamme d'amour pour Amélie, seconde femme du Palatin
chez qui il a accompagné le roi. A la vérité, son amour est un
caprice plus qu'une passion profonde. La passion profonde pour
Amélie, c'est le fils du Palatin qui l'éprouve, son beau fils
Zbigniew% l'Hippolyte de cette Phèdre polonaise. Et Zbigniew
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 5 73
qui dissimule son amour et le maîtrise au point de le laisser
ignorer même à sa belle-mère, le révèle à Mazeppa, dans toute
sa ténébreuse ardeur, en le sommant de lui rendre raison de
l'outrage qu'il lui a infligé la nuit, en cherchant à s'introduire,
chez elle, par sa fenêtre. C'est le roi qui a tenté ce méfait. Mais
c'est Mazeppa qui en est soupçonné. Et, pour tirer son roi
d'un mauvais pas, il assume le soupçon qui pèse sur lui. A la
fureur qui anime Zbigniew, Mazeppa comprend quel amour
désespéré le torture. Une tendre et pitoyable amitié le saisit
pour le malheureux. Il lui propose cette amitié : Zbigniew
insiste pour se battre en le piquant sur le point d'honneur.
« Mazeppa. — Jeune homme, quand vous aurez appris à
connaître le monde, vous saurez que, souvent, la perte de
l'honneur ou du sang est nécessaire pour sauver les personnes
qui nous sont chères. — Vous n'avez encore passé par aucune
épreuve, vous... et pourtant vous vous trouvez aujourd'hui
dans une position où la personne qui vous est la plus chère
au monde repose, non pas tant sur un courage tapageur ou
sur la force de vos armes que sur la prudence... Le véritable
courage consiste à avoir le cœur en feu et le visage froid comme
la glace, et à emporter avec soi son secret au tombeau.
« Zbigniew. — Je n'ai aucun secret à cacher, monsieur.
« Mazeppa. — Alors, je puis me tromper. Chacun a reçu
du sort un calice plus ou moins amer ; et pour moi, je plains
surtout ceux-là qui se rongent le cœur par un supplice de tous
les jours. Je me suis senti pris de tristesse, en apercevant, dans
le brouillard sombre du destin, deux êtres qui souffrent sans
gémir, sans parler, bouche close, et qui ayant le cœur plus
sanglant que celui du Christ, ne peuvent que dire « Hélas ! »
et sont forcés d'ajouter : « Hélas, à jamais ! « Je ne suis qu'un
enfant étourdi, mais, en voyant une pareille destinée, j'ai senti
dans mon cœur une grande et sincère souffrance et beaucoup
de pitié, et je me dévouerais. »
Mazeppa décide enfin Zbigniew à accepter son amitié, à
fuir l'impossible amour qui l'obsède, à courir avec lui par le
monde. Cependant, étourdi autant que généreux, il est
retombé à ses velléités de bonne fortune avec Amélie... Il
s'est introduit dans sa chambre vide, dissimulé dans son
alcôve.
574 LA HEVUE DE PARIS
Il assiste ainsi, invisible, à la scène d'amour la plus
chaste et la plus frémissante de douleur qui ait peut-être
jamais été écrite. C'est cette scène où l'on conviendra sans
doute que la Phèdre polonaise dépasse celle de Racine en
délicatesse et en noblesse de cœur. Zbigniew fait ses adieux à
Amélie. Elle entend le chant des rossignols ; les larmes lui en
viennent aux yeux. Oh ! elle est bien malheureuse. Elle ne
désire rien ici-bas, pourtant elle n'est pas heureuse. Tout à
l'heure, quand elle était avec Zbigniew, sous le hêtre, il lui
semblait entendre sonner une heure terrible dans les ténè-
bres.
« — Mais, — demande-t-elle à Zbigniew, — vous partez
pour revenir?
« Zbigniew. — Non, ma mère.
(( Amélie. — Non, alors vous ne reviendrez plus jamais?
« Zbigniew. — Jamais ! non jamais 1 jamais !
« Amélie. — Vous répétez cela d'une voix plaintive comme
un oiseau qui n'a appris qu'un seul mot, et qui le dit sans
comprendre...
« Zbigniew. — 0 ma mère, adieu !
(( Amélie. — Venez ici ! mettez-vous à genoux, là : pourquoi
me dire si tristement adieu?... Et vous me dites que c'est
pour toujours ! Je ne vous comprends pas. Venez ; votre front
est glacé.
« Zbignitw, à genoux. — Ma mère, ô ma mère, pitié !
« Amélie. — Taisez-vous ! taisez-vous ! je vous comprends
maintenant. Vous êtes là devant moi. Vous êtes tombé d'une
manière effrayante... Dieu puisse me protéger !... Je n'ai rien
à vous donner, que des larmes. Je souffre autant que vous.
Retirez-vous.
« Zbigniew. — Un peu de pitié !...
« Amélie. — Rien que des larmes... Quelle souillure pour
mon âme innocente de parler avec vous, comme si je devinais
votre pensée ! Je ne veux rien examiner. Je prierai toujours
Dieu pour vous. Ne craignez rien ; nous sommes innocents...
Je vous dis un éternel adieu. Je suis pauvre. Je n'ai rien à
vous donner, que des larmes. Votre pureté ne sera pas ternie
des larmes dont je vous inonde, penchée au-dessus de vous.
Vous vous en souviendrez, de ces larmes, je vous en prie ! je
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 575
VOUS en prie ! Souvenez-vous-en bien de ces larmes, — et de
moi. »
Le Palatin, sorte d'Othello qui se berne lui-même, et ne
soupçonne que Mazeppa, le sachant dans l'alcôve, l'y fait
murer. Zbigniew, trompé sur la loyauté de son ami, par les
apparences, consent à ce châtiment. Mais le roi intervient et
fait délivrer son page. Dans un nouveau combat singulier,
Zbigniew, revenu de sa nouvelle erreur sur Mazeppa, se blesse
mortellement, en se jetant dans les bras de son ami. Amélie,
assurée par Mazeppa que Zbigniew l'aimait, expire de douleur.
C'est alors que, bravant même le roi qui attaque son château,
le Palatin fait saisir Mazeppa par ses serviteurs. Il est lié,
comme on sait, sur une cavale sauvage ; elle l'emporte et
expire sous lui, au fond du steppe où les Cosaques l'ont
recueilli, et, par la suite, en ont fait leur chef.
IV
Cette élévation à l'autorité suprême d'un homme recueilli
mourant par les Cosaques, quand il leur eut prouvé sa bra-
voure et sa supériorité intellectuelle, n'a rien de surprenant,
malgré les apparences. Mazeppa était un jeune homme ins-
truit parmi les Polonais, dont la culture approchait assez de
la nôtre, en ce temps-là. Son savoir fut l'un de ses titres au
commandement suprême qui lui fut déféré par l'élection.
Bohdan Chmielnicki a\ait dû déjà une bonne part de son pres-
tige à l'éducation qu'il avait reçue au collège de Kiew et chez
les Jésuites de Galicie.
Cependant, vers le xvi^ siècle, les Cosaques n'étaient point
aussi dénués de culture que le dit Mérimée, d'après l'historien
Kostamarow. Quelques-uns de leurs chefs employaient leur
butin à se constituer d'importants domaines ; ils prenaient
figure de seigneurs. Par imitation des seigneurs polonais, ils
faisaient donner à leurs enfants une certaine instruction.
Cela est visible dans Tarass-Boulba de Nicolas Gogol.
Tarass-Boulba a mis ses deux fils, Ostap et André, au sémi-
naire de Kiew. A l'exemple des autres chefs cosaques, il avait
576 LA REVUE DE PARIS
tenu à ce qu'ils fissent leurs classes, quoiqu'il espérât bien
qu'une fois hors de l'école, ils oublieraient tout ce qu'on leur
avait enseigné.
« Vous voulez des gâteries? dit-il au plus jeune qui lui
paraît moins rude que son aîné. Je sais quelles gâteries il
vous faut ; les steppes et un bon cheval ! Voilà vos gâteries !
Puis, vous voyez ce sabre? Voilà votre mère ! Mais tout ce
qu'on vous a fourré dans la tête dans vos séminaires, tous ces
livres, toutes ces grammaires, ces philosophies, ces b-a-ba,
c-a-ca, tout cela c'est de la frime, et je crache dessus. »
Ne dirait-on pas quelque riche fermier, d'il y a une cinquan-
taine d'années, qui a envoyé ses enfants au collège, parce
qu'il se le devait, pour se faire honneur de sa richesse, mais
qui ne les mettait pas moins, une fois grands, à la charrue?
Le plus souvent l'attaman n'était qu'un sabreur plus intré-
pide et plus avisé que ses compagnons. C'est pourquoi il lui
était adjoint un auditeur général ou écrivain. Ce dignitaire
était l'orateur des siens dans les négociations avec les étran-
gers ; il écrivait les transactions passées avec le roi ou la diète
de Pologne ; il tenait la liste des Cosaques enregistrés. Le roi
de Pologne avait intérêt à trouver toujours prêt à se lancer en
campagne un contingent de ces guerriers. Mais il avait intérêt
aussi à ce que ce contingent ne grossît pas à l'excès. Pour le
contenir dans de justes limites, le roi de Pologne Etienne
Bathoriy avait voulu le fixer à 6 000 hommes. Cela ne faisait
pas l'alïaire des populations russiennes où l'honneur d'être
Cosaque était si ardemment recherché, tant par passion de
la guerre que par aversion du servage dont le métier des armes
dans le corps régulier des Cosaques affranchissait. L'opposi-
tion de la Pologne à un accroissement de ce contingent de
6 000 hommes que Chmielnicki voulait porter à 20 000 et
même à 50 000 fut l'une des causes de la guerre qu'il mena
contre elle, pendant près de dix ans. Chmielnicki n'eut qu'à
tolérer, à cette occasion, la prise d'armes des paysans russiens,
exclus des corps cosaques, pour voir son armée régulière
renforcée, à un moment, de près de 200 000 partisans ou
hadamaks, armés de leur faux emmanchée en long, et plus
acharnés que ses réguliers au carnage, au pillage et à l'incendie.
L'armée cosaque, ou plutôt la confrérie guerrière des
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 577
Cosaques, était organisée par districts. Chaque régiment était
désigné par son district d'origine, tels nos régiments de l'an-
cienne armée royale distincts entre eux par le nom de leur
province. Ils étaient subdivisés en sotnias ou centuries com-
posées des hommes d'un ou de plusieurs villages. La sotnia
se divisait elle-même en kourènes ou escouades formées
des hommes d'un même hameau, parfois d'une seule famille.
L'amour-propre de corps était très vif entre les régiments.
Si le Cosaque de naissance, homme libre et guerrier de pro-
fession, s'estimait fort au-dessus du laboureur, asservi et
cantonné dans l'agriculture, le Zaporogue jugeait autant
au-dessous de lui les autres Cosaques que jadis les Spartiates
le faisaient des Lacédémoniens. Et, si Chmielnicki toléra le
concours des laboureurs, occasionnellement transformés en
hàidamaks, il n'eut jamais l'intention de les laisser s'élever
au rang de Cosaques.
Il n'y avait pas de constitution, ni de législation, dans le
steppe. Il n'y avait d'autre règle que la coutume. Quand il y
avait lieu à délibération, l'attaman convoquait les Anciens
au cercle. Cette assemblée en plein air procédait à l'élection du
chef. Elle se prononçait par acclamations ou dénégations sur
les propositions de l'attaman. L'ordre intérieur était maintenu
par les popes, ou orthodoxes ou uniates. Et encore les uniates
étaient-ils en minorité, puisque, dans leurs incursions en
Pologne, les hàidamaks s'en prenaient surtout au clergé catho-
lique. Et Chmielnicki, dans une des rodomontades dont il
prétendait intimider les négociateurs polonais, les menaçait
de marcher jusqu'à Rome, d'y prendre le pape et de le vendre
au Grand-Turc.
La conversion des Cosaques au christianisme n'avait pas
éteint leur croyance à la magie. Les sorcières exerçaient sur eux
grande autorité. Chmielnicki en avait une près de lui et usait
de ses augures pour relever le moral de son armée. On connaît,
dans Par le Fer et par le Feu, l'enlèvement d'Hélène Kurcewicz
par Bohun, l'un des lieutenants de Chmiolnickr, qui la confie
à la garde de la sorcière Hordyna. Avant d'arriver au Trou-
du-Diable, qui est l'antre de la sorcière, le cortège approche
du lieu dit le Champ des Morts.
Dès qu'on fut à mi-côte, le souffle léger de la brise se
l*''- Octobre 1915. 9
57 8 LA REVUE DE PARIS
changea en rafales. Il semblait qu'on discernait de lourds
soupirs, des gémissements, des rires et des pleurs, et, entre les
pierres, de hautes silhouettes noires. Dans les ténèbres scin-
tillaient des pointes de feu ; on entendit hurler.
«( — - Des loups? — murmura un jeune Cosaque, se tour-
nant vers le vieux sous-officier.
« — Non, des vampires, — répondit l'ancien, d'une voix
plus basse encore.
« — Seigneur, ayez pitié de nous ! — s'écrièrent-ils, se
découvrant tous et se signant. »
Les chevaux couchaient l'oreille, inquiets... Hordyna, tou-
jours en tête du cortège, grommelait quelque diabolique
oraison. Enfin, lorsqu'on fut au versant opposé, elle se retourna
vers ses compagnons :
t( — Voilà qui est fini ! Je les ai tenus à distance par mes
incantations... et je vous réponds qu'ils étaient affamés de
chair humaine. »
Un peu plus tard, elle consulte, sur l'avenir de Bohun, l'eau
du moulin. Elle la regarde fixement bouillonner, les deux
mains sur ses oreilles, et dit :
« — Montre-toi ! Dans la roue de chêne, l'écume blanche,
le clair tourbillon, qui que tu sois, bon ou mauvais esprit,
parais ! ^>
Il y a aussi une scène de sorcellerie dans un des Contes
cosaques de Czajkoski. Le jeune comte Orlenko va consulter
la Cygain, la Tsigane. Le chat Maruszka, et un coq, avec du
feu et de la cire sont ses auxiliaires auguraux. Efie allume un
grand feu, au milieu de son antre et ordonne : « Maruszka, en
avant ! )> Le chat décrit un cercle autour du feu. creusant le
sol de ses griffes et miaulant doucement. La Cygain verse
ensuite de la cire jaune dans une poêle qu'efie fait fondre sur
le feu, place Orlenko dans le cercle magique, inscrit à terre
avec sa baguette des chiffres de forme étrange, puis saisit un
flacon au hasard, en mêle le contenu à la cire fondue, clignote
des yeux, remue la tête, tord ses lèvres, et tandis que le coq
chante et que le chat se réfugie dans un coin, elle rend au
jeune homme un oracle horrifique, où il y a de l'amour, du
sang et sa damnation.
LES COSAQUES Eï LA LITTÉKATUIIE 5 79
V
La vie, cependant, avait sa douceur, en Ukraine, plus spé-
cialement sentie par ses habitants sédentaires, exclus des
entraînements fur'eux de l'aventure et de la guerre. Dans son
uniformité plate, le steppe offrait sa poésie de l'étendue sur
laquelle pouvait errer le rêve presque à l'infini. C'était, sous
13 ciel, le domaine de la solitude et du silence. A la belle saison,
s'enflaient, ondulées par la brise, des houles et des houles de
hautes herbes que les fleurs embaumaient, jusqu'aux extrêmes
lignes d'un vaste horizon. Parfois, de la masse odorante de ces
herbages, un aigle prend essor et monte, tourne dans l'espace,
guettant sa proie. Et quand la prairie devient rase et gri-
sâtre, on distingue, légers accidents surgis à la surface, des
sépultures de guerriers, des tumuli, — endormis sous le vaste
silence qu'entre coupe parfois, comme un roulement sourd,
le galop des chevaux sauvages.
De cette invitation au rêve qui vaguait dans la plaine
illimitée, naissaient ces ballades, ces récits rimes des exploits
guerriers, assez semblables à nos complaintes populaires, que
des musiciens ambulants chantaient à travers le pays. La
nuance mélancolique des airs sur lesquels se récitaient plutôt
que se chantaient ces effusions lyriques a survécu dans plus
d'une œuvre des musiciens russes que l'on a tant goûtées, à
Paris, les années d'avant la guerre. Charles-Edmond Chojecki,
dans la Pologne captive, a défini très heureusement le caractère
de ces mélodies rudimentaires : « La note de l'habitant des
steppes, ne rencontrant aucun obstacle, glisse sur la rosée de
la plaine, se propage au loin, s'effile à l'infini, se fond dans
l'espace, sans laisser de trace après elle. De là, dans un tel
chant, ce rappel de sons perdus, cette mélancolie qui, dans la
solitude, se plaît au ressouvenir des douloureux instants de la
vie, et enfin, ces amères voluptés de la souffrance s'enivrant
d'elle-même. »
Cette définition ne peut s'appliquer qu'aux ballades rela-
tives à la vie intime. Les ballades guerrières, ayant à exprimer
les joies farouches du combat dont tout bon Cosaque était
580 LA HEVUK DE PARIS
avide, se distinguent nécessairement par une ardente et mâle
allégresse. Et la tristesse dolente qui est l'accent dominant des
mélodies domestiques dont Charles-Edmond Chojecki a été
particulièrement frappé, tient à la solitude du cœur imposée
aux femmes par la vie errante et aventureuse des Cosaques.
Lorsque Tarass-Boulba va emmener ses deux garçons à la
Sicz des Zaporogues pour les faire affilier à la confrérie des
Cosaques soldats, à peine échappés du séminaire de Kiew, et
pour les débarrasser au plus vite du frottis d'instruction qu'ils
y ont reçu, il ne laisse pas à leur mère le moindre répit pour
exhaler la tendresse dont son cœur déborde pour eux.
L'amour de son mari a été ardent et bref comme l'éclair. A
peine en a-t-elle goûté ton t^ la saveur que le rude soudard l'a
abandonnée pour son sabre, sos compagnons et les orgies de
bière et d'eau-de-vie. Durant ses courtes apparitions au foyer,
elle en a reçu plus d'injures et même de coups que de caresses.
« C'est, dit Nicolas Gogol, que la femme était un être
déclassé, au milieu de ce ramas de guerriers sans famille,
vivant de rapines et de ripaille, qui donnait à la Sicz une
physionomie si curieuse. » Et les mariages, pour les Cosaques
de la confrérie, quand ils en contractaient, étaient tardifs.
« C'était regardé comme une honte pour un Cosaque de penser
à la femme et à l'amour, avant d'avoir goûté les plaisirs de la
guerre. »
Pour ces sabreurs joyeux, même les transes de la sensibilité
maternelle n'existent pas. « Lorsque la femme de Tarass-
Boulba vit ses fils à cheval, elle s'élança vers le plus jeune dont
le visage exprimait le plus de tendresse ; elle saisit l'étrier, se
suspendit à la selle et, le désespoir dans les yeux, s'empara des
mains du jeune homme, sans vouloir les lâcher. Deux solides
Cosaques l'appréhendèrent et la ramenèrent à la maison. »
Le vieux Tarass-Boulba était bien trop impatient de s'assurer
qu'en ses fils revivaient toute sa vaillance impétueuse et sa
vigueur musculaire pour les laisser s'attarder à des attendris-
sements superflus. A leur arrivée du séminaire, au lieu de les
serrer dans ses bras, il s'est mis d'abord à les injurier jusqu'à
les amener à un pugilat avec lui. Et, comme ils lui ont montré,
dans la lutte, qu'ils ont bien hérité de sa force et de son âme
cosaques, il les étreint de tout son r œur.
LES COSAQUES ET LA LITTÉRATURE 581
V
Ce fut à la guerre de Crimée que l'on vit combattre, pour la
dernière fois, des Cosaques libres et contre les régiments de
Cosaques réguliers, désormais incorporés à l'armée russe,
depuis le xyiii^^ siècle. Et la présence de ce corps de volontaires
dans l'armée turque, dont nous n'étions, après tout, que les
auxiliaires, est le dernier vestige de cette amitié, traversée
de si furieuses explosions de haine mutuelle, qui a lié Cosaques
et Polonais.
Michel Czajkowski, l'auteur des Contes cosaques, ainsi qu'un
certain nombre d'autres gentilshommes polonais, n'avait p^as
hésité à faire cause commune avec les Turcs. Combattre la
Russie était encore, alors, servir la Pologne, pour ces patriotes
exaspérés. Czajkowski avait formé deux légions parmi les-
quelles il avait recruté nombre de Cosaques de l'Ukraine. Il
les commandait, sous le nom de Sadyk-Pacha. Mickiewicz,
en\"oyé en mission à Constantinople par le gouvernement
français, passa sous sa tente une quinzaine de jours, avant
d'aller contracter, dans la capitale du sultan, le choléra dont
il mourut. Il y fut témoin des fantasias, des chasses et des
brillants exercices de cavalerie, dans lesquels les Polonais et
les Ukrainiens rivalisaient d'élan et d'adresse, pour se préparer
au combat. L'antique fraternité revivait parmi les sotnias
cosaques. On voyait, comme jadis, les chevaux accourir, au
moindre appel, auprès de leurs cavaliers. On chantait, dans les
repas en commun, les vieilles ballades de guerre et d'amour,
et on se livrait aux danses nationales, toutes bruyantes du son
des éperons.
FÉLPGIEN PASCAL
PRÉVISIONS DÉMENTIES
Je ne me propose pas ici d'établir des responsabilités :
ce n'est ni de mon droit, ni de ma compétence. Je ne viens pas
me plaindre d'avoir prêché dans le désert, pour la bonne raison
que je n'ai pas prêché du tout ; eussé-je prophétisé, on m'au-
rait cru, puisque je partageais les erreurs du plus grand nombre.
Il ne s'agit même pas ici d'un plaidoyer déguisé en faveur d'une
doctrine quelconque : toutes les opinions sortiront triom-
phantes de cette guerre qui les a déjà toutes contredites.
Mais il m'a semblé que passer une brève revue des prévisions
démenties, ce serait diminuer les fausses craintes et les faux
espoirs, considérer la vérité plus en face, aider nos âmes de
civils à la meilleure direction de leur courage, ce courage qui,
même dépourvu de tout mérite, est aussi nécessaire que celui
des combattants.
*
* *
Un aveu m'autorisera en quelque sorte à parler des prévi-
sions démenties ; les miennes l'ont été : je ne croyais pas à la
guerre européenne.
Ce n'était pas que je fisse fond sur les sympathies alle-
mandes, d'ailleurs très réelles, encore maintenant. Elles étaient
si dangereuses que la haine valait mieux. Il y a, en effet»
entre le germanisme et notre civilisation, une difl'érence de
telle nature que la curiosité pour les choses françaises divise
PRÉVISIONS DÉMENTIES 583
l'intelleetuel teuton, contre lui-même. Il chérit la France comme
on chérit un vice, donc beaucoup, mais avec un remords
caché. L'Allemagne étant l'épouse légitime, le réveil de cons-
cience pouvait aboutir à des coups pour la maîtresse. En les
administrant, le Germain s'écrierait, les yeux pleins de vraies
larmes : — pauvre France ! — Cet homme-là est fort : il sait
se faire saigner le cœur à lui-même ; nul courage ne lui coûte
moins. Et le dogme, proclamé outre-Rhin, de l'amitié alle-
mande, servait à exciter l'Allemagne populaire contre nous,
des ingrats, toujours prêts à mordre la main loyale qu'on leur
tendait. Je n'étais pas non plus sans inquiétude sur les
menaces allemandes, les plaintes « d'encerclement », le
refrain sur la « place au soleil » que des « jaloux )> refusaient
à la première nation du monde.
Mais il me semblait impossible que l'Allemagne se lançât
dans une aventure par quoi elle eût une chance, même infime,
de voir anéantir les fruits magnifiques de son labeur. Il faut
que cet argument n'ait pas manqué de force convaincante,
puisque les Allemands l'invoquent encore pour essayer de
tromper l'opinion des neutres. « Comment croire, disent-ils,
que nous ayons déchaîné cette guerre, que nous ayons risqué
de gaieté de cœur une situation économique sans précé-
dents? »
Comment le croire? en effet, si l'on se fie sur la raison pra-
tique pour réfréner les passions, lors, du moins, qu'il s'agit de
la gestion des intérêts matériels.
Or c'était là que gisait mon erreur : la passion l'emporte tou-
jours. L'Allemagne avait une crise d'orgueil national ; il ne
fallait pas douter que les grognements poussés par son ambi-
tion insatisfaite ne fussent l'annonce de la ruée toute proche.
Telle n'est pas la manière de voir de tout le monde. Beau-
coup estiment au contraire que l'Allemagne a tiré l'épée du
fourreau, comme un boursier tire son carnet de sa poche, pour
faire une affaire ; la conflagration actuelle aurait des origines
surtout économiques. Un gros livre ne serait pas de trop pour
discuter cette opinion. Je me contenterai d'observer que le fait
d'attribuer à la guerre une origine passionnelle permet de
résoudre les difficultés que soulève, précisément au point de
vue des intérêts matériels, l'explication économique.
584 LA REVUE DE PARIS
Celle-ci doit se baser sur les besoins vitaux de rAUemagne ;
mais si on en met un en évidence, les bonnes raisons abonde-
ront pour prouver que l'épithète de « vital » lui sied peu ou
même s'appliquerait plus justement au besoin contraire.
On dit, par exemple, que l'Allemagne a trop d'hommes entre
des frontières trop resserrées ; de là ses ambitions annexion-
nistes. Mais il est vrai aussi qu'elle a trop peu d'hommes sur
des champs trop vastes : M. Charles Bonnefon nous montrait
ici-même ^ que l'introduction annuelle de 7 à 800 000 ouvriers
slaves étrangers était unequestion dévie ou de mort pourl'agri-
culture prussienne. D'autre part, l'économiste allemand von
der Goltz- (pas le n^^réchal) notait que l'émigration germa-
nique avait toujours ^é la plus forte dans les districts les
moins peuplés (ce sont ceux où prédomine la grande propriété).
Enfin, dans l'ensemble, cette émigration diminue très vite,
son taux, en 1910, n'atteignant plus qu'au vingtième de ce
qu'il était vers 1880.
Pour expliquer les tendances de l'Allemagne à l'hégémonie,
on invoquait la nécessité où elle était de s'assurer des débou-
chés, eu faveur notamment de son immense fabrication métal-
lurgique : le marché se resserrait-il, c'était le chômage des
ouvriers et la crise financière. Mais, malgré de telles crises,
difficilement évitables pour toute industrie très intensive, et
malgré qu'ils soient plus grands producteurs encore que l'Al-
lemagne, les États-Unis ont vécu assez bien sans se croire
intéressés à déchaîner un cataclysme mondial. Et une guerre
aussi gigantesque que celle d'aujourd'hui n'est-elle pas une
crise? S'épargner une crise éventuelle par une crise certaine et
beaucoup plus violente ne saurait passer pour une spéculation
de tout repos.
On pourrait poursuivre longtemps : on ne donnerait jamais
qu'une faible idée des objections et contre-objections égale-
ment raisonnables que suscite la thèse de la guerre provoquée
p«r les besoins économiques de TAHemagne.
Tandis que tout s'éclaire si l'on admet que cette nation a été
1. Rcvac de Paris, 15 janvier 1915.
2. A.-P. Serça. Le BlufJ de rexpansion allemande. Grande Revue, mai 1915,
p. 441-442.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 5'85
soulevée par un accès de passion collective, par le vertige de la
iorce et de la grandeur. Le besoin économique ne fait alors
que. traduire un besoin moral, celui que nous avons tous
d'avoir raison. Les sentiments déterminent d'abord l'action
d'un peuple, mais il faut absolument ensuite qu'il la justifie
dans tout ce qui est du ressort de la justification. Ses appé-
tits lui font-ils commettre un crime flagrant, plutôt que de se
taire il produira des afïirmations et des sophismes stupéfiants
cornme ceux que la presse germanique imprime encore chaque
jour. L'ordre de l'intérêt matériel n'échappe pas à cette loi ;
aussi nécessairement que les Allemands prétendent fonder leur
guerre sur l'équité, ils lui assignent des buts profitables à leur
prospérité industrielle et commerciale : rien n'empêche d'ap-
peler « causes économiques de la guerre » la poursuite de ces
buts qui sont aussi divers que les intérêts eux-mêmes, donc
parfois contradictoires. Il n'y a plus lieu dès lors de discuter
sur les <i véritables » causes économiques de la guerre ; toutes
les opinions à cet égard, même les plus opposées, se valent :
il suffît de pouvoir les attribuer à des Allemands ; c'est la
seule condition qu'elles aient à remplir pour devenir admis-
sibles.
La Grande illusion, suivant Norman Angell, est que la
guerre puisse rapporter des profits économiques. M. Ch. Gide,
dans une belle étude, démontre l'exagération de cette thèse,
sans disconvenir toutefois que si la guerre peut être une bonne
affaire, la paix en soit une meilleure, et il termine en. disant :
« La vraie cause des guerres, ce sont bien moins les intérêts
que les passions... Au reste, j'aime mieux cela... Si nous avons
à verser notre sang, ce sera pour une idée, pour un drapeau et
non pour des intérêts économiques ^ »
Oui, tous, nous aimons- mieux cela.
Autant de gens prévoyaient la guerre, autant annonçaient
la violation de la neutralité belge : ils en croyaient l'Allemagne
dont les intentions étaient pour ainsi dire affichées, sur le ter-
1. La Vie militaire. Première année : 1911-1912. Paris, F. Alcan. — La
Grand" illusion, p. 28-30.
5 86 LA REVUE DE PARIS
rain même, en langage clair et en lettres énormes. Un abondant
réseau ferré, qui aboutissait à la frontière germano-belge, des-
servait l'Eifel, pays presque désert et sans industrie : les rails
s'arrêtaient parfois en pleine lande. C'était bien écrire : — des
armées se concentreront là. — Pourquoi faire? pour attaquer
la France par la Belgique, et non pas pour prévenir une offen-
sive française, puisque nous étions aussi intéressés à voir
respecter la neutralité belge que l'Allemagne à la violer ;
l'inverse n'aurait été plausible que si nos ennemis avaient
décidé de porter d'abord le gros de leur effort offensif contre
les Russes.
Six ou sept m>^s avant la guerre, MM. Maxime Lecomte et
Camille Lévi avaient publié un résumé de toutes les prévisions
relatives à l'invasion allemande par nos frontières du nord-
est, et c'est un gros livre ^.
Mais le tout n'était pas de deviner que les Allemands
entreraient en Belgique ; la question demeurait de savoir sur
quelle partie de ce territoire s'étendrait leur invasion. Or les
opinions différaient beaucoup sur l'amplitude de leur déploie-
ment. Toutes impliquaient comme évidente l'occupation du
Luxembourg grand-ducal. Jusqu'où l'armée allemande débor-
derait-elle au delà? Quelques-uns, et à ceux-là l'événement
donna raison, estimaient que l'aile droite des envahisseurs
franchirait la Meuse dans la partie belge de son cours et se
rabattrait vers Mons et Charleroi. Dès 1880, les généraux
belges Brialmont et Dejardin envisagèrent cette hypothèse
qui eut chez nous comme partisan le général de Lacroix -
précédé par le général Langlois.
L'immense majorité des écrivains militaires, aussi bien en
Allemagne que chez nous, annonçaient une opération de
moindre envergure, cantonnée en Belgique sur la rive droite
de la Meuse : une armée serait détachée pour tenir les Belges
en observation entre Liège et Namur tandis que le gros fon-
cerait sur la ligne Sedan-Carignan-Stenay. Cette opinion était
si prépondérante qu'on peut bien la considérer comme celle
du public dit « averti ». Citons, parmi les spécialistes qui
1. Neutralité belge et invasion allemande. — Paris, Ch. Lavauzelle, 1914.
2. Le Temps, 23 septembre 1913.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 587
Tétay aient de leur autorité, les généraux Maitrot ^ et Bonnal -.
Au moment même où les Allemands apparaissaient devant
Liège, on lisait dans le Temps (du 4 août 1914) : « Il n'est pas
admissible qu'ils (les Allemands) commettent la faute d'opé-
rer à la fois sur les deux rives de la Meuse... Il y a donc gros
à parier qu'ils limiteront leurs opérations aux deux provinces
du Luxembourg belge et de Namur. »
Augurer ainsi, ce n'était d'ailleurs nullement déraisonnable.
Il était plausible de compter que l'armée germanique ferait
une économie d'effort qui serait du même coup une économie
de temps : les Allemands violaient un traité signé par eux à
seule fin de nous attaquer sur une frontière non fortifiée et
lorsqu'ils pouvaient atteindre cette frontière directement,
ils rendraient leur félonie gratuite, ils s'assujettiraient au
préalable à franchir la ligne fortifiée de la Meuse belge !
Ils avaient intérêt cependant à tenter cette entreprise : sa
réussite leur permettait l'attaque enveloppante impossible
autrement et les rendait maîtres des chemins de fer, avantage
inappréciable pour la suite des opérations.
Mais, pour envelopper, il faut le nombre. Or si l'on se basait
sur les théories militaires les plus répandues tant en France
qu'en Allemagne, on était fondé à prédire q-ue le front alle-
mand ne prendrait pas, dès le début de la guerre, l'extension
prodigieuse qui a surpris la plupart d'entre nous.
Les officiers français de la « vieille école » avaient un
préjugé contre le nombre par le fait qu'ils étaient portés à
surestimer le soldat de métier. Des publicistes civils éminents
partageaient leurs idées.
Il est fort probable, écrivait le docteur Gustave Le Bon, qu'à
l'époque où les Allemands pourront réunir des multitudes capables
d'envahir un peuple dont l'histoire ne permet pas de méconnaître les
aptitudes guerrières, l'Europe sera revenue de cette illusion que la
puissance des armées se mesure à leur effectif. L'expérience aura
prouvé... que ces hordes de soldats indisciplinés... dont se composent
les armées actuelles... seront vite détruites par une petite armée de
soldats professionnels aguerris ^.
1. L'Offensive, allemande pur la BeUjiqne. — Correspondant, 10 septembre 1911.
2. Questions d'actualité. — l" série, 1906 et 2« série, 1908.
3. Psychologie du socialisme. — ■ Paris, F. Alcan, p. 288-289.
588 LA REVUE DE PARIS
Sans aller aussi loin, le général Kessler, chez nous, déplorait
([u'on en vînt à la formule de la nation armée et accusait la
loi de 1905 (service de deux ans) de ne fournir à la France que
des milices incapables de la défendre ^ Or ce n'était pas pour
abonder dans ce sens que nos Chambres votaient en 1913 le
service de trois ans : c'était pour donner le nombre à nos
troupes de couverture.
Bien que l'école « moderne » des critiques militaires accep-
tât le principe de la nation armée, les traditions anciennes,
toujours plus ou moins persistantes, leur inculquaient une
certaine méfiance des réserves, au moins pour les premières
batailles; et i«;fsant foi sur les écrits des généraux von Blume,
von der Goltz, ilernhardi, ils comptaient que l'Allemagne lan-
cerait sur nous ses régiments actifs grossis par un minimum
de réserves. Quand ils évaluaient le choc que nous aurions à
subir dans les trois premières semaines de la mobilisation, ils
ne dépassaient pas 1 200 000 hommes, et ils estimaient que
la plus grande partie de ces troupes étaient destinées à la
Lorraine ; devaient nous attaquer par la Belgique cinq corps
(général Maitrot), ou sept (colonel Boucher), ou huit (général
Bonnal), c'est-à-dire 200000 à 320 000 hommes, forces tout à
fait insuffisantes évidemment pour étendre la manœuvre offen-
sive jusqu'à la région de Sambre-et-Meuse.
En réalité, nous eûmes affaire à deux millions d'hommes, dont
un et demi se ruèrent sur notre frontière nord-est. Les Alle-
mands avaient incorporé en première ligne une très grande pro-
portion de réserves, sauf peut-être à leur aile droite, armée do
vonKluck. C'est ce que confirme le journal de guerre d'un sous-
officier de réserve allemand, Erich X...-^ : parti de Glatz en
Silésie le 3 août 1914, cet Erich débarqua en Lorraine le 1 1
et gagna par de rudes marches le Luxembourg belge où il
fut engagé les 22 et 23 dans la gigantesque bataille qui se
déroulait jusqu'à Mons et Charleroi. Il témoigne qu'à son
bataillon et à nombre d'autres les réservistes comptaient pour
les trois quarts de l'effectif. Beaucoup d'ailleurs furent semés
en route avant qu'on eût tiré un coup de fusil.
1. Général Kessler : La Guerre. — Paris, Berger-Levrault, 1913, p. 18.
2. Feuilletons du Temps, 2-13 mars 1915.
PRÉVISIONS DÉMKNTIES 089
Surprise par la masse des envahisseurs, notre opinion
publique le fut encore bien plus par le peu de résistance que
lui opposa le système fortifié Liége-Namur. Malgré l'héroïque^
défense des Belges, cet obstacle ne fit subir à l'attaque alle-
mande qu'un retard insignifiant, si même il y eut aucun
retard. Il arrêta de fortes avant-gardes, non le gros ^. « On
annonce, disait un communiqué officiel daté de Nancy,
20 août 1914, que des forces allemandes très importantes fran-
chissent la Meuse entre Liège et Namur. » Étant donnée l'heure
matinale du communiqué — 7 heures — le passage signalé
avait donc commencé au moins le 19. Sans combat, il s'effec-
tuait entre les Belges occupés vers Liège et les Français qui
venaient de remporter un succès à Dinant. Il faut se rappeler
que, dans l'hypothèse de l'attaque limitée au sud de la Meuse
belge, les auteurs compétents avaient calculé que l'armée alle-
mande serait en ligne le long de notre frontière nord-est
le seizième jour de la mobilisation. Or la bataille dite de Char-
leroi s'est engagée le vingt-troisième ; une semaine de plus
pour amener cinq fois plus d'hommes sur un front deux fois
plus étendu, c'est de l'avance bien plutôt que du retard sur
l'horaire, j'entends le délai matériel nécessité par la mobili-
sation, la concentration, les transports et les marches.
Les forts de la Meuse faisaient faillite parce qu'ils étaient
isolés. Ils n'arrêtaient pas plus l'inondation teutonne que les
piles d'un pont ne barrent le cours d'une rivière : l'eau en est
quitte pour passer avec plus d'impétuosité. On sait que les
Allemands prirent Liège avant ses forts. Ces derniers, comme
ceux de Namur et de Maubeuge, devaient succomber avec une
promptitude qui nous a consternés. Repérés d'avance, ils
n'avaient aucun moyen de repérer les pièces qui les battaient :
ils devaient recevoir les coups sans les rendre. Encore eût-il
suffi que ces coups amenassent de simples contusions, non des
blessures. Mais la protection des coupoles et des bétonnages
était illusoire : lutte du canon contre la cuirasse, comme le-
1. Les Belges ne nous ont pas moins rendu un service immense. En privant
l'armée allemande de leurs chemins de fer et en retenant devant eux des effec-
tifs importants, ils ont entravé l'afflux des renforts et du ravitaillement aux
troupes de von Kluck ; ils nous ont permis de gagner la bataille de la Marne. On
peut donc continuer à dire qu'ils nous ont sauvés.
590 LA REVUE UE PAIUS
faisait remarquer le regretté général Langlois dès avant 1906 :
une fois la cuirasse construite, on s'empressera de fabriquer
l'obus qui la brisera; aucun superdreadnought ne résisterait
à l'armement offensif dont il est pourvu, car dans la susdite
lutte, la force des choses a obligé de laisser au canon le dernier
mot.
Certains écrivains militaires faisaient confiance aux prin-
cipes de fortification appliqués par le général Brialmont à la
défense de la Belgique. Le général Maitrot, par exemple,
préconisait pour les Hauts de Meuse des dispositifs analogues
à ceux de Liège S et le colonel Boucher demandait que nos
forts d'arrél^'ussent pourvus de tourelles cuirassées-. Une autre
idée courante chez nous était que les meilleures fortifications
ne valaient rien : elles incitaient à la défensive, danger mortel,
suivant eux, sous prétexte que l'offensive seule donnait la
victoire.
Que sont cependant les fronts actuels en Occident sinon
d'immenses lignes reliant entre eux les échantillons d'un
véritable musée où le génie militaire aurait exposé tous ses
travaux? On n'imaginait guère combien un tel ensemble
serait efficace pour la défensive. Il sanctionne donc par l'ex-
périence la théorie à laquelle il correspond et qui est tout le
contraire du principe des forts de la Meuse. Cette théorie ne
bannit pas les forts classiques, mais elle exige l'ampleur et la
continuité de l'enceinte fortifiée, la mobilité de l'artillerie,
même des grosses pièces, la force relative de la garnison ;
elle admet que l'on protège les canons le mieux possible à
condition qu'ils ne soient pas prisonniers de leur appareil
de protection comme dans le cas, par exemple, des tourelles
à, éclipse; elle repousse l'assimilation entre une fortification
terrestre et un cuirassé, car sur mer c'est la forteresse elle-
même qui se déplace. Une telle doctrine, d'ailleurs, n'était pas
neuve. Nous avons vu que le'général Langlois la professait de
bonne heure, d'où il concluait contre les forts de la Meuse.
En construisant ceux-ci, le général Brialmont eût admis
1. Les Débuts probables de la prochaine guerre franco-allemande. — Correspon-
dant, 2 février 1912, p. 05:5.
2. L' Allemagne en péril. — Paris, Herger-Lcvrault, 191 1, p. 151-152.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 591
peut-être qu'ils ne seraient pas pour l'armée d'invasion un
obstacle matériel direct. En revanche, pensait-il, comme leur
artillerie commandait les chemins de fer et les principales
routes, ils arrêteraient tout de même l'ennemi en arrêtant son
ravitaillement. On ne pouvait les laisser derrière soi que peu de
temps : il fallait les prendre. Or le général Brialmont s'en réfé-
rait encore aux précédents de la guerre de 1870, aux lenteurs
et aux difficultés de transport et d'installation des pièces de
siège : Liège et Namur jouiraient d'un long répit avant que les
frappât le premier obus de calibre dangereux. A cette prévi-
sion répondirefit le 305 autrichien et la « grosse Bertha » ;
on n'a pas oublié comment.
Des engins analogues, bien que moins puissants, existaient
depuis plusieurs années : c'était sur leur emploi que se basaient
les auteurs militaires, disciples du général Langlois, pour croire
à la réussite possible de l'attaque brusquée d'un fort. L'Alle-
mand Bleyholïer publia en 1905 une étude sur l'enlèvement
de notre fort de Manonviller : il envisageait la collaboration
itvec l'infanterie d'une batterie des mortiers déjà construits
de 210, à recul sur l'affût, à boucliers, capables de suivre une
colonne au pas.
Peu importent cependant les prévisions démenties, pourvu
que' ce ne soient pas celles de notre état-major, et il semble
bien que l'opinion publique l'ait considéré comme tout à fait
pris au dépourvu par le vaste mouvement offensif des ennemis.
Ce serait vrai qu'il n'aurait pas à en convenir. On ne connaîtra
donc qu'après la guerre, et d'ailleurs avec une très vague
approximation, la valeur de tels jugements. Mais, en atten-
dant la paix, il est loisible de montrer que les mesures prises
par le haut commandement n'étaient pas incompatibles avec
la plus entière clairvoyance.
Une violation de la neutralité belge, même sans déclaration
de guerre, nous trouvait préparés. Nous avions en effet, depuis
la. loi de trois ans, un corps de couverture à effectifs renforcés,
le 2e (Amiens), qui était chargé de protéger la frontière du nord-
est entre Givet et Audun-le-Roman. Ce fut assez, puisque
les Allemands n'entreprirent aucun raid pour troubler notre
mobilisation ; ils n'eussent pas manqué de le faire s'ils avaient
jugé les circonstances favorables.
592 LA REVUE DE PARIS
Après la prévision de la couverture, venait celle de la concen-
tration, et l'on s'est demandé pourquoi nous n'avions pas massé
nos forces sur la ligne menacée aussi vite que sur la frontière
de l'est. On oubliait que la situation était assez délicate :
si nous avions paru prendre les devants, nous donnions une
teinte — bien légère ! — de vraisemblance aux dires des
agresseurs quand ils prétendaient que leur irruption ne faisait
que prévenir la nôtre. L'Allemagne bénéficiait du prestige
de la force, et devait donc avoir mille fois tort pour qu'on lui
donnât tort, surtout au prix d'une guerre contre elle ; il fal-
lait fermer aux consciences des hésitants de Belgique et d'An-
gleterre la moindre échappatoire vers la non-intervention.
En outre, notre plan de concentration ne pouvait pas être
combiné obligatoirement en vue du développement maximum
de l'offensive allemande à travers la Belgique, car nous étions
alors exposés à un grave désarroi si les Allemands, ne suivant
pas le dessein qu'on leur attribuait, tombaient avec des
masses plus profondes sur une partie de notre front aminci.
Notre concentration devait nous permettre éuenliiellement
de parer aux diverses attaques possibles sur la Belgique :
elle devait poser un éventail à demi fermé entre le Luxembourg
grand-ducal et la frontière suisse, en se ménageant la possibilité
de l'ouvrir vers le nord-ouest à mesure que les tentacules ger-
maniques s'allongeraient dans la même direction.
Ainsi fut fait d'après le récit officiel : deux armées ser-
rèrent sur leur gauche, quatre corps furent transportés par
chemin de fer. Il est donc vraisemblable que le haut comman-
dement a raison en niant toute surprise stratégique à la
bataille de Charleroi. Notre défaite aurait été due à des fautes
tactiques.
Parmi ces fautes, nous devons nous en tenir ici à celles qui
concernent l'armement, son emploi, les méthodes de combat.
Les témoins oculaires ont parlé. Ceux de nos glorieux blessés
qui ont combattu pendant le commencement de la campagne
sont unanimes : pas de tranchées sérieuses, pas de liaison entre
l'infanterie et l'artillerie, manque d'artillerie lourde, manque
PRÉVISIONS DÉMENTIES 593
de munitions. Toutes ces défectuosités nous sont aujourd'hui
familières. Elles ne résultent pas de prévisions à proprement
parler fausses, mais de prévisions auxquelles on ne s'est pas
conformé du tout ou pas à temps.
Rien de plus connu, et souvent depuis très longtemps, que
le type des retranchements actuels et leur valeur. En 1899,
M. Jean de Bloch parlait des réseaux de fils de fer, des tran-
chées, etc., comme de ressources défensives tellement formi-
dables qu'elles devaient contribuer à rendre impossible une
guerre entre grandes puissances i. On n'a pas oublié que, pen-
dant la guerre des Boers, l'armée du général Kronje, tapie au
fond des tranchées, subit sans pertes sérieuses un bombar-
dement et ne fut réduite que par la famine. La guerre de Mand-
chourie mit en vedette le rôle des fortifications de campagne.
Bref, l'importance de celui-ci était vraiment toml)ée dans le
domaine commun ; tout ce qu'il y avait de littérature mili-
taire classique le reconnaissait. Malgré cela, nos soldats par-
tirent sans être ni outillés pour les travaux de terrassements,
ni dressés à les accomplir. A quoi tenait cette négligence?
Peut-être à un culte trop superstitieux pour l'offensive, à
l'idée que, si l'on donnait aux hommes trop de confiance dans
le couvert, ils se méfieraient trop du découvert?
Que de fois les prévisions, même codifiées, laissaient ouvertes
les discussions et demeuraient dépourvues de sanction pra-
tique ! C'était le cas pour la liaison de l'artillerie et de l'infan-
terie. La question, d'ailleurs, présentait des difficultés en ce
qui concernait le commandement. L'artillerie, pouvait-on
penser, ayant une mission très générale, devait attendre ses
instructions des chefs de grosses unités ; c'était avec eux qu'il
fallait la mettre en correspondance suivie, en liaison.- Cette
conception cadrait mal avec la subordination absolue des
batteries aux besoins de l'infanterie pendant le combat,
subordination que l'expérience d'aujourd'hui a reconnue
nécessaire.
Ce que j'ai critiqué dans mon rapport d'inspection, écrivait le géné-
ral Percin% ce n'est pas que le chef de groupe (d'artillerie) ait ignoré
1. Impossibilités techniques et économiques d'une guerre entre grandes puis-
sances. — Conférences tenues à la Haye en 1899.
2. Revue militaire générale. — Mars 1912, p. 377.
1«^ Octobre 1915. 10
59 1 LA HEVUK DE PARIS
(le qui il relevait, c'est qu'il n'ait pas relevé de qui il fallait. Le plus
souvent, en effet, il était aux seuls ordres du commandant de l'artil-
lerie. Il le savait très bien. Ce qu'il ne savait pas, c'étaient les besoins
de l'iiifaulerie.
Aussi a-t-on pu voir, aux manœuvres de Picardie (1910), sur cin-
quante-neuf attaques ayant nécessité l'appui du canon, vingt-trois
seulement dans lesquelles l'objectif de tir de l'artillerie ait été l'objet
d'attaques de l'infanterie.
Et pourtant, ajoute le général, le Règlement a très nettement
défini que la liaison doit s'établir entre les exécutants :
Elle a pour but de déclancher le feu de l'artillerie sur des points
et à des moments déterminés à la demande de l'infanterie ".
Violé pendant les manœuvres, le Règlement devait l'être
non moins pendant la guerre. Qui sait s'il n'y avait pas de sa
faute? Complet, minutieux, pourvu d'additions et de correc-
tions, ne contenait-il pas des articles qui se contredisaient
l'un l'autre?
Notre artillerie n'en a pas moins fait d'excellente besogne.
Nous aurions eu à cet égard une supériorité marquée sans notre
pénurie en munitions et en artillerie lourde.
Il s'agissait d'abord d'avoir autant de munitions que les
Allemands. Malgré des efîorts incontestables dus aux objur-
gations répétées du général Langlois, nous restions sans doute
au-dessous de ce desideratum. Au commencement de cette
année, notre ministre de la Guerre disait : « En ce moment,
pour les munitions, on a atteint un chiffre qui est de 600 p. 100
par rapport à celui qui avait été prévu comme nécessaire au
début de la guerre, et sous peu, il atteindra celui de 900 p. 100. »
Nous devons en être à ce 900 p. 100, et l'on vient de prendre
des mesures pour obtenir davantage. C'est qu'en effet les don-
nées du problème des munitions ont changé. Il n'y a plus à
calculer combien il en faut, mais combien on peut s'en procurer
par fabrication ou achat (y compris les canons de rechange,^
puisque si le canon mange des munitions, les munitions man-
gent du canon : quelques centaines d'obus ont raison de la grosse
pièce de marine qui les tire). A cet égard, en eiïet, aucun degré
de supériorité sur l'ennemi n'est excessif : plus il sera grand,
1 Luc. cil., p. 379.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 595
plus 011 donnera de ces coups de bélier d'artillerie qui ont
permis aux Austro- Allemands d'enfoncer les lignes russes en
Galicie occidentale.
Les Allemands eux-mêmes n'avaient pas prévu à quel point
atteindrait la débauche de munitions. Cet hiver, leurs pièces
à l'âme usée nous bombardaient avec d'archaïques obus,
■ce qui prouve que, pour un instant, ils étaient à court. Ils ne
nous offriront plus de pareille aubaine, à moins toutefois
qu'ils n'aient disette de nitrates, mais n'y comptons pas.
L'artillerie lourde avait rencontré chez nous de la résis-
tance, et, chose étrange, plus dans les milieux militaires que
dans les milieux parlementaires. On objectait contre elle qu'à
poids égal de munitions dépensées, les petits calibres dépassent
les gros en efficacité. Rien de plus exact, comme l'a montré
encore tout récemment le lieutenant-colonel Boissonnet ^ :
100 obus de 75 pesant ensemble 725 kilogrammes tueraient
beaucoup plus de monde qu'un seul obus monstre de 725 kilo-
grammes. Mais l'artillerie lourde n'a de raison d'être que si
elle rend des services différents de ceux de la légère. Elle est
en somme une artillerie de siège rendue très portative. Or on
ne croyait pas que les organisations défensives de campagne
dussent devenir aussi formidables, et l'on considérait comme
illusoire l'avantage de très longues portées : à quoi sert,
disait-on, de pouvoir tirer sur des objectifs qui, presque tou-
jours, dans la pratique, échapperont à la vue? Il n'y avait
pas lieu de compter encore, pour le réglage du tir et le repé-
rage exact, sur les avions ; ils n'ont, en effet, montré ce dont
ils étaient capables à cet égard que tout récemment.
On finit cependant par se décider au développement de
notre artillerie lourde. Les grandes manœuvres de 1913 virent
une batterie de quatre pièces de 120 long amenée sur le terrain
par des tracteurs et mise en position en moins d'une demi-
heure. Notre 105 long actuel, à tir rapide, portant à plus de
10 kilomètres, est d'un modèle adopté en 1913 et a commencé
à entrer en service vers la fin du printemps de 1914.
Mais la guerre nous surprenait en pleine construction de ce
matériel. Comme il était commandé, on commença d'assez
1. Feuilleton du Temps, 23 avril 1915 : A propos des miinilions.
596 LA REVUE DE PARIS
bonne heure à en être pourvu. Il vint s y joindre des pièces
tirées des batteries de côte et de réserves d'artillerie de for-
teresse, pièces pour lesquelles on avait prévu des appropria-
tions à leur nouveau service. La fabrication a été poursuivie
et intensifiée. Il semble que nous ayons maintenant à peu près
ce qu'il nous faut.
Quand l'artillerie lourde a des objectifs que ne peut atteindre
l'artillerie ordinaire, elle trouve dans l'avion un auxiliaire
indispensable. C'est un des cas où la cinquième arme a pro-
gressé plus vite que les espoirs fondés sur elle. On se contenta
d'abord de la destiner au service de reconnaissance, et encore
sans lui faire beaucoup de crédit ; l'aviateur, suivant bien des
gens, avait le choix entre mourir d'un shrapnell au-dessous de
2 000 mètres ou ne rien voir au-dessus de 500. Et voilà qu'eai
bravant la mort sans mourir plus que bien d'autres combat-
tants, il observe, note, photographie, repère, bombarde.
Les Allemands nous avaient dépassés là dans la confiance
que méritait une invention française, non pas peut-être qu'ils
eussent beaucoup plus d'appareils que nous, mais ils n'avaient
pas craint de leur demander des services au sujet desquels
nous restions un peu sceptiques. En outre ils se laissèrent moins
guider que nous par la conception sportive qui vise les records
au détriment parfois de la commodité pratique, de la solidité
du véhicule aérien, de la fidélité de son moteur. Mais ces défauts
de notre matériel d'aviation sont corrigés aujourd'hui, et nous
accentuons dans la maîtrise de l'air une supériorité que nous
assuraient déjà nos admirables pilotes.
En parlant ainsi, je parais oublier les dirigeables. C'est
qu'en effet on n'y penserait plus guère s'il n'y avait les zeppe-
lins, ces excellents sergents recruteurs de l'armée anglaise.
Bien qu'on les chansonne maintenant, on les prenait très au
sérieux avant la guerre. Le colonel A. Boucher s'écriait :
« Laisserons-nous les zeppelins absolument maîtres de la^»
situation, libres de jeter la panique sur leur pa'^sage, a3^ant
toutes facilités pour annihiler nos forts, détruire nos voies
ferrées^? » Le général Maitrot exprimait les mêmes craintes-,
1. L' Allemagne en péril, p. 123-124.
2. Cornspond nt, 25 février 1912.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 597
et le général de Lacroix prévoyait, au moment de la déclara-
tion de la guerre, une surprise aérienne « destinée à produire
un grand effet peut-être matériel et sûrement moral ^)).
Et en somme, on devrait plutôt raisonnablement s'étonner
de ce que le zeppelin ait si mal réussi : il opère la nuit, il est
peu visible, même par clair de lune, il emporte de puissants
projecteurs dont il lance de brefs éclairs pour explorer la
région au-dessus de laquelle il se trouve, il peut s'arrêter
pour mieux viser et il est beaucoup moins vulnérable qu'on
ne croit : les obus ordinaires le traversent sans enflammer son
hydrogène, et comme il est cloisonné, les pertes de gaz produi-
tes par une déchirure, même assez large, de l'enveloppe,
n'entraînent pas sa chute ; poursuivi par des avions, il leur
échappe assez facilement parce qu'il gagne en hauteur beau-
coup plus vite qu'eux : l'exploit magnifique du lieutenant
Warneford ne sera renouvelable que dans les circonstances
exceptionnelles oii il s'est produit : surprise du monstre au
moment où il rentre dans sa tanière. On connaissait la déli-
catesse de complexion de ce mastodonte aérien; on le savait
sensible aux intempéries. Mais on supposait qu'il pourrait
bien se risquer à prendre l'air une centaine de fois par an
avec plus de dangers pour ses ennemis que pour lui-même.
L'expérience a prononcé : le rendement du zeppelin est
déplorable ; pour autant de marks dépensés en taubes, les
Allemands eussent tué sur les deux bords de la Manche dix
fois plus de petits enfants. Mais ils s'entêtent dans leur zep-
pelinomanie qui ne finira qu'avec la guerre. C'est qu'ils ne sont
plus libres de s'en affranchir. Le zeppehn est devenu l'objet
d'un culte religieux et son triomphe un dogme. On nous
annonce des superzeppelins : soyons certains qu'ils essaieront
de bombarder Londres. C'est dans le programme.
Et tout programme germanique doit théoriquement s'ac-
complir. Celui-ci cependant a changé. Originairement les
zeppelins devaient collaborer avec les sous-marins pour affai-
bhr la flotte de guerre anglaise jusqu'à ce que les escadres
allemandes ne lui fussent plus inégales. Vint le jour où les
navires cuirassés refusèrent de s'exposer. Zeppelins et sous-
1. Le Temps, 15 février 1913.
598 LA REVUE DE PARIS
marins n'ayant plus rien à faire ensemble se taillèrent des
besognes séparées.
Les sous-marins tournèrent leurs principales assiduités vers
la marine marchande. Réussiront-ils à bloquer l'Angleterre?
Avec le temps, oui, mais beaucoup de temps, dix ans, peut-
être, si l'on fait la part belle aux Allemands, si l'on admet
qu'ils ajoutent tous les quatre mois à leur flotte sous-marine
l'équivalent de ce qu'ils possédaient en février, et en obtien-
nent proportionnellement les mêmes services destructifs,
déduction faite des progrès défensifs de l'adversaire et des
pertes.
La marine de guerre n'est cependant pas épargnée par les
sous-marins; comme les alliés ne l'ont que trop expérimenté.
Aussi les dreanoughts de la home fleet ne trouvent-ils pas de
meilleur parti à prendre que de rester au « garage ». Et les
adversaires des gros et coûteux cuirassés tirent argument de
là pour triompher ; ils l'avaient bien prévu : on n'aurait dû
construire que des sous-marins et des croiseurs légers. Ils ont
raison en ce qui concerne l'Allemagne vis-à-vis de l'Angle-
terre.
Les Allemands se passeraient évidemment de leurs cui-
rassés, mais pourquoi? précisément parce que l'Angleterre en
a trop pour eux. Quoi qu'on imagine, la course aux arme-
ments se fera toujours pour la première place en grosses
unités à forte protection, à gros canons, à puissantes machines.
Tant qu'il existera des navires de surface, on aura toujours
intérêt à en construire qui soient capables de détruire ceux de
l'adversaire et l'adversaire à pouvoir détruire ces destructeurs,
ainsi de suite. Or la multiplication môme des sous-marins chez
un parti belligérant entraîne chez l'autre celle de certains
navires de surface : on ne se défend pas contre les sous-marins
par des sous-marins mais par des contre-torpilleurs qui, s'ils
ne tuent guère leur ennemi caché, diminuent du moins sa
capacité de nuire en proportion de leur nombre et de leur
activité.
L'expérience présente n'allégera donc pas les programmes
navals de l'avenir, au contraire : on construira plus de sous-
marins, de croiseurs légers, de contre-torpilleurs et pas un
cuirassé de moins.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 599
*
En attendant, ce sont les cuirassés alliés qui nous donnent
l'empire des mers et le ferment aux Austro-Allemands. Ils
n'agissent plus que par leur présence, et cela sulïit : la guerre
navale s'est ainsi réduite presque exclusivement à un blocus
économique. L'opinion publique chez les alliés avait fondé sur
cette maîtrise des mers de grandes espérances qui ont été
quelque peu déçues.
On a cru que l'on affamerait l'Allemagne. Elle-même le
craignait : « Dans l'hypothèse d'une guerre oîi l'importation
en Allemagne des articles d'alimentation serait coupée, notre
position deviendrait critique », écrivaient en 1912 les Schmol-
ler's Jahrbiicher. Mais le retard des mesures de rationnement
est la seule cause qui ait rendu menaçante une disette sérieuse
de pain. On estime, eu effet, que l'Allemagne est obligée d'im-
porter de 20 à 25 p. 100 de sa consommation en céréales.
Tenez compte d'une savante contrebande, des ressources des
pays envahis, de la conquête des magasins de blé de Liban,
de l'importation balkanique, de prélèvements indus sur la
ration austro-hongroise, le déficit se réduira, à partir de la pro-
chaine récolte, à 10 ou 15 p. 100 ; cela est parfaitement sup-
portable, sauf pour les gens de la classe pauvre qui ne peuvent
pas remplacer le pain et qui, en temps de paix, étaient déjà à la
limite de leurs besoins. Ceux-là seuls souffriront, mais comme
aucune publicité n'est permise à leurs plaintes et comme ils ne
se montrent guère là où passent les étrangers, l'Allemagne
paraîtra manger à sa faim.
— C'est par la tête que pourrit le poisson, — dit un pro-
verbe; ce sera ici par la queue, par l'Autriche-Hongrie. Pen-
dant que les grands propriétaires magyars vendent les produits
de leurs terres à Berlin, oîi on les paie mieux. Vienne et Buda-
pest se voient mises à la portion congrue ; les cris de famine
des petites gens, très assourdis en Allemagne, sont perçus nette-
ment par les voyageurs qui traversent le pays du « brillant
second » ; tous les témoignages concordent sur ce point.
Et que d'autres denrées devaient manquer à l'Allemagne !
Le pétrole pour ses automobiles, ses sous-marins, ses avions,
ses dirigeables... Elle le remplace par de la benzine et de
600 LA REVUE DE PARIS
l'alcool partout où c'est possible, elle le supprime dans l'éclai-
rage, elle en reçoit de Roumanie, elle reprend pour quelque
temps l'usage des puits de Galicie ; les pays envahis lui ont
fourni des stocks importants qui se joignent aux siens.
Le caoutchouc. Là sans doute elle peut se trouver à court.
Mais, sauf pour les chambres à air des automobiles, motocy-
clettes et cycles, où il faut du caoutchouc pur et assez neuf,
elle saura bien se procurer un produit de quahté suffisante en
malaxant les déchets qui surabondent.
Pas de cuivre pour ceinturer ses obus, pensait-on. Elle n'en
persiste pas moins à entretenir sur tous les fronts une pluie
littérale de projectiles. Cela ne devrait pas surprendre. Depuis
le temps que la Belgique, la Pologne industrielle, la France
du Nord, les empires germano-hongrois importent du cuivre,
ils en ont accumulé des quantités prodigieuses, et ce métal
ne s'est pas dissous en fumée. L'Allemagne n'a qu'à se donner
la peine de le voler. On verra qu'elle en manque lorsqu'elle
attaquera le filon des canalisations électriques, mais ce sera
l'éclairage des villes belges qui pâtira d'abord. A cette heure
on n'en est encore qu'aux monuments : il paraît que le lion de
Waterloo va être fondu, changé, ô ironie du sort ! en « mar-
mites )) à tuer des Anglais. Et il se peut que la métallurgie
teutonne découvre dans quelque aUiage un succédané du
cuivre.
L'Allemagne ne reçoit plus les nitrates du Chili qui lui
étaient indispensables pour son agriculture et la fabrication
des poudres modernes lesquelles sont toutes nitriques, à base
de nitiL cellulose ou de nitroglycérine. L'agriculture se pas-
sera de nitrates : elle récoltera moins par hectare mais aura
emblavé plus d'hectares, tous ceux notamment où poussaient
les betteraves dont le sucre était exporté, superficie considé-
rable. La fabrication des poudres monopolisera ainsi les res-
sources nitriques; or, la chimie commence à savoir tirer indus-
triellement l'azote des produits ammoniacaux ; l'Allemagne
a monté les usines nécessaires qu'elle développe avec une acti-
vité fiévreuse. Elle a aussi un fournisseur : la Noi'vège, où de
vastes installations hydro-électriques extraient depuis plu-
sieurs années l'azote de l'air.
De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure cependant que
PRÉVISIONS DÉMENTIES 601
nos ennemis nagent dans l'abondance, comme ils semblent
parfois s'efforcer de nous le faire croire. Ils sont certainement
gênés. L'erreur a été d'amplifier cette gêne en une impossi-
bilité de continuer la guerre. Mettons-nous dans la tête que le
jour où l'Allemagne demandera la paix, ce ne sera pas faute
d'armes, de projectiles, d'explosifs ou de vivres. Nos illusions
à cet égard étaient connexes à certaines fausses prévisions sur
la rapidité de l'épuisement économique et financier que devait
produire une guerre européenne. Toutes les forces produc-
tives du pays seront absorbées par la guerre, pensait-on : il ne
restera plus personne pour produire les choses nécessaires à la
vie. Les dépenses atteindront à un taux si formidable que les
États feront banqueroute au bout de quelques semaines de
guerre : M. Ch. Richet notamment exprimait cet avis ^.
On avait mal estimé la possibilité de vivre d'une vie ralentie
et surtout l'immense réservoir d'énergie qui subsisterait parmi
le peuple une fois les combattants prélevés ; on ne se figurait
pas ce que seraient les femmes. Quant à la question financière,
on confondait trop deux pouvoirs : celui de payer ses dettes et
celui d'en faire, or ce second pouvoir est énorme chez les grands
États modernes. Si la guerre doit amener leur banqueroute,
elle retarde aussi le jour où ils seront obligés de déposer leur
bilan, et ce jour sera celui de la paix, s'ils n'ont eu aupara-
vant la certitude d'un désastre, bien voisine elle-même de la
paix.
*
C'est sur le rapide épuisement économique que beaucoup
d'auteurs tablaient pour nous prédire une guerre courte. Le
général von Schlieffen écrivait :
Ces guerres-là (qi^i traînent en longueur) sont devenues impossibles
à une époque où l'existence de la nation repose sur la marche inin-
terrompue du commerce et de l'industrie, où il est indispensable
qu'une rapide décision remette en mouvement les rouages arrêtés -.
Cependant chez nous le général Bonnal basait ce même
pronostic sur des raisons morales et stratégiques. Pour lui, la
1. Le Passé de la guerre et l'avenir de la paix. — Paris, Ollendorf, 1907, p, 72-73.
2. Deutsche Revue, janvier 1909.
602 LA REVUE DE l'AlUS
première grande bataille devait décider de l'issue de la guerre :
c'était donc une afïaire d'un mois. Toute prolongation au delà
de ce délai ne changerait rien au résultat final, sinon pour
rendre plus dures les conditions du vainqueur ^ I.e capitaine
Sorb partageait entièrement cette opinion -. Là contre s'éle-
vait avec force le lieutenant-colonel Mordacq dans sa brochure
la Durée probable de la prochaine guerre', à la fin de laquelle
il est appuyé par une note énergique du général Langlois. Et
il invoque l'autorité du commandant Amet et du général
Maillard. Tous faisaient ressortir le danger vraiment terrible
qu'il y avait pour un peuple à se croire définitivement ter-
rassé par le premier revers. Où en serions-nous, en eiTet, si tel
avait été le sentiment de la France après Charleroi?
Les théoriciens de la guerre courte étaient inspirés par leur
peu de confiance dans les formations de rései^e qu'ils jugeaient
indispensables pour l'exploitation des succès mais destinées
à changer les défaites en déroutes. Si, au contraire, on prêtait
une valeur militaire aux rései'\'es des classes les moins âgées,
on pouvait admettre qu'elles aideraient l'armée de première
ligne, même en retraite, à retarder l'ennemi. Dès lors, à mesure
que l'on gagnerait du temps, d'autres réserves seraient ren-
dues capables d'entrer en ligne, et ainsi de suite, et comme un
aiïhix parallèle se produirait dans le camp adverse, ce serait
la guerre longue.
Pas aussi longue toutefois que ne s'annonce la guerre
actuelle. Le lieutenant-colonel Mordacq, timidement, il est
vrai, en évaluait la durée probable à trois mois au- moins, cinq
au plus, et il affirmait a\ ec plus d'assurance qu'elle ne se pro-
longerait pas au delà d'un an*. Lui seul, d'ailleurs, semble-
avoir cherché une précision.
Sauf von Schlieffen, les écrivains militaires allemands ont
admis en général une guerre longue comme possible : pour von
der Goltz, elle aurait comme limite Tépuisement économique
1. Questions mililaircs d'actiialilc : lu prochaine yiierre. — Paris, R. Chapclot.
1906, p. 47-4Î).
2. La Doctrine, de la défense nationcde. — Paris, lîerger-Lcvrault, 1011,
p. 154-155.
3. Paris, Bergcr-LevrauU, 1912.
4. Loc. cit., p. 31.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 603
qui, lui-même, se produirait bien avant celui des forces mili-
taires. Von Bernhardi, par contre, envisage une adaptation
de la vie économique aux conditions de la guerre ^ ce qui
semble en opposition avec l'idée de von der Goltz ; je dis
« semble » car le célèbre pangermaniste n'est clair que dans
l'expression de ses pensées agressives.
Mais parler de la guerre longue, c'était pour nos ennemis
comme parler de la défaite : ils n'en voulaient à aucun prix, ils
étaient absolument décidés à n'engager la lutte que le jour où
ils seraient sûrs de renverser leur adversaire d'un coup de
massue.
Aujourd'hui plus que jamais, disait von Blumc, il est de l'intérêt
non seulement de notre pays, mais aussi de la civilisation {sic),
qu'une guerre se termine rapidement '.
Une guerre longue, pour l'Allemagne, était en effet une mau-
vaise affaire, tellement que les ambitions mondiales elles-
mêmes n'eussent pu empêcher d'y préférer la paix. La guerre
longue impliquait la nécessité de faire face à la fois sur le front
oriental et le front occidental : c'était le coup manqué. Certai-
nement l'Allemagne comptait en finir au moins aussi vite qu'en
1870 ; la preuve en est que le conseil fédéral germanique n'a
décrété le monopole et le rationnement des céréales que le
27 janvier de cette année. S'il avait prévu ne fût-ce qu'un an
d'hostilités, la prudence la plus élémentaire lui imposait d'user
sans le moindre retard de cette précaution qui, prise à temps,
eût réduit le déficit alimentaire à presque rien.
Nous voici donc en pleine guerre d'usure : c'est celle que
personne, on peut le dire, n'avait prévue. Nous admettons le
fait, maintenant, mais il ne semble pas que nous nous rendions
compte encore de l'épaisseur et de la dureté du bloc auquel
s'attaque la lime des alliés. L'Allemagne, d'abord, ne mourra
pas de faim ; tout au plus l'AutricherHongrie aura-t-elle faim.
Il n'y a pas à compter sur les autres formes de l'épuisement
économique : la guerre les maintient pour la plupart à l'état
latent, comme des maladies qui couvent et ne se déclareront
1. La Guerre d'aujourd'hui, traduction Étard. — Paris, Chapelot, 1913.
Vol. I., p. 55-57.
2. Dans quelle mesure les conditions du succès à la guerre se sont-elles modifiées
depuis 1871? — Revue d'infanterie, 15 novembre 1908, p. 391.
604 LA REVUE DE PARIS
qu'à la paix. L'épuisement militaire entre seul en jeu. On peut
chercher à se le représenter en examinant les trois espèces de
forces qui concourent à former la puissance guerrière : Tar-
mement, les énergies d'ordre moral, le nombre.
L'Allemagne, comme industrie métallurgique, ne le cède
qu'aux États-Unis ; elle possède temporairement 80 p. 100 de
nos exploitations de minerai de fer ; elle pourrait fabriquer
autant de canons, de fusils, de mitrailleuses, d'obus, que la
France et l'Angleterre réunies : ressources, en somme, illimi-
tées, si à côté du projectile il ne fallait la cartouche. Quand
nous disions que l'xVllemagne ne manquait pas, ne manque-
rait jamais de nitrates pour ses poudres, cela signifiait qu'elle
aurait toujours de quoi entretenir son effort actuel. Mais cet
effort est vraisemblablement un effort maximum. Les alhés
le dépasseront quand il leur plaira, puisque tout le nitrate
naturel du monde entier est à leur disposition. Encore faut-il
vouloir, et ils ne font que commencer à vouloir.
Il est bien délicat d'apprécier le moral de l'armée allemande.
Il diminue sans doute à l'Ouest, mais pas assez pouf qu'elle
cesse d'opposer une résistance sérieuse à nos attaques et de
mettre de l'énergie dans les siennes. Quant au moral de l'en-
semble des Allemands, comment serait-il abattu? Leurs
troupes luttent partout en territoire ennemi ; leur front défcn-
sif n'est guère entamé que comme un gros chêne par deux ou
trois coups de rabot ; et si, du côté russe, leurs victoires ne
servent à rien, elles font tout de même figure de victoires.
Dans de pareilles conditions, notre peuple lui-même, qui a
pourtant plus de sens critique, ne résisterait pas à la conffance.
Le découragement germanique pourrait fort bien ne précéder
que de très peu notre victoire finale, aussi n'est-ce pas la peine
de spéculer dessus.
Une seule usure est certaine, inexorable pour nos ennemis :
celle du nombre. Mais, là encore, il y a eu de fausses prévisions.
Les ressources en hommes des Allemands furent souvent mal
supputées, notamment par deux de nos grands journaux
d'économie politique \ qui sont de doctrines opposées, d'où
1. Journal des Économistes, 15 octobre 191J, p. 81. — L'Économiste français,
10 octobre 191 ), p. 397.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 605
l'on peut conclure à la grande expansion de l'erreur qu'ils sou-
tenaient. Voici leur calcul : les évaluations faites en 1913,
donnant à l'Allemagne 67 millions d'habitants contre 40 à la
France, c'est-à-dire une supériorité de 67 p. 100 en faveur de
la première, on est tenté d'estimer au même taux l'avantage
numérique que le recrutement allemand possède sur le nôtre,
mais on oublie, en raisonnant ainsi, que les plus jeunes soldats
sont nés il y a dix-huit ans, que les mâles venus au monde
depuis lors ne comptent pas dans les armées actuelles ; ce sont
donc les chiffres d'il y a dix-huit ans qu'il faut comparer : or,
ils sont de 52 millions pour l'Allemagne, 38 pour la France, ce
qui réduit à 36 p. 100, — - un peu plus d'un tiers, — la supé-
riorité allemande.
Argumentation tout à fait fausse, comme on va le voir par
un exemple extrême : supposons que la natalité soit un jour
entièrement et définitivement arrêtée dans un pays de 100 mil-
lions d'habitants et qu'elle persiste dans un autre pays de
manière à le maintenir constamment à 50 millions ; quarante-
cinq ans après l'arrêt de la natalité dans le premier pays,
celui-ci, non seulement n'aura pas deux fois plus de soldats
que le second, mais n'aura pas de soldats du tout, si on compte
comme tels les hommes valides de vingt à quarante-cinq ans,
et ce sera bien en vain qu'il tentera de se rassurer par des
statistiques rétrospectives. Ce qu'il faut considérer, c'est la
natalité, non la population totale. Or, pendant les trois années
1894, 1895 et 1896, il est né 58 Allemands contre 26 Français,
donc plus du double, et comme cette situation s'est à coup
sûr établie progressivement, on peut affirmer que les soldats
de dix-huit à vingt-cinq ans sont deux fois aussi nombreux en
Allemagne qu'en France. Dans les classes plus âgées, la dispro-
portion diminue graduellement, jusqu'à l'égalité pour les
hommes de cinquante ans. Et si l'on ne se battait qu'entre
vieillards, les contingents français l'emporteraient par le nom-
bre sur les germaniques.
Il n'y avait, pour jauger les deux réservoirs humains en pré-
sence, qu'à additionner de part et d'autre toutes les naissances
mâles de 1869 à 1897 et à défalquer, conformément aux don-
nées statistiques, les morts, les faibles, les invalides, les mal
constitués, etc.. On arrive ainsi à des évaluations allant de
G()6 LA HEVUK DE PAIUS
4 millions de Français contre 7 millions d'Allemands à 5 de
Français contre 9 d'Allemands.
Gardons-nous, par ailleurs, d'être aussi dédaigneux pour
les Autrichiens que leurs alliés. L'Autriche a 50 millions d'ha-
bitants et une natalité au moins aussi forte proportionnelle-
ment que l'allemande. Et les Turcs ne sont nullement négli-
geables.
De sorte que les Allemands cherchent à nous en faire accroire
quand ils s'admirent eux-mêmes de combattre « un monde
d'ennemis », un ensemble d'empires de 600 millions d'âmes
(400 pour le seuil empire britannique). Ne dirait-on pas Léo-
nidas aux Thermopyles !
La vérité est qu'après un an de guerre ils vont seulement
commencer à être en infériorité numérique. Pour s'en rendre
compte, il faut comprendre quelle a été notre méprise à nous
tous sur le rôle de l'armée russe. « Le plein de leur concours,
écrivait le colonel A. Boucher, les Russes ne nous le donneront
que lorsqu'ils arriveront sous les murs de Berlin, au plus tôt
le quarantième jour ^ » Cela paraissait si clair : une mobili-
sation tardive, une lente accumulation, puis la ruée d'un
mascaret, broyant tout sur son passage par le seul effet de sa
masse. On rêvait à des forces moscovites doubles, triples des
forces adverses. C'était confondre la capacité d'un réservoir
avec le débit de la canalisation qu'il alimente. La canalisation
de voies ferrées que possède le grand empire allié étant pauvre,
il doit limiter les effectifs combattants ; sans cela il ne pour-
rait plus envoyer assez de trains pour les ravitailler, d'autant
que, par précaution, il a choisi des villes éloignées de la fron-
tière comme grands dépôts d'approvisionnements. En outre,
les conditions économiques ne permettent d'équiper et d'ar-
mer, à un moment donné, qu'une faible partie des réserves
russes. Estimons à 4 millions d'hommes, — et c'est exagéré,
le maximum de ce que le grand duc Nicolas peut réellement
maintenir sur le front. L'Allemagne et l'Autriche ont et
auront quelque temps encore le moyen d'y faire face par
l'emploi chacune de 2 miUions d'hommes. Et il reste à l'Alle-
magne de quoi égaler, s'il lui plaît, ses ennemis de l'Ouest.
1. L'Allemagne en péril, p. 150.
PRÉVISIONS DÉMENTIES 607
Mais le réservoir russe, au débit duquel le réservoir des
ennemis oppose un débit équivalent, débitera plus longtemps ;
en outre, l'Italie est entrée en scène, la formation de l'armée de
Kitchener s'achève, et on a le droit de dire, non pas que la
balance numérique a changé, mais qu'elle va changer. La
frontière austro-italienne étant puissamment fortifiée par la
nature et l'art, l'Autriche pouvait d'abord n'aligner devant
notre sœur latine que de faibles effectifs ; elle sera obligée de
les augmenter au détriment de la Galicie ou en puisant à ses
réserves qui sont mauvaises. Quant à l'armée britannique,
nous nous sommes fait des illusions qui nous stupéfieront plus
tard, tant elles impliquent d'ignorance de la psychologie des
peuples : un peuple, le peuple anglais moins que les autres, ne
change pas ses habitudes du jour au lendemain ; or tout,
l'histoire, les traditions, les conditions de vie, les mœurs poli-
tiques, retardait l'adaptation de nos amis d'outre-Manche à
cette guerre. Ce serait bien plus justement l'intensité de leur
effort militaire qui aurait dû passer pour imprévue.
Ainsi l'usure des ennemis, déjà considérable par rapport à
la nôtre, ira s'accélérant. Tandis que leurs ressources en effec-
tifs baisseront, les nôtres s'augmenteront de forces neuves.
Le résultat est donc certain, mais sans doute encore très
éloigné. Ce n'est pas maintenant, c'est dès novembre ou décem-
bre dernier que, pour éviter les déceptions, nous devions pré-
parer nos esprits à une campagne d'hiver 1915-1916 : on avait
vu par l'exemple des Allemands sur l'Yser et à Ypres ce que
coûterait l'offensive sur le front occidental. Des succès étaient
possibles, mais accessoires, une décision improbable ; entre
l'Aisne et le Rhin, les Allemands se sont aménagé, pour leur
retraite éventuelle, des lignes fortifiées de plus en plus faciles
à défendre parce que de plus en plus courtes. La décision, il
n'était pas raisonnable non plus de l'attendre de l'Orient :
quand les Ru/ses s'avancent trop, ils reçoivent un « coup de
chemin de fer » ; cela n'a jamais manqué jusqu'ici : deux fois
aux lacs Mazures, une fois entre Vistule et Wartha, et récem-
ment par Cracovie. Grâce à leur réseau ferroviaire, les Austro-
Allemands peuvent jeter sur une partie du front des masses
énormes avant que les Russes aient le temps d'amener contre
elles des forces suffisantes ; les Russes reculent. De tels succès
608 LA rp:vii-: de paris
ne peuvent aucunement terminer la guerre en faveur des
Austro-Allemands, mais ils montrent à quel point il était
chimérique de penser que les armées du tsar entreraient d'un
élan à Berlin ou même à Budapest : combien de « coups de
chemin de fer « aurait-on eu l'occasion de leur asséner en
route ! Les Russes sont cependant d'admirables alliés, parce
que leurs défaites valent des victoires par le prix qu'elles
coûtent aux ennemis. Nous avons en eux les infatigables
ouvriers de l'usure des empires centraux.
Quand, avec leur aide, la barre d'acier germanique aura été
assez profondément entamée, on la prendra aux deux extré-
mités et, d'un coup sec sur le genou, on la brisera. Nos soldats
sauront faire cet effort au moment opportun et, jusque-là,
conserver la force, plus méritoire pour leur courage, de la
patience. Que leur ténacité ne nous laisse aucun doute, à nous
autres civils, mais surveillons la nôtre. Songeons à ce que
nous sommes : la floraison imparfaite ou qui fane déjà. Nous
sommes dans la patrie ce pour quoi il ne vaut pas la peine de
mourir, et c'est à nous seuls cependant qu'appartient un pou-
voir capable de rendre les morts inutiles : l'opinion.
Mon ambition est, par l'article qui précède, de contribuer
à ce que « le civil tienne ».
JULES SAGERET
UNE DATE MONÉTAIRE :
1890
L'économie politique est-elle une science bien vieille? Et,
si par hasard elle n'était pas encore une science, mais une
simple ébauche de science, est-ce à une date bien reculée que
remontent les premiers chiffres essentiels? Comme nous avons
étudié la production de l'or \ nous allons étudier la consom-
mation industrielle de l'or, par où nous serons conduits au
stock de l'or que nous étudierons à son tour ; puis nous passe-
rons en revue le stock des billets de banque, celui des mon-
naies d'argent, celui, si l'on peut dire, des dépôts dans les
banques, enfin la production de chacune des principales mar-
chandises. Et, à chaque étape, nous retournant, nous verrons
à quelle distance dans le passé remontent nos chiffres.
Le stock d'or n'est pourvu, sur la production d'une année,
qu'après que la consommation industrielle l'a d'abord été.
L'orfèvre veut de l'or à tout prix, parce que ses bénéfices sont
gros ; il se sert d'abord. L'État, qui certifie ces petits lingots,
commodes à manier, charmants, les espèces, gagne au con-
traire si peu ! A quoi lui est bon d'ailleurs de frapper, si l'or-
fèvre reprend aussitôt et refond ce qu'il a frappé?
La consommation industrielle de l'or va son train sans
1. Voir, dans la Revue de Paris du l" juillet 1914, l'Or et les Prix, dont le pré-
sent article n'est qu'une suite ; c'est à ce titre seul de « suite » que nous le publions
— car qui songe aujourd'hui aux théories monétaires et à leur rapport avec
l'année 1890?
Une erreur de rédaction nous a fait dire dans le tableau annexe de l'article
du l«f juillet 1914, qu'il s'agissait de l'année 1911, quand c'est l'année 1912
qu'il faut entendre.
1^' Octobre 1915. 11
610 LA REVUE DE PARIS
souci de la production, dont le prix de l'or est indépendant,
puisqu'il est fixe, dont le pouvoir même d'achat de l'or ne
dépend qu'indirectement. Comme toute autre consommation
ordinaire de l'humanité, celle de l'or progresse, en temps
normal. Cependant si la production de l'or croît très vite, la
consommation industrielle, qui ne peut croître aussi vite, est
cause que l'addition au stock croît encore plus vite. Et si la
production de l'or croît très lentement, la consommation
industrielle, qui ne peut croître, non plus, aussi lentement,
est cause que l'addition au stock croît encore plus lentement.
Les crises se traduisent, lorsqu'on monte, par la croissance,
et, lorsqu'on descend, par la décroissance de la consomma-
tion industrielle de l'or, et il arrive que cette décroissance soit
extrême. On ne s'en étonne pas si l'on songe que, pour les
autres marchandises, la baisse combat la paresse du public à
les acheter, ce qui n'a pas lieu pour l'or ; d'aucuns prétendent,
il est vrai, que la baisse, en décourageant le public, le rend
encore plus paresseux. Quant aux phases, qui relient, dans
un même mouvement, plusieurs crises, accélèrent-elles, quand
elles sont ascendantes, et ralentissent-elles, quand elles sont
descendantes, l'accroissement de la consommation indus-
trielle? C'est ce qu'il est encore trop tôt pour dire, car notre
expérience est trop courte ; les chilîres que nous possédons ne
remontent pas au delà de 1850 et cessent d'être tout à fait
incertains seulement depuis 1890. On a :
Accroissements de la con-
sommation industrielle
annuelle moyenne de
chaque période par rap- Prix moyen des
port à la période pré- marchandises (Index
cédente '. number Sauerbeck).
1851-1860 T 94,1
1861-1870 +103 p. 100 100,3
1871-1880 + 47 __ 96.5
1881-1885 _|. 0 — 79,8
1891-1900 + 6(?)~ 66,3
1901-1910 + 47 — 73,2
1. Chiffres de la consommation industrielle 1851-1885, d'après Matériaux
pour faciliter l' intelligence et l'examen des rapports économiques des métaux pré-
cieux et de la question monétaire, par Ad. Soetbeer. — Bcrger-Levrault et C'*,
1889, p. 43.
Chiffras postérieurs, d'après le Rapport de !a « Monnaie » de Washington
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 611
Cet ensemble justifie déjà une présomption sans établir
encore une certitude ; la récurrence fréquente des crises éta-
blit, en ce qui les concerne, une certitude : aux États-Unis, la
consommation fléchit, après la crise de 1893, de 34,2 p. 100 ;
après la rechute de 1895, de 13,2 p. 100 ; après la crise de
1903, de 8,1 p. 100 ; après celle de 1907, de 23,3 p. 100. Le
monde réagit moins, ou les statistiques qui l'embrassent
sont moins précises ^ ; après la crise de 1907 sa consommation
fléchit de 8,8 p. 100 ; après la crise double, européenne de
1900, américaine de 1903, elle fléchit de 6,1 p. 100 ; la sta-
tistique, ébauchée seulement en 1890, lors de la crise Baring,
ne marquait pas encore de fluctuations annuelles ^. Qu'en
principe les grandes additions au stock soient rendues, à
la longue, plus grandes, et les petites additions plus petites
par l'eiïet de la consommation industrielle, comme il a été
dit d'abord, il n^est point besoin de preuve d'une proposi-
tion si évidente, que des exemples éclairent cependant. De
1890 à 1911, la production de l'or a crû de 300 p. 100 ^ la
consommation de 120 p. 100*; résultat: en 1911 la con-
sommation industrielle absorbait 25 p. 100 de la produc-
tion de l'or, au lieu de 40 p. 100 en 1890; mais la produc-
tion de l'or repasse par une série de faibles accroissements ;
on a eu :
sur l'exercice au 30 juin 1911, p. 52. La différence des sources rend très pro-
blématique la comparaison entre 1891-1900 et 1881-1885, d'où le point d'in-
terrogation en regard du chiffre 6 (pour 100).
1. Rapport de la .< Monnaie» de Washington sur l'exercice clos au 30 juin 1911,
p. 51 : chiffres de la consommation industrielle des États-Unis, aussi mention
de ce fait que la « Monnaie » des États-Unis vend des barres d'or fin, de
dimensions commodes, si bon marché que la consommation ne se fournit
presque pas ailleurs, préférant de telles barres à des monnaies susceptibles
d'avoir perdu, par le frai, un peu de leur poids.
Pour faire ressortir les fléchissements de la consommation aux États-Unis,
nous avons établi les comparaisons suivantes : entre 1892 et 1894, entre 1895
et 1896, entre 1903 et 1904, entre 1906 et 1908.
2. Rapport de la « Monnaie » de Washington sur l'exercice 1911, p. 52.
Pour faire ressortir les fléchissements de la consommation dans le monde,
nous avons établi les comparaisons suivantes : entre 1901 et 1903, entre 1907
et 1908.
3. Ibid., 1912, p. 250.
4. Ibid., 1911, p. 52 et Ibid., 1912, p. 241.
612
LA REVUE DE PARIS
ACCROISSEMENT P. 100 DE l' ANNÉE PAR RAPPORT
A l'année PRÉCÉDENTE
Production, Consommation industrielle.
1909 2,6
1910 0,3
1911 1,4
11,8
10,1
2,1
* *
Le stock d'or a pour satellites : billets de banque, mon-
naies d'argent pleinement libératoires, dépôts dans les banques,
et l'ensemble se présente ainsi (milliards de dollars ^) :
STOCK
MONÉTAini:
Aux
environs
des
dates
ci-après.
'
Billets
à
découvert
par
rapport
Or. à ror.
Argent
pleineiiicnt
libératoire
en dehors
des
banques
d'émission.
Total.
Dépôts
dans
les
banques.
Index
Numbers
de
M. Sauer-
beck
(années
échues)
membre
1889.
3,52 2,40
1,04
6,96
7,35
72
— 1897
(Début approxima-
tif de la hausse
des prix) 4,39 2,30
31 décembre 1899. 4,79 2,50
0,81 7,50
0,99 8,28
9,98
12,27
1910. 7,36 2,95 0,75 11,06 26,17
62
68
78
1. stock d'or. — D'après une façon d'entendre les chiflres des Rapports
de la « Monnaie » de Washington, et sources diverses.
Stock de billets à découvert par rapport à l'or. — D'après rapports de la « Mon-
naie » de Washington, et sources diverses.
Stock d'argent pleinement libératoire en dehors des banques d'émission. —
Stock d'argent pleinement libératoire, d'après Rapports de la « Monnaie » de
Washington : chiffres de plusieurs pays au 1" janvier 1893, rangés par nous
dans le total au 1" janvier 1890.
Stock d'argent pleinement libératoire en dehors des banques d'émission'
compté, tout arbitrairement, par nous, pour les trois quarts dJ stock d'argent
pleinement libératoire total.
Dépôts dans les banques. — Les dépôts dans les banques dont le caractère
principal est d'être des banques d'émission ne sont pas compiis. Sources diverses ;
à défaut cie sources en notre possession, chiffres arbitraires.
Par dépôts, nous entendons, aussi bien, «. comptes courants créditeurs ».
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 613
l'Europe, l'Amérique, l'Australie, une Afrique limitée à
l'Egypte et à l'Afrique du Sud britannique, une Asie limitée
au Japon et aux possessions russes et ottomanes. Ils ne
comprennent pas la monnaie divisionnaire : cette monnaie
n'entre pas dans l'encaisse des banques ; sa frappe n'est
pas libre, sa situation est, nous l'avons dit \ subordonnée,
servile.
Trois points vont retenir notre attention : l'accroisse-
ment à peine sensible des billets à découvert, l'accroissement
énorme des dépôts, l'accroissement relativement faible des
prix.
Des années durant, les productions d'or s'étaient succédé,
stationnaires ou décroissantes ; le stock d'or d'un ensemble de
pays - fort analogue à notre « monde conventionnel » ne
s'était accru, entre fin 1880 et fin 1890, que de 10 p. 100
environ, après 20 p. 100 entre fin 1870 et fin 1880, 36 p. 100
entre fin 1860 et fin 1870, 135 p. 100 entre fin 1850 et fin
1860 ; à l'or qui paraissait manquer, on suppléa par des bil-
lets : le spectacle offert par l'année 1890 fut donc celui d'une
1. Voir, dans la Revue de Paris du 1" juillet 1914, l'Or et les Prix.
2. Chifïres du stoclc d'or pour fin 1850, 1860, 1870 et 1880 d'après Soetbeer :
Matériaux, etc. — Berger-Levrault, 1889, p. 43. Chiffre fin 1890 ainsi obtenu :
au chiffre de Soetbeer du stock fin 1885 nous avons ajouté la somme des produc-
tions d'or, telles qu'indiquées dans le Rapport de la « Monnaie » de Washington
sur l'exercice 1911, p. 321, en regard de chacune des cinq années, 1886-1890-
Aprèf avoir retranché de ladite somme cinq fois le « prélèvement annuel moyen
pour emploi non monétaire de l'or pendant l'ensemble des cinq années 1881-1885 »
tel qu'indiqué par Soetbeer, ibid., p. 43 ; enfin, en tout ceci, nous avons tenu le
dollar pour gramme 1,50462 d'or. Rien certes ne nous assure que le « prélè-
vement annuel moyen pour emploi non monétaire de l'or pendant l'ensemble
des cinq années 1886-1690 » ait été égal, ou même analogue, au prélèvement
annuel moyen de 1881-1885, toutefois le prélèvement de l'année 1890, résultant
de sources diverses rapprochées par nous, ressemble beaucoup au prélèvement
annuel moyen de 1881-1885. Nous aurions pu, au lieu d'admettre implicitement
les chiffres de production de Soetbeer pour les années 1881-1885, adopter les
chiffres de la « Monnaie » de Washington, résultats, peut-être, de revisions pos-
térieures et qui, un peu plus élevés, feraient ainsi apparaître pour la décade
1881-1890 un accroissement du stock un peu supérieur à celui de 9,6 pour 100
que nous avons trouvé. Toutefois, le chiffre du stock fin 1880 étant de Soetbeer.
il nous paraît logique de composer le chiftre, mis en regard, du stock fin 1890
le plus possible d'après les chiffres de Soetbeer, qui malheureusement s'arrêtent
à fin 1885.
614 LA REVUE DE PARIS
De tels chiffres s'entendent d'un « monde conventionnel » :
masse considérable de billets à découvert par rapport à l'or
avec de grands troubles dans les changes et une dépréciation
du papier, imminente dans certains pays, déjà chronique
dans d'autres, extravagante dans plusieurs. Les inconvé-
nients d'un tel désordre parurent avec trop d'éclat pour ne pas
appeler, dans la suite, le remède sous la forme d'une accumu-
lation de stocks d'or, servant de protection aux billets. A elle
seule la Russie, par l'effet d'une volonté suivie, accumula
0,6 milliard de dollars ^ d'or entre 1887 et 1899. Depuis 1900,
le simple cours naturel des échanges accumula de l'or en
divers pays, ainsi en Argentine 0,2 milliard de dollars'. Les
stocks d'or accumulés de côté et d'autre servirent quelquefois
à remplacer par de l'or une fraction de l'encaisse argent ou
la fraction disparue de la valeur de cette encaisse, à for-
tifier la réserve d'or pour défendre au besoin une circulation
qui, trop encombrée de monnaie d'argent, serait vite dégarnie
par des sorties de monnaies d'or ; ou bien les instituts d'émis-
sion ont cru devoir constituer comme une réserve d'or nou-
velle en regard des dépôts dans les banques ordinaires, si fort
accrus. Voilà où on en est ; l'habitude de grands stocks d'or
a été prise, on a mieux et plus généralement compris leur
utilité aux fins de paix et de guerre et le préjudice, au con-
traire, causé par de grandes émissions de billets à découvert,
constamment dépréciés, gênant ainsi la communication de
plus en plus nécessaire avec les marchés du dehors. Cette
fois donc, des productions d'or stationnaires ou décroissantes
viendraient-elles à se succéder, on hésiterait plus que pen-
dant les années qui précédèrent 1890, à combler en partie, à
masquer le vide de l'or, à retarder l'échéance, cependant
fatale,, de ses conséquences naturelles, à l'aide d'émissions
de billets.
1. On lit dans le Marché financier en 1899, p. 445, note 2 : « Il y a douze ans
le total des existences d'or en Russie était inférieur à un milliard de francs.
Aujourd'hui il est de plus de quatre milliards (note du traducteur) ».
2. On lit dans Economia y Finanzas de la Nacion Argentina, 1903-1913 de
M. Carlos F. Soares, édité par Est. Graf. Gran y Soulès, Buenos-Ayres, p. 79 :
Stock d'or dans le pays, Caisse de conversion et banques, équivalent en francs :
au 31 décembre 1903, francs 357 498 620 ; au 31 décembre 1910, francs
1 267 429 455.
2,80
0,94
3,90
3,13
1,75
5,26
3,57
2,23
6,23
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 615
Du 31 décembre 1889 au 31 décembre 1910 les dépôts
dans les banques ont crû de 256 p. 100, tandis que le stock
d'or croissait de 109 p. 100, le stock monétaire total de
59 p. 100 :
ACCROISSEMENT ANNUEL MOYEN P. 100
stock d'or. Stock monétaire total. Dépôts.
31 décembre 1889 aux
31 décembre 1897.
31 décembre 1899.
31 décembre 1910.
et encore
31 décembre 1897 au
31 décembre 1910. 4,05 3,03 7,69
31 décembre 1899 au
31 décembre 1910. 3,98 2,67 7,12
Pour que les dépôts dans les banques se soient si fort
accrus, il est nécessaire que, de son côté, l'encaisse des banques,
que nous supposerons, faute de données, dans une propor-
tion constante par rapport aux dépôts, se soit très fort accrue.
Elle fut à même de le faire, grâce peut-être à ce que la popu-
lation s'accrut moins vite que le stock d'or, grâce certaine-
ment à ce que le stock d'or s'accrut beaucoup, et grâce cer-
tainement enfin à ce que la place tenue par le chèque, entre
les instruments monétaires, s'accrut aussi beaucoup.
On sait que les banques ne forment leur encaisse que des
espèces que la «circulation » leur abandonne, et l'on peut bien
croire que chaque existence humaine se traduit dans la « cir-
culation » par un certain contingent d'espèces ^ : de fm 1889
1. Appelons « circulation » la quantité de monnaie en circulation.
Si la « circulation » par tête était un chiffre constant, on aurait « accrois-
sement de la circulation » = « accroissement de la population » ; dans cette
hypothèse catégorique :
avec « addition au stock monétaire pour 100 de la circulation » = « accrois-
sement de la population », ou, ce qui est synonyme dans l'hypothèse considé-
rée, « accroissement de la circulation », l'addition au stock monétaire serait
égale à l'addition à la « circulation », et, par suite, l'addition à l'encaisse des
banques serait nulle ;
faisons croître « addition au stock monétaire pour 100 de la circulation »
au-dessus de « accroissement de la population » supposé positif, autrement
616 LA REVUE DE PARIS
à fin 1910, en regard d'un accroissement du stock d'or, à
usage monétaire, de 3,57 p. 100, l'accroissement annuel de la
population a été, disons, de 1 1/8 p. 100.
On n'arrive qu'indirectement à se faire une idée des progrès
du chèque. En Ecosse ^ première patrie peut-être de l'indus-
trie de banque, entre fin 1889 et fin 1910 les dépôts dans les
banques ont crû de 20 p. 100 ; mais ce chiffre n'eut-il pas été
beaucoup plus fort sans les absorptions de banques écossaises
par des succursales de banques anglaises? En Angleterre,
deuxième patrie peut-être de l'industrie de banque, les dépôts
ont crû de 86 p. 100 ; en France, ils ont crû de 273 p. 100.
Cependant le progrès économique fut moindre en France.
La raison alors d'un accroissement si énorme, comparé à
l'accroissement anglais? Le progrès du chèque dont on peut
dire, en conséquence, qu'il fut énorme.
dit, faisons croître « addition au stock monétaire » au-dessus de <. addition
à la circulation », « addition à l'encaisse des banques » représentera une propor-
tion croissante de « addition au stock monétaire » et de « addition à la circula-
tion )' ;
faisons décroître « addition au stock monétaire pour 100 de la circulation ^
au-dessous de « accroissement de la population », supposé positif, autrement
dit, faisons décroître a addition au stock monétaire » au-dessous de « addition
à la circulation », « diminution de l'encaisse des banques » représentera une
proportion croissante de « addition au stock monétaire » et de « addition à la
circulation ».
1. Chiffres, pour l'Ecosse et l'ensemble du Royaume-Uni, d'après The Eco-
nomisl. Pour la France, compilation des bilans de 13 sociétés de crédit : chiffre
en réalité au 31 décembre 1890 bien que nous ne parlions dans le texte que du
31 décembre 1889. De vrai, la disproportion de l'accroissement Français par
rapport à l'accroissement Anglais se trouve forcée, en premier lieu, parce que les
dépôts français sont dépôts à échéance fixe, — d'accroissement, pour lors, en
France, nul ou faible, — exclus, les dépôts anglais, dépôts à échéance fixe com-
pris. En second lieu, parce que, en 1890, les sociétés de crédit françaises avaient
encore beaucoup de terrain à gagner sur les banques privées ; les sociétés de crédit
anglaises très peu.
L'accroissement des dépôts, pour l'Angleterre et le Pays de Galles seulement,
a été, du 31 décembre 1889 au 31 décembre 1910, de 104 p. 100 ; dans le même
temps l'accroissement du stock d'or du « Monde conventionnel » a été de
110 p. 100, rapprochement curieux bien qu'une semblable conformité de chiffres
ne soit sans doute l'effet que d'un simple hasard. Comment ne pas admirer que
précisément en Angleterre, — pays d'où, plus que de tout autre, rayonnent
sur le monde or, capitaux, marchandises, — pays où la circulation, dès longtemps
démunie d'espèces superflues, n'était pas, pour les banques, eu 1889, une mine
d'or supplémentaire, — les dépôts se soient accrus, entre 1889 et 1910, presque
dans la même proportion que le stock d'or du « monde conventionnel » I
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 617
Il ne restait aux pays anglo-saxons, dès 1890, rien à
apprendre quant à l'usage du chèque ; l'éducation de presque
tous les autres pays, quant à cet usage, était encore à faire.
Les progrès de cette éducation, en libérant au profit des
banques des espèces que le chèque remplaçait dans la « cir-
culation », ont agi comme un redoublement de la production
de l'or. Le ralentissement et l'arrivée au terme de ces progrès
agiront ou agissent comme un ralentissement de la production
de l'or.
Les dépôts, entre fin 1889 et fin 1910, s'accrurent de 256
p. 100, et toutefois, dans le même temps, les prix ne s'accru-
rent que d'un tiers ! Encore, pour trouver ce tiers, faut-il
comparer au prix de 1910, représenté par le nombre 78, non
pas le prix assez élevé de 1890, mais le prix de 1896, le plus
bas des vingt et une années 1890-1910, représenté par le nom-
bre 61. Dans l'intervalle 1897-1910, la production annuelle des
marchandises, — si treize importantes matières premières
suiïisent à donner un témoignage véridique, — a crû des
deux tiers environ. Ainsi le déluge de moyens de paiement
ne fit pas beaucoup monter le niveau des prix, parce qu'il
y eut une surface beaucoup plus grande à couvrir, la quantité
des marchandises figurant la surface, et leur prix la hauteur
de cette manne monétaire qui les recouvre i.
1. Appelons « unité de paiement » l'acte par lequel une valeur de un dollar
est échangée, quel que soit l'instrument monétaire servant à cet échange. Cela
posé, formons l'hypothèse suivante : que le stock des monnaies autres que l'or
et celui des dépôts varient dans la même proportion que le stock d'or et que la
teneur annuelle en unités de paiement soit identique pour les monnaies autres
que l'or, les dépôts et l'or.
On doit avoir :
Accroissement des prix = accroissement du stock d'or moins accroissement
de la production des marchandises, le tout divisé par un plus accroissement de
la production des marchandises.
Après avoir supposé l'accroissement du stock d'or toujours positif, nous ferons
varier l'accroissement de la production des marchandises, le faisant giandir
d'abord au-dessus, le faisant rapetisser ensuite au-dessous du niveau, où il est
égal à l'accroissement du stcck d'or, — niveau qui correspond à un accroisse-
ment des prix nul. Grandissant au-dessus, l'accroissement de la production indi-
que un accroissement négatif des prix ; rapetissant au-dessous, il indique un
accroissement positif des prix, plus faible que l'accroissement du stock ; puis il
indique, au moment où il devient nul, un accroissement positif des prix, égal à
l'accroissement du stock ; enfin , après qu'il a commencé à devenir négatif, il
indique un accroissement positif des prix, plus fort que l'accroissement du stock.
618 LA REVUE DE PARIS
Gomment avons-nous pu dire que la production de treize
matières premières avait augmenté de deux tiers environ?
Les productions, en tonnes, en boisseaux et autres mesures de
poids ou de volume, relevées par nous, se rapportent à un
monde plus ou moins complet, qui n'est pas cependant notre
« monde conventionnel ». Du prix grossièrement évalué de
chaque marchandise en 1897, et de son prix en 1910 nous
avons fait la moyenne, puis multiplié par cette moyenne,
d'une part les quantités de 1897, de l'autre celles de 1910.
De la sorte, nous avons obtenu une valeur totale des treize
marchandises en 1897, une en 1910 ; les accroissements qui
ressortent sont les suivants :
Denrées agricoles (blé, maïs, avoine,
seigle, orge, sucre) en plus 56 p. 100
Minéraux (charbon, pétrole, fonte,
cuivre, blomb, zinc, étain) — 91 —
Ensemble des treize marchandises. . — 63 —
Et ce sont ces accroissements qui nous tiennent lieu de la
connaissance impossible des accroissements de quantité ^. Que
d'objections cependant ! Nous avons fait la moyenne entre
deux prix, celui de 1897 et celui de 1910 ; nous aurions pu
faire la. moyenne entre treize prix, ceux, respectivement, de
chacune des treize années 1897-1910 et le résultat eut, sans
doute, été fort différent. Au point de vue de la production
minérale, 1897 et 1910 peuvent ne pas être bien comparables,
n'étant pas symétriques par rapport aux crises. Pour les
Retenant devant nos yeux ce dernier trait, — que l'accroissement des prix est
plus fort que celui du stock lors des accroissements négatifs de la production, —
et nous rappelant cet autre traie, — que l'accroissement des prix est plus faible
que celui du stock lors des accroissements de la production compris entre zéro
et l'accroissement du stock — , nous comprendrons peut-être une des raisons
pour lesquelles les « in;,ervalles descendants » après les crises sont ordinairement
plus courts que ne sont le> « intervalles ascendants » avant les crises — du moins,"
semble-t-il.
1. Le principe suivant lequel nous faisons ainsi ressortir l'accroissement
quantitatif d'un ensemble de marchandises est emprunté à Importa and exports
ai priées of 1900. — Tables showing for each of the years 1900-1911 tire estimaied
value of the imports and exports of the United Kingdom at the priées prevailing
in 1900 with an introductory mémorandum {in continuation of Parliamcnlary Paper
Cd 5160, 1910). Londres, Wyman and sons.
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 619
récoltes, 1897 fut une année de blé exceptionnellement pau-
vre \ mauvais terme de comparaison. Les variations trouvées
avec treize matières premières peuvent n'avoir rien de com-
mun avec celles qu'ont eût trouvées avec un ensemble plus
grand de marchandises, comprenant des matières premières
telles que fourrage, bois, coton, graines oléagineuses, celles-ci
qui, avec leurs dérivés, sont peut-être aussi importantes, peut-
être plus importantes ^ que le sucre ; et si l'on prenait un
ensemble de marchandises plus grand encore, comprenant des
produits fabriqués, quel résultat trouverait-on? Il n'y a pas
d'ailleurs que les marchandises qui exigent, pour leur produc-
tion, du travail payé par dés espèces ; ainsi en est-il des
constructions, des plantations, des services de toute nature,
services des transports, par exemple, services, enfin, que
rend ce grand consommateur d'espèces : le mécanisme des
échanges.
L'incertitude serait-elle moindre du côté monnaies et dépôts
que du côté marchandises?
Le montant des billets à découvert ne peut être connu
exactement parce que, dans plusieurs pays, dont les États-
Unis, le Canada, l'Australie, l'Afrique du Sud, les mêmes
banques qui sont principalement banques de dépôts, sont
aussi banques d'émission, c'est pourquoi, dans leur encaisse,
la couverture des billets et celle des dépôts sont confondues ;
on voit alors le chiffre de l'encaisse dépasser souvent celui
des billets ou lui être inférieur de peu, d'où l'on conclut
qu'il n'y a pas ou qu'il y a peu de billets à découvert, ce qui
est faux, mais aucun moyen n'existe de conclure d'autre
manière.
Si la comptabilité distinguait entre deux encaisses, l'une
propre aux dépôts, l'autre propre aux billets, on verrait
tout de suite bien plus de billets à découvert et, — vu les
progrès géants tout juste des pays à banques mixtes, de
1. Culture, production et commerce du blé dans le Monde {Publication du Minis-
tère de l'Agriculture). Imprimerie nationale, Paris, 1912, p. 39 : production du
blé dans un grand nombre de pays du monde depuis 1880.
2. Statistiques d'oléagineuses, entre autres, celle de MM. Aspegren and C°.
Produce-Exchange, New- York.
620 LA REVUE DE PARIS
dépôts et d'émission, — l'accrbissement du stock mondial
des billets à découvert, entre 1890 et 1910, ressortirait peut-
être alors à un chiffre plus important.
Pour les dépôts, la plupart des statistiques omettent de
distinguer deux choses aussi différentes cependant que le sont
les dépôts à vue et les dépôts à échéances fixes, en sorte que
le chiffre mondial s'entend des dépôts de toute nature pris en
bloc.
Et l'encaisse vraie, quelle est-elle quand, sous le titre
général d' « encaisse », les bilans comprennent souvent de
simples disponibilités, immédiates, mais quelconques?
Ignorant donc l'encaisse vraie des banques de dépôts, com-
ment accorder le chiffre du stock des monnaies avec celui du
stock des dépôts? Ajouter ces deux chiffres, c'est compter
deux fois l'encaisse, une fois dans le stock monétaire, une
fois dans les dépôts ; il faudrait extraire du stock monétaire
l'encaisse des banques de dépôts et inscrire alors : stock
monétaire net. Cela fait, on pourrait ajouter monnaies et
dépôts?
Point encore. Des monnaies ne sont pas [des dépôts ; on
n'ajoute que choses semblables ; le problème est donc de
rendre semblables, c'est-à-dire de ramener à une commune
mesure, monnaies et dépôts. La définition d'une monnaie est
d'être une chose qui sert à des paiements : on peut s'aviser
de compter combien de fois une monnaie change de main,
c'est-à-dire quel est le nombre de ses mouvements, pendant
un temps donné, une année par exemple. Certaines banques
publient ainsi le mouvement annuel, quelques-unes le mou-
vement mensuel ^ de leurs comptes de dépôts. Si ces publi-
cations se généralisaient, et si des observations étaient faites
tendant à établir quelque connaissance du mouvement des
monnaies de la « circulation », on pourrait dire : tant de
dollars des dépôts, tel mouvement de dollars, tant de dollars
de la « circulation », tel autre mouvement de dollars ; d'où
une somme parfaitement homogène de mouvemejits de dol-
lars ; ce ne serait plus alors cette juxtaposition disparate
1. Publication mensuelle du Comité des banques par actions de Saint-Péters-
bourg.
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 621
d'aujourd'hui, monnaies d'un côté, dépôts de l'autre, à peine
du moindre secours pour l'étude des phénomènes ^.
Le progrès n'est pas étranger à la statistique. Que de caté-
gories de chiffres sont venues à la lumière à peu près depuis
l'année 1890 qui fut celle du krach Baring ! Les prix esquis-
saient alors leur dernière reprise avant le grand déclin de 1896 ;
le métal argent redevenait momentanément ferme ^ avant sa
déchéance finale en 1893, date de la fermeture des Hôtels des
Monnaies des Indes à sa frappe libre.
Dès 1873 les prix avaient commencé de fléchir. Dès 1873
l'Allemagne, grâce à la défaite de la France, avait pu démo-
nétiser l'argent, devenir monométaliste or, à l'image del'Angle-
terre, ce qui marquait ses espoirs nouveaux. Le déclin des prix,
l'ébranlement progressif de la foi dans l'un des deux métaux
monétaires, colonnes éternelles, eût-on dit jusque-là, de
1. Rappelons que nous avons nommé « unité de paiement » l'acte par lequel
une valeur de un dollar est échangée, quel que soit l'instrument monétfiire
ayant servi à cet échange.
Supposons : que la teneur annuelle en unités de pi icnunt, respectivement
du stock de monnaies et du stock de dépôts, ait été identique on 1910 et en 1897 ;
que l'unité de marchandise ait passé de main en main un nombre identique de
fois en 1910 et en 1897 : que la proportion des unités de marchandises consom-
mées, de celles reportées de l'année précédente, de celles reportées à l'année sui-
vante, par rapport aux unités de marcliandiscs produites, ait été identique en
1910 et 1897 ; que la somme des valeurs échangées sous forme de biens autres
que les marchandises, ou sous forme de services, ait varié comme la production
des marchandises ; supposons enfin qu'un rapport existe réellement entre la
quantité des moyens de paiement et le prix des marchandises, compte tenu de
leur quantité ; admettons que les dépôts soient protégés par une encaisse de
10 p. 100, ce qui transforme le stock monétaire total brut de 7,5 milliards de
dollars au 1" janvier 1898 et de 11,0G milliards de dollars au 1" janvier 1911
en un stock monétaire net respectivement de 6,50 et de8,44 milliards de dollars;
admettons que le prix des marchandises et la quantité annuelle de leur production
1 2
dépasse en 1910, respectivement de — et de — le niveau de 1897, il ne nous reste
plus qu'à appeler X la teneur annuelle en unités de paiement du stock de dépôts
de 1910 (ou de 1897 indifféremment) exprimée par rapport à la teneur aiinuelle
en unités de paiement du stock de monnaie de 1910 (ou de 1897 indifféremment)
pour avoir :
8,14 + 26,15 X = (6,50 + 9,98 X) (l +|) (l +|)
2 1
d'où, se contentant de l'approximaticn :t = 0,66 et r^ = 3,38, X = 1,43.
2. Rapport de la « Monnaie » de Washington sur l'exercice du 30 juin 1912,
p. 290 : cours annuels du métal argent 1833-1911.
622 LA REVUE DE PARIS
tout l'édifice humain, furent cause que beaucoup d'esprits
firent réflexion et se dirent : « Mais qu'est-ce donc que cela —
la valeur? » Entre 1880 et 1886, M. Adolphe Soetbeer, profes-
seur à l'Université de Gœttingen, poursuivit, avec l'appui de
la Chambre de Commerce de Hambourg, sa grande enquête
monétaire, fondement de tout ce qui s'édifia par la suite.
En 1886, M. Sauerbeck, à Londres, inaugura ses grands tra-
vaux sur les prix. A partir de 1885 la Monnaie de Washington
compila chaque année et publia le chiffre de la production
universelle de l'or. Elle publia pour la première fois en 1893
le chiffre au 1^^ janvier du stock d'or et du stock d'argent
pleinement libératoire de presque tous les pays, continua
cette publication ^ tous les ans, la compléta par l'adjonction
de plusieurs pays si bien qu'au 1<^^" janvier 1899 sa liste se
trouva complète. En 1911 elle donna un grand tableau des
encaisses or des banques d'émission et de leurs billets, au
31 décembre 1889, 1899, 1910, fit remonter jusqu'au 1^'' jan-
vier 1890 la série des chiffres annuels de la consommation
industrielle de l'or, accompagna le tout d'une magnifique
étude d'ensemble sur la question des prix. Un aperçu som-
maire de la puissance bancaire du monde (banking power o(
the world) vers 1890 fut tenté par M. M. G. Mulhall \ The
Economist de Londres commença en 1876 ses publications
semestrielles de la situation d'ensemble des Banques par
actions du Royaume-Uni, Der Deutsche Oekonomist de Berlin
commença en 1883 ses publications annuelles de la situation
d'ensemble des Banques par actions de l'Empire allemand,
et le Comité des Banques par actions de Saint-Pétersbourg
commença en 1894, pour l'ensemble des Banques de l'Empire
1. Chiffres donnés sous toutes réserves par la « Monnaie » de Washington
comme étant la plupart du temps tout à fait problématiques.
2. Dans le Dictionary of Statistics, de M. M. G. Mulhall, ouvrage dont l'édi-
tion de 1898 est citée à ce sujet par Report of the Comptroller of the currencyy
Washington, année 1900, volume I, p. xliii. Mises à jour, fondées au moins au
début sur un principe inexact — à savoir une proporjonnalitc supposée en.rc les
accroissements continentaux et les accroisEcmcnLs anglais, seuls connus de l'au-
teur ou des auteurs de ces mises à jour — , de l'aperçu Mulhall, années 1901-1908
des Rapports du Comptroller of the ciirrencij. Aussi Rapport 1902, p. 5G : évalua-
tion de l*^ puissance bancaire du monde en 1894 par M. Maurice L. Mulhemann
et chiffre d'ensemble pour la péninsule Balkanique.
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 623
Russe, ses publications, modèles du genre, les unes men-
suelles, les autres annuelles, avec états de chiffres remontant,
encore complets, jusque vers 1874, réduits à leur plus simple
expression, jusqu'à 1865 ^. L'année 1892 est la première du
recueil annuel américain The Minerai Industry, « annuaire de
la production mondiale des minéraux », et ce premier volume
évoque les chiffres de production annuelle du charbon, depuis,
et y compris, 1864, du pétrole, depuis 1860, de la fonte et
de l'acier, depuis 1865, du cuivre, depuis 1879, du plomb,
depuis 1885, enfin, avec intermittences, du zinc, depuis 1883,
de l'étain, depuis 1890. L'année 1893 ^ est la première du
recueil allemand de la Metallgesellschaft de Francfort, annuaire
de la production mondiale des métaux usuels, et autres que
l'or et le fer, devenu classique, en quelque sorte. L'année 1897
est la première du recueil annuel anglais, non privé comme
les deux recueils précédents, mais officiel, rempli de détails,
notamment sur les prix locaux, qui traite, à son tour, de
la production minérale du mondée Les points de départ
des publications annuelles de productions mondiales de
produits agricoles de l'Annuaire du Département de l'Agri-
culture de Washington sont : 1893 pour le blé, 1899 pour
le mais, l'avoine, l'orge, le seigle, le sucre, 19Q5 pour la pomme
de terre, le coton, la soie, 1908 pour la laine, et, rétrospec-
tivement, les annuaires des années ci-dessus rapportent
les chiffres, depuis 1891, pour le blé, depuis 1894, pour le
maïs, depuis 1895, pour l'avoine, l'orge, le seigle, le sucre ^,
depuis 1900, pour la pomme de terre, le coton, la soie, depuis
1901, pour la laine.
Avant 1893, l'Annuaire du Département de l'Agriculture
de Washington donnait bien tous les chiffres de production
des États-Unis et un aperçu vague de loin en loin de la pro-
1. Par exemple, fascicule Opérations des banques de commerce par actions
russes pour les années 1912 et 1911, p. 67.
2. L'année 1893 est la première de ce recueil d'après le rapport pour 1896,
le plus ancien que nous ayons sous 'les yeuj^; toutefois les chiffres de produc-
tion universelle, cuivre, plomb, zinc, étain, remontant à 1889, sont évoqués.
3. Mines and Quarries : General report ivith statistics by the chief inspecter
of mines. Part. IV. — Colonial and Foreign Statistics. London. Wymann and sons-
4. Campagne 1895-96.
624 LA REVUE DE PARIS
duction de blé de l'Europe ^ mais c'était tout. Les trois
organes quotidiens anglais, spéciaux au marché des céréales,
George Dornbiisch's fîoating cargoes cvening list (fondé en
1858 à Londres), J. E. Beerbohms's evening corn trade list
(fondé en 1869 à Londres), George BroomhalV s corn trade
mews (fondé en 1888 à Liverpool), donnaient, au jour le
jour, abondance "de nouvelles ; de recensement systématique
de la production agricole du monde, aucun. En 1893, Bacr-
bohm's donnait, il est vrai, enfin - un tableau de la récolte
annuelle de blé du monde 1888-1893 — mais justement cette
année-là l'Annuaire du Département de l'Agriculture de
Washington inaugurait, de son côté, une statistique sem-
blable.
Avant 1893, rien comme évaluation annuelle du stock
d'argent pleinement libératoire. Entre 1850 et 1870 l'addi-
tion annuelle au stock monétaire d'argent pleinement libéra-
toire, que fut-elle ? Égale en valeur, parfois, peut-être à
15 p. 100, à moins que ce ne soit à 25 p. 100 de l'addition
annuelle au stock monétaire d'or? Entre 1873 et 1893 l'addi-
tion annuelle au stock monétaire d'argent pleinement libéra-
toire varia follement et fut peut-être parfois négative : beau-
coup d'États avaient comme pris position à la hausse ou à la
baisse sur l'argent. Cette part, revenant au métal argent dans
l'addition annuelle totale au stock monétaire du monde,
était d'autant plus intéressante à connaître et à suivre qu'elle
était plus variable : elle ne put être connue ; M. Soetbeer
lui-même, qui retraça les évolutions du stock d'or d'un
ensemble de pays analogue à notre « monde conventionnel ;>
aux dates de 1850, 1860, 1870, 1880 et 1885, renonça, faute
de bases suffisantes, à un travail semblable pour l'argent ^ Il
1. Ainsi vers 1870, vers 1880, et annuellement 1886-1890. Même recueil,
production de maïs et d'avoine de l'Europe et de plusieurs pays d'outre-mer
vers 1892.
2. Numéro du 22 septembre 1893, p. 7. Aussi, dans ce même numéro, évalua-
tion, en chiffres ronds, de la récolte de blé de 1887,
3 Dans Matériaux pour faciliter l' intelligence et l'examen des rapports éco-
nomiques des métaux précieux et de la question monétaire, par Ad, Soetbeer, —
2" édit. — Berger-Levrault et C'% 1889, au bas de la page 42, nous lisons : « Nous
n'avons pas osé nous risquer à donner dans notre nouvelle édition un tableau
semblable pour l'argent. » — Semblable, c'est-à-dire 'semblable à celui >< Varia-
UNE DATE MONÉTAIRE : 1890 625
est presque incroyable qu'avant 1893, environ, l'humanité ne
soit arrivée à connaître, ni l'accroissement annuel du stock
monétaire de métaux précieux, ni la production annuelle de
céréales, ni celle de minéraux, tandis que le montant des
dépôts dans les banques de plusieurs des principaux pays ne
fut lui-même connu qu'à partir de dates échelonnées entre
1876 et 1894 ! Un métal monétaire, l'argent, disparut en
pleine nuit, et sa disparition fut justement cause, par le trouble
qui l'accompagna, qu'on s'émut de cette nuit et qu'on s'avisa
d'en dissiper quelque peu les ténèbres.
Billets de banque, monnaies d'argent pleinement libéra-
toires, devenues, coriime les billets, de véritables bons d'or,
^dépôts, permettent à l'or de rendre plus de services et font
qu'un même stock d'or compte davantage ; moins ou plus
d'or ainsi compté, en regard d'une production annuelle de
marchandises plus ou moins grande, détermine une abon-
dance de l'or moins ou plus grande.
Nous avons admis tantôt comme évident qu'un certain état
d'abondance de l'or rendait possible un certain niveau des
prix. La mesure de l'abondance de l'or paraît bien être la
première mesure requise pour l'étude du phénomène de la
valeur qui n'est autre que celui des prix, et l'étude du phéno-
mène de la valeur paraît bien être la première étude à la base
de la science économique, puisque cette science vise à traiter
des choses sous le seul aspect de leur valeur. La mesure de
l'abondance de l'or est donc à la base de la science économi-
que. Cette mesure elle-même suppose au moins trois mesures :
celle du stock de l'or, celle du stock des représentations de
l'or, c'est-à-dire des billets et des dépôts, celle des marchan-
tions 1851 à 1885 du stock d'or » qui se trouve à la page suivante, p. 43. — Eût-
on même un tableau semblable, il ne serait utile qu'à condition d'être complété
par un autre tableau distinguant les quantités de monnaies d'argert pleinement
libératoires d'avec celles de monnaies d'argent divisionnaires. Quelques éléments
du problème stock argent se trouvent dans les chapitres du même ouvrage de
M. Soetbecr intitulés : « Production des métaux précieux », « Emploi des
métaux précieux », « Quantités existantes des métaux précieux en circulation
dans les pays civilisés ». Productions annuelles d'argent données par les Rapports
de la f Monnaie » de Washington ; divers passages sont relatifs au stock argent
dans l'Étude, p. 46 à p. 69, du Rapport 1911, notamment un passage p. 68.
1" Octobre 1915. 12
626 LA REVUE DE PARIS
dises produites. Ces trois mesures, encore très défectueuses,
n'ont commencé à devenir possibles, même en cet état plein de
défauts, que vers 1890. Dans un ordre d'idées si complexe,
où tant de phénomènes se présentent à la fois qu'il faut avoir,
à vingt reprises, noté : « ceci précède cela », pour pouvoir
dire : « cela vient de ceci », dans un ordre d'idées où les
grands cycles sont lents, les accidents analogues souvent très
espacés, qu'est-ce que ces vingt pauvres années d'expérience
1890-1910? D'où enfin il faut conclure que, si la science
économique n'existe pas aujourd'hui, faute d'aucun fonde-
ment, on ne peut affirmer qu'elle n'existera pas cependant un
jour.
MARCEL LABORDÈRE
RÉCITS
DE LA GUERRE INCONNUE
Août 1914.
Qui connaît nos longues croisières des premiers mois de la
guerre? Nos aventures burlesques ou tragiques de ces moments
où l'on chassait le commerce ennemi, à défaut de ses cuirassés?
Et qui a décrit la stupeur du bateau boche entrant en Manche
et apprenant d'un croiseur anglais ou français que la guerre
était déclarée?
Ce jour-là, les destroyers en surveillance aperçurent, dans la
matinée, un gros vapeur faisant route au N.-E., et, derrière
lui, une longue fumée noire, provenant à coup sûr (un marin
ne s'y trompe pas) d'un bâtiment de guerre. Ordre est donné
aussitôt au X... d'aller le reconnaître. 200 tours I le voilà
parti... Quelle joie, une fois à portée du cargo, de voir celui-ci
arborer tranq^illement les couleurs autrichiennes ! Un signal
appuyé d'un coup de canon à blanc (ne gâtons rien) lui intime
l'ordre de stopper et immédiatement après la baleinière
s'éloigne du torpilleur, portant quelques hommes armés et
un officier — le « midshipman )> du bord. Le capitaine du
D... (un bateau dont on a beaucoup parlé depuis), qui est un
Autrichien pur sang, le reçoit à la coupée, et l'interrogatoire
commence : — D'où venez-vous? — D'un port russe de la
628 LA r.EVUE DE PARIS
mer Noire avec du blé. — Où allez-vous? — A Brème. —
Quelle est votre dernière escale? — Le Pirée. — N'avez-vous
eu aucune nouvelle de la terre depuis? — Aucune. — Eh bien,
la guerre est déclarée entre la France, la Russie, l'Autriche
et l'Allemagne. Je vous saisis.
Le capitaine ne semble pas affecté outre mesure par ce
déluge de fâcheuses nouvelles. Il réfléchit quelques instants,
puis finit par demander, inquiet cette fois : « Que va-t-on
faire de moi? Va-t-on me rapatrier en Autriche? «Le midshipman
est un peu étonné de l'accent effrayé avec lequel la question est
faite. Heureusement le « second » du bord — un Espagnol —
lui confie : Le capitaine est ofiicier de réserve dans l'armée
autrichienne et il ne se soucie pas de prendre du service !
ft — Rassurez-vous, mon brave homme, la France vous gar-
dera jusqu'à la fin de la guerre, à l'abri des mauvais coups ! »
La figure du capitaine s'éclaire instantanément et il devient
d'une amabilité charmante. Comme le midshipman reste à bord
pour conduire son bâtiment àC..., le plus prochain port fran-
çais, il lui demande : « Vous n'avez sans doute pas déjeuné?
Acceptez donc de partager ma table avec ma femme et ma
fille (une charmante enfant, ma foi!). Le midshipman a
accepté, bien entendu...
Pendant ces pourparlers, la fumée noire de tout à l'heure
s'est transformée en un croiseur anglais qui, voyant la besogne
faite, signale : Bonne capture, félicitations, — puis vire de
bord et retourne en chasse.
Et voilà l'histoire d'une invitation à déjeuner peu banale
certes, mais, avouons-le, le menu fut médiocre. L'histoire
ne finit pas là cependant : le D... passé sous pavillon français
a été torpillé par un sous-marin allemand quelques mois plus
tard, mais il a survécu à ses avaries, et il transporte aujour-
d'hui encore des marchandises destinées à nos soldats.
*
* ^■
Combien en avons-nous rencontrés de ces gros cargos char-
gés de troupes anglaises pendant les premiers mois de guerre !
Je me rappelle encore ces bateaux qu'on voyait tout à coup
sortir du brouillard dans les fraîches matinées d'août ! Leurs
RÉCITS DE LA GUERRE INCONNUE 629
ponts étaient couverts d'uniformes khakis. Et quand nous nous
approchions, tout cela remuait, se penchait vers nous, agitait
des casquettes, poussant de « cheerful » hourrahs, auxquels
notre équipage, massé sur le pont, répondait jusqu'à ce que la
brume ait repris sa vision. Puis un autre vapeur sortait de la
muraille grise et les acclamations reprenaient. Pour nous, pri-
vés de nouvelles à ces heures difficiles, ce spectacle était récon-
fortant. Maintenant le souvenir en est un peu mélancolique.
Combien de ces gas roses et blonds ne verrons-nous
plus repasser? Ceux-là qui dorment dans nos plaines du Nord
ne connaîtront pas la joie de voir poindre et s'élever à l'hori-
zon les falaises blanches, éblouissantes, de Douvres ou les
molles ondulations vertes de Wight.
Nous avons convoyé aussi des troupes de chez nous qui
remontaient vers le Nord, après la bataille de la Marne. Les
soldats portaient encore le pantalon rouge à cette époque, et
cela faisait une tache lumineuse sur les coques sombres des
paquebots. Ces grands « liners » de la Transatlantique, autre-
fois clairs et luxueux, avaient revêtu, eux aussi, leurs uniformes
de guerre. Les cheminées, les superstructures étaient passées
uniformément au gris de fer, et les ponts-promenades, où des
femmes, autrefois, s'allongeaient paresseusement dans les
rocking-chairs, cachaient des canons et des projecteurs. Ils
ont quitté le Havre par une journée splendide, emportant
une division entière au milieu des acclamations de la foule
massée sur les jetées. Les fantassins grimpés sur les ponts, les
embarcations, dans les mâts, chantaient le Chant du Départ
et, en franchissant les passes, le transatlantique envoyait les
traditionnels coups de sirène d'adieu. Ce furent là les départs
les plus impressionnants de tous ceux que j'ai vus. Nous les
avons conduits, cçs transports, à D...,leur première étape vers
la gloire, puis nous sommes revenus en chercher d'autres. Et
j'ai vu passer les tristes convois de réfugiés, les navires-
hôpitaux, pimpants et coquets sous leurs couleurs blanches
à bandes vertes, emmenant nos blessés vers le repos. J'ai vu
les lourds cargos transportant des chevaux, des vivres, des
approvisionnements de toute sorte. « Il passe tant de choses
sur la mer », a écrit Vogué.
Ça été notre besogne très humble de les escorter, de les pro-
630 LA REVUE DE PARIS
téger du sous-marin embusqué sur leur route, de les mener à
bon port.
*
* *
Il entre en Manche chaque Jour des centaines de bateaux
de toutes nations. Le trafic inverse n'est pas moins grand.
Aucun de ces navires cependant ne traverse cette mer sans qu'on
ait vérifié sa nationalité, ses papiers, sa cargaison. D'ailleurs, au
début surtout, les patrouilles anglaises et françaises arrêtaient
souvent les mêmes bâtiments plusieurs fois. Le cérémonial
était toujours le même. Ordre de stopper immédiatement.
Puis une baleinière à la mer, et en route pour la visite. On n'était
pas toujours très bien reçu : il y avait des gens pressés qui
levaient les bras au ciel en s' écriant : « Je vais manquer la marée »
ou bien : « jMa prime postale est compromise! » Le plus souvent
on se prêtait de bonne grâce à nos investigations et parfois
on nous offrait le whisky de l'Entente ou le cigare de la neu-
tralité amicale !
Il y avait aussi des visites amusantes : celle par exemple de
ce paquebot anglais arrêté au petit jour par un coup de canon
(à blanc, bien entendu). Les passagers affolés étaient montés
sur le pont : gens ébouriffés, les yeux boufiis de sommeil, en
pyjamas, en peignoirs, en sauts de lit roses et blancs, des
petites voix apeurées, suppliantes : « Que nous voulez-vous?
Vous êtes Français, n'est-ce pas? » Cette qualité tranquillisait
tout le monde. Et, malgré la peur dont nous avions été cause,
on nous disait au revoir gentiment, et même on agitait parfois
un minuscule mouchoir, pendant que la baleinière s'éloignait
avec une cargaison de journaux réquisitionnés. — C'était
drôle de circuler en ciré, en suroît, en bottes de mer, au milieu
de ces fanfreluches claires. Cela, c'était le côté joli des choses.
Mais il y avait aussi les poursuites par mauvais temps du
gros paquebot qui crève dédaigneusement les vagues, qui les
émiette sous son étrave en écume et en brouillard. Nous,
plus petits et plus légers, nous étions trempés, aveuglés, ruis-
selants. Il fallait se cramponner à la passerelle pour ne pas
être jeté en bas par les soubresauts du torpilleur lancé à
toute vitesse.
Il y avait le bateau qui n'obéit pas aux sommations et sur
RÉCITS DE LA GUERRE I^^CONNUE 631
lequel on tire à obus : oli ! il ne se faisait plus prier quand il
avait entendu le sifflement du projectile et vu la colonne
blanche soulevée par sa chute.
Il y avait surtout la fatigue accumulée de ces nuits de mau-
vais temps, passées sur le qui-vive, dans le noir, sans feux,
secoués, moulus, les yeux rougis, la figure brûlée par le sel des
embruns.
Malgré tout, maintenant que nous faisons un autre service,
nous regrettons parfois les jolies misses blondes, ébouriffées,
qui nous regardaient monter à bord avec un peu d'inquiétude
dans leurs yeux clairs.
*
* *
Ce n'est pas chose facile que de découvrir un sous-marin.
Et c'est le plus souvent par un effet du hasard qu'on se trouve
brusquement face à face; il arrive même parfois qu'on le
surprenne dans des conditions très curieuses.
Le torpilleur X-- est en patrouille au large de C... Beau
temps brumeux, rien en vue. Puis on vient prévenir tout à
coup le commandant que le poste de T. S. F. a entendu le
signal de détresse SOS provenant d'un bâtiment anglais :
VA..., suivi de sa position. Tout le monde connaît maintenant
ce S 0 S dont on a tant parlé après la perte du Titanic; mais
je crois qu'on n'a pas assez dit ce qu'il y a de terrifiant dans
ces trois lettres qui tremblent fébrilement dans les écouteurs.
Prenez le casque récepteur et entendez le grésillement léger :
;^^ _^_ j^ ; cela veut dire : au secours, le navire fait eau, il
s'incline, les ponts s'immergent ; puis les machines sont
envahies, la dynamo s'arrête ; alors le grésillement devient
plus léger, parce que la T. S. F. n'a plus que la ressource des
accumulateurs. Le cri d'angoisse est plus faible, presque indis-
tinct : s 0 s, s 0 s... Parfois un lambeau de phrase s'adjoint
aux lettres, en anglais généralement : « Make haste, ship is
sinking very fast. (Venez vite, le navire s'enfonce rapide-
ment)»... Puis tout à coup, plus rien. On a beau lancer les
lettres distinctives du bâtiment en détresse, il ne répond plus.
Et il arrive que vous recueillez tous ces appels à des distances
énormes, que plusieurs centaines de kilomètres vous séparent
632 LA REVUE DE PARIS
du bâtiment en perdition et que vous restez là, impuissant à
le secourir, écoutant ses appels se multiplier, s'affaiblir,
s'éteindre. Cette fois-là pourtant le signal de position indiquait
un point tout proche : le X... s'y rendit à toute vitesse. On
aperçoit d'abord une embarcation abandonnée, contenant
du linge et des provisions, puis un bateau pêcheur qui vient,
signale-t-il, de voir le sous-marin, enfin un grand vapeur stoppé,
fortement incliné sur le côté : c'est bien l'A...
Il a l'air abandonné aussi : encore faut-il s'en assurer et
voir si l'on peut le sauver. Un officier se rend à bord et le visite ;
puis, sa ronde terminée, il remonte sur le pont pour rendre
compte au torpilleur qui est tout près, marchant à petite allure.
Brusquement, le voici qui agite vivement sa casquette, puis
dans ses mains en porte-voix, crie : « Un sous-marin droit der-
rière!» De la hauteur où il se trouve, il a vu sous l'eau trans-
parente la forme allongée et noire de l'ennemi qui rôde autour
de sa proie. C'est de cette façon originale et inattendue que le
X... a attaqué le Boche, mais celui-ci s'est bientôt mis hors de
vue et il a fallu renoncer pour cette fois à lui faire payer
sa torpillade. Tout au moins n'a-t-il pas pu achever son
ouvrage et empêcher que le vapeur escorté ne fût conduit au
port où il a été remis en état.
*
* *
C'est beaucoup plus passionnant que le vrai jeu, celui que
nous venons de jouer avec notre « sister ship » le X..., un
peu plus dangereux peut-être, mais cela ajoute à son charme.
On en avait signalé un ce matin-là, du côté du cap d'A...
Deux torpilleurs l'avaient aperçu et lui avaient donné la
chasse. Comme signe manifeste de sa présence, il avait laissé
dans les environs un grand vapeur charbonnier qui dérivait
doucement, incendié...
A bonne allure, le X... et nous, nous approchons du point où
il a été signalé. Il fait un temps splendide, un peu brumeux,
un de ces temps par lesquels il fait bon d'être de quart. Bientôt
on apercevra la terre, cette côte normande sévère et haute
d'où j'ai vu la mer pour la première fois. Peut-être ira-t-on
relâcher au Havre, ma ville natale.
%
RÉCITS DE LA GUERRE INCONNUE 633
Tout en remuant ces espoirs vagues, je regarde vers l'avant,
dans le brouillard léger qui traîne à la surface de la mer calme.
Au loin, par tribord, je reconnais la malle anglaise qui file vers
le port : par conséquent, nous sommes sur la bonne route. Il
est onze heures et, vers midi, nous serons en vue du cap de...
Brusquement, grand brouhaha sur l'arrière. Je me retourne
pour voir arriver un matelot qui me crie :« Lieutenant, une tor-
pille sur l'arrière, à bâbord ! » Instinctivement je me précipite
de ce côté, et j'aperçois le long fuseau d'acier qui émerge,
bondit hors de l'eau, puis plonge encore. Cette torpille venant
derrière nous n'avait été vue du bord qu'au dernier moment,
mais le X..., qui nous suivait, avait aperci très nettement
son sillage rapide, bouillonnant, allant droit à nous. L'ofiieier
de quart de ce torpilleur m'a dit depuis quelle sensation d'an-
goisse il avait ressentie pendant quelque secondes, en pensant :
((Fichu, notre pauvre camarade! Je ne puis rien, pas même le
prévenir, pas même sauver les gens qui resteront, car il fau-
drait stopper, et stopper à courte distance du sous-marin,
c'est la destruction certaine pour moi aussi. » — Savoir l'ennemi
là, à quelques centaines de mètres et ne rien voir ! Ne pas
pouvoir l'attaquer ni se protéger, à moins qu'il ne montre son
périscope, c'est une impression fort pénible.
Le X... recevait, lui aussi, pendant ce temps, une torpille
qui le manqua, comme nous, d'une dizaine de mètres. Quels
maladroits !
Nous avons croisé de longues heures dans ces parages,
espérant trouver un indice, un renseignement sur Lui. Mais
plus rien. Nous aurions même pu douter de sa présence réelle,
si toute la nuit nous n'avions vu la torche immense du vapeur
charbonnier qui brûlait toujours.
C..., le..., à bord du contre-torpilleur A...
Nuit calme. Nous sommes amarrés dans l'avant-port, tout
près de la gare maritime. Tout dort : moi pas, pourtant, car
je rêve, étendu sur ma couchette, à un appareillage pour des
aventures, hélas ! encore irréalisées !
634 LA REVUE DE PARIS
Tout à coup, une détonation lointaine, puis une autre plus
rapprochée, puis un fracas assourdissant, tout près. Le bateau
se soulève, retombe. Mes livres dégringolent des étagères et
s'éparpillent dans ma chambre. Du coup me voilà tiré des
rêveries. Le temps de chausser des sandales et je bondis sur le
pont. Il n'y a là qu'un factionnaire un peu ahuri qui bredouille:
«Lieutenant, la bombe... Sur l'arrière, zeppelin... » Je constate
avec un étonnement heureux que le bateau semble entier.
J'avais bien cru pourtant que nous sautions ! Tout autour de
nous, par exemple, un concert extraordinaire. Les bombes se
succèdent, les canons tonnent de tous côtés et les silences sont
remplis par le « tacata « des mitrailleuses.
Par-dessus tout cela, serein et majestueux, plane le ronfle-
ment des moteurs du zeppelin. On suit sa marche à la direc-
tion d'où vient le bruit. Le voilà par bâbord, il se rapproche...
il est au-dessus de nous. Va-t-il faire pleuvoir des bombes
encore?
Le ciel un peu brumeux est éclairé par les nuages lumineux
des shrapnells et les grands pinceaux blancs des projecteurs
qui se déplacent, tournent, errent, s'étirent, se fixent brusque-
ment sur une tache blanchâtre, allongée. C'est lui ! Le fracas
redouble.
A bord, grand branlebas, les hommes arrivent plus ou moins
habillés. On prend les dispositifs de protection, on arme les
pièces. Le factionnaire de tout à l'heure qui a retrouvé com-
plètement l'usage de la parole explique avec volubilité que
la bombe est tombée tout près de l'arrière. Nous avons de la
veine : quelques mètres plus près... nettoyé notre pauvre X... !
Derrière nous une lueur rougeâtre monte : bombe incendiaire
sans doute. Puis elle s'affaiblit, s'éteint. Le ronronnement
se perd, les projecteurs s'éclipsent un à un, les canons se
taisent, tout rentre dans le silence; seul le phare jette ses
rayons tournants dans la nuit redevenue calme. Allons nous
recoucher !
*
* *
Et moi aussi j'ai été sur le front ! Mais à ma manière et je
trouve qu'elle n'est pas trop banale.
RÉCITS DE LA GUERRE INCONNUE 635
Nous quittons Dunkerque après le dîner. Temps calme, ciel
gris et bas ; un fin crachin nous enveloppe d'un manteau froid
et voile à demi cette côte, déjà triste et morne par elle-même,
encore plus morose sous ce voile de brume.
Voici Malo-les-Bains, voici ce fameux sanatorium de Zuyd-
coote que les Allemands ont bombardé l'autre jour. Je veux
bien croire qu'on guérit de terribles maladies dans cette caserne
grise aux toits rouges, mais on doit, faute de mieux, y périr
d'ennui. Encore une longue ligne jaunâtre de dunes parse-
mées d'ajoncs, puis un nouveau groupe de maisons : Bray-
Dunes. Enfin voici le village pêcheur de la Panne, devenu
plage à la mode, et, au loin, dans le crépuscule triste, l'amon-
cellement des maisons de Nieuport.
Quel dommage d'avoir pour cette première visite un si
vilain temps ! J'aurais vu Ostende peut-être ! Je sais bien
qu'il ne ferait pas bon ici le jour et les Boches ne se font pas
faute de nous envoyer une salve d'artillerie ou de nous dépê-
cher un taube, quand nous arrivons un peu trop tôt.
Maintenant tout est silence et repos ^ une ou deux lumières
se montrent à la Panne, dans la nuit tout à fait venue. Nieuport
se confond dans l'ombre. Pourtant, tout à coup, une lueur
blanche que la pluie fine entoure d'un halo paraît sur Nieu-
port, puis une autre, une troisième. Elles planent un moment,
semblent descendre et s'éteignent. A chaque instant il s'en
allume d'autres presque au même endroit, et je reconnais les
fusées éclairantes que mes camarades ^de la brigade appellent
« le feu d'artifice ». Il est bien 'pâle et bien mouillé cette
nuit !
Il se corse bientôt, car des détonations sèches et brèves
arrivent jusqu'à nous, et puis, en prêtant l'oreille, nous enten-
dons encore un roulement lointain, assourdi par l'atmosphère
humide. Cette fois, c'est bien le canon ! Ce sont les premiers
coups tirés à terre que j'entends depuis le mois d'août
dernier ! Ce canon-là semble plus bref, plus impérieux, plus
méchant que nos canons de marine, qui ont la puissance et la
majesté. Il est plus impressionnant aussi dans cette nuit froide et
mystérieuse, cette nuit que nous allons passer tout entière, —
faute de proie, — • spectateurs silencieux et obscurs d'une lutte
que nous ne comprenons pas très bien.
636 LA REVUE DE PARIS
*
* *
Treize mois de guerre ! Il a fallu tout ce temps-là avec ce
qu'il représente d'alertes, d'appareillages hâtifs, de poursuites
infructueuses, d'espérances déçues, pour que nous rencon-
trions l'ennemi. Eh bien, je ne trouve pas cela chèrement payé,
et, en repassant la liste de mes quarts à la mer, je ne me plains
d'aucun d'eux, puisqu'ils devaient aboutir à cette heureuse
rencontre.
Nous sommes encore avec le X..., comme au jour de la tor-
pillade que j'ai racontée : cette section était décidément pré-
destinée, et la superstition bien connue des marins trouvera
là un formidable argument. Cette fois-ci pourtant l'ordre de
marche est inversé et nous sommes second dans la ligne, en
croisière au large d'O... Il fait très beau, très clair. Je suis de
« quart ». La lune me permet de tenir mon poste aussi faci-
lement qu'en plein jour. Ce n'est pas la première fois que nous
venons ds^ns ces parages, et, dans des circonstances analogues,
j'ai remué le même espoir pendant mes quatre heures de veille.
Si c'était pour cette nuit? Mais le temps passe... Onze heures :
mon remplaçant monte sur la passerelle ; je lui rends le quart
et je descends au carré, un peu mélancolique. Vais-je dormir
maintenant? Je n'en ai guère envie ; d'ailleurs je ne puis que
m'étendre sur une banquette, car se coucher pendant ces croi-
sières-là est défendu ; je reste penché sur un journal sans le
lire, la tête dans les mains. Des minutes passent : quelqu'un
descend l'échelle, vient frapper à la porte de l'officier en second
et le prévient : « Lieutenant, on rappelle au branlebas de
combat ! »
Je remonte immédiatement sur le pont et je vois nos
hommes se diriger vers leur pièce ou leur tube lance-torpille,
un à un, silencieusement. En quelques instants, tout est paré.
Je grimpe sur la passerelle qui est mon poste de combat comme
directeur du tir. En passant, un coup d'œil au compas : cap
à l'est. Diable ! nous sommes en plein chez les Boches !
Le timonier de veille me renseigne : le X... a signalé alerte,
un bâtiment suspect est en vue par bâbord. Et en effet, à
1 000 ou 1 500 mètres par notre travers, j'aperçois sur l'eau
claire une silhouette noire, allongée, marchant parallèlement
RÉCITS DE LA GUERRE INCONNUE 637
à nous. L'ennemi nous voit encore mieux certainement, car la
lune est derrière nous et nos coques doivent se découper sur le
ciel lumineux. Nous glissons ainsi côte à côte aux aguets,
toujours à petite vitesse. Ces moments me paraissent intermi-
nables.
.Je vois au-dessous de moi les formes sveltes des canons, les
silhouettes immobiles des hommes. Tout est silencieux. Pour-
tant le chien du bord, ému sans doute par ces préparatifs,
pour lui incompréhensibles, se met à gronder sourdement, puis
aboie. Mais sur la menace d'être jeté à l'eau s'il continue, il
semble comprendre que c'est grave et se tait. Un éclair sur le
bâtiment ennemi, une détonation, le premier coup de canon
est parti. Aussitôt le X... ouvre le feu et nous l'imitons. Un
tonnerre ininterrompu succède au silence; nos pièces tirent
très vite, jetant chaque fois un éclair rouge et une odeur acre
de poudre. Le Boche tire aussi, mais je ne sais où vont ses
coups, nous ne recevons rien. Par contre, à son bord, des
gerbes d'étincelles jaillissent, explosions de nos projectiles,
peut-être commencements d'incendie. Le projecteur du X...
s'allume et nous montre la coque grise d'un destroyer envi-
ronné des gerbes blanches de nos points de chute. Il tente de
nous échapper en filant sur Ostende. Nous augmentons de
vitesse. Son élan est brisé, il doit se sentir perdu : le jeu de ses
pièces est éteint. Nous entendons alors le sifflement d'une tor-
pille lancée par notre chef de file et, quelques secondes après,
une immense colonne où il y a du feu, de l'eau, de la fumée,
jaillit le long du destroyer et il s'enfonce par l'arrière. Bien
qu'il soit stoppé maintenant et désemparé, notre tir continue,
de l'autre bord cette fois, car, dans sa tentative de fuite, il est
passé sur notre avant. Une fumée rougeâtre tournoie au-dessus
de lui, et il nous salue, avant de disparaître, d'une dernière
salve de mitrailleuse. Depuis quelques minutes, la scène est
devenue plus claire encore : les batteries allemandes de la côte
nous arrosent d'obus éclairants pour tâcher de repérer leur
tir et nous voyons tomber les projectiles qu'elles nous des-
tinent. Maintenant, il faut déguerpir. Toute tentative de sau-
vetage pourrait entraîner notre perte et, là-bas, dans l'est, ces
feux qui se déplacent si vite doivent être les compagnons de
celui qui coule ici, des bâtiments d'un tonnage double du
638 LA REVUE DE PARIS
nôtre. Dans la féerie de la lune, des fusées, des obus éclairants,
sur une mer plate où nos sillages soulèvent des vagues phos-
phorescentes, empanachées de fumée, nous retournons vers
les eaux françaises. Le combat a duré vingt minutes.
*
* *
C'est fini : nous restons à nos postes par prudence, dans
l'attente d'un retour offensif de l'ennemi. Je descends pour-
tant sur le pont et je fais une ronde à toutes mes pièces : pas
d'avaries, pas de blessures ; les hommes sont enchantés ; je
me souviens d'un pointeur que je trouve inspectant soigneu-
sement sa culasse : il est pieds nus, tête nue, au milieu d'un
amoncellement de douilles vides et de caisses éventrées. A ma
question : « Tu voyais bien le but? » — il répond : « Oh oui,
lieutenant ! et j'ai envoyé dedans, pour sûr ! » En un clin d'œil
tout est remis en ordre. De nouvelles caisses de munitions
montées des soutes remplacent celles qui sont vides, on
rechange le tube qui a craché la torpille et les hommes de
veille écarquillent de nouveau les yeux dans la nuit.
Les mécaniciens et les chauffeurs, bouclés dans leurs
machines pendant le combat, se hasardent aux panneaux et
demandent des nouvelles. Certes, ceux-là sont à plaindre qui
n'ont pas vu l'ennemi. Pourtant leur enthousiasme ne le cède
en rien à celui des hommes du pont et je sais tel chauffeur
qui chantait la Marseillaise en chargeant les fourneaux !
Les impressions d'un combattant sont beaucoup moins
nombreuses qu'on pourrait le croire : il y a bien au début
l'émotion que cause la vue de l'ennemi, puis celle du premier
coup de canon : Est-il pour nous? Mais ensuite chacun est pris
par la discipline de son rôle. La pensée ne sort plus du cadre
des gestes et des commandements réglementaires et la seult
idée bien nette de tous est parfaitement résumée par la simple
phrase de mon canonnier : Envoyer dedans !
ENSEIGNE
* * *
Juiiit't iiii;
LES
PRUSSIENS DANS. LES PAYS CHOUANS
EN 1815 '
« Français de tous les pays, habitants des villes et des
hameaux, accourez sous les drapeaux de l'honneur... Nos
augustes Alliés, les empereurs et les rois, viennent à notre
secours sous les bannières de la France ». Ainsi, au début des
Cent- Jours, s'exprimait d'Autichamp. Et de même, à peine
débarqué sur les côtes de France, le marquis Louis de La
Rochejaquelain s'écriait : « Les nations de l'Europe, pleines
d'admiration pour votre courage, vous donnent tous les moyens
nécessaires pour coopérer au rétablissement du trône et de
l'autel. » Il y avait donc entente formelle entre les rebelles de
l'Ouest et les Alliés. Et l'insurrection de la Vendée, bien que
vaincue par Lamarque et Travot, contribua grandement à la
chute de l'Empire renaissant ; les royalistes le proclamèrent
assez haut : « Dans cette dernière lutte de la légitimité contre
l'usurpation, rappellera, au mois d'août, le collège électoral
1. Sources. — Arch. de la L.-I., série M, Police, dossier Prussiens. Série K,
Corr, des préfets. — Arch. de M.-et-L., série M, Police, dossier Prussiens. Série K,
Corr. des préfets. — Arch. de la ville de Nantes, série H', Prussiens, cinq cartons.
Rég. des dél. de la Mairie. — D'Andigné, Mémoires de la campagne de 1815 dans
la Vendée, Paris, octobre 1817. — Canuel (baron), Mémoires sur la guerre de Vendée,
Paris, 1817. — Lasserre, les Cent-Jours en Vendée, d'après les papiers du général
Lamarque. — Moniteur. — Journal de Nantes. (Le Moniteur reproduit généra-
lement les nouvelles locales figurant au Journal de Nantes.) — Journal politique
et litléraire de Maine-et-Loire.
640 LA REVUE DE PARIS
de Maine-et-Loire en son adresse au roi, vos fidèles Angevins
ont simultanément déployé la bannière des lys. Ils se sont
ralliés autour des chefs les plus dévoués à la cause sainte
de Votre Majesté et par une utile et glorieuse diversion, ils ont
contribué de tout leur courage au retour de Votre Majesté. »
Bien mieux, quand Nantes gémira sous la botte prussienne,
la commission de réquisition aura le cynisme d'écrire au
préfet, exagérant les chilTres : « Plus de 60 000 hommes ont
pris les armes et ont opéré une diversion qui, nous osons le
dire, n'a pas été inutile au succès des armées alliées. En effet,
nous avons forcé Buonaparte de détacher contre nous 25 000
hommes de ses meilleures troupes et en partie même de sa
garde. Sans cela, ces 25 000 hommes se seraient trouvés à la
bataille de la Belle-Alliance et en auraient peut-être rendu les
succès plus difficiles i. » Il aurait suffi, en effet, à Waterloo,
d'un poids si léger pour faire osciller en notre faveur les
plateaux de la balance qu'on peut accepter la thèse royaliste :
l'armée dirigée sur l'Ouest eût vraisemblablement été ce
poids fatidique.
L'Empire tombé, ces Alliés tant désirés envahissent la
France : les chefs royalistes, les paysans vendéens exultent.
Leurs bandes, hier vaincues, aujourd'hui triomphantes, assis-
tent narquoises au départ des troupes de Lamarque qui,
laissant à Nantes la division Estève, et confiant la ville de
Napoléon à la vigilance des gardes nationaux, ramène vers
Paris ses régiments fatigués.
Mais bientôt soldats impérialistes et royalistes, maintenant
ennemis, vont communier dans la même pensée. C'est l'inva-
sion, c'est la présence de l'étranger qui va fondre les partis,
dégageant dans l'âme des rebelles un patriotisme qu'ils igno-
rent. Il suffit pour cela d'un bruit qui se répand : les Alliés
vont dépecer la France et se la partager. A cette nouvelle,
une vive indignation s'empare des corps royalistes. Sapinaud,
et La Roche jaquelain chargent MM. Duchesne et Duperat de
1. Le chilïre de 25 000 hommes est de beaucoup exagéré, 10 à 12 000
hommes tout au plus. Dans ce chiffre de 25 000 sont sans doute compris les
gardes nationaux, les fédérés, les chasseurs vendéens. Mais, par contre, il faut
mentionner l'absence à l'armée de Waterloo de tous ceux des rebelles qui
étaient « réfractai res ».
LES PRUSSIENS EN 1815 641
se rendre à Cholet, de porter à Lamarque leur vainqueur « le
vœu unanime de tous les chefs vendéens » de se réunir à ses
troupes pour combattre comme Français toutes les tentatives
de puissances étrangères qui auraient pour but le démembre-
ment de la France. Lamarque ayant quitté Cholet, Delaage
les reçoit et les félicite. « Pensez-vous, répliquent les deux
messagers, que nous sommes moins bons Français que vous?»
Lamarque averti répond aussitôt aux Vendéens : « Vous
venez de faire une déclaration qui vous honore trop pour
que je ne la fasse pas savoir à la France entière. Elle recon-
naîtra que ceux qui se sont battus pour des opinions diverses
n'en conservent pas moins un cœur tout français. » Le
prince d'Eckmuhl, ministre de la Guerre, dans un ordre du
jour à l'armée, proclame : « Les Vendéens nous donnent
un puissant exemple. » Il mande à Lamarque la satisfaction
qu'il éprouve ; il signale l'inquiétude où l'on se trouve des
projets de démembrement : « Ce n'est que par notre union
et notre réunion franche au gouvernement, déclare-t-il, que
nous pouvons éviter ce grand malheur. »
Lamarque réunit les généraux vendéens : il leur propose
d'utiliser leur masse, si jamais ils doivent combattre pour
l'indépendance nationale. Quant à lui, laissant la police des
pays insurgés aux insurgés eux-mêmes, il marchera sur Tours.
« Le sang français doit cesser d'être versé par la main des
Français ; nous sommes aujourd'hui tous unis pour la même
cause. » Loyalement, il met, lui impérialiste, son épée et ses
troupes au service du roi : « N'oublions pas que les Russes, les
Prussiens, les Anglais sont chez nous ; ce sont là nos seuls et
vrais ennemis. »
Bientôt pourtant la défiance reparaît, pour une question
de cocarde : Sapinaud s'aperçoit que les légionnaires de
Lamarque arborent encore la cocarde tricolore. Il s'indigne,
il écrit au général Delaage que « si tous les Français étaient
forcés de marcher contre ceux qui tenteraient de démem-
brer leur patrie, la seule bannière qui les rallierait serait la
bannière sans tache des lys ». Quelques jours plus tard, dans
une lettre à Lamarque, il proclame sa confiance dans la parole
des Prussiens : leurs déclarations pacifiques lui sont une
garantie.
lor Octobre 1915. 13
04 2 LA HKVIK DK PARIS
La cocarde tricolore n'otîusquera pas longtemps les regards
des intransigeants : au nom du salut de la Patrie, Davout
demande, le 16 juillet, « un grand sacrifice » aux soldats de
Lamarque, il leur enjoint de prendre le drapeau blanc. Le
21 juillet, comme les troupes atteignent Tours, Lamarque
donne l'ordre de détruire drapeaux, fanions, cocardes : le
drapeau blanc, comme en 1814, abrite sous ses plis les soldats
de la Révolution et de l'Empire. Puis, conformément aux
conventions, il passe sur la rive gauche de la Loire, laissant
la marée prussienne inonder rapidement la rive droite ; les
régiments, la rage au cœur, traversent le fleuve. La division
Estève franchit les ponts de Nantes la veille même du jour où
l'avant-garde prussienne pénètre dans la ville. Elle rencontre,,
dans la Vendée départementale, les corps royalistes sur le
pied de guerre : quelques regards haineux de part et d'autre, .
certaines communes sonnent le tocsin ; mais aucun incident
grave. Estève remonte vers Niort, où doit s'opérer la dislo-
cation de l'armée de l'Ouest.
*
* *
Les paysans de la rive droite voient avec plaisir s'éloigner
les régiments impériaux ; eux qui depuis Charles VII n'ont
jamais connu d'invasion, ils ne s'elTraient pas de l'arrivée des
troupes prussiennes, — des troupes alliées. Ce mot « Allié »
prend pour eux un sens prestigieux ; il leur rappelle le duc de
Brunswick lançant le premier à la face de la Révolution son
insolent manifeste.
L'avant-garde prussienne atteint, le 2 août, les premières
communes des pays angevins. Les proclamations des envahis-
seurs sont tout miel. Le général comte Tauentzien, qui com-
mande le 7® corps, déclare : « Ce n'est pas comme ennemis que
nous entrons chez vous ; soyez tranquilles, restez dans vos
villes et villages ; personne ne sait mieux apprécier votre géné-
reux et héroïque dévouement pour la cause de votre roi, que
l'armée prussienne. Vos familles, vos biens seront respectés ;
vous n'aurez à pourvoir qu'à la subsistance et au logement de
mes troupes. » Les paysans accueillent avec sympathie sou-
vent, avec enthousiasme parfois, ceux qui leur ont ramené le
LES PRUSSIENS EN 1815 64 3
roi légitime. A Châteaubriant, les lanciers prussiens sont reçus
par le maire « décoré de son écharpe », accompagné d'une
partie de la garde nationale et de la division de l'armée royale
de M. de Larochequairie. « Les cris mille fois répétés de Vive
le Roi, vivent les libérateurs de la France! se font entendre. Les
braves Prussiens répondent par des cris d'allégresse. » Le
lendemain, Te Deum à l'église, feux de joie sur la place, ban-
quet auquel assistent officiers de l'état-major de l'armée
royale, officiers prussiens et fonctionnaires publics, toasts au
roi, à la paix, aux Alliés, feux d'artifice, danses, toutes les
manifestations des réjouissances populaires.
Courtes illusions ! Les bruits de démembrement se répan-
dent dans les campagnes, alors du reste qu'ils n'ont plus
leur raison d'être. On cite le mot du roi^ — du roi lui-même
— pour sauver le pont d'Iéna : «Je sauterai avec lui si vous
y mettez la mine » et d'autres paroles analogues ^
Tous ces récits commencent à briser la légende enchantée ;
la dure réalité de l'occupation prussienne achèvera rapide-
ment la transformation des esprits.
Un joug affreux pèse en effet sur le pays occupé. Le Maine-
et-Loire souffre le premier, puis une trombe de 13 700 hommes
et 3 600 chevaux ravage la Loire-Inférieure. Il ne s'agit pas
d'apprécier le dévouement des paysans pour la cause du roi,
mais bien plutôt d'apprécier leur blé, leur seigle, leur avoine,
leur vin, leur eau-de-vie. Les réquisitions pleuvent dru comme
grêle. Les Prussiens ne perdent pas de temps : dans le court
délai de 24 heures on demande 20 000 rations d'avoine, 40 000
rations complètes de vivres pour le magasin de la Flèche ;
comment suffire à toutes ces demandes? Le général en chef
a fixé la ration pour un cheval et par jour : il semble donc
qu'on sache ce qu'il faut pour un nombre déterminé de
chevaux ; mais l'arithmétique ici manque de précision. La
1. « I.a conduite dos armées alliées, avait-il dit, réduirait incessaiument mou
peuple à s'armer en masse contre elles, à l'exemple des Espagnols. Plus jeune,
je me mettrais à sa tête ; mais si l'âge et les infirmités ne le permettent, du
moins je ne veux pas sembler conniver aux violences dont je gémis. » — Un
des vicaires généraux lui ayant demandé s'il voulait qu'un Te Deum fut chanté
après la messe : « Un Te Deum, monsieur, y pensez-vous ? » répondit le
monarque. Le vicaire comprit et se retira les larmes aux yeux.
644 LA REVUE DE PARIS
consommation de l'avoine est énorme : « La moitié est perdue
et jetée sous les pieds des chevaux », écrit le maire de Joué.
De même pour la ration des soldats; force est à l'habitant de
la doubler et même de la tripler. La table du général regorge
des mets les plus délicats, des liqueurs les plus fines. Ses
exigences épuisent la commune de Baugé, écrit le maire.
Celui-ci, à la fin, est contraint de s'adresser au préfet pour
obtenir, par la voie de la réquisition : 1° cinquante bouteilles
de vin de haut Anjou ; 2° dix bouteilles de Kirchwasser ou
autres liqueurs fortes ; 3» ^ix jambons ; 4^ douze langues
fourrées.
La gloutonnerie des hommes dépasse tout ce que pouvaient
rêver les géants de Rabelais ; campés dans un pays riche, ces
barbares venus de régions infécondes, gourmands par nature,
épuisés par les misères de la guerre, donnent à leur appétit
de robustes revanches. « Trois soldats morts, dans les envi-
rons d'Angers, appellèrent l'attention de leurs chefs, qui les
crurent d'abord empoisonnés. Ces malheureux furent ouverts :
on trouva dans l'estomac de chacun d'eux sept à huit livres
de viande. Comme pour le loup glouton, un morceau qui
n'avait pu passer le gosier, montrait qu'ils avaient été
étoufîés. » Ces hordes d'Attila dévorent même les grains gardés
pour la semence : « elles violentent la nature et épuisent jus-
qu'aux derniers moyens». Dans les vignes, pareilles aux nuées
d'insectes qui rongent les fruits à peine formés : « elles man-
gent et enlèvent les raisins qui n'ont pas acquis leur matu-
rité ».
La bonne chère, le vin ne vont pas sans le tabac. Les grosses
pipes allemandes en absorbent d'invraisemblables quantités.
Les communes où l'on ne fume pas, mal approvisionnées,
sont plongées dans le plus grand embarras. Les entreposeurs
doivent, « bien qu'il y ait impossibilité j)hysique», alimenter
les entrepôts d'une façon suffisante.
Parfois les Prussiens accommodent leurs exigences d'un
petit couplet en faveur de l'alliance. Le colonel du 7^ lan-
ciers requiert les gens d'Ancenis d'apporter 400 étrilles,
autant de brosses, 16 000 clous pour les fers des chevaux,
400 aulnes de linge ; il ajoute : « Je vous donne l'occasion si
déirée des bons sujets du roi de montrer votre zèle pour sa
LES PRUSSIENS EN 1815 645
cause et celle des Alliés et de prouver combien ces bruits ont
été vains qui me sont parvenus, que la ville n'avait jamais
été pour le roi. » Payer au roi de Prusse, c'est affirmer ses
sentiments pour le roi de France.
Quand l'Allemand rapace et vorace n'obtient pas ce qu'il
désire, le coup de sabre appuie son éloquence impérative.
Au paysan qui gémit, le reître objecte : « En Allemagne, les
Français en ont fait bien d'autres. »
Les royalistes s'ajoutent aux: Prussiens pour épuiser le pays,
occupant les mêmes paroisses tour à tour ou simultanément.
Certaines divisions vendéennes profitent âprement de la situa-
tion. Le général de Landemont contraint la garde nationale
d'Ancenis à déposer les fusils à la mairie ; les Prussiens, leur
dit-il, punissent de peine de mort toute personne convaincue
de conserver des armes à feu. Les armes une fois remises,
Landemont s'en empare. A Riaillé, au moment où le maire,
« décoré d'une écharpe blanche à frange jaune, en faux
galons » distribue leur ration aux soldats prussiens, une
bande de royalistes fait irruption, attirée par l'odeur de la
curée ; elle exige sa part. Les hommes ont des fusils, il serait
dangereux de ne pas acquiescer.
Écrasé par les réquisitions, molesté, ruiné, l'habitant se
sauve ; il met la Loire entre l'envahisseur et lui. Royaliste,
il luttait hier contre les troupes de Lamarque ; il demande
aujourd'hui protection aux soldats de Lamarque contre les
alliés du roi. A Nantes, les départs sont si nombreux que le
ministre de l'Intérieur écrit au maire : « L'exode, en dimi-
nuant le nombre des habitants, augmente les charges de ceux
qui restent. » A Ancenis, on juge prudent de faire passer de
l'autre côté du fleuve les jeunes filles de dix à douze ans.
*
A Nantes, la situation est spéciale. A l'annonce des
Prussiens, la ville trembla. On craignait les désordres « qui
suivent les armées victorieuses » ; cité riche, peuplée de
80 000 habitants, Nantes avait le droit d'envisager sous
les plus sombres couleurs la ruée étrangère. Le bruit s'y
répandit qu'une contribution de guerre de trente millions
6 16 LA REVUE DE PARIS
allait l'écraser. L'avant-garde, « un corps de hussards de
belle tenue», y fait son entrée le 8 septembre; 6 000 hommes
suivent. La préfecture, la mairie adressent de pressants
appels à la population : « On doit redouter les maux qui pour-
raient retomber sur la ville entière, si quelques ennemis de
l'ordre, si quelques perturbateurs du repos public excitaient
par des injures et des menaces la vengeance et l'inimitié de
ces troupes. » Le maire, baron Dufou, se montre à la hauteur
de sa tâche difficile. Usant tour à tour de diplomatie et d'éner-
gie, il parvient à conserver le calme dans la ville et chez les
Prussiens le respect des intérêts dont il a la lourde charge.
Une réglementation habile, une surveillance étroite maîtrisent
les quartiers turbulents ou plus particulièrement patriotes :
Dufou entretient à cette intention « une police mystérieuse».
Les charges sont réparties équitablement. Défense rigoureuse
de sortir de la ville ; en cas d'absence et de non-représentation,
les chefs prussiens logent à l'auberge, aux frais des absents,
Dufou obtient que la plus grande partie des soldats soient
placés dans les casernes. Il s'entoure d'une commission dont
les membres, choisis parmi les habitants les plus éclairés,
consentient à partager avec lui la responsabilité. « Dans quelle
immensité de détails, écrira Dufou, il a fallu entrer pour satis-
faire à des goûts, à des fantaisies, pour apaiser le murmure que
le moindre refus ferait naître ! »
Le préfet de Brosses — intervertissant les rôles — seconde
le maire ; de lui-même il ne sait que gémir. Entre deux gémis-
sements il clame la gloire des ennemis, il écrit à Blûcher :
« La nation française et les habitants de ce département en
particulier n'oublieront jamais ce qu'ils doivent à la magna-
nimité du roi de Prusse et à la bravoure de ses armées. » Mais
il ajoute : « Je ne crains pas de le dire, parce que vous avez
trop d'élévation dans les idées pour que la vérité vous blesse :
l'occupation de notre département par les troupes alliées
achève de le dévaster absolument. » Seule la dernière phrase
est de circonstance.
Grâce aux mesures prises, l'occupation de Nantes ne
suscite pas les colères dangereuses qu'on a pu craindre. Visi-
blement d'ailleurs les Prussiens ménagent la ville : ils ne
s'y sentent point en sûreté. Des manifestations significatives
LES PRUSSIENS EN 1815 647
•décèlent, dans le calme apparent, l'orage toujours possible.
Dès le 12 août, un scandale se produit : coïnme le comman-
dant des troupes, général Thielmann, sort de l'hôtel de France
pour se rendre au spectacle, trois à quatre cents personnes,
réunies sur la place Graslin, l'accueillent aux cris de : « Vive
la nation, vive l'indépendance, vivent les royalistes, à bas les
Prussiens! » Du café Grandseau, d'autres cris font écho :
« Vive Napoléon, vive l'empereur, à bas les Prussiens! » Des
gendarmes chargent l'attroupement.
Ce jour-là, deux groupes hostiles se rencontrent dans la
même pensée ; d'autres fois, les impérialistes accusent les
royalistes de pactiser avec l'étranger. Le dimanche qui suivit
ces incidents, on donnait au théâtre une pièce intitulée : les
Héritiers Michaiid ; le portrait d'Henri IV ayant paru sur
la scène y fut outrageusement sifllé. Un autre jour, un
sieur Lambert est arrêté pour avoir dit méchamment à un
■ofiicier prussien que « les dames royalistes étaient bien satis-
faites de leur arrivée I »
La différence de langues cause de part et d'autre bien des
•éncrvements. Chaque jour des rixes éclatent entre marins
français et soldats prussiens, dans certaines maisons crapuleuses
de la Fosse. Partout, malgré l'accalmie appai'ente, malgré
l'adresse du maire, on sent l'effervescence croître. Les Prussiens
regardent avec défiance les rues étroites, encadrées de hautes
maisons sombres, les canaux profonds ; ils se souviennent
des luttes dont la ville a été le théâtre : une inquiétude les
prend. Ils quittent Nantes prématurément, pour n'y plus
revenir ^
*
ï^artout, dans l'Ouest, la résignation des premiers jours fait
place à la haine, dans les campagnes surtout, où la soldatesque
prussienne est plus éloignée des officiers.
Le préfet de Maine-et-Loire prévient le commandant des
troupes, à propos de l'occupation exagérée du petit bourg
•de .Juvardel, que les habitants « qui avaient, avec empres-
1. Les corps prussiens partirent les 25 et 26 septembre pour le Calvados et
la Manche.
6 18 LA REVUE DE PARIS
sèment et cordialité, fait tous les sacrifices dépendant d'eux,
se trouvent hors d'état de pourvoir à la subsistance de mili-
taires toujours plus exigeants. Il est à craindre que le déses-
poir ne produise des événements fâcheux. « A Savenay, en
Loire-Inférieure, les royalistes sont extrêmement montés
contre les Prussiens. « On parle d'un mouvement qui s'or-
ganise. Ce serait le signal de la guerre civile. » Les gens de
Blain veulent s'unir à ceux de Cambon et lever l'étendard de
la révolte. A Saint-Étienne-de-Montluc, les paysans, qui reçoi-
vent des coups de plat de sabre quand ils refusent d'obéir,
sont poussés à des actes extrêmes. L'un d'entre eux, en train
d'arranger son mulon de foin, déclare à un détachement
étranger : « Je n'en donne point aux coquins. » Les Prussiens,
à ces mots, bondissent, mais notre homme en blesse quatre ^
A Carquefou, centre royaliste, dans la nuit du 3 au 4 sep-
tembre, les habitants se réunissent au son de la caisse. L'ad-
joint Bécavin, chouan de marque, les excite à l'attaque du
détachement saxon qui opprime le bourg. Probablement ne
se sentent-ils pas en force? Ils regagnent leurs maisons sans
coup férir. A Angers, un tailleur nommé Pelu, à la suite
d'une altercation avec un soldat, se barricade chez lui, tire
sur les Prussiens lorsqu'ils veulent briser sa porte, en blesse
deux et ne capitule que lorsqu'il a brûlé toutes ses cartouches.
On le prend, on l'emmène en quelque lointaine forteresse.
Ainsi, pour lier de nouveau par un sentiment unanime tous
ces cœurs séparés par la guerre civile, il fallait le joug de l'oc-
cupation étrangère. Quelques jours suffisent pour refaire l'unité
nationale entre ceux qui avaient combattu les Prussiens et
ceux qui les avaient appelés de leurs vœux.
Les fonctionnaires, les maires que le pouvoir royal venait
de rétabhr ou de nommer cessent vite d'obéir eux-mêmes
aux exigences des Alliés, Le maire d'Ancenis démissionne,
d'autres regimbent. M. de Terves, maire de Cheffes, las de
courir en tous sens pour approvisionner le magasin commu-
nal, écrit au préfet avec humour : « Souffrez que je prenne
1. Il reçoit comme peine trente coups de nerf de breuf. Le maire, IVl. de Che-
vigné, écrit : « Je dois dire à la louange du commandant des volontaires royaux
prussiens que la correction faite, il a fait panser mon homme et lui a donné
fi francs, sur ce qu'on lui a dit qu'il était très pauvre et avait beaucoup d'enfants. »
LES PRUSSIENS EN 1815 649
un peu de repos ; après avoir servi trente ans sur mer, un
peu plus vous feriez de moi un officier de cavalerie. » Le
maire de Carquefou dit aux Prussiens : « Allez dans la com-
mune voisine, elle est bien plus riche que la mienne. » L'au-
torité préfectorale ne goûte pas la plaisanterie et punit le
maire trop avisé. Le maire de Nort, M. de Cornulier-Luci-
nière, écrit au préfet de la Loire-Inférieure : « Nous avons
reçu un gouverneur pour commander notre forteresse. Cet
officier demande des renseignements statistiques, que je ne
voudrais lui remettre qu'après vos ordres. Nous sommes Fran-
çais et nous ne devons, je pense, donner aucune connaissance
de nos ressources ni de notre population aux étrangers. »
Mais les Prussiens s'emportent, punissent les récalcitrants.
Le sous-préfet de Baugé reçoit l'ordre de payer aux troupes
une certaine quantité de tabac ; le lendemain, ne recevant
rien, l'inspecteur des vivres lui accorde jusqu'à deux heures
après-midi pour se soumettre ; à défaut de quoi, il sera placé
chez lui (( personnellement une exécution militaire qui ne
quittera qu'après l'entière liquidation ». Menace qui fut effec-
tivement réalisée : un sous-officier et dix militaires occupèrent
la maison du sous-préfet.
La plus célèbre, la plus dramatique des exécutions de ce
genre fut celle du préfet de Maine-et-Loire, baron de Wismes ^.
Déjà, en quittant le Maine-et-Loire, le préfet impérial, baron
Galéazzine, avait conseillé l'union de tous les Français pour
empêcher le démembrement du territoire national. Son suc-
cesseur fit passer dans le domaine des faits ces théories de
résistance. Devant l'insolence étrangère il osa lever le front ;
administrateur royaliste d'un département français, il brava
en face ceux qui se disaient les amis du roi ^.
Dè^s les premiers jours de l'occupation, il prend la défense
énergique des populations spoliées. L'intendant prussien
réclame dans les vingt-quatre heures 20 000 rations d'avoine,
1. En 1817, de Wismes refusera de livrer aux Anglais les statues tombales
de Henri II Plantagenet, Richard Cœur de Lion, Eléonore de Guyenne, Isabelle
d'Angoulême, statues de l'ancien couvent de Fontevrault.
2. Déjà, en 1814, sous-préfet de Soissons, il avait été fait prisonnier par les
Russes (14 février), conduit au quartier général de Winzingerode et retenu
jusqu'au 31 mars, après la capitulation de Paris.
'ÔÔO LA REVriC DK PARIS
40 000 de vivres ; de Wismes proteste. L'intendant maintient
ses prétentions ; le préfet expédie une députation à Paris et
répond avec une politesse très digne que dans l'intérêt des
deux parties en cause, le ministre de la Guerre tranchera
le différend. Première escarmouche; le lendemain la lutte va
se renouveler plus ardente.
Outre des réquisitions incessantes, bizarres ou vexatoires,
mais toujours très lourdes, les Prussiens imposent au pays
une contribution de guerre de un million de francs. Le roi
promet d'indemniser les populations des sacrifices consentis.
Les Prussiens ne se contentent pas de cette somme globale, ils
lèvent sur les départements par eux occupés des impôts consi-
dérables. Aux termes des stipulations, les troupes prussiennes
osit le droit d'exiger ce qui est nécessaire à leur subsistance,
non des charges en argent. En Maine-et-Loire, le général
Thielmann réclame cependant 300 000 francs, en plus de
200 chevaux et de l'attirail de deux pièces de canons.
A cette nouvelle, d'Andigné, commandant les troupes
royales, court chez le général prussien ; il invoque les enga-
gements, il plaide la misère de l'Ouest. « Nous avons reçu
les Prussiens avec plaisir, ajoute-t-il, nous avons même désiré
leur arrivée, parce que nous voyions en eux les auxiliaires du
roi de France. Vous nous trouverez donc disposés à satisfaire
à tous leurs besoins, tant que leurs demandes ne nous paraî-
tront pas intolérables. Mais, dans ce cas, nous avons prouvé
depuis longtemps que nous saurions nous défendre ^. » De
Wismes déclare à son tour que la contribution est irrégulière,
et qu'il ne se rendra pas complice de l'arbitraire allemand.
Au-dessus du général divisionnaire Thielmann est le géné-
ral de Borcke qui réside au Mans. De Wismes de la défensive
passe à l'attaque ; il écrit à de Borcke que, devant les charges
nouvelles, il ne répond pas d'assurer plus longtemps les besoins
de ses troupes. Le 17 août il reçoit l'ordre de se rendre au
Mans ; là, on l'avertit, on le menace.
Revenu à Angers, il ne s'amende point. Le 24 août, dans
une longue lettre, il discute encore pied à pied toutes les exa-
t. L'état général des charges imposées à tout le Maine-et-Loii'e s'éleva à
2 176 271 francs. La liquidation en trf.î.-ia jusqu'en 1824.
LES PRUSSIENS EN 1815 651
géràtions comptables de l'intendant prussien. Cette fois, la
fureur allemande est à son comble. Quelques jours après,
comme le collège électoral se trouve réuni dans la salle de la
préfecture, un officier avise le préfet de se tenir prêt à partir
le soir même pour la Prusse.
Mais d'Andigné, « qui ne voit rien de plaisant à être enlevé
ainsi ->, dit à de Wismes : « Êtes-vous bien décidé à vous
laisser emmener? — Et comment faire autrement? — Si vous
y consentiez, dans une demi-heure vous trouveriez mes che-
vaux à la petite porte de votre jardin ; à quelques lieues
d'ici, vous passeriez facilement la Loire et vous iriez établir le
siège de votre administration à Saumur, très tranquillement. »
La proposition était hardie, digne de celui qui, dans un jour
de tempête, tint tête au premier Consul ; mais elle parut d'une
réalisation difficile. Le roi l'eût-il couverte de son autorité,
eût-il accepté cette préfecture irrégulière, dressée contre la
tyrannie prussienne? De Wismes refusa. « Alors, ajouta
d'Andigné, souffrez qu'en cours de route, je vous fasse déli-
vrer par mes hommes. » Le préfet refusa encore ; peut-être
tint-il à demeurer dans la légalité. Le soir même, il commença
vers la frontière, à travers l'année ennemie, un long et dur
voyage. Aucune avanie ne lui fut épargnée, avant qu'il attei-
gnît la citadelle de Juliers, lieu de son internement.
Lui parti, force est au conseiller de préfecture qui remplit
l'intérim, de se rendre aux exigences des Alliés. Il réunit les
notables du département à Angers, leur fait part de l'ulti-
matum de l'intendant prussien, qui menace de faire venir
plusieurs autres régiments, si l'on ne cède immédiatement.
L'assemblée, ayant émis une protestation de pure forme,
accepte d'accorder « aux demandes faites sous la puissance
des baïonnettes » des fournitures d'habillement et d'équi-
pement pour une valeur de 140 000 francs. L'offre est rejetée.
L'intendant renouvelle la sommation de payer dans les
24 heures 300 000 francs en espèces, sous peine d'exécution
militaire. Malgré d'Andigné qui s'écrie : « Ne donnez rien »,
ces bourgeois angevins, « hommes d'opinions diverses, inca-
pables pour la plupart de la moindre fermeté », préfèrent
une soumission rassurante à un refus périlleux : ils versent
les 300 000 francs.
652
LA REVUE DE PARIS
* *
Il faut le dire à l'honneur de la noblesse : les résistances
vinrent surtout de son côté ; la bourgeoisie, patriote, certes,
mais plus attachée à ses intérêts matériels, n'aimait point les
affaires inutilement compromettantes. Les nobles, au con-
traire, une fois dégagés, par la brutalité et l'âpreté des Alliés,
des sentiments de reconnaissance qu'ils croyaient leur devoir,
prirent résolument une attitude hostile.
On connaît le duel qui, à Angers, mit face à face le chevalier
du Boberil et le comte de Fickenstein, commandant un corps
de lanciers prussiens. Le premier, insulté, provoque le second,
et le tue. Les officiers prussiens, furieux et humiliés, parlent
aussitôt de s'aligner, au nombre de cent, contre cent Français.
Le gant est relevé : officiers royalistes, officiers en demi-solde,
bourgeois, jacobins ardents même, demandent à s'inscrire
pour faire partie des cent champions. L'autorité supérieure
intervient sans doute : l'affaire en reste là,
D'Andigné ne demeure pas une minute sans organiser la
résistance. Nommé au commandement de la Mayenne par
le duc de Bourbon, la veille de l'arrivée des Prussiens à
Laval, où déjà les caisses et les registres ont été enlevés par
les soins du préfet, baron d'Arbelles, il fait cacher les armes
dans les campagnes, il disperse en des lieux ignorés les étalons
du dépôt de Craon, Grâce à ces mesures, les Prussiens ne
trouvent dans le département ni caisses, ni armes, ni rensei-
gnements d'aucune sorte ^.
Envoyé quelques semaines plus tard en Maine-et-Loire, il
y arrive trop tard, lorsque les Prussiens occupent déjà Angers
depuis plusieurs jours. Aucune précaution n'a été prise pour
dissimuler les ressources du pays. Les Prussiens se hâtent
de consulter les registres du receveur général : depuis six
mois les impôts n'ont pas été payés. De là l'intransigeance,
la dureté prussienne, plus marquées dans ce département
qu'ailleurs. Mais d'Andigné ne laisse passer aucune injustice.
1. Ajoutons que, politiquement parlant, d'Andigné se montra aussi... éner-
gique. Dans une seule journée, il destitua quarante maires et adjoints suspects
d'impérialisme. Ce n'était peut-être pas le moyen de faire l'union.
LES PRUSSIENS EN 1815 653
aucune vexation sans protester. Un jour, il se rend à la
parade, et devant tout l' état-major du général de Borcke, il
se plaint des grossièretés d'un régiment prussien. Il fait mieux
et prépare la révolte : le paysan n'attend qu'un signe pour se
soulever en masse, les chefs des paroisses offrent leur épée ;
l'armée de Lamarque étouffe et gronde dans ses campements
d'outre-Loire, tous, généraux, officiers et soldats, ne deman-
dent qu'à combattre. Les Prussiens ont 40 000 hommes dans
l'Ouest, d'Andigné veut en réunir 100 000. Mais on lui fait
dire de bien s'en garder : toujours prudent, Fouché n'entend
point voir se former une pareille armée irrégulière dont les
exigences demain pourraient être excessives.
En Loire- Inférieure, le comte de Coislin, celui qui, aux
Cent-Jours, organisa dans le nord de ce département la lutte
contre l'Empire, écrit au préfet : « J'ai empêché toute la jeu-
nesse départir pour Bonaparte... Faut-il, pour empêcher que les
Prussiens aient un prétexte de se répandre dans les campagnes,
leur montrer plus de force ou devons-nous leur laisser le champ
libre? « Terrien, dit Cœur de Lion, l'un des plus féroces chefs
de bandes de la Loire-Inférieure, rôde autour de Château-
briaut, prêt à intervenir au moindre appel des habitants.
Dans le Morbihan, les Prussiens ne parurent pas^ Une
tradition rapporte qu'ils reculèrent devant une menace du
général Sol de Grisolles. Ce fait est peu probable, le général
chouan ayant tout au plus avec lui quelques milliers d'homm:s.
Ce qui est indiscutable, c'est l'hostilité du chef morbihannais
envers les Alliés. La veille il tendait la main aux Anglais, dont
il recevait, à l'embouchure de la Vilaine, armes et munitions ;
aujourd'hui, il écrit au commandant des troupes d'occupation
d'éviter les paroisses bretonnes rangées sous ses ordres.
Cependant les chefs royalistes s'exagéraient leur puissance.
D'Andigné parle de réunir facilement 100 000 combattants,
1. Le pitfct, Musnicr-Lacconverserie, par une proclamation infâme, datée
du 7 septembre, avait annoncé ainsi la prochaine arrivée des Allies : «C'est
pour vous délivrer d'un joug affreux sous lequel nous gémissons que les Prus-
siens ont quitté leur pays ; c'est pour consolider notre tranquillité qu'ils restent
parmi nous. » Par bonheur pour eux, les Morbihannais ne connurent pas la
joie annoncée, les Prussiens ne franchirent pas la Vilaine. Ils occupèrent l'Ille-et-
Vilaine en entier; en Loire- Inférieure, les arrondissements de Nantes, Ancenis,
Châteaubriant ; dans les Côtes-du-Nord, l'arrondissement de Dinan.
654 LA REVIE DE PARIS
compris << les royalistes armés, les troupes de ligne, quî
bien que fort affaiblies, formaient encore un noyau respec-
table et la majeure partie des citoyens qui jusqu'alors nous
avaient combattus. » En réalité, Sol de Grisolles et d'Andigné
ont-ils autour d'eux 10 000 hommes? Ce n'est pas certain.
Quant aux paysans, s'ils souffrent, s'ils tendent le poing, s'ils^
frappent isolément, on n'entrevoit pas bien pour eux, entourés,
cernés de tous côtés par les cantonnements ennemis, la possi-
bilité d'un soulèvement général. La plupart sont sans armes.
Ils parlent bien d'en prendre aux Prussiens : les habitants de
Cossé, dans la Mayenne, où est établie la réserve de l'artillerie
prussienne, proposent à d'Andigné de lui livrer artillerie et
artilleurs. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire. Quant à
l'armée de Lamarque, elle est en pleine dissolution. Par contre
il y a en France 1 135 000 étrangers ; dans l'Ouest, plus de
40 000 : tous bien armés, portant en eux cette force irrésis-
tible que donne la victoire.
Ce n'est pas que les Prussiens soient bien rassurés ; s'ils ont
confiance dans leur nombre, ils savent la bravoure légendaire
des provinces occidentales. Un des leurs, dit-on, monta sur les
hautes tours de la cathédrale de Nantes et tint, dans un geste
d'admiration et de respect, à se faire montrer la terre sacrée
de la Vendée, la terre des « Géants >. D'Andigné prend un
malin plaisir à grossir leurs craintes. Le général prussien lui
demandant la manière de combattre des Vendéens, il répond :
« Elle est facile à expliquer. Si vous veniez nous attaquer,
vous ne pourriez pénétrer dans le pays qu'en suivant la grande
route. Dans ce cas, nos hommes borderaient les haies et les
fossés. Bien à couvert, ils tireraient sur vos gens comme on
tire à la cible. » Le Prussien considère, méiiant, les solides
gaillards qui accompagnent le chef chouan, et n'en demande
pas davantage.
Aussi bien les Prussiens multiplient-ils les précautions. ,
A Rennes, quelques coups de fusils s'étant fait entendre, le
général Tauentzien donne l'ordre de désarmer toute la ville.
Les campements sont couverts par des feux établis de distance
en distance et surveillés chacun par un bivouac de quatre
hommes. A la moindre apparence de danger, les feux s'allu-
ment, propageant au loin l'appel d'alarme.
I.ES PRUSSIENS EN 1815 655
Le sommeil des soldats n'est pas à l'abri des alertes : dans^
la nuit du 19 au 20 septembre, un mauvais plaisant parcourt
les rues d'Angers, criant en allemand : « Vous allez être atta-
qués. » Il galope en chemise et en pantalon blanc ; comme il
parle leur langue, les Prussiens le prennent pour un camarade ;
afîolés, blêmes, ils bondissent hors des maisons.
Puis subitement, au moment où l'on s'y attend le moins,,
ils partent, fuyant devant l'ouragan qui monte.
*
* *
Leur contact abhorré consacra, pour un temps tout au
moins, la réconciliation française ; l'horreur qu'ils inspirèrent
fut la pierre de touche du patriotisme. Il y eut des exceptions,
mais il n'en faut pas exagérer l'importance. Qu'importe la_
conduite de ces maires qui ne voient dans l'attitude des impé-
rialistes à l'égard des Prussiens qu'une manœuvre destructive
dirigée contre le « gouvernement légitime» ! Qu'importe ce
souper intime offert par l'un d'eux au colonel saxon du
cantonnement de Thouaré, où l'on voit une « réunion
charmante de femmes, d'ofïiciers chouans » porter des toasts
au roi, aux Bourbons, aux Alliés, et MM. les ofîiciers du roi de
Prusse en porter aux dames, aux chouans, aux Vendéens !
Qu'importe ce spectacle donné au théâtre de Nantes que
les généraux prussiens « veulent bien honorer de leur présence »
et où « plusieurs officiers de l'armée royale » rencontrent le
prince Hermann de Hohenzollern-Helchingen ! Qu'importe
surtout, quand La Rochejaquelein, quand d'Andigné lancent
leurs appels vibrants de foi patriotique, qu'importe la défec-
tion de chefs tels que Saint-Hubert et Mornac refusant de
« réuuir leurs armées sans tache aux phalanges rebelles et
parjures », affirmant que « c'est une calomnie infâme d'avoir
osé dire que tous les chefs vendéens offraient de marcher
de front avec les traîtres qui ont voulu renverser le trône de
saint Louis, contre les puissances amies et généreuses qui
viennent avec tant de magnanimité prêter leurs bras pour
le rétablir ! »
Malgré tout, il reste que les cœurs éprouvèrent sous l'étreinte
germanique une humiliation profonde, une souffrance inat-
656
LA REVUE DE PAIUS
tendue, une révolte salutaire. L'invasion épura les idées. Ceux
qui virent les Prussiens de près, assis à leurs foyers, se rap-
prochèrent de ceux qui les avaient battus à Valmy et à
léna.
Un des chefs royalistes et non des moindres a écrit, au
lendemain des faits que nous venons de conter, ces paroles
mémorables : « La lin des discordes civiles doit être consi-
dérée comme le raccommodement qui termine une querelle
de famille ; et dans cette situation il faut fondre les anciennes
inimitiés en un même sentiment : V Amour de la Patrie. Il
n'y a qu'à désespérer des hommes chez qui ce sentiment
n'existe plus. »
Peu de chefs vendéens se montrèrent réfractaires à ce grand
sentiment. La Vendée rebelle, alliée à l'étranger et sourde aux
appels de la Nation meurtrie, avait à jamais disparu.
EMILE G A B C) K Y
LA PROPAGANDE ALLEMANDE
EN ESPAGNE
« La campagne entreprise en Espagne par les agents et les collabora-
teurs de l'Allemagne a pour objet d'isoler, dans la guerre actuelle,
la Péninsule de l'Europe et de lui fairejouer, dans l'ordre moral, le rôle
que la Turquie a joué dans l'ordre matériel. «
Cette réflexion est empruntée à une excellente brochure de
Alvaro Alcalâ Galiano, la Verdad sobre la giierra. Elle carac-
térise l'efïort véritablement prodigieux que, depuis le début
de la guerre, les Allemands déploient dans la Péninsule pour
faire prévaloir leurs arguments, leurs communiqués, leur
« vérité ». De cette fureur prosélytique est née toute une
littérature d'exportation, qui se répand jusque dans les pro-
vinces les plus reculées, grâce à une organisation de propa-
gande minutieuse et prévoyante. La presse étrangère a sou-
vent fait allusion à cette organisation, qui est d'autant plus
intéressante que, l'Espagne représentant, en quelque sorte,
pour les Allemands, le neutre inaltérable, le « neutre-type »,
on peut y voir l'application concrète des méthodes sur les-
quelles on comptait à Berlin pour effectuer la mobilisation
des sympathies mondiales.
Il est opportun, aujourd'hui que cette organisation revêt
1^"^ Octobre 1915. 14
658 LA REVUE DE PARIS
une forme qui paraît définitive, d'en rappeler le développe
ment et d'en dégager les caractères généraux.
*
* *
La catastrophe d'août 1914 ne trouva point — tant s'en
faut — le kaiser dépourvu de partisans en Espagne. Depuis
plusieurs années déjà, sous des impulsions plus commerciales
que politiques, un mouvement germanophile s'était dessiné
dans la Péninsule et rapidement amplifié. Les campagnes
anti-françaises de l'A. B. C. et de la Manana, le discours
anglophobe du leader jaimiste Vazquez de Mella en avril
1913, avaient, surtout dans les provinces du Nord, avivé bien
plus qu'éveillé des sympathies numériquement imposantes en
faveur de l'Allemagne. Mais ces sympathies étaient disper-
sées, indisciplinées et, pour ainsi dire, inorganiques. L'esprit
de méthode des agents d'influence germanique s'alarma, dès
les premiers jours, de cette déperdition de forces utiles. Le
commerce allemand d'exportation était naturellement désigné
pour reconnaître les amitiés sûres à l'étranger, les grouper
et les mettre en état de faire œuvre profitable. Aussi le Gou-
vernement s'empressa-t-il d'inviter les courtiers et les indus-
triels de l'Empire à entrer en rapports avec leurs corres-
pondants espagnols. C'est donc sous l'aspect de relations
épistolaires entre fournisseurs et clients que la propagande
teutonne se manifesta tout d'abord.
Dans la forme, cette propagande de la première heure appa-
raît comme improvisée, tâtonnante et sans cohésion. Dans le
fond, elle révèle, sous les apparences désintéressées de l'exal-
tation patriotique, la préoccupation d'un négociant qui voit
son crédit menacé. Le thème commun à toutes les missives
adressées par les maisons de Cologne de Nuremberg, de
Francfort, de Stuttgart, à leurs correspondants espagnols,
c'est d'abord la nécessité de permettre à la « vérité alle-
mande )' de se faire jour, u malgré les informations tendan-
cieuses des agences Reuter et Havas » ; c'est ensuite
l'opportunité de rassurer le commerce de la Péninsule sur la
situation du marché allemand, « toujours prêt, malgré la
guerre, à satisfaire aux demandes de la clientèle étrangère ».
LA PROPAGANDE ALLEMANDE EN ESPAGNE 659
Eli un mot, c'est pour sauvegarder des intérêts mercantiles
en péril, bien plus que pour exalter la « culture », la pensée
ou les armes germaniques, que les Allemands ont été amenés
à se créer en Espagne de nouveaux moyens d'influence. Ceci
explique la décision et la spontanéité avec lesquelles les grands
établissements des principaux centres industriels (Zeitz, Ulm,
Chemnitz, etc.) se sont transformés, au cours des premières
semaines de guerre, en agences d'informations politico-éco-
nomiques ou en succursales du Bureau des communications
près le Grand Quartier Général.
Voici, par exemple, la traduction d'une lettre-circulaire
adressée, dès la fin d'août, par une maison prussienne à
des commerçants de Castille et de Catalogne. Elle témoigne
de cet esprit à la fois pratique et patriotique que nous signa-
lions plus haut, et elle montre en outre comment a pris
naissance le fameux Nachrichlendicnst de Barcelone :
Berlin, le 28 août 1914.
Permettez-moi, Monsieur, de vous faire connaître que la plus grande
tranquillité règne en Allemagne et que tout y marche comme si nous
n'étions pas en guerre. On ne pense pas à établir un moratorium et,
le trafic des personnes et des marchandises (sic) s'étant régularisé,
les affaires reprennent de l'animation.
Le commerce dans les rues est ce qu'il était avant ; les restaurants
et les cafés restent ouverts jusqu'à une ligure avancée de la nuit.
Malheureusement, comme on a coupé à peu près complètement
nos communications avec l'étranger, nos ennemis profitent de cette
circonstance pour propager des mensonges sur l'Allemagne. Jusqu'ici
la campagne militaire allemande a été conduite avec une exactitude
mathématique. Liège, Bruxelles, Namur et la plus grande partie de
la Belgique sont en notre pouvoir. Nous avons obtenu de grandes
victoires sur les Français à Metz et à Mulhouse.
Me' référant à nos larges relations, je me permets de vous demander
si vous seriez disposé à accepter des ai'ticles de journaux allemands,
que je vous enverrais afin que vous les traduisiez et fassiez parvenir,
aux fins d'insertion, aux journaux espagnols sérieux ; de sorte que le
public apprenne la vérité sur la façon dont nous vivons en Allemagne.
Tout ce que vous lirez dans nos journaux avec la note « Amtlich »
(officiel), ou « von Generalstabe » (de l'état-major), 'ou « W. T. B. »
(Wolffs Telegraphen- Bureau), est la stricte vérité, car l'Allemagne est
si grande et si forte qu'elle ri^a pas besoin de mentir, comme le font ses
ennemis. On sait que, seul ment celui qui se sent faible ! Nous, nous
660 LA REVUE DE PARIS
ferons éclater la vérité non par des paroles, mais par des faits. Ce
nonobstant, il est nécessaire qu'à l'étranger on sache la vérité en
temps utile. Je vous prie de me répondre avecla plus grande promp-
titude.
P.-S. — Je suis obligé de vous écrire en langue allemande parce
que la poste n'admet pas de lettres écrites en d'autres langues.
Il ne s'agit encore que de faire parvenir à la presse sympa-
thique aux Impériaux, des extraits de journaux allemands et
de lui offrir une documentation orthodoxe.
Aussi toutes les lettres commerciales adressées d'Alle-
magne, en août et en septembre, à des maisons espagnoles se
terminent-elles à peu près invariablement de la même façon :
Permettez-moi de vous communiquer ci-joint des nouvelles véri-
diques de la guerre actuelle.
Parfois, le correspondant teuton croit devoir faire valoir
ses Nachrichten dans les termes mêmes qui lui serviraient à
recommander l'efficacité d'un produit pharmaceutique ou
l'indiscutable supériorité d'un acier trempé.
Je cite, entre cent documents de même ton, cette circulaire
rédigée en français et dont les passages en italiques, sont sou-
lignés dans l'original :
Cologne, le 5 septembre 1914.
Très honorés Messieurs,
Il est scandaleux de voir avec quels moyens la presse de nos ennemis
essaye à ameuter tous les pays contre l'Allemagne et comme elle
continue à déformer les succès brillants de notre armée et à cacher nos
victoires glorieuses sur toute la ligne.
Pour nous défendre contre ces mensonges et calomnies odieuses et,
supposant que vous poursuivez aussi avec intérêt les succès de la
guerre, je me permettrai de vous faire parvenir régulièrement comme
imprimés (probablement une fois par semaine) des rapports officiels
(comme celui ci-inclus) avec prière de les communiquer à vos amis
et, si possible, de les faire publier dans les journaux de votre pays ; pour
quelle action je vous serais très reconnaissant. Je répète encore
une fois expressément que ces rapports sont officiels et contiennent
la pure vérité.
Vous me feriez un grand plaisir en me disant si ces rapports vous
intéressent et s'ils vous parviendront régulièrement.
A vous lire, recevez. Messieurs, mes salutations sincères.
ED. WIELAND
LA PROPAGANDE ALLEMANDE EN ESPAGNE 661
Nous sommes donc, maintenant, en présence de rapports
imprimés, spécialement destinés à l'exportation en pay^
neutres.
Ces rapports imprimés avaient été devancés par un bulletin^
circulaire au duplicateur, rédigé en français et propagé béné-
volement, depuis le 28 août 1914, par un représentant de
commerce de Stuttgart, M. Karl Meinel.
Le premier numéro de ce bulletin débute par un avertis-
sement au lecteur :
N'ignorant pas que des journaux étrangers répandent des nou-
velles, sur notre pays et la marche de la guerre, qui contrastent étran-
gement contre (sic) la vérité, nous croyons bien faire de donner à nos
amis des traductions de telles nouvelles qui sont publiées sous le con-
trôle de notre gouvernement.
Pour comprendre ce que l'honnête industriel de Stuttgart
entend par « contrôle du gouvernement », il n'est que de
regarder l'enveloppe sous laquelle arrivent ses plis. Un timbre
humide placé sur la fermeture atteste en ces termes le visa
de l'autorité militaire :
Beglaubigt durch Generalkommando XIII (Kgl. Wurt.) Armee-
corps.
Ainsi les négociants de Madrid et de Barcelone sont assurés
de recevoir régulièrement la vérité sous estampille.
Bien que la collection des bulletins de M. Meinel ne soit
guère faite pour apporter des matériaux originaux aux histo-
riens de l'avenir, nous nous en voudrions de ne pas donner
un échantillon de cette prose. Voici la relation d'un combat
naval :
Berlin, 29 août.
Dans le courant de la matinée d'hier, pendant un temps partiel-
lement nébuleux, il s'est montré dans la mer, au nord de Heligoland,
plusieurs croiseurs modernes anglais et environ quarante bâtiments
plus petits. Il y avait des combats obstinés entre eux et nos forces
inférieures. Nos petits croiseurs s'élançaient vers l'ouest et alors, par
suite du temps qui offrait peu de regards, ils se trouvaient à la fois
en face de plusieurs forts cuirassés anglais.
Notre navire Ariadne s'enfonçait bombardé par deux grands croi-
seurs cuirassés armés d'artillerie forte. Ainsi, aussi, le navire de torpédo
662
LA REVUE DE PARIS
n» 187, bombardé par un grand nombre de navires anglais, fut sub-
mergé. Le chef de la flottille et le commandant sont tombés. Les deux
petits croiseurs Kuln et Mainz manquent.
D'après un avis de Reuter, eux aussi sont allés au fond. D'après la
même source, les navires anglais sont gravement endommagés.
Et maintenant une pittoresque image de la furie teutonne :
Des aéroplanes, des zeppelins et des automobiles cuirassées furent
dirigés vers l'ennemi comme des flèches. Superflu de parler de la bra-
voure des Allemands. Ils avancent dans de longues colonnes presque
fermées. S'il y a des lignes qui tombent sous le feu, de nouveaux
hommes s'élancent en avant. La supériorité des forces est telle que
l'on ne peut les arrêter, aussi peu que les vagues de la mer. La supé-
riorité des Allemands est basée dans le nombre de leurs canons et
surtout des machines à fusils *, dont Ils font usage d'une manière très
efficace. Le service des renseignements excellemment organisé avec des
aéroplanes et des zeppelins, ainsi que l'agilité extraordinaire des
troupes, sont les raisons pour la bonne chance des Allemands.
Le système d'information breveté par M. Meinel fut, dès
son apparition, perfectionné et mis au point par un organisme
créé à Francfort-sur-Ie-Mein et beaucoup plus autorisé, le
Nachrichtendienst ou Servicio de Infunnaciones para los paises
de lengiia espafiola y portiiguesa.
On ne trouvera pas le mot « autorisé » excessif quand on
saura que le Comité de ce « Servicio » réunissait, aux côtés
de personnalités du monde politique et commercial, plusieurs
consuls accrédités par des puissances étrangères, entre autres :
IJi" Ed. Dettmann, consul du Brésil ; Ernesto Langenbach,
consul de Colombie ; F. Panizza, consul de la République
Argentine ; Bernardo Wolfï, consul de Danemark.
Le Servicio de Informaciones, véritable succursale hispa-
nique de l'agence Wolfi", a publié, à partir du 28 août, une
feuille dont il a paru, jusqu'au mois de novembre, à des inter-
valles très irréguliers, près de vingt-cinq numéros rédigés en
espagnol et en allemand. Les titres des articles publiés dans
cette feuille dispensent d'en analyser le contenu : Mensonges
et Vérités, VOpinion étrangère, la Conspiration anglo-belge, etc.
On y trouve pêle-mêle des communiqués d'état-major, des
1. Maschinengewehre, mitrailleuses.
LA PROPAGANDE ALLEMANDE EN ESPAGNE 663
renseignements économiques, des commentaires plus ou moins
philosophiques et, par-dessus tout, une campagne de déni-
grement systématique contre la manière dont les Alliés font
la guerre.
Depuis le mois de novembre, le Servicio de Informaciones,
bien que toujours daté de Francfort, n'est plus imprimé dans
cette ville, mais à Barcelone (calle de Bruch), où se trouve
l'agence de propagande germanique pour l'Espagne, installée
dans le quartier de Grâce, 8 et 10, calle de Santa Teresa, et
dirigée par le D^ Augusto H. Hofer.
Cette agence barcelonaise est d'une activité prodigieuse.
Non seulement elle assure la publication du Servicio, qui
paraît en quinze et vingt pages tous les douze jours environ,
mais encore elle lance une quantité inimaginable de tracts,
de bulletins et de feuillets d'une ou deux pages, imprimés
d'un seul côté et sur un papier pelure qui permet de les glisser
au besoin dans une lettre. La documentation de ces feuilles
volantes est réjouissante par sa diversité. Dans l'une, on repro-
duit, sans commentaires, la relation d'une bataille navale ;
la suivante est intitulée V Afghanistan ; une autre déplore
une catastrophe de la science internationale, et apprend aux
Espagnols que, si l'établissement du Corpus medicorum anti-
quorum et l'édition de l'épopée indienne Mahabaratha ont été
retardés, c'est par suite de la mauvaise volonté de l'Institut
de France. Une autre feuille porte cet intitulé mythologico-
métaphorique : le Tendon de C Achille britannique. Celle-ci, dans
le Kaiser au temple, vante un trait de l'impériale piété : Sa
Majesté, assistant à un office religieux dans une ville lorraine,
remarqua que les chanteurs, bien qu'accompagnés par huit
trompettes, manquaient un peu de ferveur. « Elle se mit alors
à marquer le rythme avec la main, en frappant sur son prie-
dieu. Et, dès la troisième strophe, les musiciens reprirent la
mesure ».
Voici un imprimé de quelques lignes sur les Prisonniers
de guerre au Maroc, un autre sur V Intelligence allemande et
la guerre. Que dire de celui-là qui est intitulé : KooolossaH II
y est prouvé, à grand renfort de citations, que cette expression
« colossal » était en usage dans la langue littéraire française
d'il y a un demi-siècle, et que c'est maUce ou gallomanie que
664 LA REVUE DE PARIS
de lui donner, comme on fait en France, une physionomie
teutonne.
Avec le temps, cette débauche de papier noirci parut bientôt
insuffisante. Le dogme de l'invincibilité allemande, qui avait
failli triompher à la suite des événements d'août 1914, s'affai-
blit rapidement chez les neutres quand on vit les troupes
impériales réduites, en Occident comme en Orient, à une pru-
dente défensive. Il devint alors opportun d'alîermir les enthou-
siasmes vacillants. De cette opportunité naquit, en février 1915,
à Barcelone, et également sous les auspices du Servicio, un
bulletin quotidien intitulé la Correspondencia alemana de la
guerra, qui se subdivisa bientôt en trois séries distinctes, tou-
jours constituées par des feuillets de papier pelure imprimés
d'un seul côté. L'une de ces publications reproduit les commu-
niqués des états-majors allemand, autrichien et ottoman
(radiogrammes lancés par les postes de Norddeich, de Nauen
et de Pola). Il y eut même un bulletin spécial qui prit le titre
de Servicio radiogràfico, mais son existence fut éphémère.
La seconde série contient des extraits de la presse mondiale,
choisis avec le discernement que l'on devine. La troisième
reproduit des articles qui semblent spécialement rédigés en
vue de l'édification des neutres. Ce sont les anciennes feuilles
volantes du Servicio. Il serait superflu de s'arrêter à discuter
la valeur de l'ensemble de ces productions. J'emprunte seu-
lement à la Correspondencia du 19 avril cette citation ; elle
me dispensera d'insister :
Le général J offre dictateur?
Des nouvelles de source parisienne bien informée font connaître
que, dans les milieux gouvernementaux français, il règne une certaine
anarchie. Le ministre des Affaires étrangères Delcassé est gravement
malade, et le président des ministres Viviani a perdu la tète (textuel)
devant la gravité de la situation. En raison de cette impuissance du
gouvernement civil, on dit que le généralissime Joffre a établi, bien
que non ofTiciellement, la dictature militaire. Il y a peu de temps, il
existait en France un mouvement très prononcé en faveur de la paix.
Mais le gouvernement britannique a fait savoir à Paris qu'une paix
séparée de la France obligerait l'Angleterre à continuer d'occuper
Calais, la paix fût-elle effective entre la France et l'Allemagne.
LA PROPAGANDE ALLEMANDE EN ESPAGNE 665
*
* *
La propagande allemande ne se limita pas aux extrava-
gantes publications du Servicio. Un petit bulletin de quatre
pages et d'aspect triste parut pendant quelque temps à Berlin
sous ce titre : Noticias destinadas à propagar la verdad en el
extrangero. Un cachet noir indique l'origine de ce périodique :
Bureau des deutschen Handelstages. On y trouve, à côté d'ar-
ticles sur la guerre, des renseignements d'ordre commercial
qui prouvent que l'Allemagne cherchait à se créer non seu-
lement des sympathies, mais des débouchés. Il existe, d'ail-
leurs, des Noticias une édition française destinée peut-être
au Levant, à la Suisse romande et au Canada.
Ce caractère mi-justificatif, mi-commercial, se retrouve
dan-s l'ensemble des publications de même esprit et de même
origine. Je ne les citerai pas toutes pour éviter de donner à ces
quelques pages l'allure austère d'une bibliographie. Mais on
ne saurait passer sous silence les périodiques de pure propa-
gande, comme, la Crônica alemana de la guerra, éditée par
l'Institut colonial de Hambourg; la Correspondencia conti-
nental, qui paraît à Berlin, sous la direction de L. Asch ; le
Correo de Alemania (édition étrangère du Bulletin de-la guerre),
qui s'imprime à Charlottenbourg ; la traduction espagnole des
Hamhurger-N achrichten ; l'organe des Allemands à l'étranger :
Das Echo, et la publication instituée en vue du développement
du commerce extérieur sous le nom de Revista de la Exporta-
ciôn alemana.
De son côté, la Chambre de commerce de Potsdam publie
en différentes langues — y compris la langue espagnole —
des tracts propres à édifier les neutres sur la résistance et les
ressources économiques de l'Empire.
Plus spécialement réservés à une clientèle austro-allemande
ou d'une germanophilie « introuvable », trois périodiques
paraissent à Madrid et à Barcelone sous une forme soignée,
sinon luxueuse. Ce sont : à Madrid, la Germania (revue hebdo-
madaire) ; à Barcelone, le Heraldo germanico (journal hebdo-
madaire) et la Germania (revue bi-mensuelle).
La Germania de Madrid, avec une collaboration mi-alle-
mande, mi-jaimiste, est un organe illustré qui paraît depuis
666 LA REVUE de! paris
le 3 avril dernier, mais dont les afl'aires vont depuis quelques
semaines en périclitant.
Le Heraldo Germcmico paraît depuis le mois de mars ; il
s'intitule le « défenseur des sujets allemands et austro-hon-
grois résidant en Espagne ». Il semble vivre essentiellement
d'une publicité que ne lui marchandent point les fabricants de
moteurs, de bicyclettes ou de lampes électriques qui repré-
sentent en nombre respectable l'industrie germanique dans
la Péninsule ^
Quant à la (iennania de Barcelone, c'est une revue « de
confraternité hispano-allemande ». Elle se propose « d'avi-
ver (sic) les liens d'amitié entre l'Espagne et l'Empire ». De
là son allure solennelle et doctrinale. On y trouve, parfois,
sous des signatures autorisées, des chroniques sur la philoso-
phie de la guerre, des études économiques, des statistiques,
des dissertations d'art, d'esthétique ou de morale politique.
C'est, par excellence, l'organe de la « culture » ; évidemment
il s'adresse à l'élite de la germanolâtrie militante ; aussi se
présente-t-il sous une forme plus séduisante que les précé-
dentes publications qui, toutes, sont destinées au grand
public.
A Madrid, deux autres feuilles de propagande sont à signa-
ler. L'une émane de VOficina de informaciôn alemana ; c'est
une manière de bulletin tiré au duplicateur et surtout adressé
aux rédactions de journaux, pour que celles-ci y puisent (se
ruega la publicaciôn) des nouvelles de source authentique-
ment germanique. L'autre feuille est plus connue. C'est la
revue à couverture verte publiée (à l'instigation de l'ambas-
sade d'Allemagne) par un horloger de 4a rue Fuencarral,
M. Carlos Coppel, sous ce litre généreux : Por la pallia y por
la verdad. Ce plaisant factum qui tire, paraît-il, à cent dix
mille exemplaires, s'adresse, à en juger par la prodigieuse
indigence et les enfantillages de son argumentation, aux
pauvres d'esprit de la famille germanophile. M. Coppel pré-
sente aux Espagnols la victoire allemande comme « la bonne
affaire ». Il ne leur recommanderait pas plus éloquemment
1. D'après des renseifjucmcnts récents, le Heraldo Gcrmaiiico aurait cessé
de paraître, faute de lecteurs.
LA PROPAGANDE ALLEMANDE EN ESPAGNE 667
un chronomètre indéréglable ou un réveille-matin garanti
cinq ans :
Après la guerre, écrit-il, les relations commerciales de l'Allemagne
avec la France et le Portugal ne seront pas, tant s'en faut, ce qu'elles
étaient auparavant. L'Espagne aura là une occasion, qui ne se repré-
sentera pas aisément, d'accaparer le très important marché qu'offre
un pays de 70 millions d'habitants, pour la vente de ses excellents
vins et de ses fruits... Le vin de la Rioja ressemble beaucoup au bor-
deaux et au bourgogne qu'il pourra détrôner. Les vins récoltés au
Priorato sont aussi bons que ceux d'Oporto. Le xérès peut remplacer
sans désavantage le madère. Et le cognac espagnol peut tout aussi
bien supplanter le cognac français.
Ce sont surtout les régions industrielles de Catalogne et de
la côte cantabrique qui sont « travaillées » par les organi-
sations allemandes. C'est à Barcelone, à Bilbao, à Alicante, à
Malaga même, que l'influence des apôtres du kaiser s'exerce
avec le plus de décision et de ténacité. Et, dans ces difïérents
centres, c'est, systématiquement, auprès des groupements
ayant un caractère religieux ou des tendances conservatrices
que les premières démarches sont effectuées.
J'ai sous les yeux un curieux document qui peint au vif la
méthode de pénétration adoptée par ces propagandistes. C'est
une circulaire confidentielle adressée à environ deux cents
membres du clergé. Elle mérite d'être traduite in-extenso,
tant par son style prolixe et prédicant qu'à cause de l'orga-
nisation concrète dont elle nous révèle le plan.
COMMISSION DE PROPAGANDE
HISPANO-GERMANIQUE
Ciudad Rodrigo, 9, 2".
Madrid, le...
Monsieur,
Nous avons l'honneur de nous adresser à vous avec la certitude que
vous êtes l'une des personnes de cette localité qui sache définir avec
le plus de tact et de prudence le problème socio-mondial qui pro-
voque notre démarche et que voici :
Nous, qui aspirons vivement au triomphe de la véritable civilisa-
tion, de la moralité, de la discipline sociale, du travail et de la religion,,
ces belles qualités qui s'incarnent dans l'Allemagne et dans l'Autriche,,
668 LA REVUE DE PARIS
et qui, grâce à ces deux puissances, se dressent en face de l'anarchie,
de l'immoralité, de la corruption et de l'hypocrisie politique qui
régnent sans frein dans d'autres nations (qu'il vaut mieux ne pas
nommer pour éviter de tomber dans l'erreur), nous avons décidé :
1° De constituer une commission sous ce titre : Commission de pro-
pagande hispano-germanique, composée de personnalités de l'un et
l'autre sexe, et dont les membres, chacun avec un but désintéressé
et dans la limite de ses forces, répandront en Espagne une opinion
purement et sincèrement austro-allemande ; de telle sorte que, au cas
où l'Espagne sortirait de sa neutralité, il soit possible d'empêcher par
la force morale et logique que notre nation aille se battre en faveur
de ceux qui ne nous laisseraient pour tout partage que le germe de
sombres douleurs.
2° D'organiser une propagande par la presse et de faire tirer des
circulaires gratuites destinées à être réparties dans tous les éléments
sociaux, spécialement entre les commerçants et les industriels.
3» D'ouvrir une souscription parmi les éléments qui sympathisent
avec notre cause. Le produit de cette souscription serait attribué
en partie à la propagande précitée et le reste, si infime soit-il, serait
réparti entre les orphelinats et les hôpitaux de Berlin les moins for-
tunés.
Nous soumettons à votre jugement droit et sacré cet acte de pro-
pagande, afin que, sur les bases susdites, vous patronniez avec toute
votre foi et tout votre enthousiasme notre idée, aussi noble que simple.
Dieu et les hommes sauront récompenser votre action !
Nous vous prions de nous faire connaître les noms des personnes de
la commission constituée par vos soins, si vous le jugez prudent ;
dans le cas contraire, dressez une liste ainsi conçue : Hommes...
Femmes... Total...
Si, pour des raisons d'ordre privé et contrairement à votre désir,
vous ne pouviez coopérer à une aussi belle entreprise, nous espérons
que vous voudrez bien la recommander à telle ou telles personnes ((uo
votre prudence vous indiquera.
Au nom de la (commission, nous vous adressons, par anticipation,
nos remerciements les plus chaleureux, et nous restons dans l'attente
de vos respectables instructions '.
*
* *
La propagande en faveur de la « culture » menacée ne se
fait pas seulement par les soins du Nachrichtendienst de Bar-
1. Ajoutons que des mesures ont été prises par le Gouvernement royal
pour que les autorités locales s'opposent, au nom des principes de la neutra-
lité, à la constitution des groupements préconisés par cette circulaire.
LA PROPAGANDE ALLEMANDE EN ESPAGNE 66 9
celone ou de la Comisiôn hispano-alemana de Madrid. Elle
a d'autres foyers : à Madrid, par exemple, les clubs (il en existe
deux : le Club Germania et le Cercle allemand), la Librairie
nationale et étrangère du pasteur Fliedner, le Collège allemand
de la calle Fortuny, et, pour ne rien oublier, ces tavernes
« genre munichois », cocrodilos ou autres, dont l' arrière-salle
s'adorne aujourd'hui du portrait d'Hindenburg...
L'image, la photographie, le cinématographe -, la caricature,
sont autant de moyens que les Allemands n'ont eu garde de
négliger pour faire impression sur les neutres.
L'illustration tendancieuse des principaux faits de la guerre
occupe déjà une large place dans les journaux ou revues que
nous signalons plus haut : Heraldo germanico et Germania
de Madrid.
En outre, des publications spéciales sont répandues ici
pour mettre sous les yeux du public espagnol une sélection
de photographies édifiantes ou justificatrices. Ce sont, entre
autres : l'Album mensuel de la Guerra grande, luxueuses
rotogravures d'une réelle valeur documentaire ; la Crônica
de la guerra, fascicule également mensuel, d'une soixantaine
de pages, d'allure plus agressive ; enfin, un curieux journal
international, le Welt im Bild, publié par la firme Hamburger
Fremdenblatt, Broschek et C*', exclusivement composé de
reproductions photographiques obtenues à l'aide de cylindres
de cuivre et dont toutes les légendes sont en sept langues :
allemand, anglais, français, espagnol, portugais, italien et
arabe (depuis qu'il a cessé d'être neutre, l'italien est rem-
placé par le hollandais).
Le caractère de cette iconographie se devine aisément.
Telle photographie, prise dans la zone envahie du Nord de la
France, représente un soldat du kaiser partageant son pain
avec les petites filles de la localité ; telle autre nous montre
une sentinelle d'avant-poste d'aspect martial et robuste, vêtue
de neuf des pieds à la tête ; ici, c'est un convoi de prisonniers
russes qui défile sous escorte ; là, un amoncellement de muni-
tions et d'engins pris à l'ennemi.
2. La propagande par le cinématographe est restée extrêmement aride, en
raison de l'interprétation sévère donnée par les gouverneurs des provinces à
des instructions spéciales venues de Madrid.
^70 LA REVUE DE PARIS
Il s'agit de solliciter tour à tour, grâce à une alternance cal-
culée d'images glorieuses ou touchantes, la sensibilité et l'ad-
miration des neutres...
Les caricaturistes sont, à vrai dire, moins abondamment
inspirés par la cause des Impériaux que par celle des Alliés ;
ce qui n'a rien de bien surprenant. Il n'est rien, par exemple,
qu'on puisse comparer, dans les « charges » d'inspiration
allemande, à la verve cruelle et émouvante de la revue barce-
lonaise Iberia. Mais on fait circuler, dans les pays de langue
espagnole, de méchants chromos qui, peut-être, parlent plus
éloquemment à l'élément inculte de la population. Ce sont des
cartes postales, portant, en guise de légende, une niaise paro-
die de telle fable de La Fontaine ; ce sont des gravures aussi,
dont la plus célèbre, œuvre d'un dessinateur réputé en Alle-
magne, E. Hilleman, représente un camp de prisonniers à
Doberitz, près de Berlin : tous les pays qui luttent aux côtés
des Alliés y sont représentés par des types dont les tares
ethniques ont été malicieusement outrées ; commentaire
imprévu de V Essai sur U inégalité des races humaines.
Cette hétérogénéité des peuples qui combattent sous le
drapeau du droit est méthodiquement exploitée auprès des
esprits simples, qui, sur la foi d'images fantaisistes, finissent
par se représenter un Canadien comme un demi-sauvage et
un turco comme un anthropophage.
Telle est, dans ses grandes lignes et pour ne l'étudier que
•dans les centres importants, l'organisation de la propagande
allemande en Espagne. Nous avons laissé de côté certaines
feuilles d'un caractère trop spécial, par exemple le Bulletin
espérantisle de la guerre (Internacia Bulteno, duonmonata infor-
milo pri la milito), publié à Berlin par V Internationale Korres-
pondenz Argus, ainsi que les revues plus ou moins éphémères
qui paraissent dans les villes de province.
Même réduite à l'énumération qui précède, la Kriegslitte-
ratur qui fleurit depuis treize mois sur le sol de l'Espagne
révèle un elïort immensément onéreux. Quant à l'effet
moral que les zélateurs officieux ou bénévoles de la cause austro-
LA PROPAGANDE ALLEMANDE EN ESPAGNE 671
allemande ont pu tirer de cette débauche de papier, il est
encore assez incertain. Parmi les Espagnols que les agences
allemandes honorent de leurs communications, il en est fort
peu qui y prêtent une attention sympathique. Quelques-uns
«n prennent connaissance par curiosité ; l'immense majorité
les jette au panier sans les lire. Aussi bien ce mode de propa-
gande était-il a priori contre-indiqué dans un pays comme
celui-ci où les susceptibilités sont à fleur de peau et où une
sollicitation indiscrète est promptement interprétée comme
un déni de sens critique à l'égard de celui qui en est l'objet.
On croirait plus volontiers à l'influence oblique qu'exerce,
en faveur des Empires du centre, la presse espagnole (jaimiste
ou impérialiste) à la solde des ambassades germaniques. Il
est à peine utile d'insister sur cette forme inélégante d'une
propagande que les scrupules ne sauraient gêner. Du reste,
il s'agit de compromissions que tout le monde devine, mais
dont la base échappe nécessairement au grand public. Sans
chercher à reconstituer d'une façon conjecturale le « cahier
des charges » de la corruption, on peut, « de l'extérieur )>,
observer que la dernière page de la plus obscure des feuilles
sympathiques à la cause allemande est encombrée d'annonces
fournies par des succursales d'établissements teutons. Telle
grande société industrielle, spécialisée dans la fourniture des
articles d'éclairage électrique, a vu, par le fait du blocus, sa
production ralentie et son chifïre d'affaires considérablement
réduit. Paradoxe singulier, elle a élargi, dans d'incroyables
proportions, son budget de publicité. Mais il sufTit de voir
à quelle presse va cette publicité pour avoir le secret d'une
apparente contradiction. Un jour, on pourra faire l'histoire
de quelques journaux de la Péninsule pendant la guerre en se
bornant à collectionner les pages d'annonces de ces journaux...
*
On remarquera que nous avons laissé de côté la propagande
d'origine autrichienne. Celle-ci, en effet, se borne à fort peu de
chose : une réduction du Lives requelq ro,uueg folletos sur la
prospérité financière de la Double-Monarchie ; une série de
bulletins publiés en français à Budapest par V Institution hon-
672 LA nEVUE DE PARIS
.groise pour la politique douanière (Magyar VampolitHrai
Kôzpont), et qui n'est pas spécialement destinée à l'Espagne.
A ne la considérer que dans sa forme, la propagande alle-
mande de guerre en Espagne paraît donc avoir été, au début,
menée, sous une impulsion officielle, avec des moyens de
fortune. Elle a été l'affaire à peu près exclusive des indus-
triels et des commerçants d'outre-Rhin qui ont fait preuve,
il faut le reconnaître, de beaucoup d'activité et de décision.
Peu à peu, l'esprit de méthode qui anime toute œuvre alle-
mande a transformé les efforts dispersés en une organisation
officieuse, qui est allée se développant et qui couvre aujour-
d'hui la Péninsule de ses revues, de ses journaux, de ses
bulletins et de ses tracts, sans perdre jamais le contact et
l'appui de la colonie germanique.
Cette littérature occasionnelle est l'enfant nouveau-né
de la « Kultur ». Elle se caractérise par sa prolixité, par ses
allures de prospectus commercial et par son manque de
mesure — par tout ce qui authentique le Made in Germany.
ALBERT MOUSSET
L' administrateur-gérant : *.. bachelier.
^?3,
PERMISSION DE QUATRE JOURS
En sortant des Invalides, par cette matinée de septembre
tout embrasée de soleil, je ne résiste pas au plaisir de déployer
et de regarder à nouveau le carré de papier qui vient de m'être
délivré au bureau central de mon service (corridor X, esca-
lier Z).
PERMISSION DE QUATRE JOURS
A et R non compris
Valable du au Septembre inclus.
Accordée au Chef d'escadron
Pour aller à (Lot-et-Garonne).
Paris, le Septembre 1915.
Quatre jours de permission ! Pour me rapprendre ce que
cela signifie (ce que cela signifiait dans ma vie, non pas même
au temps où j'étais fonctionnaire, mais au temps où j'étais
collégien), il m'a fallu treize mois de guerre. C'est que, depuis
treize mois, mon domicile n'est plus mon chez moi. Si j'ai pu
coucher trois ou quatre fois à Paris, je n'ai pas une seule
fois, même pour une heure, passé le seuil de ma vraie maison,
de celle où j'ai le droit de planter un clou dans un mur ou
même de jeter bas une cloison sans avoir de compte à rendre...
A la fin du mois de juillet 1914, quand l'alïaire austro-serbe
15 Octobre 1915. 1
674 LA REVUK DK PARIS
se gâta, j'étais précisément en route vers cette lointaine mai-
son de Gascogne ; le vendredi 31, je rebroussai chemin; il ne
fallait pas une perspicacité exceptionnelle pour prévoir que
je rencontrerais, en route, l'ordre de mobilisation... Je le
rencontrai, je m'en souviens, à Saint-Amand, quelques lieues
avant Bourges. C'était par un jour éclatant de soleil, comme
celui-ci...
Depuis, treize mois ont coulé, et, comme pour la plupart
des Français valides, une vie nouvelle s'est substituée à ma
vie : autres lieux, autres gens, autres labeurs, autres devoirs
— autres habits. Suppression d'à peu près tout ce qui s'appe-
lait divertissements : cela va sans dire, et que la perte est
mince, grands dieux ! Mais suppression, aussi, de cette menue
liberté qui consiste à s'organiser comme on veut dans le
temps et dans l'espace, à se diriger où il plaît, à l'heure qu'il
plaît, selon sa commodité ou son envie. Voilà la privation la
plus dure, pour qui, le 31 juillet 1914, était encore ce qu'on
voit de plus indépendant au monde : un conteur d'histoires
racontant les histoires qu'il veut, où il veut, quand il veut.
Et certes, on est bien aise, à l'heure où tant d'autres ont donné
leur vie, ou leur santé, ou quelqu'un de leurs membres au
pays, de lui faire au moins ce sacrifice-là : il nous vaut cepen-
dant le droit de considérer avec une amicale ironie les gens
qui se plaignent des incommodités de la guerre à leur table
accoutumée, dans leur fauteuil et dans leur lit parisiens, ou
bien entre Trouville et la Riviera...
L'avers éclatant de la médaille, c'est qu'on a reconquis le
sens puéril, le sens « collégien » de la permission. Mon carré de
papier en main, je redeviens le potache qui sort du lycée pour
courir en vacances. Cette permission a le même sens, exacte-
ment, qu'avaient les vacances d'alors : aptitude à faire,
pendant un certain laps de temps, ce qui est infaisable en temps
normal ; récupération du pouvoir de conduire ses gestes et ses
démarches ; suspension de toute responsabilité... Oui, c'est
enfantin, j'y consens. Mais par cela même, c'est imprévu et
délicieux, quand le temps a reculé si loin les souvenirs de l'en-
fance...
Et ce n'est pas la première fois, depuis un an, que je
PERMISSION DE QUATRE JOURS 675
constate autour de moi, et sur moi-mime, l'effet rajeunissant
de la discipline militaire.
Quatre jours de permission, A et R non compris, cela veut
dire six jours au moins, pour qui demeure, et c'est mon cas, à
plus de sept cents kilomètres des Invalides. Et comme je suis
bien résolu à faire A et R la nuit, c'est six bons jours pleins
de liberté et de détente que me dispense le précieux papier.
Surcroît de chance : les nouvelles des divers fronts n'ont rien
d'angoissant et même, étant un peu renseigné par mon
service :
Nescio qiiid majus nasciiur Iliade.
D'ailleurs, pendant mon absence, ce sera encore la prépa-
ration de l'épopée, non l'épopée même. Toutes raisons valables
pour partir en sérénité, comme c'est le vœu de nos chefs
quand ils nous accordent une permission, comme c'est notre
vœu quand nous en accordons à nos hommes.
Le train bleu.
Toutes les sensations du voyage sont pour moi restaurées^
transformées. Il y a treize mois que je n'avais pris un train,
sauf pour des trajets de banlieue. Je compare réellement la
gare du quai d'Orsay, septembre 1915, avec la même gare,
juillet 1914, comme on compare à son visage de naguère le
visage retrouvé d'un ami.
A quoi, — me demandé-je, — à quoi pourrais-je m'aperce-
voir que nous sommes en guerre, si je ne le savais? A l'aspect
physique des agents du chemin de fer? Franchement, ils n'ont
nullement l^air d'un résidu de mobilisation. — Aux voyageurs?
Ce train part bondé, toutes les couchettes et tous les wagons-
Uts occupés : public habituel de gens qui vont à Bordeaux
pour leurs affaires ou à Biarritz pour leurs plaisirs ; même
gentil caquetage d'Espagnoles et d'Argentines. Le seul signe,
lé seul, est la proportion accrue de militaires. Dans ce train-ci
— qui est le rapide en temps de paix (en temps de guerre il
ne va pas moins vite, mais ne s'appelle plus rapide ; pour-
quoi?) — ces militaires sont surtout des officiers. Mais sur le
quai voisin, un train parallèle s'apprête à démarrer, un bon
676 LA REVUE DE PARIS
train flâneur qui suivra le même itinéraire en s'arrêtant de-ci
de-là dans la campagne, toutes les fois qu'un clocher de village
se dresse à une portée de fusil de la voie... Ah ! le beau train de
poilus... D'abord, toutes les nuances que peut fournir la com-
binaison d'un bleu « horizon « primitif avec l'humus, la craie,
l'argile, le charbon, — rôties par le soleil ou délavées par la
pluie... Et puis, plus pittoresque encore, l'attitude 1... Je ne sais
quoi de supérieur aux contingences de la vie civile, une façon
de porter sa musette et son képi qui révèle qu'on a beau être
vêtu de bleu, on n'est pas des bleus, qu'on sait son métier,
qu'on l'a prouvé et que la vraie vie maintenant est celle des
gens vêtus de bleu aux nuances glorieusement diverses, la
musette en bandoulière et le képi sur l'occiput... Camarades
magnifiques, je vous reconnais pour vous avoir admirés dans
vos tranchées, en Argonne, sur les Hauts-de-Meuse, sur l'Yser,
en Champagne. L'air de résolution sans fanfaronnade, mais
toutefois conscient de votre importance et de votre valeur,
il convenait que, de ces tranchées lointaines, vous l'apportiez
pour qu'on l'admire, dans des milliers de communes françaises...
Voilà qui est fait, et qui se fait, et qui se continuera, en dépit
des trembleurs annonçant à l'avance le « danger des permis-
sions )). L'effet des permissions a été excellent, tout le monde
le constate, excellent sur les permissionnaires, et plus encore,
sur ceux qui les ont accueillis. C'est bien !... Que le chef de
gare souffle sa note de cornemuse, que le train bleu démarre
et vous emporte, mes amis, vous déverse le long de la ligne,
des plaines solognotes aux landes de Gascogne et aux pentes
du Béarn. C'est plaisir à vous voir calmes sur vos banquettes,
sans cris, sans rixe, sans ribote. D'abord, à vous compter si
nombreux, on pense : « Il y a du bon : on ne manque pas de
soldats sur nos lignes... » Ensuite, à constater votre noble
tenue, on pressent que vous ferez du bien aux gens que vous
allez rejoindre, gens de la ferme, de l'usine, du magasin, aux
civils des champs et de la cité, — bleus missi domin,. i de la
gloire !
Sous la clarté du Midi.
A la gare de Bardeaux, ceux des voyageurs, arrivés de Paris
par le rapide, qui prennent la ligne de Cette, ont tout juste le
PERMISSION DE QUATRE JOURS 677
temps de courir d'un traiu à l'autre. Les deux compagnies,
Orléans et Midi, sont sans doute d'accord pour nous priver de
breakfast. Bah ! en temps de guerre !... L'important pour moi,
c'est de n'avoir pas manqué la correspondance et de rouler
maintenant à bonne allure, par les plaines girondines, vers les
coteaux de l'Albret.
Pour chacun de nous, — n'est-ce pas? — il y a en France,
sur une certaine ligne de chemin de fer, quelques lieues privi-
légiées — dans la région où s'écoula notre enfance — , une cer-
taine étape qui, refaite cent et cent fois au cours de notre vie,
a fini par prendre le caractère d'un pèlerinage. De Bordeaux
aux landes de l'Albret, voilà mon étape sacrée. A chaque sta-
tion, puis à tel et tel point particulier du paysage, je vois appa-
raître un autre voyageur, qui me ressemblerait comme un
frère si le temps, poursuivant pour moi son cours irrésistible,
ne s'était arrêté pour lui lorsqu'il était un élève de seconde, ou
un petit polytechnicien tout ensemble vif et rêveur, ou ce
bizarre sous-ingénieur des tabacs cachant, à la manufacture
de Tonneins, le manuscrit du Scorpion dans les États de rende-
ment,— ou même, hélas! ce viticulteur quadragénaire dont je
commence à envier la relative jeunesse... Le train court,
s'arrête, repart ; une sonnerie grésillonne au passage ; un coin
de rivière s'offre et se dérobe entre les peupliers ; des appels
fortement accentués annoncent telle gare, tel changement de
train... et mes souvenirs se lèvent comme des vols de perdreaux
dérangés dans les chaumes... Ce coin de terre et moi, nous
avons en commun des secrets dans le passé ; chaque fois que
j'y reviens, les choses me disent : « Tu sais, je me rappelle... »
Mais quand on refait l'étape à l'instant de la vie où je la refais
'aujourd'hui, il s'ajoute à l'émotion de ce mystérieux chucho-
tement des choses la mélancolie de penser :
« Combien de fois me le diront-elles encore?... »
Lecteur, j'aime, moi aussi, la France plus que tout; mais
j'aime mon village mieux que ton village. J'aime le midi du
Sud-Ouest plus que nulle autre région du monde. Et mainte-
nant que j'y reviens après dix-sept mois d'absence, je me
confirme dans la joie de cette préférence, je me dis : « Comme
j'ai raison!... » La guerre fait que, pour la première fois de ma
678 LA REVUE DE PARIS
vie, j'ai vu, sans descendre moi-même au dessous de la Loire, une
année parcourir l'orbe entier des saisons. Durant cette année,
j'ai souvenance de belles journées d'automne et aussi de presti-
gieux matins de gel sur les hauteurs boisées de l'Yvette et de
la Bièvre. A travers les champs reconquis par la victoire de la
Marne, ou dans le morceau inviolé de la Belgique, j'évoque de
charmantes après-midi de printemps en grisaille. En Argonne
et surtout à la Tranchée de Galonné, je ne peux pas oublier
certaines heures de soleil superbe... Mais voici qu'en regardant
se dérouler, le long du train, les rives de la Garonne, du Lot,
de la Baïse, j'aperçois les choses baignées dans la lumière de
telle façon que j'avais perdu l'habitude de les voir. Je cherche
à préciser, à définir pour moi la différence. Les plans successifs
sont mieux détachés les uns des autres : leur distance relative
s'évalue aisément ; arbres, bosquets, cabanes, la charrue
traînée par deux grands bœufs gascons qu'un maigre vieillard
attaque de la tocadère, l'auto qui file sur la route blanche,
même la silhouette lointaine de ce château qui nous guette
à l'horizon, tout cela plonge dans un air dont chaque molécule
semble faite de clarté. On compterait les feuilles des ormeaux»
comme dans les paysages du xvii^ siècle. Les brumes et les
brouillards ne sont pas inconnus à cette vallée garonnaise dont
le charme est, justement, d'être un Midi sans sécheresse
outrée, un Midi qui n'ignore pas la pluie et où le vent n'est
point roi. Mais par leurs jours les plus radieux, même les plaines
de la Loire ne se revêtent pas d'une telle lumière. Désha-
bitué d'elle depuis dix-sept mois, elle me paraît si merveilleuse
que je n'exagère pas en disant :
<' Il me semble que depuis hier, j'ai changé d'yeux. »
La vieille maison.
Un des charmes les plus capteurs de ce pays d'Albret, c'est
qu'il est très vieux, et tout chargé d'histoire. Si vous circulez
dans la campagne, vous n'y rencontrez pour ainsi dire pas de
bâtisse moderne : beaucoup datent de Louis XIII et de
Henri IV ; les plus jeunes sont du xviii*^ siècle. Point de brique
ni d'ardoise : c'est la pierre dure, difficile à tailler, impossible
à sculpter, d'où l'architecture simple et robuste, l'air de petites
PERMISSION DE QUATRE JOURS 67 9
forteresses des châteaux et des métairies. Sur les faîtages, la
tuile demi-ronde, la tuile à canal pour les moins anciennes
demeures, l'étroite tuile plate pour les pavillons datant du
Béarnais. Ah ! les charmants pigeonniers d'Albret, la tourelle
carrée collée au logis, juchée sur son arche triple, coiffée de sa
rouge pyramide !
La maison où me voilà de retour est, elle aussi, une très
vieille maison. Des centaines d'années ont travaillé à la bâtir,
puis à la détruire en partie, jusqu'au jour où un homme de
lettres a fait son logis dans les pierres usées et, peu à peu, a
relevé ce qui tombait, rebâti ce qui avait disparu. Les mes-
sieurs de Montagut, dont ce fut le domaine, reconnaîtraient-ils
leur demeure s'ils sortaient demain de leur tombeau pour ren-
dre visite à l'hôte actuel? Je le voudrais. Du moins ils ren-
draient témoignage, je l'espère, à la piété de cet hôte envers
leur passé.
J'arrive dans la vieille maison par un ardent soleil, un soleil
qui depuis plus d'un mois a victorieusement chassé toute
pluie, non sans rôtir les herbes et fendiller le sol. Mais la vieille
maison est fraîche, grâce à l'épaisseur de ses murs, et pour
peu qu'on n'ouvre pas les fenêtres toutes grandes, à la façon
des gens du Nord, pourvu qu'on ne laisse pénétrer la lumière
que par l'entrebâillement des contrevents, on y vit délicieu-
sement...
Ces retours à la demeure des champs, je ne connais nulle
arrivée aux lieux les plus illustres, aux paysages les plus
admirables qui me remue aussi profondément. A chaque retour,
je reste de. longs instants immobile et silencieux, me laissant
repénétrer par l'âme des corridors, des escaliers et des
chambres. C'est doux avec une pointe d'amertume, comme ces
mots même qui viennent à la pensée : « Une fois de plus... une
fois encore... » Chaque fois il enjva ainsi : mais combien plus
émouvante est cette arrivée-ci !... [Le drame formidable qui
■ — là-bas — se joue en contraste avec la grande paix d'ici; l 'in-
certitude où je fus d'y revenir jamais (principalement il y a
presque un an jour pour jour, quand les troupes du camp
retranché de Paris attendaient la ruée des Barbares, et puis
certain jour en Argonne, et puis certain jour aux environs
680 LA REVUE DE PARIS
des Éparges) ; l'incertitude persistante du : — Quand y revien-
drai-je désormais? — tout cela compose à ce tête-à-tête avec
la vieille maison une atmosphère plus fervente que jamais.
Comme dans beaucoup de demeures gasconnes, les locaux
d'exploitation prolongent ici l'habitation des maîtres ; il y a
une cour pour le « castet » et une autre pour la métairie. Grâce
à ce voisinage, nous voyons nos amis les bœufs paresseusement
aller aux champs ou au pacage, et paresseusement en revenir ;
la meule de paille des moissons récentes s'aperçoit de certaines
fenêtres ; nombre de poulets, plus les trente-sept pintadons
qu'une poule noire a couvés, s'obstinent à fréquenter les allées
du parc ; enfin, au temps des vendanges, les chars amènent
les comportes pleines de raisin jusque sur notre seuil, et toute
la vieille maison s'emplit alors d'une odeur vineuse.
Voici venir à moi le maître valet de la métairie adjacente.
Étant de la classe 1887, Théophile n'a pas été convoqué
encore ; il a pu, tant bien que mal, cultiver avec un personnel
réduit la partie du domaine qui lui est assignée. Il y a plus de
onze ans que Théophile est chez moi. Nous causons familière-
ment. Ce pays est d'ailleurs égalitaire : nos domestiques
ruraux, très affables, ne marquent aucune servilité. Cela
tient à ce que presque tous possèdent eux-mêmes quelque
petite maison et quelques rangs de vigne. Autre consé-
quence d'un tel état social : il n'y a guère de lutte de classes
dans nos campagnes. Étant propriétaires, nos serviteurs
connaissent les difficultés de la terre : ils souffrent chez eux,
en même temps que nous, des intempéries, des méventes,
voire des difficultés de main-d'œuvre. Sans doute on peut
trouver ailleurs des paysans plus laborieux que certains de nos
Gascons : on n'en trouvera pas de plus courtois, de plus policés
et, comme on dit ici, de « meilleure commande ».
Théophile, qui, lui, est laborieux, commente pour moi les
nouvelles agricoles que je connaissais déjà en bref. Cette
année, il n'y a pas et il n'y aura pas de récolte pour nos contrées
du Sud-Ouest. Un printemps de brouillard et de pluie a tout
gâté. Les blés, sur de hautes tiges, dressèrent des épis à peu
près vides. Quant à la vigne infortunée, toutes les maladies
cryptogamiques l'assaillirent : mildiou, oïdium, black-rot
PERMISSION DE QUATRE JOURS 681
bothrytis cinerea, etc. Enfin la main-d'œuvre étant réduite, on
ne put donner les soins nécessaires. Depuis la moisson, il fait
un temps radieux, mais trop radieux. Ce qui reste de raisin
aux rameaux des ceps ne gonfle pas, et se flétrit sans mûrir.
S'il ne pleut pas d'ici à quelques jours, on n'aura pas la peine
de chercher des vendangeurs...
Ainsi me parle Théophile, et ce qui m'attriste dans ses
paroles, ce n'est pas — oh non ! — le déficit de mes propres
récoltes : j'ai trop vu, le long du front, entre Verdun et
l'Yser, de maisons éventrées et de champs ravagés pour ne
pas me tenir privilégié de ce que mes murailles sont debout
et mon sol intact. Mais je pense à toute notre population agri-
cole qui devra passer l'hiver sans sa provision de blé et de vin,
sans argent pour acheter « l'animal » (on est trop poli chez
nous pour l'appeler par son nom), ni pour se procurer les
engrais et le sulfate de cuivre, indispensables pourtant et
devenus si chers !... Or ce n'est pas seulement le Sud-Ouest qui
est ainsi déshérité, mais toute la région de la vigne entre
l'Atlantique et la Méditerranée... tout le Midi !...
Le Midi !
Que d'encre il a fait couler depuis le commencement de la
guerre et combien de légendes il a fallu, sur son compte, démo-
lir officiellement, parfois par la bouche même du ministre !
Les choses seront remises au point après la paix : on saura
dans quelles régions de la France les pertes de vies humaines,
pour la défense du pays, furent les plus lourdes... Seulement,
voilà : le Midi, bénéficiant de son éloignement des champs de
bataille, n'a pas connu — c'est vrai — les calamités de la
Lorraine, des Ardennes, du Nord, ni des régions envahies que
la bataille de la Marne a délivrées, — ni même de celles que
l'invasion a mçnacées. Alors, les envahis, les angoissés, tous
ceux qui ont pâti directement de la guerre, songeant qu'ils
payaient pour la sécurité .des côtes ensoleillées aux blanches
bastides, des pays d'oliviers et de chênes-lièges, ont pensé :
« Ah ! ce n'est vraiment pas la guerre, pour eux !... » Ne
cherchez nulle autre origine (et qu'elle est humaine!) aux
légendes...
Eh bien ! vous, les meurtris du Nord et de l'Est, apprenez
donc que le Midi se ressent aussi de la guerre. Il s'en ressent
682 LA REVUE DE PARIS
dans la chair de ses enfants : attendez les statistiques, vous
dis-je, et dans cette émouvante revendication des provinces
françaises, à qui a fourni plus de sang, vous connaîtrez
la part du Midi... Il s'en ressent dans sa terre : ses cultures
sont de celles où la machine ne saurait intégralement remplacer
la main des hommes. Est-ce qu'il y a des machines pour tailler,
pour plier, pour attacher la vigne? pour la ramer, pour ouvrir
et fermer proprement le cavaillon, pour écheniller, pour
vendanger? Faute de tant de mains d'hommes qui tiennent en
ce moment un fusil, la vigne a langui, les maladies s'y sont
mises ; la récolte est nulle. Au moment même où le Midi souf-
frait ainsi, j'ai vu (et c'est un grand bonheur 1) j'ai vu les plus
florissantes récoltes ranimer les champs de guerre de la Marne,
de l'Aisne, de la Meuse, parce que dans leurs cultures, dans
leurs terrains, la machine supplée en quelque mesure aux
bras masculins, parce qu'aussi la température y fut moins
anormale.
Gens de l'Est et du Nord, personne ne conteste que vous
soyez les plus émouvantes victimes : mais sachez que le Midi
paye sa large part des frais de la guerre — impôt du sol,
impôt du sang.
Le village.
De la terrasse qui, selon la mode du pays, précède la partie
la plus récente de la maison (fin du xviii® siècle) on entrevoit
dans la vallée, tout près, la tour carrée de l'éghse dépassant
les cyprès de l'antique cimetière, et aussi un bout de l'en-
ceinte fortifiée. Cette petite ville est très vieille. L'église est
du xi^ siècle. Les remparts, murailles flanquées de tours
rondes ou carrées, sont indiqués sur cartes postales comme
datant du xiii^... Quoi qu'il en soit, V... fut une des places
fortes disputées entre Anglais et Français durant la guerre
de Cent ans. Elle barrait la vallée de la Baïse et se reliait au
système de défense que domine encore, au point le plus élevé
du pays, le château de Xaintrailles, où vécut ce Pothon de
Xaintrailles cité par Shakespeare.
Outre ses murailles que les Beaux-Arts ont classées et
restaurent, V... a conservé dans son enceinte une jolie place
PERMISSION DE QUATRE JOURS 683
carrée, où subsiste encore un exemple de l'ancien encadrement
de « cornières », et, groupées dans le même quartier, cinq ou
six maisons bourgeoises d'avant la Révolution, habitées
maintenant par de simples détaillants. La maison du maire
est empire. Tout le reste est moderne, mais reconstruit sur de
l'ancien, et l'ensemble a de l'harmonie et de l'attrait. Un mou-
lin à farine occupait une grande partie de la population mâle.
Il a brûlé aux premiers jours de la guerre. Les femmes tra-
vaillent principalement à fabriquer des bouchons de liège, à
domicile, avec de petites machines portatives.
Le maire de V... est mon régisseur et mon ami. Comme je
reviens de la poste où j 'ai porté mon courrier (il faut se servir
soi-même : plus de domestique homme dans la maison) je
rencontre le maire sur la place carrée, et nous faisons les cent
pas à l'ombre des platanes. On serre la main aux habitants
qu'on croise, l'appariteur, le boulanger, l'adjoint... Chacun
m'interroge, avidement, comme si j'avais dans ma poche les
secrets du grand quartier général avec ceux du ministère. O
vous qui dites couramment : « Les gens du Midi ne s'inquiètent
pas beaucoup de la guerre !... » je souhaiterais que vous enten-
dissiez ces interrogatoires passionnés... « Alors... .c'est la cam-
pagne d'hiver?... Et l'offensive, pour quand?... Et les Russes,
leurs munitions, est-ce qu'ils ne vont pas bientôt en avoir, les
pauvres?... Et les Balkaniques?... Ah ! ces Bulgares, tenez,
monsieur, quelles crapules!... » Non, ce n'est pas parce qu'entre
lui et le front coulent la Marne, puis la Seine, puis la Loire,
puis la Garonne, qu'un village français peut s'isoler de la
guerre... Une artère palpitante relie chaque village au front :
chaque village a déjà, par cette artère, senti s'échapper des
gouttes de sang. Dans le village de V..., il y a déjà des morts,
des disparus, des blessés, des prisonniers... Voici passer une
femme en deuil... Une autre, qui me salue, n'est pas en deuil,
mais son jeune mari est porté disparu depuis dix mois...
Cependant, le maire me le dit et tous les habitants en témoi-
gnent : l'esprit de la région maintient une excellente fermeté.
Il y a eu, il y a encore des permissionnaires dans quelques
familles de V... Ils ont raconté des exploits extraordinaires,
et, cette fois, on a compris qu'ils n'exagéraient point. Ils sont
repartis pleins d'ardeur.
684 LA REVUE DE PARIS
Oui, la France est bien unanime dans sa volonté obstinée
de vaincre à tout prix et de souffrir pour vaincre. Comme le
proclame le Chant du Départ, l'appel aux armes a retenti
jusqu'au fond de tous les cœurs, « du Nord au jNIidi ».
Voisinage.
Dîné ce soir chez mes plus proches voisins. Un vieux nom,
greffé sur le nom légendaire du chevalier de Batz, qui fut l'un
des ancêtres. Un manoir Louis XIV, composé de deux gros
pavillons carrés flanquant la vaste salle d'honneur ; en avant,
une immense cour rectangulaire encadrée par les bâtiments
des communs et des chais. Ceux-ci sont couverts en tuiles :
le château proprement dit a été, sans doute au cours du siècle
dernier, revêtu d'ardoises.
Ce château de T... ne ressemble en rien aux somptueuses
habitations de richards installées en Seine-et-Oise et Seine-et-
Marne : mais que ceux-ci me pardonnent si je leur déclare que
le château de T... a autrement de « chic ». La grande salle de
T... montre au visiteur les mêmes cheminées surmontées
des mêmes glaces, les mêmes tapisseries (point fines) couvrant
des panneaux, les mêmes encoignures aux quatre coins que
quand elle fut livrée à son premier habitant. Seuls, les tru-
meaux sont du xviii^ siècle, qui, sur les portes, symbolisent
les quatre saisons par quatre divertissements appropriés...
Grâce à ce décor immuable, on sent circuler autour des habi-
tants cette atmosphère « historique » que tout le coûteux
bric-à-brac des environs de Paris est bien impuissant à créer.
Notre pays gascon n'est pas pauvre : mais on y est riche,
et l'on y tient son rang, avec des revenus qui feraient sourire
de dédain les susdits richards de Seine-et-Oise et de Seine-et-
Marne, ou les gens pourvus de châteaux en Blaisois.
La vie des châtelains eux-mêmes est simple en Albret,
et ce n'est pas un des moindres charmes de cette vie. On se
reçoit beaucoup de château à château, à des tables succu-
lentes ; mais les domestiques des invités (qui parfois cumu-
lent cette fonction avec celle de cocher) servent à table chez
l'amphytrion... Soyons sincères : cette simplicité délicieuse.
PERMISSION DE QUATRE JOURS 685
qui disait tout net à l'étranger cossu : « Nous sommes un
vieux et noble pays de France, et vous ne nous en imposerez
pas avec des somptuosités de parvenus »; — cette simplicité
avait lentement décru, depuis mon enfance jusqu'à l'époque
actuelle. Influence des trop faciles voyages à Paris ; influence
de quelques Parisiens installés dans le voisinage. La guerre est
e-n train de restituer à ce vieux pays le caractère que je lui ai
connu dans mon enfance. Plus d'autos : on les a réquisi-
tionnées. Comme chevaux, quelques canassons dont la com-
mision militaire n'a pas voulu ; l'avoine ayant été réquisi-
tionnée aussi, ces canassons n'en ont pas mangé lourd depuis
six mois. Les systèmes d'éclairage intensif ont disparu : voici
les bougies d'autrefois rallumées aux branches des candé-
labres, des girandoles et des lustres. Ce soir, à T..., le ser\àce
est fait par des femmes, plus le fils du métayer équipé soudain
en maître d'hôtel, et qui ne peut se défaire de l'habitude de
frapper à la porte de la salle à manger chaque fois qu'il apporte
un plat. Quant à la chère, — si l'on ne se restreignait volon-
tairement, par solidarité de guerre, — elle aurait peu changé.
On a coutume, ici, de vivre sur sa terre et cette terre produit
tout : pain, vin, viande, volailles, légumes, fruits, — tout,
jusqu'aux truffes, au tabac et à la fine eau-de-vie d'Armagnac.
Ainsi les conditions d'existence sont redevenues, par la guerre,
à peu près ce qu'elles étaient il y a deux cents ans, quand les
notables d'Agenais refusèrent l'offre d'une grand'route vers
Bordeaux, pour la raison a qu'ils n'avaient aucun besoin de
recevoir les produits des autres provinces, et ne se souciaient
pas de se priver des leurs... «
La, maîtresse du logis est une dame de petite taille, aux
bandeaux gris, mais d'un visage merveilleusement jeune, et
qui, alerte de tous ses membres comme à vingt-cinq ans, con-
tinue d'ignorer ce que c'est que la migraine et la neurasthénie.
Voici longtemps qu'elle est veuve ; tout en élevant trois filles
et en les mariant, elle a dirigé le domaine héréditaire. Elle
incarne un type devenu assez rare dans la société féminine de
la contrée, mais que je me rappelle avoir fréquemment ren-
contré au cours de mon enfance : la châtelaine qui est le génie
familier de la maison et de la terre, qui gouverne personnel-
lement l'un et l'autre, s'adressant aux métayers dans leur
686 LA REVUE DE PARIS
patois qu'elle sait mieux qu'eux, experte en l'art de bien
recevoir, connaissant les recettes des plus savoureuses con-
serves, — avec cela aimant à lire, n'ignorant rien des événe-
ments, vive et spirituelle dans sa conversation dont une pointe
d'accent avive la saveur...
Hélas ! la génération suivante n'a presque plus d'accent ;
la troisième, plus du tout.
Ces deux générations suivantes sont représentées autour
de la table de T..., ce soir, par l'une des filles de la maison —
le mari absent, comme la plupart des maris en ce moment —
et ses deux enfants garçon et fille, quatorze et seize ans ;
plus un jeune cousin, lieutenant d'infanterie, retour d'Alsace
en permission, croix de guerre sur l'uniforme bleu. Enfin un
ami commun, célibataire que sa moustache blanche ne parvient
pas à vieillir et qui donne en temps de guerre aux soins des
blessés la même dépense d'effort et d'argent que lui coûte en
temps de paix une écurie de courses célèbre dans le Sud-Ouest.
C'est le lieutenant retour d'Alsace, d'abord, et moi ensuite,
qu'on questionne : car, là-bas comme à Paris, naturellement,
on ne saurait parler que de la guerre. Et les questions sont
pareilles, pour le fond, à celles que j'ai entendues la veille dans
mon village, sous les platanes de la place : campagne d'hiver,
probabilité d'une offensive, intensité de la fabrication des
canons et des obus, moral des troupes... Je suis frappé une fois
de plus par l'unanimité des esprits çn France, de l'identité
des préoccupations, de la concordance exacte des sentiments.
« C'est long, mais il faut aller jusqu'au bout... C'est effrayant,
mais c'était nécessaire... » Et, dominant tout, cette forte con-
viction que ne comprennent pas nos ennemis et qui est le
motif suprême du stoïcisme français devant les menaces, les
ruines et la mort : « Il n'est pas possible que nous ne soyons
pas victorieux. «
... Le dîner fini, dans la grande salle immuable pareille à
elle-même depuis deux siècles, le lieutenant raconte des choses
d'Alsace.
« Le charme de ce pays-là, dit-il, on ne peut pas se le figu-
rer quand on ne l'a pas habité. Pour les soldats français de
1915, aucun front ne vaut le front alsacien. Les Boches ont pu
PERMISSION DE QUATRE JOURS 687
occuper le sol depuis près de cinquante ans, ils ont beau y
entretenir encore des espions, ils n'ont pas réussi à bochifier
la population... Et puis le pays est tellement admirable que
les combats y ont plus de beauté... »
Il parle, il raconte... et lui aussi, comme tous ses cama-
rades, même dans son pays, même au milieu des siens, je
comprends qu'il commence à avoir cette nostalgie du front,
qui n'est nullement une invention de journaliste et d'orateur,
mais la stricte vérité.
« S'il allait se passer quelque chose là-bas pendant que je
suis ici », murmure, comme à lui-même, le jeune lieutenant...
Les prisonniers boches.
Ils sont nombreux dans toute la région du Sud-Ouest. Il y
en a soixante à V..., mon village.
On les y débarqua il y a huit mois environ pour travailler à
l'exploitation de carrières de pierre, sous la direction d'un
agent militarisé des ponts et chaussées. Vingt territoriaux
les surveillent.
On les a cantonnés dans un magasin à farines proche du
moulin brûlé; ils habitent le premier étage, bien à l'abri,
bien à sec. Les fenêtres du magasin donnent sur le plus joli
paysage du monde : au bord de la verte Baïse, traversée en
cet endroit par un de ces ponts suspendus fréquents chez
nous, si légers, si gracieux, qu'ils ont un faux air de hamac
ou d'escarpolette. Un large espace de terrain, moitié boulevard,
moitié pré communal, s'étend jusqu'au parapet qui surplombe
l'encaissement de la Baïse. On a isolé — oh ! tout simplement
à l'aide de cordes tendues sur des piquets — un carré de sol
sur ce communal, devant la façade du magasin. C'est le préau
des Boches : unp sentinelle française, fusil chargé et baïon-
nette au canon, en garde l'unique issue. Nulle évasion ne fut
tentée, depuis qu'ils sont là : l'évadé ne ferait pas deux kilo-
mètres sans qu'on l'arrêtât.
Les prisonniers boches travaillent à extraire de la pierre
d'une carrière voisine de V... et ensuite à charger sur des
wagons, à la gare de V..., les pierres extraites, qui serviront
à la construction d'une ligne nouvelle sur le réseau du Midi.
688 LA REVUE DE PARIS
Le rendement de leur travail est convenable, ni plus ni moins.
On n'éprouve avec eux aucune difficulté de discipline. Seule,
la mésintelligence entre les Prussiens, les Saxons, les Wurtem-
bourgeois, les Bavarois, cause quelquefois dans la colonie une
certaine effervescence.
Ils sont commandés — sous le contrôle du poste français —
par un Feldwebel et plusieurs sous-officiers allemands. L'inter-
prète est un étudiant berlinois qui faisait sa médecine à Paris
au moment de la mobilisation. Seul, il parle aisément le fran-
çais.
Le jour où ils arrivèrent à V..., la population se porta natu-
rellement sur leur passage pour les voir de près ; mais le maire
avait d'avance fait la leçon aux habitants; malgré la vivacité
méridionale, aucun cri ne fut proféré, aucun geste de menace
ébauché. Le lendemain l'interprète, parlant au maire, lui dit :
— Monsieur le maire, je tiens à vous dire combien, mes
camarades et moi, nous avons apprécié l'attitude de votre
population.
— Ma foi, répliqua le maire, prenez garde de vous y
méprendre! N'attribuez pas notre silence à de la sympathie.
L'Allemand est cordialement détesté ici, comme il le mérite
après les horreurs qu'il a commises. Mais nous sommes des
civilisés, nous, et nous n'injurions ni ne maltraitons des soldats
désarmés.
Cette bonne tenue des habitants a strictement persisté
depuis. Entre eux et les prisonniers boches, il n'y a aucune
relation, sauf pour le travail des carrières et de la gare ou pour
les achats quotidiens, — ceux-ci effectués par un prisonnier
qu'un territorial accompagne. Le dimanche, une curiosité
très excusable amène aux alentours du cantonnement boche
quelques voisins des prochains villages. Mais on peut s'en
remettre à l'extraordinaire éducation de nos paysans gascons,
à leur sens fin de la mesure, pour être assuré que tout se passe
correctement.
La veille de mon dernier jour de permission, j'ai tenu à
visiter le cantonnement boche. Le maire m'accompagnait :
le sous-lieutenant, agent militarisé des ponts et chaussées,
avec le maréchal des logis chef du détachement territorial.
PERMISSION DE QUATRE JOURS 689
m'attendaient sur les lieux. L'heure choisie était une heure
trois quarts après-midi : les prisonniers, ayant achevé leur
repas, sont alors réunis dans leur vaste dortoir, à lire ou à
dormir. L'appel se fait à deux heures, précédant le départ
pour la carrière.
Cette journée était la plus ardente, après d'autres ardentes :
une trentaine de degrés à l'ombre. La chaleur, saine et tolé-
rable les jours précédents, devenait lourde, annonçant un
prochain changement de temps.
A mon entrée dans la chambrée, tous les Boches sont éten-
dus sur leur paillasse (paille et sac de couchage). Un « Auf »
strident du Feldwebel les met debout. Je ne remarque cepen-
dant rien, dans l'exécution de ce mouvement, qui révèle une
souplesse ou un entraînement supérieurs à ceux de la moyenne
de nos territoriaux.
Le Feldwebel est près de moi. Je l'interroge dans sa langue :
— Parlez-vous français?
— Très peu, — répond-il.
Je continue en allemand :
— Vous êtes mieux ici que nos compatriotes ne sont chez
vous.
Il hoche la tête ; je vois qu'il hésite à répondre.
— Dites ce que vous pensez.
Alors il se décide, et assez bas.
— Il fait très chaud pour travailler dans les carrières.
Je lui réponds que des ouvriers français travaillent, aux
mêmes heures, dans des carrières voisines et ne se plaignent
pas. Mais déjà le visage de l'homme, un instant détendu aux
premières syllabes prononcées dans sa langue, se ferme, se
durcit. Il rengaine la phrase qu'il allait dire,etse tait, gardant
la position rectifiée.
— Vous ne tirerez rien d'eux, mon commandant, — me
dit un gardien à voix basse.
Soit ! n'insistons pas. Je n'ai pas qualité pour interroger
ces hommes un à un, et je prévois qu'il n'y a rien à en tirer
quand ils sont en groupe. Mais je veux les examiner à l'appel,
au départ pour le travail. Nous descendons sur le préau. En
attendant l'heure, je converse avec le sous-lieutenant.
— Mon commandant, je vais vous dire mon avis sur les
15 Octobre 1915. 2
690 LA REVUE DE PARIS
Boches que je commence à connaître : ils sont menteurs, ils
sentent mauvais et ils sont douillets... Mais oui : extrêmement
douillets. Le moindre bobo, le plus inolîensif accident dans
le travail, une piqûre de mouche qui enfle un peu, un doigt
déchiré qui saigne, les voilà verts d'inquiétude.
Je rapproche ce plaisant propos de tant d'échos qui me
sont venus, soit du front, soit des hôpitaux, sur le faible
moral des blessés boches. Presque toujours brave dans le
combat, l'Allemand blessé crie et se lamente, contrastant
ainsi avec le Français, qui « crâne » jusqu'au bout, jusqu'à
la mort...
Un coup de sifflet. Les hommes descendent, les voilà alignés
sur deux rangs. Sauf quelques sous-ofïïciers qui ont endossé
la veste en drap d'uniforme, tous sont vêtus de treillis ; mais
la plupart ont une tunique de treillis au lieu du classique
bourgeron. Les casquettes sont disparates, beaucoup ont l'air
de coiffures civiles : quelques-unes ont conservé la couleur
du régiment. Sur un ordre du Feldwebel, les hommes se numé-
rotent.
Je les regarde attentivement. Indisponibles défalqués, ils
sont là cinquante de nos ennemis, valable échantillon des
meilleures formations de l'armée allemande, des premières
formations, avant les copieuses saignées de l' Yser et de Russie :
car tout ce lot date de la bataille de la Marne, quand Reims
fut réoccupé. Notons même que c'est un surchoix, car le travail
des carrières exigeant une certaine résistance physique, tous
les éléments malingres ont été éliminés et renvoyés au dépôt
pour d'autres affectations.
Évaluons l'échantillon :
Un très beau garçon, grand, figure fine, moustache blonde ;
il est sous-officier, casquette à bande rouge, tunique de treillis
à boutons dorés. C'est, paraît-il, un juge suppléant de Kœnigs-
berg. Les gens de V... l'ont baptisé : le Comte.
Trois ou quatre gaillards d'apparence solide (dont le Feld-
webel), mais sans aucune race.
Le surplus... ma foi ! c'est un peu inférieur à la moyenne
du recrutement dans nos provinces les moins favorisées.
Rien, mais rien d'une race de conquérants venus du Septen-
PERMISSION DE QUATRE JOURS 691
trion pour dicter des lois à l'Occident. D'ailleurs, effet assez
comique du long séjour de ces étrangers parmi nous : leur
caractère spécifique est déjà émoussé sensiblement. A la sur-
face, bien sûr ! Nul doute que l'âme boche ne soit demeurée
intégralement boche. Mais, par exemple, les barbes germa-
niques, trop lourdes à porter ici, sont tombées. Les secrètes
influences du climat, avec l'irrésistible action de l'exemple,
ont conspiré pour amollir la raideur des gestes appris... Tels
qu'ils sont là, s'ils ne font pas voir leur casquette, je défie bien
qu'on les distingue d'un demi-cent de tâcherons pris au
hasard dans n'importe quelle contrée moyenne de l'Europe.
Les voilà numérotés ; à droite, marche !... Le demi-cent de
complets-treillis s'éloigne, passe sous la porte ogivale d'une
des tours d'enceinte, s'éloigne par la rue ensoleillée... Le pas
de l'oie n'est plus qu'un lointain souvenir, remplacé par un
bon petit pas de pères de famille, tête dodelinante et bras
ballants. On dirait d'un détachement de Lazzaroni.
Ne va pas t'y tromper, bonhomme de Gascogne qui les
regardes passer. Avec leur air de braves chiens, ce sont des
loups tout de même. Et s'ils le pouvaient, ils feraient de ta
fille, de ta maison et de toi ce qu'ils ont fait à Termonde ou
à Louvain.
Retour.
C'est mon dernier jour de permission ; c'est même le jour R,
le supplément concédé pour regagner le cantonnement, et je
n'en ai la disposition que parce que je voyagerai la nuit...
Il est quinze heures, comme disent nos ordres militaires :
l'après-midi, cette fois, est franchement étouffante. L'orage
qui menace depuis hier blanchit déjà la lumière du soleil, lui
donne cet aspect caractéristique de fer chauffé à blanc, tou-
jours correspondant ici à une chute du baromètre.
Je me réfugie dans la bibliothèque, où les fenêtres dûment
closes ont conservé une demi-fraîcheur. Je m'assieds et, sans
prendre un seul livre, je regarde tous mes livres. Ce sont de
modestes éditions des environs de 1825, avec les reliures du
temps, que j'ai collectionnées pour leur claire typographie, en
692 LA KEVUE DE PARIS
prévision de la vieillesse de mes yeux. Elles ne sont point
certes comparables, ni pour la beauté, ni pour le prix, à celles
que Mazarin mourant caressait d'un œil aittendri... Et pour-
tant les mêmes mots me montent aux lèvres : « Il va donc
falloir quitter tout cela ! »
Ces six jours — quatre plus A et plus R — n'ont point
équivalu à la durée ordinaire des jours. Ils ont été tellement
différents de ceux que je passe depuis treize mois que, sans
réflexion, je ne saurais pas dire s'ils ont été courts ou longs.
En réfléchissant, je découvre qu'ils ont été beaucoup plus
longs que six jours consécutifs quelconques, consacrés à mon
service actuel. Rien d'étonnant à cela. C'est une opinion cou-
rante, mais bien puérile et inexacte, que de penser : les jours
qui semblent longs sont les jours d'ennui. Les jours d'ennui
sont longs : mais point vraie n'est la réciproque. Certains laps
de temps, d'ailleurs heureux, s'allongent, dans notre mémoire,
de tout ce qu'ils ont évoqué de souvenirs. Tel fut mon temps
de permission. Toutes sortes de pensées endormies par l'effet
des événements s'y sont réveillées une à une ; leur cortège
a défilé dans mon esprit : et c'était interminable, car cela
rejoignait, par delà les visions de mon âge mûr, celles de ma
jeunesse et de mon enfance. Ces six jours ont été rapides
comme une visite à des amis chers, mais longs aussi et pro
fonds comme une retraite... Le passé lointain, le récent passé
m'y sont apparus.
Ce n'est pas seulement, comme à mes séjours d'avant, le
petit collégien, le polytechnicien, l'ingénieur-romancier de
Tonneins que mes yeux ont revu. Pour la première fois, à
distance et avec le recul nécessaire, j'ai pu juger cet autre moi-
même, en vareuse, en culotte, en bottes et en képi que je suis
depuis un an et que je redeviendrai demain.
Je me suis demandé, en conscience : — Est-ce que je sers à
quelque chose? — et certes, j'ai constaté l'infimité de mon
effort dans l'effort total. Mais j'ai compris aussi que presque
aucun des Français qui servent en ce moment n'est capable
de mesurer sa propre utilité. Alors, il n'y a qu'à se plonger
résolument dans l'unanime discipline française et à penser :
— Je suis où l'on m'a mis, où je n'ai pas demandé qu'on
PERMISSION DE QUATRE JOURS 693
me mette, et d'où l'on m'ôtera quand on voudra pour m'en-
voyer où l'on voudra, sans que jamais j'intervienne.
Je me suis demandé aussi :
— Si telle ou telle circonstance indépendante de ma
volonté me faisait quitter l'armée et demeurer ici, libre comme
je le suis durant ces jours de permission, quel serait l'état de
mon cœur?
Et j'ai senti tout de suite que je serais très misérable.
Pourtant, je viens de passer dans ma maison six jours heureux.
Mais mon bonheur durant ces six jours, la communion fer-
vente qu'ils ont rétablie pour moi avec les choses qui me sont
chères, — tout cela ne fut possible, par ces temps formidables,
que parce que ma liberté était encore un incident légitime de
mon service et qu'en goûtant mes vacances dans le plein sens
du mot (comme saint Augustin dit du bonheur céleste : vaca-
bimus !) je demeurais dans l'ordre et j'observais la discipline...
Un tel bonheur a assez duré : il commencerait de se flétrir,
prolongé d'un jour.
Comme le jeune sous-lieutenant avec qui je dînais avant-
hier à T..., pourquoi ne pas l'avouer? — moi aussi je ressens
la nostalgie du labeur quotidien en harmonie avec l'effort de
tous. Déjà je ne regarde plus mes livres... Ma pensée est
ailleurs. Je pense que demain, à la première heure, je retrou-
verai mes camarades, mes hommes, la vie encadrée, réglée,
militaire.
Je sors de ma poche le petit carré de papier : Permissioit de
quatre jours... Non seulement j'y Ils sans rancune la date du
retour, mais je lui sais gré de la fixer à demain.
MARCEL PRÉVOST
L'ÉCUEIL ENCHANTÉ
PREMIERE PARTIE
Même en ses jours maussades, l'historien Pierre Valleray
gardait la religion des repas. Jamais il ne s'asseyait à table
avec indifférence. Au plaisir de manger s'ajoutaient les petites
légendes de la vie. Il les évoquait avec prédilection, et, à force
d'exercice, les retrouvait sans peine, tantôt en ordre, tantôt
indisciplinées, tumultueuses et charmantes. Quelque chose
de mystique s'y mêlait — un mysticisme léger, des rites indul-
gents, le sens des longs efforts de l'homme pour créer le pain,
la gratitude pour les contemporains et la vénération pour les
ancêtres. Selon le jour, le plat, — le geste, les souvenirs accou-
raient des carrefours mystérieux et passaient aussi dissem-
blables que des insectes dans une luzernière.
Ce soir, le hasard voulut que l'aventure fût complète. Il
parut d'abord des truites, préparées comme les voulait Valle-
ray, à la meunière.
— Les mets rares, — disait-il, — à qui nous avons donné
nos préférences, doivent être cuits simplement... La truite au
beurre, le perdreau à la broche...
l'écueil enchanté 695
Il attira l'un des poissons sur son assiette et le considéra
pendant deux secondes avec sympathie :
— Quel dommage ! — soupira-t-il, — qu'il ait fallu t'ôter
la vie...
Il le disait avec une mélancolie perverse, qui ne touchait
pas à sa béatitude, et il ajouta, tandis qu'il soulevait la peau
rissolée :
— Tu ne l'as pas su !
Puis, laissant fondre la chair fine contre son palais, il voyait
l'Areuse sourdre de la montagne et se perdre dans les gorges
profondes. Chaos des gouffres, grands hêtres allongés dans la
pénombre, rumeur émouvante des eaux !
— Il est doux, — fit-il, — d'arriver au Champ-du-Moulin,
et d'y trouver le petit vin bavard de Neuchâtel qui fleure la
pierre à fusil et bouillonne comme le Vouvray. Nulle part la
truite n'est meilleure ni les songes plus clairs.
Il mangeait avec une ferveur qui faisait rire sa femme
Jufienneet surprenait sa filleule Janine. François, son fils, bour-
rait le poisson de sel ou de poivre, et le happait avec voracité :
— C'est une injustice de te servir des truites, — déclara
Pierre, — tes mâchoires ne méritent que la basse viande, la
morue, le pain épais...
François regarda son père de travers :
— Je mange pour vivre ! — dit-il.
C'était un garçon de quinze ans, au visage maigre et aux
yeux inquiets, que la croissance rendait maussade. Il s'irritait
de sa voix qui muait, de ses articulations craquantes, des
désirs impuissants, le plus souvent informulables, qui agitaient
son âme et son orgueil.
— Je vis pour manger, — riposta le père. — Qui ne sait
tirer l'agréable de l'utile est un niais. Pour la nourriture,
l'homme a dépensé le plus clair de son génie. Il faut vouloir
qu'elle soit une bonté, une joie et souvent une consolation.
Combien de fois n'ai-je pas allégé mes peines par un joh
repas I Combien de fois n'ai-je pas remplacé la chimère par un
plat savoureux ou par une friandise !
— Mais tu ne manges pas beaucoup, — remarqua Janine,
— tandis que François...
696 LA KEVUE DE PARIS
— Un ogre ! — se mit à rire Pierre, avec un air d'innocence.
— A son âge, moi aussi, j'étais un ogre... Mais je mâchais,
mais je n'insultais pas les nourritures fines en les avalant
comme un dogue.
Il acheva lentement sa truite et vit apparaître, environné
de petites pommes de terre rondes, un gigot roussi au four. Il
murmura :
Un gigot tout à l'ail, un seigneur tout à l'ambre !
Et saisit joyeusement le couteau à découper, long comme
un glaive :
— Janine, ma filleule, nous nous sommes perdus dans les
bois ; nous entendons hurler les loups ; le vent d'automne
souffle sur les ramures, la nuit est venue, et nous arrivons
tout transis à l'auberge.
— Où il y a un grand feu ! — ajouta Janine avec enthou-
siasme.
Les grands yeux de la fillette, insatiables, dévorants, four-
millants, enveloppaient Pierre. Maigre, un paquet d'os, un
visage fervent, tous ses sens avaient une acuité incomparable.
Elle était exclusive, injuste, tendre et rageuse, faite pour les
répulsions vives et les dévouements excessifs.
François fit une mine sarcastique. Il comprit pourquoi son
père n'était même pas décoré. Ah ! le fils ne se perdrait pas
dans des enfantillages ! Et un rêve passant à la cantonade,
l'adolescent savoura sa renommée future, l'étonnement des
professeurs, la jalousie d'un nommé Guestre, un voyage en
automqbile qu'il offrait à son humble admirateur, Guillaume
Marginot. Mais la manche de Rose Blandine, la nouvelle
femme de chambre, l'ayant effleuré, il se souvint avec amer-
tume que Raoul Guestre avait une maîtresse. Et lui !... rien
encore... à quinze ans !
— Je crois que j'achèterai l'armoire normande, — dit
madame Valleray, — quoique Sarvagnes ne veuille pas des-
cendre au-dessous de onze cents francs...
Valleray, qui savourait une tranche aux bords rissolés,
conseilla avec onction :
— Suis ton penchant !
La fine face de Julienne, la bouche rouge où l'ironie combat-
l'écueil enchanté 697
tait la tendresse, les longs yeux feuille-morte, se tournèrent
vers le visage aquilin mais caressant de Pierre :
— Pourquoi? — demanda-t-elle. — Si encore tu l'avais
vue !... Mais tu ne veux pas. C'est pourtant une affaire impor-
tante.
— Et fichtre, qu'elle est importante ! Une armoire qui
vivra jusqu'à la fin de nos temps ! Si j'étais allé la voir, elle
m'eût paru ravissante, j'aurais mis fin à ton incertitude et à ton
impatience. Tu le sais pourtant que mon intervention est per-
nicieuse ! Jusqu'à la dernière minute, il faut que tu puisses te
dédire :
Marchandez-la sans cesse et la remarchaiidez !
Ah ! cher petit, comme cette armoire sera belle !
François songea que le bon truc serait d'attendre Blandine
dans le petit corridor noir, qui mène à la salle de bains. Fallait-
il agir militairement comme le conseillait Raoul Guestre, ou
valait-ii mieux poser un joli baiser dans la nuque, ainsi que le
voulait Poichauvin? D'après le premier, elles aiment à être
chambardées. D'après l'autre, elles chavirent en sentant une
bouche derrière leur oreille.
— Un des pieds d'arrière est piqué, — fit Julienne, après
un silence.
— Diable ! — s'écria Pierre, qui regardait les yeux étince-
lants de Janine.
— Un rien !... Cela peut durer cinquante ans sans qu'on ait
seulement à y toucher. Seulement, je voudrais...
Elle n'acheva pas, elle tomba dans une méditation.
Pierre se sentit mollement insoucieux. Il n'y avait plus
d'avenir ; une volupté paisible dissimula les pièges et s'accrut
encore lorsque parut le café.
« L'oasis ! » se dit-il, en saisissant un petit cigare.
Janine apporta le cendrier de cuivre, où l'on voyait un
geindre attaquer le pétrin ; François se sauva dans le corridor,
où il désespéra de son courage et souhaita que Blandine prît
l'offensive.
— J'aime l'odeur du cigare, — chuchota la petite fille, et
sa passion de vivre semblait s'accroître tandis qu'elle aspirait
la fumée.
698 LA REVUE DE PARIS
— Le dernier courrier n'a rien apporté, — remarqua Pierre,
— nous sommes en paix avec l'univers.
Instinctivement, il toucha du bois. Mais tandis qu'il vidait
sa tasse, on entendit retentir la sonnerie électrique et Rose
Blandine introduisit une visiteuse.
C'était la sœur de Julienne, une femme brune, qui marchait
avec fougue, en faisant bruire sa jupe, et dont les yeux vous
regardaient d'une manière pathétique.
— Ma grande ! — s'exclama madame Valleray.
L'inquiétude se répandit comme la pluie d'orage. Irène Mari-
val l'apportait naturellement avec elle, par la suggestion d'une
âme à catastrophes, que les vicissitudes avaient rendue plus
ombrageuse. Elle montrait un teint de la couleur du petit lait,
pailleté de rides fines, qui s'effaçaient aux jours d'aise ; des
traits longs, encore que le menton fût raccourci ; des lèvres
arides et des yeux dévorants, dont le chagrin amortissait la
beauté.
A force de la voir soucieuse, sans que ses pressentiments se
réalisassent, on redoutait peu ses plaintes et on ne les écoutait
guère. Cependant, Valleray prédisait qu'elle deviendrait fata-
lement un fardeau pour la famille :
— Nous sommes ruinés ! — cria-t-elle après avoir serré
Julienne contre son cœur.
Pierre blêmit en déposant ce qui restait du petit cigare. Pour
la première fois, les plaintes d'Irène cessaient d'être condi-
tionnelles.
— Comment l' entendez-vous? — fit-il. — Marival a-t-il
perdu de l'argent?
— Il a tout perdu ! — cria-t-elle, en tordant violemment
ses mains.
Un flot de larmes ruissela sur les paupières flétries.
— En êtes-vous bien sûre? — insista-t-il, espérant encore
qu'elle parlait par hyperbole.
— Il est engagé dans des spéculations effrayantes, — sou-
pira-t-elle, — il faut vendre ou trouver trente mille francs !
L'imagination de Pierre refléta le désordre, les avanies et
les pièges qui menacent la petite machine humaine. Un long
frisson lui glaça l'échiné :
l'écueil enchanté 699
— Trente mille francs ! — bégaya-t-il, — trente mille
francs !
La révolte agita ses épaules. Ça ne le regardait pas. Il ne
devait rien à Marival.
— La hausse, — reprenait Irène, — est certaine. S'il pou-
vait attendre quelques mois, il serait sauvé.
— Il suffit toujours d'attendre quelques mois ! — répliqua
Pierre.
Il vit, dans un jour aveuglant, les défauts de Marival. C'était
un de ces hommes auxquels on peut faire confiance tant qu'ils
n'ont pas dépassé leurs limites, mais qui, s'ils les dépassent,
subissent les plus alarmantes métamorphoses.
« Je laisserai faire les événements ! » se dit Pierre.
Mais il se sentait attiré, saisi, enlizé dans la circonstance et
captif de son propre caractère. Le malheur d'Irène pénétrait
dans ses veines comme un venin ; aucune discipline ne le met-
trait à l'abri. Alors, avec un grand soupir, il se résigna aux
misères qui allaient suivre et darda vers Janine un regard
désespéré :
— Il est temps, — murmura Julienne, — que cette enfant
prenne du repos.
Il acquiesça, il attira le petit corps maigre et mit un baiser
sur la joue. Janine le lui rendit [violemment et regarda Irène
avec malveillance.
Après le départ de l'enfant, madame Marival reprit :
— Je voudrais, Pierre, que vous lui parliez. Son désespoir
est effrayant...
Ces paroles choquèrent Valleray ; il répliqua avec irritation
et rancune :
— Que lui dirais-je? Vous savez bien que nous sommes
<t incompatibles ». Jamais il ne m'écoute, jamais il ne me
parle de ce qui l'intéresse. Notre conversation sera inutile et
pénible.
— Il a tant d'estime pour vous 1
— Une estime morte î Je ne puis lui donner ni un conseil,
ni une consolation.
Ses yeux rencontrèrent le regard pathétique d'Irène :
— Allons au fond de notre cœur. Ce n'est pas mes conseils
qu'il désire : il les dédaigne. Ce n'est pas ma consolation : elle
700 LA REVUE DE PARIS
lui est indifférente. Il veut mon aide. Que puis-je et que dois-je
faire?
Le visage d'Irène était suppliant et impérieux, humble et
obstiné :
— Vous voulez qu'on lui trouve les trente mille francs !
— murmura Pierre.
Ses pensées errèrent comme un troupeau dans la pluie. Il se
sentait faible et abandonné ; d'inutiles bouffées de colère le
secouaient par intermittences.
— Avez-vous vu votre frère? — reprit-il enfin. — Il est
plus riche à lui seul que toute la famille.
— Vous seul avez de l'influence sur lui !
— Bon! Je le verrai. Et que lui demanderai-je? Faut-il
ou ne faut-il pas qu'on donne les trente mille francs? Si dur
que soit le sacrifice, je ne refuserai pas de donner ma part.
Hélas ! je crains que ce ne soit inutile, et pire, que ce ne soit
nuisible. Cette aventure va mettre Marival aux prises avec
ses pires défauts. L'équilibre que lui donnait le succès fera
place à la fièvre et aux convulsions. Il voudra reconquérir ce
qu'il a perdu et je suis persuadé qu'il est incapable de le faire.
— Il a de grands mérites ! — protesta ardemment Irène.
— Oui, il est intelligent, il est habile, il est actif. Mais il a
besoin du succès ; dans l'adversité, je le vois frénétique et
téméraire.
Agacé de ses propres paroles, Valleray se mordit la lèvre
et se tut. "
— J'irai le voir demain matin, — promit-il, après une
pause.
Puis, songeant qu'il passerait une nuit d'autant plus mau-
vaise que l'incertitude serait plus grande :
— Ou plutôt, j'irai ce soir même.
Son cœur battait d'une manière qu'il jugeait ridicule et qui
était insupportable ; son cerveau fournissait à foison les
images de détresse. Il se voyait déjà ruiné, condamné aux
tâches humiliantes, englué dans un professorat épuisant et
aléatoire :
« Eh non ! Eh non î s'exhortait-il. Ton intervention sera
limitée I »
Mais l'imagerie était la plus forte et Pierre, par surcroît,
l'écueil enchanté 701
avait ce mal de la prévoyance qui, à chaque alerte, nous fait
entrevoir l'infini des catastrophes.
Il se leva pour mettre son pardessus. Julienne le suivit dans
le couloir et l'étreignit en silence.
— N'exagère pas en noir ! — dit-elle.
Elle connaissait ses faiblesses aussi bien que lui-même ; elle
ajouta :
— Surtout ne promets rien encore. Il faut que Marival
sente que c'est difficile...
Il
Quand Valleray arriva place Saint-Sulpice, dix heures son-
naient à la mairie. Un quartier de lune montait entre les tours,
de longs nuages errants semblaient emporter les étoiles. L'his-
torien considéra d'un œil chagrin les évêques de pierre, noyés
dans la pénombre, et cette église pesante, dont mille images,
se clichant dans sa mémoire, illustraient les chapitres de sa
vie d'enfant ou de jeune homme.
— Cloches de Saint-Sulpice I — murmura-t-il.
Il les aimait passionnément, non qu'il les jugeât plus harmo-
nieuses que d'autres, mais elles avaient retenti aux heures
émouvantes et rythmé les grands rêves. Il sonna d'une main
lasse à la maison ancienne où vivaient les Marival, traversa
un long vestibule et gravit l'escalier de porphyre.
Claude Marival le reçut dans un cabinet au plafond sur-
haussé, dont trois lampes électriques ne pouvaient vaincre
toutes les ombres. La poignée de mains, méfiante, fut suivie
d'un silence dur et fiévreux. Aucun motif de sympathie ou
d'aversion n'existait entre les deux hommes, mais ce soir, ils
étaient sur le sentier de la guerre. Marival prétendait arracher
à Pierre une part de sa sécurité ; Pierre désirait se défendre :
— Irène vous a dit? — dit enfin Claude, d'une voix affligée.
— Elle m'a dit, oui... En somme, je ne sais rien.
Cette réponse découragea visiblement Claude ; il aurait
voulu éviter un déblayage.
— Mon argent est engagé dans une spéculation de terrains
et dans deux affaires de mines, — expliqua-t-il avec lassitude.
702 LA REVUE DE PARIS
— Il m'est impossible de vendre... du moins brusquement...
les loups n'attendent qu'un faux geste pour me dévorer.
L'afîaire, remarquez bien, et je le prouverai, est magnifique.
Seulement, faute de deux échéances impayées, l'une sur les
terrains, l'autre sur une mine, je tombe.
— Toute votre fortune est engagée?
— Toute ma fortune.
— Vous aviez perdu de l'argent auparavant?
La crainte et la colère firent vaciller le visage de Claude. Il
détesta étrangement Valleray.
— C'est exact... — fit-il. — Des affaires qui, de l'avis des
meilleurs experts, devaient donner des bénéfices, se sont ter-
minées en perte, moins par la faute des événements que des
individus.
Pierre leva légèrement les bras, comme un homme qui se
résigne à ne pas aller au fond des choses :
— Êtes-vous sûr, — reprit-il avec une crispation des pau-
pières, — que trente mille francs vous sauveront?
— Voulez-vous en être juge?
— Non. Je n'y comprendrais rien, ou pire, je comprendrais
de travers. Il me faut beaucoup de temps pour saisir les affaires
d'argent... Vos échéances sont-elles immédiates?
— La première, vingt mille francs, tombera dans quatre
jours... l'autre quinze jours plus tard.
Pierre réfléchit d'un air accablé, les yeux fixés sur les trous
d'ombre qui persistaient dans les encoignures. Il n'avait
aucune confiance. Plein de révolte mélancolique, il subissait
Marival avec détresse et stupeur. Des paroles de combat se
pressaient entre ses tempes, qu'il n'était pas dans sa nature de
prononcer et qu'il estimait vaines :
— Je ne suppose pas, — fit-il en prenant sa voix la plus
dure, — que vous avez pensé à moi seul pour ces trente mille
francs. Vous vous êtes déjà adressé à Claveraux?
— Non I C'eût été dangereux. Claveraux m'aurait englué
de bénévolence et de larmes... Je vous en demande pardon,
Pierre, mais j'ai compté sur vous pour lui exposer l'affaire.
C'est la seule chance que j'aie de ne pas le voir s'en tirer par
des lamentations.
— Il a bon cœur.
l'écueil enchanté 703
— A prix réduit 1
— Et comment lui exposerai-je l'affaire? Car enfin, je ne la
connais pas.
— Aussi n'ai-je pas pensé que vous la lui exposeriez par le
menu. C'est un effet moral que vous devez produire. Il vous
redoute, il craint votre mépris. S'il sait que vous comptez sur
son concours, nous aurons un maximum de chance.
Il serrait les maxillaires et regardait Pierre en face. L'his-
torien, avec un soupir, sentit se refermer le piège : les affaires
de Marival devenaient les siennes.
— Je parlerai au frère d'Irène, — acquiesça-t-il amèrement,
les yeux fixés sur le visage roussi du beau-frère.
Marival montrait une tête à pans, soutenue par un cou de
cheval. C'était un homme velu. Le poil lui foisonnait sur les
doigts, le dos de la main et lui feutrait les oreilles. Avides et
jaloux, ses yeux semblaient toujours en chasse. Il avait deux
renflements au-dessus des tempes. Lorsqu'il parlait, des rides
se déplaçaient verticalement. Ses mâchoires étaient agressives
et le menton semblait inachevé. Au total, il donnait une impres-
sion d'énergie, une énergie d'attaque, exaspérée par la débâcle.
Plein d'une aversion désolée, Valleray songe :
« Comme ce malheureux deviendra encombrant I Que de
matins empoisonnés et de nuits perdues I »
— Marival, — dit-il avec un soudain courage, — vous nous
promettrez de ne plus faire d'affaires I
Marival se détourna pour cacher la haine qui lui ravageait
la face :
— - Il faut pourtant que je m'en tire î — grommela-t-il d'une
voix clapotante.
— Non ! Il faudra laisser agir Claveraux. Il est fin, habile
et prudent.
— Et moi, — cria furieusement l'autre, — je suis maladroit
et casse-cou.
— Vous avez du flair, de la compétence, de l'ingéniosité,
tout ce qu'il faut pour faire fortune. Mais vos qualités et votre
caractère, qui conviennent au succès, valent moins pour le
malheur.
— Les malheureux ont toujours tort !
— Je suis aussi malheureux que vous, Marival. Je le suis
704 LA REVUE DE PARIS
plus peut-être. Car je me sens responsable d'Irène et de ses
enfants, sans avoir rien fait pour les mener à la ruine,
— La ruine !... — cria Claude avec indignation. — La
ruine!...
Son grand corps tremblait de rage et d'une mystérieuse
épouvante. L'idée que lui, Marival, pouvait être ruiné, faisait
apparaître tous les cloaques du souterrain social. Comme il y
a toujours un épisode dans l'imagination dramatique des
hommes, il se voyait vêtu d'une houppelande jaune et d'un
feutre gommé, pareils à la houppelande et au feutre d'un
pique-assiette qui fréquentait chez son père.
Pierre se disait, consterné :
« Décidément, aucune parole ne va à son but ! Je ne puis
qu'exaspérer les idées, les instincts et les impulsions de ce
dangereux vaincu... »
Il se leva en silence, chercha son chapeau qu'il avait déposé
dans la pénombre et promit :
— Je parlerai à Claveraux.
— Faites vite ! — dit l'autre en qui le péril prochain chassa
les inquiétudes lointaines. — Il faut que tout soit décidé avant
quarante-huit heures...
Il eut un geste large. Les projets déferlèrent, et la fortune,
qu'il croyait engloutie l'instant d'auparavant, reparut comme
un navire au détour des îles.
— Claveraux veille tard, — grommelait Pierre en descen-
dant la rue Bonaparte.
Il s'arrêta devant Saint-Germain-des-Prés et regarda avec
amour la silhouette ténébreuse. Les siècles flottaient autour,
la brume de souvenirs que la bête humaine n'emporte pas
seulement dans sa petite cage pensive, mais dont elle enve-
loppe la pierre des vieilles villes et l'eau des fleuves légendaires.
— Ah ! Saint-Germain-des-Prés I... — balbutia Valleray, —
ces histoires d'argent sont si tristes et si peu faites pour un
historien I
Il tourna autour de l'église et entra dans la rue Furstenberg.
Une croisée luisait au troisième étage de la maison devant
laquelle il s'était arrêté :
— Il doit jongler avec des chiffres. Je vais être le visiteur
l'écueil enchanté 705
funeste, qui rompt le rêve et gâte la veillée !... Et qu'y faire?
Il le faut.
Il sonna. Le vieux corridor fleurait le remugle et le chat
mouillé. Le visiteur, tâtant la muraille, atteignit une rampe ;
elle vacillait. Il gravit mélancoliquement l'escalier, en son-
geant aux créatures endormies qui mijotaient à tous les étages.
Au troisième, la sonnette de Glaveraux rendit un son de
clarine :
— Qui est là? — fit une voix de basse-taille, très pure,
impressionnante.
— Moi, Valleray.
Deux serrures gémirent, chacune fermée à double tour, une
chaîne cliqueta. Le grand visage de Glaveraux, environné
d'une barbe de pilote, se détacha dans une lueur cuivreuse :
— Bonsoir, cher ami. Comme je serais heureux de vous
voir... si hélas I à cette heure, il ne fallait craindre...
— De mauvaises nouvelles I — fit Pierre. — Et oui, j'ap-
porte de mauvaises nouvelles.
Le visage de Glaveraux se décomposa ; il eut les yeux trian-
gulaires et la bouche plaintive :
— Ma sœur? — exclama-t-il.
— Non, Julienne n'a rien. G'est Marival.
— Il est malade?
— - Il a besoin de trente mille francs !
Glaveraux cessa de regarder Pierre. Ses yeux se tournèrent
vers les coins, puis vers sa table où gisaient des paperasses que,
avant d'aller ouvrir la porte, il avait recouvertes d'un buvard :
car il était mystérieux.
— Trente mille francs? Pourquoi trente mille francs?
Sa main tremblotait, sa face semblait s'être fermée comme
une malle.
— Il vous l'expliquera. Il vous dira que s'il n'a pas trente
mille francs pour faire face à deux échéances très prochaines,
il s'effondre.
— Et s'il peut y faire face?
Glaveraux devint de plus en plus vague, nébuleux, énigma-
tique.
— S'il peut y faire face, il paraît qu'il se tirera d'affaire.
Votre sœur Irène et vos neveux ne seront pas ruinés I
15 Octobre 1915. 3
706 LA REVLi: PF. PARIS
Il y avait de la dureté dans le ton de Pierre, et ClaveraiiK.
ne l'ignora point.
— Qu'y pouvons-nous? dit-il d'une voix suppliante. —
Le malheur ira jusqu'au bout. Le mal de Claude est saus^
remède. C'est un cancer moral. Pauvre sœur ! ,Te l'aime plus
que moi-même I
— Il faut l'aimer plus que voire aillent.
Claveraux tressauta et lit un geste de détresse :
— Vous aussi, vous me croyez riche?
— Je ne le crois pas, — répondit Pierre, — ; j'en suis sûr.
— Quelle chose extraordinaire que la formation des légen-
des ! — bégaya l'autre en agitant ses mains pâles. — Pourquoi
serais-je riche, et pourquoi me condamnerais-je à une vie-
presque misérable?... J'aime la beauté et la douceur du luxe....
•Je donnerais mon sang pour les miens.
— Ce n'est pas votre sang qu'on demande, Claveraux. Je
sais très bien que vous le donneriez pour vos sœurs, et presque
pour moi : vous êtes tendre et courageux ! ]!klais il faut faire
un plus rude effort ; il faut vaincre ce dont vous souffrez et
dont vous avez si amèrement honte et m'aider dans l'œuvre
inévitable. Si vous ne le faisiez pas, jamais vous ne vous le
pardonneriez ; vous n'oseriez plus me regarder en face.
Les yeux de Claveraux se remplirent de larmes.
— ,Je vous assure, mes ressources ne sont pas considérables,
et elles sont pour la plus grande partie engagées. Alors... je
ferai... tout ce que je pourrai.
— Il faut que vous puissiez faire autant que moi.
— Eh bien ! — fit Claveraux dans un effort terrible et en
hoquetant, — eh bien I quoi qu'il m'en coûte... oui... je le ferai.
Il était livide, hagard, baigné de sueur. ï^ierre lui tendit la
main.
Claveraux la saisit convulsivement. Pendant une minute,
sa souffrance fut affreuse, puis, de se sentir engagé (il tenait -
toujours parole) il lui vint une sorte de quiétude :
— J'examinerai les affaires de Mari val, — dit-il, — il y a
peut-être moyen de le sauver. Cet homme n'est pas malhabile.
Je serais étonné que ses spéculations fussent mauvaises en
elles-mêmes... Le défaut de son jeu doit être une position trop
chargée.
L'ÉCUEIL ENCnANTK 707
— S'il y a moyen de le dégager, vous le dégagerez, — affirma
Pierre.
Une douceur singulière et presque tendre unissait mainte-
nant les deux hommes. Valleray avait de l'inclination pour
Glaveraux ; mais ce;tte inclination était restrictive, pleine
d'hiatus, méfiante, en quelque sorte crépusculaire. Il n'exis-
tait pas d'homme dont Glaveraux souhaitât l'estime autant
({ue celle de l'historien, et il sentait amèrement qu'il n'aurait
jamais que des lambeaux de cette estime.
— Ce sera difficile ! — reprit Glaveraux après un silence...
- — Le malheureux va s'acharner. Sa vanité est terrifiante.
— Vous saurez la contourner et parfois vous appuyer sur
elle... Elle est comme le vent : il importe de ne pas l'attaquer
en face mais de louvoyer. Et merci, Glaveraux ! Vous avez
été généreux : je ne l'oublierai point.
Dans le grand collier de barbe, Glaveraux montrait un
bizarre visage d'enfant, bouleversé et pathétique :
— Ah ! Pierr.e, — murmura- t-il, — je voudrais...
Il s'arrêta, désemparé, saisi de craintes mystérieuses et
regardant tout autour de lui, comme un homme caché qui
redouta d'avoir décelé sa présence.
« C'est pourtant une excellente créature ! songeait Valle-
ray en se retirant. Son vice en devient plus terrible : il n'en
tire pas môme de joie. »
III
Le lendemain, Pierre descendit au Luxembourg, sous un
ciel d'ardoise et d'argent — lac d'ardoise et gouffres d'argent.
Dans un puits de nacre, une coquille luisante était le soleil.
C'était Icà-haut, en somme, un océan d'eau plus légère que
notre eau, mais un océan très profond, aussi profond peut-être
que l'Atlantique. Il reposait sur l'espace, sur un lit mobile et
impondérable, qu'il ne transperçait pas plus que les océans
terrestres ne percent leur lit minéral.
En passant devant Verlaine, Pierre scanda :
— Pauvre homme!
708 LA REVUE DE PARIS
Ce poète camus lui inspirait une admiration apitoyée et
pleine d'indulgence. Il l'avait rencontré aux terrasses des
cafés, le cou dans son écharpe de laine, proférant des paroles
chaotiques, subtiles ou dégradantes. Ce fut une image for-
midable de la misère humaine. « Quel emblème ! rêva-t-il.
Comment un misérable débris social, cette loque perdue dans
le ruisseau, a-t-elle recelé un tel parfum ! »
Mais il abandonna Verlaine et l'humble Vicaire, à qui la
mousse faisait une chevelure verte. Sa fièvre enfiévrait l'am-
biance ; Claude Marival empoisonna le présent et l'avenir.
Tourmenté par cette faculté à qui un philosophe attribue la
création du non-moi, Pierre se voyait réduit à la gêne et con-
traint d'abandonner le beau travail pour les articles mesquins
ou les leçons épuisantes. Tous les appels à la sagesse se per-
daient dans une clameur de naufrage :
— J'osais me plaindre ! — murmura-t-il tandis que deux
ramiers s'élevaient avec un bruit de jupes.
Quelquefois, il se livrait à des calculs interrompus ou rêvait
de placements d'argent qui accroîtraient ses ressources. Mais
les chiffres se formaient mal et ne tardaient pas à se confondre.
Alors, l'inquiétude prenant ses formes lancinantes, il voyait
Marival dans des abîmes de spéculation et perdant des cen-
taines de mille francs. Une volonté obscure mais impérieuse
forçait Pierre à payer ces dettes. II était ruiné ; il courait le
cachet et collaborait à de besogneux dictionnaires ; son œuvre
se perdait dans la nuit ; une vieillesse infamante le rendait
comparable au Verlaine des taudis et des hôpitaux. L'idée de
.Julienne vêtue de robes de deuil rougeâtres, réduite à des
meubles miteux et à des nourritures brutales, lui donnait des
palpitations.
— Ce n'est pas tant la douleur que l'inquiétude qui est le
mal des civilisations, — murmura-t-il, plein de colère contre
lui-même. — Car enfin ! rien n'est effectivement changé dans
ma vie... Je souffre l'avenir, et je me précipite dans cet avenir
comme un voyageur saisi de vertige se jette dans l'abîme !
Ces paroles ne le ramenaient pas au rivage. Il flottait sur
l'océan des vicissitudes. Son cœur passait des battements
lourds aux glas sinistres.
A son inquiétude s'ajoutait l'ennui devoir partir sa filleule
L ECUEIL ENCHANTÉ 709
Janine, dont le père revenait dans peu de jours. Pierre s'affli-
geait à la pensée qu'il ne verrait plus accourir le petit paquet
de nerfs et n'entendrait plus la voix haletante.
Il y avait sept semaines qu'elle était chez Valleray et il la
chérissait chaque jour davantage. Elle était la fille d'une cou-
sine de Pierre, Gabrielle Vivian, qu'il avait aimée jadis.
C'était au temps où Gabrielle commençait à s'épanouir. Il
y eut une semaine, sur les rivages divins de l'adolescence, où
cet amour fut réciproque. Ils ne respirèrent qu'un instant la
rose mystérieuse. A peine si, devant les crépuscules de cuivre,
les grands cheveux de Gabrielle s'abaissèrent sur l'épaule du
jeune homme. Le mot terrible, qui dévoile et cimente, ne fut
pas prononcé. Un événement simple les sépara longtemps et,
quand ils se revirent, Philippe Vivian avait paru, qui devait
tout emporter. Par son incertitude même, l'épisode jetait une
lueur enchantée sur leur affection et parfaisait leurs souvenirs
d'enfance. Pierre gardait une rancune voilée contre Philippe,
de tous les hommes qu'il connaissait le plus propre à plaire aux
femmes.
Gabrielle tint à ce que Valleray fût le parrain de Janine.
Et il avait vite conçu pour la fillette une prédilection d'autant
plus singulière que, par les yeux, par les gestes, par vingt
traits de caractère, elle ressemblait à Philippe. Mais elle était
tendre de cœur tandis que Philippe était dur.
Depuis deux ans, Gabrielle était malade. On avait cru long-
temps à des rhumes opiniâtres... Le mal se mit à croître sinis-
trement. Les nuits de Gabrielle devinrent terrifiantes. Phi-
lippe s'était décidé à la conduire en Egypte, et on avait confié
Janine à Pierre.
La petite fille apportait un élément de bonheur que la plu-
part des hommes ne connaissent jamais, car il y faut des cir-
constances presque irréalisables. L'accord qui existait entre
Janine et Pierre différait de tout autre accord. Par certaines
faces, leurs natures auraient dû se contrarier et se déplaire.
L'extrême vivacité de l'enfant, son ardeur à prendre parti,
son injustice, choquaient l'indulgence de Valleray, sa justice
timorée et un peu tortueuse. Un obscur triage ordonnait ces
contrastes, au point que d'avoir Janine auprès de lui, pendant
710 LA REVUE DE PARIS
qu'il remuait la poudre des livres et des documents, c'était
l'idéal de l'intimité. Le regard vivace suivait les gestes de
l'homme, avec impatience et ravissement ; la petite cabocJic
avait un sens passionné des papiers où traîne un reflet des
humanités mortes. Quand il relevait la tête, il trouvait un
visage fervent, dont la vue lui donnait une sensation analogue
à celle des premières bouffées d'air, le matin, à la campagne.
Il lui parlait comme à une grande personne qui aurait des
« trous ». Elle absorbait les anecdotes sans que les énigmes
la gênassent. Au rebours, peut-être. Pasteur a pu dire qu'un
Jiomme uniquement pourvu d'idées claires ne saurait avoir
du génie : de même, s'il ne renferme une part de vague, un
récit manque d'envergure. Les enfants le savent, qui se pas-
sionnent pour des livres qu'ils comprennent à moitié
De quelle façon, secouant la poudre des paperasses, Pierre
rend son âme mùrc u (cessible à cette fime neuve, lui-même
l'ignore, mais Janine, malgré tant de restrictions et de rac-
courcis, finit par en savoir long sur la nature vraie de cet
adulte : l'intelligence n'est qu'une buée sur la réalité des êtres.
Combien son propre fils est plus loin de son esprit que cette
petite ! François s'ennuie aux travaux, aux idées et aux senti-
ments du père. Ainsi il manque à Valleray une douceur qui
manque le plus souvent aux hommes, par leur faute comme
par celle des circonstances : tous la voudraient pour eux et
sont incapables de la donner aux autres. Mais avec Janine,
Valleray connaît une petite renaissance. Le goût profond
qu'il a de l'humanité et dé son avenir en prend plus de force.
De mauvaises habitudes mentales se détachent comme des
herbes parasites ; la haine du temporaire, qui est le poison de
sa pensée, s'atténue au point de disparaître ; il lui semble
approcher de cet éternel présent que Spinoza considérait comme
une réalité suprême...
Et déjà, Janine va partir ! Vivian, rappelé par des affaires
qui ne souffrent plus de délai, revient d'I^gypte, où Gabrielle
achève sa cure.
— J'aurais voulu l'avoir quelques temps encore ! — sou-
pira-t-il.
L'après-midi, il devait la conduire chez le cousin James,
qui avait droit à la lillette deux fois par semaine. Il sentit son
î/kcckii. KNCH.wn, 711
âme infiniment laurde lorsque l'heure fut venue ; et sa détresse
croissait au long de la route...
*
* *
Lorsque Pierre eut quitté Janine, il fut saisi d'un ennui
intolérable et d'une envie de voir son ami Guillaume Gu>"verre.
Guyvcrre habitait, près de Saint-Germain-des-Prés, un appar-
tement vaste et sonore. lî travaillait dans une salle presque
vide, aux vitres teintées d'ambre, aux tentures et aux tapis
orangés. Ainsi obtenait-il la lumière qu'il jugeait normale et
que, d'ailleurs, il préférait.
Gujiv'erre était entré dans la vie par les portes d'ivoire. Les
misères que font présager une sensibilité aiguë se compen-
saient par cette ivresse particulière donnée aux êtres qui
s'exaltent pour l'avenir des hommes et se passionnent pour la
beauté morale. A toutes les joies, il préférait celles quj ont
pour principe les ferveurs collectives. Il appartenait à la race
surprenante qui s'agite pour créer des morales, des croyances
et des enthousiasmes nouveaux. Dangereuse et salutaire,
variable et indestructible, cette race est condamnée aux illu-
sions nées du choc des foules ou des abus du langage. Son
énergie persuasive reste un mystère. Elle comporte une variété
de héros qui mènent directement la multitude, comme Maho-
met, la soulèvent par délégation, comme Jean-Jacques Rous-
seau, ou agissent par la voie philosophique, ainsi qu'Auguste
Comte ou Nietzsche.
Guy^-erre avait reçu les dons de la persuasion. Depuis
son enfance il connaissait l'inquiétude des conflits moraux,
et il exerçait sur les âmes une action excitante mais plus
encore consolatrice, qui faisait découvrir dans la souffrance
même des motifs d'exaltation et de douceur.
Toutefois., son influence directe demeurait restreinte : l'ar-
senal de Guyverre était le papier et Fécritoire. Comme Rous-
seau et Comte, il n'avait pas été construit pour séduire les
femmes. Sa forme était massive, son visage confus, ses mou-
vements mal assortis, et l'amour le dessei^vait en lui commu-
niquant un surcroît de gaucherie, en même temps qu'une
humilité dérisoire.
712 LA REVUE DE PARIS
Pierre l'aimait depuis vingt ans et trouvait parfois auprès
de lui la griserie mentale qui nous sort de nos déserts.
Vêtu d'un ulster couleur soufre, Guy verre se promenait
dans sa salle.
— C'est mon agora ! — faisait-il...
Il n'y avait qu'une longue table, dans l'encoignure sud.
Trois portes ouvertes laissaient entrevoir une bibliothèque, un
salon et l'antichambre. -
— Tes pensées ressemblent peu à la nature des anciens, —
dit Pierre, — elles n'ont pas horreur du vide.
— - Elles bourrent l'étendue, — répliqua Guillaume, — les
meubles les embarrassent et les font trébucher.
Ils se regardaient, avec cette quiétude des amis qui ne
furent point rivaux et s'épargnèrent les récriminations qui
vivifient les torts ou les engendrent.
La maison vibrait aux bonds des autobus et vacillait
lorsque les rames du métropolitain passaient dans leurs sou-
terrains :
— Le tremblement de terre domestique ! — dit Guillaume.
— Je ne crois pas que ces murs, déjà vieux, puissent résister
plus d'un quart de siècle.
Cette idée semblait lui plaire. Il souriait :
— C'est un emblème des temps nouveaux. Jadis les miné-
raux vivaient avec lenteur ; l'homme les troublait peu et
en usait avec économie. On mettait cinq cents ans à bâtir une
cathédrale. Un |château-fort durait des siècles. Ninive, Baby-
lone et Thèbes se sont perpétuées jusque dans les entrailles
du sol. Dolmens et cromlechs persistent dans les plaines
millénaires. A présent le minéral subit notre fièvre. Quel
drame que celui du fer, du cuivre, des calcaires et des granits I
Les hauts fourneaux, les usines et les chantiers sont les champs
où s'ensemence et grandit la vie minérale. La pierre et le
métal se plient à des évolutions plus rapides que jadis l'arbre
dans la forêt ! Le règne de l'homme, cher ami, a une signifi-
cation effrayante. Une faune surgit des profondeurs où la
matière-énergie gisait informe, et remplace l'antique Animal.
Je regarde avec une crainte sacrée ces machines qui ne cessent
de naître et de mourir autour de nous, menues comme des
moustiques ou plus vastes que le léviathan. Une vie d'homme
l'égueil enchanté 713
ne siiflirait pas à les décrire. Aucun travail qu'elles n'exécu-
tent, aucune fonction des sens qu'elles ne remplacent, aucune
combinaison qu'elles ne réalisent ; elles pénètrent l'atome et
creusent la montagne ; elles galopent sur la chaussée des villes
et planent dans les nuages !... Ah ! ce fut une voix prophé-
tique, mais non comme on le crut, qui annonçait la mort du
grand dieu Pan ! La Terre achève de mourir : j'entends la
vieille surface mystérieuse qui dressait devant l'homme une
énigme si passionnante et si redoutable. Tout ce qui a vécu
à côté de nous, pendant les myriades de siècles, est asservà
aux lois et aux caprices de notre vouloir. Seuls les microbes
et les météores nous tiennent tête !
A la voix de son ami, Pierre retrouvait un peu de cette
chaleur sacrée qui, jadis, donnait une solennité si douce aux
crépuscules du Luxembourg, aux soirs où le jardin semblait
plongé dans les astres. Alors, tous les possibles emplissaient
l'étendue.
— Oui, — grommela-t-il, — les grandes émotions sociales
jaillissent du travail. La loi se forme dans la nue orageuse.
Demain naîtront des individus collectifs dont nos ancêtres
n'eurent aucune prescience. L'homme sera capable d'œuvres
si soudaines et si cohérentes que ce sera, en vérité, comme si
de prodigieux surorganismes étaient sortis de la caverne. Et
de tels êtres ne pourront agir avec nos morales surannées...
Ah ! je sens la poésie tragique du monde de l'homme, mais je
ne puis me consoler de ce que l'autre monde doive disparaître...
Comme la terre est devenue petite, Guillaume !
Parce qu'il projetait son âme dans l'avenir. Guillaume
concevait mal ces regrets.
— L'homme a besoin de la terre, — répliqua-t-il. — Qu'y
ferait-il de l'éléphant, du lion ou de l'alligator?... Le milieu
les condamne. Chacun de leurs pauvres gestes n'est qu'une cari-
cature du grand passé où leurs ancêtres furent redoutables...
Ils ne persisteraient que pour être bafoués. Leur survie serait
plus triste que leur mort.
— Prends garde que la grandeur de l'homme tient autant à
la conservation qu'au renouvellement ! Sans le trésor des
vieilles choses et des vieilles légendes, nous ne serions que des
bêtes perdues dans la pénombre. Nous détruisons trop depuis
714 LA REVUE DE PAF.IS
trois cents ans. Xoiis nous séparons trop de la nature... Elle
aura sa revanche.
C'était un sujet sur lequel ils ne pouvaient s'enteinlr.-,
Guyverre l'abandonna.
— Il m'est arrivé une grande chance ! — dit-il. — Et je te
la dois !
— Tu me la dois?
— Oui, cet adolescent... ce Maurice Arlagnes que tu m'as
recommandé. Je lui donne quelque travail. Il est très intelli-
gent et d'une conscience incroyable. Il me rend des ser\-ice.s
réels... et surtout, c'est la plus charmante nature, — sous une
carapace presque anglaise. Il a fallu aller à la découverte...
C'est comme si je retrouvais notre jeunesse...
Guillaume trottait le long des murailles avec ce souri r»^
qu'il n'avait que pour les intimes :
— .Je m'attache, comme on s'attacherait à son propn^
enfant... Je vais le voir chez lui... Sa mère aussi a une âmo
délicieuse, d'une naïveté que rien ne corrigera... avec une con-
fiance prodigieuse dans la justice finale des choses. Ah î la
vie a été féroce pour eux !
— Épouvantable, oui ; Barzel me l'a dit.
— Toutes les douches de la richesse et de la misère... et quv^r -
misère 1 La douceur est qu'on peut les rendre heureux
ont le don du bonheur !
— C'est bien un don, — soupira Pierre, — et le plus rare...
Tu Tas, toi ! •
Une tristesse passa sur le visage de Guyverre. Elle s'effaça.
Il reparla de Maurice Arlagnes ; sa face respirait la ferveur :
tout son être projetait quelque chose d'ardent, de fraternel
et de mystique. Et ce spectacle plaisait à Pierre, il sentait
s'évaporer son inquiétude...
Cependant, la même amertume que naguère parut sur l;
visage de Guillaume. Un long moment, il demeura pensif, U'î
épaules tombantes :
« Il songe à Jacqueline ! «se disait Pierre.
C'était la femme de Guyverre. Elle « pourrissait » sa vie.
Une incompatibilité effarante les séparait et que rien ;.e
pourrait combler : comment le délivrer?
L'É C U El L ]: X GITAN TÉ 7 1 •')
Dans le silence qui suivit, les deux hommes évitaient de se
regarder. A la fin, Guillaume murmuia :
— C'est le jour de Jacqueline. Elle se plaint de ne pas te voir.
Il y avait une sorte de supplication dans la voix du mari :
[il croyait que Pierre avait une influence salutaire sur Jac-
[queiine.
IV
Valleray trouva madame Gu;^^'erre en compagnie de
linadame Claudie Borigiies, de six autres dames et d'un petit
[homme orangé, qui parlait par saccades et laissait ensuite
, retomber sa tête avec accablement.
Jacqueline étincelait dans un corsage nué comme la gorge
[des ramiers : elle tourna ses yeux fervents vers Pierre.
— Ah I — fit-elle. — - Tout de même !
Les nuances mouvantes de la perle passaient sur ses joues.
^11 s'assit près d'elle et respira ses- parfums. Le mirage passa,
ce grand mystère des origines et de la fin des êtres qui se
mêle au rêve de la femme. Ce n'est pas qu'il désirât Jacqueline
— elle se perdait dans l'inaccessible — mais elle était comme
la nue d'avril qui évoque tous les voyages.
— Et tenez, — ■ reprit-elle, — vous allez nous tirer d'embar-
ras... Monsieur Salivou soutient que les nègres sont meilleurs
musiciens que les blancs.
— Cela ne fait pas de doute ! — cria le petit homme orangé.
— Tout nègre est musicien, un blanc l'est sur trois, à peine
un jaune sur dix. On le voit bien aux États-Unis où la seule
musique originale est inspirée par les nègres...
— Pourquoi Beethoven et Mozart sont-ils des blancs?
— demanda Clàudie Borigues.
Elle tournait vers Salivou un beau visage jaloux, où la bouche
brillait comme la fleur rouge du balisier.
— Pourquoi Phidias n'était-il pas un Gaulois, un Cimbre ou
un Scythe? — demanda railleusement le petit homme. — H y a
un temps pour chaque chose même pour une civilisation. Le
nègre aura son jour. Pour l'heure, il lui suffît de créer la musique
<Iu nouveau monde et d'être le roi de la boxe.
710 LA REVUE DE PARIS
Madame Borigues se mit à rire, en ayant soin de découvrir
ses dents, qui étaient en forme de petits coquillages.
— Qu'en pensez-vous? — demanda Jacqueline, en regardant
Pierre avec langueur.
— Rien. Mais on ne vient pas de découvrir les nègres. Ils
furent mêlés aux civilisations antiques et mahométanes. Leur
œuvre est nulle.
— Ils nous vaincront, — affirma Salivou avec jubilation, —
ils nous feront knock-out, comme leur Jack a fait de Jef-
fries.
— Ce sera laid ! — fit madame Borigues.
^Monsieur Salivou se leva et sortit avec un vague mouve-
ment de matchiche. Des dames s'évadèrent une à une. Pierre
demeura seul avec Jacqueline et Claudie. Madame Borigues
répandait de l'ombre. Ni sa chevelure couleur de suie ni sa
peau ne donnaient de reflets ; ses yeux semblaient faits de
ténèbres denses ; du mystère apparaissait dans ses gestes, et
une avidité tragique sur son visage. On devinait une extrême
incapacité d'être heureuse, en même temps qu'une vive sen
sualité, dans le demi-sourire qui, par intervalles, plissait sa
bouche écarlate. Naturellement jalouse, surtout de Jacqueline,
elle passait pour vertueuse...
A côté de cette femme sombre, la clarté de Jacqueline
devenait saisissante.
Tous trois parlaient à voix basse, et simplement pour parler,
car c'était un de ces moments où le moi se tasse, en proie aux
vœux clandestins. Jacqueline avait une envie subite, et sans
raison, d'être seule avec Pierre. Elle savait que c'était une
envie vaine, mais elle y tenait. Il y avait entre elle et Valleray
quelque chose d'agaçant et de mystérieux. Madame Borigues,
sentant que Jacqueline attendait son départ, résistait confu-
sément. Ce fut Pierre qui se leva :
— Ah ! vous allez encore fuir ! — s'exclama Jacqueline.
— J'avais un conseil à vous demander...
Claudie Borigues fit mine de se lever à son tour :
— Ce n'est rien de secret, — fit Jacqueline, — avec un petit
rire nerveux.
Tous trois ressentaient une de ces agitations futiles et fur-
tives, qui n'ont presque jamais de suite, mais où s'esquissent
l'écueil enchanté 717
les possibles. Quelque combativité animait Claudie Borigues
et Jacqueline.
L'entrée d'une dame obèse changea l'état des âmes :
— Revenez me voir, — fit Jacqueline, en tendant la main
[à Pierre, — j'ai vraiment un conseil à vous demander.
Il sortit ; il se sentit par tout le corps une grande langueur.
Le trottoir était humide ; un nuage gris sillait vers l'orient,
;le soleil tendre séchait l'ondée. Il y avait dans l'air toutes
[sortes de nuances charmantes et la peau des femmes semblait
[éclaircie.
Pierre aperçut en lui-même une métamorphose. Des désirs
I impérieux remplaçaient ses vœux mélancoliques ; Jacqueline
[et Claudie Borigues se profilaient dans l'étendue :
— Je ne veux pas vieillir encore !
La menace de Marival, après avoir créé de l'épouvante, créait
[de l'excitation. Sans cette menace, il demeurait enlizé dans
ses rêveries inertes et ses amertumes croupies. A présent, une
sève neuve emplissait ses veines. Il voulait vivre l'orage et
subir l'ouragan :
« En es-tu bien sûr? » se demanda-t-il.
•"' Non, il n'en était pas sûr. Il connaissait ses fluctuations.
Mais entre l'acuité de son trouble et les troubles d'hier, il y
avait une différence d'espèce. L'homme qui palpitait dans le
soleil d'après pluie ne ressemblait pas à l'homme qui souffrait
la peur de la vieillesse, ni à celui qui, hier soir, s'arrêtait dou-
loureusement devant les tours de Saint-Sulpice. Pour retrou-
ver une agitation comparable, il fallait remonter à sept
années...
Alors, comme aujourd'hui, il avait perçu une de ces mues
qui étaient parmi les caractéristiques de son être. Sans doute
étaient-elles préparées, mais sans qu'il en eût conscience :
un seul événement les déclenchait. Les grandes circonstances
de sa vie avaient un aspect heurté, brusque, discontinu, plus
étrange chez cet homme doué d'un sens fin de la durée.
Il y avait sept ans... La mer soupirante... la falaise noire...
et les phares qui clignotaient au fond de la même étendue
que l'étoile Vesper. Un soir, ils montèrent, à quinze, dans une
barque de pêcheur, et doublèrent la côte escarpée. Sur les
vagues longues, tous étaient jeunes, riches de vie et pourvus
LA RKVUE DE PARIS
des beaux rêves qui conduisent la créature périssable. Une
rivière d'argent s'en allait vers la lune ; debout à la proue,
un d'eux clamait dans la brise salée :
Déjà de hauts vaisseaux apparaissent qui font
Palpiter sur ses eaux des gonflements de voiles,
Chaque nuit sa splemlour rôflécliit plus d'cloiles... '
Et la barque se retourna comme une coquille. C'est à peine
si l'on entendit une clameur ; déjà l'eau, mère de vie, commen-
çait à détruire ; Pierre roulait dans la mort. Quand il s'éleva
sur l'écume, il aperçut la falaise. Il nageait mal et lourdement ;
ses vêtements aidaient à le perdre ; il fut une petite chose
frissonnante que les hasards obscurs poussaient dans les gra-
nits, à l'entrée de l'échancrurc... Neuf de ses compagnons
avaient péri.
Cette aventure lui paraissait, aujourd'hui encore, la cause
de son amour pour madame Coraines. La veille, il admirait cette
femme longue et frileuse, comme si elle eût vécu parmi les
phares et les écumes. Soudain, il fut proche ; les choses qui
étaient diiïiciles devinrent faciles... Julienne voyageait avec
Irène Marival et ne devait pas revenir avant trois semaines.
Elle avait cessé d'être une amoureuse. Elle l'avait été, pour
n'y jamais revenir, pendant les fiançailles et la première année
du mariage. Elle aimait Pierre d'une affection égale, profonde,
immortelle, sans ressauts. Elle pardonnerait, pourvu qu'il
lui gardât son cœur de compagnon, sa tendresse spécifique^
Elle disait parfois :
— S'il t'arrive d'être faible, sois discret ; que je n'en sache
rien !
Longtemps, il avait cru que c'était de ces mots* qui s'abo-
lissent devant la réalité. Sûr enfin que c'était vrai, il succomba
à un amour timoré pour Thérèse Coraines.
Heureuse et dévorée de scrupules, Thérèse tremblait, le
soir, en écoutant Valleray devant l'Atlantique, où chaque
astre formait un ruisseau. Son corps frileux recelait des volup-
tés qu'elle seritail en elle comme des crimes. Sur la place
obscure, au fond du jardin d'hôtel, grand et plein de brous-
î . A'hvi î Sr,!n<(;;i.
l'écueil enchanté 71&
saille, dans le bois de Saiiit-Jacques-les-Loups, leurs étreintes
avaient une fen'eur douloureuse dont il se souvenait en trem-
blant...
* J "étais plus jeune ! songea-t-il. Et Thérèse était là...
Aujourd'hui, personne... »
Jacqueline et madame Borigues llottèrent dans un rais du
soleil d'après pluie. Il serait mort plutôt, croyait-il, que de
flirter seulement avec Jacqueline. Madame Borigues était
bien loin. L"amour apparaissait comme ces pépites qui se
donnent moins à l'effort qu'à la chance. Pourquoi serait-il
aimé encore? Ill'avait été; c'était déjà trop de bonheur. Main-
tenant, prêt à entrer dans le couloir sinistre, ne vaudrait-il pas
■mieux se donner à la vie morale?
Ia\ peu d'enthousiasme souleva Pierre. Il avait reçu quel-
Iques-uns des dons qui rendent l'homme apte à l'exaltation
collective, au dévouement et même au sacrifice. Pourquoi,
comme Guillaume, ne se passionnait-il pas pour le bonheur et
la grandeur des foules? Un mysticisme généreux demeurait
au tréfonds de son être.
Il croyait, en somme, que les morales sont des réalités supé-
rieures, source des plus beaux actes, indispensables aux méta-
morphoses et à la Création humaines.
Seulement, hélas ! ces hautes réalités prennent inévitable-
ment la fiction pour véhicule. Et Pierre détestait le mélange
de la fiction et de l'acte. Que faire, sinon rassembler ses pape-
rasses et honnêtement en tirer le suc historique? Si là même les
fables tendent leurs pièges, du moins lutte-t-il pour réduire
leur part et pour gagner quelques promontoires à la réalité...
— - Hasard, chaos ou mystérieuse harmonie, — -murmUra
Pierre en regardant une jeune créature qui s'avançait dans sa
grâce et laissaifun sillage de foin coupé, — que je voudrais con-
naître ma voie ! Il me serait doux de remplir de grands devoirs
dussè-je me plier à quelque dogmatisme, et toutefois, je vou-
drais ne pas vieillir sans avoir communié une fois encore avec
le monde intense et charmant de la femme !
720 LA REVUE DE PARIS
V
Hugues Claveraux s'était glissé furtivement derrière la
femme de chambre; il parut dans la salle d'études sans qu'Irène
l'eût entendu. Elle se tenait d'un air tragique devant le jeune
René et la petite Mauricette qui revenaient du lycée. René
était sombre comme elle, avec des sourcils d'homme, tracés
au fusain, et des yeux de bandit barbaresque. Mauricette mon-
trait une face roussie, où luisaient des prunelles de guenon,
vives et courantes.
— Ma chère Irène ! — balbutia Claveraux.
Elle tourna vers lui son visage rougi par les larmes :
— • Hugues !
Elle l'aimait avec contrainte. L'argent était entre eux, qui
creuse des fossés ou dresse des haies :
— • Pauvre petite ! — murmura-t-il.
Ses yeux se mouillèrent. Alors, sentant revenir l'enfance et
la jeunesse (il avait été si tendre et si complaisant !) elle
s'avança, elle cacha son visage sur l'épaule de Hugues avec
un sanglot. Lui aussi sanglotait. Son grand visage de chef
Scandinave frissonnait d'émotions infinies :
— Courage 1 — répétait-il... — Courage... Courage...
Il tapotait les omoplates de cette jeune femme tragique :
— Tout s'arrangera !
Elle releva la tête pour l'épier. Il était indéchiffrable, à
cause même de sa terrible sensibilité : autant que les autres,
il ignorait ce qui se tramait au fond de son âme. Un instinct
invincible veillait derrière les pires attendrissements.
« Que va-t-il faire? » se demandait Irène.
Car Pierre, selon sa promesse, n'avait j>as révélé l'engage-
ment de Claveraux. Après avoir embrassé la mère, il embrassa
les deux enfants : le jeune René pleurait ; on voyait trembloter
ses sourcils d'homme. Il avait déjà le sens des catastrophes, il
en connaissait les sursauts pathétiques. Sa santé n'en souffrait
point : ainsi qu'Irène, il était construit pour ces agitations
et il semblait que, par intervalles, elles lui fussent salutaires-
Mauricette ne ressentait que du malaise et de la curiosité. .
l'écueil enchanté 721
— Que deviendront-ils? — sanglota madame Marival.
— On ne le abandonnera point ! — répondit Claveraux
avec chaleur. Puis il demanda :
— Claude est sorti?
Il n'était pas venu à la première heure, retenu par l'espé-
rance obscure que Marival aurait peut-être trouvé ailleurs les
fonds utiles :
— Il vient de rentrer, — répondit Irène. — Oh ! Hugues,
aie pitié de nous... Nous nous aimions tant... tu étais si bon !...
Il s'essuyait les yeux ; il imaginait des héritages, des gros
lots, des miracles :
— ■ Je ferai mon possible ! Moi aussi, hélas ! J'ai mes peines...
Toute vie est difïicile...
Un peu d'irritation crispe ses lèvres : Irène le dépouillerait
sans merci, non seulement pour elle et pour les petits, mais pour
Claude. Puis, une sorte de peur le saisit, la peur des avares
qui multiplie sinistrement les présages.
— Nous allons tâcher de le tirer d'affaire, Pierre et moi,
— reprend-il, avec une bonhomie sèche, — seulement, jusqu'où
est-il enlizé? Et comment le retenir? Car il n'y a pas seulement
les événements...
Il s'arrête à cause du jeune René qui lève vers lui ses yeux
barbaresques :
— Tu peux nous sauver... tu n'as qu'à le vouloir !
Ces paroles mécontentèrent Claveraux : il repoussa du geste,
avec réprobation, l'idée de sa puissance :
— Comment peux-tu pailer ainsi ! Je ne suis qu'une pauvre
créature qui ne raconte pas ses misères. Si on savait !
Son geste implique des malheurs mystérieux et toutes les
menaces du destin. Encore qu'elle soit peu, perspicace, Irène
conçoit qu'il ne faut pas avoir l'air de douter. Elle acquiesce
d'un geste grave, elle murmure :
— Tu as si bon cœur !
C'est ce qu'il faut dire. Les larmes remontent aux yeux de
Claveraux et cette tendresse qu'il voudrait pouvoir épancher
sans craindre pour sa fortune.
— Nous ferons ce que nous pourrons ! Je ne veux que votie
bonheur à tous... je le veux de toute mon âme... Allons voir
Marival.
15 Octobre 191? 4
722 LA REVUE DE PARIS
Marival avait préparé ses paperasses : il savait que Cla-
veraux ne « marcherait « pas avant de les avoir examinées.
Ses doigts velus fourrageaient; les renflements de ses tempes
semblaient plus larges. Quand son beau-frère entra, il ne leva
pas tout de suite sa face, déformée par une crise de rage et
d'aversion.
— Bonjour, Claude ! — fit la voix de cloche.
— Je te remercie d'être venu, — répondit l'autre, en ten-
dant une main mouillée par l'émotion.
Ils se regardèrent. C'étaient deux combattants ; mais Cla-
veraux aimait à cacher sa puissance autant que Marival à
l'étaler. Chacun de leurs rêves était dissemblable. Hugues
voulait une force douce, secrète et bienfaisante, une immense
fortune derrière la petite maison pâle aux volets verts. Des
pêches, des cerises, des fraises, des poires dans le verger ;
des légumes cultivés par un vieux bonhomme; une cuisinière
qui se disait aussi femme de chambre... et lui, Claveraux,
menant une existence modeste, vêtu de velours à côtes, et
jouant le rôle bleu des providences. Il répétait avec enthou-
siasme :
Voici trois médecins qui ne se trompent pas :
Gaîté, doux exercice et modeste repas !
Marival ne concevait que la cohue, l'éclaboussement et la
jactance. La hâte l'avait engagé dans le nœud coulant. Ses
yeux jaloux, couleur d'argile, essayaient de déchiffrer le grand
visage de Hugues :
— Mon pauvre ami ! — psalmodiait celui-ci.
Il tendait sa main de femme, fondante, qui s'affermissait
dans l'étreinte.
— Puis-je compter sur toi? — fit soudain Marival.
Claveraux se réfugia dans le vague :
— Tout mon possible ! Je ferai tout mon possible !
Claude connaissait cette phrase fluide, et une autre encore :
« Tout s'arrangera )', qui enveloppaient Hugues comme des
mares.
— Pierre t'a dit? — demanda-t-il.
— Oui, Pierre m'a dit... — fit la voix magnifique. — Mais,
dans son intérêt même, il faut que nous y voyions clair. Nous
ne sommes pas riches...
l'écueil enchanté 723
Claude baissa la tète, pour cacher l'amertume de son
mépris ; l'autre devint rouge, car il souffrait du sentiment
.qu'il inspirait au beau-frère.
— Nous ne sommes pas riches, — insista-t-il, avec une
nuance plaintive, — Pierre n'a qu'une petite fortune. C'est un
grand homme... Nous ne sommes rien à côté de lui... Il est
affreux de toucher à sa sécurité. Et moi, j'ai de gros, de très
gros engagements. Tu sais, hélas ! ce que cela veut dire, ce
que ça représente de faiblesse et de péril... Allons ! parle à
cœur ouvert, mieux nous connaîtrons la situation et mieux
nous pourrons agir.
Avec quelle joie Marival lui aurait écrasé les narines à coups
de poing ! Fou de haine, il roidissait les mâchoires. Et il
répondit d'une voix blanche :
— C'est simple et compliqué. Je suis engagé dans une
spéculation de terrains en Seine-et-Oise... dans deux affaires de
mines en Catalogne et dans l'Amalgamated Copper Company
du Lac Ontario. Ces affaires sont sûres... mais il faut que je
« fasse » du temps... le temps, c'est ma chair.
— Les cours du cuivre ont été trop hauts, — remarqua
Clavereaux, — - et l'Amalgamated Copper a été téméraire. Il y
a des difficultés d'exploitation... le lac inonde les galeries...
A quel prix as-tu acheté?
— Cent quatre-vingt-dix...
— Nous devons être aux environs de cent cinq?
Marival considéra l'autre avec un frisson superstitieux :
— Tu en es donc?
— Non !... — mentit Claveraux, qui profitait de la baisse. —
^n tout cas, le cours de cent quatre-vingt-dix ne se reverra
pas avant longtemps... ni même celui de cent cinquante. Et
les affaires de Catalogne?
Marival tendit en silence une liasse de papiers, avec des
plans, que Claveraux examina :
— Je sais ! — dit-il, après une pause. — J'ai été tâté. Quand
donc sonnera l'heure de.Fexploitation? Et il y a eu des
mécomptes.
— Pas dans la richesse des gisements.
— Non, dans les travaux. En tout cas, affaire plus lente
-encore que la Copper. Restent les terrains.
724 LA REVUE DE PARIS
De nouveau, Marival exhiba des plans et des comptes.
L'autre s'attarda dans une longue vérification. Par intervalles,
il posait quelque question précise ou insidieuse. A la fin :
— Nous sommes disposés, Pierre et moi, à te venir en aide...
Mais il nous faut des garanties... et des promesses formelles.
— La corde au cou ! — ricana Claude.
— La bouée de sauvetage. Tu es dans les sargasses... tu
n'as ni la liberté de tes mouvements, ni le sang-froid néces-
saire. Qui l'aurait à ta place? Pas moi... Je me sentirais devenir
fou... Par suite, il est indispensable que tu ne prennes aucune
résolution sans nous consulter... plus indispensable encore que
tu renonces à toute nouvelle spéculation...
— Ah ! — râla Marival.
Il courut à travers la chambre puis, saisissant un vase de
Copenhague, il le brisa contre le marbre de la cheminée :
— Avare ! — hurla-t-il.
Claveraux devint très pâle. Ses mains de femme se mirent
à trembler, son grand visage se revêtit d'horreur.
— Tu vois ! — fit-il avec résignation... — tu perds toute
dignité et tout contrôle sur toi-même. Que te dois-je, après
tout? Par quel acte as- tu mérité mon affection et mon aide?...
Tu n'es qu'orgueil, égoïsme et cruauté... tu n'as songé aux
autres que pour les étonner, les éblouir, les réduire en sei-vi-
tude ou exiger leur assistance. Et pourtant, me voici prêt à te
rendre ser^^'ice. En échange, je n'aurai que l'injure et la haine.
Soit. J'accepte. Du moins, je veux que mon effort ne soit perdu
ni pour toi-même ni pour les tiens, qui sont les miens aussi.
— Pourquoi me traites-tu comme un enfant? Je te vaux
bien...
— • En affaires, certes. Tu vaux mieux. Mais comme tous les
hommes acculés, tu n'as pas la plénitude de ton sang-froid et,
enfin, tu vaux pour la fortune, non pour l'infortune. Chacun
son infirmité.
Les ondes de la colère s'éteignaient dans la poitrine de
Marival. Il regrettait d'avoir injurié Claveraux, et tout de
même, il éprouvait une satisfaction hargneuse :
— Excuse-moi, — dit-il, — je suis vif.
— Je n'ai pas de rancune.
C'était exact. Claveraux ne haïssait point, mais ceux qui
l'égueil enchanté 725
l'avaient ofïensé « mouraient » en lui, à moins qu'ils ne
fussent de son sang :
— Tu as besoin de trente mille francs — reprit-il. — Si j'ai
bien tout compris, ces trente mille francs te donneront un
répit de trois ou quatre mois. Ensuite, à moins d'une chance,
les difficultés reparaîtront... La chance peut venir d'une
hausse soudaine de la Copper. C'est improbable. Pour les
mines, ce sera heureux s'il n'y a pas un appel de capitaux.
Restent les terrains. Ils monteront, je le crois. Pas tout de
suite. Ce que je voudrais examiner avec toi, c'est la possibilité
d'en revendre une partie, à des conditions que nous pouvons
rendre avantageuses... et qui d'ailleurs le seraient pour les
acquéreurs... Jusqu'à un certain point, je pourrais m'associer
avec toi pour cette opération.
Marival le regarda avec méfiance et Claveraux s'en aperçut :
— Ce dernier point n'a aucune importance !... Les événe-
ments nous guideront... De quelque manière que l'opération
se fasse, elle doit se faire, si tu ne veux pas te retrouver devant
la banqueroute. Il faut aussi que tu nous ménages une hypo-
thèque, à Pierre et à moi...
— Crois-tu que je m'en tire? — dit Claude avec brus-
querie.
— Tu peux, à la rigueur, tenir jusqu'à la fm de l'année. Si
l'Amalgamated Copper a progressé... si les terrains sont en
hausse... si les mines espagnoles ne réclament pas de capitaux
ou en réclament peu... tu pourras partiellement rétablir ton
équilibre.
Marival écouta avec indifférence, jusqu'au mot « partielle-
ment ». Alors, il sursauta :
— Pourquoi ne pourrais-je pas le rétablir tout entier?
— Tu perds sur les cuivres jusqu'à cent quatre-vingt-quinze !
Et ta position y est importante.
. — Mais les mines? Mais les terrains?
— Les mines, aléa. Les terrains, pour la plupart, longue
échéance. Un coup de fortune est possible : dans l'espèce, je le
compare à un coup de loterie.
Ces mots tombaient en coups de trique sur Claude, car il
croyait, malgré lui, à la finesse du beau-frère. Pendant une
726 LA REVUE DE PARIS
minute, il demeura assommé. Puis les soupçons rampèrent
sournoisement dans sa cervelle...
— Merci ! — fit-il, de mauvaise grâce. — Après tout, tu me
sauves.
Claveraux sentit la méfiance et la révolte :
— Prends garde ! — dit-il, d'un ton affligé. — Tu es dans
les ténèbres de la caverne... Le sang-froid seul, des mouve-
ments lents et vérifiés, peuvent te tirer d'afîaire.
— Le moindre grain de mil... - — dit tout bas Claude.
Ils demeurèrent encore une minute face à face, machines
humaines mystérieuses, tout gonflés de secrets qu'ils cachaient
comme des crimes. Chacun tuait mentalement l'autre. L'héri-
tage de Claveraux ouvrait la voie sacrée ; les spéculations crois-
saient comme des chênes ; une forêt d'argent éblouissait
l'avenir... La mort de Claude délivrait Irène, les enfants, Pierre
Valleray, Claveraux. Il était le fauve tapi dans l'île.
Pleins de leur rêve, ils firent le geste d'alliance des hommes :
leurs mains s'étreignirent.
(^ Il est fait pour vivre longuement ! » se dit Marival avec
amertume.
Claveraux songeait que seuls l'accident ou le suicide pour-
raient hbérer la famille.
VI
Depuis la veille, François guettait Rose Blandine. Il souffrait
beaucoup et ses désirs s'étaient évanouis. Blandine devenait
une ennemie redoutable, dont chaque geste lui donnait d'hor-
ribles battements de cœur. Il avait mal dormi. Jusqu'à l'aube,
il ne cessa d'imaginer la « meilleure manière ». A son réveil,
fatigué et très lâche, il entrevoyait le délice de ne rien pour-
suivre. Mais des forces supérieures le poussaient — sentiment
d'une déchéance, souvenir d'autres reculs, certitude que le
camarade Raoul Guestre avait une maîtresse. Il fallait que
Rose Blandine lui donnât le trophée.
Rose le voyait continuellement dans le couloir, ou bien il
apparaissait, d'un air vague, au moment où elle mettait le
couvert ; parfois, d'une voix éteinte, il marmonnait quelque
l'écueil enchanté 727
propos informe. Elle le trouvait singulier, et s'abstenait d'hypo-
thèses trop directes. Agée de vingt-sept ans, le teint^clair mais
sec, des yeux indigo, un petit chignon paille de mais, des lèvres
déteintes, qui pelaient, elle révélait une certaine élégance
terne et élimée. François l'aurait trouvée parfaite, si elle avait
« voulu ». Il mettait une sorte de modestie dans sa vie senti-
mentale et ne désirait pas énormément les femmes trop belles
ou trop éclatantes. L'autre sexe tout entier apparaissait assez
surnaturel pour qu'un jeune homme ne dédaignât Jpas les
dames blettes. Rose, à peine fanée, réalisait une sorte d'idéal :
— Je la veux ! — se répétait-il avec autorité.
Plus il le disait, moins il en était sûr. Il puisa quelque force
au lycée, à cause de Guestre, et parce qu'il y sentait mieux
la honte de son inexpérience. A quatre heures, il rentra avec
des décisions telles qu'il en flageolait. On le vit au salon, dans
le fumoir, dans la salle à manger et même dans le cabinet de
débarras, où il dressait des embuscades. Lorsqu'il entendait le
pas feutré de Blandine, il se sentait une âme d'assassin timide
et se sauvait le long des murailles. La fuite lui rendait du
courage ; il serrait les poings ; il grommelait :
— Il le faut !
A bonne distance, il prenait un air cynique :
— Je vais lui régler son affaire !
Comme ce serait doux si elle faisait des avances ! « Elles
en font toutes », affirmait Morisseau, le psychologue. Peut-être
en faisait-elle, sans qu'il les vît? Peut-être encore n'avait-elle
pas de sens? Il essayait de le croire : ce serait une excuse déci-
sive.
Vers cinq heures et demie, n'en pouvant plus, et sous l'em-
pire d'une résignation morne, il se plaça dans le couloir, près du
tournant qui conduisait au fumoir. Un dégoût immense lui
soulevait la gorge ; le monde entier était devenu un chaos
malpropre. Du moins, il allait en finir...
Le pas feutré... la silhouette gris souris... le petit chignon
pâle... Il baisse le front, livid»=: il claque des dents. Quand elle
est proche, il avance deux bras mous, deux bras de cauchemar,
et la saisit, à peu près, par les épaules. Elle a compris. Elle fait
tm sourire terne. Et rejetant les mains humides d'effroi :
— Pas avec moi, monsieur François ! Ça mène à l'hôpital.
72 8 LA REVUE DE PARIS
Déjà, elle a disparu et le soulagement est immense. Plus
d'attente, plus d'embûche, plus d'espérance amère ni de
crainte glaciale. Ce soir, il mangera paisiblement, et il sent
que la pâleur a déjà quitté son visage ; ses jarrets se raffer-
missent. Mais à peine il a fait quelques pas, et voici la
déchéance. Il est un paria, un outlaw, un rebut. Rose l'exile
de l'amour ; jamais aucune femme ne voudra de lui. Le senti-
ment d'une tare secrète l'effare et le dégrade. Puis, dans un
accès de rage et de haine, il voudrait torturer Blandine ou
la couvrir d'opprobre : il rêve aussi de donner dix francs à
une fille, pour qu'elle se promène avec lui, dans le square,
à l'heure où Rose sort. Mais non, il se dévouera à des œuvres
magnanimes, il méprisera l'opinion des hommes et vivra en
cénobite :
— Je sanctifierai ma solitude ! — déclare-t-il, car il a lu
Siello.
A la fm, c'est une vaste lassitude et une amertume affreuse.
Sa mère le méconnaît ; son père l'ignore ; ses compagnons sont
des brutes :
— Je suis un malheureux... je n'ai jamais eu une minute
de bonheur sur la terre !
Cette phrase lui tire des larmes qui, d'ailleurs, le soulagent
et lui font sentir qu'il a faim... Il va couper un quignon de
pain dans l'office, le mange avec sensualité et mélancolie, tout
en songeant que, peut-être, il aurait dû suivre l'avis de Poi-
chauvin et « lui coller un baiser derrière l'oreille >'.
— • Alors, tu préfères du pain sec au goûter? — fit une voix
ironique.
François sursaute et regarde sa mère avec malveillance :
— Je n'avais pas faim tout à l'heure !
Elle voit qu'il a les yeux rouges :
— Tu as pleuré?
Le grand garçon redevient pour Julienne l'être fragile autour
de qui s'agite la douceur féminine :
— Moi... pleuré !
Le ton est rude ; elle soupire. Comment saisir cette âme
que l'adolescence rend inconnaissable? Tout s'y contredit
d'une manière déconcertante et baroque, pitoyable et
l'écueil enchanté 729
rugueuse. L'incohérence de l'enfant est maniable par l'instinct,
par l'impulsion simple, mais celle de l'adolescent est pleine de
chocs en retour. Puis, le lien de la mère et de l'enfant est
naturel, celui de la mère et de l'adolescent implique de l'arti-
fice. Les siècles de civilisation et de vie familiale ont pu atté-
nuer la rupture ; ils n'ont pu la supprimer. Ou du moins, la
soudure ne s'est bien faite que d'un côté, celui des parents
— elle est faible et inégale du côté de la jeune bête humaine
qui veut courir son aventure.
Julienne sait trop que le petit n'est plus à elle. Il échappe
à la fois par les mirages sociaux et la rétivité animale ; son
idéal change chaque jour ; rien ne l'intéresse qui vient du père
ou de la mère. Plus que tout, son inertie rend l'intimité impos-
sible. La douceur échoue, parce qu'elle demeure inaperçue,
la colère agit trop et exagère la séparation ; le persiflage
— Julienne y est encline — remplit îe garçon de rancune. Si
l'on peut agir, un peu, par l' amour-propre, il semble dur de
flatter son enfant, quand cette flatterie n'apparaît pas seule-
ment exagérée mais mensongère. Puis, il s'y serait vite accou-
tumé ; il l'aurait accueilhe avec l'indifférence dont il accueille
les soins matériels...
« Tout lui est dû ! » songeait madame Valleray avec amer-
tume. Elle souffre davantage parce qu'elle est clairvoyante. Les
mères se sauvent par l'aveuglement. Mais Julienne a perçu,
dès son origine l'hiatus qui les sépare, et qu'aucune lutte ne
serait efficace. Il lui vient une prescience que l'atavisme
n'explique point, car ce genre de souffrance est récent : fruit
trop tendre des dernières sensibilités humaines, il n'existait
guère dans le monde antique ni au moyen âge. D'ailleurs,
l'effrayante aventure de la maternité est un recommencement
du monde pour chaque femme...
— Il n'est pas plus mauvais qu'un autre ! — disait Valle-
ray — C'est la loi. Comment savoir si elle n'est pas salutaire?
Cela ne consolait pas Julienne : elle savait bien que Pierre
souffrait presque autant qu'elle de voir ce grand garçon
s'ennuyer auprès des siens...
— Pourquoi n'aurais-tu pas pleuré? — fit-elle tendrement
en posant la main sur le bras de François.
7.'>U LA REVUE DE PARIS
Il serait si doux de le presser sur son cœur ! Lui-même sentit
passer une onde de tendresse... Puis il devint rouge et l'impa-
tience crispa son visage ; il venait d'entendre le pas feutré de
Blandine :
— - C'est rien du tout ! — dit-il avec une brusquerie que sa
voix de mue rendait brutale.
Il s'éloigna. Elle demeurait pensive, avec le sentiment qu'il
y avait en somme des choses qu'il ne pouvait pas dire ; la vie
tournoyait en elle, insaisissable comme le vent dans un feuil-
lage...
L'heure était funeste. Le malheur avait paru avec Irène, il
assombrissait les chambres. Pierre venait de « faire » les quinze
mille francs, à grand'peine ; la cuisinière avait cassé un vase
de Delft que Julienne aimait passionnément ; l'architecte
réclamait des réparations coûteuses à la maison de rapport
des Valleray... Cette sécurité qui enveloppait si doucement
Juliep.nc décelait des craquelures ; de toutes parts s'avançaient
les hordes des vicissitudes. La scène avec le jeune garçon ren-
dait l'inquiétude si âpre que Julienne av^ait envie de pleurer.
Quand cette envie la prenait, elle ne pouvait s'empêcher d'aller
auprès de Pierre. Elle y alla.
Il se plongeait dans ses paperasses comme on se plonge dans
le sommeil. Plus encore que sa compagne, il sentait « l'impor-
tunité des sinistres oiseaux ». Son âme pourrie de prévoyance^
comme il disait, accumulait les mauvais présages.
Il leva la tête et regarda venir sa femme. Elle lui avait
épargné tout ce qui gâte le souvenir d'un grand amour ; il vou-
lait qu'elle fut présente, à l'heure où il se roidirait dans la
mort. Aux jours de froissements, l'un et l'autre avaient
réprimé les mots qui déposent des lies et des miasmes. Il ne
reprochait qu'une chose à Julienne : elle l'écoutait mal. Elle
lui faisait le même reproche, quoi qu'il parût plus attentif
qu'elle : c'était une attention trop souvent voulue ; elle sem-
blait une politesse. Au total, leurs mentalités demeuraient
hétérogènes et ne pouvaient se rejoindre que par intermit-
tences. Chacun ayant le sens de l'inévitable, quoique diverse-
ment, ils acceptaient cette lacune, ils ignoraient la « lutte
pour la parole », qui ronge tant de couples et demeuraient
l'un pour l'autre un suprême refuge.
l'écueil enchanté 731
— Ça ne marche pas? — fit-il, en lui voyant ce visage qu'on
nomme si justement visage tiré.
Il la prit contre sa poitrine, d'un geste lent qu'elle aimait.
— C'est François. Il est étrange... il a pleuré...
Il eut, par-dessus l'épaule de sa femme, un mince sourire.
— Rien d'anormal, — afiirma-t-il. — Le garçon n'est
étrange que pour nous. Nous n'y pouvons rien.
Ces paroles la révoltèrent :
— Et s'il lui arrivait malheur?
— Ce serait par accident. François sait ce qu'il doit à sa
personne, il est aussi bien équilibré que nous — mieux peut-
être. Non qu'il soit insensible : il n'ignore pas la tendresse, il
pratique l'enthousiasme, même l'exaltation, mais il est pourvu
d'un bon frein, un frein automatique, à peu près indéréglable
et incassable : chaque fois que la pente sera trop forte, ce frein
l'arrêtera.
— Pourquoi, — gémit .Julienne, — - nous traite-t-il comme
des étrangers?
— Comme des étrangers ! — se récria-t-il. — Il nous traite
comme ses parents. Les parents, c'est une propriété qui se
cultive elle-même et ne craint aucun dégât. Il n'y a qu'à
cueilhr les fruits, à jouir du soleil et de l'ombre... C'est le
Saint des Saints de la sécurité. Notre vie est pour François
une utilité incessante ; notre mort même, pour peu que nous
gardions quelques rentes, sera salutaire. Pourquoi François
s'occuperait-il de nous, puisque immanquablement nous don-
nerons le nécessaire et le superflu?
— Oh ! — se récria-t-elle — il n'est pas si égoïste.
— Pas plus égoïste que les autres. Sa moyenne est bonne.
Il nous aime bien. Il ferait, à la rigueur, un effort pour nous
— chpse pourtant bien anormale î Mais nous ne l'intéressons
point. Nos idées, nos sentiments, nos goûts sont les idées, les
sentiments et les goûts qui l'ennuient. Le moindre geste du
camarade Guestre ou du copain Marsoulat a des significations
autrement passionnantes. Pauvre petite, la loi ancienne n'est
abolie que du côté parents...
Il l'embrassa encore ; ils se regardèrent, les yeux moites.
— C'est affreux et magnifique!... — fit-il à mi-voix. — S'il
n'y avait pas encore ce néfaste Marival !
73 2 LA REVUE DE PARIS
On frappa à la porte ; ils virent apparaître Hugues Clave-
raux. Ses sourcils retombaient en accent circonflexe, les
paupières soucieuses donnaient aux yeux une forme triangu-
laire ; il poussa un grand soupir en déposant une chemise de
papier jaune :
— J'ai pris les garanties possibles. S'il s'en tire, notre
créance rentrera automatiquement.
— Mais s'en tirera-t-il?
Hugues différa de répondre. Il regardait Pierre et Julienne
en sa manière affectueuse. Il aimait à se trouver là, non seule-
ment à cause de sa sœur mais tout autant, plus peut-être, à
cause du beau-frère.
— Sa situation est lourde, — répondit-il enfin, ^~ et de
toute manière, aléatoire. Elle renferme de bons éléments, et les
éléments douteux ne devraient guère empirer... Cependant, il
ne pourra pas rétablir sa fortune ; il y faudrait, outre un large
et long crédit, un sang-froid dont Claude n'est plus capable.
S'il ne rue pas trop dans les brancards, peut-être sauvera-t-il
la moitié de sa mise.
— Le ménage avait trente mille francs de rente, — remar-
qua Pierre. — Avec quinze mille, Marival se rongera le foie...
— Il ne consentira point ! — dit rêveusement Claveraux. —
Plutôt vivrait-il dans les pampas. Sa mentalité est faite... rien
ne peut plus la défaire. Pour Marival, il n'y a pas de vie inté-
rieure, il n'y a que la vie sociale, et une seule forme de la vie
sociale — la pire. Ou il mangera son capital et se supprimera,
ou il continuera le jeu de conquête. C'est encore la première
voie qui serait la meilleure, pour les siens et pour nous... Si du
moins, nous pouvions le juguler pendant une année, temps
nécessaire pour que la situation actuelle se résolve !... La cage
est fragile... le fauve frénétique !...
Pierre vit le trou noir de la ruine :
— Limitons nos risques — ■ ajouta Hugues. — ■ 11 serait
affreux que vous fussiez entraînés...
— Comment limiter nos risques I — fit plaintivement
l'historien. — Si c'était une affaire positive, nous n'en courrions
pas. Aucune loi ne nous asservit, aucun contrat ne nous lie...
Le drame est dans nos âmes. Nous sommes faibles, Hugues.
Claveraux lui saisit les deux mains, dans une exaltation
l'écueil enchanté 733
subite. Parce que Pierre l'avait associé à sa faiblesse, il se
sentait envahir par un flot de dévouement, de générosité et
d'héroïsme ; de grosses larmes coulaient sur ses joues :
(( Je le sauverai ! » pensait-il.
Pendant une minute, sa fortune même lui parut peu de
chose au prix de l'amitié et de l'estime du beau-frère :
— N'importe ! — cria-t-il avec un sanglot. — ■ Il faut se
défendre. Nous ne sommes pas seuls. En nous entraînant dans
sa ruine, Marival y entraînerait Julienne, François, Irène
aussi et ses enfants. Promettez-moi de ne rien faire sans me
consulter. Et s'il va trop loin !...
Les larmes avaient tari. Il eut un de ces gestes chaleureux
et obscurs qui exprimaient l'éternel conflit de ses deux ins-
tincts :
■ — Comptez sur moi ! — faisait-il avec énergie.
Tout de suite, cette énergie devint de l'accablement ; Clave-
raux regarda autour de lui, comme un homme qui a parlé
trop haut, dans un lieu environné de délateurs :
— Convenablement maniée, la loi nous donnerait des armes,
— reprit-il tout bas. — De ceux qui abusent des biens de leur
descendance, elle permet de faire des mineurs...
— Mais s'il se suicide? — demanda Pierre.
Claveraux détourna la tête et retint son soufile. Ce qui
s'agitait en lui était si violent, qu'il craignit son visage comme
un ennemi mortel... Quand il parla, sa voix chevrotait :
— Il se suicidera sûrement s'il se ruine ! Tandis que, garanti
contre lui-même, soutenu par l'espoir que, tôt ou tard, sa
tutelle serait levée et stimulé par la vision d'une revanche, il y
aurait chance pour qu'il accepte la vie et même qu'il s'y cram-
ponne...
— Hugues a raison ! — intervint Julienne.
— N'est-ce pas? — fit humblement Claveraux.
— Il n'a pas considéré le choc, — affirma Pierre. — Il serait
effroyable. A cet homme tout en surface et en surface d'or-
gueil, la tutelle apparaîtrait comme une fin du monde.
— Oui, s'il était frappé brusquement. Mais la loi n'est
jamais rapide quant au fond. Il y aurait d'abord la menace,
puis quelques mesures conservatoires, puis la procédure, une
,31 l.X REVUE DE PAIUS
lutte enfin, où Marival peut escompter la victoire et se préparer
à la défaite. Donc pas de vrai choc.
— C'est égal ! — murmura Pierre, — une telle aventure me
remplirait de terreur...
— Nous en reparlerons plus tard, — fit Claveraux avec
précipitation, car il craignait que le beau-frère, mal préparc
à l'événement, ne prononçât quelqu'une de ces paroles par
lesquelles l'homme se prend soi-même au piège...
Quand Claveraux fut sorti, Pierre et Julienne demeurèrent
plongés dans un rêve chagrin :
— Voilà notre vie semée de chausse-trapes ! — grommela
enfin Valleray. — Je me demande si nous en sortirons, et com-
ment?
— Mon pauvre mari ! — s'écria Julienne, bouleversée de
remords. — Ce sont les miens qui te menacent !
— Lorsqu'un Marival doit se trouver sur notre route, il
s'y trouve toujours... Et il y a Claveraux pour nous défendre.
Il est habile, il est patient, il est plein de vigilance... Je me
méfie terriblement de lui, mon petit enfant, et en même temps,
il m'inspire une grande confiance. Ce n'est pas le plus com-
plexe des hommes, non, mais c'est le plus double. Je ne con-
nais personne qui semble, à ce point, fait de deux individus
superposés, et qui ne cessent de se combattre. Je songe toujours
à lui, lorsque je contemple ce lieu tumultueux, où les eaux
jaunes de l'Arve et les eaux bleues du Rhône se ruent les unes
sur les autres. Mais il nous aime et chose singulière, il m'aime
presque autant que toL..
■ — Il avait une si belle âme !
— Il fa toujours. Seulement, il a fautre aussi, celle qui
était de beaucoup la plus petite quand il avait quinze ans, et
que vous n'aperceviez pas. Elle a poussé !
La souffrance ayant presque les gestes de l'amour, ils mêlè-
rent leur affection dans une mélancolique étreinte, et Pierre
demeura seul. Il n'avait jamais été plus seul. Le mal qu'avait
apporté Irène ne cessait de s'accroître. Toutes les assises de
l'être semblaient ébranlées i l'historien refaisait, par étapes
convulsives, l'histoire de sa propre vie. Cette chétiv-e histoire
contenait ses tribus, ses peuplades, ses cités et ses nations.
l'écueil enchanté 735
Elle résumait singulièrement l'évolution des multitudes
humaines.
— Où suis-je? — murmura-t-il avec un grand frisson, —
Que me veut ce flot de jeunesse, puisque je ne puis^remonter
le courant? Que me veulent ces regrets, puisque les arrêts de
la chair sont irrévocables? Que me veulent ces désirs, puisqu'ils
doivent être inassouvis? Oh ! monde multiple, monde insaisis-
sable, si je pouvais me perdre dans une grande œuvre !
La porte s'ouvrit, Janine montra ses yeux frais comme les
jeunes prairies. Elle savait qu'il avait de la peine. Elle lui prit
la main et la baisa tendrement :
— Ah ! Janine, — balbutia-t-il.
Elle versait delà joie dans son cœur triste, telle une petite
pluie qui mouille faiblement le désert de sables.
(A suivre.)
j.-H. ROSNY aîné
AUX DARDANELLES
(FÉVRIER-MARS 19i:>)
L'ATTAQUE DES DÉTROITS
Récit d'un témoin.
ler février 1915.
Au mouillage de Port-Trébouki, dans l'île de Skyros. Les
cuirassés à l'ancre semblent assoupis dans ce clair décor
d'Orient, que ferme à l'Occident un horizon lumineux de
collines, et, tout près de nous, à toucher presque notre proue,
le fantastique écran de pierrailles que jaunit le soleil couchant.
Aucun être humain ne les habite, ces pentes rocailleuses et
ravinées, que des torrents, au creux de capricieuses vallées,
dégringolent à la saison des orages. Quelque berger grec,
attardé, le soir, dans le rose du crépuscule, pousse, seul, parmi
les oliviers et les lavandes, la tache mouvante de son troupeau.
La voile d'une tartane qui s'échoue palpite un instant près
de la côte ; une chanson s'égrène à la brise qui meurt, tandis
que dans le ciel, bleui de nuit, s'allume et naît la première
étoile. La mélancolie de l'heure nous pénètre, et nous causons
à mi-voix, d'un ton lassé, sur la plage arrière du navire...
Il y a si longtemps que nous sommes ici, dans l'ennui amol-
lissant de l'inaction, au sein de cette même mer^Égée, où nos
AUX DARDANELLES 73 7
escadres connurent si souvent de triomphantes croisières !
Avec quelle joie ne l'accueillait-on pas autrefois, cette tournée
du Levant, quand la nouvelle, un beau matin, s'en répandait
dans l'armée navale ; et cette Provence, vers qui va notre
nostalgie, avec quel cœur léger ne la fuyait-on pas alors !
Mais les temps sont changés : cette mer, ces îles, toute cette
nature, adorable en temps de paix, nous semblent aussi
hostiles aujourd'hui que l'ennemi nouveau — pauvre peuple
éternellement asservi — qui, dans un coup de folie, vient de
prendre les armes contre nous.
Avant que la stupide Turquie ne nous obligeât à venir
monter la garde aux Dardanelles, notre rôle n'avait été ni
plus glorieux ni plus actif. Le 3 août, notre division, qui avait
appareillé de Toulon avec l'armée navale, recevait en mer
l'ordre de se détacher du gros de l'escadre et de rejoindre la
côte d'Algérie. A Oran d'abord, puis à Alger, nous avions
protégé, parmi les hourrahs, l'embarquement de nos troupes
d'Afrique, que nous avions ensuite convoyées jusqu'à Mar-
seille et jusqu'à Cette. Une croisière de trois longs mois, alors,
près de Bizerte, autour du plus morne des caps, au pourchas
des bâtiments de commerce contrebandiers, puis, dans les
premiers jours de novembre, en route pour les Dardanelles !
Voilà donc près de trois mois que nous naviguons dans ces
parages, en compagnie des croiseurs anglais qui poursuivirent
le Gœben et le Breslau. Aucun événement nouveau, depuis ce
temps, du côté du Détroit, que barre une flottille de tor-
pilleurs. Ténédos, Port-Sigri à Mitylène, Port-Trébouki à
Skyros sont nos habituelles escales. Pas un jour de terre, ou
dans des pays si désolés que l'esprit n'en pouvait plus chasser
l'obsédante vision. Ce Sigri, où chaque fois nous revenons
pour charbonner, comment imaginer, dans la laideur et la
déchéance du présent, qu'il ait pu, sans la dégrader, naître
au sein de l'antique et légendaire Lesbos? Comme la moindre,
la plus misérable bourgade d'Orient, il séduit, au premier
aspect, avec sa vieille citadelle turque aux créneaux croulants,
sa plage blonde où des pêcheurs s'ébrouent, le clocheton
pointu de son minaret, et, dominant le semis des maisons
arrêtées à mi-flanc du coteau, le primitif moulin qui tourne à
la brise comme un minuscule jouet d'enfant. Mais, à terre,
15 Octobre 1915. 5
LA REVUE DE PARIS
qjuel désenchantement ! Après la jetée de corail, où dansent
à )a boule les barcasses grecques accostées, c'est de suite le
dédale d^es ruelles fangeuses, que bordeiit de misérables
échof>pes CElumées. Grossière enluminure des enseignes, vitres
poussiéreuses où transparaît le \isîïge étonné des buveurs
d'araki, et, dans l'ombre du comptoir, le dédaigneux turban
àa vieux marchand turc impassible. Étrange mélange, en ce
pays, de deux races si longtemps ennemies et pourtant si
voisines ! Grecs et Turcs sont fusionnés au point que l'étranger
ne saurait faire entre eux aucune distinction. Le noble pope
qui m'a salué et que je suis sur les cailloux glissants, franchit
le seuil également familier de la mosquée et de l'église. Pour
nous, même accueil, réservé sans doute, de cette population
— amie ou ennemie — à qui nous apportons l'esjyoir de
quelque gain en proportion de l'effectif de nos navires. Très
bienveillante est la neutralité du ma.Fchand grec qui fait venir
à grands frais — ainsi que l'atteste sa note — les provisions
dont, s'emplissent pour iious ses maigres entrepôts. Très bien-
veillante et reconnaissante à la fois, cette foule d'émigrés qui
ont fui devant les atrocités turques, et qui, entassés dans les
niasures de Sigri, ont reçu, aux premiers jours, les soins des
médecins de notre escadre. Nous en rencontrons à tous les
coins de rue, de ces lamentables réfugiés, des femmes surtout,
qui, les pieds nus dans la boue et vêtues de haillons, implorent,
en se frappant la poitrine, la miséricorde du passant. Seuls,
des groupes d'enfamts, croisés, dans le décombre du chemin,
mettent à ce tableau d'infinie tristesse une note d'ilinocence
et presque de gaieté. Ils trottinent près de nous, soulevant
sur leurs mollets bronzés leurs robes trop longues, ou bien, le
bras recourbé vers le front où se pose un menu fardeau, lèvent
sur nous leurs graves regards bleus...
De temps en temps, après nos escales à Sigri, c'est à Ténédos
que nous allions jeter l'ancre, et de\^nt ce point de l'île où la
terre ferme semble un grand mur aJbrupt qui vient de sortir du
flot. Rade ouverte à tous les vents, mais si près des Darda-
nellesy dont on devine l'entrée, là-bas, dans la buée bleuâtre
où disparaît Imbros. Là stationnent torpilleurs et sous-
iiaarins» vigilantes sentinelles croisant à tour de rôle aux
portes mêmes du dangereux Détroit, prêts à donner l'alarme.
AUX DARDANELLES 739
si le Gœben ou quelque autre navire ennemi s'avisait dé sortir.
Mais, à ce sujet, aucune crainte n'est possible : ni le Gœben, ni
l'escadre turque n'oseront s'exposer au feu de nos cuirassés et
des croiseurs de bataille britanniques. Pour qui connaît la
façon dont les Allemands mènent la guerre — et personne ne
l'ignore plus aujourd'hui — nul doute que c'est du côté de la
mer Noire, où l'escadre russe est moins puissante et moins
armée, que l'hétéroclite flotte ennemie ira cueillir, en bom-
bardant des ports ouverts, de plus faciles victoires. Et c'est
pourquoi notre rôle nous paraît ingrat et sans gloire : l'ennemi
se dérobe au combat.
Quelquefois, une alerte ! Dès torpilleurs turcs sont signalés
dans le Détroit, et même des sous-marins, dont nous croyions
la Turquie dépourvue. Renseignements officieux venant de
diplomates peu avertis sur les choses de la marine et confon-
dant de bonne foi des torpilleurs avec des sous-marins. N'em-
pêche ! L'alerte était donnée, et l'on prenait, ne fût-ce que
pour exercice, au sérieux l'avertissement... Un jour, à Dékeli,
près de Ténédos, le canot de la Fanfare avait été accueilli par
une vive fusillade. Les hommes qui le montaient avaient
ordre d'incendier une barcasse turque échouée sur le rivage
et pouvant servir au mouillage de mines. Un matelot avait
-été tué, deux autres blessés grièvement. A la suite de cette
escarmouche, toute action provocante avait été interdite
contre la côte, de peur sans doute des représailles dont on
menaçait nos nationaux, et cela resserrait davantage, si
possible, les limites de cette désespérante guerre de blocus,
où commençaient à s'énerver nos énergies.
Depuis, ce blocus continuait, sans trêve ni imprévu, sans
autre espoir que de le voir finir après la guerre. Comment
penser autrement, autrement que ce soir, comme tous les soirs,
devant Skyros, sur la plage arrière du navire, où nous causons
à mi-voix, d'un ton lassé, tandis qu'autour de nous tous les
feux des vaisseaux à l'ancre se masquent déjà pour la nuit?...
15 février.
Serait-il vrai, mais nous n'osons y croire, que nous allons
enfin sortir de notre inertie? Depuis plusieurs jours, il n'est
740 LA UEVUJi DE l'AIilS
question dans les carrés que d'une action prochaine contre les
Dardanelles. Nous en sommes bien un peu étonnés, car, à
diverses reprises déjà, les deux amiraux des flottes alliées
avaient, dit-on, soumis à leur gouvernement un projet d'olïen-
sive contre les Détroits, mais nulle réponse n'était encore venue
de l'Amirauté ni de la rue Royale. Et puis, au début, les gens
bien informés ne donnaient-ils pas mille raisons subtiles contre
une semblable action commune de l'Angleterre et de la France?
La tentative en elle-même est ardue, et nul n'ignore que le
mince chenal qu'il faudra forcer, si l'on renonce à se contenter
du bombardement à longue portée du 3 novembre, est semé
de mines, de torpilles, et gardé par des forts puissants mis au
point par la science teutonne. Non, malgré les précisions qu'on
nous en donne, cette nouvelle, au moins prématurée, nous
laisse sceptiques. Ne nous avait-on pas annoncé, en ce pays
du mirage et de la fantasmagorie, que le premier bombarde-
ment des forts de l'entrée avait exterminé tant de Turcs que
quarante charrettes avaient à peine suffi pour évacuer les
cadavres? Renseignements toujours de source officieuse, mais
qui, avec le temps, perdaient en valeur ce qu'il gagnaient en
précision, les charrettes n'étant plus qu'au nombre de huit et
bientôt de quatre ! Il était indéniable, toutefois, que les
résultats obtenus ce jour-là, encore qu'ils n'eussent pas été
exactement appréciés, dussent faire bien présager d'une
attaque à plus courte distance.
Notre amiral, à qui je rends visite au retour d'une mission à
Malte, s'étonne quand je lui apprends qu'aucun navire de
guerre anglais n'était, lors de mon passage, mouillé dans ce
port. Et pourtant, on attend sous peu une puissante escadre
aux Dardanelles, où la flotte alliée ne compte à présent, outre
les sous-marins et les torpilleurs, que trois cuirassés français
et un croiseur de combat britannique. Le Saint-Louis, qui
faisait partie de notre division de complément, nous a quittés
récemment pour se faire réparer à Bizerte, et vient d'être
rattaché à la division de Syrie. Le vice-amiral Carden est
parti à Malte sur VIndefatigable, pour discuter, croit-on, le
plan de l'Amirauté. Mais la Vengeance arrive, ayant à son bord
le contre-amiral de Robeck, suivie de près par le Cornwallis
et par le Triumph.
AUX DARDANELLES 741
16 février.
L'amiral quitte le Sufjren et vient inspecter à bord du
Gaulois la compagnie de débarquement. Sur le quatrième
pont du cuirassé, les cols bleus alignés présentent les armes,
aux accents de la Marche Lorraine. Les canons de 65 ont été
fourbis avec soin, le matériel de démolition — pioches, grap-
pins, cordes à nœuds — est correctement amarré au-desssus
des havre-sacs. C'est qu'il faudra peut-être, une fois les forts
détruits, aller par escalade enclouer les batteries et les empê-
cher de se braquer à nouveau contre nous. Tout est au point,
et l'amiral paraît satisfait. Juché sur une glène de filin, domi-
nant de sa svelte taille le cercle recueilli qui l'entoure, il
explique en termes clairs la portée de l'action qui se prépare :
la Turquie frappée au cœur, l'Allemagne humiliée dans son
prestige, la Russie donnant par le Bosphore la main aux
alliés, et cette longue guerre abrégée par la chute de Constan-
tinople. L'auditoire a frémi, quand l'amiral, après un chaud
serrement de main, a donné l'accolade au chef du corps de
débarquement, et dans tous ces yeux, qu'un peu d'émotion
vient troubler, passe, furtive lueur, un désir d'héroïsme et
de noble gloire...
A 8 heures du soir, chaque bâtiment de la division fran-
çaise dépêche à bord du Suffren un de ses officiers pour y
chercher des ordres. Ces ordres, c'est dans le Mémorandum
anglais, dont le chef d'état-major fait la distribution, qu'on
les trouvera implicitement contenus : le plan du forcement du
Détroit, sa subdivision en sept phases principales, le bombar-
dement des forts hors de leur portée, puis leur écrasement à
très faible distance, le dragage des champs de mines sous la
protection des cuirassés et des croiseurs, y sont exposés avec
une clarté et une concision toutes britanniques. Douze cui-
rassés anglais, dont un superdreadnought, la Queen-Elizabeth,
huit croiseurs rapides, seize destroyers, six sous-marins, sans
compter les dragueurs de mines, un bateau porte-aéroplanes
et les nombreux navires de ravitaillement, doivent prendre
part aux opérations, concurremment avec nos quatre cui-
rassés français, nos sous-marins et nos dragueurs. Un détail
inquiète bien un peu nos canonniers : c'est la question du
742 LA REVUE DE PARIS
« tir indirect » des Anglais, cette méthode qui consiste à bom-
barder un but qu'on ne voit pas et que voit seul un avion ou
un bâtiment appréciateur, et aussi celle du tir deliberaie, du
tir lentj.et bien ajusté, auquel nous préférons le tir rapide.
Mais [bast ! L'expérience permettra de juger, et ce sera le
moment ou jamais, pour nos officiers de tir, de comparer
les deux procédés.
17 février.
Toute une escadrille de chalutiers anglais arrive en rade de
Skyros. Ce sont les fameux dragueurs qui doivent relever les
mines dans les Détroits et créer ainsi un chenal de sécurité
pour les unités de haut bord. Besogne délicate et périlleuse
que celle du dragage, d'autant que ces petits bâtiments n'ont,
à part leur blindage, aucun moyen de se défendre contre le
feu de l'ennemi. Voici, émergeant de l'arrière, les deux bos-
soirs qui soutiendront l'appareil déployé ; entraîné par le
câble dragueur, l'orin de la mine arrachera du sol sous-marin
le crapaud qui l'y fixe ; alors, remorqué dans des bas-fonds, le
perfide engin n'aura besoin, pour couler, que de quelques
coups de fusil, à bout portant, dans sa carapace ^.
Nous les regardons longuement défiler, ces vaillants dra-
gueurs, qui portent en tête de mât leur flamme de guerre
fièrement éployée. Le succès de notre entreprise ne dépend-il
pas d'eux pour une grande part, et ne sont-ils pas, ces satellites,
les précieux auxiliaires des cuirassés qui, demain, Sedduî-
Bahr et Koum-Kaleh anéantis, se lanceront, confiants, dans
leur sillage?...
Peu à peu nous rallient les unités annoncées dans le Mémo-
randum. Le croiseur Inflexible a remplacé Vlndefatigable, que
nous n'avons pas revu depuis son départ. Sa silhouette, iden-
tique et trapue, se découpe sur la nacre du ciel, avec sa coque
très basse, ses tourelles ramassées, ses trois courtes cheminées,
dont l'une, surélevée, se cache derrière le mât de misaine. Il
revient du combat des îles Falkland, où périrent les croiseurs
1. Le système fiançais, très prise d'ailleurs par nos alliis, repose, on le sait,
sur un principe différent : l'orin est coupé par de puissantes cisailles que traîne
à son arrière le dragueur, et la mine, ainsi libérée, remonte à la surface.
AUX DAUDAXEI.LES 743
allemands ScharnhorsietGneisenau. Ses flancs sont tigrés de
larges bandes blanclies, qui, de loin, fondent 'son profil dans
l'éblouissante nappe marine. A ses côtés, le fidèle Dmbiin,
notre compagnon de blocus, montre à fleur d'eau, tachetées
comme une robe de léopard, ses quatre obliques cheminées,
que couronne un éternel panache de suie.
De retour d'une croisière devant Dédéagatch, rAmiTal-
Charner nous rapporte quelques impressions recueillies au
cours d'un entretien avec des officiers bulgares. Quelle sera
l'attitude de ce pays? Sera-t-il favorable à la Duplice ou à la
Triple Entente? Les officiers, interrogés, n'ont pas caché q«e
leur intérêt les portait plutôt vers l'Allemagne, malgré leur
sympathie pour la France. Mais sait-on seulement si la Bul-
garie a l'intention d'entrer dans le conflit?... Et la Grèce,
va-t-elle saisir l'occasion qui s'offre de régler ses litiges avec
le Grand-Turc? Il nous revient que le Ministre de Grèce
a quitté Constantinople, et l'on chuchote qu'une escale
que fit dernièrement l€ Mirabeau au Pirée pourmit bieti
avoir une très haute signification... Mais ce ne sont là que
des bruits, dont la source est souvent dans les journaiix hel-
lènes...
18 février.
L'amiral Carden, que VIndefaligable ramène dans la mer
Egée, adresse l'ordre du jour suivant aux bâtiments de la
flotte alliée :
La noble tâche du forcement des Dardanelles a été confiée à
l'escadre alliée de la ^Méditerranée orientale. Il est aisé de se rendre
confie de l'extrême importance de cette action de guerre, e*i ce qui
touche la péninsule des Balkans, la Turquie et le tJiéâtre général des
hostilités.
Une puissante force navale vient d'être groupée. Le plan général
des opérations consiste surtout dans la réduction des ouvi-ages forti-
fiés et dans le dragage des champs de mines.
Dans ces conditions, l'amiral considère devoir rappeler particu-
lièrement l'attention sur l'absolue nécessité de ne point gaspiller les
munitions, surtout celles des pièces de gros calibre, par des ouvertures
de feu intempestives. Ce principe est si important que l'amiral se
réserve de reléguer à l'arrière-garde tout bâtiment qui se rendrait
coupable de quelque manquement à cette injonction.
744 LA HEVUE DE PARIS
Économie de munitions, voilà le grand principe. Ils sont
pourtant prévus avec des projectiles plein leurs flancs, les
ravitailleurs de nos bouches à feu. Cela signifie donc claire-
ment qu'il y aura plus d'un coup de canon à donner avant
d'arriver à Stamboul, — n'en déplaise à certains optimistes
souriants, qui, les pieds aux chenets, un atlas de Schrader
ouvert sur les genoux, forcent, à leurs soirées perdues, les
Dardanelles...
C'est le tour du Gaulois de quitter Port-Trébouki et d'aller
patrouiller autour de Ténédos. Nous sommes à la veille du
grand jour, et nous n'avons pu voir jusqu'ici qu'un petit
nombre de vaisseaux anglais. Mais nous allons probablement
rencontrer demain toute l'armée navale, si nous comprenons
bien le sens de ce message sans fil : « Ordre au Gaulois de se
trouver demain au sud-ouest de Ténédos et de rejoindre
l'escadre. »
Chacun à bord prend ses dispositions en vue du combat.
Les armoires des chambres sont vidées de leurs vêtements,
les bibliothèques de leurs livres, que l'on déménage, à l'abri
dans des caisses, sous le pont cuirassé. Dès les premiers jours
de la guerre, elles s'étaient déjà vues dépouillées de leur
superflu — tapis, rideaux, tentures — ces petites chambres
d'officier, dont l'exiguïté prend, avec l'habitude, un air d'inti-
mité et presque de confort. La mienne n'est plus aujourd'hui
qu'une cellule aux parois de fer, plafonnée d'amiante, où reste
intacte encore l'indispensable couchette. Sur la tôle des ponts
le linoléum a été arraché ; les revêtements de peinture grise
ou blanche, si inflammable, ont été grattés partout, depuis le
salon du commandant jusqu'au poste de l'équipage, sur les
tourelles et les canons, que la rouille a marqués de ses f àkves
efïlorescences. Tout ce qui faisait la gaieté et l'ornement du
carré, les aquarelles ensoleillées, les panneaux humoristiques
de Gervèse, les coussins de plus d'un moelleux divan, tout
s'est en hâte englouti dans les coquerons ou dans les soutes.
Seuls les portraits du président Poincaré et du général Jofïre,
les cartes du front français et du front russe restent accrochés
à quelque boiserie épargnée.
AUX DARDANELLES 745
19 février.
L'escadre qui nous rallie au matin à Ténédos n'est autre
que notre division de complément, Suffren, Bouvet, Charle-
magne, précédée du croiseur anglais Inflexible. Aussitôt monte
au mât du cuirassé-amiral l'ordre d'appareiller, et les cinq
bâtiments, arborant le petit pavois, doublent en ligne de file
le nord de l'île Ténédos, Les moulins blancs, piqués aux crêtes
des collines, qui nous ont vus quelquefois passer au temps du
blocus, semblent nous reconnaître et nous saluent, joyeux,
de leurs grands bras. De chaque étrave, sur la mer immobile et
si bleue, qu'aucune brise ne ride, divergent, symétriques et
bruissantes, deux longues banderoles d'argent. A 9 heures
moins 7 minutes, les clairons sonnent dans les entreponts
le branle-bas général de combat. Aussitôt, à travers les batte-
ries, dans les échelles, sur les ponts, commence une galopade
qui se répercute jusqu'au tréfonds du navire : canonniers
gagnant leurs tourelles ou leurs casemates, mécaniciens en
bleu de chauffe dégringolant dans les machines, timoniers se
hâtant vers le blockhaus ou le poste central. Une fois vidé
chaque compartiment, les portes étanches claquent et se
ferment. Mon poste de combat est à l'arrière de la chambre des
dynamos, près du moteur de la tourelle de 305 avant. Espace
exigu, qu'occupent, outre les auxiliaires du service médical,
une vingtaine d'hommes dont le rôle est à la fois d'armer les
pièces d'artillerie moyenne, de manœuvrer à bras la tourelle
en cas d'avarie, de tirer au fusil sur les mines dérivantes. Il y
a même parmi eux Mirza, le prisonnier turc, un Turc d'Ana-
tolie qu'une de nos croisières captura sur un vapeur grec, et
qui rit à belles dents en imitant le bruit du canon.
A 10 heures moins 10, on entend vaguement bâbord tirer.
Mais notre artillerie ne doit pas avoir, ce matin, un rôle très
actif, car, à 10 heures, les boulangers sont autorisés à aller
retirer leur pain du four, et, trois quarts d'heure plus tard,
les cuisiniers retournent à leurs cuisines...
On déjeune au carré, comme à l'ordinaire, à 11 h. 30, en se
hâtant un peu, car nous sommes mouillés très près de terre et
à bonne portée d'un canon de campagne qui se démasquerait.
Je monte sur le pont supérieur. A bâbord de nous, le Suffren
LA REVUE DE PAHIS
fait, avec son artillerie de gros et de moyen calibre, du tir
indirect sur Koum-Kaleh, tandis que le Bouvet apprécie. Nous
sommes à peine à 3 000 mètres de la côte, en face du village
de Yeni-Keui, oii ne se distingue à la jumelle aucune forme
humaine : le village a dû être abandonné. Au nord de Yeni-
Keui apparaît sur le plateau d'une colline l'agglomération de
Yeni-Chehr, une colline qui descend en pente douce vers la
mer et qui limite avec le cap Hellès une échancrure au fond de
laquelle s'abrite Koum-Kaleh. C'est là qu'à chaque coup au
but, s'élève une fumée d'abord noire puis blanche. Aucun fort
ne répond. De temps en temps, le vrombissement d'un motcu:
fait lever les têtes vers la mâture : c'est un avion anglais qui,
parti de la plage-avant de VArk-Royal, va survoler la rive
d'Asie et régler le plongeon des projectiles. Aucune activité,
aucun mouvement anormal sur la côte voisine. On se croirait
à une école à feu, tant le tir est conduit régulièrement, tant on
se soucie peu d'une riposte de l'ennemi. Un torpilleur turc,
seul, a débouché dans la matinée entre les deux escarpements
du Détroit, mais il a suffi d'un obus du Sufjren, fusant très
loin sur son avant, pour le faire immédiatement virer de bord.
Vers 3 heures du soir, le Suffren et le Gaulois se rapprochent
à 7 000 niètres de terre. Le Sufjren s'embosse, et ouvre aussitôt
avec ses 305 et ses 140 tribord un feu tantôt « délibéré »,
tantôt par salves sur l'extrême pointe de la presqu'île de
Koum-Kaleh, où l'on sait que s'érige le fort, le vieux château
d'Asie. Un éclair fulgurant, un peu de fumée brune ou blanche
qui s'envole, puis, quelques secondes après, un roulement de
tonnerre. Malgré soi, le regard se rive à cette presqu'île qui
semble morte, et qui, sentinelle trop avancée, entraverait, si
on ne lui portait les premiers coups, l'offensive résolue que nos
deux escadres commencent aujourd'hui. La gerbe, d'abord,
qui naît de la chute de l'obus, jaillit très en avant du but : les
coups sont courts. Puis, au delà, la trajectoire ayant grandi,
c'est une aigrette blanche à peine perceptible : les coups sont
longs. Coups courts, coups longs, mais enfin, coups au but !
Alors, plus de tir délibéré, mais des salves qui font voler Koum-
Kaleh en éclats, soulevant de toutes parts, dans leur ouragan
de fer et de feu, une poussière noire et lourde qui, en retom-
bant, couvre la presqu'île d'un suaire de deuil. Un torpilleur
AUX DARDANELLES 7 47
turc, encore, qui se défilait le long de la côte d'Europe, gagne
à toute vapeur, quand le Suffren le prend pour cible, l'entrée
des Dardanelles : il crache un épais nuage de fumée, s'en
enveloppe et disparaît, tel ces poulpes qui,surprisparrennernt,
vident, pour troubler l'eau, leur poche de fiel. « Suffren, cessez
votre tir, je vais commencer le mien. )•> Ainsi vient de parler
par la T. S. F. le cuirassé anglais Vengeance, dont je vois
maintenant, de la passerelle où je suis monté, les deux longues
cheminées glisser à trois ou quatre milles de notre avant.
Chaque bâtiment continue méthodiquement son feu sur le
fort qui lui a été assigné, et c'est à l'explosion des projectiles
qu'on devine l'emplacement des batteries. Koum-Kaleh,
d'abord, à l'extrémité d'une langue de terre, maintenant
couleur de suie, avec très peu de zones claires — les zones
épargnées — et, en face, en contre-bas de la côte plus abrupte
d'Europe, le fort de Seddul-Bahr, que surmonte, au sommet
de la falaise, un village, qui déjà flambe par endroits ; au sud
de Koum-Kaleh, les ouvrages en terre d'Oranieh, derrière
lesquels se cachent les canons ; au nord de Seddul-Bahr, la
batterie du cap Hellès, dont l'emplacement à peine se devine,
et que depuis longtemps bombarde à grande distance l'In-
flexible. Mais la Vengeance a commencé son tir, et c'est sur
elle, à cause de la distance, que se concentrent nos regards.
A intervalles réguliers, les coups se succèdent et, chaque fois,
font naître, avec une admirable précision, sur les ruines encore
fraîches de Koum-Kaleh, une colonne noire qui monte lente-
ment, rougeoyant un instant par la base. Tout alors devient
noir, de la pointe au pied de la presqu'île, noir et cendre, comme
un morceau de charbon à demi consumé. Quelques obus
s'égarent bien sur le village de Koum-Kaleh, mais c'est à la
pointe surtout, où se dresse le fort, que s'abat, d'un rythme
assuré, la pluie des projectiles. La position de la Vengeance
est excellente, car elle prend Koum-Kaleh presque en enfilade,
cependant que, dans la même direction, elle peut viser Ora-
nieh, sur lequel, de temps en temps, sans délaisser son premier
but, elle crache quelques obus de gros calibre. Koum-Kaleh,
Oranieh s'empanachent donc de volutes épaisses, qui cons-
tamment, à peine évanouies, se renouvellent, et le cuirassé
qui vient ainsi, sans relâche, d'illuminer son flanc tribord des
748 LA REVUE DE PARIS
éclairs de sa canonnade, cesse brusquement son feu, vire et
reprend sa marche. C'est maintenant vers l'est qu'il se dirige,
allant droit sur Seddul-Bahr, auprès duquel, à deux milles à
peine de la côte, il stoppe et se prépare encore à tirer. Spec-
tacle, à cette minute, inoubliable. La lumière, dans le soir qui
tombe, est violette, avant les traînées roses qui présagent le
crépuscule. Très loin devant nous, la Vengeance côtoie la rive
d'Europe, mettant résolument le cap sur Hellès. A l'ouest,
entre les îles émergées, les navires alliés exhalent lentement,
dans l'air alourdi, leurs fumées qui montent verticales. L'en-
nemi, qui jusqu'ici s'est tenu coi, va-t-il se laisser narguer
impunément, et n'y a-t-il plus un seul Turc vivant dans les
forteresses écroulées? Accoudés sur la passerelle, nous suivons,
en échangeant nos impressions, les évolutions de la Vengeance.
Sans doute, la hardiesse de sa provocation n'a-t-elle d'autre
but que de juger des effets de notre tir.
— Voyez-la qui se rapproche.
— Elle est sous Hellès et c'est sur Seddul-Bahr qu'elle va
tirer.
— La voici qui ouvre le feu.
Chaque obus, en effet, allume un incendie sur la vieille
redoute et les casernes.
— Tiens ! Une lueur sur son arrière.
— Hellès répond !
— Mais non ! Hellès reçoit. C'est un obus qui vient d'éclater
à terre.
Quelques secondes, puis, près de la poupe, une gerbe d'eau.
Aucun doute, cette fois : Hellès a tiré. Enfin ! les forts se
décident à répondre.
Un deuxième éclair sur la côte, puis une fumée noire à
bâbord avant du navire. Un peu d'angoisse nous étreint : la
Vengeance serait-elle touchée? Le coup,' en tout cas, n'a pas
dû porter loin.
Quelqu'un dit :
— Si elle reste là, elle risque de payer cher son audace.
Nous savons qu'Hellès^n'a que deux pièces, que, pour les
recharger, il faut un certain temps. La Vengeance va-t-elle en
profiter pour se mettre hors de portée? Non, elle ne bronche
pas, mais elle a cessé son tir sur Seddul-Bahr. Silence des deux
AUX DARDANELLES 749
côtés : le cuirassé et la batterie se sont tus. Ce court répit, la
Vengeance l'emploie à changer d'objectif, à régler sur place,
posément, son tir sur Hellès. Moment, pour les spectateurs,
d'anxieuse attente. Comment va se terminer ce duel presque
à bout portant? Prête avant Hellès, la Vengeance répond
vigoureusement à son attaque. Aux gerbes d'eau succèdent à
terre des flocons blanchâtres, qui cernent les deux rouges
scintillations. Le fort faiblit, trop lent à s'émouvoir ; son tir
hésite, s'espace, devient maladroit, s'éteint enfin sous la vio^
lence des rafales. Alors, Hellès étant réduit, la Vengeance
appareille et tranquillement s'éloigne de la côte.
— Qui douterait, — déclare un officier, — que les forts turcs
sont armés et dirigés par des Allemands? Si nous n'avions à
faire qu'à des Teurs, il y a beau temps qu'on nous aurait tiré
dessus, sans attendre qu'un de nous soit bien à portée. Mais les
Boches sont plus prudents : ils préfèrent le tir à courte dis-
tance...
Mais voici que pendant que la ligne de file est ordonnée, des
hauteurs d'Oranieh part une vive canonnade contre les bâti-
ments les plus proches. Il est 5 heures du soir. Branle-bas
général de combat. Ayant rejoint mon abri sous cuirasse,
j'entends le poste central transmettre cet ordre aux casemates
de 140 : « Point à viser, à droite de la maison blanche. »
Quarante fois parvient à mes oreilles le claquement, sec comme
un coup de fouet, de nos pièces d'artillerie moyenne, tandis
qu'assez loin de nous, sauf une fois à 400 mètres de tribord,
éclatent les gros projectiles du fort ennemi.
20-24 février.
Mouillés au nord de l'île de Ténédos. Courte croisière, le 20.
Les Anglais sont toujours devant les Détroits. Dès le 21, un
fort vent du sud se met à soufîler ; certainement, les opéra-
tions vont être suspendues.
Le communiqué sans fil de Norddeich sur le bombardement
nous amuse : « On annonce une attaque de la flotte alliée
contre les Dardanelles. Huit cuirassés ont bombardé pendant
sept heures les forts de l'entrée, sans les réduire au silence.
L'ennemi a tiré 600 coups de gros calibre et de 15 cm. Trois
750 LA KEVUE DE PARIS
cuirassés ennemis endommagés, dont le navire-amiral grave-
ment. Les Turcs n'ont qu'un blessé légèrement. »
Le 22 et le 23, le mauvais temps continue. La crête des lame s
en rade de Ténédos, écume sous les rafales et s'éparpille en
pénétrants embruns. C'est le présage, au large des Détroits,
d'une houle qui gênerait le pointage des pièces. Mieux vaut
donc attendre une embellie, dût-on donner aux Turcs le temps
de dégager leurs canons du décembre des forts et de remettre
en état leurs batteries.
Le 24 au matin, l'escadre anglo-française tente une sortie,
mais de suite, un essai de bombardement, à cause du roulis,
apparaît inutile. Un incident, au moment de l'appareillage.
Un marchand grec, qui s'était installé à notre bord, ne put
débarquer à temps, l'amarre de son embarcation s' étant
rompue. Force lui fut donc d'accepter une petite promenade
aux Dardanelles, toute pacifique d'ailleurs, en raison de la
mer.
25 février.
Le vent du sud est brusquement tombé, et la mer, calme
aujourd'hui, ne se hérisse plus que d'un léger clapot. L'es-
cadre appareille à 9 h. 30, et le Gaulois, qui a suivi dans la
ligne de file le Bouvet, s'embosse à 6 500 mètres dans le sud-
ouest de Koum-Kaleh. A 10 h. 14, éclatent les premiers coups
de canon : c'est VAgamemnon qui ouvre le feu sur Hellès, dont
les batteries presque inamédiatement répondent. Une minute
après, nos 140 tirent à leur tour, puis, à 10 h. 37, les grosses
pièces reçoivent l'ordre de s'armer. Alors commence à tonner
la double voix formidable des tourelles de 305. Celle qui
manœuvre au-dessus de ma tête, et dont je devine l'intermit-
tente rotation au mouvement de l'énorme pignon denté
qu'animent les dynamos, celle-là, que je sens voisine, fait,
chaque fois, vaciller, en une transversale et brutale secousse,
les quatre murs d'acier brûlant qui nous tiennent enfermés.
A 10 h. 30, l'effroyable vacarme cesse un instant, mais la
canonnade continue néanmoins, comme assourdie : le Dublin,
non loin de nous, lâche sa bordée sur des batteries volantes
installées à terre. A 10 h. 50, l'équipe en réserve dans notre
AUX DARDANELLES 751
; ompartiment est appelée sur le pont. Le feu des forts a repris
violemment, et sans doute est-il besoin de se désembosser, la
position étant critique. J'interroge un homme qui redescend.
— Ça chalifïe par là-haut. Les marmites pleurent de tous
les bords.
Il paraît que, pendant que notre tir se réglait sur Koum-
Kaleh, Hellès s'est démasqué et nous bombarde. Même situa-
tion que la Vengeance le 19. Nous sommes encadrés, et il faut
avec nos hommes sur le pont, filer l'embossage et relever
l'ancre de bossoir. Nous changeons de poste sous une grêle
d'obus, mais nos canons, abandonnant comme la Vengeance
Koum-Kaleh, se préparent à répondre à Hellès. L'amiral
anglais a signalé, nous voyant en danger : « Éloignez-vous du
feu des forts. » Mais la place est trop bonne, et Hellès mérite
bien une leçon. A nouveau grondent nos 305, avec, comme
objectif, les batteries d'Hellès, qui continuent à nous prendre
pour point de mire.
Un ébranlement, qui semble partir de la quille, court le
long de la cuirasse.
— L'ancre qui racle au fond,— explique un second-maître.
Divers chocs — éclatement probable d'obus — sont encore
perçus sur la paroi extérieure de notre cellule. A midi, on
nnonce que la pièce de droite de Hellès est démolie. Le fort,
eduit au silence, ne répond plus : notre feu peut se concentrer
-ur Koum-Kaleh.
IJ Inflexible, puis le Sufjren félicitent le Gaulois : « Votre
tir a été très bon. » Mais n'a-t-il pas aussi permis, ce tir habile-
ment réglé, de dégager le cuirassé anglais Agamemnon, vive-
ment pris à partie par le fort ennemi, et qui put, sur un ordre
■ e l'amiral, rallier sans dommage les lignes de l'arrière?
Il fait une chaleur intolérable dans les fonds, où tout se
lubrifie d'une humidité malsaine : le parquet huileux tout
trépidant quand ronflent les dynamos, les tuyaux bigarrés qui
serpentent le long du plafond, les deux puissants leviers, sur
lesquels s'accoudent, en attendant de les mouvoir, les hommes
préposés à la manœuvre à bras de la tourelle.
Dans une casemate de bâbord, où je vais respirer, le chef
de pièce scrute avec ses jumelles l'horizon. Il a vu^des Turcs
quitter les casernes de Seddul-Bahr et descendre vers les
LA REVUE DE PAIIIS
batteries, mais aucune d'elles n'a encore ouvert le feu. La
Vengeance et le Cornwallis, depuis 12 h. 55, harcèlent Oranieh,
dont les ouvrages en terre, les « cavaliers » qui masquent les
canons, volètent en fines gerbes opaques. La Queen-Elizabeth,
pour achever Hellès, envoie sur lui ses gros obus de 380.
Après un frugal déjeuner sous le pont cuirassé, près de
l'échelle qui descend aux chaufferies, je rejoins mon poste de
combat. Malgré que le pignon denté de la tourelle tourne
encore par instants, nos 305 ne parlent plus, car c'est au tour
du Suffren et du Charlemagne de prendre part à l'action. Ils
doivent s'avancer vers l'entrée, en tirant sur Oranieh et sur
Koum-Kaleh, puis, virant de bord, lâcher leur bordée sur
Seddul-Bahr et sur Hellès. Le bruit de la canonnade est tel
que je ne perçois distinctement aucun coup, mais bientôt,
quand ces cuirassés ont terminé leur tir, nos 305 et nos 140
recommencent leur feu.
A 3 h. 29, le Triumph et V Albion sont signalés faisant route
à petite allure vers le Détroit, pour tirer à bonne portée sur la
côte d'Asie. Les forts répondent, car des obus explosent près
de nous. Mais soutenir, même en y répondant, le feu de dix
cuirassés armés chacun d'au moins quatre pièces de gros
calibre, est chose malaisée, et l'on comprend que les servants
turcs, que l'on avait vus tout à l'heure descendre vers Seddul-
Bahr, lâchent pied maintenant et remontent en courant vers
leurs casernes. A 4 h. 15, la deuxième pièce du cap Hellès,
probablement détruite par notre tir, est réduite au silence, et
nous pouvons la considérer comme hors de combat, cette
batterie bien défilée, qu'aucun ouvrage visible ne révèle, et
qui, le 19, avait mis en péril la trop téméraire Vengeance.
A 5 heures du soir, la bataille est terminée. Aucun des forts
turcs ne répond plus. Pourront-ils répondre jamais?
L'escadre alliée se groupe par divisions, et se prépare à
quitter le Détroit. En sens inverse arrive un croiseur à quatre
cheminées, qu'escorte une flottille de minuscules vapeurs : le
Dublin et les chalutiers-dragueurs, qui, dès à présent, vont se
mettre à la besogne et relever la première ligne de mines, celle
que l'on sait tendue entre Koum-Kaleh et Seddul-Bahr.
AUX DARDANELLES 753
26 février.
L'engagement d'hier nous a valu quelques légères avaries.
Un obus, d'abord, de gros calibre, lancé par le cap Hellès, a dû
éclater à tribord sur la grosse cuirasse ou dans son voisinage.
La plage arrière offre quelques éclats, des trous dans les tôles
du pont, des éraflures sur les parois de la tourelle. C'est cet
obus qui produisit, en explosant, la violente secousse qu'on
mit, dans les fonds, sur le compte du raclage de l'ancre.
L'ébranlement de la tourelle avant a été si fort qu'une vis de
pointage s'est brisée.
Un autre projectile est tombé sur le quatrième pont, a
déchiqueté son rebord, arraché, en le tordant fortement, un
support de montant de tente. Ni tué, ni blessé, tout le monde
étant, à ce moment, à l'abri.
Nous voici de nouveau au mouillage de Ténédos, en train
de faire du charbon. Rien ne presse, puisque les dragueurs
préparent l'entrée des Détroits. Un cuirassé anglais aurai;t
déjà franchi la passe.
UAgamemnon a eu hier trois tués et quelques blessés. Tous
les pavillons sont en berne. Un grand navire blanc- s'approche
lentement du cuirassé. Il porte sur ses flancs une bande verte
avec de larges croix vermillon. C'est le Sudan, le navire-hôpi-
tal anglais, venu d'Angleterre avec l'escadre.
Le soir, une immense colonne de fumée s'élèVe de la côte
d'Europe. Seddul-Bahr brûle ! A la longue-vue, on distingue
des flammes parmi les ruines.
Le bruit court que des troupes anglaises ont débarqué
aujourd'hui dans la presqu'île de Gallipoli. Bonne nouvelle,
si elle est exacte. Car personne ici ne met en doute la nécessité
d'un corps de débarquement, sans lequel l'avance des cuirassés
ne peut être qu'éphémère. Nous savons que* des transports
doivent amener des troupes, mais nous ignorons quand et
comment elles pourront coopérer. La Grèce, disait-on, devait
fournir 60 000 hommes, mais rien, dans ce qui se passe autour
de nous, ne donne confirmation à ce bruit. Il est vrai qu'à
moins d'être sur les lieux, les opérations auxquelles nous
sommes mêlés sont quelquefois des énigmes que nous résol-
15 Octobre 1915. 6
75 1 LA KEVL'i: ni. r.vr.is
vons à l'aide d'hypothèses. Notre droite, en bonne règle, doit
ignorer ce que fait notre gauche...
27 février.
Après le charbon, les munitions. Le Loiret, accosté, se
déleste à notre profit de sa cargaison de 140 et de 305. On a
tiré beaucoup de projectiles avant-hier, plus peut-être qu'on
ne pensait. Qu'importe? si les forts sont détruits.
Le vent souffle assez fraîchement du nord, mais les travaux
continuent du côté des Détroits. Les dragueurs, affirme-t-on,
n'ont pas trouvé de mines à l'entrée : ce redoutable barrage
entre le Château d'Asie et le Château d'Europe, indiqué sur
nos cartes comme le premier obstacle, n'était-il qu'un bluff
de la part de nos ennemis?
Un télégramme sans fil, lancé hier au soir par l'amiral de
Lapeyrère, signale sans commentaires que le gouvernement
russe apprend que les mines mouillées dans les Dardanelles
sont disposées de telle façon qu'une seconde mine remplace
automatiquement la mine draguée. Renseignement précieux
• — à moins qu'il ne s'agisse encore de bluff — quand les cha-
lutiers devront déblayer l'intérieur du chenal.
Un peu moins optimiste, le télégramme de Norddeich,
intercepté cette nuit : « Dix grands cuirassés ont continué
le bombardement des forts de l'entrée des Dardanelles, puis
ont fait retraite sur Ténédos. Trois cuirassés ont été atteints. »
Retraite, soit ! Le mot est, sinon exact, du moins heureux
pour les neutres.
28 février.
La tempête s'est levée. Partis le matin pour le golfe de
Saros, nous sommes obligés de revenir mouiller à Ténédos,
à cause du temps. Que se passe-t-il aux Dardanelles? Les
Turcs ne vont-ils pas profiter de cette situation pour se res-
saisir, et tout ne sera-t-il pas à refaire, quand nous nous repré-
senterons devant les Détroits?
L'ordre du jour suivant circule dans la division française :
A la suite de la belle et féconde journée du 25 courant, le contre-
amiral commandant la division est tout particulièrement heureux
AUX DARDANELLES 755
de porter à la connaissance des commandants, ofTiciers, ofTiciers-
niariniers et marins, les télégrammes qui suivent, émanant l'un du
vice-amiral commandant l'escadre alliée, l'autre de l'Amirauté bri-
tannique :
Vice-amiral commandant l'escadre alliée au contre-amiral
Siiffren :
« Permettez-moi de vous dire combien je vous suis reconnaissant,
tant à vous qu'à l'escadre que vous commandez, du remarquable
concours que vous m'avez donné hier en contribuant à l'éclatant
succès de la première phase des opérations de guerre entreprises par
la flotte alliée... »
Vice-amiral commandant la flotte alliée au contre-amiral
Sufjren :
« J'ai l'honneur de vous informer que j'ai reçu du premier lord de
l'Amirauté britannique l'expression de sa haute et entière satisfaction
en ce qui touche l'heureuse issue de la première phase des opérations
ai la flotte alliée. C'est avec la plus vive satisfaction que je fais part
de ce flatteur message à la force navale... »
Le contre-amiral commandant la division considère devoir joindre
à ces témoignages si hautement flatteurs l'expression de ses plus cor-
diaux remerciements à ses fldèles -compagnons d'armes. .
Il y voit la certitude d'un triomphe, dont les conséquences seront
incalculables pour les destinées de la patrie.
Il décide que toutes les punitions serant levées.
Le présent ordre sera lu par un officier aux équipages assemblés et
aiïiché pendant huit jours dans les batteries de la force navale.
l®' mars.
Le vent s'est calmé cette nuit, et le baromètre est remonté
dans la matinée. Nous appareillons le soir pour Lemnos, où
nous trouvons au mouillage la Queen-Elizabeth, Vlndefati-
gable, VAgamennon et le Lord Nelson. Il souffle une brise gla-
cée. Sur la pâleur du ciel hivernal, étincellent, dans le pur loin-
tain, des cimes neigeuses. Dans l'est, s'estompe la côte d'Asie,
confuse encore de brume et de lourdes fumées d'incendie.
Nous continuons notre route sur le golfe de Saros, précédés
de dragueurs de mines, et nous canonnons à 5 heures les
batteries du fort Napoléon.
756 LA REVUE DE PAHIS
Canonnade intermittente sur des forts, dont aucun ne
répond, à la hauteur des lignes de Boulaïr. Le terrain est zébré
de profondes tranchées qui zigzaguent, inoccupées vraisem-
blablement depuis la dernière guerre balkanique, mais toutes
prêtes pour une défense en cas de débarquement.
Tandis que, dans le sillage de notre dragueur, nous repre-
nons notre marche à faible allure, le Bouvet s'applique à
détruire un pont jeté sur la rivière Kavak.
3 mars.
La division de complément continue à croiser dans le golfe
de Saros, accompagnée de ses chalutiers. De grand matin,
plusieurs coups de canon tirés du troisième pont me préci-
pitent à bas de ma couchette. Qu'est-ce? A-t-on aperçu un
navire ennemi, un rassemblement de troupes à terre? Mais,
dans ce cas, pourquoi n'a-t-on pas sonné le branle-bas de
combat? Il s'agit simplement d'un baril de galère qui flottait
le long du bord, et que l'on a coulé par prudence, pensant que
ce pouvait être une mine. L'inofïensive épave, qu'a dû semer
quelque voilier caboteur, a pirouetté sous la gerbe du projec-
tile et disparu dans un remous aux acclamations de l'équipage.
But bien misérable, et qui pourtant divertit les pointeurs,
que le formidable bombardement de ces jours derniers sem-
blait emplir d'indifférence. Quel psychologue expliquera la
disproportion de ces deux sentiments?
Le Sufjren et le Bouvet rallient Ténédos, nous laissant seuls
dans le golfe avec le Charlemagne.
L'écho de la canonnade du 25 serait-il parvenu jusqu'à
Stamboul? et les Turcs, pris de terreur, comprendraient-ils
qu'il ne s'agit pas d'une simple démonstration navale? Le
T. S. F. reçu de Lyon signale des symptômes d'insurrection
à Constantinople ; mais cette nouvelle est peut-être encore
passée par Athènes...
•1 mars.
Toujours dans le golfe de Saros, où, sur un ordre télégra-
phique de l'amiral, nous recherchons des points de débar-
AUX DARDANELLES /O/
quement. Sans qu'une seule batterie ennemie nous inquiète,
nous défilons lentement le long de la côte. Tout semble désert,
les tranchées qui dévalent vers la mer, les villages assoupis
— Krithia, Bouïouk, Kisik — d'où ne s'exhale aucune fumée,
les pacifiques fortins qu'apprivoise encore le crépuscule.
Nous sommes prêts à repartir bientôt pour Ténédos. Nous
pensions rencontrer la Queen-Elizabeth en train de faire du tir
indirect sur les forts de Clianak, mais notre espoir est déçu.
En doublant le cap Tekeh, un feu violent d'artillerie troue
la nuit d'éclairs rapides. Hé ! quoi, les forts de l'entrée résis-
teraient-ils encore? La silhouette de plusieurs croiseurs et
cuirassés se profile sur la rive d'Asie, qui s'illumine par endroits
de lueurs pareilles à des feux follets. Mais au-dessus de Koum-
Kaleh, un rougeoiement persiste, s'étend et monte comme une
aurore...
5 mars.
L'arrivée du général d'Amade avec des troupes est annon-
cée. Les convois d'avant-garde seront dans nos eaux démain
ou après-demain. La coopération par voie de terre s'impose
de plus en plus.
Hier, les Anglais ont tenté un débarquement sur la côte
asiatique, pour détruire les dernières pièces de Koum-Kaleh.
Mais les Turcs, cachés dans le village, les ont accueillis à coups
de mitrailleuses. Les Anglais ont dû faire appel au feu des
navires pour protéger, la tâche accomplie, leur rembarque-
ment. C'est là 1 explication de la canonnade qui nous avait
surpris en passant au large des Détroits. Plusieurs officiers
seraient manquants. Le Lord Nelson compte dans sa compa-
gnie de débarquement cinq morts et deux blessés. Les grosses
pièces des cuirassés ont rasé complètement les murs encore
debout de la vieille redoute et incendié le village de Koum-
Kaleh, que l'escadre avait épargné — peut-être à tort — le
19 et le 25.
... Décidément les Turcs commencent à juger grave la
situation. Voici qu'ils essaient de nous intimider en faisant
circuler chez les neutres des nouvelles dans le genre de celle-ci,
que nous dépêche par sans-fil V Amiral-Charner : « Deux sous-
758 LA REVUE DE PARIS
marins attendent la flotte alliée et sont prêts à l'attaquer dans
la mer de Marmara. » C'est au moins ce qu'apprend, d'après
des renseignements « de source autorisée », notre consul de
France à Dédéagatch.
0 mars.
Au mouillage nord de Ténédos, pour embarquer des muni-
tions. Demain commence la deuxième phase des opérations.
Nous devons pénétrer dans l'intérieur des Dardanelles et
bombarder les ouvrages de Dardanus, installés à 18 milles
environ de l'entrée, un peu avant la pointe Képhez. L'oflicier
canonnier du bord, qui revient d'une reconnaissance dans les
Détroits sur un contre-torpilleur, annonce qu'un très grand
nombre de batteries de campagne sont établies sur la côte
d'Asie, tirant sans relâche sur les chalutiers-dragueurs, qui
n'en continuent pas moins à repêcher les mines. Plusieurs
gros projectiles de la Queen-Elizabeth sont tombés sur Chanak.
7 mars.
A 9 heures du matin, le Gaulois lève l'ancre avec la division
de complément. Sans doute, le combat qui va se livrer aujour-
d'hui entre les navires et les batteries sera-t-il plus chaud
que celui du 25 février, car l'attaque doit se faire à plus courte
distance, et les canons ennemis, plus ou moins dissimulés
derrière d€s plis de terrain, essaieront de nous couper la route.
A 10 h. 34, la division, conduite par le Siifjren, pénètre
dans les Détroits. Par un sabord, je regarde à la jumelle la
côte d'Asie. Les trois cavaliers d'Oranieh se détachent net-
tement dans l'ardente lumière : trois sortes de tertres étalés
en plateaux et séparés par des encoches, oii des volées de
canons, émergeant de la terre retournée se dressent, à demi
détruites, vers le ciel. En face, Seddul-Bahr, où, dès les pre-
miers jours, s'alluma l'incendie, n'est qu'un amas de ruines
encore fumantes : la vieille forteresse au ras de l'eau, les
casernes trouées d'immenses ogives, et, plus à l'est, le bourg
abandonné dont pas une maison n'est debout.
Mais il sied mal de s'attarder ainsi à la vue de ces ruines.
AUX DARDANELLES 7 59
Avant même que le clairon n'ait sonné le branle-bas de combat,
les premiers obus tombent autour de nous : deux batteries,
qu'on ne peut repérer, nous ont visés de la côte asiatique.
Le Suffren répond à cette attaque, bientôt suivi par le Bouvet.
Quelques nuages blancs éclatent sur la route de Koum-Kaleh
à Aren-Keui, et les batteries cessent presque aussitôt leur feu.
...Quand le cuirassé-amiral a terminé son tir sur Dardanus,
le Gaulois, qui s'était jusqu'alors tenu à l'arrière, se rapproche
du fort à 7 200 mètres, et commence à 1 h. 15 le bombarde-
ment. A 1 h. 20, le duel est engagé. Outre les pièces de Dar-
danus, qui vigoureusement ripostent et nous encadrent, nous
sommes harcelés par des batteries de campagne, dont il est
impossible de deviner l'emplacement. L'une d'elles est instal-
lée, croit-on, sur un chemin qui descend d' Aren-Keui vers la
mer. D'autres se défilent derrière des abris naturels et peut-
être se déplacent. A 1 h. 27, quelques éclats d'un projectile
tombé près du Bouvet viennent frapper le Gaulois, sans dom-
mage. Du poste que j'occupe au-dessous de la tourelle avant,
la canonnade me paraît intense. Les 305, sans arrêt crachent
deux par deux leurs redoutables obus, ébranlant les cloisons
de fer et d'acier, vous souffletant, à chaque déflagration, le
visage. Des hommes armés de fusils montent à 2 heures sur
le pont pour couler des flotteur^ suspects que l'on a signalés.
Une grosse bouée grise — une mine sans doute — et, derrière
elle, une bouée rouge munie d'antennes, ont été vues défilant
à 200 mètres du bord. Des gerbes d'eau s'élèvent, nous apprend-
on, de toutes parts : le tir de Dardanus, étant réglé, nous
atteint...
Du couloir qui descend aux chaufferies, auprès duquel je
suis maintenant, une acre odeur de roussi me prend à la gorge.
Nous venons de recevoir un projectile dans la batterie, à
l'étage au-dessus, mais personne, assure-t-on, ne s'est trouvé
sur son passage. Un autre obus, sans éclater, s'est arrêté mira-
culeusement sur la plate-forme de l'atelier des machines.
Il est 2 h. 30. Le combat prend fin. En regagnant ma
chambre, je me heurte à une vaste crevasse qui a éventré le
plancher de tôle. Dans la salle d'armes, un grand trou béant,
près de l'échelle de descente des officiers supérieurs, marque la
sortie du projectile. Les fusils en faisceaux dans leurs pano-
760 LA REVUE DE PARIS
plies ont été coupés en deux, le bois de la crosse laissant encore
pendre ses fibres. La troisième chambre de bâbord a sa porte
défoncée et sa cloison en tôle gondolée criblée d'éclats. Le
projectile — car il ne s'agit, en somme, pour ce trajet si com-
pliqué que d'un seul obus — a été ramassé dans l'échelle qui
mène à l'atelier de la machine, et dont il dégringola quatre à
quatre les marches, interrompant le commissaire en train de
déchiffrer des télégrammes... C'est un fort bel obus de 150 %,
qui, ayant perdu son culot, a fusé en arrière sans exploser.
Il a uercé la coque à bâbord dans le premier entrepont, près
d'un canon de 47, a labouré la tôle du premier pont, boule-
versé, en les incendiant, des caissons à sacs, traversé la salle
d'armes, et, à bout de soufile, est venu mourir, en ricochant,
sur la plate-forme blindée du panneau de descente des machines.
On l'a ramassé avec précaution (de peur de l'abîmer), chacun
lui rend visite, et on lui prépare un socle d'honneur dans la
salle d'armes.
Ma chambre, où je pénètre, a été complètement saccagée,
probablement par le vent de la tourelle de 305 arrière. Les
taquets du sabord ont été arrachés, le plafond d'amiante,
effondré, jonche le parquet dans un indescriptible'désordrc,
avec mille objets que je n'ai pu mettre à l'abri...
8-10 mars. — Ténédos.
Les journaux de France reçus avec le dernier courrier par-
lent avec enthousiasme du bombardement des Dardanelles.
11 ne nous déplaît pas d'être mêlés à des événements, dont la
répercussion doit être mondiale, mais chacun ici a conscience
de la difficulté de la tâche entreprise. La destruction des
défenses de l'entrée représente à peine le prologue du grand
drame qui va se jouer, et dont le dénouement exigera peut-être
de cruels sacrifices.
Le corps expéditionnaire français a dû arriver en rade de
Sigri, si l'on en croit un télégramme adressé au général Masnou
par l'amiral du Sufjren. Il ne faut plus espérer voir la Grèce
marcher à nos côtés, car le roi a refusé les 60 000 hommes que
l'on escomptait pour prendre pied dans la presqu'île de Galli-
poli, et dont il n'ose se démunir, par crainte de la Bulgarie (?).
AUX DARDANELLES 761
Le débarquement des troupes anglo-françaises aux Darda-
nelles doit commencer vers la fin du mois, mais d'ici-là, a
déclaré le chef d'état-major anglais, il est probable que nous
aurons passé.
11-13 mars.
Nous allons croiser dans le golfe de Saros, pendant qiie
l'escadre anglaise opère dans les Détroits. Le 11 mars, le
Gaulois tire sur une batterie voisine du fort Napoléon. Pas de
riposte de l'ennemi. Un cavalier seul surgit au sommet d'une
crête, caracole un instant^ puis disparaît.
La journée du 11 se passe au mouillage, en compagnie du
Suffren et de quelques bâtiments anglais : le Dartmouth,
V Irrésistible, ÏArk-Royal. Deux obus, partis des en^"irons du
fort Sultan tombent près du Dartmouth, stoppé sans méfiance
à quelques milles de la côte. Les Turcs amènent évidemment
des batteries sur ce point qu'ils croient menacé.
Pourtant, le 13 mars, le Suffren et le Gaulois, après avoir
lancé quelques projectiles, s'approchent assez près du rivage,
sans essuyer un seul coup de feu.
14 mars.
Ténédos. Mouvement inusité d'embarcations autour du
transport-hôpital français Canada. On amène des blessés du
croiseur anglais Amethyst, qui se trouvait cette nuit dans les
Détroits ^
Un obus de gros calibre a explosé dans le la\abo des méca-
niciens au moment du changement de quart : des tués et des
blessés, ceux-ci en plus grand nombre. Dans le cadre léger,
suspendu comme une nacelle, qui, du bastingage entr'ouvert,
vient se poser au ras du flot, on hisse à bord doucement chaque
blessé. Des bandages hâtifs, aux spires maculées, entourent
des visages dont les yeux ne voient plus, des membres meur-
tris qui ne sentent pas la douleur. Sur un signal, accourent en
renfort les médecins inoccupés de l'escadre. Les linges dérou-
1. Ce croiseur réussit, cette nuit-ln, à couper le câble télégraphique entre
Kilid-Bahr et Chaiiak.
762 LA REVUE DE PARIS
les, la plaie apparaît, rutilante ou couleur feuille morte, dans
son cadre de saine chair rose : muscles mâchés par les shrap-
nells, exsangues et béants, ou saillant, au contraire, en rouges
hernies palpitantes, articulations perforées, grands os broyés
dont chaque esquille est un nouvel éclat. Pas une plainte, pas
un cri dans la salle d'hôpital. Devant les chirurgiens pensifs
défilent à tour de rôle les blessés, et j'admire alors, moi qui les
approche aussi, jusqu'où peut aller l'esprit de discipline de
ces hommes. Aucun ne croit avoir droit à des soins plus rapides
que son voisin, moins atteint peut-être. Couché sur la table
de métal, le regard vers le ciel si les yeux sont intacts, chacun
se prête, tacite et confiant, aux nécessités souvent pénibles
de l'examen. Et l'on reste confondu^ parfois- de la constance
de cet état d'âme, que n'influence en rien la gravité de la bles-
sure. Avant de nous être apporté, le blessé l'ignore, cette gra-
vité, et rien n'est plus drôle souvent que de voir l'un d'entre
eux, porteur d'une légère contusion, observer, avant qu'on ne
l'éclairé sur sa bénignité, le même recueillement, la même tou-
chante immobilité, puis, quand l'arrêt est prononcé, se lever
d'un bond, le visage épanoui, et regagner en courant sa cou-
chette. Sourire et humour chez les uns, stoïcisme serein chez
les autres. Il n'a pas une seule fois maudit sa destinée, ce sous-
oiïicier dont on vient d'explorer longuement l'affreuse plaie,
et que l'on emporte, livide sur son brancard, pour la plus mor-
telle des opérations...
15 mars.
L'attaque de Chanak se prépare, les Détroits étant, jusqu'à
la pointe Képhez, à peu près expurgés de leurs mines. Un filet,
rempli de ces engins, est en train de dériver le long de la côte
d'Europe. Le sous-marin Coulomb, qui revient des Dardanelles,
a croche une mine au passage, l'a traînée avec lui, et c'est
miracle qu'il ait pu s'en dégager sans qu'elle explose.
Les Anglais ont occupé Lemnos en dépit des représentations
de la Grèce, à laquelle ils ont fait savoir qu'ils considéraient
cette île comme appartenant à la Turquie. Ils aménagent le
port de Moudros en base navale.
Depuis que V Ark-Roijal est revenu dans les eaux de Ténédos,
AUX DARDANELLES 763
chaque jour, à la même heure précise, les hydravions prennent
leur vol. Attirés par le bourdonnement croissant de leur mise
en marche, nous sortons aux abords nos têtes curieuses.
Là-bas, sur la vaste plage nue de YArk-Royal, le bras oblique
d'une grue tient en suspens un frêle biplan, et, avec d'infinies
précautions, comme un pêcheur prudent jette sa ligne, le laisse
choir au fil de l'eau. L'appareil bondit sous la crépitation du
moteur ; il s'élance sur la piste unie, traçant avec ses flotteurs
un double sillon d'écume. Sur le steppe luisant et figé, c'est
un traîneau qui fend la glace de ses patins courbes. Avec
quelle prodigeuse vitesse il mène, avant de s'élever, cette pre-
mière course horizontale ! Comme il dépasse, dans son essor,
les lourdes vapeurs des cuirassés, les agiles vedettes qui se
garent ! On sent pourtant que, dans ce milieu qui n'est pas le
sien, ses mouvements sont gauches et retardés. Mais, tout d'un
coup, le blanc sillage s'interrompt, l'oiseau, doucement sou-
levé, tangue imperceptiblement. Au-dessus de la ligne nette
qui marie le ciel et l'eau, les deux flotteurs montent, montent
dans l'impalpable azur. D'un trait, maintenant, il gagne de
vertigineuses hauteurs. Ses blanches élytres, sa longue queue
qui sert de gouvernail se confondent en un rais clair qui bien-
tôt se dissout, mais qui, à la jumelle, se discerne encore :
deux ou trois hachures délicates, un H renversé, ou, si l'on
veut, un double trait d'union — celui qui nous relie au mys-
térieux Détroit...
16-17 mars.
Grâce à l'activité des hydravions qui, de l'altitude où ils
évoluent, surplombent le transparent chenal, on a pu repérer
exactement l'emplacement des mines fixes. Un filet de mines,
dont quelques-unes sont vides et sans danger, a été rompu
par les dragages, et, partiellement détruit, dérive, à quelques
milles de l'entrée, le long de la côte d'Europe. Une aussière,
à cause du courant, devait le maintenir tendu d'une rive à
l'autre. En deçà, le long de la même côte, quelques mines
détachées au-dessous de Képhez, ainsi qu'après Képhez,
quelques autres arrêtées par la rive d'Asie, dans la baie de
Sari-Siglar. Une mine très volumineuse est encore mouillée
764 LA REVUE DE PARIS
au milieu du Détroit entre Képhez et Chanak, et, sous Chanak
même, dans le goulet, une douzaine de ces engins fait un bar-
rage incomplet du chenal. Il y a donc un chemin libre que pour-
ront suivre les cuirassés pour arriver à portée de Chanak et de
Kilid-Bahr.
Grande nouvelle : l'amiral Carden, malade, a résigné ses
fonctions, |et c'est le contre-amiral de Robeck qui prend
le commandement de l'escadre. La marche des opérations
va-t-elle en être retardée?
(La fin prochainement.)
XXX...
LA MARNE
I
Marathon, du profond des âges, lève-toi !
Dans ces champs où jadis les soldats du Grand Roi
Sont tombés par monceaux, en leur fuite panique.
Près des monts bleus pareils aux plis de la tunique
Qu'aurait laissé glisser Athéné dans son vol,
Parmi les arcs, les traits, les crocs comblant le sol,
Sous l'enchevêtrement des lances et des piques
Qui pourrissent à fleur de terre en tas épiques.
Moins nombreux cependant que les os ennemis,
Étire avec lenteur tes membres endormis.
Lève-toi du sommeil vénéré de la gloire !
Trempe aux ruisseaux où les Grecs las ne pouvaient boire
Tant le sang les avait empourprés et tiédis.
Trempe aux eaux sœurs de l'Ilissus tes doigts raidis.
Passe-les longuement sur tes tempes de marbre ;
Adosse-toi, comme ivre encore, au fût d'un arbre,
Respire ! tourne-toi vers le côté du ciel
Où plonge dans la mer l'attelage immortel.
Et, rouvrant ton regard blanc de paros antique,
Mets la main sur tes yeux que le soleil d'Attique
Fait cligner éblouis sous l'éternel azur,
Et regarde, aux confins de l'Occident obscur,
Plus loin que l'horizon et l'horizon, — regarde !
7 00 LA KEVUE DE PARIS
Dans une ombre où le rêve à peine se hasarde,.
Aux lointains confondus de l'espace et du temps.
Vois-tu, près d'une Ville aux beaux toits miroitants,
Parmi les orageux tourbillons de fumées
Dont les volutes fuient au front de deux armées,
Oui, face à toi, pareille à toi, mais se dressant
Comme mirée au tain d'un miroir grandissant,
Dans l'étendue énorme et la future histoire,
Le spectre fraternel d'une immense Victoire?
— Non pas de marbre, ainsi que les dieux morts d'Hellas,
Non blanche, comme toi qui sauvas Phidias, —
Mais de chair, d'une chair qui souffre et qui palpite.
Mais retenant du geste au vent froid qui l'agite
Son manteau déchiré sur son corps frémissant.
Mais rose de la vie, et rouge encor de sang?
Regarde, Marathon, avec stupeur : contemple !
Toi que toute mémoire exhausse comme un temple,
Regarde, Marathon, et pleure, et bats des mains !
Éclate en noble pleurs naïvement humains,
En pleurs amers et doux de tendre jalousie ;
Et puis bats de ces mains qui défirent l'Asie
En brisant net le glaive où flamboyait l'elïroi :
Une Athène aussi grande aura fait plus que toi !
Il
]\Ii racle !
— Ah ! n'allons pas criant au seul miracle !
— Respect à ceux qui prient devant un tabernacle
Et voient ici la main de Dieu !
Ce n'est pas le moment de souffler sur les flammes,
Et de nier qu'en haut, peut-être, il est des âmes
Qui nous assistent du ciel bleu !
Mais, ayant honoré les autels aux vieux rites.
Ne rétrécissons pas nous-mêmes nos mérites
Que déjà le monde sacra !
LA. MARNE 7 67
En face du Destin qui l'écrase et rassomme
X'oublions pas le mot le plus fier dit à l'homme :
« Aide-toi, le Ciel t'aidçra !»
Nous nous sommes aidés dans la subite angoisse
De toute la vertu d'une race que froisse
Le seul frôlement d'un lien !
Nous nous sommes aidés dans l'inique souffrance
De toute notre vieille et native espérance
Qu'un jour doit triompher le Bien !
Miracle, mais miracle issu de notre terre !
Bond en avant d'un peuple au vieux sang militaire
Qui courut l'Europe en vainqueur;
Miracle, comme l'est l'efïort nu de l'athlète
Dont la poitrine rompt la chaîne qui l'arrête :
Le plus grand miracle est le cœur !
... Oui, c'est vrai, tu fus là, bergère Geneviève !
Tu fus la Ville même au front serein qui rêve,
Le soir, sur ses quais endormis,
Et qui regarde ainsi que les éclairs d'un glaive -
Tourner ce long fuseau de clarté, qui sans trêve
Chasse les oiseaux ennemis !
Oui, l'on te vit charger, Jeanne, bergère aimée !
Tu fus la Nation même, la France armée
Qui se ruait toute à la fois :
Comme quand tu gardais tes brebis sous les hêtres,
Elle aussi, dans le ciel peuplé de ses ancêtres.
Elle avait entendu ses voix !
III
Gloire à Jofîre, cœur ferme et raison souveraine.
Yeux clairs sous les sourcils broussailleux de Turenne,
Sang pur de ces guerriers sérieux et savants.
Les Catinats pensifs et les Carnots fervents.
768 LA REVUK DK l'AHIS
Qui, leur poing fort serré sur la chance infidèle,
Firent la France mieux qu'illustre, sûre d'elle !
Gloire à Jolïre qui joint en ses sages élans
La finesse gauloise aux sursauts catalans,
Qui, vieux chef au sourire ami, doux à ses hommes,
N'ouvrant que s'il le faut, de ses mains économes,
Le réservoir sacré du noble sang français,
Décidé sans tumulte et prudent sans excès.
N'a pas pu consentir qu'on fêtât sa victoire
Parce que trop de morts avaient payé sa gloire.
Et qui saura finir, comme il l'a commencé,
Son œuvre immense, d'heure en heure, au jour fixé !
Gloire à Galliéni, nerveux soldat d'Afrique,
Front chaud qui n'a point cru le salut chimérique.
Lui que l'on aura vu dans les jours assombris.
Passer, éclair doré, sur les ponts de Paris,
Assis au bord des mois coussins de sa voiture
Aussi droit qu'un guerrier d'antan sur sa monture,
Revenant de saisir avec son sûr instinct
La fissure ennemie où risquer le destin !
Gloire à Pau, Nestor plein d'une tranquille audace.
Qui s'en alla chercher son bras droit en Alsace !
Gloire au fils de Joubert, au lucide Dubail !
Gloire au neveu de Hoche, à ce rocher, Sarrail !
Gloire à Castelnau, père au cœur saignant, maître homme
Qui nous fait souvenir des vieux consuls de Rome !
A French, meneur des boys qui meurent sans un cri !
Au solide et fougueux de Langle ! à Maunoury,
Philosophe lauré, tendre figure austère
De penseur-né, malgré sa mouche militaire.
Et qui vit la Victoire, et put la voir à temps.
Descendre et couronner ses étendards flottants.
Avant qu'un peu d'acier stupide sifile, et crève
Ses yeux français mêlés de lumière et de rêve !
Gloire à Humbert, soldat de fer, s'olîrant partout
Où le troupier attaque et doit tenter un coup !
A Maud'huy, colonel qui trop longtemps piétine.
Son lourd bâton de maréchal dans sa cantine !
Au mâle, inébranlable et vibrant d'Espérey !
LA MARNE 769
A Foch, qui reculait et toujours espérait.
Qui, son centre pliant et ses ailes blessées,
Réattaquait avec ses troupes enfoncées.
Et, perdant du terrain, le regagnait encor,
Et qui jadis, docteur au képi feuillu d'or.
Enseignant que jamais le hasard n'est le maître,
Que l'on n'est pas vaincu tant qu'on ne veut pas l'être,
Que la fortune vole au drapeau qu'on brandit,
Simplement, sous le feu, fit ce qu'il avait dit !
*
Gloire aux soldats, milliers de héros anonymes !
* *
Et gloire à vous aussi, gloire aux humbles \'ictimes.
Aux paysans chenus fusillés sur leur seuil
Pour avoir regardé d'un trop hardi coup d'œil,
Aui otages creusant leurs fosses, mal comblées.
Aux prêtres massacrés, aux femmes violées.
Aux enfants dont la baïonnette des Germains
A scié de sa scie atroce les deux mains,
A tous ceux qui roulaient dans leurs obscures veines
Le beau sang dont la sœur est la sève des chênes.
Et qui l'auront versé, chacun a sa façon,
Pour qu'il coulât encore avec un long frisson
Devant le moindre champ de la terre française.
Avec un long et doux frisson d'orgueil et d'aise,
Dans les corps libérés, sous les fronts triomphants
Des arrière-petits-enfants de nos enfants !
Gloire encor, par delà les êtres, gloire aux choses ! .
Gloire aux villages blancs que le feu faisait roses,
La nuit, quand leur clocher, brûlant comme un flambeau,
Dressait le coq de l'incendie horrible et beau !
Gloire aux mères du cœur français, aux cathédrales
D'où montait la fumée aux épaisses spirales,
En plein jour, dans l'azur baignant leurs toits en feu,
Comme un appel diffus et prolongé vers Dieu !
15 Octobre 1915. 7
LA REVUE DE PARIS
Gloire aux \itraiix brisés, gloire aux cloches croulées,
Gloire aux hameaux détruits, gloire aux maisons brûlées.
Gloire aux ponts éventrés, gloire aux murs dégradés,
Gloire aux greniers pillés, gloire aux celliers vidés.
Gloire aux vins entonnés dans des gosiers d'ivrogne.
Beaux vins patriciens bus à flots sans vergogne,
Mais par oii se sauva le terroir champenois.
Lui-même, avec son fin sourire un peu narquois,
En plongeant l'ennemi dans un sommeil d'ilote !
Gloire au moindre caillou qui, craquant sous la botte
D'un fantassin badois ou saxon aux pas lourds.
Retint son pied pendant quelques instants si courts.
Et, ferme, avant de rendre en soupir de poussière
Sa petite âme encor somnolente de pierre.
Soldat perdu du grand chemin, sut protéger
Un moment son pays natal de l'étranger !
Gloire à la glaise opaque, à la gluante boue
Qui collait, saintement obstinée, à la roue ;
Au sable du talus qui toujours s'éboulait
Quand l'ennemi rentrait sous terre, ou le voulait ;
Gloire à l'herbe innombrable enfin, à cette plèbe
Des champs, à cette armée infime de la glèbe.
Chaumes durs et têtus qui tiennent sans plier.
Brins de gazons que foule un régiment entier,
A tout ce qui subit la plus humble souffrance
Pour que ce sol restât le sol libre de France !
Gloire aux chefs, aux soldats, aux cités, rux labour*
Que la victoire unit dans l'œuvre des Sept Jours !
IV
France, que tu fus belle, ô combattante auguste
A qui nul ne pourra faire un seul grief juste.
Sinon d'avoir été folle de trop d'amour,
Que tu fus belle, au soir de ce septième jour,
Au bout de la Semaine héroïque et féconde
Où ton «este sauveur aura refait le monde !
LA MARNE 771
Que tu fus belle, France, en ce suprême soir
Où septembre faisait fumer son encensoir
De lente brume éparse au ciel chaud, la première,
Mêlée à la vapeur du sang dans la lumière.
Lorsque, sous des milliers d'âmes prenant l'essor.
Pâle, les bras rompus et haletante encor,
Tes cheveux répandus sur ta face souillée,
Ton col ouvert, sublimement dépoitraillée.
Essuyant de tes doigts qu'empourpre une lueur
La poussière des champs à ta tempe en sueur,
— Comme la moissonneuse après la moisson faite.
Qui vient, pour renouer ses cheveux sur sa tête
Près de la mare oi^i dort l'immobile horizon
Et s'y regarde avant d'entrer dans sa maison, —
Lorsque, comme elle, ayant aussi fini ta tâche.
Près des eaux qui, partout, devant l'agresseur lâche
Avaient creusé leur brusque et fluide ravin.
Arrêtée, inclinant ton visage divin
Vers leurs flots murmurants qui furent tes barrières.
Tu pus te contempler dans tes douces rivières !
France, que tu fus belle, ouvrant tes yeux sereins,
Sur les remous rougis des deux légers Morins !
Que tu fus belle, France où l'idéal s'incarne,
Aux frémissantes eaux de l'Ourcq et de la Marne !
France, que tu fus belle au tain blême et profond
Que rayaient de roseaux les marais de Saint-Gond !
Que tu fus belle, France, ô grande face claire.
Dans les canaux dormants de la Vesle et de l'Aire !
France, que tu fus belle au fil des lents ruisseaux
Qui coulent sinueux vers la Suippe et la Saulx !
Que tu fus belle, France, en la glace fameuse
Que si souvent offrit à l'histoire la Meuse !
France, que tu fus belle en l'argent incertain
Que vont frayant sous bois la Vezouse et l'Othain !
Que tu fus belle, France, au cristal qui ruisselle
Avec la glauque Meurthe et la verte Moselle !
Que tu fus belle enfin dans les moindres étangs.
Dans les viviers stagnants, dans les lacs palpitants,
772 LA REVUE DE PARIS
Dans la douve qui luit au loin comme une plaque
D'étain pâle sous l'or des branches, dans la flaque
Qui frémit à travers les saules en rideau,
Dans tout ce qui nourrit en secret tes cours d'eau,
Et qu'une molle pente insensiblement guide,
Et qui sauva ton sol de son rempart liquide !
Jusqu'aux vieux abreuvoirs veloutés et moussus.
Jusqu'aux grands bassins morts des parcs entr'aperçus
Qui ne paraissaient faits que pour mirer des cygnes,
— Lorsqu'à ton front le vol de tes aigles insignes
Tournoya, reflété par ces miroirs sacrés,
Des lauriers rewrdis à leurs becs empourprés !
Et que tu seras belle, ô France, — encor plus belle ! -
Quand, ayant subjugué le sort longtemps rebelle.
Quand, par un autre soir, un soir proche ou lointain
Mais qui viendra, — celui qui doute en est certain !
Debout, regardant fuir au bas du crépuscule
Le dernier bataillon barbare qui recule
Entre les noirs sapins d'Hermann et de Teutburg,
Ayant derrière toi la flèche de Strasbourg
Sur le fond du ciel vert où flottent les cigognes.
Lasse de la guerre âpre aux terribles besognes,
Triste de tant de sang qu'il a fallu verser,
Mais sentant tes destins premiers recommencer.
Mais le cœur déjà plein des fois réparatrices,
Tu viendras, ton drapeau baisant tes cicatrices,
Incliner fièrement et gravement ton front
Sur les flots du vieux Rhin, qui te reconnaîtront !
FEUNAND GKEGH
L'EFFORT ANGLAIS
Récemment, je rencontrai clans le vestibule d'un ministère
un sénateur distingué, qui, m'accostant, me demanda :
— Eh bien ! quand donc votre fameuse armée sera-t-elle
enfin prête?
Je me sentis quelque peu blessé par cette question qui
trahissait la pensée de mon impatient ami. Il estimait sans
doute que l'Angleterre ne remplissait pas avec assez de zèle
sa part de la besogne commune. J'en parlai au ministre à qui
je rendais visite.
— Tranquillisez-vous, me dit-il, il y a des gens qui critiquent
toujours. Nous ne sommes pas aussi aveugles en France que
prétend l'être ce grincheux parlementaire.
Ce n'était pourtant pas la première fois que j'avais surpris
chez certains de mes amis français des doutes sur l'efficacité
de la coopération anglaise. C'est là mon excuse pour ces quel-
ques observations : je voudrais faire bien comprendre qu'en
Angleterre on n'a pas conscience d'être en défaut vis-à-vis
de nos alliés français, dont nous reconnaissons avec gratitude
l'immense effort et les efficaces et glorieux services.
Afin d'apprécier le rôle de l'Angleterre dans la guerre
actuelle, il faut se reporter à ses débuts. Bien que les faits
aient profondément modifié les relations des alliés depuis un
an, pour apprécier l'état actuel de l'effort anglais il y a forcé-
ment lieu de considérer, d'abord, la situation au commence-
774 LA REVUE DE PARIS
ment de la guerre. Or, cela nous oblige à remonter au 22 novem-
bre 1912, date où une lettre de la plus grande importance pour
les relations entre les deux pays fut adressée par Sir Edward
Grey à M. Paul Cambon. Dans cette lettre Sir Edward Grey
rappela que des experts français et anglais en matière navale
et militaire avaient eu des consultations en vue d'une coopéra-
tion possible. Il avait été, alors, expressément convenu que
ces consultations entre experts ne devaient nullement être
considérées comme un engagement formel de prendre les armes
dans des éventualités qui pouvaient ne jamais se produire.
Toutefois, si l'un des deux gouvernements avait de graves
raisons de craindre une attaque non provoquée de la part
d'une tierce puissance, il pouvait néanmoins devenir essentiel
de savoir si ce gouvernement pouvait compter sur l'appui
armé de l'autre. Il fut, par conséquent, convenu que dans ce
cas, ou dans le cas où il arriverait quelque chose qui menaçât
la paix générale, les deux gouvernements devraient immé-
diatement se concerter pour agir d'accord, et essayer ainsi
d'empêcher l'agression et de maintenir la paix. Si les mesures
prises entraînaient une action quelconque, les plans des états-
majors seraient tout de suite pris en considération et les
gouvernements décideraient de la suite à leur donner.
On voit que la coopération en question avait un côté géné-
ral qui démontre le prix que l'Angleterre attachait à l'entente
avec la France, et penser que l'Angleterre ne se trouve aux
côtés de la France dans la guerre actuelle que pour la défense
de la Belgique, c'est confondre l'occasion de la guerre avec ses
causes, faute que seul un historien bien superficiel pourrait
commettre.
Dans la question marocaine, l'Angleterre avait appuyé la
France comme une alliée de fait, en vertu des conventions
de 1904, conventions spéciales à cette affaire. Mais dans la
lettre que je viens de citer, il s'agissait du cas général d'une
agression non provoquée, de « quelque chose » qui menacerait
la « paix générale », en fm de compte d'un acte dont le carac-
tère révolterait le sens moral et le sentiment de justice de
l'Angleterre.
Or, le 30 juillet 1914, M. Paul Cambon rappelait cette lettre
au souvenir de Sir Edward Grey. M. Cambon faisait reinar-
l'effort anglais 77 5
quer que la France était menacée d'une agression non provo-
quée. Il remettait en même temps à Sir Edward Grey une note
dont le contenu expliquait très clairement la situation, sans —
soit dit en passant — qu'il y fût question de la Belgique. Cette
note faisait remarquer que l'armée allemande avait ses avant-
postes aux bornes-frontières; que le jour précédent, par deux
fois, des patrouilles allemandes avaient pénétré sur le terri-
toire français ; que les avant-postes français avaient été
reculés à dix kilomètres en arrière de la frontière pour éviter
tout incident. Le gouvernement français tenait à montrer
que l'agresseur ne serait en aucun cas la France.
En effet, tout le XVI<^ corps de Metz, renforcé prr une partie
du VIII^ venu de Trêves et de Cologne, occupait la fron-
tière de Metz au Luxembourg ; le XV^ corps de Strasbourg
était concentré sur la frontière ; sous menace d'être fusillés,
les Alsaciens-Lorrains des pays annexés ne pouvaient pas
quitter le pays ; des réservistes par dizaines de milliers étaient
rappelés en Allemagne, mesure qui précède immédiatement
la mobilisation. De son côté, la France n'avait rappelé aucun
réserviste. Ces préparatifs allemands avaient commencé le
samedi 25 juillet, le jour même de la remise de la note serbe.
C'était la preuve de la volonté pacifique de l'une et des inten-
tions agressives de l'autre.
Le 30 juillet, en réponse à l'offre du chancelier allemand
de respecter l'intégrité territoriale de la France en Europe,
si l'Angleterre acceptait de rester neutre, une dépêche fut
envoyée à Berlin repoussant cette proposition avec indigna-
tion.
Le jour suivant, sir Edward Grey posa pour la première fois
aux deux puissances voisines la question que le gouverne-
ment anglais avait posée en 1870, à savoir si la France et
l'Allemagne s'engageaient à respecter la neutralité de la Bel-
gique. Comme on le sait, la France répondit affirmativement,
l'Allemagne évasivement. Mais il était encore possible que
l'Allemagne respectât la neutralité belge et, en effet, ce n'est
que le 2 août, à 7 heures du soir, que le ministre allemand à
Bruxelles remettait l'ultimatum de son gouvernement au
ministre des Affaires étrangères de Belgique.
En attendant, le 2 août, Sir Edward Grey, après une réunion
776 L.\ REVUE DE PARIS
du cabinet tenue dans la matinée, faisait à M. Cambon cette
grave déclaration :
Je suis autorisé à donner l'assurance que, dans l'éventualité où la
flotte allemande entrerait dans la Manche ou passerait par la mer du
Nord pour entreprendre des opérations de guerre contre les côtes ou
la navigation françaises, la flotte anglaise accorderait toute protection
en son pouvoir. Cette assurance est naturellement subordonnée à
l'approbation par le Parlement de la politique du gouvernement de
Sa Majesté et ne peut être considérée comme engageant le gouver-
nement à prendre aucune mesure jusqu'à ce que se produise l'éven-
tualité d'action par la flotte allemande mentionnée plus haut.
Le matin du 3 août, avant d'avoir encore connaissance de
l'ultimatum allemand à la Belgique, Sir Edward Grey com-
plétait cette déclaration par la note suivante :
Dans le cas où la flotte allemande entrerait dans la Manche ou dans
la mer du Nord dans le but de faire le tour des Iles Britanniques afin
d'attaquer les côtes ou la flotte françaises, ou de harceler la navigation
marchande française, la flotte anglaise interviendrait afin de donner
à la navigation française son entière protection, de telle façon qu'à
partir de ce moment l'Angleterre et l'Allemagne seraient en état de
guerre.
Ainsi l'Angleterre était prête, même avant la violation de
la neutralité de la Belgique, à venir au secours de la France
avec toute sa flotte si l'Allemagne employait la sienne contre
les côtes ou la navigation françaises. Il ne faut pas oublier
cette première formule de la coopération anglaise : la flotte
anglaise serait employée à paralyser la flotte allemande, mais
la France devait compter sur ses propres forces pour résister
à l'invasion par terre. On a souvent parlé, en Angleterre
même, de l'indécision du gouvernement britannique. Cette
indécision a été invoquée même en Allemagne pour faire
retomber sur l'Angleterre la responsabilité de la guerre ! Or,
l'armée anglaise, forte de 170000 hommes, maximum du corps
expéditionnaire réalisable, n'était pas de taille à effrayer une
grande puissance européenne quelconque. On redoutait la flotte
anglaise et uniquement la flotte, et dès le 2 août, Sir Edward
Grey avait pris sur lui d'assurer à la France la coopération
de cette flotte. Cette assurance fut réitérée le 3. C'est l'ulti-
matum allemand à la Belgique et l'appel du roi Albert qui
ont provoqué l'action militaire de l'Angleterre et c'est alors
l'effort anglais 777
qu'a commencé l'effort britannique — effort dont il serait
difficile de trouver le parallèle dans l'histoire.
Aussitôt que l'Allemagne eut envahi la Belgique, le maxi-
mum du corps expéditionnaire anglais fut mis en mouvement
pour aller à sa défense. Il se joignit dans ce but aux forces
françaises et belges, et ainsi, dès le début des hostilités, par
l'appui de la flotte et du corps expéditionnaire était réalisée
la totalité de l'effort anglais prévu. La demande de mon séna-
teur ne pouvait donc, provoquer qu'une seule réponse : « Non
seulement notre fameuse armée est prête, mais elle s'est fait
complètement anéantir, et nous l'avons ^^remplacée par une
autre encore plus nombreuse. »
En effet, les pertes anglaises dépassaient récemment le
chiffre de 258 000, à savoir plus de 50 000 tués, plus de
53 000 prisonniers et disparus, plus de 155 000 blessés. Néan-
moins, l'Angleterre a sur le front un contingent plusieurs fois
supérieur à celui qu'elle avait envoyé au mois d'août dernier,
et le nombre de ses troupes augmente de jour en jour. Les
unités de réserve, elles aussi, s'accroissent avec une rapidité
qui dépasse toutes les prévisions que permettait un système
uniquement basé sur le recrutement volontaire. Trois millions
d'hommes ont répondu à l'appel de la patrie. Non seulement
le territoire de l'Angleterre est aujourd'hui un vaste champ
de manœuvres, mais les colonies et les dépendances anglaises
se sont jointes à la mère-patrie avec enthousiasme, preuve
qu'elles ont conscience que la liberté assurée par la dominatioh
anglaise est en péril.
Pour créer une armée sur une échelle absolument sans précé-
dent pour l'Angleterre, pour entraîner les hommes et produire
l'armement et les munitions nécessaires dans des proportions
qu'elle n'avait jamais rêvées, on a dû concentrer toutes les
forces vives de l'empire sur un unique objet : vaincre l'ennemi.
L'Angleterre n'était guère organisée, ai-je dit, que pour une
armée de 170 000 hommes. Il a fallu créer des arsenaux pour
en équiper quinze fois autant. Je n'ai pas besoin d'insister
sur les difficultés qu'une besogne pareille devait rencontrer-
Transformer des hommes de métiers différents en ouvriers
pour la fabrication des armes et des munitions de guerre,
suppose un entraînement industriel bien plus compliqué que
77 <S LA i; i;\- r K i) i: l'A r,i s
rentraînement du simple soldat. Le ministre le plus populaire
du cabinet actuel, M. Lloyd George, a dû être nommé titu-^
laire d'un nouveau ministère créé tout exprès pour s'occuper
de ces nouveaux arsenaux et il y consacre toutes ses énergies.
Ceux qui croient que l'Angleterre ne fait pas le maximum
possible et le lui reprochent, commettent une double injus-
tice envers un pays qui apporte à la cause commune la tota-
lité de ses ressources en hommes et en matériel et toutes ses
richesses accumulées.
Il est vrai que toutes les nouvelles armées de l'Angleterre ne
sont pas encore prêtes et ne le seront peut-être que lorsque
les armées de ses alliées seront considérablement diminuées;
mais on peut trouver là plutôt une raison de se réjouir, puisque
les forces anglaises alors toutes fraîches et bien armées pourront
les remplacer contre un ennemi dont les effectifs seront aussi
considérablement affaiblis et les armes très émoussées. C'est
à ce moment-là que le point culminant de l'effort anglais pourra
être atteint, car on concédera volontiers qu'il est sage de ne
tenter l'effort final que lorsque toutes les troupes disponibles
auront l'entraînement, l'équipement et le matériel qui leur
donneront la supériorité nécessaire pour assurer le succès.
Et tout cela, je le répète, n'avait jamais été prévu. Le rôle
tout spécial de l'x^ngleterre, celui que chacun attendait d'elle
jadis et qu'il ne faut pas oublier maintenant qu'il a été accom-
pli dans le silence et l'obscurité — c'est celui d'assurer aux
États alliés de l'Angleterre la maîtrise de la mer. Pour appré-
cier la valeur de cette coopération, on n'a qu'à considérer que
la différence entre l'effectif de la flotte française et celui de
la flotte allemande est à peu près la même que celle qui existe
entre l'effectif allemand et l'effectif anglais. Or, quelle est à
présent la situation de la flotte inférieure? Ce qui n'en a pas
été détruit est immobilisé dans les ports. Sans doute les sous-
marins allemands ont pu en sortir grâce à leurs dimensions
relativement restreintes, mais quelle est l'importance que l'on
doit attacher à ces raids? Depuis le commencement du « blo-
cus » des Iles Britanniques, sur 24 442 arrivées et départs de
leurs ports, les sous-marins allemands n'ont réussi, d'après
une statistique récente, qu'à faire couler 76 vaisseaux de
commerce et 68 bateaux de pêche ! Dans l'activité maritime
L'EFFORT ANGLAIS 779
d'une nation comme l'Angleterre, de tels résultats sont insi-
gnifiants. D'ailleurs personne ne se trompe sur la signification
des manœuvres du commandement naval allemand qui, à
bout de ressources légitimes, fait la guerre aux civils, aux
faibles et aux innocents en violation du droit et de la morale
acceptés dans les règlements de la guerre, règlements signés
à La Haye par l'Allemagne elle-même.
Donc, si les Allemands occupent la Belgique et une partie
du nord de la France, l'Angleterre et ses alliées dominent tous
les océans, ce qui leur permet de se faire ravitailler et de se
fournir d'engins et de munitions dans le monde entier sans
entrave appréciable de la part de leurs ennemis. De plus,
l'Angleterre travaille pour la grande lutte suprême que l'avenir
amènera, le jour où les ennemis auront épuisé les avantages
qu'ils avaient accumulés à l'ombre de la paix. Les millions
d'hommes recrutés volontairement en Angleterre, et qui sont
le meilleur de sa jeunesse par la vigueur et la santé physiques,
l'intelligence et le courage, viendront apporter en temps utile
l'appui de leurs énergies fraîches à leurs vaillants alliés.
Certaines personnes m'ont exprimé l'opinion que l'Angle-
terre n'ayant pas à souffrir comme la France des effets de la
guerre, peut n'avoir pas un aussi grand intérêt à en hâter le
dénoûment. Rien n'est plus loin de la vérité. On sait la part
que l'Angleterre prend dans les dépenses financières de la
lutte. Chaque jour de guerre lui coûte une somme qui suffirait
à doter quelqu'une de ces belles œuvres d'instruction publique,
de paix sociale et de progrès industriel, dont le peuple anglais
a été privé, vu la difficulté d'augmenter des charges publiques
déjà énormes. Le peuple anglais connaît très bien ce côté de la
question. Il y en a un autre. C'est que cette guerre a bouleversé
toutes les industries britanniques. Après la guerre sud-africaine
on a eu le plus grand mal à réparer les pertes qui en résultèrent.
Les industries de guerre avaient créé pour beaucoup d'ou-
vriers une situation exceptionnelle. Ils gagnèrent des salaires
de plus en plus élevés ; la guerre finie, ils ne se réadaptèrent
que difficilement aux conditions normales du travail. Il en
résulta des crises et des grèves qui ont duré longtemps après
la conclusion de la paix. Ce qui s'est produit après cette
guerre sud-africaine, très petite en comparaison de la guerre
780 LA REVUE DE l'AUIS
actuelle, se produira forcément de nouveau, et cela promet
aux hommes d'État anglais des difficultés semblables, mais
infiniment plus grandes. On peut, par conséquent, être sûr
que, même si ce n'était que pour ces raisons d'un caractère
économique et matériel, ils ne peuvent que souhaiter que la
guerre dure le moins de temps possible.
Ce que sera la nature de la paix éventuelle, il est prématuré
de l'escompter. Quant à l'Angleterre, la guerre a prouvé qu'elle
est à même de continuer à assurer sa supériorité navale contre
la puissance rivale dans les proportions actuelles. Ce point
acquis, ce n'est pas du côté anglais qu'il faut prévoir de l'in-
transigeance, le jour où ses alliées seront disposées à traiter.
Et, dans l'hypothèse inverse, la France sait bien que l'Angle-
terre restera fidèle à ses engagements. Le « chiffon de papier
du 4 septembre 1914, par lequel l'Angleterre, la France et la
Russie se sont engagées mutuellement à ne pas conclure de
paix séparée et à ne pas proposer des conditions de paix sans
accord préalable, est une promesse sacrée. L'Angleterre ne
s'engage pas à la légère et ce ne sera pas de son côté que
la parole donnée sera violée. Les alliés ont une cause com-
mune : mettre fin à un état politique qui a constitué depuis un
quart de siècle une menace permanente pour la paix de l'Eu-
rope. L'Angleterre ira jusqu'au bout aux côtés de ses alliées.
Les peuples neutres comprennent quelle importance a pour
eux aussi une paix qui leur garantira un avenir sans menace
d'agressions gratuites. Dans cette lutte il faut se fier les uns
aux autres. Il s'agit de terrasser avec l'ennemi une épouvan-
table idée, l'idée que la force non seulement prime le droit,
mais qu'elle est le droit. L'Angleterre et la France ont fait
leurs révolutions pour établir le contraire. Ensemble elles
lutteront pour conserver la plus précieuse de leurs conquêtes.
Sur la suprématie du droit et de la justice reposent leurs
institutions politiques, leur économie sociale, leur fierté indi-
viduelle et tout ce qui constitue pour elles le bonheur des
peuples.
THOMAS BARCLAY
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT
On compare souvent et avec raison nos principaux établis-
sements de crédit aux grands magasins de nouveautés pari-
siennes. De même que le Bon Marché, le Louvre, la Samari-
Icdne, le Printemps ont installé, dans de vastes palais de la
mode, des rayons où s'étalent les marchandises les plus variées ;
de même, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, le Comptoir
National d'Escompte ont fait construire de somptueux immeu-
bles comprenant des guichets sans nombre et où le commerce
de l'argent revêt les formes les plus diverses : escomptes et
recouvrements, délivrance de chèques, dépôts à vue et à
échéance, achats et ventes de monnaies étrangères, ouvertures
de dédits, locations de cofîres-forts, valeurs de placement,
avances sur titres, dépôts de titres, encaissements de coupons,
ordres de bourse, etc. Tandis que, en Angleterre, les banques
de dépôts se distinguentv nettement des banques d'affaires
et d'émissions, nos grands magasins fmanciers se livrent aux
opérations de toute nature et s'adressent à toutes les catégo-
ries de capitahstes petits ou grands, aux rentiers comme aux
industriels. Ils s'occupent de la gestion des capitaux d'épargne
et se chargent de toutes les négociations de valeurs ; ils écou-
lent des titres de toute provenance, soit par la vente directe
aux guichets, soit en participant aux émissions publiques,
soit en exécutant les ordres de Bourse. Ils ont fondé des suceur-
782 LA REVUE DE PARIS
sales dans toutes les parties de la France et même dans les
pays les plus lointains. A la fin de 1913, la Société Générale
possédait, à Paris, en province, dans les colonies et à l'étranger,
un réseau de 1 108 agences, sans compter les filiales qu'elle
avait créées en Belgique, en Suisse, en Russie et en Allemagne ;
le Crédit Lyonnais avait établi 415 agences et sous-agences ;
le Comptoir National d'Escompte, 395.
Quelques chiffres montreront les progrès réalisés par les
grandes sociétés de crédit de 1880 à 1914, c'est-à-dire pendant
les trente-cinq années qui ont précédé la guerre.
Au Crédit L3^onnais, le portefeuille commercial qui s'élevait
à 137 millions en 1880, atteignait 1 700 millions le 30 mai 1914 ;
le montant des dépôts de fonds passait de 244 à 1 015 millions
et le montant des comptes créditeurs, de 138 à 1 456 millions.
Pendant la même période, le portefeuille de la Société Générale
s'élevait de 108 à 989 millions ; les dépôts de fonds, de 253 à
681 millions et les comptes couniints créditeurs, de 73 à
1 187 millions. Au Comptoir National d'Escompte, les mêmes
postes accusaient une augmentation de 136 à 1 227 millions
pour le portefeuille ; de 103 à 860 millions pour les dépôts
et de 127 à 771 millions pour les comptes créditeurs.
A la date du 30 mai 1914, les capitaux confiés par le public
aux trois principales sociétés de crédit s'élevaient aux chiffres
que voici :
Crédit
Société
Lyonnais
Générale
Comptoir
(En
millions dî
francs)
1 015
681
860
1 456
1 187
771
Dépôts de fonds
Comptes courants créditeurs.
Totaux 2 471 1 868 1 631
Si l'on ajoute à ces dépôts, qui forment un total de 5 970 mil-
lions, le capital versé des trois établissements, soit 700 millions,
et leurs réserves qui atteignaient, d'après les bilans de l'exer-
cice 1913, 322 millions, c'est donc à près de 7 milliards que
s'élevaient les fonds dont ils pouvaient disposer. Cette
énorme concentration de capitaux a parfois semblé exagérée,
et l'on s'est demandé si elle ne présentait pas plus d'inconvé-
nients que de réels avantages. N'est-il point, en effet, dan-
gereux qu'un petit nombre d'établissements disposent d'une
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 783
missance financière telle que les grandes opérations de crédit
le puissent se réaliser sans leur concours et que, par suite»
îUes soient subordonnées à leur bonne volonté?
Il est cependant juste de reconnaître que les grands maga-
sins financiers ont favorisé la production nationale en ce sens
[ue, pour développer leur courant d'affaires, ils ont dû abaisser
le taux de l'escompte : l'abondance des dépôts leur permet-
lit d'ailleurs de mettre le crédit à la disposition de nos négo-
îiants à des tarifs moins élevés que dans la plupart des autres
)ays.
Mais ce crédit s'est-il étendu indistinctement à tous ceux
[ui en avaient besoin et qui offraient des garanties suffisantes?
)n peut d'autant moins l'affirmer que le petit et le moyen com-
lerce ont fait entendre à ce sujet des plaintes assez vives et
[u'une commission extraparlementaire pour la réforme ban-
caire, instituée en 1911, a élaboré un projet de loi destiné à
leur donner satisfaction. Au surplus, l'initiative des abaisse-
"ments de tarifs a été prise par la Banque de France et, si
les grands établissements de crédit n'avaient pas suivi son
exemple, ils se seraient heurtés aux réclamations de leurs
clients.
D'autre part, la propagande intensive des grands magasins
financiers a fort heureusement habitué le public aux dépôts
de capitaux improductifs ; elle a répandu l'usage du chèque
et des virements et elle a, de la sorte, contribué aux progrès
économiques de la nation. On peut même regretter que, chez
nous, ces modes de libération se soient encore si peu déve-
loppés et que certains propriétaires, notaires et autres caté-
gories de créanciers, se refusent à accepter des chèques de
leurs débiteurs. Alors que, en Angleterre, la plupart des paie-
ments s'opèrent de cette manière, ceux de l'État comme ceux
des particuliers, on se sert surtout en France du billet de
banque et de l'effet de commerce pour solder ses dettes ; les
mouvements de fonds restent considérables et immobili-
sent une part beaucoup trop importante de la fortune pri-
vée.
Quoi qu'il en soit, le monopole des grands établissements
de crédit n'est pas aussi absolu qu'on a pu le supposer. Il s'est
fondé, à côté d'eux et à Paris, d'autres sociétés d'ordre secon-
784 LA REVUE DE PARIS
claire qui ont mieux aimé, il est vrai, imiter leurs procédés
commerciaux que leur faire une concurrence sérieuse. Le
remède à la concentration excessive des capitaux consistait,
selon nous, à augmenter le nombre des banques régionales
déjà existantes et qui ont donné des résultats très favorables
au commerce et à l'industrie, chaque fois qu'elles ont été diri-
gées avec intelligence et dans un véritable esprit de i>rogrès
économique. Les banques régionales qui se sont fondées à
Lille, à Nancy, à Lyon, à Marseille et dans d'autres grands
centres, ont, en effet, obtenu, par les mêmes moyens que les
grandes sociétés, les mêmes succès. Elles avaient des frais
généraux moins élevés que ceux de leurs concurrents, un per-
sonnel mieux adapté au milieu, plus connu de la clientèle ;
elles connaissaient mieux les besoins économiques de la région
et, si elles possédaient moins de capitaux, elles savaient les
employer plus utilement à des entreprises locales. Un certain
nombre de ces banques régionales ont fini par se syndiquer :
la Société centrale des Banques de province s'est créée à
Paris, en 1904, et elle s'est réorganisée, en 1911, en portant
son capital à 50 millions. On pouvait espérer que cette Société
centrale se serait surtout attachée à fonder de nouveaux
établissements dans les régions qui en étaient dépouivues et
à aider les petites banques locales qu'elle aurait pu grouper
sous sa protection. Malheureusement elle a préféré se préoc-
cuper presque exclusivement des intérêts personnels de ses
membres, en prenant des participations dans les émissions
financières et, au lieu de faire une concurrence aux grands
établissements, elle s'est attachée à prélever une part de leurs
bénéfices dans les opérations les moins intéressantes pour le
développement économique du pays. L'idée dont s'était
inspirée tout d'abord la Société centrale n'en était pas moins
excellente et la nouvelle administration n'hésitera certainement
pas à la reprendre. Le véritable rôle d'un organisme de cette
nature consiste, cela va de soi, à créer des institutions de
crédit là où il n'en existe pas et à transformer, sous sa direc-
tion, en banques associées ou coopératives, les petits établis-
sements qui sont trop faibles pour résister aux succursales
des grandes sociétés.
L'État ne pouvait-il pas, à son tour, se défendre contre la
LKS SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 785
toute-puissance des grands magasins financiers? Il lui suffi-
sait de retenir et d'accroître l'ancienne clientèle des tréso-
riers-payeurs généraux. Mais, par un singulier oubli de ses
intérêts, l'État s'est, au contraire, empressé de briser l'instru-
ment qui lui permettait de développer son propre crédit. Au
moment même où les grands magasins financiers multipliaient
leurs agences de province, le ministère des Finances, obéissant
à des injonctions parlementaires, jugeait à propos de fixer
à ses trésoriers généraux un maximum de traitement qu'il
leur était interdit de dépasser : il ne comprenait pas que, en
limitant les profits légitimes de ses collaborateurs immédiats,
il les incitait à se désintéresser des opérations de placement
dont il avait été le principal bénéficiaire. En outre, au lieu de
choisir le personnel des trésoriers parmi ses agents les plus
capables, il distribuait au hasard ou à la faveur des postes de
la plus haute importance. Faut-il s'étonner que, dans de
pareilles conditions d'infériorité, les trésoreries générales
aient été impuissantes à lutter contre les sociétés qui, ayant
le don des affaires, savaient si bien attirer la clientèle? D'un
côté, c'était l'engourdissement et la routine ; de l'autre, les
efforts continus, les progrès persistants, tous les moyens de
publicité mis en œuvré, des bureaux installés avec luxe dans
les quartiers les plus riches et au centre des grandes villes, des
employés toujours empressés à donner des renseignements
et des conseils, des guichets et des halls largement ouverts,
des afiiches sur tous les murs et des réclames dans tous les
journaux.
On a vite compris, il est vrai, au début de la guerre et lors-
que les besoins de capitaux ont été si considérables, la faute
qui avait été commise. M. Ribot s'est efforcé de la réparer :
par son décret du 11 décembre 1914, il a voulu aider les tréso-
riers à se refaire une clientèle de déposants ; ceux-ci ont reçu,
sous la garantie de l'État, un intérêt qui s'est élevç, en
moyenne, à 2,25 p. 100. Ce retour partiel à l'ancienne organi-
sation des trésoreries est susceptible de donner plus tard des
résultats favorables au crédit public, mais il ne faut pas se
dissimuler que l'accroissement des dépôts sera très lent : il
est difficile de retrouver une clientèle dispersée et de changer
ses habitudes. Depuis le décret du 11 décembre dernier, c'est
15 Octobre 1915. S
7 86 LA REVUE DE PARIS
à peine, d'ailleurs, si les trésoriers ont reçu une centaine de
millions de nouveaux dépôts ^.
La question de savoir si la concentration des banques et
des capitaux a été plus favorable que nuisible à l'économie
nationale s'est souvent posée ; l'opinion a été émise d'une
manière générale que la gestion des grands établissements
de crédit^aurait pu être beaucoup plus utile au développement
de la richesse publique. Reconnaissons que, pour discuter le
problème^dans toute son ampleur, il faudrait connaître d'une
manière plus précise les opérations financières de nos trois
principales sociétés, savoir plus exactement comment elles
ont employé leurs ressources et celles que leurs déposants leur
ont confiées. Or il est très difficile de se renseigner à cet égard ;
les grands magasins financiers n'ont même jamais expliqué
dans quelle mesure ils avaient consacré leurs efforts aux opéra-
tions régulières de banque et aux opérations très différentes
de placement. Alors que des études nombreuses, sérieuses et
documentées ont été publiées sur la Banque de France et sur
les banques étrangères, il n'en existe pour ainsi dire aucune
sur le Crédit Lyonnais, la Société Générale et le Comptoir
National d'Escompte. Par contre, ces établissements ont été
l'objet tantôt d'attaques violentes, tantôt d'apologies exces-
sives ; mais on ne peut pas faire état de polémiques toujours
intéressées. C'est seulement par la lecture attentive des bilans
1. Le public n'a pas compris, parce que sans doute on ne les lui avait pas
sufTisamment expliqués, les avantages que lui offrent les dépôts de fonds à vue
dans les trésoreries.
Rappelons à ce propos que le concours des capitalistes à l'oeuvTe de la Défense
Nationale peut se réaliser de trois manières : 1° par des dépôts à vue qui rap-
portent 2,25 p. 100 dans les trésoreries générales, alors que les mêmes dépôts
ne produisent qu'un très faible intérêt dans les établissements de crédit, sauf
quand ils sont à échéance fixe ; 2" par des souscriptions à des bons de la Défense
Nationale qui rapportent 4 p. 100 lorsqu'ils sont à trois mois d'échéance et
5 p. 100 à six mois ou à un an ; 3° par des souscriptions aux obligations de la
Défense Nationale qui rapportent un intérêt supérieur, et dont les coupons sont
exemptés de tout impôt. Il nous semble que, si une propagande plus active avait
été organisée en faveur de ces trois modes de placement, les résultats auraient
pu dépasser ceux qui ont été atteints par des moyens de publicité des plus
médiocres.
Enfin, sur le conseil du ministre des Finances, la Banque de France a ouvert
ses guichets aux échanges d'or contre des billets. L'empressement du public à
remettre ses réserves d'or à la Banque a été remarquable.
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 787
it des rapports annuels que l'on peut se taire une opinion
ifléchie.
Malheureusement cette source précieuse de renseignements
fait également défaut et l'on a souvent reproché, non sans
raison, aux grands magasins financiers de ne publier que des
bilans obscurs et des rapports incomplets. Nous ne pouvons
donc pas connaître ce qui serait essentiel : le résultat de leurs
opérations d'escompte et de placement, le montant de leurs
frais généraux, le montant de leur portefeuille, le mode d'em-
ploi de leurs rései-ves et tant d'autres comptes qu'il serait
utile d'avoir sous les yeux pour discuter leur gestion en toute
impartialité. Il est même singulier que l'établissement qui
passe à juste titre pour le plus solide, soit précisément celui
qui cache avec le plus de soin ce qu'il nomme le « secret de ses
affaires ». Le bilan général du Crédit Lyonnais ne comprend,
en effet, que sept postes à l'actif et neuf au passif ; son compte
rendu annuel d'une vingtaine de pages renferme à peine quel-
ques renseignements statistiques sans valeur et ne donne
aucune indication sur la nature des opérations de l'année. Le
compte « profits et pertes » par exemple, comporte simple-
ment et en une seule ligne le total des bénéfices dont le mode
d'évaluation n'est pas expliqué ; aucune distinction n'est
faite entre les bénéfices provenant des placements de fonds
et des placements de titres ; l'évaluation de ses immeubles
est fixée arbitrairement à 35 millions, alors que le vaste et
magnifique siège social qu'il a fait construire entre le boule-
vard des Italiens et la rue du Quatre-Septembre vaut à lui seul
bien davantage.
Le Comptoir National d'Escompte qui donnait, il y a vingt
ans, des renseignements plus étendus et répartissait l'actif et
le passif en un plus grand nombre de postes, a fini par renoncer
à ses traditions pour imiter les errements du Crédit Lyonnais.
Toutefois, la Société Générale a consenti à aller un peu plus
loin. On trouve, notamment, dans son rapport sur l'exer-
cice 1913 — - celui de l'exercice 1914 n'a pas été rédigé de la
même manière en raison des circonstances — des chiffres
intéressants sur la composition de son portefeuille, divisé en
effets sur Paris, sur la province et sur l'étranger ; sur l'encais-
sement des coupons, les ordres de Bourse, les comptes de
788 LA REVUE DE I'x\niS
chèques, etc. Le compte « profits et pertes » est résumé, au
débit et au crédit, en plusieurs chapitres malheureusement
incomplets et qui prêtent à une confusion fâcheuse. Le total
des frais généraux, par exemple, y figure pour la somme de
12 772 865 francs, ce qui est tout à fait invraisemblable : il
doit être certainement cinq ou six fois plus élevé. Comment
admettre que les dépenses de personnel n'aient atteint que
7 millions pendant cet exercice? La Société Générale déclare,
dans son rapport sur l'exercice 1914, que le nombre de ses
agents mobilisés a été de 8 456 ; il n'est donc pas excessif de
l'évaluer à 15 000 en temps de paix. Or 15 000 agents qui
ne recevraient qu'une moyenne assez basse de 2 000 francs de
traitement coûteraient à la Société la somme de 30 millions
par an et non de 7 millions.
En se reportant aux chiflres du produit de l'exercice 1913,
on s'aperçoit, d'autre part, qu'ils ont été à leur tour fortement
diminués : les « intérêts sur placements de fonds » ne se seraient
élevés qu'à 22 millions et les « commissions et bénéfices
divers », c'est-à-dire les bénéfices sur les placements de titres,
n'auraient atteint que 19 millions. Selon toute vraisemblance,
ces derniers chiffres ne comprennent que les produits nets des
agences de province et de l'étranger : on a déduit des béné-
fices bruts les frais généraux du personnel et autres, afin de
ne pas faire ressortir des chiffres trop significatifs. Il est, en
effet, impossible d'admettre que la Société Générale n'ait
obtenu qu'un rendement de 22 millions pour ses placements
de fonds, alors que le mouvement général de son portefeuille
a dépassé, pendant l'exercice, 48 milliards d'escomptes, aux-
quels il faut ajouter 9 milliards d'effets remis à l'encaissement,
et que les capitaux dont elle disposait, sous forme d'encaisse,
de comptes, de chèques et de dépôts, de réserves et de verse-
ments sur les actions, dépassaient 2 330 millions le 31 décem-
bre 1913. Au taux moyen de 4 p. 100, cela ferait 93 millions
et non 22.
Il ne saurait être douteux, selon nous, que les sociétés de
crédit ont réalisé des bénéfices beaucoup plus importants
que ceux qui figurent sur les bilans. Elles les ont employés,
sans le dire, soit à des constructions et à des agencements
d'immeubles rapidement amortis, soit à des réserves plus ou
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 7 89
moins occultes qui leur ont servi à accroître progressivement
leurs dividendes, quel que puisse être le résultat de l'exercice.
En ce qui touche le Crédit Lyonnais, la constitution de ces
réserves occultes ne saurait faire aucun doute : on en trouve
la preuve dans son rapport du 29 avril 1915 à rassemblée
générale des actionnaires. « Les provisions faites dans les
exercices antérieurs en vue de risques aujourd'hui éteints,
déclare ce rapport, pourront au besoin servir à l'amortisse-
ment des pertes résultant de la guerre. Ces provisions seront-
elles suffisantes et pourrons-nous conserver intacte notre
réser\^e de 175 miUions? Nous le souhaitons ; disons même,
nous l'espérons. Mais trop de faits imprévus peuvent encore
surgir pour que nous ne soyons pas tenus a la plus grande
circonspection dans l'expression de nos espérances. Nous
pouvons dès maintenant vous proposer de prélever sur ces
provisions, pour l'exercice 1914, le montant de l'intérêt de
5 p. 100 de notre capital, soit 12 millions et demi de francs. »
Que d'aveux significatifs, et même que de contradictions dans
ces quelques lignes ! D'une part, le Crédit Lyonnais afïirme
que, outre ses réserves de 175 millions, il a mis de côté des
provisions dont il ne fixe nullement le chiffre et qui figurent
on ne sait dans quel poste de son bilan, mais qu'il serait aisé
de découvrir ; de l'autre, il prélève sur ces provisions inconnues
un dividende de 12 millions et demi. En agissant de la sorte,
il dissimule son exacte situation financière, au lieu de la faire
apparaître en pleine lumière, et il distribue des dividendes au
gré de sa fantaisie ou de ce qu'il croit être son intérêt. Le
procédé n'est évidemment pas d'une correction absolue: com-
ment se fait-il qu'aucun actionnaire ne l'ait relevé?
Autant que l'on en peut juger par la teneur des bilans, les
établissements de crédit se bornent, en définitive, à aligner dans
la colonne de l'actif le montant des espèces en caisse, qui est
certainement très exact ; le montant du portefeuille-effets,
dont la valeur est sujette au contraire à discussion ; les
avances sur garanties dont on ne peut apprécier le degré de
sécurité, et le solde des comptes courants débiteurs, qui
soulève les mêmes objections ; le portefeuille-titres qui peut
être évalué de bien des manières ; les immeubles dont la valeur
est toujours contestable. Mais ces évaluations diverses sont-
71)0 LA REVUE DE PARIS
elles exagérées ou intentionnellement diminuées? Il est impos-
sible de le savoir. Quant au passif, il comporte, en dehors des
réserves et du capital versé, le montant des dépôts à vue et à
échéance, les comptes courants créditeurs, des comptes d'or-
dre au sujet desquels aucune explication n'est fournie.
Après avoir additionné les divers chiffres de l'actif et ceux
du passif, on trouve une dilTérence au profit de la colonne de
l'actif ; c'est tout simplement cette différence qui est portée
au compte des bénéfices et ajoutée à la colonne du passif, de
telle sorte que la balance soit exacte : elle l'est en effet, mais
les chiffres de l'actif ont été plus ou moins majorés ou diminués,
selon qu'il a convenu à la société de faire apparaître des béné-
fices plus ou moins élevés. Il est sans doute difficile de dres-
ser des bilans rigoureusement exacts ; la méthode la plus sin-
cère d'évaluation des divers postes de l'actif peut toujours
provoquer certaines critiques. Mais le public se tiendrait pour
satisfait, les actionnaires et les déposants ne soulèveraient
aucune objection, si les chapitres de l'actif étaient plus nom-
breux et plus clairs ; si le montant de toutes les réserves était
sincère, et si le compte de profits et pertes faisait apparaître
nettement le montant des frais généraux et celui des bénéfices,
et comportait plusieurs postes distincts.
A titre d'exemple, nous citerons les comptes rendus de la
Banque de France et ceux du Crédit Foncier qui fournissent
tous les renseignements, toutes les explications et tous les
chiffres nécessaires pour connaître la situation financière de
ces deux étabhssements. Nous citerons encore les comptes
rendus de la Société Générale de Belgique dont les opérations
sont à peu près les mêmes que celles de nos propres établisse-
ments de crédit : les bilans ne comprennent pas moins de vingt
postes à l'actif et de dix-huit au passif ; le compte de profits
et pertes de 1913, que nous avons sous les yeux, comprend,
au débit, quatorze articles, dont plusieurs sont même divisés
en sous-articles et, au crédit, treize articles — alors que le
même compte ne comporte qu'un seul chiffre aux bilans du
Crédit Lyonnais et du Comptoir National d'Escompte. Tous
les frais généraux et toutes les sources de bénéfices y figurent ;
le rapport contient quatre-\ingts pages d'un format plus grand
que celui de nos établissements de crédit. Cette publicité loyale
I
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 791
et complète n'a certainement pas nui à la prospérité de la
Société Générale de Belgique, puisqu'elle a pu répartir, pour
l'exercice 1913, un dividende de 235 francs par action, venant
s'ajouter à l'intérêt fixe de 5 p. 100 sur l'action qui s'élève à
52 fr. 90. Pourquoi la méthode de clarté et de précision, qui a
été adoptée par la Société Générale de Belgique dans la publi-
cation de ses comptes, serait-elle de nature à porter préjudice
à nos établissements de crédit? Elle aurait pour effet, dans
tous les cas, de faire cesser les attaques violentes, pour ne pas
dire les tentatives de chantage dont nos sociétés ont raison de
se plaindre, mais dont elles ont tort de ne pas se disculper,
comme elles pourraient certainement le faire, en substituant
la pleine lumière à l'obscurité de leurs bilans.
Toutefois, il est des chiffres que l'on ne peut cacher et nous
avons indiqué plus haut ceux qui ne sauraient prêter à aucune
contestation. En les examinant avec soin, en se livrant à des
recherches et à des comparaisons d'ailleurs assez longues, on
peut aboutir à des conclusions intéressantes.
La fonction la plus utile d'une banque moderne consiste,
on le sait, à mettre des crédits à la disposition des industriels,
des commerçants et des agriculteurs qui pourront les utiliser
pour le développement de la richesse nationale. Les capitaux
sont fournis, en premier lieu, par les actionnaires ou par les
commanditaires de la banque ; en second lieu, par les dépôts
de ses clients. Mais, comme la majeure partie de ces dépôts sont
exigibles à vue, ils ne doivent être immobilisés que pour une
courte durée : l'escompte des effets de commerce constitue à
cet égard le meilleur des placements, à la condition cependant
que ces effets aient été souscrits pour des actes réels de com-
merce, et qu'ils puissent ainsi être réescomptés sans délai, en
cas de besoin, par la Banque de France. De la sorte, les dépôts
seront toujours en parfaite sécurité ; ils seront remboursés en
espèces et à toute réquisition, même si tous les déposants se
présentaient à la fois aux guichets de l'établissement de crédit,
ce qui ne peut arriver d'ailleurs, qu'au moment d'une panique
provoquée par une déclaration de guerre. En temps ordinaire.
792 LA REVUE DE PARIS
une banque peut également placer ses dépôts en reports sur
des valeurs de premier ordre, parce que les capitaux ainsi
employés sont remboursables après chaque liquidation. Quant
aux avances sur titres et autres garanties, elles ne constituent
pas des ressources liquides, et à plus forte raison les avances à
découvert ont-elles encore moins le caractère de liquidité qui
convient seul au placement des dépôts à vue. Sans doute les
établissements de crédit doivent consentir des avances, mais
à leurs risques et périls, c'est-à-dire avec leurs ressources
propres, avec les capitaux versés par les actionnaires et avec
leurs résers^es, non avec l'argent des déposants qui ne leur
appartient pas.
Pour apprécier le degré de liquidité des ressources d'une
banque, il faudrait donc avoir sous les yeux un bilan d'une
clarté absolue, comprenant non seulement, d'une part, le
montant de l'encaisse et le montant du portefeuille-etTets, et,
de l'autre, le montant des dépôts à vue et des comptes
courants créditeurs, mais encore la composition du porte-
feuille. Ce portefeuille devrait être divisé en plusieurs postes :
celui des elTets de commerce sur la France et celui des elïets
sur l'étranger ; le montant des effets négociables à la Banque
^e France et celui des elïets qui n'ont pas cette qualité. Bien
que cette règle n'ait pas été suivie par les sociétés de crédit,
ainsi que nous l'avons déjà expliqué, on peut cependant
admettre que le portefeuille dont nous parlons comprenait,
à la veille de la guerre, des eiïets de commerce que la Banque
de France pouvait escompter dans une proportion de 75 à
80 p. 100 et qui étaient par suite susceptibles d'une mobilisa-
tion immédiate. A ce portefeuille, on pourrait ajouter le mon-
tant des capitaux employés en reports, parce que ces capi-
taux sont susceptibles d'être remboursés, en temps normal,
après chaque liquidation de quinzaine ou chaque liquidation
mensuelle. Mais, si la Société Générale et le Comptoir indiquent,
dans leurs bilans, cette nature de placement, les deux établis-
sements ne disent pas s'il s'agit de reports sur le marché offi-
ciel ou sur le marché libre, ou même de titres mis en pension
par leurs clients particuliers. Quant au Crédit Lyonnais, il ne
dit absolument rien : le chiffre des reports et avances sur
titres ligure, dans son bilan, dans le même poste. Par suite,
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 7 93
lous n'avons pu tenir compte, dans le tableau ci-dessous, du
lontant des reports que l'on peut cependant évaluer à une
^centaine de millions. Mais nous avons ajouté, pour avoir la
îomme des disponibilités, l'encaisse des trois sociétés qui s'èle-
[vait à 621 millions. Voici quelle était leur situation à la date
lu 30 mai 1914, d'après les derniers bilans publiés avant la
[déclaration de guerre, et en admettant que l'actif réalisable
Idu portefeuille s'élève à 80 p. 100 du total :
Dépôts et
Portefeuille
comptes
réalisable
créditeurs
et encaisse
Différence
(En
millions de francs)
Crédit Lyonnais. . . .
2 471
1 590
881
Société Générale . . .
1 868
962
906
Comptoir National .
1 631
1 202
429
5 970 3 754 2 216
En ajoutant aux 3 754 millions de disponibilités les 100 mil-
lions de capitaux eigagés en reports, on voit qu'il manquait
aux trois grands établissements de crédit, à la veille de la
guerre, plus de 2 milliards pour rembourser sans délai tous
les dépôts. Cela ne voulait pas dire, loin de là, que leur situa-
tion fût compromise. Le découvert du Crédit Lyoïinais était
en effet largement compensé par les comptes courants débi-
teurs s'élevant à 721 millions, par des reports et avances sur
titres de 359 millions, sans parler de la valeur des titres et des
immeubles qu'il possédait. La Société Générale avait engagé
672 millions en comptes courants et 403 millions en avances
sur titres ; le Comptoir faisait figurer 162 millions au poste
des comptes débiteurs et 255 millions au poste des avances
sur titres. Si aucun doute ne pouvait s'élever sur les garanties
offertes par les sociétés de crédit, et tout au moins par deux
d'entre elles, il leur était cependant impossible de rembourser
sans délai leurs créanciers. Voilà pourquoi le ministre des
Finances, cédant à leurs sollicitations pressantes, dut sou-
mettre à la signature du Président de la République, dans la
soirée du P^* août 1914, un décret de moratorium accordant un
premier délai de trente jours pour le remboursement des
dépôts-espèces et des comptes-courants créditeurs.
Ce décret était d'ailleurs illégal ; il visait la loi de 1910
/9I LA REVUE DE PARIS
autorisant les prorogations d'échéances des valeurs commer-
ciales, mais ne s'appliquait nullement aux dépôts. Il a été
régularisé, il est vrai, par la loi du 4 août 1914 assimilant les
dépôts aux effets de commerce, ce qui n'a pas empêché les
déposants de protester contre une mesure aussi inatten-
due.
Ne leur avait-on pas répété sans cesse qu'ils seraient rem-
boursés à vue et en toute circonstance? Et voilà qu'on limi-
tait les remboursements à 250 francs et à 5 p. 100 du surplus,
en expliquant que, des délais de paiement étant accordés à
tous les débiteurs, il était logique d'appliquer le même traite-
ment aux banquiers. N'y avait-il pas cependant une différence
entre une dette et un dépôt? Sans doute, un décret de mora-
loriiim du 1^^ ^oût avait suspendu les poursuites contre les
débiteurs d'effets de commerce échus depuis cette date ou
venant à échéance avant le 15 août 1914 . Sans doute aussi, la
Banque de France avait restreint ses escomptes à partir du
2 août et, dès lors, la contre-partie des dépôts pouvait se
composer dans une certaine mesure d'effets moratoriés. Mais,
à la date du l^^^* août, plus de 2 milliards de ces effets avaient
déjà été escomptés par la Banque de France et la décision
prise par elle de défendre sa circulation de billets a suivi et non
précédé le moraloriiim des dépôts. A quoi eût-il senà que la
Banque de France escomptât du papier, sans même le regarder,
comme elle l'avait fait depuis le 25 juillet, alors que les éta-
blissements de crédit limitaient à 5 p. 100 le retrait des dépôts?
Même si la Banque avait escompté la totalité de leur porte-
feuille, la totalité des remboursements, on vient de le voir,
n'aurait pu d'ailleurs être effectuée.
On peut donc en conclure que la crise des dépôts a été pro-
voquée par l'imprévoyance des sociétés de crédit. C'est ce que
M. Ribot a fait très justement remarquer dans son exposé des
motifs du projet de loi sur les douzièmes provisoires déposé
le 22 décembre. « Si tous les établissements, écrivait alors le
ministre des Finances, ne s'étaient servis que pour l'escompte
des effets de commerce négociables à la Banque de France, de
la plus forte part de leurs dépôts et s'ils n'avaient employé à
des avances sur titres ou à des opérations qui ne peuvent se
liquider, en temps de crise, à de courtes échéances que leur
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 7 95
capital et leurs réserves, comme le voudrait la prudence, ils
n'auraient pas eu besoin de mesures de protection. Une aide
passagère offerte par l'État, au début de la crise, leur eût
suffi, comme en Angleterre, pour se maintenir à flot. »
En quoi consistaient les immobilisations que le ministre
des Finances reprochait aux sociétés de crédit? On a prétendu
que de trop larges avances avaient été consenties par elles à
des banques étrangères et notamment à des banques alle-
mandes, mais on n'a apporté aucune preuve à l'appui de cette
assertion.
Toutefois les établissements visés ne se sont défendus
que par des déclarations équivoques d'avoir aidé l'industrie
étrangère à faire concurrence à la nôtre ; ils ont affirmé que
leurs portefeuilles ne contenaient qu'une proportion très
normale d'effets de commerce de l'Allemagne sur la France
et ils ont rappelé avec raison que les banquiers étaient les
intermédiaires naturels des règlements de comptes qui devaient
nécessairement suivre les échanges du commerce extérieur.
C'est évident, mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de savoir
si, par l'entremise des banques de pays neutres, comme la
Suisse, ou même par l'entremise de ses filiales, telle ou telle
société n'a pas mieux aimé placer des dépôts d'argent français
dans des entreprises étrangères qui concurrençaient les nôtres
que d'aider notre propre industrie à lutter contre la concur-
rence allemande, austro-hongroise ou autre. On peut admettre
que les banquiers fassent telles ou telles ouvertures de crédit
à qui^bon leur semble, mais avec leurs ressources propres,
non avec l'épargne des déposants qui doit être employée^
encore une fois, à des avances de courte durée et d'une réali-
sation certaine.
Reconnaissons d'ailleurs que les grands établissements de
crédit ont fait de sérieux efforts pour se mettre en règle avec
leurs déposants. Après avoir remboursé 25, 50 et 75 p. 100
desMépôts à ceux de leurs clients qui se présentaient à leurs
guichets, ils ont fait connaître à la fin de décembre 1914 qu'ils
renonçaient à se prévaloir du moratorium facultatif dont ils
continuaient à bénéficier.
A ce moment-là, c'est-à-dire le 31 décembre dernier, leur
situation était la suivante :
796 I.A REVUE DE PARIS
Dépôts et
comptes
créditeurs Portefeuille Encaisse
(En millions de francs)
Crédit Lyonnais 1736 653 721
Société Générale ... 1 079 277 101
Comptoir National . 1 039 355 385
3 854 1 285 1 207
Pendant les derniers jours du mois de juillet 1914 et les cinq
premiers mois de la guerre, les dépôts avaient donc diminué
de 2 112 millions ; ils ont, il est vrai, depuis le commencement
de l'année, une tendance à s'accroître. Mais le brusque arrêt
des remboursements n'en a pas moins laissé subsister une cer-
taine méfiance et, pour la faire disparaître, il sera nécessaire
que les grands établissements de crédit modifient leur poli-
tique financière et qu'ils opèrent de sérieuses réformes dans
leur gestion de l'épargne publique.
La plus nécessaire consiste, selon nous, à renoncer aux
méthodes de placement de titres qui ont été suivies jusqu'ici.
On sait comment procèdent en cette matière les établisse-
ments de crédit. Connaissant d'avance les disponibilités de
leurs clients, puisqu'ils les ont sous les yeux, et la composition
de leurs portefeuilles, puisque la garde leur en est confiée, ils
peuvent les solliciter en toute connaissance de cause, leur
donner le conseil de vendre ou d'acheter telles ou telles valeurs.
A cet égard, la plupart des capitalistes sont d'une telle igno-
rance et ils disposent d'ailleurs de si peu d'éléments d'infor-
mations qu'ils n'hésitent pas à écouter les avis toujours inté-
ressés des démarcheurs des établissements de crédit. Par le
réseau d'agences et le nombre d'employés dont ils disposent,
ces établissements possèdent donc ce qu'ils nomment une
« puissance de placement » considérable et ils peuvent la faire
payer très cher, quand on est obligé d'avoir recours à eux.
Les placements des titres étrangers offrent, pour les banques
de dépôt et pour le public, de sérieux dangers. Qu'un établis-
sement de crédit ouvre ses guichets à la souscription publique
de valeurs de premier ordre et qu'il perçoive une commission
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 797
eu échange du service rendu, on peut d'autant moins s'en
plaindre que, en pareil cas, il n'expose ses dépôts à aucun
risque. Mais il en est tout autrement lorsque, après avoir
accepté en prise ferme la totalité d'un emprunt étranger ou
même une part de cet emprunt, il utilise sa puissance de pla-
cement pour faire absorber les titres par sa clientèle. Les
émissions de cette nature étaient, d'ordinaire, précédées
d'avances assez importantes et consenties aux villes ou aux
États étrangers sous forme d'achats de bons du Trésor ou de
bons de Caisse ; dès que ces avances avaient atteint un cer-
tain chiffre, le prêteur cherchait alors le moyen de se récupérer
[de sa créance en préparant une émission. S'il s'agissait d'une
consolidation nécessitant un large appel au public, une entente
, s'établissait entre les d;"^ erses sociétés de crédit et les membres
[de leurs conseils d'administration. On formait un syndicat de
garantie qui souscrivait la totalité de l'emprunt et qui faisait
ensuite vendre les titres aux guichets des établissements.
Si tous les titres étaient placés, le syndicat n'avait plus q.u'à
se dissoudre, après avoir touché les bénéfices de l'opération.
Mais si une partie seulement de l'emprunt avait été absorbée
par le public, il fallait avoir recours à un autre moyen pour se
dégager. On annonçait alors dans tous les journaux que le
succès de l'émission était considérable, que l'emprunt était
couvert plusieurs fois et qu'il ne restait plus un seul titre dis-
ponible : on provoquait ainsi, à la Bourse, par cette fausse
déclaration, un mouvement de hausse qui permettait d'écou-
ler une certaine quantité des titres, soit sur le marché à terme
en les vendant à des spéculateurs, soit sur le marché au comp-
tant en les vendant à l'épargne. Enfin, si ces divers procédés de
placement ne suffisaient pas, les syndicataires et les sociétés
de crédit devaient conserver en portefeuille les titres dont ils
n'avaient pu se défaire : c'est ce qui s'est produit après les
émissions d'emprunts balkaniques du commencement de 1914.
Une autre méthode de placement, plus discrète et plus sûre,
consistait à préparer un emprunt de moindre importance sans
publicité et par la seule entremise des agences et des démar-
cheurs. D'après les instructions qu'ils recevaient, ceux-ci se
mettaient en campagne : ils offraient à la clientèle qu'ils con-
naissaient des titres qu'ils appelaient de « tout repos » et à
7^8 LA REVUE DE PARIS
des conditions qu'ils déclaraient « exceptionnelles )). De la
sorte, l'emprunt était souscrit avant même que l'émetteui-
ait pris des engagements envers l'emprunteur ; il pouvait
réaliser des bénéfices sans courir le moindre risque. Par contre,
les souscripteurs étaient très souvent déçus : ils ne s'aperce-
vaient qu'ils avaient fait une mauvaise affaire qu'après
l'introduction du titre en Bourse où il subissait une déprécia-
tion plus ou moins sérieuse. Ajoutons que, en l'espèce, la com-
mission de l'établissement de crédit était d'autant plus éle-
vée que le titre était émis à un cours plus haut ou qu'il avait
une moindre qualité. En sorte que, pour placer avantageu-
sement un titre nouveau et de second ordre, l'agent d'une
société pouvait ne pas hésiter à faire vendre à son client des
titres anciens de premier ordre : il en résultait par conséquent
à la Bourse une baisse plus ou moins accentuée sur les bonnes
valeurs et qui lésait les intérêts de l'épargne la plus pmdente.
Quoi qu'il en soit, l'émetteur achète à l'emprunteur au meil-
leur marché possible et revend à sa clientèle le plus cher pos-
sible. Mais c'est ainsi, a-t-on répondu, que procèdent tous les
négociants dans un intérêt personnel qui est l'âme du com-
merce ! La comparaison n'est pas exacte. Un négociant de
denrées ou autres marchandises ne peut pas vendre à sa clien-
tèle des produits à un prix supérieur à celui de son voisin,
car il ne trouverait plus d'acheteurs, et la concurrence a pour
effet de faire baisser les prix. En matière de placement direct
de valeurs mobilières qui ne sont pas cotées en Bourse et qui
ne le seront qu'après l'émission — si elles le sont — il n'y a plus
de concurrence; il n'y a qu'un monopole que s'est attribué
la banque de dépôt. Et il n'y a pas non plus de contrôle pos-
sible : comment l'acheteur de telle ou telle valeur étrangère
aurait-il pu connaître la situation financière de l'établissement
industriel ou de l'Etat emprunteurs, puisqu'aucune indica-
tion ne lui a été fournie, puisqu'aucun prospectus ne lui a été
délivré, puisqu'on lui a mis simplement sous les yeux un
titre muni de coupons dont le rendement paraît supérieur
à celui des titres qu'il possède?
Les émissions occultes de titres étrangers ont pris dans ces
dernières années une extension très grande et on en a souvent
critiqué l'importance, sans pouvoir d'ailleurs se rendre un
I
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 799
compte exact des exportations de capitaux auxquelles elles
avaient donné lieu. Pour obtenir des chiffres approximative-
ment justes, nous avons fait le relevé des valeurs françaises
et étrangères admises de 1905 à 1914 à la Cote officielle de la
Bourse de Paris et, d'autre part, il nous a été facile de cal-
culer le montant annuel des émissions publiques qui ont été
faites pendant la même période. La différence entre le mon-
tant des valeurs admises à la Cote officielle et le montant des
émissions publiques s'est élevée, de 1905 à 1914, en ce qui
touche les valeurs étrangères, à 11 050 millions. Nous pouvons
donc en conclure que la moyenne annuelle des placements
directs de valeurs étrangères aux guichets des sociétés de
crédit, sans publicité et sans prospectus, a dépassé 1 mil-
liard.
Sans doute, toutes les valeurs étrangères admises à la
Cote officielle n'ont pas été placées en France, mais beau-
coup de ces valeurs n'ont pas été inscrites à la Cote officielle,
soit parce que leur admission n'a pas été demandée ou qu'elle
a été refusée, soit parce qu'elles figurent à la Cote du marché
libre. Dans ces conditions, des compensations rationnelles
peuvent s'établir et le chiffre que nous avons obtenu se
rapproche beaucoup de la vérité.
Voici d'ailleurs les deux tableaux que nous avons dressés
d'après des relevés rigoureusement exacts :
Montant des émissions pratiquées de 1905 à 1914 et ne compre-
nant que les valeurs admises à la Cote officielle de la Bourse
de Paris :
Vnnées
Valeurs Irançaises
Valeurs étrangères
1905
845 millions
2
191
millions
1906
1
217
2
611
—
1907
560 —
1
221
—
1908
495 —
1
550
—
1909
1
351 —
2
394
—
1910
1
112 —
4
163
—
1911
871 —
2
921
—
1912....
2
335 —
1
796
—
1913
1
702 —
1
553
—
1914
1
12
812 ^
300 millions
2
22
000
"400
—
Totaux. .
millions
800
millions
1 450
400
—
650
1 700
1 800
1 400
400
—
050
1 800
11 350
millions
800 LA UKVUE DE l'AlUS
Monlanl des émissions publiques.
Années Valeurs françaises ^■aIc^lrs olrangAres
1905 200 millions
1906 700 -
1907 100
1908 50
1909 600
1910 450
1911 150
1912 1 100
1913 1 000
1914 i_?22
Totaux . . 5 550 millions
Il résulte du premier de ces deux tableaux que les admis-
sions à la Cote officielle des valeurs étrangères se sont élevées,
depuis dix ans, à un chiffre très supérieur à celui des valeurs
françaises : 22 400 millions contre 12 300, c'est-à-dire près du
double. Dans le total des 12 300 millions de valeurs françaises,
se trouvent surtout des tities des grandes compagnies de
transport, du Crédit Foncier, de la Ville de Paris et de l'État,
empruntant soit pour son propre compte, soit pour le compte
de son réseau de chemin de fer, et enfin des titres coloniaux
garantis par l'État. Mais les émissions de valeurs industrielles
sont fort rares : elles ont été faites presque exclusivement par
nos grandes banques régionales.
En consultant le second tableau, celui des émissions publi-
ques, c'est-à-dire celles qui ont été faites par voie de sous-
criptions dont les alTiches et les prospectus expliquent les
conditions et permettent d'apprécier le degré de confiance
qu'on peut accorder aux titres émis, la différence entre les
valeurs françaises et les valeurs étrangères est encore plus
frappante : en dix ans, les souscriptions publiques de valeurs
françaises n'ont atteint que 5 550 millions, alors que celles
de valeurs étrangères s'élevaient à 11 350 millions. Il faut
évidemment en conclure que les grandes sociétés de crédit
ont usé de leur force et de leur prestige pour placer dans leur
clientèle des titres étrangers de toute provenance, mais
qu'elles n'ont participé aux émissions de valeurs françaises
que dans la mesure où elles ne pouvaient pas faire autrement.
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT 801
Si l'on excepte, en eiïet, les titres de premier ordre dont nous
venons de parler — Crédit Foncier, Ville de Paris, Chemins de
fer et Fonds d'État français — , quelles sont donc les valeurs
nationales dont nos établissements ont favorisé la diffusion?
La liste n'en serait pas longue à dresser.
Sans aller jusqu'à proscrire les placements en valeurs étran-
gères et sans être partisan d'un « nationalisme financier » qui
pourrait offrir- d'autres inconvénients, ne peut-on pas regretter
les périls d'un internationalisme poussé à l'excès? M. Lucien
Brocard, professeur à la Faculté de droit de Nancy, relevait
très justement les abus qui se sont produits, dans une élo-
quente conférence faite en 1912 à l'École libre des Sciences
Politiques, « Puisque, disait-il, les placements à l'étranger
enlèvent au travail national une partie de ses moyens d'action,
encore faut-il que, si nous ne voulons pas nous sacrifier au
développement des autres peuples, nous soyons servis avant
eux, de préférence à eux ; encore faut-il que nous ne procu-
rions aux étrangers, c'est-à-dire à des concurrents, parfois
même des adversaires (ce qui a été le cas pour la Turquie et
pour l'Autriche-Hongrie, par exemple) que l'excédent des
capitaux dont nous ne pouvons pas faire emploi. Or, il est
manifeste que nous leur prétons bien davantage.. Nous prê-
tons précisément les capitaux qui pourraient contribuer le
plus efficacement à l'expansion de notre production, les capi-
taux qui, sous forme d'avances à moyenneet à longue échéance,
permettraient à nos industries régionales de se développer et
de se multiplier ; les capitaux qui, consacrés à l'amélioration
de notre outillage national, encourageraient les progrès de nos
entreprises en leur facilitant la lutte contre les concurrents
étrangers. Nous prêtons même depuis quelque temps les capi-
taux que nos grands emprunts nationaux ou privés avaient
su jusqu'ici attirer et retenir. En agissant ainsi, nous lésons
les intérêts de notre pays et par conséquent les nôtres. Nous
nous comportons comme un industriel qui, ayant des capitaux
disponibles, les mettrait à la disposition de ses concurrents et
laisserait, faute de ressources, végéter sa propre entreprise. «
A ces objections si sensées, qu'ont répondu les sociétés de
crédit? Elles ont dit qu'elles n'étaient point responsables des
préférences du public pour les valeurs étrangères et que, si
15 Octobre 1915. 9
802 LA KKVUE 1)1-: PARIS
le public délaissait les bonnes valeurs françaises, e'esl qu'il
redoutait les inquisitions du lise, les menaces d'impôt sur le
revenu, les aggravations de taxes successorales. Sans doute
il est aisé, malgré les précautions prises, de frauder le Trésor
en plaçant des valeurs étrangères dans les colîres des banques
étrangères ; mais les sociétés de crédit auraient-elles donc
consenti à favoriser de fausses déclarations? Nous ne pouvons
pas le croire et, d'ailleurs, ceux qui auraient suivi d'aussi
mauvais conseils en auraient été cruellement punis, puisqu'ils
ne peuvent plus, à cette heure, ni encaisser les coupons des
titres déposés à Bruxelles, ni savoir ce que leurs titres sont
devenus, (.e qui est vrai, c'est que les sociétés de crédit ont imité
l'exemple des pouvoirs publics, des ministres et des députés
qui ont trop souvent pratiqué dans le passé une politique mes-
quine et personnelle, si nettement opposée à l'intérêt national.
Si nos établissements ont mieux aimé placer des valeurs étran-
gères que des valeurs françaises, c'est parce que les premières
leur laissaient une marge ])lus grande de profits et des com-
missions plus élevées que les secondes et ils ont ainsi sacrifié
l'intérêt général à leur intérêt particulier. II leur a manqué,
dans trop de circonstances, le sentiment élevé du devoir social
qui s'impose aux dirigeants de l'épargne. Ils ont fait ce
qu'ont fait bien des hommes d'affaires, bien des hommes
publics, dont l'égoïsme aurait causé la ruine et la déchéance
du Pfiys, si ses fils n'avaient pas opposé leur poitrine à l'in-
vasion germanique avec un courage et un mépris de la mort
qui ont fait l'admiration du monde. Mais la leçon des événe-
ments servira sans doute aux uns et aux autres. Pendant de
longues années, il ne pourra être question de placements à
l'étranger par les moyens^ divers dont on a usé Jadis : il y
aura, en France, assez d'efforts à accomplir pour réparer les
désastres matériels de la guerre, assez de besoins de capitaux
«i de crédit pour absorber l'activité de nos établissements
hnanciers. jXous [sonunes heureux de reconnaître, d'ailleurs,
que, dans leur empressement à provoquer des souscriptions
aux bons et obligations de la Défense Nationale, ils ont
nettoment manifesté leur intention de suivre désormais une
politique nouvelle et plus conforme à l'intérêt national.
GEORGES LACHAPEI.LK
LAMARTINE
SECRÉTAIRE DE LÉGATION
Le jour précis de l'arrivée de Lamartine à Florence nous est
donné par une de ses lettres, la première qu'il ait écrite de la
ville toscane et qu'il a naturellement adressée à celui qu'il
appelait « l'ombre de moi-même », à Virieu. Elle est ainsi
datée : Firenze, 5 octobre 1825. « J'y suis, dit-il, depuis trois
« jours, dans ce Florence : c'est bien l'Athènes du mo3^en
« âge ; elle m'étonne et me charme plus que la première et
« la cinquième fois. »
Il arriva donc le 2 octobre.
Où alla-t-il demeurer?
Cette même lettre nous offre une lamentable peinture de son
logement, qui est vétusté et laisse à désirer pour la propreté.
Mais comment se plaindre, lorsque ces défauts sont rachetés par
des avantages capables de satisfaire un sportsman de sa force
et un amant de la belle nature? A ce double point de vue, le
logement est à souhait. « Belles écuries, immenses remises,
« cour, jardins et terrasses, vignes et cyprès tout alentour,
« et la vue et l'air bornés seulement par les colhnes du midi,
« la villa d'Albizzi et celle de notre ami Machiavel, près de la
« porte romaine, et n'ayant que dix pas de pavé pour galoper
« dans les avenues de Poggio-Imperiale. »
804 LA REVUE DE PARIS
On voit, d'après ces indications, que la demeure choisie
se trouvait dans le quartier de la rive gauche de l'Arno ^ à
peu de distance de la Porte Romaine, d'où partent deux
grandes routes : l'une pour Sienne et Rome, l'autre (à
gauche) qui gravit une colline et mène au Poggio Impériale,
ancienne villa grand-ducale, aujourd'hui pensionnat de
jeunes filles; elle s'étend dans les campagnes voisines, où elle
se ramifie. De l'intérieur de la ville deux rues convergentes
aboutissent à la Porte Romaine, la Via Romana et la Via
de' Serragli. L'habitation de Lamartine était située sur cette
dernière, comme nous l'apprend le dossier Puccinelli-Sannini,
dont nous parlerons plus loin. Sa lettre du 12 février 1826,
au colonel Gabriel Pepe, donne eon adresse : Casa Pouchin
à côté de la villa Torregiaiii près la Porte Romaine. Il
n'y a pas à s'y tromper : il s'agit de l'hôtel, situé rue de
Serragli, dP 126, qui appartenait alors à Achille Pouchin
de la Rochepouchin % chef d'état-major de l'armée du
duc de Lucques, et que ses héritiers possèdent aujourd'hui.
L'hôtel est en façade sur la rue. D'un côté il est attenant à un
immeuble ; par deux autres faces il donne sur un jardin en
terrasses plantées d'arbres et parfumées de fleuj-s. Au delà,
c'est la villa Torrigiani. Lamartine pouvait très bien voir à
travers la charmille la scène qui se ciéroulait chaque jour au
sommet de la tour, qui se dresse au-dessus des buissons. Le
marquis Torrigiani y montait pour se livrer à la méditation et
aux regrets^; son regard était tourné vers l'endroit où repo-
saient les restes d'une amie adorée \ Cet attachement d'outre-
1. Santo Spirito.
2. Achille Pouchin, puis comte de Rochefort Saint-Louis et de la Rochepou-
chin, ancien émigré français, était en faveur auprès de Charles-Louis de Bourbon,
souverain de Lucques. (V. C. Sardi. Lucca e il suo Ducato dal 1814 al 185*».
Firenze, 1912, p. 50.)
3. Lamartine par lui-même. Lemerre, éd., p. 216-17.
4. Le marquis Picro Torrigiani avait aimé une dame juive, AUegrina 1 .,
femme d'un riche banquier, qui possédait un ancien palais dans le Ghetto, où elle
donnait des réceptions. Il pleura amèrement la perte de son amie, lorsqu'elle
mourut. 11 lui avait été très dévoué. 11 avait fait reproduire ses propres traits et
ceux de madame F., dans deux médaillons, sur une coupe en porcelaine que ses
descendants conservent. Un autre souvenir de son amour est gravé sur \\n
sceau : c'est le mot : A iniairln (Secourcz-!e). Ce cri, qu'Allegrina poussa au
fi.
i
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 805
tombe eut-il le pouvoir d'évoquer aux yeux du spectateur
le charmant fantôme de la déesse tutélaire, à laquelle il avait
jadis consacré, en guise d'épitaphe afïectueuse et recon-
naissante, une note affligée dans la préface de Saul^'2
Le tableau, esquissé par Lamartine, du paysage environ-
nant, reste à peu près exact de nos jours. Des villas et des
bosquets se sont multipliés, ombrageant les crêtes ou le pen-
chant des riantes collines sur lesquelles serpente la prome-
nade dei Coin. On a bâti quelques maisons en bordure sur la
route qui va vers Sienne, spécialement sur la première rampe
qui monte à San Gaggio. C'est là, très près de la Porte Romaine,
que se trouve la villa Rangoni-Machiavelli (qui n'a jamais
appartenu à « notre ami Machiavel »), et dont les bosquets
commencent à disparaître aujourd'hui pour faire place à un
quartier nouveau.
La suite de cette lettre à Virieu (5 octobre 1825), dont nous
avons cité deux passages, montre que Lamartine n'avait loué
que le premier étage et le rez-de-chaussée de l'hôtel de la
Rochepouchin. Il offrait le second à son ami, qu'il cherchait
à attirer par une description des plus séduisantes.
« Au second étage de la suddetta casa, il y a appartement
« pareil, moins les remises et les écuries qu'on trouve aussi à la
« porte. Le veux-tu, et pour combien de temps et d'argent?
« et m' autorises- tu à le louer fort et ferme? Vue déUcieuse,
« tapis et cheminées parto-tit, du bruit comme à Pupetières 2.
( Je ne ferai rien sans un ordre formel de toi ; et je tâche,
moment de rendre le dernier souille et qui la montre plus empressée envers son
amant, tombé en défaillance à son chevet, que troublée par la pensée de la mort,
fut recueilli par le marquis et devint sa devise. La tour d'où il plongeait son
regard dans le cimetière des Juifs, hors la porte San Frediano, fut bâtie en 1821,
sur les dessins de l'architecte Baccani ; elle reproduit l'emblème des Torrigiani, qui
portent : d'azur, à la tour d'argent, accompagnée de trois étoiles d'or, l'une eu
chef, les deux autres posées à chaque flanc.
1. 11 mai 1818. Dédicace du Saûl. A Aymon de Virieu. — « ... Je la composai
pour toi et pour cette autre moitié de moi-même etc. » (V. Corresp.)
2. Château d' Aymon de Virieu.
806 LA REVUE DE PARIS
« en attendant, d'en dégoûter les Anglais qui commencent
« à pleuvoir ici. Je loue ma demi-maison cent louis par an,
« c'est bien honnête. Tu auras, je pense, ton second pour
« deux cents, deux cent cinquante, au plus trois cen'.s francs
« par mois et deux mille francs par an. Les chevaux, en fai-
« sant, comme je fais, provision d'avance, ne nous passeront
« guère vingt à vingt-deux sols par jour de nourriture. Vois
« donc. Mais le voyage est cher, je suis ruiné, le mien a outre
c passé d'un tiers, et l'établissement m'achève. Une fois établi,
« c'est très raisonnable. Adieu donc. J'ai la fièvre tout comme
« ailleurs, mais l'air est chaud. Bonsoir et mille amitiés à ta
« femme.
« P.-S. — Tu auras le second meublé pour vingt-quatre
€ sequinsde douze francs par mois. On attendra quinze jours
« avant de louer à un autre. »
Virieu se laissera tenter.
I
Le marquis de la Maisonfort, envoyé extraordinaire et
ministre plénipotentiaire de S. M. Charles X, n'était pas à
Florence, lorsque Lamartine y arriva. Il se trouvait à la cam-
pagne, dans une villa qu'il avait louée aux environs de Lucques.
La politique « tout à fait nulle ^ », lui permettait de passer
tout l'été, et même une grande partie de l'automne, loin de sa
résidence. En son absence, J. Antoir, attaché de légation,
dépêchait les rares affaires qui se présentaient. Lamartine,
aussitôt après avoir installé son monde rue de' Serragli, prit
le chemin de Lucques et alla rendre liommage à son chef.
Il en reçut un bienveillant accueil, resta quelques jours auprès
de lui, puis revint avant lui à Florence. Le 24 octobre, rentré
dans la capitale toscane, il était à son poste de secrétaire de
légation et de remplaçant temporaire du Ministre. C'est lui
qui adressa une lettre, la première de toute sa correspondance
diplomatique, au Conseiller d'État, Ministre des Affaires étran-
gères du grand-duc, comte Fossombroni. La voici :
1. Lamartine par lui-même, p. 216.
I.AMAKTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 807
Florence, 24 octobre 1825 '.
Monsieur le Comte,
J'ai l'honneur de m'adresser à Votre Excellence pour obte-
nir les renseignements qui me sont demandés sur le sort du
nommé Louis-Joseph Dussault, Français, ancien sergent-major
dans la garde du prince de Lucques, marié il y a quelques
années à mademoiselle Bresciani, de Piombino, et qu'on pré-
sume être maintenant établi à Livourne.
J'ai l'honneur d'être, avec une très haute considération, de
Votre Excellence monsieur le Comte, le très humble et très
obéissant serviteur,
AL. DE LAMARTINE,
Secrétaire de la légation de France.
A. S. E. M. le Comte Fcssombroni, Ministre des Affaires
étrangères de Toscane.
Le jour suivant, Fcssombroni répondait à M. le chevalier
de Lamartine, secrétaire de la légation de France, « qu'au
<( reçu de la lettre qu'il avait bien voulu lui adresser la veille,
« il avait invité le Département que cela concernait à se pro-
« curer et à lui donner communication des renseignements
« qu'il désirait recevoir sur le vsort du sieur Louis-Joseph
« Dussault. »
Le marquis de la Maisonfort était le 8 novembre à Florence.
C'est à partir de ce jour que la correspondance de la légation
porte sa signature.
Nous trouvons, dans les dossiers du Ministère toscan des
Affaires étrangères, les lettres suivantes, écrites par Lamar-
tine, signées par M. de la Maisonfort, au cours de cette période.
La première et la deuxième ont rapport à des intérêts pri-
vés : notification faite en France d'actes judiciaires pour le
compte d'une maison patricienne de Florence, acte de nais-
sance demandé de France.
La troisième se rapporte à un objet philanthropique. Le
marquis de la Maisonfort a été chargé de remettre au gouver-
nement toscan <• le prospectus pour le pensionnat des sourds-
muets ), institué à Paris.
1. Archiv. Flor. Ester!. Prof 134.47. Autographe de Lamartine. Inédit.
808 LA REVUE DE PARIS
Florence, 8 novembre 1825 '.
Monsieur le Comte,
J'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence les actes
auxquels a donné lieu en France la commission rogatoire
émanée du Conseil suprême de Florence dans la cause de
madame la marquise Panciatichi d'Aragon contre M. le mar-
quis Duplessis-Chatillon. Les frais occasionnés par les susdits
actes se montent à la somme de quatre-vingt-douze francs
quatre-vingt-treize centimes, que le gouvernement français
me charge de réclamer du gouvernement toscan.
Je profite de cette occasion pour renouveler à Votre Excel-
lence les assurances de la haute considération avec laquelle
j'ai l'honneur d'être, monsieur le Comte, votre très humble
et très obéissant semteur,
LE MARQUIS DE LA MAISONFORT
A. S. E. M. le Comte Fossomhroni, Ministre des Affaires
étrangères.
Florence, 20 docrmbre 1825 S
Monsieur le Comte,
J'ai l'honneur de m'adresser à Votre Excellence pour obte-
nir l'acte de naissance du nommé Pascal- Vincent-Joseph
Laplace,né à Sienne le 21 mars 1801, de Jean-Baptiste Laplacc,
soldat français, et d'Angela Gualdi.
Je profite de cette occasion pour renouveler à Votre Excel-
lence les assurances de la très haute considération avec laquelle
j'ai l'honneur d'être, monsieur le Comte, votre très humble et
très obéissant serviteur,
LE MARQUIS DE LA MAISONFORT
A. S. E. M. le Comte Fossombroni, Ministre des Affaires
étrangères.
Florence, 17 janvier 1826 ■'.
Prince,
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence quelques
exemplaires d'un prospectus pour le pensionnat des sourds et
1. Arch. Flor. Esteri. Prof 135, n" 15. Lettre écrite par Lamartine. Inédite.
2. Arch. Flor. Esteri. Prot° 136, n» 33. Lettre écrite par Lamartine. Inédite.
3. Arch. Flor. Esteri. Prbt' 137, n" 37. I^ettre écrite par Lamartine. Inédile.
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 809
muets institué à Paris. Le gouvernement français, désirant
faire partager aux malheureux de tous les pays les bienfaits
d'une institution formée et propagée par lui, et recueillir en
même temps des lumières sur un objet si intéressant pour
l'humanité, ne croit pas pouvoir atteindre plus sûrement ce
double but qu'en communiquant aux gouvernements voisins
les efforts qu'il tente dans l'amélioration de cette institution
et les succès qu'il obtient.
Je profite avec empressement de cette occasion pour renou-
veler à Votre Excellence les assurances de ma haute consi-
dération,
LE MARQUIS DE LA MAISONFORT
A. S. E. le Prince Corsini, chargé du Portefeuille des Affaires
étrangères.
Le ministère toscan répondit chaque fois avec empressement
et se montra particulièrement sensible à la dernière communi-
cation de la légation française. Le prince Corsini répondit à
la Maisonfort :
Le 18 janvier 1826.
« Monsieur le Marquis,
« Au reçu de la lettre que Son Excellence voulut bien
(( m'adresser à la date d'hier, avec l'envoi de quelques exem-
« plaires du prospectus relatif au pensionnat des sourds et
c muets institué à Paris, je me suis empressé de soumettre les-
« dites pièces à S. A. L et R. Monseigneur le Grand-Duc,
« qui ne pourra, j'en ai la certitude, accueillir qu'avec le plus
« vif intérêt ce témoignage évident des soins philanthro-
« piques et paternels par lesquels le gouvernement de Sa
« Majesté Très Chrétienne cherche à améliorer de plus en plus
« un établissement précieux à l'humanité et dont la création
« suffit, à elle seule, à ajouter de nouveaux titres à la gloire
« de la France.
« L'on s'empressera ensuite de communiquer lesdits pros-
« pectus à l'établissement des sourds-muets de Pise. Si de
« même qu'on trouvera certainement dans ces pièces des
« indications très utiles pour améliorer cet institut, on croit
810 LA REVUE DE PARIS
« pouvoir suggérer quelque idée profitable au perfectionne-
« ment de ces établissements en général, je vous prie, monsieur
« le Marquis, d'être persuadé que l'on aura rien de plus à cœur
« que de vous en donner communication. ^ ^
« Je saisis, etc.. »
Le 8 novembre 1825, Lamartine recevait une lettre de Virieu
qui acceptait sa proposition de louer le second étage de l'hôtel
de la Rochepouchin. Il lui répondit le jour même qu'il arrêtait
l'appartement pour lui. En même temps il lui passait des
commissions pour Turin, où Virieu, nouvellement marié, se
trouvait avec sa femme. Enfin, se plaignant de l'état de sa
santé, de celle de madame de Lamartine, et de certaines souf-
frances morales, il faisait entendre, sur ce dernier point, qu'il
était en butte à des désagréments, dont nous trouverons l'ex-
plication plus loin :
« Je reçois ta lettre, mon cher ami, j'y vois avec chagrin ta
« rechute et ton retard qu'elle occasionne. Nous sommes bien
« mal aussi : ma femme plus souffrante que jamais, et moi
« très fiévreux et pétri de souffrances physiques et morales.
« Ainsi Dieu veut ! v — Ton appartement est loué. Il y a des
« cheminées suffisantes, le bois, à bon marché, est excellent.
« On trouve des poêles : tu auras assez chaud et même trop.
« Dès qu'on a un peu de feu on ne peut plus y tenir. — Je
« viens de perdre mon cheval chéri ; il est mort cette nuit do
« la gourme. C'était un bijou que je ne remplacerai jamais.
« Amène-moi donc le cheval de mademoiselle de Fargues. Je
« le paierai ce qu'elle voudra : il n'y a rien ici. Si à Turin tu
« trou\ais un joli cheval sarde bon pour ma femme, prends et
« amène. Adieu. Tai beaucoup à te dire. Tout ceci nest pas
« rose, mais tout le serait si tu étais ici et que nos maux, nos
« triples maux, nous laissassent un peu de relâche ^ »
Aymon de Virieu arriva à Florence bien en retard, vingt-
cinq jours après qu'il était parti de Turin. Il n'alla pas tout de
suite loger via de Serragli. Il descendit à l'hôtel. Lamartine
y laissa ce billet : « Soyez les bienvenus ! Je commençais à
'( m'inquiéter, vous sachant partis de Turin, par madame
1. Au comte de Virieu, à son passage h Turin. I-lorciice, 8 novembre 1825.
(Corresp.)
i
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 811
« de Barol, depuis vingt-cinq jours et n'ayant nulle nouvelle
« de vous. Je vois avec plaisir que tu te portes mieux et tous
« les autres bien. — Ce soir, à huit heures, nous passerons
« chez vous. Si vous êtes couchés, tant pis ! Sinon, nous vous
« dirons un premier bonjour. Demain matin je serai chez toi
« à neuf heures et demie, dix heures. — Adieu, et bonjour.
« Je t'ai acheté du bois ce matin à tous risques et demain je
« t'aiderai pour le reste. Ton logement est prêt ^. »
Dans ces deux premiers mois de séjour, Lamartine ne son-
gea donc qu'à s'installer, à organiser son train de vie et à
préparer une habitation convenable à son ami, sans négliger
es devoirs de sa charge, qui, à vrai dire, ne lui donnait pas
eaucoup de besogne. De poésie, point. Il n'était pas bien por-
ant, tant s'en fallait ; et il s'en plaignait. Au moins était-il
content de son poste? Pas tout à fait. Il était second secrétaire,
tandis qu'il avait ambitionné de passer premier. Il exprime ses
regrets et ses désirs dans un passage de sa lettre à la marquise
de Raigecourt, le 5 novembre 1825 :
(f Me voici relancé dans la carrière diplomatique ; j'y fais
<( de mon mieux ; je m'en occupe exclusivement, mais je rou-
« gis cependant un peu de n'être pas même jugé digne d'être
« premier secrétaire d'ambassade à mon âge et après mon novi-
« ciat déjà long. Du resté je suis bien ici, à peu d'inconvé-
« nients près, mais où n'y en a-t-il pas? Je voudrais seule-
« ment au bout d'un temps moral raisonnable, passer pre-
« mier secrétaire à Turin... «
Son ministre est exigeant, veut qu'il s'applique. Mais il se
trouve bien d'ailleurs au milieu d'une société française. Les
Anglais commencent à pleuvoir ; un important arrivage de
Russes est signalé. Les lettres de franchise et les registres des
visas de passeports, que nous avons passés en revue aux
archives de Florence, foisonnent de noms étrangers bien con-
nus.
Une colonie cosmopolite nombreuse s'est donné rendez-
vous dans la Cité des Fleurs, attirée par la clémence du climat,
la douceur des habitants, l'amabilité d'un souverain accueil-
lant, affable et libéral. C'est un concours de toutes les nations.
1. A M. le comte de Virieu, 1825. (Corresp.)
812 LA REVUE DE PAKIS
La marquise dut être enchantée de séjourner dans « le Salon
de l'Europe ^)) .
Dans cette même lettre à la marquise de Raigecourt, citée
plus haut, Lamartine cite les noms des Sainte-Aulaire, des
Castellane, des Valence, de la princesse Borghese-Aldobran-
dini -, qui sont tous à Florence :
<( C'est un cercle de Paris sous un plus beau ciel. Ma femme
« goûte beaucoup, et est très goûtée par la princesse. La cour,
« très aimable aussi, nous comble de bontés ''. »
Cependant, ainsi que nous l'avons remarqué plus haut, la
lettre de Lamartine à Aymon de Virieu, du 8 novembre, avait
une intonation triste, attestait une certaine préoccupation.
Ces expressions : « J'ai beaucoup à te dire ; tout ceci n'est
pas rose », durent attirer l'attention de Virieu, qui comprit
probablement que son ami avait des confidences à lui faire,
dcG conseils, un appui peut-être à lui demander.
Qu'était-il arrivé?
Tant que Lamartine était resté en France, on ne s'était
guère inquiété, de l'autre côté des Alpes, d'une tirade contenue
dans son poème de Childe Harold, tirade qui sonnait mal à des
oreilles chatouilleuses de patriotes. On afîecta l'indifîérence
ou le dédain. Mais dès que le poète vint occuper à Florence une
position officielle à côté du représentant de la France, on se
récria.
Des protestations circulèrent qui durent arriver à son
oreille. La société florentine le reçut avec une froideur marquée,
évita tout commerce avec lui, en dehors des rapports ofTiciels.
Quelqu'un même, comme l'a dit un contemporain, lui aurait
tourné le dos *. On ne lui pardonnait pas d'avoir mis dans la
bouche de Byron des appréciations injustes, une apostrophe
qui blessait profondément l'amour-pi ipre et l'orgueil national,
d'avoir représenté le poète anglais, au moment où il quittait
l'Italie pour aller en Grèce, désabusé sur le compte d'un peuple
1. Lamarline par lui-même, p. 265.
2. La princesse Borghese-Aldobrandini était une (Icrnoisclle de La Rochefou-
cauld.
3. A la marquise de Raigecourt, 5 novembre 1825. (Corresp.)
4. Cantù. Délia Indipendenza italiana. Cronistoria, p. 623-24, nota 9.
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 813
qu'il avait cru formé d'hommes, et non de « poussière humaine ».
L'injure atteignait tous les partis. Les conservateurs, qui ron-
geaient leur frein, n'en souffraient pas moins que les libéraux.
Ceux-ci éclatèrent en reproches, crièrent haro sur le poète,
par des protestations énergiques, qui parurent dans des
ouvrages littéraires. Lamartine fut regardé comme le partisan
aveugle du despotisme, qu'il avait mission de défendre d'une
plume servile. Il apparut comme un émissaire et un suppôt
de la Triple Alliance. Son attachement à la dynastie des
Bourbons, l'accent religieux de sa poésie, à laquelle on se
plaisait à allier un catholicisme intolérant, contribuaient à
accréditer de semblables insinuations. Bref, il était complète-
ment méconnu ^
Il aurait voulu s'expliquer, faire entendre que, loin de la
mépriser, il adorait cette terre des classiques et des beaux-arts,
parée des ornements de la Renaissance ; qu'il nourrissait une
admiration véritable et sincère pour tout ce qui en avait
formé la gloire, qu'il était pénétré de principes franchement
libéraux, qu'il souhaitait de tout cœur que chaque État de
l'Italie vécût dans l'indépendance et que chaque peuple retrou-
vât l'usage de la liberté. Il aurait voulu dire que sa fiction de
Byron, partant découragé, n'exprimait pas sa pensée, à lui,
Lamartine ; que ce cinquième chant ne faisait que reproduire un
modèle de poésie déjà reçu, dont il avait voulu seulement sui-
vre le mouvement, sans en prendre la pensée à son compte.
Bien d'autres d'ailleurs, et même parmi des Italiens, s'étaient
servis des paroles aussi dures, et plus dures encore que celles
de Childe Harold, envers leur patrie ou bien envers des pays
étrangers : témoin les invectives d'Alfieri contre la France.
Le monde où il se trouvait n'était pas d'humeur à lui prêter
l'oreille. Le gouvernement toscan, mis en éveil, s'elïorça de
faire taire la critique par l'interdiction de toute manifesta-
tion ultérieure. Sa voix autoritaire qui tendait à calmer les
1. On jugeait des convictions politiques et religieuses de Lamartine d'après
son éducation. Élevé dans un collège de Jésuites, on le croyait jésuite lui-
même : « Pour moi, écrivait-il à Percy, le 25 mars 1827, depuis que j'ai fait des
« élégies pour l'amour, et des odes pour le Créateur, ils me prennent toujours
« pour un jésuite déguisé : cela prouve que les gens à Florence^ont du coup
« d'œil. »
<S 1 i LA REVl'E DE PARIS
esprits par la répression, exaspérait au contraire le ressen-
timent général : il était impossible qu'elle fût entendue ou
comprise. Il ne se rendait pas compte du progrès des temps.
Il jugeait à la façon des anciens autocrates.
Tant que le sort d'un peuple reste soumis à un despotisme
personnel ou oligarchique, il n'y a de place dans son cœur
que pour l'image de ses maîtres. L'idée de patrie s'y confond
avec celle de la servitude. Tel avait été l'état de l'Italie durant
des siècles. Les Italiens de la fin du xyiii^ siècle purent à peine
concevoir que la noblesse française eût spontanément renoncé
à ses privilèges et à ses droits pour le bien du peuple, sur l'au-
tel de la patrie. Ils virent les armées de la République prome-
ner victorieusement le drapeau tricolore et les principes de 89,
dans leurs plaines historiques. Leux yeux regardèrent ébahis.
Alors l'idée de patrie se lit jour. Ce réveil, qui succédait tout
à coup à un long assoupissement, mit debout des âmes géné-
reuses. L'appel à la liberté retentit partout. Animées d'un
chaud entraînement, elles cherchèrent à entlammer les cœurs
encore fermés à ce saint enthousiasme. Elles n'hésitèrent pas,
pour secouer des sentiments encore engourdis, à se seivir de
l'injure. Mais si l'injure était proférée par une bouche étran-
gère, tous les partis se coalisaient et réagissaient de con-
cert par un sentiment de solidarité bien naturel.
L'Italie des Dante, des Pétrarque, des Filicaja, épuisée par
les luttes stériles ou abaissée par la conquête, se morfondait
dans un tel état de lassitude et de prostration que les exhorta-
tions patriotiques de ces poètes n'eurent aucun pouvoir sur
elle.
L'Italie des Berchet, des Leopardi, des Niccolini relevait
ses yeux dessillés. Ils pouvaient, pour achever de rentraîner,
la cingler, comme on fait d'une jument qui, s'étaiit laissé
vaincre par la lassitude et la paresse, tarde à reprendre
son allure. Leur peine ne devait pas être perdue. Leurs
compatriotes les écoutaient, prêts à s'ébranler. Le dernier
surtout de ces écrivains n'avait pas craint de mettre dans
la bouche d'un de ses héros, Piero Strozzi, des adieux à l'Ita-
lie autrement outrageants que ceux de Childe Harold. C'était
un tissu d'imprécations à faire frémir. Les poètes du terroir
pouvaient tout se permettre. On entrait dans leurs desseins^
I
I>AMARTINE SKCHÉTAIHE DK LÉGATION 815
on savait pour quelle fin ils donnaient les étrivîères à leurs
compatriotes. On les applaudissait.
Avec les étrangers il en était autrement. Lady Morgan
ayant osé avancer un peu trop crûment quelque vérité peu
agréable à entendre pour des Italiens, journaux et brochures
de riposter aussitôt et avec virulence ^
Lamartine ne s'était pas rendu compte à l'avance d'un tel
état de choses. Ne prévoyant pas la tempête qui se déchaîne-
rait autour de lui, le jour où il aurait une place à Florence, il
n'avait pas hésité à laisser imprimer les vers connus qui sont
une apostrophe si véhémente à l'Italie.
« Italie, Italie I adieu, bords que j'aimais !... »
Ces llammes du génie littéraire portèrent l'incendie dans les
cœurs italiens, mais un incendie bien différent de celui qu'at-
tisaient les Berchet, les Leopardi et les Niccohni. Elles allu-
mèrent l'indignation et la haine.
Le poète Borghi voulut repousser tout de suite ces attaques
injurieuses par des stances, que devait publier une revue
florentine : V Antologia. La censure empêcha cette pubhcation.
Un autre homme de lettres, Pietro Giordani, dans sa pré-
face aux œuvres de Leopardi, adressa au poète français un
compliment qui voulait être ironique et n'arrivait qu'à être
un galimatias :
« Le grand poète de la Sainte- AlUance... compilateur guil-
« leret de rimes saccadées, vaporeuses et hydropiques. »
C'était bien mal connaître la poésie de Lamartine. Qu'il
soit pardonné à l'aveuglement du patriotisme offensé.
Enfin, un militaire lettré, qui s'était réfugié en Toscane
après l'insuccès de la révolution à Naples, sa patrie, le colonel
Gabriel Pepe publia, dans une brochure, la troisième réponse
à Lamartine. Pour atteindre le détracteur de l'Italie, il
dut, selon le procédé de Giordani, recourir à une digres-
sion, car l'incident n'avait rien à voir avec le sujet de son
ouvrage.
La discussion d'un vers de Dante qui prêtait à deux inter-
1. Cantù. Ibid. L'Italie, par lady Morgan. Bruxelles, 1826.
816 "^ LA REVUE DE PARIS
prétations difYérentes alimentait alors toutes les conversa-
tions, soulevait des contestations et ^es disputes infinies.
Savants, pédants, poètes et rimailleurs, tous y apportaient
leurs lumières, et la chose n'en était que plus obscure.
Poscia più che il dolor potè il digiuno ^
Le comte Ugolin, était-il un cannibale qui, après s'être repu
de la chair de ses enfants, succombe faute d'autre nourriture?
Ou bien se laissa-t-il mourir d'inanition devant les cadavres
de ses trois fils?
On a peine à comprendre aujourd'hui l'acharnement avec
lequel les uns soutenaient que l'instinct de conservation l'avait
emporté sur le sentiment paternel, tandis que les autres, juste-
ment choqués d'une telle barbarie, la repoussaient de toutes
leurs forces. Jamais question oiseuse n'avait tant passionné
les âmes, ni donné plus libre cours aux sophismes dans des
réunions où les conversations prenaient le ton de la pédanterie.
On cite le mot qu'un homme d'esprit (peut-être Alexandre
Dumas, de passage alors à Florence) trouva à propos d'une
telle manie d'érudition dantesque : « Mais il est aisé de
« trancher la question : le comte Ugolin a mangé ses enfants
« pour leur conserver un père. » Enfin, après avoir tant
déclamé, il en arriva ce qui arrive toujours en pareille occur-
rence : on cessa de discuter parce qu'on ne savait plus que
dire.
Parmi ceux qui se distinguèrent dans la tâche d'innocenter
le comte Ugolin, se trouva le colonel Gabriel Pepe (1779-1849)2,
exilé napolitain. Il avait combattu dans les armées de Napo-
léon, s'était bravement conduit en Italie et en Espagne, avait
été plusieurs fois blessé. La révolution des Deux-Siciles l'avait
porté en 1820 au Parlement de Naples''. Le triomphe de la
réaction l'en chassa. Il était venu à Florence, en 1823. Hon-
1. Ensuite, la faim fut plus puissante que la douleur.
(Dante. Inferno, c. XXXIII.)
2. D'Ayala M. Vite degli Italiani benemeriti délia liberté e délia patria.
Firenze, 1868.
Il ne faut pas confondre le colonel Pepe (Gabriel) avec son homonyme, le général
Pepe (Guillaume) qui eut aussi sa part dans les troubles du midi de l'Italie.
3. 11 était né à Civita-Campomarano, dans le royaume de Naples.
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 817
nête et loyal, fier de*sa pauvreté, il gagnait sa vie d'exilé en
donnant des leçons d'histoire aux enfants du Grand-Duc et
aux étrangers qui venaient séjourner l'hiver |à Florence. Il
voulut dire son mot sur le sens du fameux vers de Dante. Il
publia, dans les premiers jours du mois de janvier 1826, une
brochure intitulée : Cenno sulla uera intelligenza del verso di
Dante : Poscia piu che il dolor potè il digiuno, di G. Pepe,
colonnello napoleiano. — Firenze, pressa Giuseppe Molini
alVinsegna di Dan/e-MDCCCXXVI.
Après avoir, dans cet opuscule de vingt et une pages, al-é-
gué plusieurs raisons à l'appui de sa thèse, il concluait ainsi.
Le dessein de Dante fut d'accabler les Pisans, qu'il haïssait
au suprême degré, il voulut les charger de honte, en même
temps qu'il idéalisait les figures des Délia Gherardesca, de
manière à concentrer sur le comte et ses enfants toute la
pitié que le malheur inspire. « Si Dante n'eût pas agi de
la sorte, ajoutait-il, il serait tombé dans une contradictio'i
inadmissible, vu le but qu'il se proposait, et il aurait alors
( commis une faute que le dernier des bateleurs de carrefour
n'eût pas faite, ne fût-ce que par paresse. Le rimailleur
( du Dernier Chant de Childe Harold eût été seul capable
d'une telle ineptie, lui qui s'efforce de suppléer à l'inspira-
tion qui lui manque et à des pensées dignes de son sujet par
des fadaises qu'il débite contre l'Italie, fadaises que nous
nommerions injures, si, comme le dit Diomède (V. r Iliade)
les coups des faibles et des lâches pouvaient jamais porter.
Sur ce je reviens à mon sujet. »
Lamartine eut aussitôt connaissance de cette diatribe,
qui venait se joindre au persiflage à mots couverts, auquel il
était en butte. N'étant pas d'humeur à se laisser traiter de la
sorte, « il résolut à l'instant d'y répondre simultanément de
« deux manières ; par la plume pour le public, par l'épée pour
« le colonel ^ » Cependant il paraît, d'après une phrase con-
tenue dans la première de ses lettres à Pepe, que nous verrons
plus loin, qu'avant même que celui-ci publiât sa brochure,
il avait formé dessein de s'expliquer devant le public dans un
mémoire.
1. Lamartine par lui-même.
15 Octobre 1915. 10
818 LA REVUE DE PARIS
« Vous n'avez pas attendu pour parler de moi que j'eusse
« fait paraître ma réponse aux interprétations aussi fausses
« qu'injustes que l'on a faites d'un passage isolé d'un de mes
« poèmes. »
Un fâcheux accident, qui lui arriva au cours d'une pro-
menade à cheval, le mit dans l'impossibilité d'exécuter simul-
tanément les deux parties de son programme. Il avait eu
l'ongle de l'orteil droit brisé par une ruade de cheval. Con-
traint de garder la chambre, il dut attendre de pouvoir se tenir
debout pour aller sur le terrain. On a cru que des scrupules de
religion l'avaient d'abord retenu. Il n'en est rien. On en trouve
la preuve dans le ton ferme de ses lettres au colonel. Les
termes dont il se servit, pour courtois qu'ils fussent, n'admet-
taient d'autre solution que des excuses de la part de l'offen-
seur. Sinon il fallait en découdre. D'ailleurs Lamartine n'en
était pas à sa première affaire. En 1814, à Cosnes (Nièvre), il
avait donné un coup d'épée à un officier polonais qui s'essayait
à corrompre un détachement des gardes du corps K
Lamartine a raconté, dans ses mémoires, comment lui
arriva cet accident, qui retarda sa démarche près de Pepe.
Au cours d'un -^ promenade qu'il faisait inix Cascine avec
Medwin, il montait un des chevaux qui lui étaient venus de
Tunis ; Medwin en montait un autre. Le cheval de Medwin
lança une ruade qui brisa l'étrier droit de Lamartine, attei-
gnit le pied et fit sauter l'ongle du gros orteil 2.
Peut-être son ami Virieu l'aida-t-il à rédiger cette « défense
« presque judiciaire de ses vers calomniés ' >\ qui fut impri-
mée, mais non pas mise dans le public, et « envoyée à toutes
« les personnes de Florence qui avaient pu avoir connaissance
« du secret du colonel Pepe ^. » Le titre en était : Sur r inter-
prétation d'un passage du cinquième Chant de Chitde Harold. —
Lucques, chez François Baroni 1826.
1. Mémoires. Hachette, p. 219. Lamartine par lai-même, p. 20. Ce duel est
confirmé par Dargaud qui eut occasion d'approcher plus tard le Polonais blessé.
(V. Jean des Cognets. La vie intérieure de Lamartine. Mercure de France.)
2. Lamartine par lui-même, p. 244.
■3. Commentaire au dernier chant du pèlerinage de Childe Harold.
4. Lamartine par lui-même, p. 245.
I
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 819
Dans le dossier des Archives de Florence ^ où sont déposées
les pièces relatives à l'affaire Lamartine-Pepe, il existe deux
exemplaires de cette publication. Un autre exemplaire est
conservé à la Bibliothèque Palatine, également à Florence.
Trois lettres de Lamartine au colonel Gabriel Pepe se sui-
virent à deux jours de distance, le 12, le 14, le 16 février 1826.
Le poète "attaqué y demandait des explications au sujet de la
phrase qui le concernait dans la brochure nouvellement parue.
Pepe répondit trois fois par une même fin de non-recevoir. Le
duel était inévitable.
Nous allons reproduire les six pièces de la correspondance
Lamartine-Pepe, qui compose le dossier Puccinelli-Samini.
Elles furent, après la rencontre, remises par Pepe à M. Antonio
Puccinelli, de Percia, demeurant à Florence, grand-oncle des
possesseurs actuels de ces documents, un libéral avec lequel
le réfugié napolitain s'était lié d'une étroite amitié. M. Puc-
cinelli eut charge de garder ce dépôt d'honneur.
Trois enveloppes sont jointes aux trois lettres de Lamar-
tine, toutes trois cachetées avec de la cire rouge. Le cachet de
la première est timbré d'une couronne de comte, claire-
ment visible. La figure qui décore le champ de l'écu est moins
nette. On n'y distingue qu'un cerceau en relief. Un cachet
semblable très bien conservé sur l'enveloppe d'une lettre de
Lamartine, déposée à la Bibliothèque nationale de Florence,
permet de reconnaître cet emblème pour un sicamor ou cerceau,
qui était celui des Lamartine d'Hurigny. Le cachet est chargé
de cette devise :
A LA GARDE DE DIEU
Au centre, dans l'espace vide, les initiales A. L. — La
deuxième enveloppe porte un cachet plat. — • Celui de la
troisième porte les initiales A. V. (Aymon de Virieu).
Des quatre lettres de Lamartine au colonel Pepe, qui vont
suivre, les deux premières (21 et 14 février) n'ont point paru
dans sa correspondance. La troisième (16 février) offre des
variantes, — que nous noterons, — au texte qui en a été
1. Ministère des Afï. étr. Prof 138, n° 39.
820 . LA REVUE DE PARIS
publié \ probablement d'après un brouillon. Enfin, les origi-
naux de ces trois lettres font partie du dossier Puccinelli ;
celui de la quatrième (18 février), que nous rapporterons à
l'appui de notre récit, ne s'y trouve point. Nous proposerons
tout à l'heure une explication de cette absence. Aux trois
premières lettres de Lamartine se rapportent trois réponses
du colonel, conservées en copies par le colonel lui-même.
Nous en donnerons la traduction.
Dossier Puccinelli. — Autographes de Lamartine : Suscrip'
iion :
A M. le Colonel Gabriele Pepe, Piazza del Duomo, casa
délia Signora Angela Riiggini n^ 6239. — Florence.
Fl(ien=.î, 12 février 1826.
Monsieur le Colonel,
On m'a communiqué seulement aujourd'hui l'essai que vous
venez de publier sur le sens d'un vers de Dante. J'y trouve un
passage qui me concerne, et je regrette en le lisant que vous
n'ayez pas attendu pour parler de moi que j'eusse fait paraître
ma réponse aux interprétations aussi fausses qu'injustes que
l'on a faites d'un passage isolé d'un de mes poèmes. Quoi
qu'il en soit, je n'ai rien à dire au jugement qu'il vous plaît
de porter de mon faible talent poétique ; c'est aux ouvrages
à répondre pour eux-mêmes : j'aurais encore moins le ridicule
de me déclarer le champion de mes vers, bons ou mauvais ;
mais quelques-unes des expressions dont vous vous êtes servi,
et particulièrement celles de la traduction du vers d'Homère,
me paraissent susceptibles d'être prises dans un double sens
dont l'un des deux serait très offensant pour mon caractère.
Je crois devoir m'adresser franchement à vous et vous deman-
1. Des copies de ces trois lettres de Lamartine, du 12, du 14 et du 10 f>:\Ticr,
se trouvent déposées à la FMbliothcque nationale de Florence, section des Manus-
crits (Manoscritti V, busta 63, busta 72, copia). Ce ne sont point des brouillons.
L'écriture n'est pas celle du poète. Elles ont été faites plus tard, probablement
par M. Carraresi, qui les fjardait parmi les manuscrits dont il faisait collection et
qui dut obtenir de M. Puccinelli la permission de prendre copie des documents
qui composaient le dossier confié à sa parde. La collection des manuscrits appar-
tenant à ^L Carraresi a passL' à la Bibliothèque nationale.
p
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 821
der si vous avez entendu faire porter le sens de ces mots
fiacchi e imbelli sur mes vers ou sur moi-même, en un mot
si ces expressions de dédain doivent être prises par moi dans
le sens littéraire ou dans un sens personnel? Dans le premier
cas, je le laisserai sans réponse, dans le second je me croirais
obligé de les relever.
Un accident qui me prive momentanément de l'usage d'un
pied m'empêche seul d'aller vous demander moi-même cette
explication. Quelle que soit la réponse que vous fassiez à cette
lettre, je vous donne ma parole de ne point rendre la vôtre
publique ; si elle est hostile, j'y répliquerai ; si, comme je le
désire, elle énonce que vous n'avez point prétendu confondre
dans vos expressions le talent et la personne, je me bornerai
à la montrer à trois ou quatre de mes compatriotes à qui le
peu d'intelligence de votre langue ne permet pas de discerner
suffisamment dans le passage en question ce qui est dénigre-
ment littéraire d'avec ce qui pourrait être injure personnelle.
Si vous préférez une explication verbale et que vous veuilliez
bien vous donner la peine de passer chez moi, j'y serai pour
vous tous les jours de la semaine de midi à cinq heures.
Agréez, monsieur le Colonel, les assurances de la considéra-
tion distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très
humble et très obéissant serviteur,
AL. DE LAMARTINE
(Casa Pouchin, à côté de la Villa Torregiani, près la Porte
Romaine.)
Pepe à Lamartine ^ ; ^
Florence, 15 février 1826.
Monsieur,
Ce n'est qu'hier que votre aimable lettre du 12 m'a été
remise. Je m'empresse d'y répondre franchement et simple-
ment. .
Je trouve hors d'usage que des écrivains se demandent l'un
à l'autre des explications. Les écrits parlent par eux-mêmes.
1. Traduction.
N22 I.A REVUE DE l'AHIS
Vous avez attaqué très violemment l'Italie dans un passage
de vos vers. Je l'ai défendue dans une phrase de mon Essai.
Voilà tout.
Je ne reconnais aucunement à qui que ce soit le droit de
me questionner sur mes intentions. On peut faire indifférem-
ment beaucoup de choses, mais il n'est pas permis à un galant
homme de les faire dès qu'on a l'air de vouloir l'y contraindre.
Je ne suis certes pas venu vous demander quelle était votre
intention, quand vous oubliâtes, à l'égard du peuple italien,
que toutes les nations ont toujours droit au respect. J'ai écrit
ce que j'ai cru devoir écrire. Ne veuillez donc pas prétendre
à savoir quelle fut mon intention à propos de la citation
d'Homère, ce dont il me semble que vous vous plaignez.
Vous me déclarez que c'est à votre poésie de répondre à ma
critique. Permettez-moi de me servir ici de votre juste argu-
ment. Ce sera donc ce passage de mon Essai, où il est ques-
tion du dernier chant de Childellarold, qui vous offrira l'expli-
cation requise. Je n'en dois rien ôter, rien y ajouter. Vous en
feriez autant, et puisque vous vous estimez vous-même, vous
ne pouvez pas ne pas accorder votre estime à un homme qui
agit comme vous-même vous agiriez.
Enfin, comme, lorsque j'écris je tâche d'employer mes
faibles forces à le faire de mon mieux, pour les Italiens comme
pour les étrangers qui connaissent notre langue, je ne me crois
pas obligé de commenter ce que j'ai écrit pour l'édification
de vos trois ou quatre compatriotes qui ne connaissent pas
l'italien. Tout écrivain français en ferait et en dirait autant
à l'égard d'un étranger, et vous-même ne feriez pas autre-
ment.
Je ne veux pas achever cette lettre sans vous dire que j'ai
remtrqué avec plaisir dans la vôtre que vous êtes prêt à
apaiser le juste ressentiment des Italiens. Je ne saurais que
vous y exhorter et vous y encourager, car il n'est que noble et
honorable de reconnaître qu'on s'est trompé à l'égard d'un
corps moral de vingt millions d'hommes. C'est cette réflexion
qui m'inspire d'avance envers vous, monsieur, l'estime et la
considération avec laquelle j'ai l'honneur de signer.
M. de Lamartine, Florence.
I
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 823
Lamartine à Pepe :
A M. le Colonel Gabriele Pepe, Colonnello di Napoli,
casa di Angiola Huggini, Piazza del Diwmo, n» 6239, —
Florence.
Florence, 14 février 182G.
Monsieur le Colonel,
Je viens de recevoir votre réponse à ma lettre du 12 du
courant. Je n'ai qu'à me louer de la mesure et de la politesse
des expressions dont vous y faites usage. Elles sont de nature
à diminuer en moi plutôt que fortifier les doutes personnels
que j'aurais pu avoir sur le sens que vous avez prétendu
donner aux mots sur lesquels j'ai cru devoir vous demander,
non un désaveu publiC;, mais une explication pure et simple.
Mais il s'agit plus du public que de moi-même, et d'après les
raisons que vous me donnez pour vous refuser à aucune expli-
cation favorable de vos expressions (raisons que je comprends
aussi bien que vous-même) je ne puis, quoique avec le plus
sincère regret, m'empêcher de vous déclarer que je ne suis
pas satisfait.
En conséquence, et pour éviter dans cette affaire tout ce
qui pourrait la compliquer ou l'envenimer inutilement, je
vous réitère la prière de vouloir bien passez chez moi à l'heure
de la journée qui vous conviendra, ou si cela vous gêne en
aucune façon, de vouloir^bien me faire dire à quelle heure je
pourrai aller seul me présenter moi-même chez vous : nous y
conviendrons entre nous des moyens les plus simples de conci-
lier à la fois ce que mon honneur exige et ce que vous pensez
que votre dignité vous interdit. S'il reste encore quelque possi-
bilité de nous entendre, vous en jugerez vous-même : soyez
persuadé dans tous les cas qu'aucune animosité personnelle ne
me pousse et que je m'en tiens à ce que la plus stricte délica-
tesse me commande.
Agréez, monsieur le Colonel, les nouvelles assurances de nia
considération la plus distinguée,
AL. DE LAMARTINE
P. -S. — Si vous préférez que je me rende chez vous, per-
mettez que je me présente dans mon costume de malade et
824 LA REVUE DE PARIS
sans soulier, ce sera ma première sortie depuis quinze jours,
mais mon état me laisse heureusement assez de force pour me
tenir debout quelques minutes.
Pepe à Lamartine ^ :
Florence, 16 février 1826.
Monsieur,
On m'a remis votre aimable lettre d'hier. Je manquerais à
mon caractère si j'y répondais en apportant quelque modifi-
cation aux sentiments que j'ai exprimés dans ma première
réponse, et si je ne continuais à refuser toute explication sur
la pensée que j'ai eue en citant le vers d'Homère dans mon
Essai. En toute autre circonstance je me prêterais volontiers
à fournir une semblable explication; je ne veux pas le faire
aujourd'hui pour cette raison, qu'on veut me l'imposer.
Cela étant, je me permets de préciser quelques détails, afin
de ne pas manquer à mon principe, qui est de ne jamais aller
chercher noise à qui que se soit.
Vous avez eu la bonté de me dire que vous n'avez contre
moi aucune animosité personnelle. Je puis vous faire le même
déclaration, n'ayant même pas l'honneur de vous connaître
personnellement.
Vous dites que vous voulez vous en tenir à votre stricte
délicatesse en me demandant de faire ce à quoi je me refuse.
Il est nécessaire que je m'en tienne à la mienne en refusant
de faire ce qui m'est demandé.
Vous avez eu la bonté de me dire dans votre lettre que ce
n'est pas pour vous, mais pour en donner communication à
trois ou quatre de vos compatriotes, qui ne connaissent pas la
langue italienne, que vous me demandez des éclaircissements
sur mon intention en citant le vers d'Homère. Je me permets
de vous dire que vous êtes trop exigeant non pour votre
compte, mais pour le compte d'autrui, en me demandant un
commentaire, dont vous n'avez pas besoin, puisque vous
savez assez bien notre langue pour avoir compris, mais pour
ceux qui ne la savent pas.
1. Traduction.
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 825
Je ne me rendrai pas à votre aimable invitation d'aller vous
trouver, parce que j'aurais trop de regret à vous répéter de
vive voix, et cela chez vous, le refus de me prêter à quelque
explication que ce soit.
Je ne regretterais pas moins de vous la renouveler chez moi,
manquant ainsi aux égards que je dois à quiconque m'honore
de sa visite. Ajoutez à cette considération celle de l'indispo-
sition dont vous souffrez ; je serais trop désolé que vous vous
donnassiez la peine de venir chez moi; mais tenez pour cer-
tain que je serais fort honoré de votre visite. En ce cas vous
me trouveriez tous les jours jusqu'à une heure de l'après-midi.
Je ne dois pas vous cacher néanmoins, à vous parler franc,
que, pour la conversation dont vous voulez m'honorer, il
serait préférable de nous réunir chez une tierce personne, en
présence de deux respectables amis, à seule fm de prévenir
toute interprétation défavorable et fâcheuse, pour la dignité
de chacun de nous.
Après quoi, recevez. Monsieur, les assurances de la considé-
ration distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être...
M. de Lamartine, Florence.
Lamartine à Pepe :
A M. le Colonel Gabriele Pepe, casa délia Signora Angela
Ruggini, Piazza del Duomo. — Firenze.
Florence, 16 février 1826.
Monsieur le Colonel,
Aussitôt après avoir reçu votre lettre, je me suis adressé
à une personne marquante de ce pays-ci et que je savais être
de votre connaissance pour lui demander que notre entrevue
eût lieu dans sa maison ; mais la chose n'a pas pu s'arranger
par des considérations étrangères à l'un et à l'autre ^ En
conséquence je vous prie de vouloir bien m'indiquer vous-
même une maison où je puisse aller vous rencontrer demain
à l'heure que vous jugerez - convenable. Je m'y rendrai
1. «A lui et à d'autres. » (Correspondance.)
2. « Qui vous sera. » (Ibid.)
826 1.A REVUE DE PARIS
accompagné d'un de mes r.mis les plus intimes, M. le comte
de Virieu ^
Si cela ne vous est pas possible, ayez la bonté de me le faire
dire demain de bonne heure. Je vous indiquerai alors moi-
même une heure de la journée chez une personne qui n'est ni
française, ni italienne -.
Au reste, monsieur le Colonel, j'ai assez de confiance dans
votre honneur et dans la parfaite délicatesse de vos procédés
pour qu'une rencontre chez vous-même eût été tout aussi
satisfaisante pour moi.
Agréez, monsieur le Colonel, les assurances de ma considé-
ration distinguée.
AL. DE LAMARTINE
Pepe à Lamartine ^ :
Florence, 17 fi-vrior IS'li'.
Monsieur,
Puisque, en des termes fort aimables, vous me dites que
vous ne trouvez aucune de ces difïicultés que je vous avais
représentée ^ uniquement par délicatesse de ma part et aussi
par égard pour la vôtre, à ce que la conversation dont vous
voulez m'honorer fit lieu chez moi, je m'empresse de vous
répéter que vous pourrez y venir toutes les fois que vous
voudrez. Je vous recevrai avec honneur et avec beaucoup de
plaisir. Vous pouvez compter que vous y trouverez tous les
égards dont un gentilhomme visité est redevable à tout gentil-
homme qui le visite, et vous me rencontrerez ainsi que je vous
l'ai écrit hier, tous les jours jusqu'à une heure de l'après-midi.
Je saisis cet expédient afin de ne pas m'exposer aussi à des
refus semblables à celui que vous me dites avoir essuyé de la
part d'une personne de marque que vous ne m'avez pas
nommée.
1. C.ouvcuablc, accompagné de M. le comle de Virieu, un de mes amis inU;:u ^
(Ibid.)
1. Si vous ne trouvez pas vous-même cette facilité, ayez la bonté de me le
faire dire demain sur les huit heures. Je vous indiquerai alors moi-même une
heure de la journée, chez une personne qu'il est inutile de nommer à présent,
mais qui n'est ni Français, ni Italien. (Ibid.)
3. Traduction.
LAMARTINE SECRÉTAIRE DE LÉGATION 827
S'il VOUS agrée mieux que notre entrevue ait lieu chez une
autre personne qui n'est ni Française, ni Italienne, que vous ne
me nommez pas non plus, vous pouvez être sûr qu'il suffira
que vous me l'indiquiez pour que je m'en tienne à votre choix,
comme si c'était le mien.
J'ai l'honneur, en attendant, d'être, avec toute ma consi-
dération distinguée.
M. de Lamartine, Florence
La «.conversation » eut lieu après cette troisième réponse
de Pepe. Lamartine se rendit chez celui-ci le 18 ^. C'est ce
qu'on apprend par le récit des deux parties intéressées. Lamar-
tine informait, le 23, le duc Mathieu de Montmorency de ce
qui s'était passé, et voici le passage relatif à l'entrevue :
(( J'écrivis au colonel dans les termes les plus mesurés pour lui
« demander à lui-même une explication favorable. Il crut de
(( son devoir de la refuser. Je répliquai. Une entrevue s'ensui-
« vit ; nous convînmes de vider la querelle de la seule manière
« que l'honneur de l'un et de l'autre nous laissait. Mais le
« colonel ayant refusé obstinément de se battre avant que
« j'eusse le libre usage de tous mes membres, l'affaire fut
« remise à huitaine. » La version de Pepe s'accorde avec celle
de Lamartine. Il écrivait à son frère le 21 mars 1826- une
longue lettre, d'où nous extrayons ce qui suit :
« Lamartine vint donc et me demanda cette explication
verbale. Je lui dis que, l'ayant deux fois refusée par écrit,
je lui donnerais une pauvre idée de moi-même si elle sortait
maintenant de ma bouche. Alors il ajouta qu'il se voyait
contraint de me la demander les armes à la main. Je répon-
dis à cette proposition que j'étais toujours à ses ordres. Il
voulait se battre le jour même, mais je refusai parce qu'il
boitait, étant tombé de cheval quelques jours avant. —
Je ne me mesurerai avec vous, lui dis-je, que quand vous
serez parfaitement guéri et en état de vous servir complète-
ment de tous vos membres. Ma déhcatesse me défend
1. Pepe applique à ctte entrevue la date du 13 dans la lettre qu'il écrivit un
mois plus tard, le 21 mars 1826, à son frère (Cautù Cronistoria, II, 2^^" partie).
C'est une erreur. Elle eut lieu la veille même du duel, le 18.
2. Cantù. Delhi Indipendnizu ilaliana. Cronistoria, 1873. vol. II, parte 2*.
828 LA REVUE DE PARIS
« d'aborder sur le terrain un homme qui ne peut faire avec
« agilité tous les mouvements et les pas de l'escrime. Je ne
« serais certes pas capable de tirer quelque avantage que ce ici
« de votre indisposition ; mais et je ne veux donner à personne
« l'occasion de m'en soupçonner. Soignez-vous et guérissez ;
« et je vous assure, de mon côté, que je ne quitterai pas Flo-
« renée sans vous avertir, même si on venait en poste me
« prendre pour me ramener dans ma patrie. Il entendit raison
« et nous nous quittâmes. «
Dans cette première conférence, qui eut lieu le 18, il fut
donc convenu que le duel serait renvoyé à huitaine, ce qui est
confirmé encore une fois dans la lettre que Lamartine com-
mença d'écrire à Eugène de Genoude quelques heures, quel-
ques moments peut-être, après avoir parlé avec Pepe : « Je
« vis encore, mais je pourrai bien être à demi mort dans
« quelques jours, car j'ai plusieurs affaires fort délicates sur
« les bras. Dieu veuille que je m'en tire avec honneur et avec
« mes os ! C'est trop long à vous raconter, et silence absolu sur
« ceci... On m'en veut parce que je suis d'un parti qu'on
« exècre, et on me reproche des choses qu'on applaudit dans les
« autres. Tout ceci fait allusion au morceau de Cliilde Harold :
a Italie, etc. — Je suis chez moi avec un coup de pied de
« cheval qui m'a écrasé un pied et fait sauter les ongles. J'es-
« père dans peu de jours remettre un soulier. » Cette lettre fut
interrompue brusquement, et reprise d'une autre main trois
jours après, le 21 février, avec la mention : « Ceci sera d'une
« autre main, car je n'ai plus l'usage de la mienne. »
{La fui prochainemenl.)
L. GUERRINI
LA RÉSURRECTION
DE LA MARINE RUSSE
« Comment, il existe encore une marine russe ? »
C'est par cette question étonnée que nous aborda, le 23 août,
un de nos amis, qui brandissait le premier quotidien annonçant
la victoire navale de Riga.
Son ignorance était bien excusable. Avant la guerre avec le
Japon, aux débuts heureux de l'alliance, on nous avait si
souvent vanté les mérites et les réformes de la flotte du tsar
que beaucoup de gens, même parmi les « Maritimes », dou-
taient légitimement de l'efficacité des nouveaux programmes
navals et de la réorganisation annoncée. Ils se rappelaient les
numéros rutilants de l'ancien Armée et Marine, tout pleins
de photographies brillantes, d'éloges dithyrambiques des
bateaux et des grands chefs, et ils secouaient la tête, car ils
avaient lu les ouvrages de Séménoff dans la traduction du
commandant de Balincourt. .
C'est qu'il n'était pas optimiste, l'ancien capitaine de
deuxième rang, et il avait, pour cela, bien des motifs. Arrivé
à Port-Arthur en plein désordre, après cette première sortie
de l'escadre, qualifiée d' « Expédition des Argonautes » où
les cuirassés avaient manqué vingt fois de s'aborder les
uns les autres, il assistait à 1' « Abdication de la Flotte », à la
830 LA UEVUE DK l'AKIS
bataille du 10 aoiil, puis avait pu regagner la Russie, pour
repartir avec la flotte de Rodjestvensky et devenir l'éloquenl
narrateur du désastre de Tsoushima.
Témoin intelligent, instruit, douloureux, il a raconté ce qu'il
a vu et ressenti, en ces quatre petits volumes pleins de vie et
de souffrance : l'incapacité suftisante d'Alexeïelî, le vice-roi ;
la mollesse du pauvre vieil amiral Starck, trop discipliné; 1
brave et savant Makharofï enseveli avec le Pelropawlosk, et
remplacé par l'honnête, mais peu militaire Whitel't, qui déclare
à ses capitaines : « J'espère trouver en vous, messieurs, non
seulement des collaborateurs, mais surtout des conseillers ;
car, hélas ! je n'ai rien d'un chef d'escadre. » Rodjestvensk\ ,
énergique et désespéré, conduisant son armada sur le chemin
du sacrifice, ayant pour sous-ordres son vieil ami Felkersham.
mourant à bord de VOsslablya, Enquist, affolé qui devait se
sauver à Manille, et le lamentable Nebogatoiï dont le nom
signifie en russe « Pas de chance »!...
Les équipages de l'escadre de Port-Arthur m.iiés comnn^
des troupeaux dociles ; les états-majors divisés, parfois fron-
deurs ; le servilisme, la délation des inférieurs ; la tyrannie
de satrape du vice-roi; le scientifisme pédant des anciens
membres du comité d'expériences de Transund, ce « Tran-
sund qui nous tue », dit Rodjestvensky; la terreur éperdue de
responsabilités qu'éprouvent les bureaux ; leur entêtée pape
rasserie : Semenofî a dit tout cela.
Il a dit encore la rébellion absurde de Vladivostock, mais e.
qu'il n'a pas pu dire, c'est la révolte de l'escadre de la me .
Noire, en juin 1905, l'odyssée du Potemkine, son plus beau
cuirassé, dont l'équipage, après avoir massacré ses officiers,
avait hissé le drapeau rouge, élu pour capitaine un civil, qui
le promenait dans la mer Noire de Sébastopol à Odessa ,
d'Odessa à Custentje, accompagné d'un vapeur et de deux
torpilleurs...
Un haut commandement insuffisant et livré à de profondes
divisions ; des états-majors épuisés — il avait fallu, pour
compléter ceux de Rodjestvensky, faire appel aux officiers de
l'armée de terre — et, de plus, profondément aigris par la
défaite ; des équipages rebelles, ou en pleine fermentation .
des ports fomentant la révolte, vidés d'approvisionnements el
\
LA RÉSURRECTION DE LA .MARINE RUSSE 831
de matériel ; des chantiers navals désorganisés ; une flotte de
la Baltique réduite à quelques unités vieillies, ou tout au
moins hétérogènes : tel était le tableau que présentait la
marine russe au lendemain du traité de Portsmouth.
Par quel miracle cette institution croulante et pourrie
a-t-elle pu être régénérée? D'où sort donc cette flotte de guerre
qui, des rives du Bosphore au golfe de Riga, refoule sous son
feu implacable et bien ajusté les meilleures unités allemandes?
On peut dire, en effet, suivant une expression chère à Sémé-
noff que la flotte russe de la Baltique a fait sa force. Jetée dans
le conflit — mais non pas surprise par la guerre — avant
qu'elle ait eu le temps d'achever son programme, elle vient de
rendre un service immense à l'Empire et aux alliés, en arrê-
tant net, avec le concours si cIFicace de quelques sous-marins
anglais, l'offensive aflemande sur Riga, la menace sur Pétro-
grad, en donnant le temps d'arriver aux munitions que de
tous côtés l'on s'elïorce de faire parvenir à l'armée russe. En
de telles circonstances, quinze jours de gagnés, huit jours
même, ont une importance capitale et, l'attaque allemande
viendrait-elle à se renouveler, victorieuse cette fois, la petite
escadre de la Baltique aurait déjà fait mieux q^iie sauver
l'honneur.
Comment est-on parvenu, d'abord à la créer, puis à la
pousser à ce point d'entraînement mihtaire?
C'est ce que nous allons essayer d'expliquer en ces pages.
*
La tâche qui s'imposait aux réformateurs apparaissait
terrifiante : rétablir l'ordre et la discipMne en chaque
endroit où ils faisaient défaut, c'est-à-dire à peu près partout ;
instruire au point de vue pratique les officiers et les équipages,
lutter contre l'inertie routinière et le formalisme des bureaux,
défenseurs nés des coteries, des grands conseils sans respon-
sabilité ni compétence, des intérêts traditionnels ; reconstituer
de toutes pièces un matériel et des chantiers navals ; organiser
sans retard une force flottante quelconque, utile pour donner
au personnel- la pratique de la mer, et capable aussi d'offrir
une certaine résistance en cas de guerre avec l'Allemagne ;
832 LA REVUE DE PARIS
arracher les crédits nécessaires à la Douma d'Empire, nouvelle
institution qui ne semblait nullement favorable à la Marine,
telles étaient les nécessités qui apparaissaient au milieu des
polémiques de presse soulevées par le procès Rodjestvensky,
Nebogatoff et Enquist...
Cette formidable besogne a cependant été menée à bien.
L'honneur de l'avoir accomplie revient, en premier lieu, à
l'empereur Nicolas II, qui a voulu fermement reconstituer sa
marine, passant outre, quand besoin était, aux résistances du
parlement et des conseils de l'Empire; puis au ministre actuel,
l'amiral Grigarovitsch, assisté de quelques autres amiraux
novateurs, tous anciens capitaines des bâtiments qui avaient
pris part à la guerre russo-japonaise ; il n'est pas enfin jusqu'à
la Douma dont les résistances n'aient servi la bonne cause,
car elle se montra dès le début favorable aux sous-marins et
aux flottilles qui, sans elle, eussent été peut-être négligées,
et surtout elle subordonna son adhésion aux programmes
navals étendus à l'accomplissement des réformes nécessaires.
Enfin, nous ne saurions omettre, sans injustice, le pauvre
vSéménofT lui-même. Imphqué dans le procès de Rodjestvensky,
mais honorablement acquitté, l'ancien aide de camp de Makha-
rolï, l'ancien second du prince de Lieven sur la Diana, s'était
fait journaliste. Il a consacré ses dernières années à préparer
l'opinion à l'œuvre qu'il estimait indispensable. Malheureuse-
ment il ne put assister au triomphe des idées qu'il avait si
éloquemment défendues. Mort des suites de ses blessures, le
l*^"" mai 1910, à l'âge de quarante-quatre ans, il n'a pu
apprendre que « le prix de la sueur et du sang répandus »
s'appelle quelquefois u la Victoire ».
*
* *
L'Empire russe, comme notre propre pays, a deux fronts de
mer à défendre, mais complètement séparés l'un de l'autre.
Comme la France, également, la Russie doit se préoccuper d'un
front de mer colonial et lointain.
Le principe de la reconstitution d'une marine étant accepté,
la première question qui se posait était celle-ci : « Sur quel
front de mer devons-nous faire porter notre effort principal?»
LA RÉSURRECTION DE LA MARINE RUSSE 833
Les uns rêvaient de reconquérir aux Japonais l'hégémonie
en Extrême Orient ; d'autres, férus de diplomatie tradition-
naliste, eussent volontiers encombré la mer Noire de cuirassés
pour forcer le Bosphore et conquérir Byzance, avec le passage
vers la mer libre. Quelques-uns, mieux inspirés prévoyant, dès
1907, l'ofïensive allemande sur Riga et Pétrograd, se sont
préoccupés d'y résister. Cette opinion fut celle de l'Amirauté
russe, et, en particulier, si nous en croyons M. Poselonine, qui
le dit dans un article publié en avril 1915 par le Novoïe
Wremya, celle de l'amiral Essen, chef de l'escadre de la Bal-
tique.
C'est dès 1908, en effet, que l'amiral Dikoff, ministre de la
Marine, adopte et fait péniblement accepter par la Douma
le principe de la répartition actuelle de la flotte : l'effort le
plus considérable sera donné sur le front de la Baltique ; on
continuera néanmoins d'entretenir des cuirassés dans la mer
Noire, mais seulement de quoi constituer une escadre suffi-
sante pour conserver la maîtrise de ce lac contre toute coali-
tion des riverains. La flotte de Sibérie sera sacrifiée et réduite
à une forte flottille de contre-torpilleurs et de sous-marins,
soutenue par quelques croiseurs rapides.
Pour réaliser ce plan défensif si modeste, de grosses cons-
tructions étaient nécessaires.
Sans doute, la flotte de la mer Noire était demeurée
intacte et comptait toujours deux cuirassés robustes ; trois
autres plus anciens pouvaient entrer en ligne ; deux cuirassés
et deux croiseurs neufs descendus des cales de Nikolaïeïï
s'achevaient lentement à flot. En face d'un adversaire hési-
tant et pauvre, comme la Turquie, la situation pouvait être
tenue pour satisfaisante.
Mais il n'en allait pas ainsi sur le front de la Baltique.
L'ennemi, de ce côté, c'était l'Empire allemand. L'Amirauté
voyait la capitale découverte en face de ce formidable adver-
saire ; elle estimait que la guerre avec le Japon venait de
mettre en lumière la haute valeur des cuirassés, et elle récla-
mait une puissante escadre.
Hélas, il ne restait, de l'ancienne flotte de la Baltique, qui,
15 Octobre 1915. Il
834 I.A REVUE DE PARIS
sans la guerre avec le Japon, eût compté en 1907 au moins
douze vaisseaux de ligne, que les cuirassés Slana, terminé
trop tard pour suivre l'escadre Rodjestvensky, et Cesarewitsch,
interné à Tsing-ïao, où il s'était réfugié avec le croiseur
rapide Askold pour réparer ses avaries après la bataille de
Port-Arthur (10 août 1904), D'autres ports neutres rendaient
aussi les croiseurs qui s'y étaient abrités après les combats de
la mer Jaune : Saigon, la Diana; Cavité, VOIeg, ïAurora et
le Jeiritchoiig... Deux croiseurs-cuirassés et un croiseur, le
Rossia, le Gromoboï et le Bogalijr étaient aussi retrouvés, en
plus ou moins bon état, à Vladivostock... Au total, deux cui-
rassés, deux croiseurs-cuirassés, trois croiseurs rapides, dont
un petit, deux croiseurs médiocresi et quelques torpilleurs.
Ajoutons, cependant, que les chantiers de Petersbourg
et des environs n'étaient pas vides. Deux cuirassés très
puissamment armés et blindés, ImperaLor Panel I et Andrcï
Permzwanai s'y construisaient lentement depuis 1903; eji
outre, deux petits croiseurs cuirassés, Pallada et Bayaiie, du
modèle exact du croiseur coulé à Port-Arthur, avaient été mis
sur cales en 1905 aux chantiers de la Baltique; un autre bâti-
ment semblable, V Amiral Makliarow, commandé en France à
la même époque, s'achevait à La Seyne ; la firme anglaise
Vickers avait reçu la commande d'un croiseur-cuirassé de
14 500 tonnes, d'un type spécial, rapide et fortement armé,
le Riirick. Enfin, un nombre assez considérable de contre-
torpilleurs, commandés pendant la guerre, soit sur les crédits
budgétaires, soit sur le produit de souscriptions ou de dons
de riches sujets de l'Empire, s'achevaient dans différents
chantiers nationaux ou étrangers, et les premiers sous-marins
russes, au nombre d'une douzaine, mais très petits — type
Bubnow Holland ou Lake — se terminaient rapidement ou
commençaient leurs essais.
Quatre cuirassés, dont deux seulement achevés, c'était peu
pour résister à la flotte allemande,
La Douma ne consentait des crédits que de mauvaise grâce,
et leur assignait une destination spéciale : l'amiral Dikofî ayant
préparé, dès 1907, un projet de cuirassés de 22 000 tonnes et
21 nœuds, demanda la mise en chantiers de quatre d'entre
eux en 1909. Chacun devait coûter 58 millions. Mais, comme
LA RÉSURRECTION DE LA MARINE RUSSE 835
la Douma prétendait les faire construire en Russie, on ne pou-
vait prévoir leur achèvement avant 1915. Le coût de la cons-
truction de ces cuirassés, joint à celui de grands torpilleurs,
au montant des dépenses nécessitées par la réorganisation des
bases de la Baltique, devait entraîner une dépense annuelle de
127 millions de francs pendant quatre ans.
Un autre projet, plus important encore, était un pro-
gramme complet de reconstitution de la flotte, en dix années;
la dépense totale devait être de 5 milliards 200 millions. Une .
somme de 217 500 000 francs devait être engagée en 1909 ;
les dépenses atteindraient 625 millions en 1914, elles tombe-
raient à 170 millions en 1918.
Ce programme devait mettre la Russie en état de lutter à
coups de grands cuirassés avec la flotte germanique ; car lé
dreadnought, réalisé en 1906, qui déclassait tous les cuirassés
antérieurs, fournissait un excellent point de départ à cette
rivalité navale.
La Douma goûta peu ces propositions qu'elle estimait rui-
neuses et d'une efficacité trop lointaine. Elle comptait parmi
ses membres des partisans des doctrines de l'amiral Aube et
des admirateurs de Semenoff. Elle adopta leurs idées. Ils
soutenaient que la Russie n'avait nul besoin de la maîtrise
de la Baltique. Pour défendre les approches de la capitale,
des sous-marins, des torpilleurs en grand nombre, soutenus
par des croiseurs rapides, appuyés sur une base bien choisie,
aux îles d'Aaland, ou dans le golfe Finlande, sufliraient par-
faitement.
Sur les rapports de MM. Slavitch et Sveguinefï, elle
vota un crédit d'environ 30 millions de francs, à répartir sur
les exercices 1909 et 1910 avec affectation spéciale à la
construction de bâtiments de flottille pour la défense des côtes
de la Baltique ; mais elle refusa, toujours sur les conclusions
des deux rapporteurs de la commission du budget, un crédit
de 3 400 000 roubles qui devait amorcer la construction des
quatre grands cuirassés, ramena le budget ordinaire à
81 068 266 roubles, et réduisit à 4 millions de roubles le
budget naval extraordinaire proposé par le gouvernement.
Il fallut l'intervention personnelle du tsar et l'avis conforme
du Conseil de l'Empire pour mettre à la disposition du ministre
836 LA REVUE DE PARIS
les sommes indispensables à l'achèvement des cuirassés com-
mencés, et à la mise en chantiers des quatre fameux dread-
noughts.
Ceux-ci ne furent mis sur cales qu'en juin 1909. Les innom-
brables conseils n'étaient pas d'accord. La Douma se montrait
toujours récalcitrante. Le centre de l'assemblée, influencé par
les écrits de Semenofï, estimait que les défaites de la flotte
en Extrême Orient étaient dues à l'organisation plus que
défectueuse de la marine et exigeait des réformes profondes.
L'amiral Dikofï s'y refusait énergiquement ; son désaccord
avec la Douma s' accentuant, il offrit sa démission en jan-
vier 1909.
L'amiral Wœdowsky lui succéda. Chef militaire et entraî-
neur d'hommes avant tout, mais médiocre tacticien parle-
mentaire, le nouveau ministre ne tarda pas à se trouver en con-
flit avec l'assemblée. Celle-ci réclamait ses réformes, et venait
d'émettre un vœu à l'Empereur tendant à faire instituer,
pour la Marine, une commission d'enquête sénatoriale, ana-
logue à celle qui fonctionnait à la Guerre. Ses demandes
étaient soutenues par une campagne de presse, notamment
par une série d'articles violents et précis que le Novoïe
Wremya publiait sous la signature de « Brutus ». La commis-
sion d'enquête fut bien constituée, sous la présidence du
contre-amiral Grammatchikow, mais après quelques séances,
ce président fut expédié, à l'improviste, à l'autre bout de
l'Empire, à Vladivostock.
A la suite de ce fait et d'autres semblables, les rapports se
tendirent à ce point entre la Douma et l'amiral Wœdowsky,
que celui-ci dut renoncer à présenter son budget lui-même
devant l'assemblée, et chargea de ce soin l'amiral Grigoro-
witsch, qui portait le titre de vice-ministre.
L'amiral Grigorowitsch était fm et tenace. Il réalisa ce tour
de force de faire voter par la Douma, malgré l'avis contraire
de la commission du budget, les crédits des quatre dread-
noughts, commencés depuis deux années déjà, crédits repoussés
à trois reprises par le Parlement 1 La mise sur cales officielle
des Gangout peut donc être datée de juin 1911. — Ainsi von
Tirpitz avait enlevé au Reichstag, en 1897, le premier pro-
gramme naval allemand, la loi du « Sexennat », sur laquelle
If LA RÉSURRECTION DE LA MARINE RUSSE 837
son prédécesseur, l'amiral von HoUmann, avait été ren-
versé.
Pour obtenir ce résultat inespéré, l'amiral Grigorowitsch
avait dû faire des concessions et promettre à l'assemblée les
réformes qu'elle exigeait. Il en était d'ailleurs lui-même par-
tisan : il avait assez souffert de l'organisme si justement cri-
tiqué, lorsque, contre-amiral, il commandait en second les
forces navales de Port-Arthur sous les ordres de Makharow.
L'amiral Wœdowsky ayant démissionné, l'amiral Grigoro-
witsch reçut le portefeuille de la Marine et tint toutes ses
promesses.
Il profita aussi de son action sur la Douma pour reprendre
le programme Dikoff en l'amplifiant encore, du côté de la
mer Noire. La Turquie ayant acheté en 1910 les cuirassés
allemands Friedrich-Wilhelm et Weissenburg, et commandé
un ou deux dreadnoughts aux chantiers anglais en 1911 ^, le
nouveau ministre fit mettre sur cales à Nikolaïefî, en grande
pompe, le 29 octobre de cette même année, le premier dread-
nought russe de la mer Noire, V Impératrice Marie, suivi bien-
tôt de la Catherine II et de Y Alexandre III, bâtiments iden-
tiques.
Il obtint ensuite de la Douma, le 19 juin 1912, le vote d'un
programme à longue échéance, qui devait se terminer en 1930
et donner à la Russie les forces navales suivantes :
lo Flotte de la Baltique. — Trois escadres, dont deux actives
et une de réserve, chaque escadre étant ainsi constituée :
2 divisions (brigades) de 4 cuirassés chacune;
1 division (brigade) de 4 croiseurs-cuirassés;
2 divisions (brigades) de 4 éclaireurs chacune;
4 divisions de 9 torpilleurs chacune;
1 division de 12 sous-marins.
Au total, 24 cuirassés, 12 croiseurs-cuirassés, 24 éclaireurs,
108 torpilleurs et 36 sous-marins ; à ce total devaient s'ajouter
des transports-ravitailleurs, des mouilleurs de mines, des
transports-ateliers, hôpitaux, etc..
2o Flotte de la mer Noire. — Ici aucune précision ni limitation.
1. Le Resbah V, type Orion, qui, réquisitionné en août 1914 par l'Amirauté
britannique, s'appelle aujourd'hui Erin.
838 LA REVUE DE PAKIS
Le programme se bornait à déclarer que la flotte russe devait
être une fois et demie supérieure à la combinaison des flottes
des trois puissances riveraines de cette mer, la Turquie, ht
Bulgarie, la Roumanie.
3^ Sibérie. — Cette flotte, réduite à une simple flottille, était
ainsi prévue : 2 [divisions de 9 torpilleurs d'escadre chacune,
4 divisions de 3 sous-marins, 3 gardes-côtes de type spécial,
et 2 croiseurs légers.
Le programme, en fait de cuirassés, n'admettait que les
dreadnoughts, c'est-à-dire les quatre Gangoul. Il appelait
croiseurs-cuirassés la catégorie de bâtiments dénommés par
les autres marines cuirassés rapides, et l'inaugurait par les
quatre Kinhurn de 32 000 tonnes et 28 nœuds, mis sur cales
en 1913, de sorte que pour la Baltique seule, il fallait cons-
truire 32 dreadnoughts et croiseurs de bataille. La limite d'âge
des cuirassés devait être fixée à vingt-deux ans, celle des croi-
seurs légers à dix-huit, des torpilleurs à dix-sept, des sous-
marins à quatorze ans.
Toute la flotte devait être construite en Russie. Ce plan
grandiose était si coûteux (plus de ,6 milliards |en douze [ans)
que ses auteurs eux-mêmes se décidèrent à le décomposer
en tranches.
La première tranche « ou petit programme » votée le
7 juillet 1913, devait s'étendre de 1913 à 1917 et comprendre
pour la Baltique, 8 cuirassés, dont les 4 Gangoul déjà lancés,
8 croiseurs-cuirassés, dont les 4 Kinhurn, déjà mis sur cales
en 1912 (Borodino, Navarine, Ismaïl et Kinhurn), 8 croiseurs
légers, dont 4 pour la Baltique, 2 pour la vSibérie et 2 pour la
mer Noire ; 36 grands torpilleurs pour la Baltique, 18 sous-
marins, dont 12 pour la Baltique et 6 pour la Sibérie.
Ce plan, qui devait coûter 2 milliards, était en cours d'exé-
cution quand éclata la guerre. Peut-être ne fut-il pas étran-
ger à la résolution du gouvernement allemand qui l'a préci-
pitée. Les créateurs de la flotte germanique ne pouvaient
voir sans appréhension se développer cette puissante marine
russe.
L'ère des dreadnoughts touchait à son apogée. Or Un
dreadnoughts russes étaient, unité pour unité, beaucoup plus
puissamment armés et beaucoup plus rapides que les cuirassés
LA RÉSURRECTION DE LA MARINE RUSSE 839
de ligne et les croiseurs de bataille allemands commencés en
même temps qu'eux. La Russie allait droit au cuirassé maxi-
mum. Guillaume essaya de parer la menace, en disant à l'ami-
ral Grigorowitsch, au cours d'une de ses nombreuses entrevues
avec le tsar (juillet 1912) : « Pourquoi ne voulez-vous pas
commander des navires aux chantiers allemands? Voyez le
croiseur-cuirassé Moltke : ils peuvent vous construire, en peu
de temps, six navires d'un type analogue. )>
La Douma voulait, avec raison, faire construire la flotte de
guerre en Russie, avec des matériaux russes. Elle favorisait
ainsi le développement de l'industrie nationale, ce qui a
permis dans le conflit actuel de reta^^derla crise des munitions,
et ce qui laissait à l'État russe la libre disposition de ses
navires en cas de guerre.
Les six Mollke que Guillaume II offrait de faire cons-
truire par les chantiers allemands, réquisitionnés par le Reicks
Marine Ami, seraient allés grossir la flotte allemande, et tire-
raient aujourd'hui sur les bâtiments et les ports de nos alliés,
avec des canons payés par la Russie !
En voici la preuve. Pour avoir le modèle des petits croiseurs
allemands que l'on vantait un peu partout, l'amiral Grigo-
rowitsch en avait commandé deux, en octobre 1912, aux
chantiers allemands Schichau, à Elbing, le Nemelski et le
Murawiew-Amurski. Ils sont allés remplacer dans la flotte
du kaiser leurs nombreux congénères détruits par la flotte
russe de la Baltique.
Si l'amiral Grigorowitsch peut s'enorgueiflir d'avoir accom-
pli les réformes les plus radicales et les plus profondes, il con-
vient de ne pas négliger les tentatives plus ou moins heu-
reuses de ses devanciers.
Ils s'efforcèrent, comme nous l'avons vu, de terminer au
plus tôt les bâtiments mis sur cale pendant la guerre, et de
réparer les « rescapés ». Ils ne se désintéressèrent ni du per-
sonnel,'ni des ports.
Ainsi l'amiral Dikoff essaya de tirer des jeunes gardes-
marine nobles, des ingénieurs-constructeurs, et même des
840 LA REVUE DE PARIS
ofliciers mécaniciens; il établit le grade de capitaine-lieute-
nant (lieutenant de vaisseau commandant); il régla les condi-
tions de l'avancement (il se fit à raison de : trois quarts à
l'ancienneté, un quart au choix, et seulement pour les offi-
ciers inscrits sur une liste dite de « capacité ») ; il abaissa les
limites d'âge à quarante-sept ans pour les officiers subalternes,
cinquante et un ans pour les capitaines de deuxième rang
(capitaine de frégate), cinquante-cinq ans pour les capitaines
de vaisseau, soixante ans pour les contre-amiraux. Les officiers
restés trois ans à terre sans embarquer devaient être versés
dans le cadre de résidence fixe pendant deux ans, puis congé-
diés. Ainsi, à la fin de 1908, cent dix-sept officiers supérieurs
ou généraux furent mis à la retraite ou congédiés, et, parmi
ceux-ci, dix-sept amiraux, dontles amiraux Starck etWirénius,
qui avaient commandé des escadres pendant la dernière
guerre.
Dès 1908, une première division des écoles navigantes était
créée : elle comprenait, avec le croiseur Aiirora, les vieilles
frégates ou corvettes Minin, Rijdna, Vfcrnij et Voin. Ces bâti-
ments passaient trois mois en armement et neuf autres en
réserve ; au milieu de 1910 on se préoccupait de réorganiser le
haut commandement en reconstituant l'école supérieure de
marine (section de l'École Nicolas). Les officiers subalternes
n'ayant pas subi deux échecs aux examens de spécialité
étaient admis à concourir pour la nouvelle école.
En même temps, on ouvrait, à Cronstadt, une autre école
pour jeunes gens de seize à dix-huit ans, qui, après six mois
d'instruction militaire à terre, étaient embarqués pendant un
an sur un bâtiment, et, une fois matelots de deuxième classe,
envoyés aux écoles de spécialités, d'où ils devaient sortir sous-
officiers. Ainsi l'on préparait le cadre de maistrance de la
future marine.
L'amiral Grigorowitsch, devenu ministre, compléta ces
mesures par la loi du 23 juin 1912, sur le recrutement des
équipages, et le décret du 11 avril 1913 sur l'organisation du
corps des officiers.
Avant la loi de 1912, les marins de la flotte russe prove-
naient du recrutement général. Les bureaux de recrutement
les choisissaient parmi les conscrits les plus aptes au service
LA RÉSURRECTION DE LA MARINE RUSSE 841
à la mer de toutes les provinces. Ceux-ci, bien entendu,
étaient toujours en nombre insuffisant. La nouvelle loi a eu
])0ur objet de substituer des règles précises à l'arbitraire des
bureaux, et d'imposer le contingent demandé par la marine.
Les hommes destinés au service de la marine sont désor-
mais choisis parmi les jeunes gens de vingt ans que le tirage
au sort a désignés, et qui appartiennent aux professions sui-
vantes : d'abord, les timoniers et mécaniciens, brevetés de la
marine du commerce, jeunes gens ayant suivi les cours des
écoles de pilotage, de timonerie, des mécaniciens de la marine
marchande; puis, ceux qui, n'ayant pas de brevet, ont con-
duit, en fait, des machines marines ; — ensuite, les matelots,
chauffeurs et, en général, les marins navigants ni brevetés, ni
instruits ; — en troisième lieu, les ouvriers de certaines pro-
fessions, tels que monteurs, ajusteurs, charpentiers, mais après
avoir donné satisfaction aux besoins de l'armée ; — enfin, à
titre de complément, des conscrits quelconques, pris parmi
les habitants du littoral ou des bords des rivières navigables.
Cette loi se rapproche de celle qui régit le recrutement de
la marine allemande. La durée normale du service est toutefois
de cinq ans au lieu de trois. Les hommes des professions
maritimes et fluviales passent, en outre, dix ans dans la
réserve de l'armée de mer. Ce nouveau recrutement a donné
à la marine russe 50 000 hommes pour le service actif, en 1914.
Le décret du 11 avril 1913, relatif au corps des officiers, a
de nouveau réglé leur admission, leur avancement, leur
congédiement. Un autre décret, de même date, a donné aux
officiers mécaniciens les mêmes appellations qu'aux officiers
de vaisseau, au-dessous du grade de capitaine de l^r rang.
Au-dessus de ce grade, les officiers mécaniciens sont appelés
général-major (contre-amiral) général-lieutenant (vice-ami-
ral) et général (amiral). Ce titre est précédé de la désignation
(( ingénieur-mécanicien ».
Cet ensemble de dispositions a produit de bons résultats.
Lors de la visite à Brest de l'escadre russe de la Baltique, en
septembre 1913, on a constaté que les équipages étaient au
complet, ainsi que les états-majors. Les grands cuirassés type
Pavel I'^^ comptaient trente officiers, plus les aspirants. Ces
officiers étaient jeunes : le second du Pauel I^^, un capitaine
84 2 LA REVUE DE PARIS
de frégate, n'était âgé que de trente-quatre ans. Les enseignes
de vaisseau passaient à vingt-trois ans lieutenants de vaisseau,
et cessaient alors de faire le quart. La discipline, redevenu^
très militaire, paraissait à nos officiers un peu rigoureuse,
et il en résulta de nombreuses désertions (150 à Brest, 120 en
Angleterre) ^ IVIais beaucoup de déserteurs, simples « tireurs
de bordée », firent leur soumission, sur fassurance qu'ils ne
seraient pas punis.
Ce rajeunissement des cadres, fait en 1908 dans l'état-major
de la flotte, a eu les conséquences les plus heureuses. Il a
rapidement porté aux sommets de la hiérarchie des officiers
qui avaient fait la guerre contre le Japon, et, parmi eux,
outre l'amiral Grigorowitsch lui-même, en 1911, les amiraux
von Essen, Eberhardt et von Reitzenstein ; les vice-amiraux
prince de Lieven, Setzenko, von Fersen, Nitviski, etc..
L'amiral von Essen a commandé l'escadre de la Baltique
pendant les huit premiers mois de la guerre ; la mort est venue
l'arracher à la tâche qu'il avait si bien commencée. Savant,
obstiné, taciturne, von Essen s'était distingué en qualité dt-
commandant du Novick à Port-Arthur, aux beaux jours de
Makharow. Ce fut lui qui, à la fin de février 1904, conduisit son
petit croiseur, « ce joujou de croiseur », ayant l'amiral à
bord, au secours d'un torpilleur russe malheureusement engagé
contre plusieurs navires légers japonais. Nommé ensuite au
commandement du Sevaslopol, von Essen soutint avec succès
un nombre considérable d'attaques de torpilleurs. Placé à la
tête de la première force navale de l'Empire depuis huit
années, l'amiral Essen (comme on l'appelle depuis la guerre,
en omettant la particule germanique de son nom) encourut
la haine implacable de Guillaume II, par son énergie à pré
parer la lutte actuelle : il proclamait la nécessité de couvrir
Pétersbourg contre une attaque allemande ; il ne cessait de
répéter que la guerre européenne était imminente, alors que
certains hauts personnages riaient de ses prédictions. Essen
est mort à son poste, tué par l'excès de travail. La censure
n'a pas cru devoir révéler encore le nom de son successeur.
Moins loup de mer, plus accessible, était le prince de Liéven,
1. Yacht du 18 octobre 1913, p. 64.
LA RESURRECTION DE LA MARINE RUSSE 84 3
choisi par l'amiral Grigorowitsch comme chef d'état-major
général. Ancien commandant de la Diana pendant le siège de
Port-Arthur, le prince de Liéven fut hautement apprécié de
Semenoff, qui servait sous ses ordres en qualité d'officier eu
second. Après avoir préparé la guerre pendant trois années,
le vice-amiral de Liéven couronna son œuvre, en septem-
bre 1913, par les conférences qu'il eut à Paris avec le ministre
et le chef d'état-major général de la marine française. Mais
surmené, atteint d'une grave maladie de cœur, il mourut le
7 mars 1914. Le vice-amiral Setzenko l'a remplacé.
L'escadre de la mer Noire est également placée sous la
direction d'un ancien commandant de bâtiment de la dernière
guerre ; l'amiral Eberhardt, en efîet, a commandé le Cesare-
iviisch, qui ne cessa de se distinguer en toutes circonstances.
Non seulement les amiraux Essen et Eberhai'dt ont eu sous
leur autorité les escadres de la Baltique et de la mer Noire,
mais encore on a placé sous leurs ordres les bases navales qui
leur servent de 'point d'appui. Cette mesure a permis d'éviter
les lenteurs administratives si préjudiciables qu'on avait pu
constater pendant la guerre avec le Japon.
*
La réorganisation des ports et celle des chantiers privés a
vivement préoccupé les ministres russes. Dans la Baltique, le
port de Liban était beaucoup trop près de l'Allemagne : il
manquait, du reste, de profondeur pour les nouveaux cuirassés.
Dans la mer Noire, Sébastopol ne pouvait suffire aux cons-
tructions neuves. Les chantiers privés de la Baltique, des îles
Galernii, Newski, les usines d'artillerie Oboukoiï, les forges
gouvernementales d'Izhora ne pouvaient répondre aux besoins
de la nouvelle flotte. Or, la Douma exigeait que celle-ci fût
construite en Russie, avec des matériaux russes.
La nécessité la plus urgente était le choix d'un port sur la
Baltique. Faute de mieux on décida de reprendre Revel, qui
devait être armé de 70 canons, dont 20 de 30 cm. 5 en tourelles
cuirassées. Les travaux commencèrent en 1910. Deux bassins
de radoub de 250 mètres de long et des quais pour cuirassés
de 30 000 tonnes ; un port spécial pour torpilleurs et sous-
marins, des dépôts de charbon, de pétrole et de munitions ;
844 LA REVUE DE PARIS
des magasins d'objets et de matières de rechange, des ateliers
de réparation y furent commencés en 1913. En même temps,
des usines privées s'installaient aux environs, poussant fié-
vreusement leurs travaux : le Creusot, l'usine Becker (Nor-
mand, du Havre), la Société Nobel, les usines Hesner. De
grandes cales de constructions pour cuirassés, torpilleurs, sous-
marins même, s'élevaient rapidement dans la concession du
Creusot, qui recevait, pour ses débuts, la commande de
croiseurs-cuirassés légers de 158 mètres, 6 728 tonnes et
29 nœuds 1/2, armés de 13 canons de 13 cm., et de torpil-
leurs de 1 260 tonnes, 98 mètres et 35 nœuds porteurs de
2 canons de 102 mm., de 4 tubes lance-torpilles, et de
mitrailleuses. Rien que pour l'arsenal impérial, une somme
de 107 millions de francs devait être dépensée.
Après avoir essayé de réorganiser les sociétés privées uni-
quement au moyen de capitaux russes, il fallut se résigner à
les faire aider par des firmes étrangères. Le Creusot devint le
tuteur de la Société russe de Reval, et Normand celui de
Lange et Becker. En outre, l'usine Poutiloiï, qui fabrique des
blindages et des pièces de machines, fit alliance avec Blohm
et Voss de Hambourg, la Société Ziese avec Schichau d'Elbing;
la maison anglaise Vickers eut, pour sa part, les chantiers de
la Baltique, ainsi que les Forges et Chantiers de Nikolaïefï,
sur la mer Noire. L'autre firme de Nikolaïeff, la Société
russe de constructions, échut à une autre maison anglaise,
John Brown de Clydebank. Bien en a pris au gouvernement
russe d'avoir fait aux maisons allemandes une part relative-
ment mince, et d'avoir conservé, en les réorganisant, les usines
Oboukolï, qui fabriquaient l'artillerie. Toutefois, aucun éta-
blissement de Russie n'était en état de produire de bonnes
chaudières marines, à la fin de 1913.
Au cours du premier trimestre de 1914, la Douma votait
encore 27 millions pour la reconstitution des bases navales,
et 196 millions et demi de francs pour la construction des
navires de guerre et des bâtiments de servitude.
*
* *
Ainsi se préparait la flotte russe. Mais il ne suffit pas de
posséder des vaisseaux, des ports, et des hommes pour consti-
LA RESURRECTION DE LA MARINE RUSSE 845
tuer une force navale. Il faut adapter le personnel au matériel,
de manière à former un tout solidaire, une division, une
escadre, une armée navale.
On n'y parvient qu'en faisant naviguer ensemble les unités
destinées à combattre ensemble, en les entraînant à de nom-
breux exercices tactiques, et à des tirs variés. Il n'y faut
ménager ni le charbon, ni les munitions. Bien que les eaux de
la Baltique soient couverte^ de glaces pendant cinq à sept
mois de l'année, dès 1907, on y constitua sous les ordres de
l'amiral Roussine, une division formée des cuirassés Slava,
César ewitsch et du croiseur Bogalijr; elle visitait Portsmouth
le 24 mars.
A la fui de cette même année, quelques vétérans de la
guerre ayant achevé leurs réparations, et un ou deux croi-
seurs neufs venant d'entrer en service, une nouvelle classifi-
cation des navires, à peu près conforme à la nôtre était
adoptée. On les constituait, en outre, en floUe active, compre-
nant les cuirassés et croiseurs achevés depuis moins de dix
ans.
Ils recevaient des états-majors et des équipages complets
ou peu s'en faut, on formait une première réserve, avec les
grands bâtiments âgés de dix à vingt ans, ayant les deux
tiers de leur effectif, et mobilisables en quarante-huit heures ;
enfin, on plaçait en seconde réserve, avec de simples noyaux
d'équipages, égaux au tiers de l'effectif régulier, les bâtiments
les plus vieux et les moins puissants. L'escadre fut fixée à
deux brigades (divisions) de quatre cuirassés chacune, et
l'amiral Essen en reçut le commandement.
L'entrée en service des croiseurs-cuirassés Rourick, Makha-
roff, Pallada et Bayane, bientôt suivie de celle des cuirassés
Imper alor Pavel I^^' et Andreï Pervozwanni permit d'améliorer
cette situation dès le début de 1912, et de constituer, dès cette
époque, la flotte de la Baltique et sa réserve, telles, ou peu s'en
faut, qu'elles existaient au mois d'août de l'an dernier.
A cette dernière date, elles se composaient de :
1 croiseur-cuirassé hors formation, Rourick, pavillon de
l'amiral Essen;
1 brigade de cuirassés : Imperator Pavel /^r (vice-amiral
Fusen), Andreï Pervozwanni, Slava, Cesarewitsch;
846 LA REVUE DE PARIS
1 brigade de croiseurs-cuirassés : Gromohoï (contre-amiral
Schultz) Pallada, Admirai Makharow, Bayane;
1 division de réserve : croiseur-cuirassé Rossia, croiseurs
Oleg, Bogatijr, Diana, Aiirora, et, pour ordre, VAskotd, détaché
en Extrême Orient;
2 flottilles de torpilleurs, l'une à Liban (contre-amiral
Stone, 4 divisions, 36 torpilleurs), l'autre à Helsingfors
(contre-amiral Kurosh, 26 torpilleurs, 10 à 12 sous-marins).
Les cuirassés devaient passer, normalement, cinq mois en
service, sept en réserve armée ; les croiseurs trois mois en
escadre, trois mois en service à l'étranger, six mois en
réserve armée. L'escadre de réserve et les flottilles passaient
six mois dans chacune de ces deux positions : service à la
mer et réserve armée.
La flotte de la mer Noire, avec le Suialou-Eustafi (vice-
amiral Nowinsky), Joan-Slatoiist, Pantaleimohe, le croiseur
Pamiat Merkoiiria, escortant 14 torpflleurs et 6 sous-marins,
a pu être renforcée par une division de réserve presque égale,
composée des cuirassés Rosiislaw, Tri Sviatilclia, Siiiope, du
croiseur rapide Kagoul, de 10 torpilleurs et 6 sous-marins.
Enfin, le dreadnought Impératrice Marie, de 22 500 tonnes,
21 nœuds 5, 12 canons de 30,5 et 20 de 13 ayant sa coque
entièrement cuirassée au-dessus de la flottaison, a rejoint en
avril la flotte de la mer Noire. Les quatre Gangout, Poltawa,
Sewaslopol, Petropawlosk, de 23 400 tonnes, 23 nœuds, un peu
moins puissamment blindés que VImpératrice Marie, mais
portant le même armement, ont renforcé, au mois d'août, la
flotte de la Baltique : c'est pourquoi les Allemands ont jugé
nécessaire d'envoyer des dreadnoughts contre Riga.
*
Nos alliés sont devenus bons manœuvriers, et tirent remar-
quablement bien. L'escadre de la mer Noire l'a prouvé, dès
le 18 novembre 1914. Les trois vieux cuirassés de sa division
active, bateaux de 13 000 tonnes, 16 nœuds, armés chacun
suivant la vieille formule de 4 canons de 30,5 et de 12 à
16 pièces de 20,3 et de 152, rencontrèrent une division ennemie
composée du Gœben, du Breslau et de VHamidieh. Les trois
LA RÉSURRECTION DE LA MARINE RUSSE 847
bâtiments avaient une grande supériorité de vitesse, puisque
VHamidieh, le moins rapide d'entre eux, donne 23 nœuds; le
Gœben porte en ses cinq tourelles 10 canons de 28 centimètres
modernes, l'équivalent de l'armement en grosses pièces dis-
persé sur les trois unités de la division russe. Celle-ci, Eiislafi
en tête, ouvrit le feu à 8 000 mètres. Atteint de quinze pro-
jectiles, le Gœben fut mis hors de combat en quelques ins-
tants. Sa tourelle de retraite fut coincée, une de ses chemi-
nées abattue ; atteint sous la flottaison, une de ses machines
fut mise en avarie, et son équipage compta 126 tués I Le
brouillard, et sa vitesse de 20 nœuds avec les deux machines
qui lui restaient, le sauvèrent seuls d'une perte certaine.
L'escadre russe avait seulement 33 tués et 25 blessés sur
l'ensemble de ses bâtiments. Aucun de ceux-ci ne présentait
d'avarie sérieuse.
Lors de l'attaque allemande sur Riga, du 16 au 18 août, on
nous a montré le vieux Slava tenant tête à lui seul à plusieurs
dreadnoughts ennemis en défendant l'entrée d'une passe, la
canonnière Sivoutch, le grand torpilleur Nouick luttant chacun
contre toute une flottille.
Quelles sont les pertes ennemies en grands bâtiments cui-
rassés? Dans la Baltique, le Friedrich Cari, le Wilhelm der
Grosse sont coulés par des mines au début de la guerre et,
plus récemment, le Pommern et le croiseur- dreadnought
Moltke le sont par des sous-marins anglais. En outre, un
sous-marin russe anéantit un transport allemand chargé de
troupes et de matériel. Dans la mer de Marmara, ce sont
également des sous-marins anglais qui détruisent deux des
quatre cuirassés turcs ; le Mesudieh et le Barbaross Haïreddin
(ex-Kurfûrst Friedrich-Wilhelm). En préconisant les croiseurs
légers, les flottilles et les submersibles, la Douma de 1908
n'était donc pas si loin de la vérité.
OLIVIER GUIHÉNEUC
CHRISTINE DE SUÈDE
'RÉTBNDANTK AU TRONE DE l'OF.OUNE
La Suède a plusieurs fois été mêlée à l'histoire orageuse
de la Pologne. Au xvi^ siècle les Polonais se donnèrent pour
roi un prince suédois de la maison de Wasa, Sigismond, fils
de Jean III roi de Suède et de Catherine Jagellona, princesse
polonaise. A Sigismond succédèrent l'un après l'autre ses deux
fils, Ladislas IV et Jean-Casimir. Ces précédents déterminèrent
la fille de l'illustre Gustave-Adolphe, Christine, arrière-petite-
fille de Gustave Wasa, ex-reine de Suède, à poser sa candi-
dature au trône de Pologne devenu vacant en 1668.
Christine de Suède n'est-elle pas de toutes les grandes figures
féminines de l'histoire la plus déconcertante? De son vivant
elle paraissait déjà énigmatique au plus haut degré. Son abdi-
cation volontaire, sa conversion au catholicisme, son amitié
avec la cour de Rome, ses excentricités, ses voyages, sa répu-
tation de savante, tout chez elle excitait la curiosité et cette
curiosité s'accroissait du fait que la reine errante était origi-
naire d'un pays quasi-fabuleux.
Dans la seconde moitié du xvii« siècle, la Suède semblait
aussi éloignée que la Perse et les Indes. C'était, croyait-on, une
contrée peu hospitahère. Descartes, invité par M. Chanut,
envoyé de France à Stockholm, à se rendre auprès de la reine
Christine, amie et bienfaitrice des savants, répondit d'abord
« qu'un homme né dans les jardins de Touraine et retiré en
Hollande dans une terre où il y avait moins de miel à la vérité
CHHISTINE DE SUÈDE 849
mais peut-être plus de lait que dans la terre promise des
Israélites ne pouvait pas aisément se résoudre à la quitter
pour aller vivre au pays des ours, entre des rochers et des
glaces. «
Il ignorait que les soldats suédois avaient rapporté de
la guerre de Trente ans un riche butin et le goût du luxe,
que des habitudes de dépense, inconnues du temps de Gustave-
Adolphe, s'étaient répandues dans la nation, qu'à la cour,
assez brillante, tous les efforts tendaient à imiter les choses de
France et que la reine donnait l'exemple des prodigalités. Il
fut surpris, en arrivant en Suède, d'y trouver une nombreuse
réunion de savants anglais et hollandais et plus de vingt
savants français qui tiraient des pensions de la reine; en outre,
les secrétaires et presque tous les domestiques de Christine,
ainsi que ceux de son favori Magnus de la Gardie, étaient
français. Mais plus encore le surprit la conversation raffinée
de la reine, « chose plus rare au Nord que les éléphants »,
dit un contemporain.
Pourtant la renommée de Christine s'était depuis quelques
années étendue jusqu'en France. Le 23 février 1645, /« Gazette
de France, rendant compte du couronnement de la reine de
Suède, écrivait ; -
« La politique a des raisons et des expériences qui nous
« apprennent que la mâle vigueur requise au gouvernement
« des États ne dépend pas du sexe. La belliqueuse nation
« suédoise entre plusieurs autres nous l'a bien appris ; selon
« les lois de laquelle la reine de Suède, demeurée en minorité
« depuis la mort du grand Gustave, son père, qui s'ensevelit
« comme un autre Samson dans les ruines de ses ennemis, est
« appelée par son âge de dix-huit ans à prendre elle-même
« les rênes de son État de la main des régents qui en avaient
« eu l'administration ; la cérémonie s'en fit à Stockholm
« le 8 décembre 1644 dans la grande salle royale dédiée aux
« magnificences du pays. »
L'année suivante Christine envoyait à Paris une ambassade
extraordinaire dont le chef était le comte Magnus de la Gardie,
d'origine française. Ses aïeux possédaient la terre de la Gardie,
dans le Languedoc ; pendant les guerres de religion une branche
de la famille émigra en Suède. Le comte Magnus, dont les belles
15 Ociolji-e 1915. 12
Sr>{\ I. A i;i;vfï: ni': i'akis
manières firent sensation en France, avait complété son édu-
cation à Paris et à Angers. Sa suite comprenait un maréchal
de la cour, deux chambellans, quarante-deux gentilshommes,
huit officiers de la garde royale, quatre pages, quatre trom-
pettes et une nombreuse domesticité. Splendidement reçu
d'abord à Paris où il habita l'hôtel de Vendôme, ensuite à
Fontainebleau, il commanda pour sa reine un carrosse chargé
de broderies d'or et d'argent dont il orna la promenade de
Fontainebleau. Il fit traîner ce carrosse par six chevaux
richement harnachés et le fit suivre de pages habillés d'une
livrée jaune et noire garnie de passements d'argent ; venait
ensuite le comte avec une grande quantité de livrées orange
et argent.
« Cette cour avec la nôtre, écrit madame de Motteville,
rendait la promenade tout à fait agréable. »
Invité au bal chez la reine-mère, il mena danser Mademoi-
selle, raconte l'austère Gazette de France, avec une disposition
qui fit voir que toute l'adresse n'était pas en France.
Comme il parlait de sa reine en termes passionnés, made-
moiselle de Scudéry fit de lui, sous le nom de Myrinthe, un
personnage de son Grand Cyrus. Myrinthe est aimé de Cléobu-
line, qui n'est autre que Christine, reine des Goths. Dans la
Muse historique de 1652, on lit au sujet du « très beau roman
de Cyrus » :
C'est là que cette reine illustre
Paraît avec un digne lustre
Et qu'on y voit en mots exprès
Ses sentiments les plus secrets
Et sa vertu toute divine
Sous le nom de Cléobuline '.
Malheureusement, l'aimable comte de la Gardie se vit
pendant son ambassade obligé d'emprunter de l'argent à
l'État français et à un riche Suédois nommé Salvius, établi à
Paris, agent diplomatique clandestin de la reine de Suède.
Les sommes avancées ne furent jamais restituées par Christine
1. Magnus de la Gardie tomba en disgrâce après quelques années de faveur.
Un jour, à la table royale, il se trouva mal et parut à toute extrémité. La reine
lui dit froidement : « Adieu, mon cher comte. « Ainsi lui fut signifié son congé.
(Holberg : Vies comparées de quelques femmes illustres.)
CIIUISTINE DE SUÈDE 851
qui plus tard, dans sa vie nomade, usa largement du môme
procédé.
*
* *
Une des particularités de cette reine du Nord était son aver-
sion pour le mariage, aversion qu'elle manifesta dès son avène-
ment, car auparavant elle avait paru disposée à prendre pour
mari son<!ousin le comte palatin Charles. Il avait été son cama-
rade de jeux pendant les années d'enfance vécues chez la com-
tesse palatine, sœur de Gustave-Adolphe. Une intrigue amou-
reuse se noua, dont quelques lettres conservées en Suède font
preuve. Une d'elles, datée du 5 juin 1644, est fort éloquente :
« Bien-aimé cousin,
« Votre missive m'apprend que votre tendresse n'ose se
confier au papier. Nous pourrions aisément nous écrire si vous
m'envoyiez une clé de chiffres. Les lettres seraient adressées
à la comtesse Maria, votre sœur. Nous devons observer une
grande prudence, mais nous triompherons si votre amour
est fort, comme je l'espère. Celui que je vous porte ne peut
être vaincu que par la mort. Quelques-uns vous conseilleront
de demander ma main dès à présent, mais je vous conjure par
tout ce qu'il y a de plus sacré de prendre patience jusqu'à
ce que je sois reine. »
Or son avènement au trône eut lieu le 8 décembre de la
même année ; brusquement ses sentiments parurent changés.
Elle se moqua de la tournure épaisse du cousin porté au vin
et à la bonne chère, et l'appela « le petit bourgmestre ».
Comme il faisait allusion à la promesse de mariage échangée
entre eux, elle répondit :
— Cette promesse, je la fis dans un temps où je n'avais
pas le pouvoir de disposer d'une ferme, encore moins de ma
personne, aussi je la tiens pour non avenue.
Une autre fois, elle lui dit :
— Si jamais je me marie ce sera avec vous ; mais si le
mariage ne se fait pas, je vous ferai choisir pour mon succes-
seur.
Elle ne manquait pas une occasion de manifester son mépris
8 52 l.A REVUE DE PARIS
du mariage. Holberg raconte qu'elle tournait en ridicule les
femmes enceintes et les appelait « vaches ^ »
Après la paix de Westphalie, elle reçut des offres de mariage
de bien des pays ; elle les repoussa toutes, disant à ses ministres
qui la pressaient de donner un héritier à la Suède : « A quoi
bon? je pourrais tout aussi bien mettre au monde un Néron
qu'un Auguste. » Elle ajoutait qu'elle avait prié Dieu de tour-
ner son esprit vers le mariage, mais en vain.
Trois ans plus tard, le bruit de ses projets d'abdication
commença à courir. Déjà des Suédois qui voyageaient en
Italie entendaient dire que la reine de Suède y était attendue
l'année suivante -. Le résident français Piques lui porta à
cette occasion les compliments du roi de France. Elle dit à
ce diplomate que sa résolution n'était pas encore inébranlable
comme l'était celle de ne pas se marier. Elle avait une telle
horreur du mariage qu'elle préférait la mort à un mari.
Le comte palatin parut se consoler aisément de son échec
comme prétendant à la main de Christine. Quand elle eut
enfin renoncé au trône en sa faveur, il appela son ancienne
fiancée « madame-mère ». Peu de temps après il épousa une
fille du duc de Holstein-Gottorp. Christine, convaincue de
l'avoir mis au désespoir, écrivit en marge d'un mémoire rédigé
par un de ses secrétaires :
« Dans le mariage, le roi témoigna de la plus grande mélan-
colie du monde et s'écria : « Que je suis malheureux ! Je suis
« roi et je suis marié ! Christine m'a fait roi, mais je serai mal-
( heureux toute ma vie puisqu'elle me refuse la gloire de la
« posséder. »
Elle-même définissait son tempérament : « violent, enclin
à l'amour », mais si on l'en croit elle aurait toujours vaincu
cette disposition. L'illustre Holberg, qui n'est pas tendre
pour elle, lui accorde pourtant « qu'elle ne céda pas, comme
Marie Stuart, aux entraînements de la chair et qu'on ne
1. Dans ses lettres manuscrites il est fait un fréquent usage de noms suppo-
sés, parfois choisis avec malice. Le mariage est désigné par « la nasse », elle-
même est « la palme >', « l'étoile », « la tourterelle »; Louis XIV est « la fleur »,
<c le balcon » ; l'Angleterre, « le tonnerre » ; la Moscovie, « le taureau » ; le Grand
Turc, « l'Aigle » ; la reine-mère de Suède est « la morue ».
2. Friis : La Reine Christine de Suède. Copenhague.
CHRISTINE DE SUÈDE 853
peut savoir jusqu'où la conduisit son affection pour le
Français Bourdelot, pour l'Espagnol Pimentel et autres
favoris, à moins qu'on ne veuille ajouter foi aux lettres de
Monaldeschi,. lesquelles sont importantes. »
Elle abdiqua, dit le même Holberg, parce que ses folles
dépenses avaient causé dans la nation un tel mécontentement
qu'elle ne voyait d'autre ressource que de partir pour l'étran-
ger. Elle se convertit au catholicisme parce qu'elle pouvait
voyager plus commodément étant catholique et qu'elle dési-
rait exercer à Rome une royauté littéraire, ce qu'elle ne pou-
vait faire en restant protestante ; peut-être aussi parce qu'elle
avait décidé d'attirer par tous les moyens possibles l'attention
sur sa personne. Ses extravagances avaient mis la patience
de ses sujets à de rudes épreuves. Ils lui avaient donné pen-
dant longtemps des témoignages de dévouement et de fidélité ;
pourtant elle haïssait la Suède, les mœurs de la nation et sa
langue. « Me voilà libre ! j'espère ne jamais revenir dans ce
pays », s'écria-t-elle quand elle fut hors de Suède. Ensuite elle
porta un toast au feu auquel personne ne comprit rien, dit
encore son biographe danois Holberg.
Le poète espagnol Rebolledo, ministre d'Espagne à Copen-
hague, rendit compte à Philippe IV du voyage de Christine
à travers le Danemark, voyage qu'elle fit habillée en homme.
« La reine de Suède, écrivait ce diplomate, arriva à Kolding,
dans le Jutland, où se trouvait la famille royale. Elle visita
la ville sans se faire connaître. Cependant la reine de Dane-
mark, informée de son passage, revêtit un costume de
paysanne et suivit dans une voiture la reine Christine jus-
qu'à Haderslev ^ où elle assista au souper que Sa Majesté
suédoise se fit servir dans une auberge, en compagnie de
ses cavaliers. »
Les rapports entre les cours de Stockholm et de Copenhague
étaient à ce moment-là très tendus, c'est la raison pour laquelle
. Christine ne fit pas de visite à la famille royale danoise.
M. de Rebolledo se montra inconsolable de n'avoir pas vu
à son passage celle qu'il appelait « un Messie du sexe fémi-
nin ».
1. Ville du SIesvia.
854
T. \ r.KVl-i: 1)K PAKIS
Beaucoup de personnages princiers accoururent à Ham-
bourg pour voir la célèbre voyageuse. Elle traversa ensuite
les Pays-Bas et l'Allemagne. L'accueil brillant qui lui fut fait
à Anvers et les collections de tableaux de cette belle ville
l'enchantèrent au point qu'elle déclara : « J'aimerais mieux
être margrave d'Anvers que reine de Suède. »
La fille de Gustave-Adolphe n'alla pas à Liège où elle eût
pu saluer la mémoire de quelques Scandinaves qui, au siècle
précédent, s'étaient dirigés vers la capitale de l'évêché lié-
geois comme vers un foyer de lumière. Chez Nicolas Olah,
parent du roi de Hongrie Mathias Corvin, secrétaire d'État
de la gouvernante des Pays-Bas, Marie de Hongrie, huma-
niste de premier ordre, ami et admirateur d'Erasme, avaient
fréquenté le diplomate suédois Jean Veze, ancien évêque
de Lund, le Danois Rosencrantz, conseiller de l'Empire, deux
autres Danois, Jacob Jespersen, helléniste, qu'on appelait
Danus, et le moine Kristen Umbra, dit Christianus. A ces
érudits du Nord s'étaient joints le liégeois Rescuis, professeur
de grec, et un membre du gouvernement des Pays-Bas,
conseiller de l'Empire, nommé Cornéhus Scepper, latiniste et
poète, qui avait été chancelier du roi de Danemark Chris-
tian H. Ce cercle littéraire avait créé à Liège un courant
d'idées favorable à la Réforme.
Christine, dont la conversion, faite à Bruxelles, eut un carac-
tère d'intimité, alla à Louvain, centre catholique, et visita
l'Université et la Bibliothèque. Un jésuite, voulant lui adres-
ser un comphment, lui dit : « Votre Majesté qui embrasse
la foi catholique sera rangée au nombre des saintes de l'Église,
à côté de sainte Brigitte de Suède. » Elle l'interrompit pour
dire : « Je préférerais être rangée parmi les sages. »
A Bruxelles, comme on lui demandait le nom de son confes-
seur, elle répondit : « Je n'en ai pas, j'ai laissé en Suède tous
les objets inutiles. »
Son attitude ne fut jamais celle d'une croyante ; néanmoins
la conversion au cathohcisme de l'unique enfant d'un sou-
verain qui avait été le plus ardent défenseur de la foi protes-
tante était un triomphe pour Rome. Et Rome appuya sur la
signification de cette conversion. Le 3 novembre 1655, à
Insbriick, Christine abjura publiquement le protestantisme.
CHRISTINE DE SUÈDE 85 5
A l'issue de la cérémonie, le prédicateur de la cour impériale
prêcha sur un texte choisi par le nonce Holstenius dans un
psaume de David : « Écoute, fille, et considère ; incline ton
oreille et oublie ton peuple et la maison de ton père... »
Les yeux secs, Christine écouta cette exhortation.
*
* *
Quand elle eut salué à Rome le pape Alexandre VII qui lui
fit une réception fastueuse, l'amie de Descartes, la Minerve
suédoise, la fille des demi-dieux, partit pour la France.
Mieux que les mémoires du temps, le portrait suivant, tracé
sous forme d'épître par un courtisan français dont le nom
demeure inconnu, nous éclairera sur l'opinion qu'on se fit
d'elle à la cour de Louis XIV. Il est inséré dans le Grand
Almanach d'amour de 1690 « où sont contenues les prédictions
générales de l'année et de chaque saison en particulier, avec
un moyen très nécessaire pour savoir en quels temps et Heux
il faut semer et cultiver toutes les choses qui servent en
amitié ou en amour, et de plus une facile méthode pour guérir
l'indifférence ». On y trouve aussi une collection de « son-
nets, élégies, ballades, rondeaux, madrigaux, virelays, épi-
grammes, bouts-rimés, placets, épitaphes, sarabandes, airs,
anagrammes, fables, dialogues» et surtout lettres originales
de grands personnages )>. | ^
« Il y aura, dit l'auteur anonyme de ce portrait plus savou-
reux que ceux dus à Chanut et au duc de Guise, il y aura des
différents jugements à la cour sur cette reine suédoise ; je
vous dirai en peu de mots le mien.
« C'est une fille de trente ans qui a le visage beau et plus
jeune que ses années. Elle a la voix masculine et le port hau-
tain et fier mais mitigé d'une douceur humaine, la taille petite
qu'elle n'aide pas du moindre secours du cordonnier ; elle
abhorre toutes sortes de déguisements, ce qui est rare dans son
sexe et dans sa condition.
« Les livres, les excellents tableaux sont les perles, les dia-
mants et autres précieux bijoux de son cabinet et l'on peut
dire avec vérité que la charge de maître de sa garde-robe est
la moins lucrative de sa maison.
856 LA r.Kvii: di; pakis
« Cette reine hait les flatteries, sans trouver mauvais que
l'on exprime ses sentiments même en ce qui touche sa per-
sonne ; elle se raille la première de l'inégalité de ses épaules,
elle est plus réservée à donner des louanges que du blâme. »
Nous apprenons ensuite qu'elle connaît toutes les personnes
considérables des principales villes et provinces d'Europe et
qu'elle sait ce qu'en disent les éloges et les satires ; qu'elle est
portée aux vertus héroïques, à la justice et à la libéralité.
« Mais elle est comme ceux qui ont été fort agités et dispos
et qui sont devenus paralytiques. Ils peuvent discourir des
exercices mais non pas les mettre en pratique. Elle a néan-
moins tiré cet avantage de la généreuse et volontaire priva-
tion de son opulence royale, qu'elle a montré et montre qu'elle
sait bien posséder les richesses et s'empêcher d'en être
possédée. »
Elle est sobre, ne mangeant que des fruits, « n'usant
guère plus de viande et de poisson que si Pythagore était son
maître d'hôtel et ne buvant non plus de vin que si elle venait
d'abjurer son hérésie entre les mains du mufti ».
Elle aime à parler « en un style serré et succinct » qui dise
en peu de mots beaucoup de bonnes choses. Notre écrivain
insiste sur sa connaissance des langues étrangères et des
termes exquis du français et de l'italien. Sa prononciation du
français est exempte d'aucun accent provincial, « ce qui est
si rare qu'il y a fort peu de gens en France qui n'aient quelque
prononciation municipale ».
Ici se place une intéressante observation touchant la reine-
mère Anne d'Autriche :
« J'ai souvent dit à la reine notre maîtresse, qu'elle était
la seule personne que j'eusse étudiée de qui je n'eusse jamais
ouï parole ni accent qui ne fût dans la justesse et que je don-
nais davantage de cette qualité qu'elle a par-dessus les autres.
Sa Majesté avait appris le français dans la cour où les termes
et la prononciation sont les plus châtiés. Mais la reine de Suède
l'a appris d'un précepteur liégeois qui avait fidèlement con-
servé la diction et la prononciation de sa patrie qui l'emporte
par-dessus toutes les élocutions des provinces wallonnes. »
Puis c'est l'éloge du savoir de Christine qui émerveille les
savants :
CHRISTINE DE SUÈDE 857
« J'ai opinion qu'elle a peur qu'on l'ait dépeinte pour une
pédante. Mais son savoir et ses capacités paraissent au travers
des nuages dont elle veut obscurcir ses belles lumières. Par
exemple, quelqu'un ayant nommé Homère et Virgile, elle ne
put s'empêcher de dauber (c'est son mot) sur les héros de
l'un et de l'autre, du premier sur ce qu'il se console incon-
tinent de la grande affliction qu'il doit avoir d'avoir perdu sa
maîtresse, et de l'autre de ce qu'ayant quarante ans sur la
tête il est aussi inséparable de sa nourrice que s'il tétait
encore. ><
Mais elle jure et tient souvent, dit-on, un langage qui offense
la pudeur. A cela encore l'enthousiaste courtisan ne voit
rien à reprendre : « Si elle entrelace ses discours de quelques
affirmations où le nom de Dieu soit employé, c'est pour
montrer qu'elle y croit et sait que Moïse quand il présentait
des peuples à Dieu ne lui promettait pas qu'ils lui sacrifieraient
mais bien qu'ils jureraient par lui. »
Et il poursuit :
« Quant aux paroles obscènes, je n'ai vu aucun qui m'ait
assuré lui en avoir entendu prononcer, et quand cela serait
je ne doute point qu'elle n'ait appris dans la Bible que le
grand reproche que Dieu fit par sa propre bouche à notre
premier père Adam, sitôt qu'il eût parlé, ce fut de le voir
persuadé qu'il y ait des paroles honteuses dans l'homme qu'il
a créé à son image, qui ne peut avoir rien de déshonnête à
nommer.
« En un mot, cette princesse est faite de telle façon qu'à
moins d'une chasteté canonisable la reine de Saba trouve-
rait son Salomon. »
Cléobuline, l'Amazone du Nord, avait bien réellement
conquis la cour et la ville. Mais lorsqu'elle revint, l'année
suivante, en France, celle que madame de Motteville appelle
si plaisamment « une reine gothique » n'eut aucun succès.
On s'était aperçu dans l'interv^alle que ses vertus étaient
médiocres. L'indignation fut grande lorsqu'elle fit assassiner,
à Fontainebleau, le marquis Monaldeschi. Des rimeurs s'em-
parèrent du tragique fait-divers en s'apitoyant sur le sort du
grand écuyer qu'on supposait aimé de la reine et victime d'in-
trigues auxquelles aurait été mêlé de loin son rival François
858 LA REVUE DE PARIS
Sentinelli demeuré en Italie. Dans les salons et les ruelles on
récitait cette poésie anonyme dont voici un échantillon :
PROSOPOPÉE DU MARQUIS MONALDESCHI
Le pays des Césars m'a donné la naissance
i^t j'y passais mes jours avec tranquillité
Quand un objet moins beau que plein de majesté
Par l'amour des grandeurs me mit sous sa puissance.
D'un rival éloigné le peu de défiance
Au coup qui m'abattit donna facilité.
Et d'un pouvoir déchu la faible autorité
Par mes accusateurs assouvit sa vengeance.
Stockholm, Rome et Paris, au bruit de mon malheur
Ont cru que j'abusais d'un excès de faveur
Et que ma langue avait attiré ma disgrâce.
Mais ils peuvent juger en voyant mon tombeau '
Si j'ai pu me vanter d'avoir eu quelque grâce
D'un amour qui pour moi n'a paru qu'un bourreau *.
Les mauvaises langues eurent beau jeu pour attaquer
l'ex-reine de Suède. Un petit volume, recueil d'articles ano-
nymes, publié chez « Jean plein de courage », critiqua ses
mœurs, l'accusa d'impiété et signala tous ses défauts moraux
et physiques dont le moindre était d'avoir l'haleine fétide :
« Elle ne prend pas soin de ses dents. Elle ne pue pas jus-
ques à faire mourir ceux qui sont auprès d'elle mais elle
pue assez honnêtement pour obliger ceux qui s'en appro-
chent à se précautionner et à parer de la main. »
Le même indiscret petit ouvrage rappelait que Magnus
de la Gardie avait choisi à Paris une bande de violons auxquels
par contrat signé de sa main il promettait des appointements
fort raisonnables :
« Ces pauvres gens s'engagèrent dans le voyage de Suède
et reçurent au commencement un traitement assez favorable
pour ce que la reine se plaît aux choses nouvelles, mais cela ne
1. Monaldeschi fut enterré dans la petite église d'Avon,près de Fontainebleau.
2. Ce sonnet figure dans la collection de pièces de vers de V Almanach cl' amour .
I
CHRISTINE DE SUÈDE 859
dura pas longtemps et aujourd'hui ils sont misérables sans
qu'il leur ait. été possible, quelques poursuites ou quelques
sollicitations qu'ils aient faites, de pouvoir rien retirer de ce
qui leur avait été promis. »
Les railleurs ne ménageaient même pas la Suède, fort
innocente pourtant des incartades de son ex-souveraine :
« Que ces musiciens quittent donc les antres, les rochers
et les huttes de bois des Goths, qu'ils laissent aux Suédois
leur Cakebrut pour venir se rassasier des délicates viandes que
la France leur présente. »
Holberg assure que les Français, dans leur désir d'être
débarrassés de Christine, étaient disposés à lui payer le voyage.
Le scandale causé par « l'aflaire Monaldeschi » la contraignit
à partir. Elle retourna à Rome pour y mener sa vie de royale
aventurière et de Mécène pauvre à qui le gouvernement sué-
dois, en proie à des embarras d'argent, payait très irréguliè-
rement la pension convenue.
*
* *
Sans doute commençait-elle à regretter d'avoir renoncé à sa
couronne. Le cousin avec qui elle avait jadis ébauché un tendre
roman, le « petit bourgmestre » tourné en ridicule par elle,
Charles X Gustave, avide de gloire et de conquêtes comme
l'avait été Gustave-Adolphe, promenait ses armes victorieuses
en Pologne, Il rêvait de soumettre à sa domination toutes les
rives de la Baltique. Il s'empara de Varsovie, d'où il marcha
sur l'ancienne capitale des Jagellons, Cracovie, la ville aux
beaux monuments gothiques, le foyer des lettres et des sciences
en Pologne. Le faible roi Jean-Casimir s'y trouvait ; invité
par les conseillers du royaume à partir pour l'étranger, il dit
en pleurant qu'il voulait mourir là où il avait été couronné. Il
céda pourtant aux instances de l'archevêque André Leczinski
et s'enfuit en Silésie. Peu de jours après, les Suédois furent
aux portes de la ville. Charles X s'installa dans un couvent
de moines augustins. Le trésor de la Couronne avait été apporté
à Cracovie ; en outre l'évêque avait fait réunir tous les objets
précieux des églises de son diocèse afin de les faire fondre et
d'en tirer de la monnaie d'or et d'argent. Des incendies et des
épidémies avaient cruellement décimé la population, réduite
860 LA ]îi:vi'i'; lu: paris
à cinq mille âmes. L'insécurité était grande dans cette ville
où en 1573 Henri, duc d'Anjou, élu roi par les Polonais, avait
été couronné, où il avait reçu l'hommage des villes prussiennes,
Thorn, Danzig et Elbing, vassales de la Pologne. Des malan-
drins jetaient des cadavres de pestiférés devant les habitations
des riches pour pouvoir ensuite piller et saccager les maisons
contaminées. Cependant des mesures avaient été prises pour
la défense ; des tranchées et une double ceinture de murailles
flanquées de quarante-six bastions entouraient Cracovie. Les
portes étaient barricadées par ordre du bourgmestre André
Cienowicz.
Le vaillant Etienne Czarniecki commandait une armé-'
de six mille combattants. Déguisés en Polonais, les Suédois
s'emparèrent de plusieurs faubourgs et y mirent le feu. Les
étudiants et les soldats luttèrent vaillamment, mais, trop
inférieurs en nombre, les défenseurs succombèrent. Cracovie
se rendit le 18 octobre 1655 après un siège d'un mois.
Charles X exigea une contribution de guerre de cent mille
écus et fit ériger sur la principale place deux potences desti-
nées à l'exécution des Polonais qui refusaient de se soumettre \
Il fit ensuite son entrée solennelle par la porte Saint-Florian.
Il avait avec lui un Français, le chevalier de Terlon, chargé
par Louis XIV de lui porter des présents à l'occasion de son
mariage avec la princesse de Holstein ; le chevalier l'avait au
prix de beaucoup de fatigues et de difficultés rejoint sur la
route de Cracovie. En pénétrant dans la cathédrale le roi de
Suède dit au chanoine Starowolski : « Votre Jean-Casimir ne
reviendra jamais. » A quoi Starowolski répondit : « Foriiiiia
variabilis, Deiis immiitabilis. ».
Jean-Casimir devait revoir Cracovie en souverain, mais
seulement après deux années d'occupation suédoise. La domi-
nation étrangère pesa lourdement sur la Pologne. Trois dic-
tateurs se succédèrent : Alfred Wittenberg, WUrtz et FabitM.
de Fersen. Le premier, lorsqu'il quitta Cracovie, emmenait
plus de cinquante voitures chargées de butin. Wiirtz, le plus
dur des trois, menaça de la peine de mort quiconque recèlerait
1. Des pièces de monnaie furent frappées à l'efrigic de Charles X, protecteur
de la Pologne.
I
CHRISTINE DE SUÈDE 861
des armes dans son domicile ou correspondrait avec Jean-
Casimir, Il leva de gros impôts, interdit les processions reli-
gieuses ainsi que les sonneries de cloches. Les prêtres ne purent
plus porter le saint-sacrement aux malades et aux mourants.
Presque tous les monastères furent pillés ainsi que les églises.
Dans leurs banquets les officiers suédois s'amusaient à tirer
en prenant pour cibles des images de saints.
Un Polonais du nom deDembinski réunit deux mille hommes
et résolut de secouer un joug odieux. Instruit du complot,
Wtirtz envoya dans le camp ennemi huit fûts de vin et une
grande quantité de femmes jeunes et johes qui firent oublier
aux soldats de Dembinski leur patriotique dessein. Le général
suédois les surprit, en tua quelques centaines et emmena le
reste prisonnier ^
Dans les chroniques du temps on trouve de menus faits qui
montrent la terreur inspirée aux Polonais par leurs oppres-
seurs. L'évêque de Przemysl, Paul Piacesius, raconte qu'il y
avait dans l'armée ennemie des Finlandais qui, à l'aide de for-
mules magiques et autres maléfices, découvraient les trésors
les mieux cachés ; en outre, parmi les Suédois se trouvaient
des hommes assez vigoureux pour porter un bœuf à bras
tendu. Un apothicaire vendait des drogues qui " préservaient
de la furie des Suédois.
Fabien de Fersen, troisième dictateur, vit renforcer ses
troupes par un contingent cosaque et hongrois que lui amenait
Georges Rackoczy. Malgré cela les Suédois quittèrent précipi-
tamment la Pologne au mois de septembre 1657 sur la nouvelle
que le roi de Danemark commençait des hostilités contre la
Suède-. Une guerre se déchaîna dans laquelle Charles X faillit
conquérir tout le Danemark ; il l'eût fait sans l'intervention
diplomatique de Louis XIV. Celui-ci désirait empêcher, dans
l'intérêt du commerce maritime français, que les deux rives
1. Hislorisk Tidskvijl (Revue Historique), Stockholm 1914; d'après des manus-
crits conservés à Cracovie, à la Bibliothèque de Jagellon.
2. M. de Terlon reprit avec Charles X la route du Holstein ; ce fut une marche
épique où il fallut toutes les nuits « se retrancher et faire bonne garde afin d'éviter
les gens de guerre » et parfois traverser des villages en flammes. Mémoires du
chevalier de Terlon. pour rendre compte au Roy de ses négociations, de l'année 1656
à l'année 1G61.
862 J.A i; i;vr i: !> i. . , ^
du Sund tussent placées sous le même sceptre et ti'ouva en
M. de Terlon un habile négociateur. Le célèbre général Monte-
cuculli amena une armée d'Autrichiens et de Polonais au
secours du Danemark, mais ces troupes pillèrent et sacca-
gèrent ce que les Suédois laissaient subsister dans leur marche
victorieuse à travers le pays. Aussi les paysans danois soupi-
raient-ils :
« Dieu, préserve-nous de nos amis, les sauvages Polonais K »
La guerre prit fin en 1660, à la mort de Charles X Gustave
qui laissait la couronne de Suède à son fils mineur Charles XI.
*
* *
Huit ans après, Christine, qui dans l'intervalle avait fait
deux voyages à Stockholm où les ministres l'avaient contrainte
à signer une renonciation formelle au trône de Suède pour le
cas où le jeune roi serait venu à mourir, se posa en préten-
dante à la couronne de Pologne que l'abdication de] Jean-
Casimir laissait vacante. Projet très chimérique, car pouvait-
elle supposer que les Polonais verraient avec sympathie
une candidature suédoise? Charles X et ses généraux leur
laissaient de si mauvais souvenirs ! En outre, des frasques
récentes de l'ex-reine, sa conduite à Brème où, en costume
d'homme, elle voulut instruire les soldats du général Wrangel
et se fit moquer d'elle, à Hambourg où son nouveau favori
le comte del Monte - exploita honteusement le riche banquier
juif Texeira et où elle causa un affreux scandale en célébrant
dans une ville protestante, par des illuminations et un feu
d'artifice, l'avènement du pape Clément IX, ne devaient pas
accroître son prestige.
Elle se flattait pourtant de réussir. Son esprit inquiet cher-
chait de nouvelles aventures ; la Pologne, à la fois république
et royaume, la tentait par ce qu'avait d'exceptionnel sa cons-
titution. Elle croyait ce pays ouvert à toutes les convoitises.
Tout d'abord elle invoqua sa parenté avec Jean-Casimir, elle
1. Friis : La Reine Chris! ine de Suède. Copenhague.
2. Del Monte avait un tel empire sur Christine qu'il lui commandait souvent
de se taire (Holberg).
CHRISTINE DE SUÈDE 863
et lui étant arrière-petits-enfants de Gustave Wasa ; elle se
disait de lignée jagellonique. A l'obstacle que pouvait être son
sexe elle opposait deux exemples pris dans l'histoire de la
Pologne. Le premier était celui de la reine Wanda, fille du roi
Gracbus qui régnait au viii^ siècle. Wanda fut proclamée reine
en l'absence de mâles ; elle ne voulut jamais se marier, com-
battit les Allemands, puis se voua aux dieux et se jeta dans une
rivière que les Polonais, dit la légende, appelèrent Wandala
et qui donna son nom aux Vandales.
Le second exemple est celui de Jeanne Jagellona. En pre-
nant pour roi Henri d'Anjou, les Polonais lui firent promettre
d'épouser cette princesse, parente éloignée de leurs derniers
souverains. Une fois élu, Henri oublia sa promesse, mais quand
il eut quitté la Pologne la couronne fut donnée à Jeanne.
Le cardinal Azzolini qui avec le pape soutenait la candi-
dature de Christine déclarait que « tout le monde considérait
déjà la reine non seulement comme un homme, mais comme
supérieure à tous les hommes ».
Elle-même écrivait à l'agent qu'elle avait envoyé en Pologne :
« Si l'on se donne la peine d'examiner tout le cours de ma vie,
mon humeur et mon tempérament, il me semble qu'on pour-
rait me faire la grâce de compter mon sexe pour rien. »
Cet agent, le père Michel Hacki, Polonais de naissance,
moine de Citeau et desservant de la chapelle catholique de
Christine à Hairi-bourg, avait reçu de la reine la recomman-
dation de conduire l'affaire avec beaucoup de prudence :
« Il faut surtout, lui disait-elle, que ni l'ambassadeur de
France, ni les ministres de Suède et d'Autriche ne pénètrent
rien de cette négociation car tous les trois ont intérêt à l'em-
pêcher. »
Aux yeux du père Hacki, l'obstacle le plus sérieux était le
manque d'argent. « Que ferons-nous sans rien offrir? » s'écriait-
il. Christine répondait qu'elle ne voulait devoir sa couronne
qu'à Dieu, à son vicaire et à la République polonaise.
Le bon père entreprit un petit voyage hors de Varsovie
et fit des visites à la noblesse pour plaider la cause de la reine.
Il revint aussi à Hambourg afin de conférer avec Christine,
puis retourna à Varsovie. Christine continuait de lui refuser
des subsides. Elle ne pouvait pas faire de dépenses et, l'eût-elle
■S64 LA KEVUE DE PARIS
pu, elle ne l'eût pas voulu. « Les Polonais, disait-elle, preuuenL
l'argent de tout le monde et s'en moquent ensuite. » Si elle
échoue, elle n'aura au moins perdu que la peine d'écrire quel-
ques lettres.
La mission de Michel Hacki n'était pas facile. Que de
compétitions autour de ce trône toujours vacillant ! Chaque
prétendant avait ses émissaires secrets. L'on découvrit à
Varsovie un moine irlandais déguisé en cavalier qui intriguait
pour le prince Charles de Lorraine ; pour ce même candidat
agissait aussi le comte Zani, au service de l'empereur. Par
contre, le comte Schafgots, ambassadeur impérial, travaillait
en faveur du prince de Neubourg qui avait, dit un chroni-
queur français -, le tort d'être Allemand, nation peu agréable
aux Polonais. Le tsar Alexis qui présentait son jeune fils
Féodor faisait distribuer beaucoup d'argent et entretenait
80 000 hommes sur les frontières de Lithuanie. Il déclarait
que Féodor se ferait catholique romain, puisque par ce chan-
gement de religion il rendrait un service considérable à l'Éghse
grecque et à l'Église latine dont il réunirait les forces contre
le Turc, l'ennemi le plus redoutable qu'eussent les chrétiens.
Le prince de Condé recevait de l'argent français pour sa can-
didature, la seule que Christine craignît.
Elle écrivit à la noblesse et aux sénateurs de Pologne,
« ses bons amis », pour se recommander à eux ; elle se servit
pour cette lettre de la langue française « à cause des titres
et politesses qui s'ajustent mieux en cette langue qu'en aucune
autre ». En même temps, arrogante lorsqu'on lui rappelait
les erreurs de sa vie, elle écrivait à son agent qui évoquait
le souvenir gênant de Monaldeschi « qu'elle n'était pas
d'humeur à se justifier à messieurs les Polonais de la mort
d'un Italien à qui d'ailleurs elle avait fait donner tous les sacre-
ments avant de le faire mourir ».
Mais il y a une autre objection plus sérieuse. Hacki l'avise
que « cette raison que Votre Majesté ne veut pas se marier fera
le plus contre elle, parce que les Polonais souhaitent à cette
heure d'établir une maison régnante ».
A cela elle répond :
1. M. de la Bizardière : Histoire des Diètes de Pologne. Paris, 1G97.
CHRISTINE DE SUÈDE 865
« Pour le point du mariage, j'avoue qu'il m'embarrasse
furieusement, car considérant mon humeur et mon âge,
je vois qu'il n'y a pas de remède. Pour mon humeur elle est
ennemie mortelle de cet horrible joug auquel je ne consen-
tirais pas pour l'empire du monde. Dieu m'ayant fait naître
libre, je ne saurais me résoudre à me donner un maître et
puisque je suis née pour commander, le moyen que je puisse
me résoudre à obéir ni me donner à cet esclavage? »
L'argument que le père lui opposait lui paraissait sans poids,
le trône de Pologne étant électif. D'ailleurs, la même nation
qui avait élu Jean-Casimir, un jésuite, pouvait tout aussi bien
porter son choix sur une femme vouée au célibat. Elle ne
prenait pas au sérieux les Polonais et ne savait pas à quel point
ceux-ci le lui rendaient.
« Mon opinion, disait-elle encore, est que cela ne fera pas
obstacle et qu'on ne se souciera pas si je me marie ou non. »
Restait son ignorance de la langue polonaise :
« Cet obstacle me semble si grand qu'il me fait horreur et
je tremble quand j'y pense, car le moyen de gouverner un
peuple à qui on ne saurait parler? Comment entendrai-je
les ordres qu'il faudra donner? Comment signerai-je les
dépêches et les ordres sans les lire ni les entendre? Mais le
prince de Lorraine, ni le duc de Neubourg n'en savent pas
plus que moi et je ferai ce qu'ils ne pourront pas faire : c'est
que je tâcherai de l'apprendre en peu de temps. »
Le pape écrivit aux prélats polonais que « Christine s'était
de son propre mouvement démise de sa couronne dans la
seule vue de vivre en bonne catholique, au-dessus de toutes les
grandeurs humaines ». Mais lorsque Christine pressait le
père Hacki de hâter les négociations il lui répondait : « Votre
affaire ne se peut établir que sur le trouble des discordes des
différentes parties auxquelles nous travaillerons. » Lui et le
nonce Marescotti à qui l'ex-reine de Suède promettait le
chapeau de cardinal s'il réussissait à la faire élire, étaient
d'accord pour temporiser. Ils le firent si bien qu'ils oublièrent
même de proposer leur candidate à la Diète enfin réunie. On
entendit à cette assemblée le représentant du duc de Neu-
bourg offrir au nom de ce prince deux millions pour l'armée
et s'engager à bâtir deux forteresses sur la frontière et un
15 Octobre 191ô. 13
866 LA REVUE DE PARIS
collège polonais en Allemagne. M. de Leixin qui parla pour le
prince de Lorraine fit les mêmes olïres ; ensuite l'abbé Riquet
dit que ce prince était disposé à disputer dans un combat sin-
gulier la couronne à son compétiteur. Quant au nonce qui devait
plaider pour Christine, il parla en latin et, sans même nommer
sa cliente, recommanda simplement d'élire un prince catho-
lique. La candidature de Christine n'avait aucune chance de
réussir. Les Polonais déjouèrent tous les calculs en portant
leur choix sur un des leurs, Michel Koribut Wiesnowieski,
qui fut trouvé pleurant dans l'église des Récollets. Christine
attendait la décision de la Diète à Hambourg où, pour prendre
patience, elle étudiait l'alchimie et cultivait ardemment la
lecture. « Je donne beaucoup de temps aux livres, écrivait-
elle à son ancien maître de grec, le Hollandais Isaac Vossius,
vous savez que j'habite un pays où il faut se consoler de la
présence des vivants en fréquentant les morts. » L'Allemagne
était haïe de cette étrange femme à qui l'on accorde, parmi
beaucoup de folies, quelques beaux gestes, des mots profonds
et des jugemfents pénétrants. Au docteur Bourdelot elle écri-
vait dans le même temps :
« De tous les êtres que j'ai connus, l'Allemand est celui qui
ressemble le moins à une créature humaine \ »
Elle montrait déjà du mépris pour l'Allemagne à l'époque
où elle entretenait à Stockholm quantité de savants et d'écri-
vains étrangers, car il n'y eut jamais dans le nombre un seul
Allemand.
Aussitôt après l'élection de Michel Koribut, la fdle de
Gustave-Adolphe repartit pour la douce Italie. A Rome elle
reçut de Clément IX un accueil magnifique et elle fut heureuse
d'être une sorte d'agent secret de Louis XIV qui lui payait
une pension en échange de vagues services diplomatiques. Il
ne paraît pas que son insuccès à Varsovie l'ait beaucoup
affectée. Comme le dit un de ses historiens, le baron de Bildt :
elle était accoutumée à ne jamais voir réussir ses entreprises.
Sa vie après son abdication fut une série d'échecs.
MARTINE RÉMUSAT
1. Friis : La Reine Clirisline de Suède Copenhague.
LES ALLEMANDS
EN EXTRÊME-ORIENT
Dans son rêve d'hégémonie universelle, le kaiser accordait
une place de choix à l'Extrême-Orient. Cette contrée loin-
taine, avec ses peuples innombrables, ses richesses encore
inexploitées, sa civilisation antique et bizarre,. lui semblait
devoir constituer un des plus beaux fleurons de sa future
couronne d'empereur du monde. Depuis vingt-cinq ans, son
gouvernement et ses sujets travaillaient de leur mieux à faire
de ce rêve une réalité. Ainsi que dans les autres pays, les
Allemands s'introduisaient partout, d'abord subordonnés,
obséquieux, puis prenant chaque jour plus d'autorité. Ils
créaient et augmentaient leurs lignes de navigation dans le
Pacifique, étendaient leurs entreprises en Chine, en Indo-
Chine, en Malaisie, fondant des banques, des établissements
commerciaux et industriels, plaçant partout leur argent aux
bons endroits, sur les côtes et dans l'intérieur, se montrant en
un mot les pionniers d'une invasion pacifique, en attendant
la prise de possession politique qu'ils rêvaient.
Déjà, ils avaient obtenu d'importants résultats dus à leur
esprit méthodique et patient, à la coordination de leurs efforts
par un gouvernement qui sait ce qu'il veut et qui marche vers
son but avec constance. L'édifice de la puissance allemande
s'élevait rapidement.
868 LA REVUE DE PARIS
Aujourd'hui, cet édifice est à bas. Quelques mois de guerre
ont sufli à le renverser. La prise de Tsing-Tao par les Japonais
a pour ainsi dire annulé le travail d'un quart de siècle de
patience et d'activité; le prestige germanique a reçu un coup
mortel.
Mais les Allemands sont tenaces, ils ne s'avouent battus
que lorsqu'il ne leur reste plus aucun espoir. Évidemment,
ceux qui résident actuellement en Extrême-Orient, loin des
surexcitations, des entraînements, des illusions que subissent
et dont sont victimes leurs compatriotes en Europe, doivent
être obligés de s'avouer à eux-mêmes que les ambitions gran-
dioses de l'Allemagne en Extrême Asie sont à jamais irréali-
sables, et que, quoi qu'il arrive, ils ne'prendront pas la direc-
tion du monde jaune. Cependant, ils continuent la lutte,
malgré leurs défaites, avec les moyens qui leur restent, comme
le soldat battu, qui n'ayant plus de balle à mettre dans son
fusil, combat encore, en reculant, avec sa baïonnette.
La Chine, pays neutre, leur reste ouverte. Là, installés sur
le territoire des concessions internationales, comme en des
forteresses, à Changhaï, à Hankeou, à Canton, à Tsentsin et
dans les autres ports ouverts, ils s'elîorcent de porter encore
de rudes coups à leurs ennemis.... Multipliant leurs intrigues
en Chine même, ils sont arrivés à séduire une grande partie
du peuple.
Il est extrêmement intéressant de les voir à l'œuvre ; mais,
pour bien comprendre leur action, on doit connaître d'abord
la situation qu'ils avaient conquise en Extrême-Orient avant
la guerre.
Au déclin du règne de Bismarck, au moment où débuta la
politique d'expansion coloniale, l'Allemagne sentit le besoin de
prendre un point d'appui sur la côte du Pacifique.
Géographes et navigateurs avaient soigneusement étudié
le littoral de la Chine. La baie de Kiaotchéou, dans la province
du Chantong, leur parut l'endroit le plus désirable. La posi-
tion était, en efîet, magnifique, aux deux points de vue mari-
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT
time et terrestre : rade sûre et profonde, bien protégée, non
loin de l'entrée du golfe du Petchéli, dans lequel se déverse le
Peiho, fleuve passant près de Pékin ; possibilité de communi-
quer rapidement par terre avec la capitale, non éloignée, où
aboutissent les grands réseaux de chemins de fer. De plus^
la province du Chantong était riche en mines ; sa population,
d'une trentaine de millions d'âmes, capable de développer
ses besoins. Mais le territoire de Kiaotchéou n'était pas un
bien sans maître, il fallait donc employer un moyeu efficace
de s'approprier la baie convoitée.
En Chine, les étrangers ont droit de résidence en certains
lieux que l'on appelle du nom impropre de concessions, puis-
qu'aucune aliénation, même temporaire, de propriété ne leur
est concédée. Là, ils sont juridiquement locataires perpétuels,
administrant, par des municipalités communes ou non, les
villes qu'ils ont édifiées. Une telle situation ne pouvait
convenir aux Allemands. Ils ambitionnaient plus et mieux.
L'assassinat, en 1897, de deux missionnaires cathoUques
de leur nationalité fournit l'occasion attendue. Comme com-
pensation de ce meurtre, le gouvernement de Berlin exigea
de celui de Pékin la cession de Kiaotchéou par bail de quatre-
vingt-dix-neuf ans, ainsi que des droits spéciaux qui faisaient
de ce bail une cession véritable. L'indemnité accordée par la
cour chinoise se trouvait être hors de toute proportion avec
le préjudice causé. Le moyen employé pour l'imposer à la
Chine n'avait d'autre raison d'être que la nécessité, d'une
part, de sauver la face du faible gouvernement de Pékin,
et, d'autre part, de ménager les susceptibilités des puis-
sances.
Celles-ci, dont beaucoup de nationaux résidaient pourtant
depuis longtemps en Chine et qui avaient eu maintes fois à se
plaindre d'outrages ou de meurtres semblables, n'avaient
point pour cela essayé d'attenter à la souveraineté du pays.
L'Allemagne, usant du prestige de sa force, acquérait , donc une
situation privilégiée. Les autres grandes puissances en rece-
vaient une atteinte aux yeux des Chinois ; aussi, les plus inté-
ressées, l'Angleterre et la France, se firent-elles toutes deux
accorder par la Chine une concession analogue ; l'une, Wei-
haïwei, sur le golfe du Petchéli, l'autre, Kouangtcheouwaji, sur
870 LA REVUE DE PARIS
la côte sud de la mer de Chine, non loin de notre Tonkin ;
mais ces territoires étaient de peu d'importance, et les deux
puissances y établirent un minimum d'occupation.
Il n'en fut pas de même de l'Allemagne. Elle s'installa
puissamment, construisit un grand port, une ville qu'elle
entoura de forts redoutables, planta des bois sur les collines,
créa un chemin de fer, etc.; en un mot, elle s'attacha visible-
ment à faire de ce morceau de la Chine une terre vraiment
allemande.
L'attitude des étrangers avait provoqué dans le peuple une
vive irritation ; l'humiliation ressentie se transforma en colère
qui se répandit de proche en proche par tout l'empire, et qui
éclata enfin en 1900, sous le nom de révolte des Yhokiuen, ou
Poings fermés pour la justice — d'où le nom de Boxeurs. Ce
soulèvement, dont l'Allemagne était la cause première, faillit
amener le massacre de tous les représentants des puissances,
de tous les blancs enfermés dans la capitale chinoise. Au
début des troubles, le baron de Ketteler, ministre à Pékin,
fut tué dans une rue, au moment où il se rendait au minis-
tère des Affaires étrangères. Ce meurtre lui-même était
significatif.
La grandeur de l'offense fournit au kaiser l'occasion de
revendiquer, pour l'Allemagne, le commandement suprême
du corps expéditionnaire qui devait délivrer les blancs assié-
gés dans le quartier des légations, et ainsi d'augmenter encore
son prestige.
La révolte vaincue, les légations sauvées, la cour chinoise
dut s'humilier et accorder les réparations nécessaires ; le kaiser
exigea l'érection d'un monument expiatoire, pour rappeler
aux Chinois, avec le souvenir du crime commis sur la personne
de son envoyé, celui de sa puissance. Ce monument, un vaste
portique de marbre blanc, à trois entrées, se dresse toujours
en travers d'une des principales mes de la capitale ; piétons,
cavaliers, voitures, troupes passent continuellement sous ce
portique. Pour que l'humiliation des Chinois fût plus com-
plète, Guillaume prétendit, en outre, que le prince envoyé par
la Cour pour lui porter de légitimes excuses au sujet du
meurtre du baron de Ketteler, s'agenouillât devant lui, selon
le grand rite qui consiste à se prosterner trois fois et à mettre
LES ALLEMANDS EN EXTUÈ ME-O RI ENT 871
neuf fois le front sur le sol, comme on fait en Chine dans
les cérémonies cultuelles; mais le prince chinois ne consentit
point à accomplir un acte considéré, dans la civilisation euro-
péenne, comme dégradant pour la dignité humaine. Il fut
inflexible, et l'empereur dut se contenter de saints.
Tout cela blessait profondément les Chinois qui, comme
tous les Asiatiques civilisés, ont un sentiment très vif des
nuances. Mais l'Allemand tient avant tout à donner une rude
impression de sa force, il considère ce système comme une
habileté politique.
Néanmoins, on ne tarda pas à s'apercevoir que, même che2
ces hommes jaunes, il était bon d'agir par d'autres moyens;
le fameux von Bernhardi lui-même ne conseillait-il pas de
gagner la masse et le gouvernement chinois en se servant de
la religion, de l'enseignement, de la presse, en faisant croire
à la Chine que l'Allemagne pourrait éventuellement devenir
pour elle une puissante protectrice?
C'est lui qui disait : « Si nous n'arrivons pas à augmenter
notre prestige en Chine et à le maintenir sans égard pour
personne, si nous n'arrivons pas à convaincre la Chine de notre
force et à lui assurer un soutien contre ses ennemis, qui sont
en même temps nos concurrents, tous les grands sacrifices
financiers auxquels nous aurions pu nous résoudre resteraient
vains. «
Déjà en 1890, une mission catholique allemande, établie au
Chantong avec un évêque, se soustrayait au protectorat fran-
çais qui, jusque-là, s'était étendu sur les missionnaires catho-
liques de toutes les nations. Bien que son gouvernement fût
luthérien, le kaiser revendiquait le droit de protéger lui-même
ses nationaux catholiques, et de les venger s'il leur arrivait
malheur en Chine. Protection intéressée : ce fut, ainsi que
nous l'avons vu, le meurtre de deux de ces missionnaires qui
servit, sept ans plus tard, de prétexte à la prise de la baie de
Kiaotchéou et du territoire qui la borde.
Depuis Louis XIV, l'action du clergé catholique a été
grande en Chine; pendant des siècles, c'est lui seul qui a
représenté la civihsation occidentale dans l'Extrême-Orient
87 2 LA KEVUE DE PARIS
tout entier, et particulièrement dans le Céleste Empire. Des
jésuites occupèrent même d'importantes fonctions officielles
et scientifiques à Pékin. Actuellement, parmi les mission-
naires, les Français tiennent la première place : jésuites, fran-
ciscains, lazaristes, prêtres de la Société des Missions étran-
gères, auxquels sont venus se joindre des frères maristesetdes
religieuses de divers ordres, possèdent des établissements, de
fondation plus ou moins ancienne, un peu partout sur
l'immense territoire de la Chine. Un couvent de trappistes
se trouve même dans le nord de la province du Pétcheli.
En vertu de traités passés avec la France, les missionnaires
catholiques peuvent résider, en dehors des ports ouverts,
dans l'intérieur, où le droit de domicile n'est pas reconnu aux
autres étrangers. En fait, ils administrent des communautés
chrétiennes indigènes, lesquelles jouissent du droit de pro-
priété. Il y avait là un moyen d'influence dont les Allemands
songèrent à se servir pour eux-mêmes. Le kaiser donna aux
prêtres catholiques allemands du Chantong deux millions de
marks afin qu'ils pussent réaliser, par toute la Chine, le plan
d'ensemble qu'ils avaient hardiment conçu sans tenir compte
des règles de l'Église catholique.
D'abord, les missionnaires allemands, prétendant que la
science allemande était supérieure à toute autre, essayèrent
de fonder une université catholique, pour faire concurrence
à celle que possèdent les jésuites français à Zikawei, près de
Changhaï. Le prêtre, promoteur de ce projet, rencontra une
vive opposition de la part de ses coreligionnaires français et ne
réussit pas. Néanmoins, avec le sans-gêne et le manque de
tact propre aux gens de sa nation, il s'avisa de convoquer à
l'évêché de Pékin, et sans en informer l'évêque, les vicaires
apostohques de l'importante province du Petchéli. Mgr Jarlin,
justement froissé de ces procédés singuliers, congédia le per-
sonnage.
Celui-ci chercha alors à nouer des liens avec les missions du
centre de la Chine, afin d'organiser, si possible, des points
d'appui pour une propagande religieuse spécifiquement ger-
manique au fond, mais qui se présentait sous l'aspect d'uni-
versalité doctrinale propre, par définition même, à l'Église
cathodique. L'abbé, piètre diplomate, laissait trop voir le bout
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 87.')
de l'oreille. Ses confrères français réconduisirent poliment.
De ce côté, les espoirs allemands se trouvaient donc déçus, et
l'extension de rinfluence sous cette forme religieuse dut se
borner à l'hinterland germanique — en l'espèce, la province
du Chantong.
Mais, si la propagande pro-allemande sous forme religieuse
rencontrait, pour des raisons de préséance historique, des
obstacles particuliers, il n'en était pas de même d'une pro-
pagande laïque dans le domaine de l'instruction.
A Changhaï, la société germano-asiatique consacra un
budget de 250000 francs à une université destinée à dispenser
aux jeunes Chinois les bienfaits de la Kultur. Cette univer-
sité comprend trois facultés : une faculté httéraire et scien-
tifique, où l'on enseigne la langue allemande, le latin, la
physique, les mathématiques ; une faculté de médecine qui
devait avoir dix chaires et un amphithéâtre ; enfin, une école
d'ingénieurs, qui fut ouverte, avec un professeur, en 1913.
Dans le centre de la Chine, on fit des acquisitions de terrains
pour y édifier des établissements d'instruction, dès que les
moyens le permettraient.
Il va de soi que, dans la colonie de Tsingtao, l'activité était
grande. Les Allemands y possédaient une école, dénommée
université, où l'on enseignait en allemand aux jeunes Chinois
la législation, la mécanique, l'agriculture, la science fores-
tière, plus onze écoles élémentaires pour les indigènes, une
école d'apprentissage pour les filles et une pour les garçons,
une autre tenue par les missionnaires.
A Hankéou, au cœur du pays, ils disposaient d'une école
et d'une université de mécanique ; dans la province éloignée
de l'ouest, le Seutchoenn, ils avaient ouvert à Tchengtou,
la capitale, une école moyenne.
Tout autour de Tsingtao, centre d'action, se multiphaient
les entreprises industrielles, les exploitations de mines. Un
chemin de fer reliait Tsingtao à Tsinanfou, la capitale provin-
ciale du Chantong et, de là, continuait vers le nord, se raccor-
dait aux lignes allant vers Pékin et vers le sud. De puissants
groupes financiers se constituaient pour favoriser le développe-
ment des affaires allemandes, la Deutsch-Asialische Bank et
87 4 LA REVUE DE PARIS
les autres anciens établissements ayant suscité la concurrence
des maisons analogues.
Dans toute la Chine, la presse locale était surveillée et,
partout oii la chose était possible, des Allemands cherchaient
à l'influencer d'une façon quelconque. A Pékin, le principal
journal officieux du gouvernement chinois, le Chciipao, ou le
Temps, se trouvait en réalité dans des mains allemandes ; il
publiait une édition en anglais pour travailler l'opinion des
Européens résidant dans le pays, l'anglais étant pratiquement
en Extrême-Orient la langue internationale. Cette feuille était,
et est encore sans doute, dirigée par l'Allemand que je trouvai
dans les bureaux du journal chinois en 1912.
Enfin, le kaiser veillait à ce que des conseillers à lui fussent
toujours bien placés auprès du gouvernement débile de Pékin.
Il ambitionnait visiblement d'exercer à la cour une grande
influence au point de vue militaire ; tout porte à croire qu'il
rêvait de faire de cette Chine, à la population innombrable,
une sorte de Turquie, d'où il pourrait puiser plus tard les
soldats destinés à étendre par la force la puissance allemande
dans cette partie du monde. L'Allemagne tenait toujours
prête une mission militaire destinée à mettre la main sur
l'organisation et la direction de l'armée chinoise. A un certain
moment, on crut même qu'elle allait réussir à implanter
trois cents officiers allemands pour prendre en main la grande
réforme militaire. La rivalité des autres puissances, juste-
ment inquiètes, l'empêcha de réaliser ce projet.
Lors de la Révolution de 1911, l'Allemagne fit partie du
fameux consortium des puissances qui appuya le président
dans sa lutte contre le Parlement ; mais elle n'y tenait qu'une
petite place et y jouait un double jeu. Tandis que, d'un côté,
elle participait, autour du tapis vert, aux délibérations et aux
décisions qui avaient pour but de mettre la Chine en tutelle
par l'argent, d'un autre côté, elle s'efforçait de gagner les
bonnes grâces du personnage ambitieux, dont elle comptait
se faire un instrument à son service. C'est ainsi que, lorsque
l'emprunt du coup d'État eut été accordé par le consortium au
président, lorsque tout fut signé, on apprit que l'Allemagne et
l'Autriche avaient dans le secret passé un contrat à leur profit
exclusif; Yuen Chekaï, le dictateur, leur accordait, en garantie
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 875
de prêts éventuels, certaines ressources fiscales qu'il s'était
engagé à réserver aux autres prêteurs; de plus, il prenait l'en-
gagement de faire en Allemagne d'importantes commandes
d'armement, ce qui ruinait les espérances des maisons anglaises
et françaises pour lesquelles surtout cet emprunt avait été
lancé.
Malgré ces manœuvres, les Allemands ne disposaient pas de
l'influence prédominante sur le nouveau chef de l'État chi-
nois. La situation diplomatique à Pékin était telle que, lorsque
les grandes puissances de la Triple Entente, jointes aux États-
Unis et au Japon, se montraient hostiles aux entreprises de
l'Allemagne, celle-ci, dans l'impossibilité de briser un faisceau
si puissant, était obligée de reculer; elle s'y 'résignait, en
préparant l'avenir par la pénétration pacifique de la Chine et
des autres pays d'Extrême-Orient.
*
* *
Au nombre de ceux-ci, l'Indo-Chine française se présentait
comme un morceau de choix. Depuis longtemps, le monde
colonial allemand pensait bien qu'un jour viendrait fatalement
où, la France étant de nouveau vaincue, l'Indo-Chine serait
pour l'Allemagne une riche proie. Mais une invasion pacifique
d'avant-guerre présentait chez des Français ombrageux un
caractère particulièrement difficile ; la tactique fut donc appro-
priée à la situation.
Les Allemands se contentèrent d'implanter en Indo-Chine
quelques maisons seulement ; celles-ci devaient étendre leurs
succursales avec personnel franco-indigène sur tout le terri-
toire. On ne courait pas le risque d'inquiéter un patriotisme
défiant, comme il serait arrivé si de nombreux sujets allemands
étaient venus s'installer dans la colonie.
Déjà, en 1884, la famille Speidel avait créé en Cochinchine,
sous un nom français : La Rizerie de V Union, une société
commerciale pour exploiter la principale richesse du pays :
le riz. Comme la plupart des entreprises coloniales, cette maison
devait faire des opérations de toutes sortes ; avec le temps,
elle poussa ses rameaux au Tonkin, et jusque dans la pro-
vince du Yunnan, en Chine, où elle avançait en même temps
que les Français. Puis, les défiances françaises disparaissant
876 LA REVUE DE PARIS
peu à peu, la puissance de l'Allemagne grandissant, il devint
inutile de dissimuler le nom de la maison ; le 25 juin 1914,
quelques jours avant les événements qui devaient amener la
guerre, Ulrich Speidel, Frédéric Speidel, Hermann Prescher,
François Dobwehl, Oscar Bezold, associés en nom collectif,
ainsi que la veuve Emma Speidel, née Haid, et Ulrich Speidel,
commanditaires, tous sujets allemands, déposaient au greffe
de Saigon les nouveaux statuts de leur société agrandie sous
le nom de Speidel et Cie.
Le succès des Speidel engagea M. Engler, de Francfort, à
perfectionner le système. C'est de Francfort même, en effet,
que la maison Engler et Cie, fondée en 1896, à Saigon, était
dirigée. C'est de là que M. Edouard Engler autorisait toutes
les ventes, tous les achats importants et tous les mouve-
ments de fonds de la société.
On peut se faire une idée de l'importance et de l'activité
du commerce de ces quelques Allemands en Indo-Chine, quand
on sait que, lorsqu'ils voulurent lutter contre l'industrie fran-
çaise de l'automobile, ils réussirent du premier coup à égaler
par leurs importations les maisons françaises de la métropole.
Elles importaient pour 1 329000 francs en 1912; les Allemands,
en 1913, pour 1 174000 francs.
Ils importaient pour 363 000 francs de métaux en 1912, et
pour 1 023 000 en 1913. Cette même année, le chiffre de leurs
entrées fut de 3 836 000 francs de marchandises d'origine alle-
mande et 175 000 d'origine autrichienne, soit pour plus de
4 millions de produits.
Leurs navires, en 1912, embarquaient et débarquaient dans la
colonie 422000 tonnes de marchandises, pour 71 625 000 francs.
Afin de favoriser cette conquête des marchés et des trans-
ports, le gouvernement de Berlin subventionnait largement
les grandes compagnies de navigation desservant l'Extrême-
Orient ; à la Norddeutscher Lloyd de Brème et aux autres,
il accordait 4 275 000 francs annuellement.
Le développement rapide du commerce germanique dans
notre grande colonie asiatique se serait vraisemblablement
accru si la guerre n'avait pas éclaté, et bientôt on aurait vu,
grâce à la confiance, à l'insouciance, au laisser-aller des Fran-
çais pacifiques, se multiplier les firmes allemandes, accourir
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 877
des agents, des commis, des comptables, des acheteurs tra-
vaillant pour le compte de la plus grande Allemagne, exploi-
tant habilement le travail des indigènes et les richesses du
pays, tandis que les Français se seraient consacrés à admi-
nistrer, à tenir en bride la population et à encourir, de ce fait,
l'animadversion de celle-ci. Le terrain eût été ainsi admira-
blement préparé pour de futures révoltes et pour une prise
de possession du pays par les mains expertes de gens le
connaissant bien.
* *
Le travail souterrain d'avant-guerre ne pouvait, en ce qui
concernait l'Angleterre et ses colonies, être poursuivi avec
moins de soin que celui qui s'accomplissait dans l' Indo-Chine
française. De fait, l'Indo-Chine anglaise, connue sous le nom
usuel de Straits Settlemenls ou Établissements des Détroits, était
elle aussi, le théâtre de l'activité germanique. Du jour où
les Allemands se lancèrent dans la politique mondiale, ils
ne pouvaient négliger de dresser, dans le secret, leurs batte-
ries en un point aussi important de la carte du monde que
le détroit de Malacca.
Au sud de ce détroit, en effet, se trouve Singapoure, île de
quelque 580 kilomètres carrés, avec une capitale dont les
Anglais ont fait un port de premier ordre. La ville de Singa-
poure est située sur une rade magnifique, au point de croi-
sement des lignes de navigation entre l'Europe, l'Inde, la
côte orientale d'Afrique et la Cochinchine, la Chine, le Japon,
Sumatra, Java. Singapoure est un vaste dépôt de charbon,
une station de ravitaillement et de réparations, un grand
. marché commercial, une station de transit, et un centre straté-
gique qui surveille la route maritime d'Extrême-Orient.
Sur la côte ouest de la presqu'île malaise, la Grande-Bre-
tagne possède également plusieurs territoires : la province
de Malacca, jadis portugaise et hollandaise, celle de Dinding,
plus haut, celle de Wellesley qui s'étend en une étroite et
longue zone côtière, et en face de laquelle se trouve l'île de
Penang et le port du même nom. Le protectorat anglais
s'applique en outre à quelques États indigènes voisins.
Là, comme en Indo-Chine française, mais plus nombreux
878 LA REVUE DE PARIS
les commerçants allemands allèrent un à un se fixer. Le libé-
ralisme des Anglais leur facilita la tâche, car l'administration
coloniale de nos voisins, non seulement ne met aucune entrave
à l'établissement des étrangers sur le sol britannique, mais
s'ingénie au contraire à seconder de son mieux leurs entre-
prises qui, pense-t-elle, doivent concourir à la prospérité géné-
rale. C'est du moins ce qui se passe en Malaisie, où les Français
qui possèdent des plantations ou qui exploitent des mines
sont unanimes à préférer les méthodes accommodantes de
l'administration coloniale britannique aux procédés de notre
bureaucratie indo-chinoise.
L'étranger qui va en Malaisie planter le manioc, l'hévéa à
caoutchouc, ou faire du commerce, s'y trouve donc comme
chez lui, ou mieux encore. Profitant du bon accueil anglais,
'es Allemands fondèrent là également quelques exploitations,
quelques comptoirs, quelques maisons de commerce ; mais ils
ne se contentèrent pas de poursuivre leurs entreprises com-
merciales, industrielles ou agricoles. Au milieu des Anglais
sans défiance, ils se préparaient pour le jour où leur kaiser
donnerait le signal du conflit qui devait amener la réalisation
de son rêve d'hégémonie mondiale. Ils installaient sur les côtes
et dans les ports des postes secrets de télégraphie sans fil qui
devaient, ainsi qu'on le découvrit plus tard, leur rendre les
plus grands services en cas de conflit de l'Allemagne avec une
autre puissance, et particulièrement avec l'Angleterre.
Nul ne se défiait d'eux. En Extrême-Orient, les blancs, quelle
que soit leur nationalité, vivant loin de leur patrie au milieu
d'hommes d'une autre race et d'une autre civilisation, entre-
tiennent, en général, des rapports assez étroits ; ils se rencon-
trent le soir dans des cercles communs, où tout le monde
fraternise ; des mariages se concluent entre personnes de natio-
nalités différentes; le contact journalier, la communauté des
intérêts, les relations d'afïaires, fondent en quelque sorte
tous ces enfants de la civilisation occidentale en une commu-
nauté où s'atténuent les divergences nationales.
Qui aurait pu se douter, parmi ces Anglais, convaincus de
l'inviolabilité de l'empire britannique et si confiants, que
certains membres de cette communauté formaient le plan de
s'emparer, par un massacre, de la colonie? Qui aurait pu croire
LES ALLEMANDS KN EXTRÊ ME-O UI EN T 87 9
que, sur tous les points du territoire, aussi bien àPenangqu'à
Singapoure, ils prenaient leurs dispositions pour trahir ceux
qui les accueillaient si fraternellement?
Les événements devaient pourtant démontrer qu'il en
était ainsi. A Singapoure même, un certain Deahn, Allemand
très actif, fondé de pouvoirs de la maison Benh Mayer et
consul de Turquie, s'était attaché à acquérir de l'ascendant
sur les sous-ofhciers hindous du bataillon de cipayes qui, avec
quelques soldats anglais, composaient la garnison de la colonie.
Pour arriver à ses fins, il s'était servi d'un intermédiaire
musulman qui entretenait des, relations suivies avec le monde
religieux et politique de l'Islam en Europe. Deahn et son
acolyte réunissaient les sous-officiers à l'écart, dans une
maison de campagne de l'île, et travaillaient l'esprit de ces
cipayes musulmans; ils leur présentaient, dans le sens des
intérêts allemands, les événements politiques de l'Europe, la
situation du pays où régnait le commandeur des croyants,
leur parlaient de leurs intérêts religieux; en un mot, ils
s'efforçaient de prendre la direction intellectuelle de ces
hommes simples. Les Anglais, distants, par caractère et par
système, à l'égard des indigènes qu'ils dominent, ne s'aper-
cevaient pas de ce travail de pénétration d'une influence
étrangère dans l'esprit de leurs soldats. Les résultats s'en
révélèrent à eux d'une façon terrible lorsque la guerre eut
éclaté en Europe.
II
Pendant tout le mois de juillet à peu près, les Occidentaux
résidant en Extrême-Orient se doutaient moins encore que le
public européen, de l'imminence du formidable conflit dans
lequel la volonté d'un homme allait précipiter le monde.
Seuls, les Japonais, Asiatiques défiants, et dont le service des
renseignements et d'espionnage ne le cède en rien à celui de
l'Allemagne elle-même, constataient, dès juillet, qu'on accu-
mulait approvisionnements et munitions àTsingtao,comme si
l'on avait prévu un siège prochain de cette place.
A la fin du mois, arrivèrent les premières dépêches inquié-
880 LA REVUE DE PARIS
tantes, puis, coup sur coup, la déclaration de guerre de l'Alle-
magne à la Russie et à la France. L'émotion fut à son comble.
Quel parti allait prendre l'Angleterre? Bientôt on reçut la
nouvelle de l'entrée de celle-ci dans le conflit, ce qui devait,
aux yeux de tous, avoir pour l'Extrême-Orient de graves
conséquences en donnant au Japon un motif d'intervenir lui
aussi.
Les hommes d'État de cette dernière puissance ne pouvaient
laisser échapper une occasion si belle de faire faire un pas de
géant à leur politique d'expansion sur le continent asiatique.
Ils agirent rapidement; lorsque la flotte allemande de Tsingtao
fut partie vers les côtes du Chili, le Japon, le 19 août, envoya
à l'Allemagne son ultimatum : l'orgueilleuse Germanie de ^ ait
s'humilier devant ces Asiatiques qui n'avaient pas oublié le
tableau fameux sur le péril jaune tracé de la main même du
kaiser; elle devait remettre au Japon la plus belle des colonies
allemandes, et cela sans indemnité. C'était la guerre fatale;
fatale également devait être la perte de Tsingtao. Les défenses
entourant la ville et le port étaient plus fortes, dans leur
ensemble, que celles de Port-Arthur lorsque les Japonais assié-
gèrent cette place. Certes, les Allemands auraient pu opposer
là une résistance très longue aux alliés. Peut-être même les
puissances de l'Entente auraient-elles pensé que la prise de
Tsingtao ne présentait pour elles un assez grand intérêt pour
en entreprendre le siège. L'intervention du Japon changeait
complètement la situation : c'était la perte assurée de la
position allemande en Extrême-Orient.
Aussi les Allemands, qui considèrent l'héroïsme moral comme
une inutilité, ne s'obstinèrent-ils pas. Ils subirent leur destin,
à Tsingtao, avec le minimum d'efforts. Le combat fut, en
quelque sorte, protocolaire. Comment, d'ailleurs, les quatre
mille défenseurs de la place auraient-ils pu espérer résister
longtemps avec succès à toute une armée de soldats valeu-
reux possédant une puissante artillerie et trois escadres.
Attaqué par terre et par mer par les Japonais, auxquels s'était
joint un corps de huit cents cipayes et soldats anglais, Tsingtao
succombait le 7 novembre, et le gouverneur, Meyer Waldeck,
signait la reddition.
Le 16, les troupes victorieuses faisaient leur entrée triom-
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 881
phale ; les autorités s'installaient dans les édifices allemands
que l'artillerie assiégeante avait eu soin de respecter. De nom-
breux civils, sujets du mikado, accoururent de Corée, de
Mandchourie, des îles japonaises elles-mêmes, et prirent pos-
session réelle du territoire, de la ville, du port, de ses docks.
On débaptisa la colonie qui s'appelle maintenant Seitoii.
Cette colonie ne fut point rendue à la Chine, bien que les
termes de l'ultimatum à l'Allemagne parlassent « d'une resti-
tution éventuelle » aux Chinois; les Japonais prétendent, en
effet, que, l'Allemagne n'ayant pas accepté l'ultimatum, cet
instrument diplomatique est devenu caduc et que le Japon a
acquis, par les sacrifices faits pour expulser les Allemands,
des droits à prendre leur place. D'ailleurs, cette question
pourra se discuter avec les puissances lors de la conclusion
de la paix générale.
En attendant, le flot des immigrants japonais continue
d'arriver à Seitou, tandis que les soldats allemands qui occu-
paient Tsingtao sont prisonniers au Japon. Cette colonie, pour
laquelle tant de sacrifices d'argent avaient été faits par ses
possesseurs, se trouve désormais en des mains robustes qui la
tiennent solidement, et ainsi s'accomplit la prévision de von
Bernhardi, lorsqu'il disait : « Si nous abandonnions Tsingtao,
ou si nous le perdions par la force des armes, notre prestige en
Extrême-Orient recevrait un coup mortel et notre commerce
serait livré sans secours possible à la destruction. Une telle
perte ne détruirait pas seulement le germanisme en Extrême^
Orient, mais encore atteindrait notre prestige dans le monde
entier. »
Lorsque là guerre eut éclaté en Europe, les agents alle-
mands résidant dans le sud de la Chine disposèrent immédia-
tement leurs batteries pour combattre, avec les moyens dont
ils disposaient, les Français en Indo-Chine.
L' Indo-Chine française, et particulièrement le Tonkin,
offrait un champ d'action tout proche aux consuls chargés
de mener la lutte. Nos frontières avec la Chine commencent
à Moncay sur le golfe du Tonkin; elles longent, sur une
15 Octobre 1915. 1^
882 LA REVUE DE PARIS
petite distance, la province de Canton, sur une très grande,
celle du Koangsi et du Yunnan; cette dernière province
enfonce même comme un coin une pointe de son territoire
dans notre Laos, avant d'atteindre la Birmanie. Ces régions
frontières sont montagneuses, couvertes de forêts, d'accès
difficile; une vraie terre d'élection pour le banditisme. Aussi,
du côté français restent-elles encore presque toutes dans la
condition de territoires militaires, comme au temps de la
conquête ; du côté chinois, l'administration y est à peu près
inexistante, et jamais le pouvoir central n'a pu tenir vraiment
en mains ce pays à demi-sauvage. Des bandes de malfaiteurs,
d'outlaws, ont toujours plus ou moins infesté le pays et fait
des incursions dans l'intérieur du Tonkin, pour y voler les
paisibles cultivateurs.
D'autre part, c'est dans la Chine du Sud que les Annamites
mécontents de notre domination, ceux qui ont été l'objet de
condamnations politiques et ont pu s'enfuir, se sont réfu-
giés. De là, exploitant les fautes de notre administration, ils
agissent sur l'esprit de leurs compatriotes, les incitant à la
révolte contre les Français. Un petit-fils de l'empereur anna-
mite Gialong, du nom de Cuong-Dé, et un lettré renommé,
Pham-Bau Chau, y dirigent l'agitation contre nous.
On pense bien que les Allemands ne se firent pas faute
d'exploiter cette situation. Le centre de leur action paraît
avoir été Pakhoï, petit port chinois sur le golfe du Tonkin. Là
se trouve un consul allemand très actif, et qui semble avoir
été placé si près de notre colonie pour la surveiller et y orga-
niser éventuellement toute action contre nous. A Longtcliéou,
un peu plus haut Sur la frontière sino-tonkinoise, se trouve un
consul général ; à Yunnanfou, au nord-ouest de [notre Tonkin,
un autre agent allemand s'était depuis longtemps signalé par
ses intrigues ; enfin Hoaï-Hao, le port de la grande île chinoise
de Haïnan, possédait également sa sentinelle allemande.
Dès le début de juillet, le consul Bragard, de Hoaï-Hao, se
rendait à Yunnanfou et y restait le mois entier, vraisembla-
blement pour organiser, avec son collègue, une action concor-
dante ; mais cet agent joua de malheur, fut surpris par la
déclaration de guerre et arrêté au moment où il retraversait
le Tonkin.
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 883
Le consul de Pakhoï fut plus heureux. Il est vrai cju'il réside
dans un endroit bien choisi pour se livrer à des intrigues et
tramer des complots ; car Pakhoï se trouve dans une région
indépendante de fait du gouvernement central cliinois ; on y
reçoit quelquefois les agents de l'autorité et les troupes gou-
vernementales à coups de fusil. Aussi ce port fut-il toujours
signalé comme un centre très actif de propagande contre nous.
Quant à l'action des agents allemands, consul, vice-consul,
missionnaires luthériens, luttant pour le Deiitschland iïber
ailes, voici ce qu'en dit le correspondant à Pakhoï même du
journal du Tonkin le plus proche, le Courrier cVHdiphong :
C'est à Pakhoï, et non ailleurs, que la dernière main a été mise aux
complots bassement criminels tramés contre l' Indo-Chine. C'est là,
en des visites nocturnes, que les affiliés, chefs des bandits annamites,
chinois, nhungs, minhs, etc., sont venus prendre le mot d'ordre, rece-
voir des subsides et des poisons violents importés d'Allemagne. Yoretzh
et Weiss se sont certainement occupés de ces abominables besognes,
mais celui qui a agi sans relâche et en dernier ressort, c'est Metzeltin.
C'est de Pakhoï que sont partis les Boches chargés de diriger les
agressions préparées contre l' Indo-Chine. Si les attaques projetées vers
plusieurs points de la frontière, notamment versMoncay etLongtcheou,
se sont réduites à un point dégarni du Laos, nous le devons à la tour-
nure favorable de nos opérations militaires en Europe.
Un de ces officiers ou sous-officiers boches débarquait encore récem-
ment à Pakhoï nanti d'une caisse d'armes et de munitions, et, après un>
séjour au consulat boche, se mettait en route pour la frontière du
Tonkin.
L'effet de ces machinations ne tarda pas à se faire sentir...
Des bandes munies de fusils furent signalées en divers points
de la frontière... Les autorités du Tonkin prirent immédiate-
ment des mesures rigoureuses ; des troupes partirent à la
chasse de ces pirates, car tel est le nom qu'on leur donne habi-
tuellement.
A Yen Bay, au nord du Tonkin, quatorze indigènes furent
condamnés à mort en décembre 1914 ; à Backan, où des déte-
nus s'étaient enfuis de la prison, vingt-six furent exécutés
en février 1915.
Dans la nuit du 13 au 14 mars de cette même année, le poste
de Talong, sur la frontière du Koangsi, était attaqué. Les
assaillants avaient d'abord essayé de corrompre les tirailleurs
884 LA REVUE DE PARIS
annamites qui gardaient le poste. Ils furent repoussés avec
pertes. Les attaques les plus sérieuses eurent lieu sur la fron-
tière du Yunnan, contiguë au Laos On dut envoyer là une
colonne composée de cinq compagnies de tirailleurs anna-
mites, conduites par le commandant Sourisseau qui lutta
énergiquement ; en mars et avril les bandes furent enfin victo-
rieusement repoussées.
Cette reprise du vieux banditisme, fomentée par les Alle-
mands, n'aurait, en somme, pu avoir un caractère vraiment
dangereux que si la population annamite elle-même avait été
gagnée par des excitations et appelée à la révolte ; mais le fait
ne se produisit pas. Une tentative de complot, à la suite de
l'attaque infructueuse d'un poste, fut jugée par un conseil de
guerre du Tonkin et vingt-sept indigènes furent exécutés, mais
la population ne s'en émut pas.
L'affaire la plus curieuse est celle de la Légion étrangère
tenant garnison en Indo-Chine ; parmi ces soldats se trouvent,
comme on sait, beaucoup d'Alsaciens et d'Allemands. Lors
de l'envahissement de la Belgique, des rixes se produisirent,
d'abord entre légionnaires belges et allemands. Malgré leur
engagement sous les drapeaux d'une nation autre que la leur,
certains de ces hommes, excités par les événements, sentaient
se réveiller leur patriotisme. L'autorité militaire prit les
mesures de précaution indiquées par les circonstances...
Dans le deuxième territoire militaire, sur la frontière de
Chine, se trouvait, à Namnang, un poste comprenant vingt-
cinq ou trente Allemands et sept Français. Un caporal qui
dit se nommer Kurth, engagé en 1908 et naturalisé en 1913...,
ne projetait pas moins que de chasser les Français du
Tonkin, après avoir soulevé la population, puis de se rendre
avec tous les Allemands de la légion, à Tsingtao, pour parti-
ciper à la défense de la forteresse allemande.
Le plan n'était pas mal imaginé. Il consistait à massacrer
d'abord les sept Français, officiers et sous-officiers, à s'em-
parer de la caisse du poste, à se joindre aux autres légion-
naires allemands, préalablement prévenus, de Caobang et des
postes de la même région. Kurth comptait ainsi rassembler
les deux cents Allemands du 5® bataillon ; le caporal avait des
Intelligences... à Talong et même à Langson. Les deux mitrail-
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 885
leuses dont le poste disposait étant servies habituellement par
des Allemands, ces armes bien maniées devaient rendre de
grands services...
La réalisation d'un tel plan n'avait rien d'impossible ;
mais Kurth commit, lui aussi, l'erreur de psychologie qui a fait
faire tant de fautes à ceux de sa race. Il ne se rendait pas
compte que, dans un milieu mêlé, comme celui de la légion
étrangère, il est fort difficile de conserver le secret nécessaire
à un complot de ce genre, et cela d'autant plus, en l'espèce,
que parmi les Allemands de la légion, il y a des Alsaciens.
Kurth fut dénoncé à temps. Il passa en conseil de guerre et
fut fusillé. Il aurait déclaré, avant de mourir, être officier
dans l'armée du kaiser. La chose n'a rien d'invraisemblable,
au contraire. Ce rôle de traître poursuivi pendant plusieurs
années est tout à fait conforme à la mentalité allemande.
En somme, dans notre Indo-Chine, les intrigues teutonnes
n'avaient produit qu'un maigre résultat. Le réveil du bandi-
tisme n'était pas arrivé à exciter contre les Français la popu-
lation annamite. Tandis que, sur les hauts plateaux sauvages
du Laos, dans les bois et les montagnes de la zone frontière,
se livraient comme autrefois les combats avec les pirates,
les indigènes du bas pays apportaient généreusement leur
obole aux œuvres de secours pour les blessés delà guerre. Plu-
sieurs d'entre eux, et non des moindres, combattaient en
Europe, y versaient leur sang pour la France. Ainsi le fils aîné
du Tong-Doc de Cholon commande actuellement un régiment
français sur le front, et tout le monde connaît de nom son
frère, le célèbre officier aviateur Dohuu.
*
* *
C'est en Malaisie que les Allemands obtinrent un résultat
appréciable de leurs machinations. Grâce aux appareils de
télégraphie sans fil dont ils disposaient, ils purent renseigner
continuellement le fameux croiseur VEmden qui, dès le début
des hostilités, s'était rendu dans le sud de la mer de Chine,
puis dans l'océan Indien, pour y attaquer les navires de com-
merce des puissances alliées.
La présence des Allemands sur les divers points des côtes lui
permit longtemps d'esquiver les vaisseaux lancés à sa pour-
LA REVUE DE PARIS
suite. Averti de leur présence dans les ports et des moments de
leur départ, il se trouvait toujours là où ils n'étaient pas. Il
put ainsi couler un nombre considérable de vapeurs sur la
route maritime d'Extrême-Orient. La télégraphie sans fil
permettait même aux indicateurs de pousser dans des embû-
ches les navires alliés ; ainsi, un de nos plus grands paquebots
reçut un jour un message en clair lui annonçant la présence
de VEmden à un certain point où il n'était pas. Le comman-
dant se défia, et bien lui en prit, car s'il se fût guidé sur les
indications qui lui étaient ainsi données, son navire eût été
au-devant du triste sort qui échut à tant d'autres.
C'est à Penang, dans le port même, que VEmden. accomplit
son plus beau coup, en détruisant en quelques minutes un
croiseur russe à l'ancre.
Depuis le commencement de la guerre, les croiseurs et tor-
pilleurs anglais, français, russes qui convoyaient les grands,
paquebots et les navires de commerce alliés avaient pris
Penang, situé un peu en retrait de la grande route maritime
dans le nord du détroit de Malacca, comme station de ravi-
taillement. Le 26 octobre, un des navires de cette station, le
croiseur anglais à quatre cheminées le Yarmouth, se trouvant
en mer, il ne restait dans le port, avec le croiseur russe
Jemichoug, que le D'Iberville, de notre station du Pacifique, et
quelques torpilleurs français.
A quatre heures du matin, heure la plus favorable au som-
meil dans ces régions tropicales, toute la ville dormait ; les
feux des torpilleurs étant éteints, le commandant russe et la
plus grande partie des hommes se trouvant à terre, VEmden,
maquillé par l'addition d'une quatrième cheminée, afin de
ressembler au Yarmouth, entra doucement dans le port, en
répondant aux « Qui-vive? » des sentinelles : « Yarmouth, ren-
trant au mouillage ! », puis il alla se placer entre le Jemtchoug
et la ville, à moins de trois cents mètres du vaisseau russe.
A ce moment, un marin de quart du Jemtchoug vit
remuer la quatrième cheminée, comprit la supercherie, donna
l'éveil en criant : « Emden I » ; mais il était trop tard. Une
'torpille frappait le Jemtchoug, dont le pont était en même
temps balayé par une grêle de mitraille. Le malheureux vais-
seau, désemparé et donnant de la bande, tira quelques coups
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 887
■ d canon qui, passant par-dessus VEmden, allèrent frapper
a ville, et coula avec les quatre-vingts hommes restés à bord
Sir les trois cent cinquante-cinq de son équipage. En moins
(i~Uii quart d'heure, tout était terminé.
L'action fut si rapide que VEmden sortait déjà du port
lorsque les marins français arrachés au sommeil, revenus de
leur stupeur, se précipitaient au secours des matelots russes
s' accrochant aux épaves.
Deux heures plus tard, le navire allemand gagnait la haute
mer quand il rencontra le contre-torpilleur français Mousquet
qui rentrait d'une ronde nocturne. Le petit bateau le prit
lui aussi, de loin, pour le vaisseau anglais et continua sa route.
A six heures quarante-cinq, il hissa ses couleurs et se dirigea
vers le faux Yarmouth, attendant que celui-ci lui fît le signal
de reconnaissance. A sept heures, le pavillon allemand apparut
et, au moment même où VEmden se révélait ainsi, ses canons
ouvraient le feu sur le Mousquet, à deux milles et demi. La
lutte était vraiment trop inégale pour que le contre-torpilleur
français pût espérer même porter un coup grave à VEmden ;
il essaya pourtant. Le commandant, le lieutenant de vais-
seau Théroinne, fit forcer la vitesse dans l'espoir d'arriver
assez près pour lancer une torpille au navire ennemi ; mais
bientôt, les obus tuèrent hommes et officiers à leur poste, et le
Mousquet, transpercé, coula par l'avant.
Les canots de VEmden recueillirent une trentaine d'hommes
surnageant au milieu des débris, sur les quatre-vingts compo-
sant l'équipage ; les quatre officiers avaient péri. Le corsaire
allemand remit le lendemain les survivants à un vapeur qui
passait et partit pour continuer le cours de ses exploits,
jusqu'au jour où il fut détruit lui-même par le croiseur aus-
tralien Sydney, en vue de l'île des Cocos, dans le Pacifique.
*
* *
A Singapoure, la barbarie allemande se donna libre carrière,
et c'est grâce à un hasard providentiel qu'elle fut réduite à
l'impuissance après avoir obtenu un commencement de succès.
Pendant les premiers mois de la guerre, les Anglais, toujours
trop confiants, se contentèrent de surveiller les Allemands dans
fîle; ils ne se décidèrent à les interner que lorsqu'il devint
888 • LA REVUE DE PARIS
évident qu'une plus longue tolérance était une lourde faute.
Le fameux Deahn profita de cette circonstance pour dresser
un plan hardi et minutieusement établi, afin de s'emparer du
port de Singapoure et de l'île ; mais, lors de son internement, il
dut en passer l'exécution à son acolyte musulman. Celui-ci
s'adressant aux sous-officiers hindous ses coreligionnaires,
excita en eux le sentiment religieux et les persuada de se
révolter, afin de s'emparer de l'île qui resterait sous la direc-
tion allemande, car bientôt la puissante et victorieuse Alle-
magne allait, dans le monde entier, supplanter la Grande-
Bretagne.
La sédition avait été soigneusement préparée ; elle devait
éclater à quatre heures du matin, au moment où tous les
services sont suspendus. Les Hindous avaient reçu des instruc-
tions écrites ; les uns devaient se rendre immédiatement à
l'usine à gaz et la faire sauter; d'autres devaient détruire le
télégraphe et le téléphone ; un groupe devait ouvrir les écluses
des réservoirs d'eau de la ville, et tous avaient le mot d'ordre
de délivrer les Allemands et de tuer tous les blancs qu'ils
Rencontreraient sur leur passage, afin que personne ne pût
donner l'alarme.
Si cet horrible plan avait été exécuté à la lettre, et surtout
à l'heure fixée, une des plus belles et des plus vivantes cités
d'Extrême-Orient eût été, en moins d'une heure, détruite au
milieu de scènes de carnage. Mais l'internement de Deahn,
l'absence de cette tête directrice, devait sauver la ville et sa
population.
Le 15 février 1915, la sédition des cipayes éclata bien, mais
dans l'après-midi et non pas à quatre heures du matin...
Certains conjurés com.mencèrent à s'emparer d'un magasin
de munitions; ils tuèrent un capitaine, blessèrent un lieute-
nant, puis se répandirent dans la ville, tirant des coups de
feu sur les civils qu'ils rencontraient, hommes, femmes,
enfants. Ils firent ainsi plusieurs victimes.
Les mutins coururent aussitôt au camp des prisonniers alle-
mands et leur rendirent la liberté. Dix-huit seulement, parmi
lesquels Deahn, s'enfuirent, les autres n'ayant pas confiance
dans la réussite, et moins audacieux, préférèrent attendre
les événements.
LES ALLEMANDS EN EXTREME-ORIENT 88 9
Environ quatre-vingts soldats anglais et quelques officiers
qui faisaient des manœuvres de tir dans un camp voisin furent
heureusement avertis ; ils accoururent et engagèrent le combat
avec les mutins qui s'étaient dispersés en plusieurs groupes...
Lescivils, de toute nation, résidant à Singapoure, accoururent
prêter main forte aux troupes, pendant qu'on embarquait
les femmes et les enfants sur les bateaux en rade et qu'on don-
nait, par la télégraphie sans fil, l'alarme de tous côtés, appe-
lant les navires alliés qui pouvaient se trouver dans les parages.
Le prernier vaisseau qui arriva fut un français, le Montcalm,
portant le pavillon de l'amiral Huet. Deux cent cinquante
hommes avec deux canons de 65 descendirent à terre, ce qui
permit aux défenseurs de passer à l'offensive ; puis arrivèrent
successivement un croiseur russe, un japonais, qui débar-
quèrent également des troupes. Les mutins durent se réfugier
dans l'intérieur de l'île ; beaucoup d'entre eux, démoralisés,
mirent bas les armes.
Le 17, la sécurité était rétablie dans Singapoure ; on put
faire revenir les femmes et les enfants ; la chasse aux quelques
révoltés et allemands fugitifs se poursuivit avec succès et
tout rentra dans l'ordre. Plus tard, la cour martiale condamna
à mort une trentaine de cipayes. Les Allemands réintégrèrent
leur camp de concentration ou furent emprisonnés.
La population musulmane de Singapoure, habituée à jouir
des libertés britanniques, voulut protester particulièrement
contre l'acte de ses coreligionnaires trompés et tint à cet effet
un grand meeting, le 6 mars, lorsqu'on connut la décision de
la cour martiale jugeant les mutins.
Encore une fois les Allemands avaient démontré leur impuis-
sance à comprendre l'esprit des autres hommes ; encore une
fois, ils n'avaient pas hésité à provoquer le massacre de non
combattants pour servir leurs intérêts ; ils avaient ajouté, en
vain, un crime de plus à tous ceux dont ils devront répondre
devant l'histoire.
*
* *
Ces coups avaient pu être tentés contre les Français au
Tonkin, contre les Anglais et les alliés en Malaisie, à cause de
la facihté offerte par la neutralité de la Chine soit pour les
890 LA REVUE DE PARIS
préparer, soit pour en profiter en cas de réussite. La neutra-
lité chinoise laissait à l'activité allemande un vaste champ
libre ; ministre à Pékin, consuls dans les ports, commerçants,
industriels, banquiers sur les concessions étrangères, conseil-
lers auprès du chef de l'État, professeurs dans les écoles pou-
vaient librement disposer et étendre le réseau de leurs machi-
nations. Avec discipline, tout ce monde se mit en mouve-
ment pour tirer parti des travaux d'approche faits pendant
la paix en Chine même.
En ce qui concernait la Chine, l'objectif était double. Il
fallait, d'une part, agir sur le gouvernement de Pékin, et
d'autre part, sur l'opinion publique qui n'est négligeable en
aucun pays.
La situation particuUère du gouvernement chinois rendait
l'action allemande à son égard particulièrement difficile. L'Al-
lemagne et l'Autriche étaient en guerre avec les autres mem-
bres du consortium qui depuis plusieurs années tenait la
Chine en tutelle ; mais les autres puissances du groupe : Angle-
terre, Belgique, France, Japon, ItaUe, Russie, si occupées
qu'elles fussent par la guerre, représentaient néanmoins une
force encore assez grande pour s'imposer au dictateur chinois. -
Sans doute, Yuen Chekaï, soldat autoritaire et despotique,
destructeur par le glaive des libertés de son pays et qui ne
règne que par la terreur, est par nature porté vers l'Allemagne
et ses méthodes ; mais que peuvent ces sympathies intellec-
tuelles ou sentimentales dans la position subordonnée où il
se trouve par rapport aux puissances en guerre contre l'Alle-
magne? On lui fit bien voir qu'il devait avant tout compter
avec elles. Lorsque le Japon voulut commencer ses opérations
contre Tsingtao, l'impuissant dictateur fut obligé de lui
accorder, malgré les protestations allemandes, une zone de
débarquement sur le territoire chinois, zone qui fut d'ailleurs
insuffisante. Puis, il dut se débarrasser de son ministre des
Affaires étrangères, M. Soun Paoki, jadis ministre à Paris et
à Berlin, et que l'on considérait comme trop sympathique
aux Allemands. Il le remplaça par M. Lou Tchengsiang, qui
parle parfaitement les langues française et russe, et qui est
marié à une Belge, très influente sur son mari.
Yuen Chekaï, ménageant l'avenir incertain, réussit tout de
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 891
même à donner quelques satisfactions aux Allemands. C'est
ainsi qu'il laissa sortir de Pékin pour une soi-disant partie
de chasse, le capitaine von Pappenheim, de la légation alle-
mande, qui s'en allait, avec vingt chameaux chargés d'explo-
sifs et un groupe d'Allemands et de Chinois à sa solde, essayer
de détruire quelque partie de la voie du Transsibérien.
Mais surtout, il permit que les Teutons travaillassent tout
à leur aise, par la presse, l'opinion chinoise. En Chine, depuis
le coup d'État de 1913, la presse n'est pas libre. Tout journa-
liste qui publierait un article ou une nouvelle désagréable au
dictateur s'exposerait à être tué ou fusillé pour rébellion. Cela
est déjà arrivé. L'action allemande par la presse ne put donc
se déployer qu'avec l'assentiment de Yuen Chekaï. Sans doute
celui-ci comptait-il encore une fois sur l'ignorance par les
Européens de la langue chinoise (écrite, pour échapper à la
surveillance de ses tuteurs. Toujours est-il que les Allemands
profitèrent, avec leur habituel esprit de méthode, de la licence
qui leur était ainsi donnée pour développer et intensifier
leur emprise sur la presse chinoise.
A Changhaï, le grand port d'Extrême-Orient où les sujets
de toutes les nations ont leurs concessions et leurs municipa-
lités, centre puissant économique et intellectuel, dont l'action
se répand sur toute la Chine, les Allemands avaient fondé une
agence de presse, chargée de fournir de la copie aux journaux
chinois des provinces et de leur envoyer des dépêches. De là,
ils inondent maintenant les feuilles indigènes d'informations
où le mensonge est habilement entremêlé à la vérité, car les
communiqués officiels allemands transmis par la légation sont
contrebalancés par ceux des alliés.
Voici un spécimen de ces informations que nous relevons
dans le numéro du 22 mars du Kingp m — Journal de la Capi-
tale — organe officieux actuel du dictateur chinois.
Extension de la rébellion en Egypte. — D'après une lettre d'un
commerçant allemand de la Haute Egypte, les villes de Khartoum,
province du Soudan, ainsi que tout le territoire de la province de Nubie
sont envahis par des indigènes révoltés contre l'Angleterre.
Le 19 septembre dernier, une multitude d'indigènes ont attaqué
les troupes australiennes, puis une troupe de quatre-vingt mille
hommes a envahi Médine et s'est précipitée sur la partie nord de
892 LA PEVUE DE PARIS
l'Egypte ; elle a détruit le chemin de fer du Caire à Suez, et le 20,
celui du Caire à Alexandrie. En outre, quarante mille indigènes ont
attaque Siout.
En cet endroit, le général anglais Hawalei (?), à la tête de six mille
soldats, s'est porté au-devant d'eux ; mais parmi ces six mille hommes
les indigènes qui avaient l'intention de se révolter contre les Anglais
étaient très nombreux; beaucoup ne se battirent pas, à peine deux
mille restèrent soumis ; lorsque la bataille eut lieu, les troupes anglaises
subirent donc une grande défaite et furent presques anéanties. Hawalei
et tous ses officiers périrent. Le chef indigène Mapamgailati a fait
massacrer tous les prisonniers anglais.
En d'autres lieux, les rebelles sont revenus dans le premier mois
de la présente année, ils ont envahi Nacheeul, la ville de Yaosin, de
la province de Chemma(?).
Le commerçant dont il s'agit dit également que les lignes télégra-
phiques du nord de l'Egypte ont été détruites; c'.est pourquoi les
circonstances de cette rébellion ont été jusqu'à présent ignorées.
Ces informations supplémentaires truquées donnent à
l'influence allemande dans la presse une supériorité sur
celle des alliés, car les Chinois déliants n'ont plus aucune con-
fiance dans les communiqués officiels qui disent si souvent des
choses contradictoires. Rien ne contrebalance les dires alle-
mands ; ceux-ci forment ainsi le seul résidu d'impressions
qui demeure finalement dans l'esprit des Chinois.
Il va de soi que les Allemands possèdent en propre des
journaux chinois. C'est un de ceux-ci qui, à Changhaï, publia,
en tirage à part, l'image grandeur nature d'un obus de 420.
Cette image, accompagnée d'une légende explicative, orjiée
sur l'obus d'un portrait casqué du kaiser, complétée par la
reproduction des coupoles écrasées des forts de Liège ou de
Namur, fut 'affichée partout. Jusqu'au Seutchoenn, à plus de
quatre mille -^-mètres de la côte, on a pu la voir collée sur
les murailles pour en imposer aux foules.
A Changhaï également, se trouvait un journal américain
la China Press ; les journaux chinois avaient coutume de
puiser dans cet organe beaucoup d'informations. Il fut acquis
par les Teutons.
Le sud de la province de Canton avait aussi sa feuille : le
Singming, La Vie, celle-ci rédigée par des missionnaires luthé-
riens.
Dans la grande province de l'ouest, le Seutchoenn, qui
LES ALLEMANDS EN EXTRÊME-ORIENT 893
compte soixante-dix millions d'habitants, les Allemands qui
résidaient au moment de la mobilisation, ne pouvaient espérer
arriver à temps à Tsingtao, à cause de l'éloignement ; ils com-
battirent d'une autre manière. Disposant de fonds importants,
ils réussirent à prendre un tel ascendant sur la presse de cette
province que les Anglais, pour rectifier les mensonges de
l'agence Wolff, devaient payer les insertions des dépêches
Reuter, au tarif des annonces. La province était inondée de
nouvelles sensationnelles telles que la démission de M. Poin-
caré, l'assassinat du vice-roi des Indes, la prise de Paris, une
grande révolution en Indo-Chine, à Hongkong, etc.; des fonc-
tionnaires et même des chefs de tribus aborigènes recevaient
des télégrammes personnels rédigés en chinois leur annonçant
ces fantastiques événements.
Dans la province du Yunnan, l'action devait être particu-
lièrement soignée, puisqu'elle est contiguë au Tonkin; elle le
fut. Les quatre quotidiens de Yunnanfou furent tous, pendant
plusieurs mois, de tendances allemandes; trois sont financiè-
rement aux mains des Allemands ; le plus francophobe reçoit
cent abonnements du consul allemand ; il fut fondé par le
gouverneur militaire actuel de la province, une créature de
Yuen Chekaï.
Toute cette activité porte ses fruits : l'Allemagne est vue
d'un œil sympathique par les foules chinoises, surtout dans
les provinces reculées. Avant la guerre, l'invincibilité de
l'armée allemande était déjà un dogme pour tous, et, dès les
premières batailles, les missionnaires français entendaient
leurs ouailles exprimer des condoléances pour la pauvre
France corrompue et décadente, que la force et la vertu
allemandes allaient écraser. Après la bataille de la Marne,
lorsque le recul des armées du kaiser et la résistance des
Français furent connus, cet état d'esprit se modifia un peu...
En somme, dans son ensemble, la presse chinoise est, avec
l'approbation de Yuen Chekaï, favorable aux Allemands.
Pourtant, à cet égard encore, celui-ci pratique la politique
de bascule traditionnelle à Pékin. Un de ses conseillers,
M. Maliang, un vieillard vénérable, orateur renommé, ancien
membre de la Compagnie de Jésus et toujours prêtre catho-
lique, a publié plusieurs articles pour flétrir, au nom de la
894 LA REVUE DE PARIS
morale, la violation de la neutralité de la Belgique et les atro-
cités commises dans ce pays et en France.
Mais la voix d'un seul homme ne peut contrebalancer une
campagne de presse si étendue, si persévérante, si longue.
Actuellement, partout où se trouvent des Allemands en
Chine, ils s'efforcent de mettre la main sur les journaux et y
réussissent presque toujours avec la complicité du pouvoir.
Ainsi, ce vaste pays se trouve encore sous une pression
morale que rien ne vient vraiment contrarier.
Loin de se décourager par leurs défaites en extrême Asie,
les sujets du kaiser continuent la lutte et perfectionnent leur
système de propagande en se servant des moyens les plus
modernes. Ils font appel aux phonographes et aux cinéma-
tographes. Les grands marchands français de disques phono-
graphiques n'ont jamais importé, en Chine tant des morceaux
allemands qu'aujourd'hui. Certains de nos compatriotes font
à cet égard des affaires bien meilleures qu'avant la guerre.
D'autre part, on annonce de Changhaï que des agents alle-
mands, munis d'appareils cinématographiques, se mettent à
parcourir le pays et font défiler sous les yeux des Chinois les
hauts faits des armées triomphantes du kaiser.
Tant de ténacité têtue, tant d'efforts méthodiques, pour
efTicaces qu'ils soient en eux-mêmes, ne changeront pas le
résultat final. Comme elle l'a été déjà en Extrême-Orient,
l'Allemagne sera vaincue en Europe, et lorsque le bruit de la
bataille aura été apaisé, lorsque les peuples jugeront les actes
de ceux qui, pour satisfaire une ambition folle de domination
universelle, ont fait couler sur le monde un fieuve de sang, le
peuple chinois, tout comme les autres, prononcera la condam-
nation de la barbarie allemande.
FERNAND FARJENEL
L'aiministrateur-gérant : k. bachelier.
TABLE DU CINQUIÈME VOLUME
Septembre-Octobre
LIVRAISON DU \" SEPTEMBRE
ANATOLE FRANCE . . .
X
JACQUES-É. BLANCHE .
CONTRE-AMIRAL DEGOUY . .
FERDINAND BAC. . . .
L. B
EMMANUEL BOURCIER .
GUSTAVE GLOTZ . . . .
STOYAN NOVAKOVITCH.
Pages.
Le Petit Pierre (3= partie) " 5
Troupes coloniales. ~ Les Côntinçents créoles. . . 22
Cahiers d'un Artiste. — II ,12
La Guerre sous-marine 84
Quelques Souvenirs sur François-Joseph 114
La Mobilisation civile de la Russie 137
Gens de Mer (3" partie). 154
Les Lois de la Guerre dans l'Antiquité grecque . . 190
Problèmes yougo-slaves 207
LIVRAISON DU 15 SEPTEMBRE
LAFCADIO HEARN.
X
EMMANUEL BOURCIER.
PIERRE BOUTROUX . .
AUGUSTE DUPOUY . .
JULES BERTAUT . . .
RENÉ MAUBLANC. . .
RAOUL BLANCHARD. .
Youma (l'« partie) 225
Troupes coloniales. — Nos forces ignorées 265
Gens de Mer (/în' 281
Les Soldats allemands en Campagne'. — 1 323
Les Anglais à Rouen 344
La première Ambassadrice de Belgique à Paris. 376
La Guerre vue par des Enfants (septembre 1914) . .396
Le Front italien 419
LIVRAISON DU I" OCTOBRE
ANATOLE FRANCE. .
PIERRE BOUTROUX.
LAFCADIO HEARN. .
CHARLES GÉNIAUX .
FELICIEN PASCAL. .
JULES SAGERET . .
MARCEL LABOROÉRE
ENSEIGNE ***...
EMILE GABORY . . .
ALBERT MOUSSET .
Pages.
Le Petit Pierre (4« partie) 449
Les Soldats allemands en Campagnie. - IT. . . . . 470
Youma (/î/i) 492
La Tunisie pendant la Guerre 532
Les Cosaques et la Littérature 557
Prévisions démenties 582
Une Date monétaire : 1890 600
Récits de la Guerre inconnue 627
Les Prussiens dans les Pays chouans en 1815 . . 639
La Propagande allemande en Espagne 657
LIVRAISON DU 15 OCTOBRE
MARCEL PRÉVOST. . .
J.-H. ROSNY AINE. . .
XX
FERNAND GREGH . . .
SIR THOMAS BARCLAY
GEORGES LACHAPELLE
L. GUERRINI
OLIVIER GUIHÉNEUC .
MARTINE RÉMUSAT. .
FERNAND FARJENEL.
Permission de quatre Jours. ... • 73
L'Écueil enchanté (1'^ parlic} 694
Aux Dardanelles. — L'attaque des Détroits- I . . 736
La Marne ;65
L'Effort anglais 773
Les Sociétés de Crédit 781
Lamartine, Secrétaire de Légation. - 1 803
La Résurrection de la Marine russe 829
Christine de Suède en Pologne .... 848
Les Allemands en Extrême-Orient 867
I:
AP
20
un
1915
sept.-oct.
La Revue de Paris
PLEASE DO NOT REMOVE
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