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Full text of "La Revue franco-américaine"

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La  Revue 

Franco- Américaine 


LA  SOCIETE  DE 
LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

27  RUE  BUADE,  QUEBEC. 


La  Revue 

Franco- Américaine 


Première  année. 
Tome  I.     Avril  1908.     ! 


\  \ 


Québec. 
27  rue  Buade. 


flp 


Personnages  en  vue 


S 


SIR  L.  A.  JETTE 

Lieutenant-Gouverneur  de  la  province 

de  Québec. 


■■ 


LE  TRÈS  HONORABLE  SIR  WILFRID  LAURIER 
Premier  Ministre  du  Canada. 


L'HONORABLE  LOMER  GOUIN 
Premier  Ministre  de  la  province  de  Québec. 


L'HONORABLE  A.  TURGEON  M.  GEORGES  GARNEAU 

Ministre  des  Terres  et  Forêts.  Maire  de  Québec. 

Membresjde  la  Commission  nommée  par  le  gouvernement  fédéral  pour  l'établisse- 
ment d'un  parc  à  Québec  et  pour  la  célébration  des  fêtes  du  troisième  centenaire 
de  la  fondation  de  Québec. 


L'HONORABLE  P.  H.  ROY 


L'HONORABLE  P.  E.  LeBLANC 


Président  de  la  chambre  des  députés     [  Chef    de   l'opposition   conservatrice,    à 
de'Jafprovince  de  Québec,  député  du  l'Assemblée  Législative  de  la  province 

comté  de  St.  Jean.  de  Québec,  député  du  comté  de  Laval. 


M.  A.  GALIPEAULT 

Echevin  de  la  ville  de  Québec  et 

Président  du  Comité  de  Police. 


M.  L.-A.  CARRIER 
député  par  le  comté  de  Lévis  au 
parlement  fédéral. 


L'HONORABLE  C.-E.  DUBORD 

conseiller   législatif   pour    la 

province  de  Québec. 


M.  G.-A.  VANDRY 

Directeur  des  Grands  Magasins 

Z.  Paquet. 


L'HONORABLE  JUGE  BOSSÉ 
Juge  de  la  Cour  du  Banc  du  Roi. 


L'HON.  L.  A.  TASCHEREAU 
Ministre  des  Travaux  Publics  et  du 
Travail  de  la  province  de  Québec. 


SIR  FRANÇOIS  LANGELIER 
Juge  en  chef  division  de  Québec  de  la 
j     Cour  Supérieure. 


M.  GEORGES  TANGUAY 


"Ex-Maire   de   Québec,    député    par    le 
comté   du   Lac    Saint- Jean   à  l'as- 
semblée   Législative    de    la 
province  de  Québec. 


L'Hi 


îver  a 


Québec 


LA  PECHE  A  LA  "PETITE  MORUE.— Cabanon  installé  sur  la  glace  pour 
le  bénéfice  des  pêcheurs.  A  l'intérieur  se  trouve  l' orifice  percé  dans  la 
glace  où  les  pêcheurs  jettent  l'hameçon. 


LTROIS  PARFAITS  COMPAGNONS. 


VIE  DE  MAQUIGNONS.— "Essayons  le  poulain  !" 


COURSE  IMPROVISEE.— En  route  pour  le  village. 


LES  PRECURSEURS  DES  BRISE-GLACE— "Glissez,  mortels, 
n'appuyez  pas  !  " 


LA  GLISSADE  EN  RAQUETTES. 


UN  ACCIDENT. 


LA  BERNE. — Un  incident  du  carnaval.     Haut  le  raquetteur 


POUR  SAUTER  LES  CLOTURES  LES  RAQUETTEURS  FONT 


LES  JEUNES  S'AFFIRMENT. 


UN  JEUNE  APPRENTI  DE  LA 
RAQUETTE. 


OU  LES  INTERETS  SE  PARTAGENT.— (Vieille  gravure.) 


Avis  au  public 


La  Revue  Franco-Américaine  n'a  pas  la  prétention  de  combler 
une  lacune  ;  elle  se  contente  de  prendre  tout  simplement  sa  place 
au  sole  il,  en  promettant  de  se  rendre  utile,  et  avec  l'espoir  d'atti- 
rer l'attention  des  Canadiens-Français,  qu'ils  habitent  le  Canada 
ou  les  Etats-Unis,  sur  certaines  questions  d'un  intérêt  national. 

Les  fondateurs,  en  en  faisant  une  revue  littéraire,  économique 
et  sociale,  manifestent,  sans  doute,  l'intention  d'aborder  un 
nombre  très  varié  de  sujets,  comme  on  pourra  le  constater  par 
le  programme-prospectus  publié  dans  le  présent  numéro. 
Mais  leur  but  principal,  est  de  concentrer  plus  spécialement 
leurs  efforts  sur  les  questions  d'intérêt  pratique  qui  affectent 
d'une  façofr  plus  immédiate  notre  organisation  nationale,  nos 
devoirs  comme  race,  nos  états  de  services  et  les  droits  qu'ils 
nous  confèrent,  en  un  mot,  notre  rôle  comme  race  française. 

Les  développements  merveilleux  que  prend  chaque  jour  notre 
pays,  la  marée  montante  de  l'immigration  qui  envahit  les 
vastes  plaiies  de  l'ouest  et  déplace  d'année  en  année  le  centre 
de  notre  activité  nationale  sont  des  avertissements  que  les 
maîtres  du  sol  ne  peuvent  feindre  d'ignorer,  et  cela,  les  membres 
du  groupe  français  moins  que  les  autres.  C'est  le  progrès  qui 
passe  ;  il  faut  le  suivre  ou  se  résigner  à  être  infailliblement 
écrasé  par  lui.  Quel  rôle  voulons-nous  jouer,  quelle  position 
voulons-nous  occuper  dans  ce  XXième  siècle  qu'on  nous  montre 
si  plein  de  promesses  ?  Nous  ne  pouvons  répondre  à  cette 
question  qu'en  consultant  notre  passé,  en  nous  demandant  si  nous 
avons  marché  du  même  pas  que  ceux  qui  nous  entourent  et,  si 
nous,  nous  sommes  h  issésdevi  ncer,  en  recherchant  les  moyens 
à  prendre  pour   rejoindre  la  colonne  principale  de  la  nation. 

L'étude  de  nos  questions  économiques  au  point  de  vue 
canadien-français  nous  révélera  plus  d'un  état  de  choses  à 
améliorer,  plus  d'une  situatioa  à  corriger,  plus  d'un  programme 
à  compléter.  S'il  est  vrai,  et  rien  ne  prouve  que  ce  ne  soit  pas 
vrai,  qu'une  race,  pour  être  puissante,  "  doit  posséder  les  ins- 
titutions qui  reçoivent  ses  épargnes  ",  nous  étudierons  à  ce 
point  de  vue  les  causes  de  nos  succès  et  de  nos  échecs.  Nous 
verrons  si,  dans  notre  monde  financier,  nous  occupons  la  position 
que  nous  garantissait  notre  titre  de  maîtres  du  sol.  Où  est 
allée  notre  épargne,  quelle  est  l'importance  de  nos  banques. 


6  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

de  nos  institutions  financières  comparées  aux  institutions  fon- 
dées par  ceux  qui  sont  arrivés  bien  après  nous  dans  le  pays  ? 

Les  sociétés  nationales  sont  une  source  de  force,  un  moyen 
d'action  que  personne  n'ose  plus  mettre  en  doute.  Qu'est-ce 
que  nous  avons  fait  sous  ce  rapport  ? 

L'étude  de  cette  question  nous  permettra  de  constater  les 
progrès  de  la  mutualité  parmi  nos  populations,  puis  aussi,  de 
reconnaître  que  si  la  fraternité  ne  nous  a  pas  laissés  indifférents, 
elle  nous  a  trop  souvent  poussés  à  d'étranges  égarements. 
On  verra  là  comment  notre  influence  a  été  livrée  à  nos  adver- 
saires, et  quels  moyens  nous  devons  prendre  pour  la  reconquérir. 

Les  Canadiens  des   Etats-Unis 

Les  différents  articles  de  notre  programme-prospectus  em- 
brassent toute  l'action  canadienne-française  dans  l'Amérique 
du  Nord,  et  partant  une  attention  spéciale  sera  accordée  au 
vigoureux  rejeton  de  notre  race  qui  a  déjà  poussé  de  profondes 
racines,  à  côté  de  nous,  dans  la  fiévreuse  république  américaine. 

Et  il  ne  sera  pas  sans  intérêt,  pour  les  fervents  de  la  cause 
nationale,  d'étudier  dans  les  détails  l'œuvre  splendide  accom- 
plie dans  la  république  américaine  par  1,500,000  des  nôtres  ; 
de  voir  comment  ils  savent  prouver  leur  loyauté  envers  le 
drapeau  et  les  institutions  de  la  république,  tout  en  restant 
attachés  à  leur  foi,  leur  langue  et  leurs  coutumes  ;  faisant 
lentement  la  conquête  d'une  large  place  dans  la  politique,  le 
commerce  et  l'industrie  de  leur  nouvelle  patrie  ;  S3mant  par 
centaines  les  écoles,  les  églises,  les  sociétés  de  bienfaisance  et 
de  secours  mutuel  dans  la  Nouvelle- Angle  terre,  se  montrant 
partout  les  plus  fermes  soutiens  de  l'Eglise  en  dépit,  trop 
souvent,  du  mauvais  vouloir  de  ceux-là  mêmes  qui  auraient 
dû  les  encourager  et  les  aider  dans  la  réalisation  de  leur  idéal. 
Cinquante  années  de  luttes  pour  l'existence  et  pour  la  foi,  cin- 
quante années  de  progrès  malgré  la  persécution  religieuse, 
voilà  ce  que  La  Revue  Franco-Américaine  se  fera  un  devoir  de 
raconter  et  de  mettre  en  pleine  lumière.  Et  cette  tâche,  on  le 
sait,  lui  sera  rendue  d'autant  plus  facile  et  d'autant  plus 
agréable  que  son  directeur  aura,  pour  l'aider,  les  souvenirs  de 
plusieurs  années  de  travaux  et  de  luttes  au  milieu  même  de  ce 
groupe  vigoureux  et  si  profondément  patriotique. 

Nous  présentons  donc  au  public,  avec  confiance,  cette  Revue 
Franco-Américaine  dont  le  seul  but  est  d'être  utile  et  dont  la 
devise,  à  l'égard  de  nos  compatriotes,  sera  celle  d'un  roi  fameux: 
"  Je  sers  ". — La  Direction. 


Programme-prospedlus 

La  Revue  Franco-Américaine  traitera  de  toutes  les  actualités 
littéraires,  historiques,  artistiques,  sociales,  etc.,  roman,  nou- 
velles. 

Les  questions  inscrites  à  son  programme  comme  sujets  spé- 
ciaux d'étude  peuvent  se  subdiviser  comme  suit  : 


Economie  Politique  :  Finance,  industrie,  capital,  travail, 
ressources  naturelles  du  pays,  moyens  de  les  exploiter,  unions 
ouvrières,  syndicats  de  patrons,  production,  répartition  et' 
consommation  des  richesses,  économie  rurale. 

II 

Mouvement  Social  et  Religieux  :  Influence  du  Christia- 
nisme dans  le  développement  du  Nouveau  Monde,  conditions 
du  catholicisme  au  Canada  et  aux  Etats-Unis  au  point  de  vue 
de  l'élément  canadien-français,  influence  de  la  religion  pour  la 
conservation  des  races,  leurs  droits,  leurs  œuvres,  leurs  espé- 
rances ;  progrès  et  échecs  de  l'Eglise  dans  l'Amérique  du  Nord 
avec  causes  et  remèdes  à  apporter  ;  anti-alcoolisme,  hygiène, 
économie  sociale,  etc. 

III 

Histoire  :  Recherches  historiques  établissant  le  rôle  joué 
jar  l'élément  français  en  Amérique,  puis,  d'une  façon  plus 
générale,  par  l'élément  latin  dans  les  deux  hémisphères  ;  his- 
toire des  groupes  français  du  continent  tant  au  Canada  que  dans 
la  République  Américaine,  depuis  les  découvreurs  jusqu'à  nos 
jours. 

IV 

Politique  :  Rôle  des  races  dans  la  formation  des  groupes 
ethniques  de  l'Amérique  du  Nord,  le  Canada  et  les  Etats-Unis, 


8  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

mœurs  politiques,  constitutions,  préjugés,  conception  de  la 
liberté,  droits  des  gens,  etc.,  administration  fédérale  et  pro- 
vinciale. 

V 

Mutualité:  Organisation  et  fonctionnement  des  sociétés 
de  bienfaisance  et  de  secours  mutuel,  évolution  des  systèmes, 
responsabilités  encourues,  échecs,  succès,  moyens  à  prendre 
pour  assurer  l'avenir,  'statistiques  de  vitalité  et  de  mortalité, 
etc.,  le  principe  national  et  religieux  dans  la  mutualité,  erreurs 
commises  sous  ce  rapport  dans  le  passé,  l'association  comme 
moyen  d'action,  etc. 

VI 

Patriotisme  :  Rôle  que  peut  jouer  la  race  canadienne- 
française  sur  le  continent,  sa  mission,  son  développement  au 
milieu  de  circonstances  adverses,  les  vertus  civiques  qui  font 
sa  force,  la  conscience  qu'elle  doit  avoir  de  sa  dignité  et  de  son 
droit  d'égalité  avec  ses  voisins  ;  le  rôle  joué  par  1,500,000  des 
nôtres  dans  la  civilisation  américaine,  etc. 

La  Revue,  essentiellement  consacré9  aux  intérêts  canadiens- 
français,  s'efforcera,  en  outre,  de  tenir  ses  lecteurs  au  courant 
du  mouvement  des  idées  dans  le  monde,  en  accordant  une 
attention  plus  spéciale  aux  relations  de  notre  groupe  avec  la 
mère  patrie — de  là  son  titre  de  Revue  Franco- Américaine. 

Philosophie,  littérature,  économie  politique,  histoire,  religion, 
voilà  en  résumé  et  à  grands  traits  quels  seront  les  sujets  qui 
lui  donneront  le  ton  et  le  but  de  son  travail. 

Ajouter  à  cela  la  chronique  des  modes,  des  arts  libéraux,  du 
commerce,  des  opérations  de  bourses,  banques,  assurances  de 
vie,  etc. 

La  Revue  sera  catholique. 


La  Littérature  canadienne  et  les  Franco- 
Américains 


Des  relations  qui  ont  existé  de  tout  temps  entre  les  cana- 
diens de  notre  vieille  province  et  ceux  des  Etats-Unis,  les 
relations  littéraires  sont  peut-être  les  plus  fortes  et  les  plus 
constantes. 

Les  Franco-Américains  de  la  Nouvelle  Angleterre  lisent 
nos  journaux  et  nos  revues,  ils  achètent  nos  livres,  ils  vont 
entendre  les  conférenciers  que  nous  leur  envoyons. 

Et  on  peut  presque  dire  qu'ils  se  sont,  en  maintes  occa- 
sions, montrés  plus  soucieux  de  tout  ce  qui  touche  à  nos  pro- 
ductions littéraires,  que  nous  ne  l'avons  fait  nous-mêmes  au 
Canada. 

Evidemment, — ces  productions  littéraires  étant  relative- 
ment rares,  j'assimile  ici  à  la  littérature,  ce  qui  n'y  touche 
que  de  loin  et  de  très  loin  parfois,  nos  journaux  ou  nos  con- 
férenciers. 

Mais,  sous  quelque  forme  que  ce  soit,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  tout  cela  leur  apporte  quelque  chose  de  notre  pensée, 
de  la  forme  que  nous  tâchons  de  lui  donner;  et  tout  cela, 
c'est  littérature,  jusqu'à  un  certain  point. 

Si  vraie,  si  réelle  est  cette  communauté  de  sentiments  lit- 
téraires et  d'intérêts  artistiques,  parmi  les  canadiens  des 
deux  côtés  de  la  frontière,  que  M.  Abder  Halden,  en  ses 
essais  de  critique  sur  notre  littérature,  a  consacré  tout  un 
chapitre  à  Henri  d'Arles,  un  écrivain  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre que  nous  connaissions  déjà  en  la  province  de  Québec 
et  dont  nous  avons  avec  joie  accueilli  la  fraternité. 


31  y  a  là,  croyons-nous,  une  nouvelle  raison  d'espérer  en 
l'avenir  de  notre  littérature  ;  et  l'aide  que  nous  pouvons  at- 
tendre de  nos  compatriotes  des  Etats-Unis  est  aussi  assuré 
qu'important. 

Dans  ma  courte  carrière  d'écrivain  canadien-français,  j'ai 
toujours    remarqué  avec  une    certaine    philosophie  que  nos 


10  LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 

efforts  littéraires  sont  soulignés  plus  fortement,  et  reconnus 
plus  librement  par  ces  confrères  d'outre-frontière. 

Et  je  n'hésite  pas  à  dire  que  les  éloges  les  plus  spontanés 
et  les  plus  forts  nous  viennent  très  souvent  des  journaux 
franco-américains . 

Et  cela  s'étend  à  ceux  qui  nous  ont  précédés. 

Tandis  qu'au  Canada,  au  sein  même  du  petit  cercle  de  lit- 
térateurs qui  luttent  entre  deux  bouchées  de  vie  quotidienne, 
on  renie  notre  passé  littéraire  pour  se  donner  l'air  d'avoir 
tout  inventé,  dans  la  Nouvelle- Angleterre ,  nos  œuvres  sont 
plus  lues,  plus  goûtées,  moins  oubliées  :  je  parle  là  des  œuvres 
de  quelques-uns  de  nos  vieux  écrivains,  poètes  et  historiens,' 
chroniqueurs  et  romanciers,  qui  sont  encore  les  meilleurs 
souvenirs  de  notre  histoire  littéraire. 

De  plus,  si  l'on  aime  à  nous  lire,  chez  ces  compatriotes  de 
là-bas,  c'est  surtout  quand  nous  traitons  du  pays,  de  nos  tra- 
ditions, de  notre  langue  et  de  nos  espoirs. 

Je  crois  que  l'on  a  peu  souci,  en  ces  petites  villes  éton- 
nantes de  l'est  américain,  de  nos  imitations  plus  ou  moins 
colorées  de  cette  école  névrosée  dont  la  France  nous  envoie 
périodiquement  quelques  échos. 

Ce  qui  convient  à  un  peuple  jeune  comme  le  nôtre,  à  un 
peuple  dont  les  premiers  développements  demandent  des 
efforts  virils  et  énergiques,  ce  ne  sont  pas  une  versification 
d'hôpital  et  des  impressions  sublimées  dans  le  vague  et  l'in- 
défini. 

C'est  une  littérature  saine  et  vigoureuse,  germée  au  pays. 

Nous  l'avons  déjà  dit  et  nous  le  maintenons  ;  l'influence 
de  certaines  tendances  littéraires  de  la  France  actuelle  ;e 
peut  qu'être  préjudiciable  à  nos  jeunes  écrivains. 

Elles  les  éloignent  du  milieu  où  nous  vivons,  pour  les  porter 
à  des  .enthousiasmes  et  à  des  visions  que  la  plupart  des  nôtres 
ne  peuvent  comprendre;  ou  si  nous  les  comprenons,  l'imi- 
tateur n'ayant  pas  cessé  d'être  le  "servile  pecus"  dont  parlait; 
Horace,  elles  ne  peuvent  nous  intéresser  vraiment  que  pour 
•des  raisons  d'estime  ou  de  sympathie,  qui  n'ont  qu'un 
caractère  littéraire  très  vague. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  possibilité  d'une  littérature 
nationale  qui  ne  soit  pas  basée  sur  une  communion  d'idées 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  11 

«t  de  tendances  entre  l'écrivain  et  les  lecteurs  auxquels  il 
s'adresse.  .     . 

Et  c'est  précisément  parce  que  les  Franco-Américains  ont 
continué  à  aimer  ce  qui,  dans  nos  œuvres  littéraires,  leur 
parle  du  Canada,  que  nous  pouvons  compter  sur  eux  pour 
développer  une  littérature  canadienne. 

*  *  * 

On  a  en  maintes  occasions,  signalé  les  obstacles  auqueh 
se  heurtent  les  espoirs  de  ceux  qui  ont  foi  en  cet  avenir  :  la 
comparaison  des  œuvres  françaises,  la  dualité  des  langues  au 
Canada,  la  nécessité  du  pain  quotidien  à  laquelle  ne  saurait 
répondre  le  seul  travail  littéraire  au  Canada,  la  disproportion 
entre  l'éducation  du  peuple  et  l'érudition  graduelle  de  nos 
écrivains,  et  autres. 

Mais  nous  ne  devons  pas  non  plus  faire  preuve  d'impa- 
tience. 

Nous  voyons  dans  l'histoire  que  le  développement  artis- 
tique a  toujours  suivi,  chez  les  peuples,  le  développement 
économique. 

Ce  n'est  que  lorsqu'un  peuple  a  acquis  surabondamment 
de  richesses,  qu'il  peut  se  payer  le  luxe  d'une  vaste  société 
d'écrivains  et  d'artistes. 

Aussi, — quoique  ceux  que  leur  destinée  pousse  invincible- 
ment aux  arts  ne  doivent  .pas  s'en  détourner, — à  l'heure 
actuelle  il  importe  surtout  que  nous  travaillions  à  procurer, 
par  l'amélioration  constante  des  méthodes  de  culture,  par 
une  poussée  commerciale  et  industrielle  intense,  notre  puis- 
sance, notre  vitalité  économiques. 

Et  c'est  là  matière  d'éducation,  éducation  par  l'école  et 
éducation  par  la  presse. 

Tandis  qu'une  classe  choisie  d'écrivains  continuera  nos 
traditions  littéraires  et  que  les  lecteurs  grandiront  en  nom- 
bre, d'année  en  année,  nos  progrès  économiques  rendront 
possible  notre  épanouissement  littéraire. 

Il  faut  d'abord  que  nous  apprenions  à  être  puissants  de  la 
force  qui  fait  les  peuples;  l'exploitation  intelligente  de  leurs 
ressources. 

Ce  n'est  que  lorsque  nous  aurons  conquis  cette  puissance 
que  nous  pourrons  espérer  la  puissance  littéraire  et  artistique. 

En  attendant,  soyons  soucieux  du  peu  que  nous  avons  et 
n'oublions  pas  dans  quelles  conditions  nous  l'avons  acquis. 


12  LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 

Ne  méprisons  pas  notre  passé  littéraire  :  aimons-le  pour  la 
sincérité  de  l'effort  et  le  caractère  national  qu'on  y  retrouve. 

Et  continuons  de  marcher  dans  cette  voie,  qui  peut  nous 
mener  quelque  part,  au  lieu  de  nous  arrêter  à  cueillir  sur  le 
bord  de  la  route  quelques  pâles  fleurs,  dont  la  graine  est 
venue  en  notre  terre'  apportée  sur  les  ailes  d'un  vent  loin- 
tain, et  qui  n'auront  de  parfum  qu'un  jour. 

Il  nous  faut  une  littérature  nationale,  qui  exprime  l'idéal 
commun  des  Canadiens  de  notre .  province  et  des  Franco- 
Américains  de  la  Nouvele-Angleterre  :  travaillons-y  dès 
maintenant,  sans  nous  lasser.  Et  n'oublions  pas  que  notre 
développement  économique  est  essentiellement  nécessaire  à 
ce  développement  littéraire. 

Il  y  a  là  un  vaste  champ  pour  nos  éducateurs. 

Fernand  Rinfret 


Le  sentiment  national  dans  le  mutualité 


C'est  de  toutes  les  questions  d'intérêt  national  celle  qui, 
nous  ne  savons  trop  pourquoi,  attire  le  moins  l'attention  de 
nos  compatriotes.  Et,  lorsque  nous  affirmons  cela,  nous  tenons 
compte  de  ce  qui  a  été  fait  de  bien  dans  ce  sens  parmi  les  nôtres. 

Comme  question  de  fait,  la  mutualité  est  fort  en  honneur 
dans  la  plupart  de  nos  villes  et  de  nos  centres,  mais  elle  l'est 
surtout  à  cause  de  ses  avantages  matériels.  A  tel  point  que, 
peu  à  peu,  elle  est  devenue  une  question  de  boutique,  une  mar- 
chandise que  les  recruteurs  colportent  pour  le  compte  du  plus 
offrant,  sans  se  soucier  des  principes  de  haute  portée  morale 
qui  s'y  rattachent,  quelquefois  même  sans  s'inquiéter  du  côté 
matériel  dont  on  ne  voit  pas,  ou  dont  on  ne  veut  pas  voir, les 
éléments  de  faiblesse  et  d'incertitude.  Le  travail,  alors,  au 
lieu  d'avoir  ce  caractère  de  bienfaisance  et  de  patriotisme  dont 
il  a  besoin  pour  être  complet  et  vraiment  mutualiste,  ne  s'arrête 
plus  que  devant  une  formule  :  recruter  des  membres,  recruter 
des  membres  à  tout  prix. 

Limiter  ainsi  la  question  c'est  ouvrir  la  porte  toute  grande  à 
des  abus  tous  les  jours  plus  nombreux,  sans  compter  que  c'est 
jeter  inconsidérément  sur  le  bord  du  chemin  un  de  nos  plus 
sûrs  moyens  d'activité  nationale.  On  le  comprendra  mieux 
lorsqu'on  aura  mesuré  toute  la  profondeur  de  l'abîme  creusé 
chez  nous  par  l'œuvre  néfaste  d^s  mutualités  cosmopolites. 

C'est  une  idée  de  ralliement  national  et  d'action  patriotique, 
— j'allais  dire  que  c'est  l'instinct  de  la  conservation — qui  inspira 
à  Ludger  Duvernay  la  fondation  de  notre  société  St  Jean- 
Baptiste,  la  première  de  nos  mutualités  canadiennes-françaises. 
Encore,  cette  société  n'est-elle  qu'une  mutualité  essentielle- 
ment et  exclusivement  patriotique  parce  qu'elle  n'a  pas  encore 
songé  à  étendre  son  action  jusqu'au  secours  mutuel  qui  est 
pourtant  son  corollaire  naturel  et  nécessaire.  Mais,  à  l'époque 
de  sa  fondation  et  plus  tard,  lors  de  sa  réorganisation,  on  ne 
songeait  qu'au  besoin  immédiat  de  créer  une  idée  nationale  en 
vue  de  luttes  futures,  puis  aussi  de  fournir  un  point  de  ralliement 
aux  esprits  quelque  peu  troublés  par  les  tragiques  événements 
de  1837-1838.  On  cédait  surtout  devant  la  nécessité  de  se 
sentir  les  coudes,  de  grouper  les  volontés,  de  retremper  les 


14  LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

courages  en  montrant  les  rangs  plus  serrés  et  plus  forts  pour 
la  luttrî,  d'établir  entre  les  cœurs  les  liens  indissolubles  d'une 
amitié  jurée  en  face  des  mêmes  idéaux  et  des  mêmes  dangers. 
Ce  fut  une  œuvre  splendide  qui  répondit  parfaitement  à  la 
pensée  de  ses  fondateurs  et  donna  des  fruits  abondants.  Que 
le  temps,  et  avec  le  temps,  des  conditions  nouvelles  de  vie 
sociale  et  nationale  aient  indiqué  qu'il  fallait  étendre  plus  loin 
une  sphère  qui  ne  suffit  plus  aux  besoins  de  notre  époque,  c'est 
ce  qui  est  peut-être  encore  discutable.  C'est,  dans  tous  les  cas, 
ce  qu'il  serait  temps  de  discuter.  Nous  aurons,  du  reste,  l'oc- 
casion de  poser  ce  problème  devant  nos  lecteurs  dans  une 
étude  subséquente. 

Pour  le  moment,  qu'il  nous  suffise  de  noter  les  circonstances 
dans  lesquelles  les  patriotes  ont  songé  à  s'armer  de  l'association. 

Un  peu  plus  tard,  et  sur  un  terrain  où  les  luttes  n'ont  pas 
cessé  d'être  ardentes,  les  Canadiens-français  émigrés  aux  Etats- 
Unis  demandèrent  à  la  société  mutuelle  la  cohésion  indispen- 
sable pour  revendiquer  des  droits  imprescriptibles  et  sauver  du 
naufrage  le  dépôt  sacré  de  la  foi  et  des  traditions  ancestrales. 
Les  conditions  économiques  particulières  où  ils  se  trouvaient 
de  l'autre  côté  des  frontières  les  portèrent  à  organiser  une 
œuvre  qui,  tout  en  réunissant  toutes  les  qualités  patriotiques 
des  organisations  connues  au  pays,  offraient  à  leurs  familles, 
sous  forme  de  secours  matériels,  la  protection  qu'ils  en  atten- 
daient dans  un  domaine  purement  moral.  C'est  que  le  besoin 
de  s'aider  les  uns  les  autres  dans  la  lutte  pour  la  vie  apparaissait 
à  leurs  yeux  aussi  impérieux  que  la  nécessité  de  grouper  leurs 
forces  pour  revendiquer,  trop  souvent  contre  des  coreligion- 
naires, des  privilèges  que  la  très  large  constitution  "américaine 
ne  leur  défendait  pas  de  réclamer.  D'autre  part,  ils  eurent 
bientôt  sous  les  yeux,  surtout  depuis  1868,  l'exemple  de  leurs 
concitoyens  d'autre  origine  multipliant  dans  tous  les  Etats  des 
sociétés  populaires  sous  des  noms  plutôt  pompeux  qui  révé- 
lèrent plus  tard  des  tendances  quelquefois  troublantes. 

Mais  les  Franco-Américains — c'est  le  nom  dont  se  réclament 
aujourd'hui  nos  compatriotes  des  Etats-Unis — n'avaient  pas 
attendu  que  cet  exemple  leur  fût  donné  pour  se  mettre  eux- 
mêmes  à  l'œuvre  et  pour  organiser  chez  eux  le  secours  mutuel 
et  la  défense  de  la  nationalité.  En  1868,  alors  que  fut  fondée 
la  première  société  de  bienfaisance  américaine,  les  nôtres  pos- 
sédaient déjà  une  vingtaine,  ou  tout  près,  de  sociétés  de  secours 
mutuel  parfaitement  organisées  et  donnant  les  premiers  indices 
d'un  développement  qui  devait,  durant  les  vingt-cinq  années 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  15 

qui  suivirent,  prendre  des  proportions  formidables.  La  plus 
vieille  de  leurs  sociétés  de  St.  Jean-Baptiste,  celle  de  New  York, 
qui  vit  encore,  fut  fondée  en  1850.  Ils  avaient  la  société  de 
Lafayette,  en  1848,  à  Détroit,  Michigan.  Avant  même  1840, 
Ludger  Duvernay  publiait  un  journal  français  dans  le  Vermont,. 
à  St-Albans. 

La  liste  suivante  des  sociétés  franco-américaines,  toutes  fon- 
dées avant  1870,  nous  prouve  que  le  mouvement  mutualiste 
parmi  les  nôtres,  quels  que  fussent  les  motifs  qui  lui  donnèrent 
naissance,  était  déjà  sérieux  et  plein  de  promesses  pour  l'avenir: 

1848. — Société  de  Bienfaisance  Lafayette,  Détroit  Mich. 
1850. — Société  St- Jean-Baptiste,  New  York. 
1859.— Société  St-Joseph,  Burlington,  Vt. 
1860.— Société  St-Jean-Baptiste,  Oswego,  N.  Y. 
1864. — Société  St-Jean-Baptiste,  Pittsfield,  Mass. 
1864. — Société  St-Jean-Baptist  3,  Springfield. 
1865. — Société  St-Jean-Baptiste,  West  Meriden,  Cona. 
1867.— Société  St-Jean-Baptiste,  Biddjford,  Main'1. 
1867. — Union  Canadienne-Française  St-Paul,  Minn. 
1868. — Société  St-Jean-Baptiste,  Lowell,  Mass. 
1868. — Société  St-Jean-Baptiste,  Worcester,  Mass. 
1868. — Société  St-Jean-Baptiste,  Woonsocket,  R.  I. 
1868. — Association  Canadienne-Française,  Concord,  N.  Y. 
1868.— Société  St-Jean-Baptiste,  Burlington,  Vt. 
1868.— Société  St-Jean-Baptiste,  Cohoes,  N.  Y. 
1868.— Société  St-Joseph,  Cohoes,  N.  Y. 
1868. — Association  St-Jean-Baptiste,  Albany,  N.  Y. 
1869.— Société  St-Jean-Baptiste,  Fall-River,  Mass. 
1869. — Société  St-Jean-Baptiste,  Marlboro,  Mess. 
1869. — Société  St-Jean-Baptiste,  Vergennes,  Vt. 
1869. — Institut  Canadien-Français,  Biddeford,  Maine. 

Et  nous  en  omettons  d'importantes  afin  de  ne  pas  donner  à 
cette  énumération  des  proportions  par  trop  considérables. 
En  résumé,  l'idée  mutualiste  a  suggéré  aux  Franco- Américains 
la  fondation  de  sociétés  qui,  groupées  par  décades,  se  repar- 
tissent comme  suit  :  21  de  1860  à  1870  ;  52  de  1870  à  1880  ; 
130  de  1880  à  1890.  Pendant  cette  période,  l'année  1885  en 
fournit  27  à  elle  seule.  Depuis  1890  jusqu'à  1900,  le  mouve- 
ment ne  s'est  guère  ralenti,  mais  si  le  nombre  des  sociétés 
nouvelles  n'a  pas  augmenté  dans  la  proportion  formidable  de 
la  décade   précédente,   c'est  que,  tout  d'abord  l'émigration 


16  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

canadienne-française  vers  les  Etats-Unis  devint  moins  active 
et  que,  d'un  autre  côté,  le  zèle  des  patriotes  s'appliqua  surtout 
à  remplir  les  cadres  splendides  qu'on  avait  bâtis  pendant  les 
derniers  vingt-cinq  ans.  Aujourd'hui,  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre,  et  même  dans  l'Ouest,  le  mouvement  des  sociétés 
a  pris  une  tournure  plus  pratique,  en  ce  sens  qu'il  tend  à  rendre 
plus  complet  le  contact  entre  les  groupes,  et  qu'il  est  en  train 
de  créer,  au  moyen  d'une  foule  d'organisations  autonomes  mais 
unies,  une  force  nationale  qui  imposera  le  respect  et  garantira 
un  avenir  que  même  les  plus  enthousiastes  ne  regardaient  pas 
sans  inquiétude. 

Les  résultats  obtenus  dans  cette  direction  sont  déjà  consi- 
dérables, à  tel  point  que  les  Franco- Américains  possèdent  dans' 
leurs  sociétés  nationales  fédératives,  l'Union  Saint-Jean-Bap- 
tiste d'Amérique,  l'Association  Canado-Américaine  et  l'Ordre 
des  Forestiers  Franco-Américains,  pour  citer  les  trois  plus 
importantes,  des  associations  dignes  de  prendre  place  au  premier 
rang  de  la  mutualité  américaine.  Même,  l'Union  St-Jean- 
Baptiste  d'Amérique,  au  dire  des  commissaires  d'assurance  de 
plusieurs  Etats,  offre  le  type  le  plus  complet  d'assurance  fra- 
ternelle qui  soit  connu  aux  Etats-Unis.  Au  Canada,  le  même 
progrès  s'est  accompli  avec  les  sociétés  admirables  que  sont  les 
Artisans  Canadiens-Français,  l'Alliance  Nationale,  l'Union  St- 
Joseph,  des  sociétés  qui,  disons-le,  devraient  recevoir  l'encou- 
ragement unanime  de  tous  les  Canadiens-français,  tout  comme 
les  sociétés  franco-américaines  que  nous  venons  également  de 
nommer  devraient  pouvoir  compter  sur  l'appui  unanime  et 
enthousiaste  de  tous  nos  compatriotes  établis  de  l'autre  côté 
de  la  frontière.  De  là  à  établir,  au  moyen  de  nos  sociétés,  des 
relations  plus  intimes  et  surtout  plus  suivies  entre  ces  deux 
groupes  égaux  de  notre  nationalité  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  ce 
pas  ne  saurait  plus  être  fait  trop  tôt. 

Si  les  limites  de  cet  article  nous  le  permettaient,  nous  prou- 
verions facilement  qu'au  strict  point  de  vue  financier,  que  par 
la  force  même  de  leurs  systèmes  et  les  garanties  qu'elles  offrent 
à  leurs  membres,  nos  sociétés  nationales  ne  laissent  pas  même 
aux  amants  de  la  mutualité  cosmopolite  l'excuse  d'avoir  cherché 
ailleurs  des  avantages  qu'ils  ne  trouvaient  pas  chez  eux.  Mais 
cette  étude  nous  entraînerait  trop  loin.  D'ailleurs,  l'idée 
même  qui  a  présidé  à  la  fondation  des  sociétés  de  secours 
mutuel  nationales,  devrait  suffire  à  convaincre  que  c'est  de 
leur  côté  que  nous  devons  diriger  nos  efforts,  que  c'est  sous  leur 
bannière   que   nous   devons   chercher  secours   et   protection. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  17 

D'autant  plus  qu'en  agissant  ainsi  nous  contribuons  à  consolider 
les  forces  de  notre  race  et  que  nous  faisons,  pour  ainsi  dire, 
d'une  pierre  deux  coups.  On  serait  émerveillé,  si  on  pouvait 
constater  tout  ce  que  nos  sociétés  ont  accompli,  au  Canada 
comms  aux  Etats-Unis,  pour  la  conservation  de  la  langue  et 
de  la  foi  chez  les  nôtres,  pour  la  conservation  des  coutumes  et 
des  traditions  ancestrales,  pour  la  défense  des  droits  du  faible, 
pour  la  sauvegarde  des  intérêts  essentiels  à  notre  vie  nationale  ! 
Pourtant,  si  tout  cela  a  pu  être  accompli  pendant  que  des  mil- 
liers de  compatriotes  portaient  à  des  organisations  toujours 
indifférentes  quand  elles  ne  nous  étaient  pas  hostiles,  leurs 
épargnes  et  leur  dévouement,  quel  n'eut  pas  été  la  splendeur 
de  l'œuvre  accomplie  sous  l'effort  unanime  de  tous  !  C'est  une 
erreur  de  jugement,  dira-t-on,  qui  a  parmis  l'exode  de  tant  des 
nôtres  vers  des  mutualités  qu'ils  ne  connaissaient  même  pas, 
mais  erreur  fatale  entre  toutes,  erreur  capable  de  tuer  une  race 
plus  vigoureuse  que  la  nôtre,  si  nous  n'avions  eu  le  contrepoids 
de  nos  organisations  propres.  Un  oubli,  diront  d'autres. 
Qu'importe  le  nom  si  le  résultat  est  le  même  !  "  Des  peuples, 
dit  Montesquieu,  sont  tombés  des  plus  hauts  sommets  de  la 
civilisation  à  la  ruine  et  à  la  servitude  pour  s'être  abandonnés 
pendant  deux  générations."  Depuis  deux  générations,  quels 
progrès  ont  accompli  les  Canadiens-français  ?  Il  y  en  a  de 
notables,  mais  à  quel  prix  ont-ils  été  obtenus  ? 

On  aura  beau  dire,  le  sentiment  de  la  race  ne  se  dépouille  pas 
comme  un  vieil  habit.  Il  n'est  pas  un  accessoire  de  convention 
que  l'on  puisse  sacrifier  au  premier  caprice  venu,  que  l'on  puisse 
céder  devant  un  intérêt  même  considérable.  Il  a  poussé  dans 
le  cœur  de  l'homme  des  racines  trop  profondes,  il  le  rattache 
par  trop  de  fibres  vivantes  à  ce  passé  plein  d'ancêtres  dont  il 
est  la  continuation  et  dont  il  est,  malgré  lui,  orgueilleux,  pour 
qu'il  ne  se  sente  pas  tressaillir  éternellement  de  cette  sève  qui 
le  féconde  à  travers  les  siècles.  Ceux-là  mêmes  qui  le  répu- 
dient, pour  le  compte  de  quelque  innovation  fascinante,  en 
sentent  encore  toute  la  force,  et  le  premier  cri  du  cœur  viendra 
démentir  les  paroles  dont  ils  avaient  cru  sceller  l'apostasie  de 
leur  sang.  Les  Anglais,  qui  s'y  connaissent,  ont  dit  fort  bien  : 
"  Le  sang  est  plus  épais  que  l'eau  !"  Et  on  sait  si  cet  axiome 
est  toujours  présent  à  leur  mémoire. 

Du  reste,  les  exemples  ne  manquent  pas  qui  prouvent  la 
vitalité  de  ce  sentiment  plus  fort  que  les  révolutions  et  les 
conquêtes,  et  qu'on  retrouve  encore  dans  la  cendre  éteinte  de 
tant  d'autres  choses  sacrées,  langue,  foi,  coutumes,  traditions, 


18  LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 

emportées  dans  le  tourbillon  des  circonstances  et  des  conditions 
politiques.  Les  autres  disparaissent,  celui-là  reste.  Après 
plusieurs  siècles  d'évolution,  de  progrès  nr.téiiel  et  de  change- 
ments incessants,  nous  retrouvons  encore  aux  Etats-Unis, 
vivace  et  fier,  le  sentiment  de  la  race  proclamé  par  un  chef 
d'Etat  fameux  qui  vénère  le  souvenir  épique  de  ses  ancêtres 
hollandais  établis  à  New  Amsterdam. 

Pourquoi  croirait-on,  après  cela,  que  le  sentiment  national 
est  chose  futile  et  qu'on  a  tort  de  le  faire  intervenir  dans  le 
domaine  de  notre  organisation  sociale.  Nous  vouelrions  l'en 
chasser  que  nous  ne  le  pourrions  pas.  Et  les  mesures  que  nous 
pourrions  prendre  contre  lui  ressembleraient  beaucoup  au  pro- 
cédé de  ce  roi  de  l'antiquité  qui  voulut  enchaîner  la  mer. 
"  Le  sang  est  plus  épais  que  l'eau  ",  dans  les  organisations 
mutualistes  comme  ailleurs.  C'est  une  vérité  que  nous  ren- 
controns tous  les  jours  sur  notre  route  et  dont  nous  ne  semblons 
pas  vouloir  faire  notre  profit. 

Le  fait  que  les  sociétés  de  secours  mutuel  sont  des  collecti- 
vités, indique  déjà  suffisamment  qu'elles  agiront  d'une  certaine 
façon  selon  qu'elles  seront  composées  de  membres  appartenant 
à  telle  ou  telle  nationalité.  S'il  s'agit  d'une  organisation  cos- 
mopolite, c'est  le  groupe  national  le  plus  nombreux  qui  lui 
imprimera  son  caractère.  On  y  distribuera  bien,  pour  l'amour 
de  l'harmonie,  les  charges  de  façon  à  contenter  tous  les  groupes, 
mais  la  direction  immédiate,  le  rôle  prépondérant,  est  toujours, 
réservé  au  groupe  plus  nombreux  qui  s'est  donné  pour  mission 
de  donner  le  ton  à  la  société.  Qui  a  jamais  prétendu  que  les 
Forestiers  Indépenelants  n'étaient  pas  une  société  essentielle- 
ment anglaise  ?  On  ne  songe  même  pas  à  nier  qu'elle  appar- 
tienne d'assez  près,  par  ses  chefs,  au  groupe  maçonnique. 
Nous  pourrions  dire  la  même  chose  eles  Forestiers  Catholiques, 
des  Woodmen  of  the  World,  du  Royal  Arcanum,  des  Knights 
of  Columbus,  de  la  Union  Fraternal  League,  etc.  Toutes  ces 
organisations  se  réclament  d'un  principe  auquel  elles  donnent 
des  accents  de  clairon  et  qu'elles  résument  dans  une  formule  : 
"  Brotherhood  of  M?n  "  (Fraternité  de  l'homme),  une  sorte  de 
réédition  de  ce  cri  de  "  Liberté,  Eg  ,lité,  Fraternité,"  qui 
ouvrit  en  Europe  l'ère  sanglante  des  révolutions  et  fit  de  la 
déclaration  des  droits  de  l'homme  le  linceul  ele  la  liberté. 
Mais  la  formule  était  brillante  et  elle  obtint  du  succès.  Les 
sociétés  qui  l'avaient  inscrite  sur  leurs  bannières  recrutèrent 
des  membres  par  centaines  dî  mille,  surtout  parmi  les  éléments 
plus  faibles.     Au  fond,  cette  "  fraternité  de  l'homme  "  tant 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  19 

vantée  ne  sortit  pas  de  la  formule  et  nous  pûmes  voir  chaque 
organisation  poursuivre  discrètement  le  but  que  lui  donnaient 
ses  chefs.  Organisations  anglaises,  elles  consolidèrent  des  inté- 
rêts anglais,  elles  accomplirent  une  œuvre  anglaise.  Ce  fait 
fut  surtout  apparent  aux  Etats-Unis  où  nos  compatriotes 
Franco-Américains  furent  les  premiers  à  souffrir  de  ce  mode 
nouveau  de  charité.  L'attitude  des  Forestiers  Catholiques 
envers  le  congrès  de  Springfield,  l'abolition  de  la  langue  fran- 
çaise par  les  Forestiers  d'Amérique,  leur  ouvrirent  enfin  les 
yeux  et  provoquèrent  des  mouveni3nts  de  revendication  natio- 
nale qui  révolutionnèrent,  dans  l'espace  de  quatre  ou  cinq 
années,  la  mutualité  franco-américaine.  Le  jour  où  pareil 
réveil  se  produira  dans  la  Province  de  Québec,  au  sujet  de  la 
mutualité  anglophone,  ce  jour-là  l'esprit  national  aura  brisé 
une  de  ses  plus  fortes  entraves  ;  nous  aurons  vu  la  fin  des  doc- 
trines énervantes  qui  font  de  l'intérêt  le  premiar  mobile  des 
actions  ;  nous  aurons  compris,  enfin,  qu'une  race,  pour  être 
forte,  doit  concentrer  son  énergie  dans  ses  propres  institutions, 
et  affirmer  carrément  son  droit  à  l'existence.  Du  reste,  cela 
n'empêche  ni  les  bonnes  relations,  ni  le  respect  mutuel  entre  les 
divers  groupes  ethniques  qui  composent  une  nation  comme  la 
nôtre. 

Après  tout,  nous  avons  cédé  trop  facilement  devant  cette 
affirmation  de  M.  Desmollins  sur  la  "  supériorité  des  Anglo- 
saxons."  Notre  situation  économique  nous  a  peut-être  pous- 
sés, plus  que  d'autres,  à  accepter  ce  jugement  pour  décisif. 
Pour  notre  part,  nous  préférons  nous  en  tenir  à  la  thèse  de 
M.  Brunetière  que  nous  devons  être  les  artisans  de  notre  propre 
supériorité,  en  développant  avec  plus  de  soin  les  traits  princi- 
paux de  notre  caractère  et  en  dessinant  avec  plus  de  netteté 
notre  figure  nationale.  Voici  ce  que  disait  l'illustre  académi- 
cien :  "  Les  Anglo-Saxons,  plus  heureux  que,  nous  en  ce  mo- 
ment, et  plus  favorisés  de  la  fortune,  nous  sont-ils  supérieurs  ? 
Je  n'en  sais  rien  ;  je  ne  le  crois  pas  ;  quelque  chose  en  moi  se 
refuse  à  le  croire.  Mais  cette  "  supériorité  ",  s'il  me  fallait  la 
reconnaître,  je  dirais  hardiment  et  je  montrerais  aisément  qu'ils 
la  doivent  surtout  à  ce  qu'ils  sont,  toujours  et  en  tout  demeurés 
des  Anglo-Saxons.  Ce  qu'ils  sont  et  quoi  qu'ils  soient, 
défauts  et  qualités  mêlés  et  compensés,  ils  le  sont  pour  avoir 
mis  à  l'être  une  orgueilleuse  obstination  ;  et  si  nous  voulons 
les  imiter,  la  manière  n'en  est  pas  de  les  copier  servilement,  ni 
de  démarquer,  pour  ainsi  dire,  leurs  habitudes,  mais  d'être 
nous  comme  ils  sont  eux,  Français  comme  ils  sont  Anglais  ; 


20  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

de  persévérer  dans  la  direction,  d'abonder  dans  le  sens  de  notre 
propre  histoire  ;  et  ainsi,  d'ajouter  un  anneau  d'âge  en  âge  à 
la  chaîne  de  nos  traditions." 

Voilà  des  paroles  d'or  qui  devraient  faire  loi  dans  tous  les 
domaines  de  notre  activité  nationale.  Qu'il  nous  suffise,  en 
ce  moment,  de  les  appliquer  à  la  mutualité  qui  est,  de  nos  jours, 
une  des  plus  puissantes  manifestations  de  l'activité  populaire. 
En  nous  atteignant  par  ce  côté,  c'est  au  cœur  que  le  saxonisme 
nous  frappe.  Les  tenants  de  la  mutualité  cosmopolite,  toujours 
à  base  Anglo-saxonne,  invoquent  très  haut  le  prétexte  qu'ils  tra- 
vaillent à  l'entente  cordiale  des  groupes  tandis  qu'ils  visent 
surtout  à  l'absorption  des  minorités.  L'entente  cordiale  est 
d'expression  trop  noble  pour  recourir  à  pareils  moyens.  Elle 
n'est  possible  qu'entre  des  groupes  qui  se  sentent  égaux,  elle 
ne  rapproche  que  des  personalités  distinctes.  S'il  en  est  autre- 
ment, il  n'y  a  plus  que  des  vainqueurs  et  des  vaincus.  Une 
mutualité  essentiellement  canadienne-française  accomplira  plus 
pour  l'entente  cordiale  des  races  au  pays  que  tout  le  cortège 
fantasmagorique  des  organisations  qui  nous  arrivent  de  partout 
et  cherchent  à  se  refaire,  à  nos]dépens,  des  échecs  subis  dans  leurs 
propres  milieux.  On  admettra,  enfin,  que  les  Canadiens- 
français  ont  tout  à  gagner  en  concentrant  leur  influence  dans 
des  institutions  qui  leur  soient  propres.  Leur  loyauté  aura 
toujours  cette  suffisante  ressource  de  lutter  d'émulation,  dans 
la  sphère  qui  leur  est  accordée,  avec  les  éléments  qui  les 
entourent,  à  savoir  qui  fera  le  plus  et  le  mieux  pour  la  gloire  et 
la  prospérité  du  pays.  Et  les  anglais  eux-mêmes  admettront 
qu'en  voulant  les  égaler,  et  sifpossible,  les  dépasser,  nous  leur 
faisons  le  plus  délicat  comme  le  plus^précieux  des  compliments. 

J.  L.  K.-Laflamme. 


Québec 


a) 


Aperçu  historique 

Le  3  juillet  1608,  Samuel  de  Champlain  débarquait  sur  1» 
pointe  de  Québec  pour  y  jeter  les  fondations  de  notre  ville. 

Dès  son  premier  voyage  en  1603,  le  grand  découvreur  avait 
remarqué  l'importance  et  la  beauté  exceptionnelle  de  l'en- 
droit et,  il  n'hésita  pas  à  venir  y  fixer  son  habitation, 
"n'ayant  pu  trouver,  dit-il,  de  lieu  plus  commode  ni  de 
mieux  situé  que  la  pointe  de  Québec  ainsi  appelée  des  sau- 
vages laquelle  était  rempli  de  noyers." 

"Il  était  impossible  en  effet,  écrit  Laverdière,  de  mieux 
placer  le  chef -lieu  d'une  colonie  naissante.  Un  superbe 
piomontoire  formant  une  citadelle  déjà  presque  achevée  par 
les  mains  de  la  nature;  un  vaste  bassin,  une  rade  profonde 
où  plusieurs  flottes  peuvent  mouiller  à  l'abri  des  tempêtes, 
un  ensemble  de  beautés  pittoresques  comme  on  en  trouve 
peu  dans  le  monde  entier  ;  une  position  centrale ,  au  bord 
d'un  fleuve  majestueux  et  profond...  tout  devait  faire  ap- 
prouver le  choix  que  fit  en  cette  occasion  le  père  de  la  Nou- 
velle-France." 

Dès  son  arrivée,  Champlain  se  mit  à  l'œuvre  et  la  pre- 
mière habitation  de  Québec  ne  tarda  pas  à  s'élever,  à  la 
basse- ville,  à  peu  près  sur  le  site  actuel  de  l'église  de  Notre- 
Dame-des- Victoires . 

Comme  il  arrive  presque  toujours  en  de  pareilles  circons- 
tances, les  commencements  furent  difficiles  et,  pendant  plu- 
sieurs années,  la  jeune  cité  n'eut  de  ville  que  le  nom. 

L'arrivée  des  Eécollets  (1615),  de  Louis  Hébert  (1617), 
de  Madame  de  Champlain  (1620)  et  de  quelques  autres 
familles  vint  y  mettre  un  peu  de  vie  et  d'animation. 

Dès  1615,  on  construisit,  au  fond  du  Cul-de-sac,  la  pre- 
mière chapelle  de  Québec. 

(1)  Cet  article  est  le  premier  d'une  série  que  la  Revue  publiera  sur  Qué- 
bec, ses  monuments,  églises,  musées,  sites  historiques,  etc., d'ici  aux  grande 
fêtes  du  mois  de  juin  et  du  mois  de  juillet.  Nous  devons  à  la  très  gracieuse 
obligeance  de  M.  l'abbé  A.  E.  Gosselin,  du  séminaire  de  Québec,  et  à  celle 
de  M.  Ed.  Marcotte,  propriétaire  de  "  l'Almanach  de  adresses  pour  Québec 
et  Lévis,  "   la  faveur  de  publier  l'article  qui  précède. 


22  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Peu  après,  en  1619,  les  Kécollets  commencèrent  la  con 
struction  de  leur  couvent  de  Notre-Dame-des-Anges  près  de 
la  rivière  Saint-Charles,  appelée  jusque-là  Cahir-Coubat  par 
les  sauvages,  sur  les  bords  de  laquelle,  paraît-il,  devait  s'élever 
la  future  cité  que  l'on  avait  déjà  nommée  Urbs  Ludovica. 
Mais  la  construction  du  fort  Saint-Louis  sur  le  cap  Diamant 
et  la  nécessité  de  grouper  les  habitants  firent  abandonner  ce 
premier  plan.  Ce  n'est  que  longtemps  après  que  l'on  vit, 
sur  le  premier  site  assigné  à  la  cité  de  Champlain,  s'étendre 
le  faubourg  Saint-Boch. 

Commencé  en  1620,  le  fort  Saint-Louis  a  subi  dans  le 
cours  des  temps  de  nombreux  changements.  Il  ne  fut  tout 
d'abord  qu'une  simple  demeure  en  bois  à  laquelle  on  travailla 
de  1620  à  1624.  En  1626,  il  fut  rasé  et  on  le  reconstruisit 
au  même  endroit,  mais  dans  des  proportions  plus  vastes. 

Ce  fort,  qui  dans  l'intention  de  Champlain,  avait  été  bâti 
pour  en  imposer  aux  mécontents,  devait  tomber  peu  après, 
avec  la  ville  elle-même,  aux  mains  d'ennemis  plus  redou- 
tables que  ne  l'étaient  les  traiteurs. 

En  1628,  les  Anglais,  conduits  par  les  frères  Kirke  firent 
une  première  tentative  du  côté  de  Québec  ;  la  fière  réponse 
de  Champlain  les  empêcha  d'avancer.  L'année  suivante, 
instruits  de  l'état  critique  dans  lequel  se  trouvait  la  ville,  ils 
vinrent  sommer  Champlain  de  la  leur  rendre.  Le  gouver- 
neur, réduit  à  la  famine,  manquant  de  munitions,  dut  se  ré- 
signer à  voir  passer  aux  mains  des  Anglais  un  établissement 
pour  lequel  il  avait  tant  fait.  Il  se  rendit  en  France  avec 
les  habitants  qui  voulurent  l'accompagner  et  Louis  Kirke 
prit  possession  du  fort  Saint-Louis  qu'il  habita  de  1629  à 
1632. 

Le  traité  de  Saint-Germain-en-Laye,  en  1632,  rendit  le 
Canada  à  la  France  et  Champlain  put  revenir,  en  1633,  re- 
prendre son  ancien  gouvernement,  à  Québec. 

La  chapelle  de  la  basse-ville  étant  disparue,  Champlain  fit 
bâtir  à  son  retour  en  1633,  près  du  fort  St-Louis,  une  cha- 
pelle plus  vaste,  à  laquelle  il  donna  le  nom  de  Notre-Dame 
de-Eecou  vrance . 

Deux  ans  après,  le  25  décembre  1635,  Champlain  décédait 
à  Québec,  laissant  avec  des  regrets  sincères,  le  souvenir  d'un 
homme  de  bien,  d'un  chrétien  convaincu  et  d'un  excellent 
administrateur. 


24 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 


LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


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Son  successeur,  M.  de  Montmagny,  chevalier  de  Malte, 
demeura  douze  ans  à  la  tête  du  gouvernement  du  pays  et 
Québec  'fit  des  progrès  sous  son  administration. 

Peu  après  son  arrivée,  le  gouverneur  fit  reconstruire  en 
pierre  le  fort  Saint-Louis.  Dans  le  même  temps  il  en  traçait 
le  plan  de  la  ville  et  faisait  alligner  les  rues. 

Puis,  dans  la  suite,  il  assiste  ou  prend  part  aux  fondations 
importantes  qui  eurent  lieu  à  cette  époque  :  c'est  d'abord  le 
collège  des  jésuites  qui  s'élèvent  sur  le  site  qu'occupe  aujour- 
d'hui l 'Hôtel-de- Ville  ;  viennent  ensuite  les  couvents  des 
Ursulines  et  des  Hospitalières,  le  premier  construit  en  1641, 


VIEUX  CHATEAU  ST-LOUIS,  construit  par  M.  de  Montmagny— 1636-1648. 

le  second  en  1644-45.  Ces  deux  communautés,  arrivées  ie 
1er  août  1639,  avaient  été  logées  dans  des  maisons  d'em- 
prunt :  les  Ursulines  dans  un  petit  logement,  à  la  Basse- 
Ville,  et  les  Hospitalières  dans  la  maison  de  Messieurs  de  la 
Cie  des  Cent  Associés.  Celles-ci,  après  avoir  passé  quelques 
années  à  la  mission  de  Sillery  étaient  revenues  à  Québec  au 
printemps  de  1644. 

M.  de  Montmagny  vit  encore,  en  1647,  les  commence- 
ments de  la  grande  église,  future  cathédrale  du  premier 
évêque  de  Québec,  église  qui  devait  remplacer  la  chapelle  de 
Notre-Dame-de-Becouvrance  incendiée  en  1640. 


23  LA    REVUE   FRANCO-AMERICAINE 

Toutes  ces  constructions  font  voir  que  la  population  avait 
augmenté  à  Québec.  En  effet,  depuis  1634,  les  colons 
étaient  arrivés  en  plus  grand  nombre  et  bien  que  te,  ville  ne 
fût  pas  très  populeuse  on  y  avait  compté  en  1640,  3  maria- 
ges, 21  baptêmes  et  2  sépultures. 

M.  d'Aillehoust  qui  remplaça  M.  de  Montmagny  n'eût 
qu'à  continuer  l'œuvre  de  son  prédécesseur  ;  mais  il  ne  put 
faire  beaucoup,  son  gouvernement  ayant  été  trop  court.  Il 
fit  pourtant  travailler  au  fort  Saint-Louis  sous  la  protection 
duquel  les  Hurons  fugitifs  devaient  venir  se  placer  quelques 
années  plus  tard. 

Sous  MM.  de  Lauzon  et  de  Charny-Lauzon,  il  ne  se  passa 
rien  de  bien  important  à  Québec. 

Depuis  1632,  la  ville,  aussi  bien  que  les  autres  établisse- 
ments avaient  été  desservis  par  les  pères  Jésuites  aidés  par 
quelques  rares  prêtres  séculiers  comme  MM.  Nicolet,  Le- 
sueur  de  Saint- Sauveur,  de  Queylus,  etc. 

En  1659,  sous  le  gouvernement  de  M.  d'Argenson,  Mgr. 
de  Laval  arrivait  à  Québec  avec  quelques  ecclésiastiques. — 
Tout  le  monde  connaît  les  difficultés  qui  s'élevèrent  entre  les 
autorités  civiles  et  religieuses,  au  sujet  de  la  traite  de  l'eau- 
de-vie.  D'Avaugour,  successeur  de  M.  d'Argenson,  fut  rap- 
pelé, et  de  Mésy  nommé  à  sa  place.  L'année  1663  fut  par- 
ticulièrement remarquable  à  Québec  ;  sans  parler  du  trem- 
blement de  terre  qui,  pendant  plus  de  six  mois,  vint  jeter  la 
terreur  dans  la  colonie,  rappelons  seulement  pour  mémoire 
l'abandon  de  la  Nouvelle-France,  par  la  Cie  des  Cent  As- 
sociés qui  cède  ses  droits  au  Roi,  l'établissement  à  Québec 
d'un  conseil  souverain  et  la  fondation  du  Grand  Séminaire. 

Les  années  suivantes  furent  marquées  par  un  accroisse- 
ment considérable  de  la  population  et  par  des  améliorations 
de  tous  genres.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  rappeler  l'œuvre 
de  Tracy,  Talon  et  Courcelle.  On  en  trouve  les  détails  dans 
nos  historiens.  Mais  parmi  les  faits  qui  intéressent  particu- 
lièrement Québec,  à  cette  époque,  il  convient  de  noter  l'ar- 
rivée du  régiment  de  Carignan  en  1665,  la  consécration  de 
l'église  cathédrale  de  Québec  et  la  pose  de  la  première  pierre 
de  la  chapelle  des  Jésuites  en  1666,  la  fondation  du  Petit 
Séminaire  en  1668,  etc.  Le  recensement  fait  par  Talon,  en 
1666  donnait  à  la  ville  une  population  de  547  âmes. 

Et  il  ne  faudrait  pas  croire  que  tout  y  fût  à  l'état  rudimen- 
taire  ou  sauvage.     Les  habitants  manquaient  ni  de  bonne 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  27 

manières  ni  de  distinction.  Sans  parler  de  plusieurs  familles 
remarquables  qui  habitaient  Québec  depuis  assez  longtemps, 
l'arrivée  du  régiment  de  Carignan  avait  doté  la  ville  d'un 
bon  nombre  d'officiers  distingués  qui  ne  devaient  pas  peu 
contribuer  à  donner  à  la  société  ce  bon  ton  que  l'on  y  re- 
marquait alors.  D'autre  part,  les  moyens  d'instruction 
pour  Ja  jeunesse  ne  faisaient  pas  défaut  :  le  collège  des 
Jésuites  était  bien  organisé  depuis  plusieurs  années  et  les 
Dames  Ursulines  donnaient  aux  filles  une  éducation  soignée. 

Aussi  bien,  grâce  à  cette  impulsion  vigoureuse  qu'on  lui 
avait  donnée,  Québec  continua  à  grandir  et  à  prospérer,  non 
pas,  certes,  à  la  manière  de  certaines  villes  qui  surgissent 
comme  par  enchantement,  mais  suivant  les  temps  et  les  cir- 
constances. Et  pourtant  les  alertes  et  les  malheurs  ne  lui 
manquèrent  pas.  Passons  rapidement  sur  les  gouverne- 
ments de  Frontenac,  de  LaBarre  et  de  Denonville  et  signa- 
lons l'incendie  de  1682  qui  détruisit  presque  toute  la  basse- 
ville  de  Québec,  et  en  1687,  l'épidémie  de  rougeole  qui  s'at- 
taquait aussi  bien  aux  personnes  âgées  qu'aux  enfants. 

En  1690,  sous  la  seconde  administration  de  Frontenac, 
Québec  eut  à  repousser  les  attaques  de  l'Angleterre.  Tout 
le  monde  connaît  cet  épisode  du  siège  de  Québec  en  1690  et 
il  n'est  pas  besoin  de  redire  ici,  ni  la  fière  réponse  de  Fronte- 
nac, ni  la  belle  défense  des  habitants,  ni  la  défaite  de  Phipps 
qui  dut  retourner,  après  avoir  laissé  une  partie  de  ses  canons 
sur  les  grèves  de  la  Canardière. 

Pour  commémorer  cet  événement" on  donna  à  l'église  de  la 
basse-ville,  terminée  l'année  .précédente  et  qui  était  dédiée  à 
l'Enfant- Jésus,  le  nom  de  Notre-Dame-de-la- Victoire ,  nom 
qui  fut  changé  en  celui  de  Notre-Dame-des- Victoires  après 
la  malheureuse  expédition  de  Walker  en  1711. 

La  seconde  administration  de  Frontenac  fut  remarquable 
encore  par  les  travaux  qui  se  rirent  à  Québec  :  mentionnons 
seulement  les  réparations  ou  agrandissements  de  la  cathé- 
drale et  du  château  Saint-Louis,  la  construction  de  la  pre- 
mière chapelle  du  Séminaire  et  du  premier  palais  épiscopal 
bâti  par  Mgr.  de  Saint-Valier. 

A  cette  époque  aussi  on  travailla  aux  fortifications  de  la 
ville  et  l'on  vit  s'élever  alors  les  portes  Saint-Jean,  Saint- 
Louis  et  du  Palais. 

En  1693,  Mgr.  de  Saint-Valier  établissait  l' Hôpital-Géné- 
ral. 


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LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 


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30  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

A  la  mort  de  Frontenac  en  1698,  Québec  comptait  1988 
habitants. 

1700-1760 

M.  de  Callières  qui  succéda  à  Frontenac  mourut  à  Québec 
en  1703  et  M.  de  Vaudreuil  le  remplaça. 

Les  premières  années  du  18e  siècle  furent,  on  peut  direy 
des  années  d'épreuves  pour  Québec.  Les  deux  incendies  du 
Séminaire  en  1701  et  1705,  la  grande  picote  en  1702,  la  ma- 
ladie du  pourpre  qui,  en  1710-1711,  enleva  plusieur  prêtres 
et  une  foule  de  citoyens,  enfin  l'incendie  du  palais  de  l'In- 
tendant en  1713  furent  autant  de  sujets  de  tristesse  ou  de 
deuil  pour  les  Québecquois. 

En  1716,  Québec  pouvait  passer  pour  un  gros  village  :  il 
renfermait  une  population  de  2,500  âmes. 

Le  recensement  nous  fait  connaître  les  rues  qui  existaient 
à  cette  époque  ;  leurs  noms  n'ont  pas  changé  pour  la  plupart 
et  ce  sont  encore,  à  la  Haute-ville  :  les  rues  Saint-Louis , 
Saint-Jean,  Sainte-Anne,  Du  Fort,  Desjardins,  Buade,  etc.r 
et  à  la  Basse-ville:  les  rues  Sous-le-Fort,  Sault-au-Matelot, 
Champlain,  Notre-Dame,  etc. 

En  général,  les  marchands  demeuraient  à  la  basse-ville, 
rue  Notre-Dame. 

Les  travaux  de  fortifications  peuvent  compter  parmi  les 
plus  importants  qui  se  firent  à  Québec  de  1689  à  1759.  Ces- 
travaux  qui  furent  dirigés  par  les  ingénieurs  Levasseur  de 
Nérée,  Chaussegros  de  Léry,  etc.,  et  qui  coûtèrent  des  som- 
mes considérables  ne  furent  complétés  que  sous  le  régime 
anglais. 

L'ancienne  brasserie  Talon  devenue  le  palais  de  l'Inten- 
dant fut  incendiée  nous  l'avons  dit,  en  1713  :  là  avaient 
habité  Champigny,  Beauharnois,  les  Raudot  père  et  fils  et 
Bégon.  Reconstruit  peu  après  il  fut  de  nouveau  détruit  par 
le  feu  en  1726;  toujours  au  même  endroit,  aujourd'hui  la 
brasserie  Boswell,  on  érigea  un  autre  palais  plus  grand  et 
plus  beau  que  les  précédents. 

Les  gouverneurs  continuèrent  à  occuper  le  fort  Saint- 
Louis  que  Frontenac  avait  démoli  en  1694  et  reconstruit  les 
années  suivantes.  C'est  là  que  moururent  MM.  de  Fron- 
tenac en  1698,  de  Calières  en  1703,  de  Vaudreuil  en  1725  et 
de  la  Jonquière  en  1752. 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  31 

Leurs  corps  inhumés  d'abord  dans  l'église  des  Eécollets 
furent  transportés  à  la  cathédrale  après  l'incendie  qui  dé- 
truisit cette  première  église  en  1796. 

Les  autres  gouverneurs,  MM.  de  Beauharnois,  de  la 
Galissonnière,  Duquesne,  et  Vaudreuil  repassèrent  en 
France. 

L'évêque  de  Laval  avait  presque  toujours  habité  son  sémi- 
naire où  il  mourut  en  1708. 

Mgr  de  Saint- Valier  demeura  bien  peu  de  temps  dans  le 
palais  épiscopal  qu'il  avait  fait  construire  de  1694  à  1697. 
Betenu  en- Europe  pendant  13  ans,  (1700-1713)  il  alla,  à 
son  retour,  habiter  l' Hôpital-Général  où  il  mourut  en  1727. 
Son  successeur  immédiat  ne  vint  jamais  au  Canada  ;  Mgr. 
Dosquet  y  demeura  peu  ;  Mgr.  de  l'Auberivière  succomba  à 
la  maladie  douze  jours  après  son  arrivée  à  Québec,  et  Mgr  de 
Pontbriant,  dernier  évêque  sous  la  domination  française,  alla 
mourir  à  Montréal  en  1760. 

Les  curés  de  Québec  méritent  aussi  une  mention  particu- 
lière. Les  premiers  desservants  de  Québec  furent  d'abord 
les  Eécollets  ;  puis  de  1632  à  1659  ce  furent  les  Jésuites. 
En  1664,  la  paroisse  fut  érigée  canoniquement  et  les  curé» 
en  titre  qui  y  exercèrent  les  fonctions  curiales  jusqu'en 
1768  furent  :  MM.  de  Bernières,  Dupré,  Pocquet,  Thiboult, 
Boullard,  Lyon  de  Saint-Ferréol ,  Plante  et  Eécher. 

MM.  Latour,  Dartigues  et  Delbois  bien  que  curés  en  titre 
ne  vinrent  pas  remplir  leurs  fonctions. 

D'après  le  recensement  de  1744,  Québec  comptait  997 
ménages.  Des  rues  nouvelles  avaient  été  ouvertes  :  Saint- 
François,  St-Flavien,  Laval,  des  Eemparts,  etc.,  à  la  haute- 
ville  ;  Saint-Charles  à  la  basse-ville  ;  Saint-Eoch  et  Saint- 
Valier  du  côté  de  Saint-Eoch. 

Parmi  les  familles  remarquables  de  l'époque,  citons  le» 
Lanaudière,  Péan,  de  Léry,  Lnsignan,  de  Saint-Vincent,  de 
la  Martinière,  de  la  Fontaine,  de  Beaujeu,  etc.,  etc.  ;  parmi 
les  marchands,  Philibert,  Eoussel,  des  Boches,  Bernard, 
Ei vérin,  Bertea»  t,  etc.  Les  sculpteurs  étaient  représentés 
par  les  quatre  L^vasseur,  les  architectes  par  Mailloux,  etc. 

Le  nom  de  Philibert  que  nous  venons  de  citer  nous  rap- 
pelle la  légende  du  Chien  d'or  et  ces  quatre  vers  si  bien  con- 
nus des  Québecquois. 


.32  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Je  suis  un  chien  qui  ronge  l'os 
En  le  rongeant  je  prends  mon  repos 
Un  temps  viendra  qui  n'est  pas  venu 
Que  je  morde ray  qui  m'aura  mordu. 

On  sait  aussi  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  légende,  et  des 
publications  récentes  ont  déterminé  ce  qu'elle  contenait  de 
vérité. 

Les  dernières  années  de  la  domination  française  furent 
pénibles  pour  la  colonie.  La  guerre  qui  devait  se  terminer 
par  la  prise  de  Québec  et  par  la  perte  de  tout  le  Canada  fut 
entremêlée  de  revers  et  de  succès.  En  1756,  arrivaient  quel- 
ques bataillons  français  ayant  à  leur  tête,  Montcalm,  Lévis, 
Baugainville,  Bourlamarque ,  etc.  Les  grandes  campagnes, 
eurent  lieu  de  1755  à  1759  ;  la  famine  se  fit  sentir  à  Québec 
comme  dans  tout  le  pays  et  il  fut  un  temps  où  le  cheval  était 
servi  à  toutes  les  sauces.  Ce  fut  aussi  le  temps  où  Bigot  et 
ses  complices  s'amusaient  le  mieux. 

Au  mois  de  juin  1759,  Wolfe  parut  devant  Québec  avec  une 
flotte  considérable.  Les  détails  de  ce  siège  sont  trop  connus 
pour  qu'il  faille  les  rappeler  ici.  Mais  le  bombardement  de 
la  ville,  la  bataille  des  plaines  d'Abraham,  le  13  septembre, 
la  mort  de  Wolfe  ce  jour  même,  celle  de  Montcalm  le  lende- 
main matin,  dans  la  maison  du  chirurgien  Arnoux,  ne  sau- 
raient être  passés  sous  silence. 

Le  18  septembre,  la  ville  capitulait  et  les  Anglais  y  entrè- 
rent. Lévis,  arrivé  trop  tard  pour  empêcher  ce  malheur  ne 
perdit  pas  courage  et  se  prépara  à  prendre  sa  revanchee  le 
printemps  suivant.  La  glorieuse  bataille  de  Sainte-Foy  lui 
donna,  un  instant,  l'espoir  de  reprendre  la  ville  dont  il  com- 
mença à  faire  le  siège,  mais  l'arrivée  des  vaisseaux  anglais 
le  força  à  regagner  Montréal  avec  son  armée. 

Québec  ne  devait  plus  voir  le  drapeau  français  flotter  sur 
«es  murs. 

Domination  Anglaise 

Les  trois  années  qui  suivirent  la  capitulation  de  Montréal 
furent  des  années  d'attente.  Les  Canadiens,  délivrés  de  la 
guerre  qui  les  avait  ruinés  et  dont  ils  ne  pouvaient  soutenir 
plus  longtemps  les  lourdes  exigences,  généralement  bien 
traités  par  le  gouvernement  anglais,  ne  se  sentaient  pas  trop 
malheureux.     Toutefois,    une   grande   partie    des   habitants 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  23 

espéraient  encore  que  la  France  ne  les  abandonnerait  pas  à 
l'Angleterre.  Le  traité  de  Paris  vint  leur  enlever  leurs  der- 
nières ilusions  et  de  même  que  les  militaires  avaient  quitté 
Québec  en  1759  et  en  1760,  ainsi  plusieurs  familles  repas- 
sèrent en  France  en  1763  et  en  1764. 

La  ville  avait  considérablement  souffert  du  bombarde 
ment  ;  la  plupart  des  édifices  publics,  la  cathédrale,  le  Sémi- 
naire, lé  collège  des  Jésuites,  le  couvent  des  Eécollets,  le 
palais  de  l'Intendant  étaient  fortement  endommagés  ou  en 
partie  détruits  :  la  basse- ville  n'était,  à  proprement  parler, 
qu'un  monceau  de  ruines. 

On  s'occupa  aussitôt  que  possible  de  remédier  au  mal. 
Murray  fit  réparer  lui-même  un  bon  nombre  de  maisons  pour 
y  loger  ses  troupes  et  en  1764,  il  vint  demeurer  au  château 
Saint-Louis  auquel  il  avait  fait  faire  les  réparations  les  plus 
urgentes. 

Parmi  les  grands  édifices  d'alors  plusieurs  sont  disparus 
aujourd'hui  :  le  palais  de  l'Intendant,  le  collège  des  Jésuites, 
le  couvent  des  Eécollets,  le  palais  épiscopal,  sont  chose  du 
passé. 

Les  communautés  religieuses  comme  les  Ursulines, 
l'Hôtel-Dieu,  l'Hôpital  général  n'avaient  pas  trop  souffert 
<lu  siège  et  continuèrent  leurs  œuvres  de  charité. 

Le  Séminaire  ouvrit  ses  portes  à  la  jeunesse  étudiante  en 
1765  et  sa  chapelle,  réparée,  servit  de  cathédrale  à  l'évêque 
de  Québec,  de  1767  à  1774. 

Pendant  six  ans,  le  Canada  n'avait  pas  eu  d'évêque,  et  ce 
n'est  qu'en  1766,  grâce  à  la  recommandation  de  Murray, 
que  Mgr  Briand  put  se  faire  sacrer  évêque  de  Québec. 

Les  réparations  à  la  cathédrale  furent  commencées  en  1767 
et  se  continuèrent  durant  plusieurs  années. 

L'année  1764  avait  vu  l'apparition  de  la  Gazette  de  Qué- 
bec, premier  journal  publié  dans  notre  province. 

En  1765  la  population  de  la  ville  s'élevait  à  8,967  âmes. 

En  1766,  Murray  qui  avait  été  sympathique  aux  Canadiens 
fut  relevé  de  son  gouvernement.  Son  successeur,  Carleton, 
plus  tard  lord  Dorchester,  ne  leur  montra  pas  moins  d'inté- 
rêt et  fut  l'un  des  gouverneurs  les  plus  populaires  qu'ait  eus 
le  Canada. 

Comme  son  prédécesseur,  il  occupa  le  château  Saint- 
Louis. 


34  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

En  1775,  les  Etats-Unis,  en  difficultés  avec  leur  mère  patrie 
et  ne  pouvant  porter  les  armes  chez  elle,  firent  invasion  au 
Canada.  Le  siège  de  Québec  fut  un  des  principaux  épisodes 
de  cette  guerre.  Montréal  et  Trois-Bivières  étaient  déjà 
tombés  aux  mains  des  américains  ;  Québec  seul  ne  leur  avait 
pas  encore  ouvert  ses  portes.  Carleton  s'y  réfugia  confiant 
dans  la  loyauté  des  habitants. 

On  sait  quel  fut  le  résultat  de  cette  attaque.  L'infortuné 
Montgomery  vint  tomber  sous  les  balles  anglaises,  à  la  bar- 
rière Près-de-Ville,  au  pied  du  cap  Diamant.  C'était  le  31 
décembre. 

De  son  côté,  Arnold,  qui  venait  du  côté  de  Saint-Roch,  fut 
blessé  grièvement  et  dut  abandonner  la  partie  tandis  que  ses 
braves  officiers  et  soldats  attaqués  des  deux  côtés  par  les 
troupes  anglaises  se  faisaient  tuer  ou  tombaient  prisonniers 
au  Sault-au-Matelot. 

L'habilité  de  Carleton  et  la  loyauté  des  Québecquois  avaient 
sauvé  la  ville. 

En  1778,  Haldimand  vint  prendre  le  gouvernement  du 
pays.  Son  administration  qui  parut  détestable  aux  Cana- 
diens mais  dont,  en  toute  justice,  on  ne  saurait  le  rendre 
seul  responsable,  ne  fut  marquée  par  aucun  événement  capi- 
tal à  Québec.  Il  suffira  de  noter  qu'un  nouveau  corps  de 
logis  fut  ajouté  au  château  Saint-Louis.  C'est  ce  bâtiment, 
commencé  en  1784,' qui  s'appellera  plus  tard  le  château  Hal- 
dimand, et  qui,  à  part  un  intervalle  de  cinq  années,  servit 
d'Ecole-Normale  de  1857  à  1892. 

Durant  la  dernière  partie  du  18e  siècle  on  travailla  aux 
fortifications  de  Québec.  Il  ne  peut  être  question  d'en  faire 
ici  l'historique  ;  rappelons  cependant  que  la  citadelle  actuelle 
a  été  faite  de  1823  à  1832  et  qu'elle  a  coûté  25  millions  de 
dollars.  Mais  il  est  une  partie  de  ces  fortifications  que  nous 
ne  pouvons  passer  sous  silence  :  nous  voulons  parler  des  portes 
que  plusieurs  se  rappellent  avoir  vues. 

La  porte  Saint-Louis  bâtie  sous  Frontenac,  en  1693, 
dit-on,  fut  modifiée  ou  réparée  en  1783;  celle  que  nous 
voyons  aujourd'hui  ne  date  que  de  1873. 

La  porte  Saint- Jean,  construite  elle  aussi  sous  Fronte- 
nac, fut  rebâtie  en  1791  et  en  1867  et  démolie  en  1898. 

La  porte  du  Palais  qui  existait  depuis  le  temps  de  Fron- 
tenac fut  refaite  de  1823  à  1832  et  démolie  en  1864. 


LA    REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


35 


La  porte  Hope,  élevée  en  1786,  à  la  côte  de  la  Canoterie, 
disparut  en  1874. 


PORTE  ST-LOUIS  actuelle,  date  de  1873,  remplace  celle 
construite  en  1693 

La  porte  Prescott,  bâtie  en  1797,  dans  la  côte  de  la  Mon- 
tagne, fut  démolie  en  1871. 


VIEILLE  PORTE  ST-JEAN,  construite  sous  Frontenac, 
rétablie  en  1791. 

Quant  à  la  porte  Kent,  elle  n'a  été  construite  qu'en  1879. 
Les  portes  Saint-Louis  et  Kent  sont  très  belles;  on  n'au- 


36 


LA   REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


rait  pu  en  dire  autant  des  anciennes  à  l'exception  de  celle  du 
Palais  qui  seule  pouvait  être  un  ornement  pour  la  ville. 


PORTE  ST-JEAN,  reconstruite  en 
1867,  démolie  en  1898 

Carleton,   devenu  lord  Dorchester,  reprit  son  gouverne- 
ment qu'il  conserva  de  1786  à  1791  et  de  1793  à  1795.     Il  ne 


PORTE  DU  PALAIS,  existait  depuis  Frontenac,  refaite  de 
1823  à  1832,  démolie  en  1864. 

fut  pas  là  pour  inaugurer  le  régime  constitutionel  que  l'An- 
gleterre venait  de  nous  accorder  par  l'Acte  de  1791. 


LA   REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


37 


Ce  fut  Alured  Clarke,  qui  fit,  en  décembre  1792,  l'ouver- 
ture des  Chambres,  dans  l'ancien  palais  épiscopal  que  le 
gouvernement  avait  loué  en  1778.  Ce  palais  fut  vendu  en 
1831  avec  le  terrain  y  attenant  au  gouvernement  de  la  pro- 
vince. Les  réparations  et  agrandissements  qu'on  y  fit  faire 
de  1831  à  1852  ne  laissèrent  rien  de  l'ancien  palais  épiscopal. 
En  1854,  le  Parlement  fut  incendié.  On  le  reconstruisit  en 
briques  en  1859-1860  et  il  brûla  de  nouveau  en  1883.  Le  ter- 
rain est  devenu  le  joli  petit  parc  Montmorency. 

Les  successeurs  de  Dorchester  jusqu'en  1840,  furent  Pres- 
cott,  Milnes,  Craig,  Prévost,  Richmond,  Dalhousie,  Aylmer, 


PORTE  HOPE,  côte  de  la  Canoterie  élevée  en  1786, 
disparut  en  1874. 

Gosford  et  Durham.  Ce  fut  l'époque  des  grandes  luttes 
entre  le  parti  canadien  et  le  parti  anglais  ;  nous  n'avons  pas 
à  en  parler  ici. 

La  ville  s'agrandissait  peu  à  peu.  En  1815  elle  renfer- 
mait une  population  de  18,000  âmes  :  les  faubourgs  s'éten- 
daient sur  les  bords  de  la  rivière  Saint-Charles  et  sur  le  coteau 
Sainte-Geneviève . 

Saint-Roch,  aujourd'hui  l'un  des  quartiers  les  plus  popu- 
leux et  les  plus  actifs  de  la  ville,  formait  en  1829,  un  groupe 
si  considérable  que  les  autorités  religieuses  n'hésitèrent  pas 
à  l'ériger  en  paroisse. 


38  hA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Le  faubourg  Saint-Jean-Baptiste  demeura  plus  long- 
temps uni  à  la  cure  de  Québec  :  devenu  desserte  en  1849,  il 
ne  fut  érigé  en  paroisse  distincte  qu'en  1886. 

Depuis  ce  temps  d'autres  paroisses  ont  été  formées  :  Saint- 
Patrice  dont  l'église,  bâtie  en  1831-32,  fut  érigée  canoni- 
quement  en  1854  ;  Saint-Sauveur  en  1867  ;  Saint-Malo  en 
1898;  Jacques-Cartier  en  1901. 

Durant  ce  siècle  non  seulement  la  ville  s'est  agrandie 
mais  elle  s'est  embellie  par  la  construction  d'édifices  publics 
remarquables  et  par  l'érection  de  monuments  consacrés  à  la 
mémoire  de  nos  grands  hommes. 

En  1827-28  fut  érigé,  dans  le  jardin  du  Fort,  le  monument 
Wolfe-Montcalm.  On  y  lit  l'inscription  très  simple  mais 
très  belle  qui  suit  : 

Mortem  Virtus  Communem 
Famam  Historia 
Monumentum  Posteritas 
Dédit. 

En  1832,  lord  Aylmer  consacra  à  la  mémoire  de  Wolfe  un 
modeste  marbre  qui  fut  remplacé  en  1849,  par  un  autre 
monument  plus  digne  du  héros. 

En  1860  fut  inauguré  le  monument  des  braves,  sur  le  che- 
min Saint-Foy,  pour  rappeler  la  mémoire  de  la  bataille  de 
1760. 

Une  statue  dé  la  reine  Victoria  fut  placée  dans  le  parc 
Parent  en  1897. 

L'année  suivante  vit  l'érection  du  monument  Champlain, 
érection  qui  donna  lieu  à  de  grandes  et  belles  fêtes  que  per- 
sonne n'a  oubliées. 

D'autres  monuments  situés  en  dehors  de  la  ville  sont  dus 
aussi  en  grande  partie  à  la  générosité  des  citoyens  de  Québec  ; 
tels  sont,  celui  du  P.  Massé  érigé  à  Sillery  en  1870,  et  le 
monument  Cartier-Brebeuf,  élevé  sur  les  bords  de  la  rivière 
Saint-Charles  en  1889. 

Mais  rien  peut-être  n'a  plus  contribué  à  l'embellissement 
de  la  ville  que  la  construction  de  la  terrasse  Dufferin. 

Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  reproduire  ici  ce 
qu'en  dit  M.  Ernest  Gagnon  dans  son  bel  ouvrage  sur  ïe 
Fort  et  le  Château  Saint- Louis  : 

"Lord  Durham  fit  raser,  dit  M.  Gagnon,  en  1838,  les 
ruines  du  château  incendié  en  1834,  et  fit  construire  sur  une 
partie  des  fondements  de  l'ancien  édifice,  à  environ  180  pieds 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  39 

au-dessus  du  niveau  de  la  basse-ville,  une  terrasse  ou  plate- 
forme mesurant  160  pieds  de  longueur  (du  nord  au  sud) ,  avec 
balustrade  en  bois  du  côté  du  fleuve.  Cette  terrasse  fut 
agrandie  et  construite  dans  sa  forme  actuelle,  sur  une  lon- 
gueur de  276  pieds,  par  l'honorable  Mr.  Chabot,  alors  minis- 
tre des  Travaux  Puplics,  en  1854,  puis  continuée  en  1879, 
jusqu'au  pied  du  cap  Diamant,  par  le  gouvernement  du 
Canada  et  la  ville  de  Québec,  d'après  les  conseils  de  Lord 
Dufferin.  Elle  a  maintenant  1,400  pieds  de  longueur,  du 
nord  au  sud,  c'est-à-dire  depuis  l'emplacement  de  l'ancien 
château  Saint-Louis  jusqu'au  pied  de  l'ouvrage  le  plus 
avancé  de  la  citadelle. 

"La  "plate-forme"  chère  aux  Québecquois  est  connue  de 
toute  l'Amérique  à  cause  du  panorama  éblouissant  que  l'œil 
y  découvre  de  tous  côtés.  Depuis  1838  on  lui  a  donné  le  nom 
de  Plate-forme  Saint-Louis,  Terrasse  Durham,  Terrasse 
Frontenac,  Terrasse  Dufferin;  pour  tous  les  étrangers,  elle 
est  l'unique,  l'incomparable  Terrasse  de  Québec,  la  prome- 
nade aux  vastes  horizons,  souvent  animée  par  la  présence 
d'une  foule  joyeuse,  toujours  peuplée  de  rêveurs,  d'artistes, 
de  poètes  et  de  souvenirs." 

Depuis  un  demi  siècle  et  plus,  de  nombreuses  fondations 
de  charité  ou  autres  ont  été  faites  à  Québec  et  de  beaux  et 
grands  édifices  se  sont  élevés  dans  la  ville  :  il  serait  trop  long 
d'énumérer  les  uns  et  les  autres  :  nommons  seulement  l'Ar- 
chevêché 1844-47,  le  Couvent  des  Sœurs  Grises  fondé  en 
1849,  et  qui  a  pris  tant  d'extension  depuis;  l'Asile  du  Bon 
Pasteur  fondé  en  1850  bâti  en  1854,  en  partie;  l'Université 
Laval  fondé  en  1852  par  le  Séminaire  de  Québec,  qui  dès 
1854,  bâtit  l'école  de  médecine  et  le  pensionnat  et  commença 
la  construction  du  corps  principal.  En  1857  l'Ecole  Nor- 
male prit  possession  du  vieux  château  Haldimand — Les 
années  de  1871  à  1873,  virent,  entre  autres,  les  construc- 
tions du  Bureau  de  poste  à  la  haute-ville,  et  de  l'Hôtel-Dieu 
du  Sacré-Cœur  à  Saint-Sauveur.  Peu  après,  en  1877,  le 
gouvernement  de  la  province  faisait  commencer  le  palais 
législatif,  qui  ne  fut  terminé  qu'en  1880. 

De  1880  à  1882,  s'éleva  le  Grand  Séminaire.  En  1884, 
les  Pères  de  Saint-Vincent  de  Paul  venaient  prendre  la 
direction  du  Patronage,  que  la  Société  du  même  nom  admi- 
nistrait depuis  1861. 


40  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Le  Palais  de  justice  fut  ouvert  en  1887,  et  le  château 
Frontenac  inauguré  en  décembre  1893.  Trois  ans  après,  en 
1896,  c'était  le  tour  de  l'Hôtel-de- Ville  placé  sur  le  cite  de 
l'ancien  collège  des  Jésuites  ;  enfin  l'Auditorium  fut  inau- 
guré en  avril  1903. 

En  1897-98  les  Sœurs  franciscaines  élevaient  leur  couvent 
et  leur  très  belle  chapelle  et  en  1901  les  Frères  Mineurs 
commençaient  leur  monastère  dont  la  chapelle  vient  d'être 
terminée. 

Nous  aurions  pu  nommer  encore  des  chapelles  comme 
celle  du  Séminaire  et  des  Ursulines,  des  hospices  comme 
ceux  de  Sainte-Brigitte  pour  les  Irlandais,  et  de  Saint- An- 
toine dans  la  paroisse  de  Saint-Eoch,  l'Hospice  Saint-Charles 
dans  l'ancien  Hôpital  de  Marine,  etc. 

La  population'  anglaise  et  protestante  a,  elle  aussi,  ses 
églises  et  ses  institutions  de  charité.  La  cathédrale  angli- 
cane date  de  1800  ;  les  autres,  comme  les  chapelles  ou  églises 
de  la  Trinité,  Saint-Pierre,  Saint-Paul,  etc.,  sont  de  date 
plus  récente.  Saint-Mathieu  ne  fut  érigé  en  paroisse  qu'en 
1875,  tandis  que  l'église  Saint- André  remonte  au  commence- 
ment du  18e  siècle,  etc. 

Les  principales  institutions  de  charité  sont  le  Jeffery  Haie, 
The  Female  Orphan  Asylum,  The  Finlay  Asylum,  etc.,  etc. 

Le  19e  siècle,  de  même  que  le  siècle  précédent,  fut  mar- 
qué à  Québec  par  de  nombreuses  calamités.  On  garde 
encore  le  souvenir  des  épidémies  du  choléra  en  1832,  1834, 
1849,  1851  et  1854.  A  Québec,  en  1832,  la  maladie  enleva 
au-delà  de  3000  personnes,  dit-on.  Et  en  1854,  elle  fit  3486 
victimes. 

Ajoutons  à  cela  des  incendies  sans  nombre, ce  qui  avalu  a, 
à  Québec,  pour  un  temps  du  moins,  le  surnom  de  ville  des 
incendies.  Ceux  du  faubourg  Saint-Eoch  et  du  faubourg 
Saint-Jean  en  1845,  à  un  mois  d'intervalle,  sont  resté  célè- 
bres par  le  montant  des  pertes  et  par  le  nombre  .des  malheu- 
reux qu'ils  laissèrent  sur  le  pavé.  Il  y  eut  encore  d'autres 
feux  considérables  en  1862  dans  le  quartier  Saint- Jean  ;  eu 
1866  et  1870,  à  Saint-Eoch  ;  en  1876,  dans  le  quartier  Mont- 
calm.  Mais  aucun  de  ces  incendies  ne  fut  aussi  désastreux 
que  celui  qui  détruisit  une  grande  partie  du  faubourg  Saint- 
Jean  en  1881. 

Parmi  les    incendies  particuliers    peu    ont  laissé    de  plus 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  41 

tristes  souvenirs  que  celui  du  Théâtre  Saint-Louis,  le  13 
juin  1846,  où  près  de  50  personnes  trouvèrent  la  mort. 

Celui  de  la  Chapelle  du  Séminaire,  le  1er  janvier  1888,  fut 
aussi  considéré  comme  une  calamité  publique  à  cause  de  la 
perte  des  tableaux  précieux  qu'elle  renfermait. 

Mais  dans  Québec  où  la  charité  est  inépuisable  les  désas- 
tres se  réparent  promptement  et  après  l'incendie,  un  peu 
plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  la  ville  se  révélait  plus  grande  et 
plus  belle.  Sans  doute,  sa  population  n'est  pas  encore  au- 
aujourd'hui  celle  des  grandes  villes  mais  elle  augmente  et  de 
51,109  âmes  qu'elle  était  en  1861  elle  a  atteint,  en  1901,  le 
chiffre  de  68,940  âmes. 

Nous  n'avons  pas  parlé,  dans  ces  courtes  notes,  des  causes 
qui,  dans  les  cinquante  dernières  années,  ont  pu  contribuer  à 
l'accroissement  de  la  ville  ;  elles  sont  multiples,  mais  il  n'en 
est  pas  de  plus  effectives  que  l'établissement  des  lignes  de 
chemins  de  fer  et  de  bateaux  à  vapeur. 

Trois  compagnies  de  chemins  de  fer  ont  leur  terminus  à 
Québec  :  Pacifique  Canadien,  Québec  et  Lac  Saint- Jean  et 
Québec  Railway  Light  &  Power  Co. 

Cette  dernière  n'a  encore  qu'un  tronçon  de  ligne  en  de- 
hors de  la  ville  :  c'est  l'ancien  Québec  Montmorency  et 
Charlevoix  entre  Québec  et  Saint-Joachim  ;  à  cette  même 
compagnie  appartient  aussi  le  tramway  électrique  inauguré  à 
Québec  dans  l'été  de  1898. 

Le  premier  convoi  du  Pacifique  Canadien  arriva  à  Québec 
le  8  février  1879  ;  la  gare  avait  été  construite  l'année  précé- 
dente. 

La  voie  entre  Québec  et  le  Lac  Saint-Jean  ne  fut  com- 
plétée qu'en  1887  ;  depuis  plusieurs  années  elle  se  rend  jus- 
qu'à Chicoutimi. 

Le  premier  bateau  à  vapeur  qui  sillonna  les  eaux  du  Saint- 
Laurent  fut  probablement  Y  Accommodation.  Il  fit  le 
voyage  de  Montréal  à  Québec  en  1809. 

Il  a  été  remplacé  avantageusement,  depuis,  par  les  bateaux 
de  la  Compagnie  Richelieu  qui  sont  de  véritables  palais  flot- 
tants. 

Le  Lauzon  fut  le  premier  bateau  à  vapeur  qui  traversa 
régulièrement  entre  Québec  et  Lévis  ;  ce  fut  en  1818.  Quel- 
ques années  plus  tard,  en  1831,  le  Lady  Aylmer  voyageait 
entre  Québec  et  Saint-Nicolas. 


42 


LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


Aujourd'hui,  grâce  à  la  compagnie  de  la  Traverse,  les 
communications  entre  les  deux  rives  sont  faciles,  en  hiver 
-comme  en  été.  Le  service  régulier  de  ^plusieurs  cabotiers, 
durant  la  belle  saison,  ne  contribue  pas  peu  à  faciliter  les 
transports  et  par  suite  à  augmenter  le  commerce  et  la  pros- 
périté de  la  ville. 

Depuis  quelques  années  Québec  a  fait  des  progrès  mais 
il  semble  qu'une  ère  nouvelle  va  s'ouvrir  bientôt.  La  con- 
struction du  Pont  de  Québec,  malheureusement  retardée  par 
la  terrible  catastrophe  du  mois  de  sepetmbre  1907,  catastro- 
phe qui  a  causé  une  centaine  de  pertes  de  vie  et  qui  va  coûter 
des  millions  au  pays,  et  d'autre  entreprises  considérables, 
vont  nécessiter  des  améliorations,  des  agrandissements,  des 
travaux  importants.  La  ville,  trop  reserrée  dans  ses  limites 
actuelles,  s'étendra  peu-à-peu  dans  les  campagnes  environ- 
nantes... Mais  pour  en  arriver  là,  la  bonne  entente  et  le 
concours  de  toutes  les  énergies  sont  nécessaires.  Les  Qué- 
becquois  ne  failliront  pas  à  leur  devoir  et,  dans  un  avenir  plus 
ou  moins  rapproché,  la  vieille  cité  de  Champlain  aura  acquis 
l'extension  et  l'importance  que  lui  assurent  sa  position  et  ses 
avantages  naturels. 

A.  E.  Gosselin,  ptre. 


TOUR  MARTELLO,  sur  les  Plains  d'Abraham. 


Hallo,  Sam  ! 

Revue  fantaisiste  par  Jean  Valier. 

PERSONNAGES  : 

Blagapart,  journaliste,  25  ans  ;  très  grand,  mince,  brun  de  poil  et  blond 
d'espérances  ;  vêtement  un  peu  "  Montmartre  ". 

Samuel  de  Champlain,  familièrement  désigné  ci-après  sous  le  petit  nom 
de  Sam  ;  porte  le  costume  rigolo  que  tout  le  monde  lui  a  vu  dans  les 
processions  de  la  Saint- Jean-Baptiste. 

-Muflefin,  correspondant  spécial  (du  reste,  les  correspondants  sont  toujours 
spéciaux)  d'un  grand  journal  populaire  de  Montréal.  Trente  ans, 
calvitie  qui  suggérerait  à  Bazin  un  autre  roman  :  "  Le  blé  qui  ne  lève 
plus." 

Paulette,  femme  de  Blagapart  ;  20  ans,  blonde,  vive,  tout  à  fait  fin-de- 
siècle,  la  vraie  femme  du  journaliste  qui  ne  gobe  pas  ses  articles  de  fond. 

La  scène  se  passe  d'abord  à  Québec.  Sept  heures  du  soir.  La  lumière 
manque,  il  fait  noir  comme  dans  un  four.  Il  tombe  une  neige  épaisse,  lente, 
molle  comme  des  petits  chats  de  peuplier,  et  qui  se  change  tout  de  suite  en 
•eau,  sous  prétexte  qu'il  y  a  des  grilles  d'égout  dans  les  rues:  c'est  mars  qui 
s'en  vient,  comme  d'habitude,  nous  faire  accroire  qu'il  fera  beau  et  chaud 
au  mois  de  mai.  Les  rares  passants  pataugent;  par  hasard  [un  tramway, 
comme  égaré,  meugle  un  instant,  puis  disparaît.  Blagapart,  qui  s'est  at- 
tardé au  bureau  de  rédaction,  met  son  paletot,  s'enfonce  un  chapeau  mou 
noir  sur  les  yeux,  puis  sort  avec  Paulette,  qui  est  venue  le  chercher. 

Blagapart. — (allumant  une  cigarette)  Bien  !  j'ai  bouclé  mon 
article,  allons-nous-en  prendre  l'air,  ma  petite  Paulette.  Diable! 
encore  de  la  neige.  Le  printemps  s'avance,  mais  bien  lente- 
ment :  il  a  des  allures  de  "  tricentenaire  ",  ce  bon  printemps. 
H* Paulette. — Tout  de  même,  c'est  beau,  J'aime  mieux  ça 
que  l'été.  L'été,  on  cuit,  puis  ensuite,  l'hiver,  on  gèle. 
pv  Blagapart. — Oui,  c'est  l'hiver  de  la  médaille ..  Hum  ! 
(à  part)  J'espère  que  personne  autre  ne  m'a  entendu.  (Il  se 
heurte  à  quelque  chose)  Maudit  poteau  de  télégraphe  !  Je 
vous  demande  un  peu  pourquoi  on  est  venu  braquer  cette 
colonne  à  potence  droit  devant  notre  porte.  C'est  insensé. 
Je  réclamerai,  je  bûcherai  dans  le  journal.  (S}  animant.)  Je 
•ferai  toute  une  affaire  ;  s'il  le  faut,  je  jetterai  un  gouverne- 
ment ou  deux  à  bas  pour  abattre  cette  stupide  colonne 

(Il  s'arrête  surpris)  Mais  la  colonne  marche. . . . 


44 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 


Paulette. — Mon  Dieu  ! .  .  qu'est-ce  que  c'est  ? 

Blagapart. — (épouvanté)    C'est  une  coloi  ne-fantôme  ! 

La  Colonne. — N'ayez  pas  peur,  monseigneur,  ne  craignez 
rien,  belle  marquise ....  Le  roi,  mon  maître  ne  vous  veut  pas 
de  mal  ;  au  contraire ,  il  désire  le  bonheur  de  tous  les  habi- 
tants de  ce  pays. 

Blagapart. — (Il  se  remet  un  peu.)  Le  roi,  votre  maître  ? 
Que  diable  chantez- vous  là  ?  (à  part.)  Voilà  un  particulier 
qui  s'habille  d'une  singulière  façon,  (haut)  Dites  donc,  mon 
ami,  savez- vous  que  le  Mardi-gras  est  passé  depuis  quelques 
semaines  et  qu'il  est  un  peu  tard  pour  faire  des  blagues. 


Diable!  encore  de  la  neige. 

La  Colonne. — Je  ne  suis  pas  déguisé,  monseigneur  ;  c'est 
plutôt  vous  qui  êtes  accoutré  un  peu  étrangement .... 

Blagapart. — Mais,  c'est  vous  le  farceur.  Regarde-moi  ça, 
Paulette:  un  chapeau  à  plumes,  une  culotte,  un  grand  col, une 
épée.  C'est  un  mardi-gras,  ni  plus  ni  moins.  Dis  donc,  mon 
vieux,  est-ce  que  tu  ne  serais  pas  un  figurant  échappé  de  la 
mascarade  à  monsieur  Lascelles  ?  Tu  res  embles  à  feu  Cham- 
plain  comme  si  tu  venais  de  dévaler  de  ton  monument. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 


45 


La  colonne. — Pas  étonnant,  je  suis  Champlain  en  personne. 

Blagapart  et  Paulette. — Aie  !  un  revenant  ! 

Blagapart. — (reprenant  son  calme)  Ah  !  voilà  une  bombe 
pour  mon  journal.  Hallo,  Sam  !  attends  une  minute  que  je 
t'interviewe.  (Très  excite)  Paulette,  Paulette,  vois-tu  ça, 
Champlain  en  personne,  Samuel,  Sam.  Dégoise-moi  ton  his- 
toire. Rentrons  à  la  rédaction. 
f^SAM. — Non,  causons  en  nous  promenant. 

Blagapart. — Ça  me  va.  Alors,  dis-moi  d'où  tu  viens,  ce 
que  tu  viens  faire .... 

Sam. — On  parle  beaucoup  de  vous  autres  de  l'autre  côté. 
Alors  comme  je  suis  doué  du  pouvoir  de  me  transporter  où 
je  veux  instantanément,  je  me  suis  dit  :  Allons  voir  comment 


Tiens,  une 


chaise  à  porteurs  illuminée'qui  fout' 
le  camp  toute  seule 


les  choses  se  passent  sur  cette  boule  mal  arrondie  qu'est  la 
terre.     Et  je  suis  venu. ... 

Blagapart. — (il  lui  serre  la  main)  Merci  d'être  venu  ! 

Sam. — Je  ne  suis  pas  venu  pour  rien.  Comme  je  vous  l'ai 
dit,  sur  un  signe,  je  puis  me  transporter,  moi  et  mes  interlo- 
cuteurs, où  bon  me  semble. 

Blagapart. — C'est  un  phénomène  de  "  transportation," 
comme  eût  dit  feu  Israël  Tarte. 

Sam. — Je  veux  donc  profiter  de  l'occasion  pour  voir  un  peu 
ce  qui  se  passe  dans  le  monde,  et  si  madame. . .  .la. . . . 

Blagapart. — (regardant  Paulette  en  souriant)  Dites  ma- 
dame la  comtesse,  ça  suffit,  (à  part)  Puisque  ça  l'amuse,  le 
bonhomme,  pourquoi  ne  pas  se  payer  un  peu  de  parchemin  ? 

Sam. — Avant  de  partir,  il  serait  peut-être  à  propos  que  vous 


46  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

me  renseignassiez  sur  les  quelques  changements  qui  ont  dû 
survenir  depuis  le  XVIe  siècle.  Ainsi,  sous  le  bon  roi  Henri,, 
mon  maître,  il  y  avait  trois  grandes  forces  :  Le  roi,  les  parle- 
ments et  le  clergé. 

Blagapart. — Aujourd'hui,  il  y  a  trois  grandes  farces  :  Le 
parlementarisme,  le  socialisme  et  le  journalisme .... 

Sam. — (V interrompant)  Tiens,  une  chaise  à  porteurs  illumi- 
née qui  fout'  la  camp  toute  seule. 

Paulette. — C'est  un  tramway. 

Sam. — Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  un  tramway  ? 

Blagapart. — Inutile  d'expliquer,  ça  prendrait  trop  de 
temps.  Qu'il  me  suffise  de  te  dire,  mon  cher  Sam,  que  lo 
monde  a  été  bouleversé  plusieurs  fois  depuis  la  fondation  de 
Québec,  et  que  tout  s'est  amélioré.  Ainsi,  pour  ne  citer  que 
quelques-unes  des  plus  merveilleuses  inventions,  nous  avons 
le  télégraphe,  grâce  auquel  nous  pouvons  communiquer  au 
loin.  Je  vais  donner  un  exemple.  Ainsi,  je  veux  faire  savoir  à 
mon  agent  à  Montréal  que  je  vends  cent  actions,  disons,  de  la 
compagnie  des  Cent- Associés,  à  98.  Je  lui  télégraphie  : 
Vendez  100  actions  Cent-Associés  à  98.  J'attends  une  demi- 
heure,  après  quoi  je  reçois  la  réponse  suivante  :  Avons  acheté 
pour  votre  compte  1,000  actions  Cent-Associés,  à  105."  Et 
grâce  au  télégraphe,  en  un  clin  d'œil,  je  suis  ruiné. 

Sam. — Alors  le  télégraphe,  ce  n'est  pas  une  bonne  invention  ? 

Blagapart. — Cela  ne  dépend  pas  du  télégraphe,  mais  de 
mon  agent,  qui,  en  général,  est  une  canaille.  Vois-tu,  le 
courtier  est  aussi  une  de  nos  inventions  modernes  les  plus  es- 
timées. On  ne  fait  rien  sans  lui,  mais  il  fait  beaucoup  avec 
nous. 

Sam. — Vous  m'intéressez  énormément.  Maintenant,  si  vous 
voulez,  partons.    Où  allons-nous  d'abord  ? 

Blagapart. — Je  t'avoue  que  je  suis  un  peu  ému  à  l'idée 
de  me  voir  ainsi  quitter  le  sol  pour  planer.  Toi,  Paulette, 
qu'en  dis-tu  ? 

Paulette. — Moi,  ça  m'amuse,  je  risque  n'importe  quoi. 
Va  pour  l'Angleterre.  Allons  voir  le  roi.  Tiens,  un  bout  de 
croissant.     (Elle  chante) 

"  Bonsoir,  madame  la  lune  " . . . . 

Champlain  fait  un  signe,  on  entend  son  épée  cliqueter  entre  ses  jambes, 
et  houp  1  les  trois  voyageurs  sont  partis. 

Palais  de  Windsor,  nuit  complète,  lumière  au  corps  de  garde. 

Blagapart. — We  wish  to  see  the  King. 


LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


47 


Le  Larbin. — Comprends  pas. 

Blagapart. — Comment,  vous  ne  comprenez  pas  l'anglais. 
En  voilà  une  bonne  par  exemple. 

Le  Larbin. — Vous  parlez  français  ?  Il  fallait  le  dire  tout 
de  suite. 

Blagapart. — C'est  tout  de  même  étonnant  qu'on  ne  com- 
prenne pas  l'anglais  chez  le  roi  d'Angleterre. 

Le  Larbin. — Il  n'y  a  rien  d'anglais  ici.  Tout  est  français  : 
le  cuisinier,  le  pâtissier,  le  boulanger,  le  dentiste,  le  médecin, 
le  lecteur,  etc.  Le  roi  parle  un  français  tout  à  fait  chic,  il 
t  ime  les  choses  françaises,  la  littérature  française,  la  musique 
française  ;  il  fait  tout  à  la  française,  et  ce  n'est  guère  que 
pour  aller  en  France  qu'il  file  à  l'anglaise. 


Bonsoir,  madame  la  lune 

Blagapart. — Merci,  mon  vieux  ;  je  suis  content  tout  de 
même  de  le  savoir.  Dis  à  Sa  Majesté  que  tant  qu'elle  sera 
comme  ça,  elle  peut  compter  sur  ma  loyauté. 

Paulette. — La  Tamise  est  d'un  gris. . .  Allons  voir  un  ciel- 
plus  clair.  Que  dites-vous  de  nous  balader  en  Belgique, 
monsieur  de  Champlain  ? 

Blagapart. — Ca  ne  vaut  pas  mieux,  en  ce  moment,  que  les 
bords  de  la  Tamise.  Du  reste,  Léopold  ne  doit  pas  être  d'hu- 
meur à  recevoir  de  la  visite  ;  dans  l'affaire  du  Congo,  le  parle- 
ment belge  lui  a  proprement  coupé  l'herbe  sous  pied. 

Paulette. — Il  voulait  peut-être  tondre  plus  grand  que  la 
largeur  de  sa  langue.  Si  nous  allions  en  Serbie  ;  un  beau  pays,, 
la  Serbie. 

Sam. — Qui  règne  là-bas  ? 

Blagapart. — C'est  l'usurpateur  légitime.  Non,  la  Serbie 
ne  me  dit  rien,  Paulette. 


48  LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Sam.— La  Suède  ? 

Blagapart.— Pas  fameux,  non  plus  ;  il  y  a  eu  de  la  chicane. 
On  voulait  en  venir  aux  mains  ;  à  preuve  que  la  Norvège 
était  prête  à  relever  le  gant  de  Suède 

Sam. — Je  ne  comprends  pas  beaucoup. 

Paulette. — Ca  ne  m'étonne  pas. 

Blagapart. — Tiens,  voulez-vous  que  je  vous  dise,  ce  que 
nous  avons  de  mieux  à  faire,  c'est  de  nous  diriger  sur  Paris 
immédiatement. 

Sam  et  Paulette. — C'est  ça,  va  pour  Paris. 

Sam. — Allons  voir  la  tour  de  Nesle  ! 

Blagapart. — Tu  ves  la  trouver  allongée,  mon  v  eux,  sur- 
tout depuis  qu'Eiffel  y  a  mis  la  main. 

Un  signe  de  Sam  et  ils  repartent. 

Paris.  Minuit,  le  boulevard  est  grouillant  de  populo.  Les  camelots 
crient  les  journaux  du  soir,  les  fiacres  et  les  victorias  encombrent  la  chaus- 
sée; la  rue,  éblouissante  de  clartés,  retentit  du  brouhaha  du  Tout-Paris  qui 
s'énerve  de  plaisir.  Sam  se  frotte  les  yeux,  Paulette  les  écarquille  afin  de 
voir  plus. 

Sam. — C'est  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  viens  à  Paris . . 

Blagapart. — C'est  bien  heureux  pour  toi,  car  sans  cela, 
tu  le  trouverais  diablement  changé. 

Sam. — J'aimerais  entrer  au  théâtre.  Si  nous  allions  à 
THôtel-de-Bourgogne  ? 

Blagapart. — Démoli,  mon  vieux.  Du  reste,  les  théâtres 
sont  à  la  veille  de  fermer,  il  est  minuit.  Cherchons  quelque 
boui-boui,  c'est  plus  amusant. 

(Ils  traversent  la  place  de  l'Opéra  et  entrent  à  "  Olympia") 

On  joue  une  revue  intitulée  :  "  Aboulez  les  artistes." 

Paulette. — Qu'est-ce  que  ça  peut  bien  être,  "  Aboulez  les 
artistes  !  " 

Blagapart. — Tu  vas  voir,  écoute  plutôt. 

(Une  jolie  chanteuse,  pas  très  jeune  quoiqu'au  maillot,  s'a- 
dressant  a  un  personnage  qui  représente  le  poète  Rostand,  chante) 

Le  Cyrano,  Rostand,  que  tu  nous  a  donné 
Garde  en  son  cercle  étroit  tes  promesses  encloses. 
Au  temps  des  souvenirs,  poète  un  peu  vanné, 
Tu  te  crois  arrivé  peut-être,  ou  bien  tu  poses. . . 
Toujours  est-il  que,  pour  Tune  de  ces  deux  causes, 
Depuis  l'Aiglon,  nul  oiseau  dans  l'air  n'a  plané, 
Et  que  le  Cyrano  que  tu  nous  a  donné 
Garde  en  son  cercle  étroit  tes  promesses  encloses. 
Ne  laisse  pas  entrer  l'oubli  de  toutes  choses 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  49 

Dans  ton  Cambo  de  blancs  jardins  environné. 
Plutôt  que  de  dormir  pour  calmer  tes  névroses, 
Ponds-nous  un  petit  coq,  et,  s'il  chante  du  nez, 
Deux  Cyranos,  au  lieu  d'un  seul,  nous  seront  nés. 

Rostand.  —  Je  ponds  Cambo  me  semble 

Sam. — Ça  ne  m'amuse  pas.  Il  y  a  autre  chose  que  je  dési- 
rerais voir  à  P^ris. 

Blagapart. — Nous  sommes  à  ta  disposition  ;  parle  Sam. 

Sam. — Je  voudrais  voir  la  reine  Ranavalo 

Blagapart. — Pourquoi  diable  ? 

Sam. — Pour  voir  si  elle  a  quelque  ressemblance  avec  les  sau- 
vages du  Canada. 

Blagapart. — C'est  tout  le  contraire,  mon  cher  Sam  ;  elle 
est  devenue  Parisienne  du  coup.  Pour  elle  l'exil  c'est  la  patrie, 
et  une  patrie  chouette.  Du  reste,  elle  ne  demeure  pas  tou- 
jours à  Paris. 

Paulette. — D'autant  moins  que,  malgré  l'art  des  grandes 
faiseuses,  elle  conserve  trop  l'apparence  d'un  Tanagra  qui 
aurait  été  cuit  à  Tananarive 

Sam. — Elle  n'est  pas  jolie  ? 

Paulette. — Oh  !  pas  du  tout,  il  ne  faut  pas  la  voir  de  près. 
Prenez-en  ma  parole,  c'est  une  princesse  qui  y  gagne  à  rester 
lointaine. 

Sam. — Je  ne  puis  faire  autrement  que  de  suivre  le  conseil 
d'une  personne  aussi  jolie  que  madame  la  comtesse. . . . 

(Blagapart  et  Paulette  toussent). 

Paulette. — Il  se  fait  tard,  si  vous  voulez,  nous  allons  revoir 
l'autre  Normandie .... 

Blagapart. — J'en  suis,  en  route  pour  l'Amérique.  Mais 
dites-donc,  si  nous  passions  par  New- York  ? 

Sam. — C'est  entendu.     Hop  ! 

New  York.  Mêmes  lumières  et  même  mouvement  qu'à  Paris,  sauf  que 
o'est  plus  heurté,  plus  colossal  encore  et .  . .  moins  amusant.  Sam,  Pau- 
lette et  Blagapart  errent  dans  les  rues. 

Blagapart. — Tiens,  une  belle  maison. 

Paulette. — (s' approchant)  C'est  marqué  "  Cooper  "  sur  la 
porte. 

Blagapart. — (Il  lit)  Cooper,  ingénieur. — Entrons. 

Sam. — Il  est  tard  pour  déranger  les  gens. 

Blagapart. — Les  Américains,  ça  ne  se  couche  pas  ;  leurs 
banques  sont  ouvertes  même  la  nuit. 

(Ils  sonnent,  on  vient  ouvrir). 


50  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Blagapart. — Voici  nos  cartes,  introduisez-nous 
Le  Nègre. — Impossible  ;  monsieur  Cooper  est  très  occupé 
en  ce  moment,  il  fait  le  mort  dans  une  partie  de  bridge  qui  se 
joue  à  Québec  par  le  télégraphe. 
(Ils  s'en  vont). 

Sam. — Qu'est-ce  que  c'est  que  monsieur  Cooper  ? 

Blagapart. — C'est  un  malheureux  acrobate  qui  a  fait  un 
faux  pas  sur  la  neuvième  corde. 

Sam. — Il  la  mérite  !    Retournons  à  Québec.     Hop  ! 
(Un  instant  après). 

Sam. — Où  sommes-nous  ? 

Blagapart. — Sur  les  plaines  d'Abraham. 

Sam.— C'est  désert  ? 

Blagapart. — Pas  toujours.  Tantôt  à  Paris,  il  était  une 
heure  de  la  nuit,  mais  ici  il  n'est  que  huit  heures.  Dans  quel- 
ques heures  les  plaines  seront  peuplées,  comptes-y,  mon  vieux 
Sam.  A  la  faveur  de  la  nuit,  tout  ce  qu'il  y  a  de  malfaiteurs 
se  réunira  ici.  C'est  un  lieu  très  agréable  le  jour,  mais  dange- 
reux la  nuit.     Du  reste,  on  songe  à  améliorer .... 

Sam. — L'endroit  ? 

Blagapart. — Non,  le  sort  de  ces  malheureux. 

Sam. — On  va  les  pendre  ? 

Blagapart. — Pas  le  moins  du  monde.  On  va  rendre  moins 
dur  leur  métier.  Les  plaines  vont  être  nivelées,  ratissées  afin 
de  rendre  le  chemin  du  crime  aussi  agréable  que  celui  de  la 
vertu.  On  tracera  des  allées  tortueuses,  de  vrais  dédales,  on 
plantera  des  massifs  touffus  afin  de  faciliter  la  tâche  du  truand, 
on  placera  des  bancs  pour  lui  permettre  de  se  reposer,  une  fois 
qu'il  aura  bien  tapé  sur  le  bourgeois  ;  tout  cela  va  être  embelli, 
fignolé,  enfin  ce  sera  un  splendide  décor  pour  représenter  des 
drames  vécus.  Même,  afin  de  ne  pas  tromper  le  public  sur  la 
nature  de  ces  améliorations  et  d'empêcher  les  gens  paisibles  de 
s'y  risquer,  on  parle  d'y  élever  une  statue  monumentale. 

Sam.— Comme  la  mienne  ? 

Blagapart. — Pas  tout  à  fait.  La  statue  aura  des  ailesr 
emblèmes  du  vol  ;  elle  aura  l'air  de  s'élancer  vers  le  ciel,  de 
quitter  les  plaines  d'Abraham  pour  retourner  au  sein  du  même; 
ça  représentera  un  ange  et  ça  s'appellera  "  L'Ange  de  l'Apache." 

Paulette. — Ouf  ! 

Sam. — J'ai  soif. 

Blagapart. — Moi  aussi.    Mais  il  y  a  une  chose  qui  m'embête. 

Paulette. — Quoi  ? 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  51 

Blagapart. — C'est  que,  tu  sais,  le  samedi  soir,  les  buvettes 
sont  fermées  dès  sept  heures  et  ne  sont  rouvertes  que  le  lende- 
main, durant  la  grand'messe. 

Sam. — Singulier  ! 

Paulette. — J'ai  une  idée. 

Blagapart. — Prête-la  nous. 

Paulette. — Allons  faire  une  surprise  à  notre  ami  Muflefin, 
le  reporter  de  la.  . .  . 

Blagapart. — (l'interrompant)  Chut  !  ne  dis  pas  le  nom  du 
journal,  ça  lui  ferait  trop  de  réclame.  Ton  idée  est  bonne. 
Holà  !  Sam,  fouette  ton  cheval  surnaturel. 

Sam. — Tout  de  suite. 

La  maison  de  Muflefin.  Très  pauvre  mais  très  honnête,  la  maison  de 
Muflefin.     Muflefin  va  ouvrir  en  bras  de  chemise. 

Muflefin. — Toujours  farceur,  ce  bon  Blagapart.  Dis  donc, 
qui  est-ce  que  tu  as  déguisé  ainsi  pour  te  payer  ma  tête  ? 

Paulette. — Ce  n'est  pas  un  déguisement,  monsieur  Muflefin, 
monsieur  est  le.  . .  .marquis.  . .  .le  comte.  . .  .le. . .  .je  ne  sais 
pas .... 

Blagapart. — (bas  à  Paulette)  La  langue  te  fourche  quand  il 
faut  parler  "  de  gueules  ",  hein  la  comtesse  ? 

Paulette. — Monsieur  est  le  fondateur  de  Québec,  que  nous 
avons  rencontré  tout  à  l'heure. 

Muflefin. — Je  suis  très  honoré  de  parler  au  fondateur 

(à  Sam,  qui  ne  semble  pas  entendre). 

...  .Au  vénérable  fondateur  de  Québec. . .  .Aie  !  monsieur 
de  Champlain,  vous  ne  m'entendez  pas  ? 

Sam. — Hein  ? 

Muflefin. — Je  dis  que  je  suis  très  honoré  de  faire  la  con- 
naissance du  fondateur  de  Québec. 

Sam. — De  qui  voulez- vous  parler  ? 

Muflefin. — Mais  c'est  de  vous.  (A  part).  Il  est  modeste, 
comme  tous  les  hommes  de  valeur. 

Sam. — Moi  ?  Je  ne  m'en  serais  jamais  douté.  Je  crois  que 
vous  faites  erreur.  , 

Muflefin. — Mais  enfin,  il  est  bien  connu  que  vous  avez  fondé 
Québec. 

Sam. — Moi  ?  je  n'ai  jamais  songé  à  cela.  Je  suis  venu  ici 
comme  employé  de  la  compag]  ie  des  Cent- Associés  ;  je  tâchais 
de  vendre  aux  sauvages  de  la  bimbeloterie,  des  affaires  de  quatre 
sous  pour  des  fourrures  de  plusieurs  milliers  de  livres. 


52  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Blagapart. — Il  ne  s'agit  pas  de  ça,  nous  avons  la  gorge  sèche. 
Muflefin,  au  lieu  de  faire  ta  poire,  donne-nous  en  pour  la  soif. 
(Muflefin  s'exécute  et  place  sur  la  table  plusieurs  bouteilles). 

Muflefin. — Là,  servez-vous,  pendant  que  je  finis  mon  travail. 
(Ils  boivent  à  plusieurs  reprises.  Sam  s'échauffe,  Paulette  rit  à 
belles  dents,  Blagapart  est  rêveur). 

Sam. — (Il  titube  un  peu).  Mais,  monsieur  Muflefin,  non  seu- 
lement vous  écrivez,  mais  vous  dessinez.  Qu'est-ce  que  vous 
faites  là  ? 

Muflefin. — Un  incendie.  C'est  l'incendie  de  demain  que 
je  dessine  pour  mon  journal.  Vous  voyez,  j'ai  fait  le  calcul 
des  pertes  subies,  des  morts,  etc.,  etc. 

Sam. — Mais  vous  ne  savez  pas  s'il  y  aura  un  incendie .... 


Justement  l'eau  qu'il  faut  pour  de  petits  navires. 

Muflefin. — Il  y  en  a  toujours  un  ;  il  en  faut  un  pour  tous  les 
jours.    On  le  prépare  d'avance. 

Sam. — C'est  étonnant.  Mais  au  fait,  à  force  de  vouloir  de- 
vancer, vous  reculez. 

Muflefin. — Comment  ça  ? 

Sam. — Mais  oui.  L'incendie  que  vous  dessinez  pour  demain, 
vous  le  faites  aujourd'hui,  de  sorte  que  demain,  il  sera  déjà 
vieux. 

Muflefin. — (avec  un  sourire  de  pitié)  Naïf  !  Vous  savez  bien 
que  c'est  sur  les  vieux  portraits  qu'on  paraît  le  plus  jeune. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  53 

A  propos,  dites-moi  donc,  quelle  idée  vous  avez  eue  de  fonder 
Québec  ? 

Sam. — Je  vous  ai  dit  que  ce  n'était  pas  moi. . . . 

Muflefin. — Oui,  oui,  je  sais. . .  .la  modestie.  Mettons  que 
c'est  vous.  En  tous  cas,  vous  avez  eu  une  singulière  idée. 
Pourquoi  n'avez-vous  pas  fondé  Montréal  plutôt  ?  Montréal 
est  une  bien  plus  belle  ville,  et  puis  son  port  a  justement  l'eau 
qu'il  faut  pour  de  petits  navires  comme  ceux  que  vous  aviez. 

Sam. — Oui,  de  notre  temps,  la  marine  était  en  enfance. 

Patjlette. — Vous  n'aviez  pas  des  hommes  comme  l'empereur 
d'Allemagne  pour  vous  renseigner. 

Sam. — L'empereur  d'Allemagne  ?  qui  est-il  ? 

Blagapart. — Un  homme  de  bon  conseil,  et  discret  ! 

Sam. — (Très  pompette)  Mon  cher  monsieur  Muflefin,  je  vous 
remercie  de  votre  hospitalité;  vous  êtes  très  aimable,.  . .  .mais 
il  est  tard  et  je  brûle  d'aller  raconter  ce  que  j'ai  vu.  De  ce  que 
je  vais  leur  en  boucher  un  coin  ! 

Blagapart. — Le  voilà  qui  parle  argot.  Tope-là,  mon  vieux 
Sam. 

Sam. — Adieu,  il  faut  que  je  disparaisse, 

Patjlette. — Monsieur  le.  . .  .comte. . .  .le  marquis. . . . 

Blagapart. — Appelle-le  donc  monsieur,  tout  court  ;  c'est 
déjà  beau. 

Patjlette. — Monsieur  de  Champlain,  qu'est-ce  qui  vous  a  plu 
davantage  à  Québec  ? 

Blagapart. —  (A  part)  Elle  sera  bien  toujours  la  femme  d'un 
journaliste. 

Sam. — Je  vais  vous  le  dire. 

Il  se  tient  sur  le  seuil  de  la  porte,  et  avant  de  disparaître,  il  chante: 

(Air  du  refrain  de  la  Tonkinoise) 

Y  a  qu'un'femme  à  qui  je  tienne, 

C'est  la  Cana,  c'est  la  Cana,  la  Canadienne; 

Elle  est  jolie,  elle  est  fraîche, 

Puis — vous  savez — pas  pimbêche. 

Contre  elT  pas  d'danger  qu'j'dégoise, 

Ma  Québéco,  ma  Québéco,  ma  Québécoise; 

Je  vais  emporter  aux  cieux 

Le  souv'nir  de  ses  beaux  yeux. 


Vieux  articles  et  vieux  ouvrages 


(i) 


La  dette  des  Etats-Unis  envers  les  canadiens-français. — 

(The  American  Catholic  Quartely  Review,  Vol.  XI,  No.  16— 
Octobre  1879.) 

I 

Parmi  les  éléments  qui  ont  pris  part  à  l'exploration,  l'oc- 
cupation et  le  développement  de  la  vaste  partie  du  continent 
couverte  par  notre  drapeau,  il  en  est  un  qui  a  été  singulière- 
ment oublié  dans  les  calculs  généraux,  ou  qui  a  été  tout  sim- 
plement confondu  avec  l'émigration  venue  de  la  mère-patrie 
d'Europe.  C'est  cet  élément  canadien-français  si  intime- 
ment mêlé  à  notre  histoire  depuis  au  moins  deux  cents  ans 
et  dont  le  passé  serait  un  sujet  de  légitime  orgueil  pour 
n'importe  quelle  race. 

Fidèles  à  la  politique  d'exploration  suivie  par  Champlain 
et  les  religieux  qui  avaient  adopté  la  règle  de  Saint-François 
ou  de  la  grotte  de  Manrèse,  les  générations  successives  de 
Canadiens  de  naissance  ont  sillonné  le  continent  dans  toutes 
les  directions,  portant  courageusement  leur  part  du  fardeau 
dans  toutes  les  entreprises  de  découverte,  de  commerce  ou  de 
guerre,  dans  le  but  de  développer,  fortifier  et  défendre  leur 
colonie.  Sous  leur  impulsion,  le  Canada  ou  la  Nouvelle- 
France  ne  prit  pas  de  l'extension  seulement  sur  les  cartes 
françaises,  mais,  au  moyen  de  postes  militaires,  de  missions 

(1)  Note  du  Directeur. — La  Revue  Franco-Américaine  publiera,  sous  ce 
titre,  les  renseignements  recueillis  dans  les  vieux  journaux,  les  vieux  ouvrages 
traitant  du]|rôle  jouéjpar  notre  élément  en  Amérique.  Ce  sera  un  des  moyens 
dejrefaire  en  chapitres^ éparés  l'histoire  de  nos  émigrations  qui  ont  déjà 
éloigné  plus  de  2,000,000  des  nôtres  de  la  Province  de  Québec  pour  les 
grouper  aux  Etats-Unis,  dans  les  provinces  voisines  ou  les  vastes  territoires 
de  l'Ouest.  On  verra,  de  la*sorte,  comment  furent  appréciés  les  hauts  faits 
de  notre  race  par  ceux  qui  en  furent  les  témoins.  De  plus,  cette  compilation 
de  nos  petites  histoires  permettra  à  nos  différents  groupes  de  se  mieux  con- 
naître et  surtout  de  s'estimer  davantage  en  constatant  que  ni  la  distance, 
ni  le  temps  n'ont  encore  pu  éteindre  chez  tous  la  communauté  d'idéal  et 
d'aspirations. 

L'étude  que  nous  publions  aujourd'hui  est  une  traduction  d'un  article 
de  1'  "  American  Quarterly  Review  "  consacré  à  l'ouvrage  de  M.  Tassé  sur 
les  Canadiens  de  l'Ouest.  On  y  trouvera  plusieurs  considérations  d'un  inté- 
rêt particulier  pour  nos  compatriotes  des  Etats-Unis. 

Le  deuxième'article,  consacré  aux  Acadiens,  par  M.  Charles  Le  Goffic, 
est  emprunté  à  1'  "  Ouvrier  ",  de  Paris.  1er  juin,  1901. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  55 

et  d'établissements  agricoles  tout  autant  que  par  l'influence 
acquise  sur  les  tribus  indiennes,  il  étendit  son  action  sur 
presque  tout  le  Maine  et  l'ouest  des  Etats  de  New  York  et 
de  Pennsylvanie,  et  même  au-delà,  vers  le  soleil  couchant, 
dans  toute  la  vallée  du  Mississippi. 

Les  Canadiens  ont  traversé  cette  Amérique  intérieure 
''dans  toutes  les  directions  alors  qu'elle  n'était  encore  qu'une 
immense  solitude  et  dans  toute  sa  sauvage  et  primitive 
beauté."  Les  premiers  ils  ont  franchi  les  Montagnes  Ro- 
cheuses et,  poussés  par  leur  esprit  aventureux,  ils  ont  les 
premiers  porté  leurs  pas  des  rives  du  Saint-Laurent  à  la  cité 
des  Montézumas.  Tout  noyé  et  perdu  dans  les  autres  que 
nous  apparaisse  cet  élément  de  pionniers,  pas  même  les  rudes 
noms  anglo-saxons  n'ont  pu  remplacer  sur  nos  cartes  ceux 
que  donnèrent  les  premiers  explorateurs  canadiens  aux 
rivières,  aux  lacs,  aux  montagnes  et  aux  plateaux,  au  désert 
immense  et  aux  rapides  tourbillonnants.  Le  Vermont  ne  peut 
pas  renier  les  parrains  qui  lui  donnèrent  son  nom  et  qui  bap- 
tisèrent le  lac  et  l'île  qu'il  y  reclame.  Ce  n'est  pas  la  race 
anglaise  qui  donna  à  New  York  les  noms  de  Chateauguay, 
Ausable,  St-Régis,  Raquette,  Rouse's  Point  et  Chazy. 
Presque  Ile,  Détroit,  Lac  Supérieur,  le  Lac  D'en  Haut  du 
sault  Ste-Marie  à  Fond  du  Lac,  Terre  Haute,  Des  Moines,  et 
Terre  Coupée,  Mauvaise  Terre,  avec  les  noms  de  saints  em- 
pruntés au  calendrier,  rappellent  ces  Canadiens  ;  jusqu'aux 
termes  génériques  de  prairie,  de  portage  et  de  voyageur,  que 
nous  avons  adoptés  dans  notre  langue,  les  rappellent  toujours 
tout  comme  les  noms  indiens  dont  l'orthographe  nous  indique 
encore  la  dérivation  :  Erié,  Ohio,  Iroquois,  Illinois,  Michi- 
gan,  Arkansas,  Manitou  et  Huron. 

Le  saint  patron  du  Canadien,  nous  ne  savons  ni  comment 
ni  pourquoi,  est  Saint- Jean-Baptiste  ;  et  si  l'on  se  rappelle  le 
rôle  qu'il  s'est  donné  de  parcourir  les  routes  inconnues  du 
pays,  le  choix  est  très  heureux,  parce  que  l'Eglise  donne  le 
Précurseur  comme  patron  au  voyageur,  rappelant  le  cantique 
de  Zacharie  et  la  prière  qu'en  '"suivant  les  exhortations  du 
Saint  Précurseur  Jean  nous  puissions  arriver  à  celui  qu'il 
prêche,  Jésus  Christ."  Ce  n'est  pas  sans  à-propos  que  le 
pays  des  voyageurs  honore  l'anniversaire  de  la  naissance  de 
ce  grand  saint  comme  sa  fête  patronale  ;  Jean  Baptiste  dé- 
signe le  Canadien  comme  Patrick  désigne  le  fils  d'Erin. 
"Dans  quel  endroit  du  désert,  s'écrie  le  Père  de  Smet,  les 
Canadiens  n'ont-ils  pas  pénétré?" 


56  LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 

Juliette,  né  Canadien,  accompagné  par  le  Père  Marquette, 
remonta  le  Mississippi  jusqu'à  l'embouchure  de  l'Arkansas  ; 
Le  Moyne  d'Iberville  atteignit  l'embouchure  de  la  rivière  du 
côté  de  la  mer,  en  prit  possession  et  y  fonda  la  colonie  de  la 
Louisiane  qui  devint  puissante  sous  la  direction  de  son 
frère  de  Bienville.  Les  Canadiens  accompagnèrent  La  Salle 
au  Texas  ;  Juchereau  de  St-Denis  fonda  Natchitoches ,  tra- 
versa le  désert  jusqu'aux  premiers  postes  espagnols  et  at- 
teignit la  ville  de  Mexico.  Le  Jésuite  Canadien,  Beaudoin, 
convertit  les  Cris  parmi  lesquels  il  prêcha  l'évangile  pendant 
plusieurs  années.  Bissot  de  Vincennes,  né  sur  les  bords  du 
Saint-Laurent,  fonda  le  poste  qui  porte  encore  son  nom,  et 
Varenne  de  la  Vérandrye  explora  le  haut  Missouri  et  la  ré- 
gion des  Montagnes  Bocheuses  jusqu'à  la  vallée  de  la  Saskat- 
chewan.  Des  forts  furent  établis  à  Makinac  et  Niagara  par 
le  marquis  Canadien  de  Vaudreuil. 

Il  y  a  plus  de  cent  ans,  une  population  canadienne  était 
déjà  groupée  autour  de  Oswego,  Niagara  et  Port  Duquesne. 
Détroit  était  un  établissement  important  de  canadiens  avant 
que  la  colonisation  anglaise  ait  traversé  les  Alléghanies. 
Niagara,  Fort  St- Joseph,  Kaskaskia,  Mackinac,  Fort  Char- 
tres, Cahokia,  Carondelet,  Ste-Geneviève,  St-Philippe, 
Prairie  du  Kocher,  Vincennes,  Sault  Ste-Marie,  St-Louis, 
furent  toutes  des  villes  purement  canadiennes  ayant  leur  or- 
ganisation régulière,  reconnues  par  décrets  officiels,  ayant 
églises,  officiers  civils,  notaires,  etc.,  leur  vaillante  popula- 
tion cultivant  la  terre,  faisant  le  commerce,  tout  en  contri- 
buant bravement  leur  part  aux  différentes  opérations  mili- 
taires dans  cette  guerre  si  longue  et  si  ardente  qui  ne  fut 
désastreuse  pour  la  France  que  parce  que  la  France  et  son 
roi  dissolu  manquèrent  de  fidélité  au  Canada.  La  plus  bril- 
lante victoire  qui,  pendant  cette  guerre,  racheta  la  gloire  du 
nom  français  fut  remportée  sur  la  Monogahéla  par  un  cana- 
dien, le  Chevalier  de  Beaujeu,  ce  héros  chrétien  dont  les  der- 
niers moments  furent  consolés  par  la  conviction  qu'il  avait 
noblement  servi  le  pays  de  sa  naissance  et  celui  de  ses  an- 
cêtres en  taillant  en  pièces  la  plus  belle  des  armées  anglaises 
qui  aient  essayé  d'enlever  à  la  France  le  royaume  conquis 
par  ses  fils  canadiens. 

L'élément  canadien  dans  la  Louisiane  était  considérable. 
Le  premier  enfant  blanc  né  en  Louisiane  fut  celui  de  Claude 
Jausset,  un  canadien.     Un  grand  nombre  s'y  rendit  par  voie 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  57 

du  Mississipi,  puis  arriva  aussi  dans  la  Louisiane,  où  leurs 
descendants  forment  encore  un  groupe  vivant  sur  la  Tèche, 
une  partie  considérable  de  ces  Acadiens  que  l'Angleterre 
arracha  à  leurs  doux  foyers  de  la  Baie  de  Fundy  parce  qu'ils 
étaient  des  "papistes  reconnus  et  irréductibles." 

Jusqu'en  1763  le  territoire  couvert  par  ces  établissements 
français  était  reconnu  comme  formant  le  Canada  et  la 
Louisiane,  le  pays  des  Illinois  et  tout  le  pays  au  sud  faisant 
officiellement  partie  de  cette  dernière  colonie,  bien  que  toute 
la  partie  supérieure  du  Mississippi  fût  purement  canadienne. 
Ceci  était  non  seulement  réclamé  par  les  français  mais  était 
encore  admis  par  les  anglais.  Des  documents  datés  du 
siècle  dernier  (XVIIIème)  et  conservés  dans  les  archives  de 
la  Pennsylvanie  parlent  de  Fort  Duquesne,  aujourd'hui 
Pittsburg,  comme  faisant  partie  du  Canada. 

La  population  canadienne  établie  aussi  à  bonne  heure 
dans  l'Ouest  n'est  pas  disparue,  elle  n'est  pas  éteinte.  A  la 
chute  des  postes  français,  pendant  la  guerre,  plusieurs  de 
ceux  qui  habitaient  dans  leurs  environs  se  retirèrent,  géné- 
ralement dans  les  Illinois  et  à  Détroit,  et  quand  vint  la  chute 
finale,  quand  le  drapeau  blanc  de  France  fut  baissé  à  Fort 
Chartres  par  le  canadien  St-Ange  de  Bellerive,  plus  de  la 
moitié  de  la  population  des  Illinois,  supposant  que  le  terri- 
toire situé  à  l'ouest  du  Misissippi  resterait  colonie  française, 
traversa  le  fleuve  et  fonda  les  premiers  établissements  de- 
l'Etat  du  Missouri  ;  le  reste  se  rendit  en  Louisiane  mais  ne 
quitta  pas  notre  territoire  actuel.  Quelques-uns,  découvrant 
leur  erreur,  revinrent  sur  leurs  pas,  et  pendant  plusieurs  an- 
nées les  Illinois  restèrent  territoire  essentiellement  canadien. 
Si  peu  connu  des  anglais,  en  effet,  et  des  colons  établis  sur 
les  bords  de  la  mer,  était  le  pays  caché  par  les  Monts  Allégha- 
nies  dont  chaque  ruisseau  et  chaque  sentier  étaient  familiers 
aux  canadiens,  que  les  troupes  anglaises  destinées  à  l'occupa- 
tion de  Fort  Chartres  étaient  très  perplexes  sur  la  route  à  sui- 
vre pour  se  rendre  à  destination.  Il  ne  pouvait  être  question 
d'une  marche  à  travers  le  pays  inconnu  qui  séparait  la  côte 
du  Mississippi.  Alors  le  major  Loftus  essaya,  avec  quatre- 
cents  soldats  réguliers  d'atteindre  le  fort  en  passant  par  la 
Nouvelle  Orléans  ;  il  fut  repoussé  par  les  indiens  cachés  en 
embuscade  le  long  des  rives  du  Mississipi.  Le  capitaine- 
Pitman  essaya  de  s'y  rendre  à  la  faveur  d'un  déguisement, 
mais  il  perdit  courage  et  abandonna  le  voyage.  Le  lieutenant 


53  LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Fraser  ne  réussit  pas  davantage  et  il  dut  essuyer  de  son  mieux 
les  condoléances  moqueuses  que  lui  addressèrent  les  officiers 
français  et  espagnols  de  la  Nouvelle  Orléans  se  réjouissant 
fort  de  la  déconfiture  de  ces  militaires  anglais  si  désireux 
d'abattre  le  drapeau  français.  Et  ce  ne  fut  pas  avant  le 
mois  d'octobre  1765  que  le  capitaine  Sterling,  avec  cent 
hommes  du  Quarante-deuxième  Montagnards,  après  une 
marche  pénible  et  prudente,  avec  Fort  Pitt  situé  à  la  tête  de 
l'Ohio  comme  point  de  départ,  atteignit  le  Fort  Chartres  qui 
lui  fut  rendu  par  St-Ange  de  Bellerive. 

Assuré  par  le  gouvernement  anglais  du  libre  exercice  de 
leur  droits  religieux,  les  canadiens  de  l'Ouest  reprirent  leurs 
occupations  pacifiques  ;  ils  devinrent  les  hommes  de  con- 
fiance des  officiers  anglais  et  des  compagnies  de  commerce 
pour  les  nouvelles  explorations,  pour  les  négociations  avec 
les  sauvages  et  la  direction  des  tribus,  et  pour  le  développe- 
ment des  ressources  du  pays.  Ils  furent  ainsi  portés  à  se  dis- 
perser sur  tout  le  territoire  dé  l'ouest. 

Pendant  notre  guerre  de  l'Indépendance  cet  élément  cana- 
dien se  rangea  de  divers  côtés.  La  mission  de  Carroll, 
Franklin  et  Chase  au  Canada  en  attira  beaucoup  à  la  cause 
américaine  surtout  de  ceux  qui  ne  s'étaient  jamais  cordiale- 
ment soumis  à  l'Angleterre.  Des  volontaires  s'enrôlèrent  en 
assez  grand  nombre  dans  l'armée  américaine  pour  y  former 
des  régiments  complets,  et  ceux-ci,  après  avoir  bien  servi 
pendant  la  lutte,  reçurent,  à  la  fin  de  la  guerre  des  conces- 
sions de  terrains  dans  le  nord  de  l'Etat  de  New  York  où  leurs 
descendants  vivent  encore  et  forment  le  noyau  de  la  popu- 
lation d'origine  canadienne.  Le  Eév.  M.  Lavalinière  afficha 
si  ouvertement  ses  préférences  pour  les  américains  qu'il  fut 
expulsé  du  Canada  et  vint  s'établir  à  New  York. 

Détroit  fut  gardé  jalousement  par  les  anglais  auxquels  la 
guerre  de  Pontiac  avait  donné  une  leçon.  Partout  où  s'é- 
tendit la  puissance  des  armes  anglaises  les  pionniers  cana- 
diens et  les  tribus  indiennes  furent  attachés  au  service  de  la 
mère  patrie  (l'Angleterre).  Dans  l'Illinois  et  l'Indiana, 
cependant,  les  canadiens  accueillirent  Clark  avec  joie,  et 
sous  la  direction  du  Eév.  M.  Gibault  et  du  colonel  Vigo  ils 
associèrent  leur  fortune  à  celle  des  colonies  et  conquirent  le 
Nord-Ouest  pour  les  Etats  Unis.  La  dette  de  reconnaissance 
que  le  pays  doit  à  ces  Canadiens  n'est  pas  petite  et  on  n'en 
a  jamais  bien  apprécié  toute  la  valeur.     Pendant  les  opéra- 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  '    O 

liions  qui  suivirent  un  détachement  canadien,  engagé  dans  la 
lutte   contre  l'ennemi  commun,   fut   presque   complètement 

anéanti. 

Quand  l'Espagne  déclara  la  guerre  à  l' Angleterre  les 
pionniers  du  Missouri  furent  en  butte  à  l'hostilité  des  an- 
glais, et  la  défaite  infligée  à  l'ennemi  sauvage  qui  tenta  de 
massacrer  les  habitant  de  la  petite  ville  de  Corpus  Christi 
est  un  des  faits  d'armes  les  plus  brillants  de  la  guerre  de 
l'indépendance. 

Ducharme,  le  commandant  de  cette  expédition  contre  un 
village  presque  entièrement  canadien  était  lui-même  cana- 
dien, et  M.  Tassé  donne  un  précis  de  sa  carrière  dans  un  de 
ses  volumes. 

De  la  sorte,  cet  élément  canadien  de  l'ouest,  qui  avait  perdu 
sa  nationalité  française,  se  trouva  partagé  entre  les  trois 
nations  rivales — les  américains,  les  anglais  et  les  espagnols, 
— et  comme  il  comptait  un  grand  nombre  d'hommes  auda- 
cieux, actifs,  absolument  habitués  à  la  vie  des  indiens  et  de 
la  frontière  ,  ce  groupe  de  Canadiens-français  produisit  plu- 
sieurs soldats  qui  se  distinguèrent  au  service  de  chaque 
nation,  et  l'on  vit  fréquemment  canadien  lutter  contre  cana- 
dien. 

Pendant  notre  seconde  guerre  avec  l'Angleterre  il  y  eut 
dans  une  certaine  mesure  répétition  de  cette  anomalie.  Les 
canadiens  de  chaque  côté  de  la  frontière  prirent  part  aux 
opérations  militaires  sous  les  drapeaux  de  l'Angleterre  et  des 
Etats  Unis;  même  un  certain  nombre,  dans  ce  dernier  pays 
cédant  à  de  vieilles  relations  et  restant  fidèles  à  une  première 
allégeance,  combattirent  activement  pour  les  intérêts  anglais. 

Les  histoires  ordinaires  des  Etats  Unis  ignorent  plus  ou 
moins  ces  services  que  les  canadiens  ont  rendus  à  notre 
cause,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins  réels  et  importants — 
grands  à  l'époque  où  ils  furent  rendus  et  grands  dans  leurs 
conséquences. 

Lorsque  la  paix  fut  rétablie,  vint  du  Canada  une  émigra- 
tion qui  se  continue  encore  et  qui,  à  certaines  époques,  a  at- 
teint des  proportions  considérables.  Dans  l'ouest  les  an- 
glais conservèrent  quelques-uns  des  forts  pendant  plusieurs 
années,  y  compris  Détroit,  et  de  cette  façon  exercèrent  une 
influence  qui  attira  beaucoup  de  canadiens  de  ce  côté  ;  puis 
le  commerce  des  fourrures,  qui  se  développa  rapidement 
après  l'achat  de  la  Louisiane,  excita  la  concurrence  entre  une 


63  *  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

puissante  compagnie    commerciale    anglaise  et  une    maison 
rivale  de  St-Louis,  mais  toutes  deux  comptèrent  surtout  sur 
les  canadiens    comme  voyageurs,    trappeurs,    et  en  général 
pour  leurs    employés.     Ces  derniers    devinrent    à  la  fin  les 
pionniers  du  territoire  situé  entre  la  Baie  Verte  et  la  Colom- 
bie.    Et  comme  les  Etats-Unis  grandirent  et  acquirent   le 
territoire  du  trans-Mississippi,  offrant  à  tous  des  foyers  et  un 
champ    d'activité,    le  Canada  dont    la  population    croissait 
rapidement  sans  avoir  les  mêmes  avantages,  continua  à  con- 
tribuer largement   à  l'immigration.     "Aujourd'hui,   dit   M. 
Tassé,  les  Etats  qui  possèdent  les  plus  forts  groupes  de  Ca- 
nadiens sont  l'Illinois,  le  Missouri, Te  Michigan,  le  Wiscon- 
sin  et  le  Minnessota."  Le  Missouri,  fondé  par  les  Canadiens, 
a  conservé  dans  une  large  mesure  les  descendants  de  sa  pre- 
mière population.     Dans  l'Illinois  la  race  canadienne  se  re- 
trouve  principalement    à    Chicago,    Bourbonnais,    Manteno, 
Petites  Iles,  Ste-Anne,  Erable,  Moméni  et  Kankakee.     Il  y 
a  environ  20,000  canadiens  dans  le  Minnesota  et  autant  dans 
le  Michigan.     Dans  le  Minnessota  on  les  retrouve  surtout  à 
St-Paul,  les  Chutes  de  St- Antoine,  le  Petit  Canada,  le  Lac 
qui  Parle  et  l'Aile  de  Corbeau  (Crow's  Wing.)  Le  comté  de 
Monroe,  Michigan,  compte  8,000  canadiens  et  jls  sont  nom- 
breux dans  les  comtés  de  Ste-Claire  et  de  Macomb.     Dans 
le  Wisconsin  cette  population  est  tout  aussi  nombreuse  mais 
beaucoup  plus  dispersée.     Il  y  a  aussi  des  milliers  de  cana- 
diens dans  l'Ohio,  l'Iowa,  le  Dakota,  le  Montana,  le  Colo- 
rado, le  Kansas,  l' Arizona,  le  Nouveau  Mexique,  la  Cali- 
fornie, l'Oregon  et  le  territoire  de  Washington. 

Dans  l'est,  New  York  et  la  Nouvelle  Angleterre  ont  reçu 
une  immigration  canadienne  considérable,  et  dans  plusieurs 
centres  manufacturiers,  comme  dans  plusieurs  centres  de 
pêcheurs,  ce  sont  les  canadiens  qui  dominent  ;  ils  y  possèdent 
leurs  propres  églises,  leurs  écoles,  leurs  sociétés  littéraires 
et  de  bienfaisance,  leurs  journaux,  et  font  preuve  d'un  es- 
prit d'entreprise  digne  de  tout  éloge. 

Ici  encore,  on  s'est  peu  occupé  de  l'histoire  de  cet  élément. 
Nous  en  retrouvons  quelque  trace  dans  l'histoire  du  commer- 
ce des  fourrures,  dans  les  relations  des  voyages  de  Mackenzie, 
d'Henri  et  Harmon,  dans  l'"Astoria"  d'Irving,  dans  les  ré- 
cits du  canadien  Gabriel  Franchère,  dans  les  relations  des 
voyages  de  Lewis  et  Clarke,  de  Pike  et  Long,  dans  School- 
craft  et  Prémont  ;  mais  ce  ne  sont  que  des  études  fragmen- 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  61 

taires  où  le    voyageur,  dans    le  cours  de  la    description,  dis- 
parait et  reparait  tour  à  tour. 

A  la  Société  Historique  du  Wisconsin  et  à  la  constante 
énergie  de  I'Hod.  Lyman  C.  Draper  dans  la  recherche  et  la 
collection  des  souvenirs  des  premiers  pionniers  canadiens  de 
cet  Etat,  est  dû  le  mérite  d'avoir  attiré  l'attention,  dans 
notre  pays,  sur  l'importance  de  cet  élément  et  d'en  avoir 
fait  une  apréciation  convenable  en  une  sorte  de  complément  .1 
l'histoire  de  notre  pays.  La  façon  partiale,  toute  d'un  côté, 
d'écrire  nos  annales,  qui  appartient  à  l'école  Cotton-Mather, 
et  qui  s'est,  dans  une  certaine  mesure,  continuée  jusqu'à  nos 
jours,  l'habitude  de  présenter  nos  guerres  de  frontières  des 
premiers  jours  comme  le  résultat  inévitable  de  la  férocité 
innée  des  canadiens  est  maintenant  reléguée  dans  le  domaine 
de  la  fable  et  des  comtes  de  fées. 

Evident,  et  appuyé  par  des  documents  authentiques,  nous 
apparait  le  fait  que  le  Canada,  dès  l'origine,  a  cherché  fré- 
quemment et  avec  persistance,  à  établir  des  relations  com- 
merciales amicales  avec  les  colonies  anglaises,  à  éviter  de 
prendre  part  à  toute  guerre  qui  pourrait  être  allumée  en 
Europe,  et  à  s'abstenir  d'utiliser  le  concours  des  indiens 
dans  les  hostilité  qui  pourraient  devenir  inévitables  entre  les 
colonies  limitrophes. 

Les  anciens  écrivains  de  la  Nouvelle  Angleterre,  trompeurs 
et  jugeant  à  faux,  nous  font  de  leurs  Mason,  Underhill, 
Church,  et  des  autres  guerriers  indiens  des  portraits  de  héros 
chrétiens  du  type  le  plus  pur,  mais  nous  représentent  sous 
des  couleurs  à  glacer  le  sang  dans  les  veines  les  partisans 
canadiens — Hertels,  Joncaires,  Le  Bers,  St-Castyns,  Le 
Moynes.  Les  écrivains  n'ont  jamais  cherché  à  savoir  ce 
qu'étaient  ces  hommes.  Les  études  et  les  publications  ré- 
centes de  littérateurs  canadiens  nous  permettent  de  voir  ces 
hommes  sous  leurs  vraies  couleurs,  de  faire  la  relation  véridi- 
que  des  événements  en  les  comparant  avec  des  récits  quel- 
quefois absolument  opposés  et  profondément  entachés  de 
préjugés  nationaux  et  religieux. 

Les  Canadiens  se  distinguèrent  dans  leur  propre  pays  et  è 
l'étranger.  Nous  n'en  parlons  que  pour  ce  qui  a  trait  à  leurs 
relations  avec  l'histoire  et  le  progrès  des  Etats  Unis,  mais 
nous  pourrions  rappeler  dans  ses  détails  la  brillante  carrière 
du  comte  de  Vaudreuil  qui,  par  son  habilité,  sauva  la  flotte 
française  d'une  destruction  complète  au  Cap  Finistère  en 


62  LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

1748;  nous  pourrions  parler  du  baron  de  Vaudreuil  tué  au 
siège  de  Prague  ;  d'un  autre  Vaudreuil  contribuant  à  la  dé- 
faite de  Graves  au  large  de  Chesapeake  ;  de  Beau  jeu  membre 
de  la  flotte  de  D'Estaing  et  prenant  part  à  la  campagne  de 
Russie  de  Napoléon  ;  du  baron  Juchereau  de  St-Denis  devenu 
fameux  comme  ingénieur  militaire  et  comme  écrivain  ;  du 
vicomte  de  Léry  dont  le  nom  est  inscrit  sur  l'Arc  de  Triom- 
phe de  Paris. 

Une  étude    sur  les   Acadiens. — (L'Ouvrier,  Paris,  ier  Juin 

IQOI.) 

II 

Je  viens  d'entendre,  à  la  Société  de  géographie,  une  con- 
férence de  M.  Dubcsc  de  Beaumont  sur  l'Acadie  française. 
L'Acadie  fait  partie  de  la  Dominion  du  Canada.  Les  habi- 
tants, par  ordre  du  féroce  colonel  anglais  Winslow,  furent 
déportés  en  masse,  le  10  septembre  1755,  sur  cinq  bâtiments 
envoyés  de  Boston,  qui  les  jetèrent  à  la  côte  près  du  cap 
Savaral.  La  plupart  périrent  de  faim  ou  de  misère,  et  les 
Anglais  crurent  avoir  fait  table  rase  des  Acadiens.  Ils  se 
trompaient. 

L'amour  de  l'Acadie  était  si  fortement  ancré  dans  le  cœur 
des  survivants,  que  deux  ou  trois  mille  d'entre  eux  trou- 
vèrent moyen  de  regagner  subrepticement  leur  pays  natal. 
Us  se  joignirent  à  ceux  de  leurs  frères  qui  avaient  échappé  à 
la  férocité  de  Winslow  et  qui  se  cachaient  dans  les  grottes  du 
littoral  et  dans  les  fourrés  de  l'intérieur.  L'insurrection  des 
Etats  Unis,  qui  éclata  quelques  années  plus  tard,  détourna 
d'eux  l'attention  de  leurs  oppresseurs.  Ils  purent  se  recon- 
stituer par  familles  et  par  villages  :  ils  n'étaient  encore  que 
6,000.  à  la  fin  du  xvmème  siècle  ;  ils  sont  aujourd'hui  150,000, 
tous  catholiques  qui  forment  une  petite  nation,  ayant  son 
caractère  propre,  ses  églises,  ses  écoles,  ses  collèges,  ses  jour- 
naux^ ses  députés  au  Parlement.  La  langue  qu'ils  parlent 
et  qu'on  enseigne  à  leurs  enfants  est  le  français.  Tel  est 
leur  attachement  pour  la  mère-patrie  qu'au  mois  de  septem- 
bre de  l'aimée  dernière  ils  ont  tenu  une  grande  convention 
nationale  à  l'effet  de  créer  des  sociétés  de  secours  mutuels 
exclusivement  françaises,  des  banques  populaires  françaises, 
et  de  nouer  avec  nos  maisons  de  commerce  françaises  des  re- 
lations qui  permissent  aux  produits  de  la  métropole  de  lutter 
avantageusement,  sur  leurs  marchés,  avec  les  produits  amé- 
ricains ou  anglais. 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  63 

Bathurst,  au  fond  de  la  baie  des  Chaleurs,  est  la  principale 
ville  de  l'Acadie  française.  D'après  M.  Dubosc  de  Beau- 
mont,  les  rues  y  sont  larges,  régulières  et  coupées  à  angle 
droit  ;  des  magasins  nombreux  et  bien  approvisionnés  les 
bordent  ;  le  commerce  y  est  prospère  et  l'industrie  suffisam- 
ment développée.  Les  matériaux  employés  à  la  construction 
des  édifices  de  pierre  sont  généralement  de  toute  beauté, 
grâce  aux  admirables  carrières  de  grès  multicolore  que  ren- 
ferment la  Nouvelle-Ecosse  ;  pour  la  construction  et  la  cou- 
verture des  maisons  ordinaires,  les  Acadiens  ont  tiré  du  bois 
un  excellent  parti.  Ces  maisons  sont  plus  chaudes,  plus 
propres  et  réellement  plus  confortables  que  celles  de  la  petite 
bourgeoisie  française  ;  tout  au  plus  si  M.  de  Beaumont  re- 
grette les  criardes  couleurs  dont  elles  sont  enduites  et  qui  en 
gâtent  un  peu  1    Acérieur. 

A  la  grande- Anse,  à  Caraquet,  etc.,  qui  sont  des  localités 
maritimes,  notre  compatriote  a  été  surtout  frappé  par  la 
ressemblance  des  habitants  avec  les  Français  du  littoral  de 
la  Manche.  Comme  aspect  et  comme  langage,  les  pêcheurs 
acadiens  ne  diffèrent  en  rien,  si  on  l'en  croit,  de  leurs  frères 
des  côtes  normandes  et  bretonnes.  Mais  où  sa  surprise  a 
été  la  plus  profonde,  c'a  été  à  Tignish,  en  apercevant  des 
Acadiennes  en  costume  national.  C'était  comme  une  ré- 
surrection du  passé,  une  page  d'histoire  en  action. 

"Là,  pour  la  première  fois,  dit  M.  de  Beaumont,  je  vis 
des  Acadiennes  habillées  du  costume  qu'on  portait  encore  il 
y  a  une  soixantaine  d'années  dans  toute  la  Basse-Norman- 
die :  les  jupes  rayées  de  différentes  couleurs,  faites  d'une 
étoffe  tissée  à  la  maison  et  que,  des  deux  côtés  de  l'Océan, 
l'on  appelle  "droguet",  sont  identiques  ainsi  que  le  mouchoir 
croisé  sur  la  poitrine  et  la  croix  d'or  pendant  au  bout  d'une 
chaine  passée  autour  du  cou.  Quant  au  bonnet  blanc  et  au 
voile  noir  qui  le  recouvre,  c'est  la  coiffure  des  bourgeoises  du  * 
temps  de  Louis  XIV." 

Un  siècle  a  donc  suffi  pour  reconstituer,  plus  vivace  que 
jamais,  cette  petite  nationalité  acadienne  que  le  colonel 
Winslow,  obéissant  à  l'ordre  inhumain  de  son  gouverne- 
ment, croyait  avoir  détruite  pour  jamais.  Ce  n'était  pas 
seulement  les  hommes,  mais  les  femmes  et  jusqu'aux  enfants 
qu'on  avait  arrachés  du  sol  en  les  poussant  à  coup  de  crosse 
vers  la  mer,  en  les  entassant  comme  des  troupeaux  dans  les 
cales  des   navires.     Longfellow,   le  grand   poète   américain, 


$i  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

dans  sa  touchante  épopée  rustique  d'Evangeline,  a  stigmatisé 
ces  odieux  procédés  de  conquête,  dont  l'histoire  n'avait  pas 
offert  d'exemple  jusqu'alors  et  qui  resteront  la  honte  de  leurs 
auteurs . . .  Un  argument  dont  abusent  un  peu  les  écrivains 
étrangers  est  que,  pour  juger  des  mérites  coloniaux  de  la 
France,  il  n'y  a  qu'à  faire  le  compte  des  colonies  qu'elle  a 
successivement  perdues  au  cours  des  siècles.  Mais  notre 
cas  est-il  donc  si  exceptionel?  L'Angleterre  n'a-t-elle  pas 
vu  l'indépendance  des  Etats-Unis  se  constituer  sur  les  ruines 
de  son  empire  colonial?  Les  Portugais  n'ont-ils  pas  perdu 
le  Brésil,  les  Espagnols  leurs  immenses  possessions  d'Amé- 
rique? Pour  juger  congrûment  de  la  valeur  colonisatrice 
d'une  race,  il  est  beaucoup  plus  logique  de  s'appuyer  sur  la 
vitalité  morale  et  intellectuelle  de  ses  créations  coloniales  que 
sur  les  conditions  politiques  où  le  hasard  des  armes  les  a 
momentanément  placés.  L'exemple  de  l'Acadie  française 
est,  à  ce  point  de  vue,  souverainement  expressif  et  péremp- 
toire. 


L'idée  de  Mlle  Jeanne 


Par   S.    BOUCHERIT 
I 

— Ainsi,  Mademoiselle,  c'est  bien  décidé  par  votre  haute 
sagesse.  Bien  que  le  monde  entier  entre  en  vacances,  au- 
jourd'hui, 1er  août,  et  doive  y  rester  pendant  les  mois  que 
Dieu  a  évidemment  faits  pour  qu'on  se  repose,  vous  exigez 
que  je  continue  à  travailler  !     C'est  une  tyrannie  ! 

Cette  interpellation,  d'une  forme  assez  peu  respectueuse 
et  prononcée  sur  un  ton  qui  l'était  encore  moins,  fut  adresée 
par  Jeanne  Viviers  à  son  institutrice,  Mlle  Hermance  Marois, 
bonne  grosse  personne  dont  rien,  dans  l'extérieur  ni  la  phy- 
sionomie, ne  révélait  une  disposition  particulière  à  ce  des- 
potisme dont  on  l'accusait.  Tout  au  contraire,  son  visage 
calme  et  doux,  entouré  de  boucles  blanches  d'une  mode 
surannée,  respirait  une  mansuétude  qui  pouvait  bien  aller 
parfois  jusqu'à  la  faiblesse  viv-à-vis  d'une  élève  aussi  gra- 
cieuse qu'indisciplinée. 

Jeanne  Viviers  était  une  enfant  de  quinze  ans,  charmante 
avec  sa  masse  de  cheveux  châtains,  à  reflets  métalliques,  qui 
s'épandait  librement  en  cascade  sur  ses  épaules,  encore  un 
peu  anguleuses,  avec  ses  yeux  brillants  et  audacieux,  ses 
lèvres  rouges  comme  une  fleur  de  grenadier  et  son  air  à  la 
fois  souriant  et  mutin,  où  il  y  avait  le  charme  naissant  de  la 
jeune  fille  et  l'espièglerie  de  la  gamine. 

Elle  avait  un  cœur  d'or,  une  âme  candide  et  pur  comme  le 
plus  pur  cristal,  un  esprit  d'une  vivacité  primesautière , 
plein  d'imprévu  et  de  piquant.  Mais  comme  les  plus  par- 
faites créatures  ne  sont  pas  sans  défaut,  Jeanne  en  possédait 
un  très  accentué  ;  elle  avait  la  plus  profonde  horreur  da  l'é- 
tude. Le  piano  lui  paraissait  un  instrument  de  torture,  le 
dessin  un  exercice  qu'on  devait  réserver  comme  supplice  ac- 
cessoire aux  prisonniers.  La  géographie  et  l'histoire  lui 
semblaient  des  choses  pleines  de  mystères  qu'elle  préférait 
ne  pas  approfondir.  L'orthographe  surtout  était  pour  elle 
un  terrain  broussailleux,  semé  de  fondrières  au  milieu  des- 


66  LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 

quelles  elle  ne  s'aventurait  que  d'un  pas  très  hésitant.  Elle 
avait  trouvé  un  moyen  original  de  sortir  de  certaines  diffi- 
cultés grammaticales.  Mlle  Marois  lui  ayant,  un  jour,  donné 
un  devoir  hérissé  de  pluriels  scabreux,  elle  avait  passé  outre 
tout  simplement  et  s'était  bornée  à  écrire,  à  la  fin  de  la  page, 
toute  une  ligne  de  S  avec  cette  mention  :  "Pour  mettre  ou  iî 
en  faudra." 

On  comprend  qu'avec  ces  dispositions,  l'annonce,  que  Mlle 
Marois  venait  de  lui  faire,  de  travailler  un  peu,  oh  !  rien 
qu'un  peu,  pendant  la  période  officielle  des  vacances,  lui 
inspirait  les  réflexions  les  plus  amères  et  presque  des  vel- 
léités de  révolte  ouverte.  Elle  avait  si  bien  compté  sur  deux- 
mois  de  farniente  absolu,  sans  autre  souci  que  celui  des  pro- 
menades à  faire  ou  des  parties  à  organiser  avec  son  frère 
Henry,  à  peu  près  aussi  laborieux  qu'elle  !.  .  .Elle  avait  cru, 
d'une  foi  si  joyeuse,  dire,  pour  soixante,  jours,  un  complet 
adieu  aux  méthodes  et  au  lexiques,  aux  bouquins  et  aux 
cahiers  !  Elle  s'était  tant  promis  d'errer  du  matin  au  soir, 
indéfiniment  et  sans  but,  sous  les  beaux  ombrages  du  parc 
qui  entourait  le  château,  ou,  perspective  plus  séduisante 
encore,  comme  marquée  de  plus  d'indépendance,  dans  les 
vastes  bois  voisins  qu'un  mur  seul  séparait  de  la  propriété  de 
son  père  !  De  tous  les  morceaux  de  chant  qu'on  lui  faisait 
apprendre  et  qui  s'échappaient  de  sa  mémoire  aussi  facile- 
ment qu'ils  y  entraient,  un  seul  vers  lui  demeurait  toujours 
présent,  celui  qui  commence  un  des  airs  de  Galathée : 

"Ah  !  qu'il  est  doux  de  ne  rien  faire" 

Elle  le  répétait  mentalement  comme  une  espérance  ten- 
drement caressée,  en  attendant  l'aurore  du  1er  août,  jour^ 
béni  où  il  deviendrait  une  réalité.  Et  voilà  que  la  terrible 
Mlle  Marois  lui  signifia  que  "vacances"  signifierait  pour  elle 
diminution,  et  non  suppression  du  travail  abhorré  et  que, 
même  au  milieu  des  plaisirs  qui  lui  étaient  laissés — vraiment 
c'était  encore  heureux  qu'on  daignât  lui  en  laisser  un  peu  ! — 
elle  serait  toujours  poursuivie  par  le  cauchemar  de  la  table 
d'étude  ou  du  piano  qui  l'attendaient  ! 

— Oui,  Mademoiselle,  je  le  répète,  reprit-elle  après  un 
instant  où  la  colère  avait  silencieusement  bouillonnée  au  de- 
dans d'elle,  l'organisation  que  vous  avez  réglée  pour  ces  deux 
mois  constitue  une  véritable  barbarie.  Vacances  et  travail 
sont  deux  mots  qui  hurlent  d'être  unis.     On  est  en  vacances 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  67 

ou  on  n'y  est  pas  !  Voilà  le  dictionnaire  :  tenez  !  Je  l'ouvre 
et  je  lis  :  "Temps  durant  lequel  les  travaux  cessent  dans  les 
écoles."  Ainsi  parceque  je  suis  élevée  chez  mon  père,  par 
Mlle  Hermance  Marois,  qui  devrait  être  bonne  et  compatis- 
sante pour  moi,  je  serai  privée  du  répit  qu'on  accorde  à  tous 
les  barbouillés  de  la  classe  municipale  !  C'est  une  injustice 
révoltante. 

Et  ma  santé,  ma  pauvre  petite  santé,  vous  n'y  pensez  pas  î 
Elle  n'y  résistera  pas,  c'est  certain.  Je  mourrai  à  la  fleur 
de  mon  âge,  sous  l'effort  excessif  de  travail  que  vous  m'im- 
posez et  vous  aurez  mon  trépas  sur  la  conscience. 

— Non,  ma  chérie,  vous  ne  mourrez  pas,  répondit  l'institu- 
trice que  cette  terrible  perspective  avait  effrayée  pendant  une 
seconde,  mais  que  rassura  vite  la  vue  de  la  mine  rose  et  res- 
plendissante de  Jeanne . . .  Vous  aurez  tout  le  temps  voulu 
pour  vous  reposer  et  vous  amuser ...  Mais  deux  heures  d'e- 
xercices le  matin  et  deux  heures  le  soir  ne  feront  que  vous 
rendre  vos  longues  récréations  plus  douces.  D'ailleurs,  ce 
n'est  pas  moi  seule  qui  ait  décidé  qu'il  en  serait  ainsi.  C'est 
votre  père  lui-même  qui  a  fixé  ce  programme.. 

— Ah  !  c'est  père  qui. . .  exclama  la  jeune  fille  sans  achever 
sa  pensée,  mais  d'un  ton  tout  à  coup  radouci. .  .Et  est-ce  que- 
Henry  travaillera  aussi? 

— Mais  certainement  !  il  travaillera,  mais  d'une  autre- 
manière. 

— Comment  ? 

— Votre  père  veut  que  chaque  jour  il  aille  passer  deux 
heures  le  soir  et  deux  heures  le  matin  dans  les  ateliers  pour 
s'initier  successivement  à  tous  les  services  de  la  fabrique. 

— Mais  j'irais  bien  aussi!  s'écria  Jeanne  tentée.  Il  y  a 
à  la  fabrique  autant  d'ouvrières  que  d'ouvriers  et  on  pourrait 
bien  m'apprendre,  comme  à  Henry,  le  filage  et  le  brochaga 
de  la  soie. 

— Ce  n'est  pas  la  même  chose.  Votre  frère  est  destiné, 
vous  le  savez,  à  aider  plus  tard  votre  père  dans  la  direction 
de  la  fabrique.  Il  est  donc  nécessaire  qu'il  commence  à  s'y 
exercer  de  bonne  heure.  En  lui  donnant  ce  but  pour  occu- 
per la  liberté  de  ses  vacances,  M.  Viviers  agit  sagement > 
comme  toujours.     Tandis  que  vous... 

— Moi,  je  n'aurai  pas  de  fabrique  à  diriger,  soupira  Jeanne, 
et  il  faudra  continuer  à  me  bourrer  des  haut  faits  de  Philippe- 
Auguste  et  des  heureux  effets  des  dièzes  et  des  bémols.     Le 


68  LA   REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

sort  des    femmes  est    bien    déplorable  !     Est-ce  que    Henry 
aura  aussi  des  devoirs  à  faire? 

— Non,  mon  enfant.  Outre  que  ses  études  à  l'atelier  suffi- 
ront, son  précepteur  a  demandé  à  M.  Viviers  de  lui  permettre 
de  consacrer  tout  son  temps  à  ses  propres  travaux. 

— Ah  oui  !  fit- Jeanne  en  riant,  les  travaux  de  M.  Lombre, 
ses  fameux  travaux!  son  histoire  de  Périclès  !  Qu'est-ce  que 
c'était  donc  que  ce  Périclès?  Je  ne  me  le  rappelle  plus  bien 
Mademoiselle. 

— Un  grec  célèbre,  répondit  Mlle  Marois,  non  sans  une 
certaine  hésitation. 

— Il  y  a  longtemps  qu'il  est  mort? 

— Oh  !  plusieurs  siècle  avant  notre  ère. 

— Quel  dommage  que  M.  Lombre  n'ait  pas  vécu  de  son 
temps  ! 

— Pourquoi  cela? 

— Mais  parce  qu'il  aurait  eu  des  documents  plus  certains 
pour  écrire  son  histoire,  riposta  la  folle  enfant,  et  puis  parce 
qu'il  serait  mort  depuis  longtemps  comme  son  héros  et  que 
nous  serions  privées  de  l'honneur  de  vivre  avec  lui. 

— Oh,  Jeanne!  Pourquoi  détestez-vous  tant  ce  pauvre  M. 
Lombre? 

— Je  ne  le  déteste  pas.  Il  m'horripile,  voilà  tout!  Est- 
ce  que  c'est  français,  Mademoiselle  "horripiler"? 

— Rigoureusement ,  oui. .  .mais  ce  n'est  pas  du  style  noble. 

— Ça,  je  m'en  moque. . .  je  suis  une  bourgeoise. . .  Est-ce 
qu"' horripiler"  prend  un  h? 

—Oui. 

— Eh  bien  !  ce  Monsieur  Lombre  m'horripile  avec  un  h. 

Cela  fut  dit  avec  une  mimique  si  drôle  que  Mlle  Marois  ne 
put  s'empêcher  de  rire  ;  au  fond  du  reste,  elle  pensait  exacte- 
ment comme  Jeanne  et  ne  pouvait  pas  souffrir  le  précepteur, 
pédant,  vaniteux,  qui  la  traitait  de  fort  haut  et  comme  une 
personne  sans  conséquence. 

— Mais  quelles  raisons,  reprit-elle  avec  une  apparente 
sévérité  revenue,  d'en  vouloir  ainsi  à  M.  Lombre? 

— Oh!  J'en  ai  des  foules.  D'abord  il  s'appelle  Casimir. . 
Casimir  Lombre.  Je  vous  demande  un  peu  !  Quand  on  a 
pour  nom  Lombre,  on  ne  s'appelle  pas  Casimir. . .  Mais  ce 
n'est  pas  ma  raison  principale. 

— En  effet,  elle  ne  serait  pas  bien  sérieuse. 

— Ce  que  je  lui    reproche  de  beaucoup    plus  grave,    c'est 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  69 

d'être  bouffi  d'orgueil,  plein  de  lui-même  et  d'avoir  le  cœur 
sec  comme  un  morceau  de  pierre. 

— Et  d'où  tirez-vous,  grande  psychologue,  vos  affirmations 
si  positives? 

— Ne  vous  moquez  pas  de  moi,  Mademoiselle.  Je  ne  suis  ni 
petite,  ni  grande  psy..  psycho...  enfin,  ce  que  vous  avez 
dit!  Je  suis  très  en  l'air,  c'est  vrai;  mais  j'observe  tout  de 
même,  allez  !  sans  qu'on  s'en  doute,  et  je  sais  bien,  à  part 
moi,  faire  mes  petites  réflexions.  Eh  bien  !  j'ai  observé  que 
M.  Casimir  Lombre. . .  quel  nom  !. . .  ne  prononce  pas  deux 
phrases  sans  dire:  moi,  je...  Moi!  pour  lui,  tout  est  là. 
Dites-lui  qu'il  a  fait  une  averse  et  que  vous  avez  été  mouillée. 
Au  lieu  de  s'apitoyer  sur  votre  sort,  tout  aussitôt  il  vous  ré- 
pondra :  Moi,  j'avais  un  parapluie.  Racontez-lui  que  vous 
avez  mal  à  la  tête. . .  moi,  je  vais  très  bien  !  Moi  !  toujours 
moi!...  Cela  suffit  pour  coter  un  homme.  L'autre  jour, 
quand  il  s'est  absenté  pendant  vingt-quatre  heures  avec  papa 
et  Henry...  je  suis  entrée  dans  sa  chambre  avec  Fanny 
pour  mesurer  les  rideaux . . .  Voyons  !  Dans  votre  chambre 
vous  avez  les  photographies  de  ceux  que  vous  aimez,  n'est- 
ce  pas?  Il  semble  qu'il  soit  bon  d'avoir  ainsi  près  de  soi  le 
portrait  des  êtres  chers.  Moi,  j'ai  papa,  ma  pauvre  maman, 
mon  frère  Henry,  vous,  ma  bonne  demoiselle,  que  j'aime 
bien,  quoique. je  vous  fasse  souvent  enrager...  M.  Lombre 
a  sept  portraits. .  .  Tous  de  lui-même,  de  l'unique,  du  grand 
Casimir. . .  Casimir  sur  la  cheminée,  sur  la  console,  sur  les 
murs  !  Casimir  les  yeux  inspirés,  les  cheveux  au  vent,  pen- 
sant probablement  à  Périclès . .  .  Casimir  en  uniforme  de 
collégien...  Casimir  de  face,  de  profil,  de  tros  quarts,  avec 
sa  barbe,  sans  barbe...  Casimir  partout...  Voilà  pourquoi 
je  n'aime  pas  Casimir. .  .  Un  homme  qui  se  gobe  autant  que 
ça,  n'en  faut  plus  ! 

— Jeanne  !  Jeanne  !  fit  vivement  l'institutrice  enchantée 
de  trouver  un  prétexte  pour  ne  pas  témoigner  son  approba- 
tion, quand  donc  vous  déferez-vous  de  vos  vilaines  habitudes 
et  parlerez-vous  correctement? 

— Je  pense  correctement,  c'est  l'essentiel,  riposta  Jeanne 
avec  qui  il  était  difficile  d'avoir  le  dernier  mot.  Enfin  lais- 
sons ce  Monsieur  où  il  est. . .  Qu'est-ce  que  nous  allons  faire 
aujourd'hui  pour  notre  premier  jour  de  vacances?  Car  je 
suppose  bien  que  ni  vous  ni  mon  père  ne  pousserez  la  cruauté 


70  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

jusqu'à  me  forcer  à  faire  des  études  de  syntaxe  pour  mon 
premier  jour  de  congé. 

Ce  fut  M.  Viviers  qui  répondit  à  la  question  de  sa  fille  en 
entrant  dans  la  salle  d'études.  Jeanne  ne  lui  gardait  sans 
doute  pas  rancune  de  sa  décision  au  sujet  des  devoirs  de 
vacances,  car  légère  comme  une  gazelle,  elle  bondit  vers  lui 
et,  l'enlaçant  de  ses  deux  bras,  l'embrassa  à  pleine  bouche. 
— Je  viens  savoir,  dit-il  comment  on  se  porte  dans  le 
quartier  des  femmes.  Ce  matin,  au  saut  du  lit,  j'ai  dû  me 
rendre  à  Lyon,  au  magasin,  et  je  n'ai  pas  voulu  attendre  au 
déjeuner  pour  te  dire  bonjour. 

Bien  qu'à  la  manière  dont  il  couvait  s»  fille  des  yeux  en 
lui  adressant  ces  simples  paroles,  on  comprenait  l'immensité 
de  la  tendresse  de  ce  père,  de  même  qu'il  était  facile  de  devi- 
ner celle  qu'il  recevait  de  Jeanne,  non  seulement  par  son 
joyeux  baiser,  mais  par  la  soumission  immédiate  avec  laquelle . 
elle  s'était  inclinée  devant  la  volonté,  si  dure  qu'elle  fût,  de 
M.  Viviers  pour  les  devoirs  de  vacances. 

Il  prit  une  chaise  et  se  mit  à  deviser  gaîment  de  choses  et 
autres.  Le  babil  musical  de  sa  fille,  ses  jets  d'esprit  parfois 
si  drôles ,  dans  leur  impétuosité  spontanée ,  étaient  le  meilleur , 
le  seul  délassement  que  connût  ce  grand  industriel  absorbé 
tout  le  jour  dans  un  incessant  labeur. 

M.  Viviers,  parti  de  bas,  était  arrivé,  jeune  encore,  a 
une  situation  considérable  dans  la  fabrication  des  étoffes  de 
soie.  Il  avait  débuté  jadis  comme  ouvrier.  Soutenu  par  un 
travail  courageux  et  probe,  aidé  par  une  intelligence  supé- 
rieure, servi  aussi  par  des  circonstances  heureuses,  il  était 
monté  d'échelon  en  échelon.  I^e  simple  canut  d'autrefois 
avait  fini  par  pouvoir,  à  force  d'économies,  acheter  en  propre 
un  métier  Jacquard,  puis  deux,  puis  trois,  et  travailler  pour 
son  compte,  en  employant  même  deux  de  ses  anciens  cama- 
rades, artisans  comme  lui.  Libre  maintenant  de  suivre  son 
inspiration,  plein  d'idées  neuves  et  originales,  il  composa, 
en  artiste  véritable,  d'étonnants  brochages  où  se  dessinaient, 
par  un  jeu  habile  de  soies,  des  bouquets  de  fleurs  d'une 
finesse  et  d'un  goût  exquis. 

Si  petit  qu'il  fût  encore,  il  exposa,  en  1878,  des  étoffes 
merveilleuses,  dont  il  avait  inventé  le  dessin  et  fait  lui-même 
le  tissage,  qui  firent  révolution  dans  les  procédés  usités.  On 
fut  tout  étonné  de  voir  ce  nom  nouveau  surgir  au  milieu  des 
grands  noms  de  l'industrie  lyonnaise,  et  à  l'admiration  très 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  71 

sincère  que  méritait  son  œuvre  se  joignit  bientôt  l'engoue- 
ment pour  cet  ouvrier  courageux  dont  l'œil  illuminé  disait  la 
haute  valeur.  Au  lieu  de  se  faire  désirer,  les  capitaux  vinrent 
è.  lui.  Une  société  fut  formée  qui  lui  permit  de  monter  une 
fabrique  où  il  pourrait  appliquer  en  grand  ses  procédés.  Il 
s'y  révéla  chef  aussi  capable  qu'il  avait  été  bon  ouvrier  et  ses 
succès  furent  tels  qu'il  put,  quelques  années  après,  installer, 
de  ses  seuls  deniers,  à  Montbuel,  à  quelques  kilomètres  en 
amont  de  Lyon,  près  des  rives  du  Eône,  une  fabrique  de 
filage  et  de  brochage  de  la  soie  qui  est  une  des  plus  belles  et 
des  plus  perfectionnées  de  cette  riche  contrée.  Près  de  trois 
cents  ouvriers  des  deux  sexes  y  sont  occupés. 

Ses  ateliers  et  ses  enfants  !  Tout  était  là  pour  M.  Viviers. 
On  aurait  pu  dire  qu'il  les  confondait  dans  sa  tendresse.  Les 
uns  comme  les  autres  n'émanaient-ils  pas  de  lui?  Il  ne  pou- 
vait pas  se  décider  à  quitter  ni  les  uns  ni  les  autres.  Bien 
qu'avec  une  rare  faculté  d'assimilation  l'ancien  ouvrier  fût 
devenu  un  homme  du  monde  accompli,  il  ne  cherchait  aucun 
plaisir  hors  de  sa  fabrique  et  loin  de  ses  enfants.  De  ceux- 
ci  jamais  il  n'avait  consenti  à  se  séparer  et  il  les  faisait  élever 
près  de  lui.  Veuf  de  bonne  heure,  il  concentrait  sur  eux 
toutes  les  affections  de  son  cœur  très  tendre,  sauf  la  part  très 
large  qu'il  donnait  à  ses  ouvriers,  ses  enfants  aussi,  dont  le 
sort  matériel  et  moral  était  sa  constante  préoccupation.  Il 
n'y  eut  jamais  patron  ni  meilleur  ni  plus  aimé.  Ce  n'est  pas 
dans  les  atelier  de  Monbuel  que  les  fauteurs  de  grèves  au- 
raient eu  beaucoup  de  succès. 

— Ah!  Jeannette,  une  nouvelle!  dit-il  au  milieu  de  ses 
propos.  L'omnibus  des  magasins  a  ramené  -ce  matin  Du- 
breuil,  cet  ancien  gendarme  que  notre  ami  Segaud  m'a  si 
chaudement  recommandé  et  qui  va  s'installer  dans  le  pa- 
villon comme  garde,  concierge,  surveillant.  Le  nom  m'est 
égal,  pourvu  qu'il  fasse  bien  son  service.  Il  est  en  train 
d'emménager. 

— A-t-il  une  famille?  demanda  Jeanne. 

— Je  crois  bien!  Tout  un  tas  d'enfants,  des  grands,  des 
moyens,  des  petits. 

— Oh  !  des  petits  !  exclama  Mlle  Viviers.  Quel  bonheur  ! 
Je  m'en  occuperai.     Ce  sera  très  amusant. 

(A  suivre.) 


Revue  des  faits  et  des  œuvres 


Antialcoolisme  :    Ce  que  boivent 
les  savants,  les  écrivains,  les  artistes 

La  croisade  entreprise  dans  la  province  de  Québec  contre 
l'alcoolisme,  croisade  qui  a  déjà  enrôlé  parmi  ses  apôtres  les 
plus  dévoués,  les  têtes  dirigeantes  de  la  société,  médecins, 
membres  du  barreau  ou  de  la  magistrature,  donne  de  l'actua- 
lité à  un  travail  tout  récent  auquel  s'est  livrée  une  publication 
française  très  haute  cotée. 

Ce  n'est  pas  tout  d'enseigner  au  peuple  qu'il  ne  doit  point 
faire  usage  d'alcool  ou  de  boissons  alcoolisées.  La  sagesse 
de  ce  conseil  deviendra  beaucoup  plus  manifeste  à  son  esprit, 
sa  raison  se  laissera  plus  facilement  convaincre,  si,  à  côté 
des  préceptes  moraux  qu'on  lui  cite,  on  met  en  même  temps 
sous  ses  yeux  l'exemple,  combien  plus  éloquent,  des  grands 
citoyens  qu'il  admire  et  respecte  déjà  et  qui  mettent  à  profit 
et  en  pratique  les  enseignements  qu'on  lui  donne.  C'est 
ainsi  qu'un  confrère  français  nous  apporte  une  gerbe  de  ces 
exemples  que  nous  offrons  comme  la  preuve  mise  en  action  du 
bien  fondé  de  tout  ce  qui  a  été  fait  et  dit  pour  la  cause  de  la 
tempérance  en  notre  pays. 

La  "  Revue  "  de  Paris  (1)  s'est  inquiétée  de  découvrir  quel 
usage  on  faisait  de  l'alcool,  ou  des  boissons  capiteuses  dans 
le  monde  de  la  pensée  ou  de  l'art.  "  Les  écrivains,  a-t-elle 
demandé,  au  cours  d'une  enquête  qui  restera  fameuse,  les 
grands  artistes,  les  savants,  demandent-ils  aux  boissons  ca- 
piteuses, l'hallucination  qui  leur  inspire  le  chef-d'œuvre 
comme  la  force  qui  leur  permet  de  le  réaliser.  C'est  un  pré- 
jugé difficilement  déracinable  que  celui-ci  :  innombrables 
sont  les  honnêtes  citoyens  qui  croient  que  Shakespeare  a  écrit 
ses  drames  dans  les  tavernes,  que  Rembrandt  peignait  dans  les 
cabarets  et  qu'Alfred  de  Musset  n'a  commencé  à  avoir  du  talent 
que  lorsqu'il  a  été  intégralement  imbibé  d'absinthe." 

L'enquête  de  la  "  Revue  "  est  nettement  hostile  à  toute 
boisson  alcoolisée.  Voici  le  résumé  des  opinions  principales 
qui  ont  été  recueillies: 

Pour  M.  Bekthelot,  l'alcool  ne  doit  jamais  entrer  dans  un 
régime  régulier  ;  la  boisson  ordinaire  du  savant  était  l'eau 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  73 

rougie — trois  parties  d'eau  et  une  partie  de  vin,  il  ajoutait 
au  dîner,  après  le  potage,  un  petit  verre  de  Bordeaux  vieux. 

M.  Saint  Saens,  préfère  l'eau  à  toute  boisson.  "  Si,  dit-il, 
je  pouvais  avoir  de  la  vraie  eau  de  source,  bien  pure  et  bien 
fraîche,  je  la  préférerais  à  toute  autre  boisson." — M.  Claretie 
"  ne  travaille  jamais  mieux  que  lorsqu'il  est  à  jeun." 

M.  Ernest  Hébert,  donne  la  réponse  curieuse  que  voici  : 
"  Le  vin,  dit-il,  la  bière,  le  cognac,  donnent  une  animation 
passagère  à  la  pensée,  bientôt  suivie  d'une  dépression  para- 
lysante en  raison  directe  du  degré  d'excitation  obtenu  par  les 
boissons  alcoolisées.    Je  bois  de  l'eau,  et  je  m'en  trouve  bien. 

M.  Flammarion,  ne  travaille  utilement  au  point  de  vue 
de  la  composition,  que  le  matin  de  huit  heures  à  midi,  après 
son  premier  déjeuner,  pris  sans  boisson  avec  deux  œufs  à  la 
coque. 

Carolus  Duran,  ne  boit  guère  que  de  l'eau. 

Sully  Prudhomme,  buvait  de  l'eau  mélangée  de  jus  de  citron. 

Jules  Lemaitre,  ne  boit  que  de  l'eau  ;  il  a  gagné,  dit-il, 
à  ce  régime,  un  appétit  très  régulier."  Henri  Lavedan  con- 
sidère l'alcool  comme  la  pire  des  boissons  ;  "  couramment, 
dit-il,  je  ne  bois  que  de  l'eau,  glacée  si  possible."  Victorien 
Sardou  ne  peut  pas  supporter  un  demi- verre  d'eau-de-vie  ; 
en  revanche,  il  est  buveur  de  café  :  trois  fois  par  jour.  Mau- 
rice Barres  :  "  A  mon  avis,  pour  bien  travailler,  il  ne  faut 
pas  de  stimulant  :  il  faut  la  possession  paisible  de  soi-même. 
L'idéal,  c'est  une  belle  nature,  avec  les  fenêtres  ouvertes  à  la 
campagne.     Jamais,  jamais  d'alcool." 

M.  de  Freycinet  a  fait  usage  toute  sa  vie  "  d'eau  rougie  "  ; 
Mistral  rappelle  le  dicton  provençal  :  Veau  fait  devenir  joli  ;  sa 
mère,  morte  à  quatre-vingts  ans  passé,  ne  buvait  que  de  l'eau; 
pour  lui  il  boit  du  vin  trempé  d'eau  aux  deux  tiers.  Pour  M. 
Paul  Bourget  l'alcool  à  si  faible  dose  soit-il  pris  et  sous  n'im- 
porte quelle  forme  est  un  empêchement  absolu  au  travail. 
M.  Emile  Ollivier  :  "  J'ai  été  toute  ma  vie  un  buveur  d'eau, 
ma  femme  et  mes  enfants  ont  suivi  mon  exemple.  Eugène 
Carrière  ne  croyait  pas  à  l'alcool,  le  travail  ne  peut  être  que 
le  résultat  d'équilibre  moral,  rien  ne  vaut  les  heures  de  clair- 
voyance du  matin  qui  suivent  les  veillées  paisibles.  Mme 
Daniel-Lesueur  ne  boit  que  de  l'eau.  M.  Pierre  Loti  : 
"  Je  suis  aux  trois  quarts  musulman,  je  ne  bois  jamais  d'alcool, 
je  ne  bois  même  pas  de  vin."  Benjamin  Constant  buvait 
du  thé  de  préférence.  Reyer  ne  boit  que  de  l'eau  rougie  ; 
Victor  Margueritte  boit  de  l'eau  généralement  ;  il  résume 


'74  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

•  ainsi  son  opinion  i^l'eau  lave  et  désalt  èrë,le  vin  tonifie ,ralcooLtue.  ' 

Les  partisans  du  vin  sont  la  minorité  :  M.  de  Vogue  est 
président  des  Agriculteurs  de  France  :  "  La  France,  dit-il, 
est  le  pays  qui  a  donné  au  monde,  depuis  longtemps,  le  plus 
•de  vin  et  le  meilleur  :  ceux  qui  en  usaient  ont  donné  à  ce 
même  monde  la  plus  forte,  la  plus  riche  des  littératures  mo- 
dernes. Cela  me  parait  répondre  à  votre  question." — Au- 
guste Rodin  "  estime  que  le  vin  est  une  excellente  chose." — 
Jean  Richepin  :  "  En  mangeant,  je  bois  du  vin  ;  l'alcool  peut 
exciter  comme  un  coup  de  fouet." — Roll  :  "  Ce  que  je  bois  ? 
mais  du  vin,  de  la  bière,  de  l'eau,  au  gré  de  ma  fantaisie  qui  ne 
se  plierait  à  aucune  exigence." — Dagnan-Bouveret  :  "  Très 
indifféremment,  je  bois  du  vin,  de  la  bière  ou  de  l'eau,  sans 
avoir  jamais  pu  constater  "  si  cela  m'aidait  ou  me  gênait." 

Arrêtant  là  leur  enquête,  les  auteurs  de  l'article  terminent 
en  reconnaissant  qu'il  y  a  eu  cependant  deux  hommes  dont 
l'œuvre  a  été  effectuée  sous  l'influence  du  poison  de  l'alcool. 

"  Mais  l'exception  confirme  la  règle,  disent-ils.  En  l'espèce, 
elle  la  confirme  d'une  manière  assez  funeste.  Ces  deux  hom- 
mes ont  eu  une  vie  peu  enviable,  et  ils  sont  morts  jeunes  et 
tristement.     L'un  d'eux  est  Hoffmann  ;  l'autre  est  Edgar  Poë. 

u  D'abord  magistrat  et  musicien,  Hoffmann  ne  commença  à 
écrire  qu'après  sa  trentième  année.  S'inspirant  du  mesmé- 
risme,  il  évoquait  dans  le  délire  de  l'ivresse  des  personnages 
fantastiques  qui  rappellent  les  prouesses  des  hypnotiseurs  con- 
temporains. Il  passait  toutes  ses  nuits  au  cabaret,  et  si  ce 
genre  d'existence  profita  à  son  talent,  l'existence  fut  brève  et 
le  talent  plus  bref  encore. 

"  L'esprit  d'Hoffmann  s'obscurcit  promptement.  Les  der- 
niers ouvrages  du  conteur  sont  loin  de  valoir  les  premiers. 
Hitzig,  son  écuyer  de  gloire,  l'avertissait  qu'il  devenait  nuageux 
et  morne. 

"  Edgard  Poë  dut  à  l'alcool  des  visions  et  des  terreurs  dont 
sa  littérature  est  profondément  impressionnée.  Il  connaissait 
le  vertige  moral  qui  force  à  accomplir  un  acte  que  l'on  réprouve, 
Il  le  décrit  dans  le  Démon  de  la  perversité  ;  et  il  retrace,  dans 
le  Chat  Noir,  les  impulsions  irrésistibles  de  l'alcoolique.  D'au- 
tres de  ses  contes  rappellent  les  hallucinations  du  buveur. 
La  plupart  de  ses  chef-d' œuvres  ont  été  créés  entre  deux 
crises  de  delirium  tremens,  chefs-d'œuvre  étranges,  certes. 
Poé  a  dit  que  l'étrangeté  était  la  beauté,  et  il  a  été  un  poète 
beau,  quoique  étrange.  Il  y  a  donc  eu  deux  génies  alcooli- 
ques.   Nous  n'en  connaissons  pas  un  de  plus." 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  75 

L'Action  Sociale  Catholique 
et  son  journal 

L'œuvre  qui,  depuis  quelques  mois  a  surtout  attiré  l'atten- 
tion des  canadiens-français,  au  Canada  et  aux  Etats-Unis, 
c'est  la  fondation  à  Québec,  par  Sa  Grandeur  Mgr  Bégin,  de 
l'Œuvre  de  l'Action  Sociale  Catholique  et  du  journal  quotidien 
qui  en  est  l'organe.  C'est  une  réponse  admirable  aux  appels 
de  *Pie  X  qui  veut  "  que  l'action  catholique  s'organise  et 
s'exerce  vigoureusement  dans  tous  les  pays."  Chez  nous, 
dont  la  foi  catholique  est  la  première  des  traditions  nationales, 
c'est  le  commencement  d'une  ère  où  s'exercera  plus  active 
et  plus  pratique  la  co-opération  des  laïques  et  des  religieux 
pour  la  sauvegarde  des  intérêts  de  l'Eglise.  Fonder  cette  œuvre 
c'était  envisager  hardiment  l'avenir,  tout  en  se  rendant  compte 
•des  dangers  qui,  pour  ne  pas  être  reconnus  encore  comme  im- 
médiats par  plusieurs,  n'en  menacent  pas  moins  notre  société 
canadienne  dans  ses  oeuvres  vives.  Aussi  le  premier  acte 
de  cette  œuvre  de  l'Action  Sociale  Catholique,  la  fondation 
du  journal  quotidien,  fut-il  accueilli  avec  la  plus  vive  satis- 
faction dans  toute  la  province  et  fut-il,  dès  ses  commence- 
ments, l'objet  d'une  sa  ction  pontificale  (Bref  de  Pie  X,  27 
mai  1907.)  Depuis,  le  journal  a  reçu  l'encouragement  public 
de  sa  Grandeur  Mgr  l'archevêque  de  Montréal,  et  il  peut  déjà 
compte    sur  l'appui  unanime  de  l'épiscopat  canadien. 

Sans  cloute,  l'œuvre  de  la  presse  catholique  n'était  pas  tout- 
à-fait  inconnue  parmi  les  Canadiens-français.  Mais  les  pu- 
blications, nombreuses  il  est  vrai,  qui  faisaient  déjà,  et  depuis 
longtemps,  une  lutte  vraiment  digne  d'éloges  pour  les  prin- 
cipes en  matière  de  morale,  d'éducation,  de  droit  chrétien, 
ne  s'adressaient-ils  encore  qu'à  un  petit  nombre  de  lecteurs. 
Il  fallait  à  l'œuvre  nouvelle  le  concours  nécesaire  du  journal 
quotidien,  de  cet  ami  qu'on  retrouve  à  tous  les  foyers  et  qui 
nous  fournit,  avec  la  récréation  du  soir,  la  saine  information 
•et  l'écho  du  bien  à  travers  le  monde. 

Et  il  s'agit  ici  plutôt  d'une  œuvre  de  préservation.  "  Nous 
ne  pensons  pas,  dit  Mgr  Bégin,  qu'il  faille  attendre  que  l'on 
monte  violemment  à  l'assaut  des  esprits  pour  organiser  ici 
les  œuvres  de  défense/'  L'Action  Sociale  Catholique  consa- 
crera la  réunion  de  toutes  les  énergies  dans  le  bien,  le  réveil 
des  esprits  à  l'intérêt  du  mouvement  social  chrétien  dans  l'uni- 
vers, le  sentiment,  chez  les  catholiques,  de  la  supériorité  des 
«enseignements  de  l'Eglise,  même  en  matière  de  libre  discus- 


76  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

sion,  et  le  désir  de  faire  prévaloir  cet  enseignement  parce  que- 
le  meilleur  et  le  plus  sûr.  Ce  sera  la  formation  d'un  peuple- 
catholique  averti  contre  lequel  s'acharneront  en  vain  les  doc- 
trines subversives  qui,  chez  tant  de  peuples  ont  tari,  par  l'aban- 
don de  l'idée  religieuse,  la  source  de  la  paix  sociale  et  de  la 
véritable  grandeur  ;  ce  sera  le  maintien  dans  l'âme  de  notre 
peuple,  d'essence  latine,  de  l'idéal  qui  a  porté  les  races  chré- 
tiennes jusqu'aux  plus  hauts  sommets  de  la  gloire  et  qui  est 
un  idéal  catholique. 

Le  programme  de  l'Action  Sociale  Catholique,  de  Québec 
comprendra  deux  parties  distinctes  : 

1.  L'enseignement  dont  les  objets  principaux  seront  de  dé- 
velopper le  sens  catholique,  faire  l'éducation  de  la  conscience 
sociale  catholique,  étudier  les  questions  sociales,  etc.,  au 
moyen  de  cercles  d'étude,  conférences,  congrès,  et  par  la  presse.. 

2.  L'action  par  les  associations  religieuses,  d'hygiène  morale, 
de  bienfaisance,  ouvrières,  professionnelles,  etc. 

Ce  programme  est  vaste  sans  doute  ;  il  faudra  plusieurs 
années  de  travail  et  de  zèle  persévérant  pour  réaliser  dans 
toute  sa  mesure  le  rêve  caressé  par  ceux-là  mêmes  qui  en  ont 
tracé  les  lignes.  Mais  il  a  l'avantage  de  s'adresser  à  un  peuple 
neuf,  conscient  de  ses  devoirs  et  de  sa  mission,  habitué  a  rece- 
voir de  ses  directeurs  religieux  les  conseils  qui  sauvent  et  qui, 
à  plusieurs  époques  de  son  histoire,  lui  ont  permis  de  traverser 
les  crises  les  plus  sérieuses  et  de  conserver  intact  pendant 
trois  siècles  le  dépôt  sacré  de  ses  traditions  et  de  sa  foi. 

Un  penseur  français  a  dit  avec  raison  :  "  Pour  qu'une  na- 
tion chrétienne  soit  florissante,  la  condition  indispensable- 
est  qu'elle  réalise  l'idéal  chrétien  pour  lequel  elle  a  été  conçue, 
qui  a  présidé  à  son  développement,  qui  lui  a  donné  ses  lois, 
ses  institutions,  en  un  mot,  sa  civilisation  tout  entière.  Ce 
n'est  jamais  en  dehors  de  ses  traditions  qu'il  faut  chercher 
la  grandeur  d'une  nation  ?  " 

C'est  dans  la  poursuite  de  cet  idéal  chrétien  que  le  peuple 
canadien-français  a  grandi,  qu'il  s'est  développé.  Jusque 
dans  ses  heures  les  plus  difficiles,  et  alors  que  l'horizon  lui 
apparaissait  le  plus  sombre,  il  n'a  pas  cessé  de  reconnaître  dans- 
son  idéal  religieux  la  colonne  de  feu  guidant  ses  pas  vers  la 
terre  promise. 

L'œuvre  dont  on  vient  de  le  doter,  et  qu'il  accueille  avec  une? 
sorte  de  piété  patriotique,  n'est  qu'une  nouvelle  manifesta- 
tion de  sa  vitalité  et  de  son  énergie  dans  le  bien. 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  77 

Un  projet  vice-royal. 
L'Ange  de  la  Paix  et  les 
Plaines  d'Abraham 

Il  est  certaines  faveurs  que,  même  si  elles  partent  de  haut, 
etlpeut  être  à  cause  de  cela,  vous  acceptez  avec  la  même 
angoisse  que  si  elles  vous  apportaient  un  message  de  malheur. 
Vous  les  subissez  en  silence,  du  moins  avec  autant  de  bonne 
grâce  que  possible,  tandis  que,  dans  votre  for  intérieur,  vous 
êtes  tentés  de  maudire  le  sort  qui  s'acharne  à  vous  vouloir 
u  tant  de  bien."  Et  tout  ceci  est  dû  à  ce  que  pour  certains 
tempéramments,  l'histoire  et  la  tradition  n'ont  plus  ce  mérite 
de  garder  pieusement  hors  de  toute  atteinte  les  rares  "  jardins 
secrets  "  où  les  peuples,  tout  aussi  bien  que  les  individus, 
aiment  à  cultiver  discrètement  quelques  fleurs  du  passé,  les 
souvenirs  tendres  des  premiers  âges  et  des  premières  gloires. 
C'est  qu'on  ne  se  rappelle  pas  assez  souvent  le  mot  de  Musset — 
u  Les  morts  dorment  en  paix  dans  le  sein  de  la  terre — ainsi 
doivent  dormir  nos  sentiments  éteints."  C'est  pour  cela  aussi 
que  nous  voyons  des  amitiés  nouvelles,  escomptant  très  im- 
prudemment des  liens  qui,  sans  cela  seraient  solidement  ci- 
mentés, trouver  jusque  dans  leurs  débordantes  manifestations 
de  sympathie,  le  moyen  de  faire  saigner  des  plaies  que  le  temps 
achevait  de  cicatriser. 

Après  tout,  certains  rapprochements,  surtout  lorsque  se 
sont,  des  rapprochements  historiques,  ne  peuvent  être  faits 
qu'avec  d'infinies  précautions,  tandis  que  d'autres,  il  ne  fau- 
drait seulement  pas  songer  à  les  faire.  On  le  comprend  bien 
dans  la  province  de  Québec  depuis  le  jour,  où  de  par  la  faveur 
vice-royale,  le  troisième  centenaire  de  la  fondation  de  Québec  est 
en  train  de  devenir  ce  qu'un  journaliste  à  fort  bien  appelé 
"  l'apothéose  de  la  conquête." 

Que  l'idée  soit  fort  louable  de  vouloir  conserver  les  champs 
de  bataille  des  Plaines  d'Abraham  et  de  Ste  Foye,  il  n'en 
reste  pas  moins  vrai  que  l'occasion  choisie  pour  l'inaugura- 
tion de  ce  champ  sacré  en  un  parc  national  est  fort  mal  choisie, 
et  que  le  mode  dont  on  veut  mener  cette  entreprise  à  bonne 
fin  est  plus  mal  choisi  encore.  -Et,  au  point  de  vue  de  l'his- 
toire,ce  projet  qui  coûtera  des  millions  ne  vaudra  pas  la  pensée 
généreuse  qui  a  déjà  réuni  sur  le  socle  d'un  même  monument 
les  deux  noms  héroïques  de  Wolfe  et  de  Montcalm.  De  plus, 
le  troisième  centenaire  de  Québec,en  dépit  des  meilleures  volon- 
tés, ne  peut  évoquer,  n'évoque  pas  une  idée  sœur  de  l'idée  qui 
est  restée  attachée  au  souvenir  sanglant  des  Plaines  et  de 


78  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Ste  Foye.      Malgré  tout,  et  en  dépit  de  tout  ce  que  Ton  pourra, 
faire  et  dire,  associer  le  souvenir  de  Wolfe  à  celui  du  troisième- 
centenaire  de  Québec,  c'est  pour  ceux  qui  le  veulent,  tenter  la. 
conquête  du  passé  historique  après  ayoir  conquis  le  sol  et 
s'être  emparé  du  présent.      Même  au  milieu   des   plus   bril- 
lantes solennités,  dans  tout  le  déploiement  militaire  que  Ton 
prépare,  sous  les  yeux  mêmes  du  Prince  de  Galles,  rien  n'em- 
pêchera les  anglais  de  ne  pas  voir  autre  chose  que  Wolfe  es- 
caladant le  Foulon  et  victorieux  jusque  dans  la  mort  ;  tandis  - 
que  rien  non  plus  n'empêchera  les  Canadiens-français  de  voir 
surtout,  dans  ce  tableau  subitement  jeté  devant  leurs  yeux, 
Montcalm   accourant   de   Beauport   pour   sauver   Québec   et 
payant  de  sa  vie  ce  suprême  effort  tenté  pour  garder  la  Nou- 
velle-France ;  puis  à  Ste  Foye,  la  pensée  canadienne-française  - 
n'évoquera  encore  que  le  souvenir  de  l'immortel  Lévis  tentant 
inutilement  la  revanche  et,  irréductible,  brûlant  ses  drapeaux 
plutôt  que  de  les  rendre.     Et  à  cette  occasion,  anglais  et  fran- 
çais n'auront   pas  tort.     Chacun  admire   dans  l'histoire  les- 
pages  et  les  héros  qui  réunissent  le  mieux  sa  pensée  et  ses 
affections.     Les  anglais  préfèrent  Azincourt,  et  les  Français, 
Fontenoy. 

Aussi,  l'impression  causée  parmi  les  canadiens-français,  par 
le  projet  de  Lord  Grey  qui  veut  intéresser  tout  l'empire  à  ce 
qu'on  appelle  déjà  d'une  façon  fort  tapageuse  le  "  Parc  des 
Batailles,"  a-t-elle  été  plutôt  pénible.  Et  elle  s'est  mani- 
festée au  moment  où  le  Parlement  fédéral,  à  la  demande  de- 
Sir  Wilfrid  Laurier,  attribuait  une  somme  de  $300,000  pour 
les  fêtes  du  troisième  centenaire  et  l'entretien  des  Champs 
de  bataille  des  Plaines  d'Abraham  et  de  Ste.  Foxe.  Tout  le 
monde  aperçut  la  tournure  très  nettement  anglaise  que  pre- 
nait l'organisation.  C'est  alors  que  l'on  commença  de  s'in- 
quiéter et  que  H.  Orner  Héroux  posa  carément  la  question, 
dans  la  "  Vérité  "  en  disant  : 

Nous  n'avons  point  perdu  l'espoir  d'entendre  un  député - 
canadien-français  dire  tout  haut  ce  que  tant  de  gens  penseï  t 
tout  bas,  affirmer  que  c'est  bien  Champlain  que  l'on  fêtera 
cet  été  et  non  point  les  préludes  de  la  domination  anglaise, 
et  remettre  au  point  les  théories  que  l'on  prône  depuis  quel- 
ques semaines,  à  propos  de  paix  et  d'entente  cordiale. 

"  L'Ange  de  la  Paix  dominera  ros  champs  de  bataille  :  : 
disons  donc  une  bonne  fois  quelle  paix  règne  dans  ce  pays  et 
que  nous  n'en  sommes  pas  encore  réduits  à  baiser  la  main 
qui  nous  frappe.     Dans  tout  l'Ouest,  découvert  par  nos  aïeux,. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  79 

civilisé  par  nos  prêtres  et  nos  pionniers,  nos  droits  sont  violés, 
en  dépit  des  plus  solennelles  promesses  et  des  plus  fermes 
garanties.  Notre  langue  est  proscrite  et  nos  écoles  dépouillées 
de  leur  caractère  franchement  catholique. 

"  Si  Ton  veut  que,  sans  rancœur,  nous  puissions  écouter 
ceux  qui  nous  parlent  de  concorde  et  d'harmonie,  que  Ton 
nous  rende  justice,  que  l'on  fasse  exécuter  les  décisions  du 
Conseil  Privé,  que  Ton  traduise  en  actes  l'égalité  dont  on  a 
plein  la  bouche. 

"  Autrement,  nous  ne  verrons  dans  toutes  ces  déclamations, 
d'où  qu'elles  viennent,  qu'une  sinistre  farce  et  une  féroce 
ironie. 

"  Le  député  qui  aura  le  courage  de  dire  ces  choses  et  quel- 
ques autres,  d'affirmer  par  exemple,  que  nous  n'entendons 
point  laisser  tourner  en  manifestation  impérialiste  une  fête 
essentiellement  canadienne,  ni  permettre  qu'on  fasse  l'histoire 
de  notre  pays,  se  fera  peut-être  qualifier  de  tête  chaude  et 
d'écervelé,  mais  il  aura  dit  de  rudes  et  salutaires  vérités,  et 
il  fera  plaisir  à  beaucoup  de  monde. 

"  Et  peut-être  surtout  à  ceux  qui,  paralysés  par  la  crainte 
ou  un  respect  mal  compris,  n'oseront  point  le  dire  tout  haut." 

La  parole  attendue  fut  prononcée  dès  le  lendemain  (5  février) 
par  M.  Armand  Lavergne,  député  de  Montmagny,  et  approu- 
vée par  ses  collègues,  MM.'  Paquet  et  Robitaille. 

Sans  doute,  les  quelques  protestations  discrètes  qui  ont 
été  soulevées,  n'arrêteront  pas  les  auteurs  du  projet.  La 
fête  aura  lieu,  mais  elle  démontrera  surtout  que  l'entente 
cordiale  des  races  dans  notre  pays  ne  doit  pas  reposer  sur 
quelques  manifestations  bruyantes  d'une  amitié  qui,  pour 
être  durable  et  solide,  doit  plutôt  s'appuyer  sur  les  droits 
immuables  de  la  justice  et  du  "  fair  play  "  britannique.  Et 
jamais  l'Ange  de  la  Paix  ne  sera  venu  plus  près  de  diviser 
plus  profondément  ceux  qu'il  a  mission  de  réunir. 

Le  monument  Laval. — Une 
fête  vraiment  nationale  pour 
les  Canadiens-Français 

Le  dévoilement  de  la  statue  de  Mgr  de  Laval,  premier 
évêque  de  Québec,  aura  lieu  cet  été  et  donnera  lieu  à  des  fêtes 
dont  il  ne  sera  pas  possible,  Dieu  merci,  de  méconnaître  ni  le 
cachet  ni  le  sens.  Ce  sera  vraiment  une  fête  canadienne- 
française  et,  depuis  que  des  circonstances  empêchent  de  la 
rallier  au  nom  du  fondateur  de  Québec,  on.  aime  davantage 


80  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

à  y  reporter  l'attention.  Aussi,  quels  noms  furent  jamais 
plus  dignes  d'être  réunis  dans  une  célébration  historique, 
que  ceux  de  Laval  et  de  Champlain  !  Ils  résument  à  eux 
seuls  l'idée  patriotique  et  religieuse  qui  présida  sur  ce  conti- 
nent à  la  naissance  et  au  développement  de  notre  race  dont 
ils  sont,  presque  au  même  titre,  les  immortels  fondateurs. 

Du  reste,  il  suffit  de  se  rappeler  le  sentiment  de  vénération 
nationale  qui  s'attache  à  ces  fêtes  (elles  auront  lieu  les  23  et 
24  juin,)  au  motif  qui  les  a  fait  naître,  à  l'élan  de  générosité 
qu'elles  ont  prévoqué  parmi  tous  les  fils  de  la  Nouvelle-France, 
pour  se  convaincre  de  leur  importance.  Le  monument  qui 
sera  dévoilé,  c'est  à  une  souscription  nationale  que  nous  le 
devons,  et  à  son  dévoilement,  on  sentira  qu'avec  le  grand 
nom  consacré  par  ce  marbre  et  ce  bronze,  une  idée,  où  chaque 
canadien-français  aura  mis  un  peu  de  son  cœur,  s'épanouit 
après  une  germination  de  trois  siècles,  s' élançant,  féconde  et 
pure,  vers  de  nouveaux  espoirs.  Pour  le  moment,  d'autres 
projets,  représentant  d'autres  idées,  sont  en  train  d'attirer 
l'attention  ailleurs,  mais  les  fêtes  du  23  et  du  24  juin  ont  pris 
dans  les  âmes  une  place  choisie — qu'on  songerait  en  vain  à 
leur  ravir.  Elles  constitueront  vraiment  un  événement  pour 
tous  ceux  qui  croient  encore  qu'avec  les  dates  décisives,  l'his- 
toire des  peuples  ne  recommence  pas  mais  continue.  A  ceux- 
là  mêmes  qui  veulent  façonner  l'histoire  aux  besoins  d'un 
rêve  impérialiste,  elle  rappellera  que  les  traditions  nationales 
sont  choses  sacrées  et  que  les  vainqueurs  doivent  s'y  arrêter 
comme  on  s'arrête  avec  respect  sur  le  seuil  d'un  temple.  C'est 
en  vain  qu'on  tenterait  de  leur  substituer  des  idéaux  plus  neufs. 
Sans  cela  il  faudrait  cesser  de  croire  que  "  l'histoire  est  la 
mémoire  du  monde." 

Léon  Kemner. 


L'ILLUSTRATION 

Supplément  de  "La  Revue  Franco- Américaine " 


Première  Année,  No.  2. 


1er  Mai   1908. 


Personnages  en  vue 


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Hon.  L.R.ROY,  Hon.     JULES     ALLARD,    Ministre    de 

Secrétaire  de  la  province  de  Québec.  l'Agriculture  de  la  province  de  Québec. 


Sir  NAPOLEON  CASAULT,  ex-Juge-en-  M.  CHARLES  LANCTOT,  .^ssistant-Pro- 
chef  de  la  Cour  Supérieure,  président  de  cureur  Général  de  la  province,  secrétaire 
la  Commission  de  Révision  des  Statuts  de  la  Commission  de  Révision  des  Sta- 
de la  province  de  Québec.  tuts  de  la  province  de  Québec. 


Hon.  J.  B.  B.  PREVOST,  ex-ministre  de 
la  Colonisation,  député  par  le  comté  de 
Terrebonne  à  l'Assemblé  Législative  de 
Québec. 


M.  le  Dr.  a.  JUBIIN,  dep  ité  par  le  comté 
de  Québec-Est  à  l'Assemblée  Législa- 
tive de  Québec,  échevin  de  la  ville  de 
Québec. 


FELIX  TURCOTTE,   de  la   m: 
Naz.  Turcotte  &  Cie,  de  Québec. 


Hon.  E.  B.  GARNEAU,  Conseiller  Légis- 
latif pour  la  province  de  Québec,  chef  de 
la  maison  Pierre  Garneau  &  Fils. 


M.  NAP.  LA  VOIE,  Inspecteur  de  la 
Banque  Nationale,  Québec. 


.le  Dr.  ARfHUR  ROUSSEaU,  Pro- 
fesseur à  l'Université  Laval,  à  Québec. 


LT.^o,ROY,  Co_ant  du  district   ^Sa^ctfaln^tt^ut- 
militaire  de  Québec,  No.  7.  bots,  à  Québec. 


Lt-Col.  EUG.  FISET\  député  ministre 
de  la  Milice  et  de  la  Défense  du  Canada, 
Ottawa. 


M.  C.  J.  L.  LAFRANCE, 
Trésorier  de  la  ville  de  Québec. 


M.  R.  P.  LEMAY,  architecte,  échevin  de   M-  LE  DR-  ARTHUR   SIMARD,  profes- 
la  ville  de  Québec.  seur  à  l'Université  Laval,  à  Québec. 


POUR  le  SPORTSMAN 


Nous  publions  aujourd'hui  une  série  de  gra- 
vures qui  sera  d'un  intérêt  particulier  pour  les 
sportsrrien,  pour  les  amateurs  de  la  pêche  et  des 
grandes  courses  à  travers  les  bois, 

Ce  sont  les  différentes  péripéties  d'une  ex- 
cursion à  travers  les  rapides  de  nos  rivières  du 
nord,  courses  en  canot  d'écorce,  descentes  des 
rapides  bouillonnants,  pot-au-feu  sur  la  lisière 
des  grands  bois,  puis  les  ravissantes  captures 
de  l'hameçon,  truites  frétillantes,  saumons 
farouches,  ouananiches,  achigans,  etc. 

Les  pêcheurs  songent  déjà  aux  longs  plaisirs 
que  le  sport  leur  réserve  pour  l'été;  ils  trou- 
veront dans  ces  gravures  comme  un  avant- 
goût  de  leurs  prochains  exploits  et  reconnaî- 
tront les  fraîches  senteurs  des  bois  qui  seront 
bientôt  couverts  de  feuilles  et  de  fleurs  sau- 
vages. 


Chargement  des  canots  d'écorce 


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La  religion  et  les  assimilateurs  dans  la 
Nouvelle  Angleterre 

La  presse  canadienne-française  a  plusieurs  fois  ap- 
porté à  la  province  de  Québec  l'écho  des  luttes,  souvent  très 
vives,  soutenues  aux  Etats-Unis,  non  seulement  par  nos  com- 
patriotes Franco-Américains,  mais  encore  par  tous  les  groupes 
catholiques  dont  la  langue  maternelle  n'est  pas  l'anglais. 
Allemands,  polonais,  italiens,  portugais,  canadiens-français 
souffrent  des  mêmes  abus  de  pouvoir,  sont  aux  prises  avec 
les  mêmes  adversaires,  résistent  aux  mêmes  tentatives  d'ab- 
sorption. Dans  la  Nouvelle  Angleterre,  poser  la  question 
comme  nous  venons  de  le  faire  dans  le  titre  de  cet  article, 
parler  de  "la  religion  et  des  assimilateurs  "  c'est  évoquer 
principalement  l'histoire  du  groupe  franco-américain,  fort  de 
plus  d'un  million,  en  même  temps  que  signaler  à  l'attention 
du  lecteur  un  état  de  choses  dans  l'église  américaine  d'une 
invraisemblance  telle  que  plusieurs  ont  pendant  longtemps 
refusé  d'y  croire.  Certains  événements  plutôt  récents,  en 
arrachant  quelques  masques  et  en  mettant  à  nu  certaines 
plaies,  ont  posé  la  question  en  pleine  lumière  et  sous  son  aspect 
véritable,  pour  ceux  qui  veulent  tuer  les  races  comme  pour 
ceux  qui  prétendent  les  sauver. 

Personne  ne  doute  aujourd'hui,  dans  la  Nouvelle- Angle- 
terre, que  l'épiscopat  irlando-américain  ne  soit  plus  déterminé 
que  jamais  à  user  de  toute  l'influence  de  l'Eglise  pour  amener 
de  force,  et  à  brève  échéance,  la  fusion  de  toutes  les  races 
dans  un  élément  qui  ne  parlerait  plus  que  la  langue  anglaise. 
Ce  rêve  fut  caressé  il  y  a  cinquante  ans  et  on  sait  quelles  dé- 
ceptions cruelles  il  réservait  à  ceux  qui  l'ont  fait.  Il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  certains  prélats  prédisaient  que  de  nos  jours  il  ne 
serait  plus  question  de  langue  française  dans  la  Nouvelle 
Angleterre  aussi  bien  que  dans  tous  les  Etats-Unis.  Comme 
question  de  fait,  le  français  non  seulement  s'est  maintenu 
mais  encore  s'est  développé  là  même  où  on  prédisait  sa  ruine  ; 
et  des  évêques  mêmes  qui  ne  voyaient  dans  l'élément  franco- 
américain  qu'un  élément  transitoire  ont  vu  le  nombre  de 
paroisses  franco-américaines  se  tripler  dans  leurs  propres 
diocèses,  et  provoquer  la  formation  de  diocèses  nouveaux  ; 


82  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

ils  ont  pu  constater  davantage,  ils  ont  pu  voir  que  le  groupe 
franco-américain  avait  fourni  tous  les  éléments  de  progrès 
catholique  du  dernier  quart  de  siècle  dans  l'Est  des  Etats- 
Unis  où  il  devenait  en  même  temps  le  plus  solide  pilier  de 
l'Eglise. 

Sans  doute,  tous  n'envisagent  pas  la  situation  des  nôtres 
aux  Etats-Unis  sous  cet  aspect.  Et  il  faudra,  longtemps 
encore,  invoquer  l'éloquence  des  chiffres  et  des  faits  avant  de 
parvenir  à  faire  la  lumière  sur  cette  question.  Ah  !  par  ex- 
emple, si  l'on  consentait  à  la  dégager  des  multiples  intérêts 
matériels  que  l'on  y  déguise  soigneusement  sous  je  ne  sais 
quelles  théories  politico-religieuses,  si  on  se  décidait  un  bon 
jour  à  ne  plus  l'envisager  qu'aux  seuls  points  de  vue  des  droits 
stricts  et  de  la  justice  indéniable,  elle  serait  bien  près  d'être 
tranchée.  Il  est  vrai  que  cela  pourrait  occasionner  le  déplace- 
ment de  certaines  influences,  l'écroulement  de  certaines  am- 
bitions, mais  l'Eglise  n'aurait  qu'à  se  rejouir  de  tout  cela, 
tout  en  bénissant  son  divin  fondateur  d'avoir  donné  au  monde 
un  nouvel  exemple  de  sa  sollicitude  pour  ceux  qui  observent 
sa  loi  et  pratiquent  ses  enseignements. 

Mais,  nous  l'avons  dit,  trop  de  considérations  sont  ame- 
nées de  l'avant  dans  l'étude  de  ce  problème  pour  que  nous 
puissions  en  espérer  a  solution  immédiate  ou  même  prochaine. 
Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  même  dans  la  Nouvelle 
Angleterre,  les  successeurs  de  Mgr  de  Cheverus  pouvaient 
bénéficier  du  développement  de  leur  propre  nationalité.  De 
nos  jours,  les  tenants  de  l'américanisme  assimilateur  s'occu- 
pent surtout  de  conserver  une  influence  qu'ils  sont  prêts,  au 
besoin,  à  maintenir  contre  toutes  les  évolutions,  et  cela  en 
invoquant  une  sorte  de  patriotisme  qu'ils  ont  inventé  et  dont 
on  ne  leur  sait  nullement  gré.  L'indépendance  absolue  des 
religions,  voulue  par  la  constitution  américaine,  rend  inutile 
le  zèle  outré  que  certaines  sectes  pourraient  mettre  à  protéger 
certains  idéaux.  Nous  verrons,  d'ailleurs,  bientôt  qu'au  fond 
ce  patriotisme  dont  quelques  prélats  irlando-américains  font 
parade  n'est  pas  toujours  tout  aussi  désintéressé  qu'on  pour- 
rait le  croire. 

Auparavant,  nous  allons  noter  le  fait  qu'avec  le  temps 
cette  question,  cessant  d'être  locale  et  de  se  limiter  à  certains 
diocèses,  s'est  peu  à  peu  transportée  sur  une  scène  plus  grande. 
De  griefs  en  griefs,  de  pétitions  en  pétitions,  les  Franco- 
Américains  ont  été  poussés  à  rechercher  les  décisions  des  tri- 
bunaux supérieurs  de  l'Eglise.     Ce  furent  d'abord  les  catho- 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  83- 

liques  franco-américains  de  Fall  River  en  appelant  à  Rome 
d'une  décision  de  feu  Mgr  Hendricken  ;  plus  récemment 
c'est  le  choix  d'un  évêque  pour  le  diocèse  de  Portland,  puis 
pour  le  diocèse  de  Manchester,  N.  H.,  qui  a  attiré,  à  Rome  même, 
l'attention  du  Vatican.  Alors  des  mémoires  ont  été  présentés, 
des  chiffres  ont  été  donnés,  des  articles  de  combat  ont  été 
publiés,  qui  ont  signalé  au  chef  de  l'Eglise  l'influence  consi- 
dérable, le  dévouement  envers  l'Eglise  de  cet  élément  franco- 
américain  qui,  parmi  tant  d'autres  aux  Etats-Unis,  ne  deman- 
dait que  le  libre  exercise  de  son  culte  et  le  libre  usage  de  sa 
langue  dans  toutes  les  églises  et  les  écoles  bâties  de  ses  mains 
et  payées  de  son  argent. 

Portée  sur  ce  terrain,  la  question  devait  prendre  une 
tournure  décisive.  Les  assimilateurs  choisirent  de  lui  donner 
une  tournure  politique.  Ils  invoquèrent  tout  simplement  au- 
près des  cardinaux  la  nécessité  de  maintenir  d'excellentes 
relations  avec  le  pouvoir  Civil  de  la  grande  république  ;  ils 
donnèrent  à  entendre  que,  dans  l'intérêt  même  de  la  religion, 
l'Eglise  devrait  favoriser  l'assimilation,  un  problème  qui  in- 
quiétait de  plus  en  plus  les  chefs  de  la  nation  américaine. 

Ce  côté  de  la  question  est  exposé  d'une  façon  très  claire 
dans  une  lettre  qu'un  prêtre  canadien-français,  après  un  assez 
long  séjour  à  Rome,  écrivait  sur  les  projets  et  les  moyens 
d'action  des  américanisants.  Il  serait  inutile  de  donner  des 
noms.  Qu'il  nous  suffise  donc  de  garantir  l'authenticité  de 
la  lettre  dont  nous  conservons,  d'ailleurs,  l'original.  Ce  do- 
cument est  daté  de  Paris,  le  15  août,  1907.     Nous  citons  : 

"  Je  me  suis  laissé  arracher  par  un  confrère,  avant  mon 
départ  de  Rome,  la  promesse  de  vous  écrire  la  lettre  que  voici. 
Ce  confrère  a  eu  plusieurs  conversations  avec  un  prélat  romain 
fréquemment  approché  par  les  américanisants,  en  raison  de 
la  position  qu'il  occupe  dans  l'administration  des  affaires 
d'Amérique.  Mon  confrère  croit,  avec  quelque  raison  peut- 
être,  que  les  thèses  développées  au  prélat  romain  sont  les  thèses 
d'un  peu  tous  les  chargés  d'affaires  des  Etats-Unis,  et  il  se 
demande  si  l'on  est  assez  renseigné  au  Canada  sur  les  procédés 
dont  font  usage  certaines  gens  pour  mieux  préparer  l'assimi- 
lation des  Franco-canadiens.  Il  croit  encore  que  ces  éclair- 
cissements pourraient  peut-être  donner  matière  à  des  mé- 
moires ou  à  des  articles  de  combat  qu'il  faudrait  tâcher  de 
faire  parvenir  au  point  même  où  la  bataille  se  livre.  Je  n'ai 
pas  à  examiner  la  plausibilité  de  l'une  ou  l'autre  de  ces  opinions. 
Je  me  suis  engagé  à  vous  en  écrire,  et  je  m'exécute,  comme  bien 
vous  le  pensez,  de  très  bonne  grâce. 


84  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"  C'est  au  nom  des  plus  grands  intérêts  de  l'Eglise  que  les 
Américanisants  défendent  à  Rome  leurs  projets  d'assimilation. 
Les  gouvernants  américains,  disent-ils,  cherchent  avant  tout 
la  solution  du  suprême  problème  de  la  fusion  des  races.  En 
face  de  ces  éléments  divers  que  le  vieux  monde  déverse  sans 
arrêt  au  sein  de  la  République,  ils  cherchent  le  facteur  tout- 
puissant  qui  pourrait  leur  permettre  de  façonner  un  peuple, 
ayant  la  même  âme,  la  même  mentalité,  les  mêmes  mœurs. 
Ce  facteur  suprême  est  demeuré  jusqu'ici  introuvable.  L'Eglise 
catholique  seule,  soutiennent  les  américanisants,  pourrait 
revendiquer  l'honneur  d'opérer  ce  grand  travail.  Aussi  bien 
si  les  hommes  d'Etat  américains  découvraient  en  elle  la  puis- 
sance d'assimilation  et  de  cohésion,  qui  oserait  prévoir  tous 
les  progrès,  toutes  les  grandes  choses  que  l'Eglise  catholique 
pourrait  alors  accomplir,  libre  de  toute  entrave,  secondée 
même  par  la  faveur  toute-puissante  des  pouvoirs  publics  ? 
Et  pour  atteindre  ce  but  que  faudrait-il  en  somme  ?  que  les 
ministres  de  l'Eglise  deviennent  eux-mêmes  des  assimilateurs 
à  outrance  ?  Non  pas,  on  ne  leur  demande  pas  cette  besogne — 
mais  que  les  prêtres  s'occupent  uniquement  de  leur  ministère, 
sans  s'immiscer  dans  les  coteries  nationales  séparatistes  ; 
qu'ils  demeurent  neutres,  estimant  que  leur  devoir,  après  tout, 
ne  leur  impose  que  de  sauvegarder  la  foi  des  leurs,  et  non  de 
compromettre  l'avenir  ,de  l'Eglise  dans  des  luttes  bruyantes 
pour  le  maintien  de  nationalités  fatalement  destinées  à  périr. 
Si  l'Etat,  en  effet,  que  plusieurs  années  de  luttes  intestines 
commencent  à  émouvoir,  découvre  que  l'Eglise  catholique, 
loin  d'être  la  puissance  de  cohésion  qu'elle  se  proclame,  met 
au  contraire  toute  son  énergie  à  maintenir  la  distinction  des 
races  et  à  prolonger  la  vie  des  nationalités  indépendantes, 
revêches  à  l'esprit,  aux  mœurs  américaines,  il  est  fortement 
à  craindre  que  les  politiques  des  Etats-Unis,  se  sentant  traver- 
sés dans  leur  œuvre  surtout  par  l'Eglise,  ne  se  retournent 
violemment  contre  elle  et  ne  recommencent  l'ère  des  persé- 
cutions. On  va  même  jusqu'à  mettre  en  avant  les  alarmes  des 
hommes  d'Etat,  regardant  avec  effroi  la  propagation  de  la 
race  française  dans  les  régions  voisines  de  Québec,  et  le  secret 
espoir  que  nous  nourrissons  de  former  un  jour  un  état  fran- 
çais indépendant. 

"  A  ceux  qui  osent  répéter  encore  que  le  maintien  de  la 
langue  est  le  meilleur  garant  du  maintien  de  la  foi,  on  répond 
qu'il  en  pouvait  être  ainsi,  il  y  a  quarante  ou  cinquante  ans, 
quand  l'organisation  religieuse  n'était  pas  même  ébauchée, 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  85 

que  le  canadien  ignorait  à  peu  près  complètement  la  langue 
anglaise,  mais  qu'il  n'en  saurait  plus  être  de  même,  main- 
tenant que  le  catholique  est  assuré  de  rencontrer  partout  un 
pasteur  de  sa  religion  et  qu'il  n'est  plus  personne  qui  ne  soit 
en  état  d'entendre  l'anglais,  après  quelques  mois  seulement 
de  séjour  en  Amérique. 

"  Aux  idéalistes  qui  voudraient  soutenir  que  l'on  ne  de- 
mande après  tout  le  maintien  des  nationalités  que  pour  le  plus 
grand  bien  de  la  république  américaine,  la  raison  et  l'expérience 
prouvant  qu'un  élément  perd  toujours  de  sa  valeur  en  per- 
dant sa  nationalité,  on  répond  encore  que  l'assimilation  peut 
être  une  source  de  dégénérescence  là  où  elle  se  fait  au  profit 
d'une  race  inférieure,  mais  qu'elle  est,  au  contraire,  un  instru- 
ment de  renfort  et  de  relèvement  là  où  elle  se  fait  au  profit 
d'une  race  supérieure  ou  d'une  race  qui  peut  revendiquer 
l'égalité  de  valeur.  Le  Canadien-français,  l'allemand,  le  polo- 
nais, ont  tout  à  gagner  au  point  de  vue  de  leurs  intérêts  ma- 
tériels, à  adopter  au  plus  tôt  les  robustes  qualités  ethniques 
d'un  peuple  dont  le  progrès, — il  faut  bien  modestement  en 
convenir — étonnent  le  monde,  surtout,  s'ils  veulent  bientôt 
lutter  à  armes  égales,  et  s'il  veulent  ne  pas  oublier  que  c'est 
attirés  par  le  prestige  de  ce  peuple  qu'ils  ont  quitté  leurs 
patries  respectives. 

"  Voilà,  aussi  fidèlement  que  j'ai  pu  l'écrire,  la  thèse 
des  américanisants.  Quels  succès  rencontre-t-elle  dans  le 
monde  officiel  de  l'Eglise  ?  Je  ne  saurais  là-dessus  rien  affir- 
mer de  précis.  Seulement  quand  on  a  touché  de  près,  après 
quelques  mois  de  séjour  en  Europe,  l'énorme  prestige  dont 
jouit  partout  le  nom  américain,  quand  on  songe  aux  moyens 
matériels  que  les  chargés  d'affaires  peuvent  déployer,  et  qu'à 
Rome,  ainsi  que  dans  toutes  les  chancelleries  du  monde,  ce 
sont  les  délégués  de  toutes  sortes  qui  apportent  la  grosse 
somme  des  renseignements  on  peut  au  moins  conjecturer  qu'il 
faut  porter  la  guerre  sur  les  points  mêmes  où  l'ennemi  bataille."" 


Cette  lettre,  écrite  dans  le  mois  d'août  dernier,  nous  rap- 
porte des  impressions  qui  datent  d'un  peu  plus  loin.  Elle 
nous  rappelle,  en  même  temps,  le  premier  exemple  de  l'ingérence 
d'un  attaché  américain  à  Rome  dans  les  affaires  de  l'Eglise. 
Nous  avons  à  peine  besoin  de  rappeler  la  triste  déconvenue 
d'un  certain   Mr.  Bcllamy  Storer  et  de  sa  charmante  épouse 


86  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

qui  s'étaient  mis  dans  la  tête  d'obtenir  un  chapeau  de  cardinal 
pour  le  bouillant  archevêque  de  St.  Paul,  Minn.,  Mgr  Ireland. 
Mr.  Storer  a-t-il  fait  prévaloir  auprès  des  cardinaux  romains 
la  thèse  que  vient  d'exposer  notre  correspondant  ?  Nous  ne 
le  savons  pas.  Ce  que  nous  savons  c'est  que  M.  Storer  faisait 
partie  du  service  diplomatique  et  qu'il  s'y  occupait  d'affaires 
religieuses.  La  correspondance  qu'il  échangea  avec  le  pré- 
sident Roosevelt  à  ce  sujet  restera  fameuse.  Comme  résultat 
final  nous  pourrons  peut-être  constater  que  les  diplomates 
américanisants  ont  fait  plus  tort  à  l'Eglise  avec  cette  seule 
affaire  que  s'ils  avaient  favorisé  la  fondation  de  cinquante 
églises  et  de  cinquante  écoles  franco-américaines  auxquelles, 
soit  dit  en  passant,  personne  ne  s'oppose,  aux  Etats-Unis,  à 
part  quelques  évêques  catholiques  irlando-américains.  M. 
Storer,  a,  depuis,  étalé  ses  sentiments  aux  côtés  de  l'arche- 
vêque O'Connell  dans  des  réunions  de  sociétés  où  l'on  trou- 
vait moyen  d'allier  l'idée  irlandaise  à  l'idée  américaine. 

Pendant  les  quelques  années  que  nous  avons  passées  aux 
Etats-Unis,  nous  avons  plus  d'une  fois  eu  l'occasion  de  causer 
de  cette  question  franco-américaine  avec  des  américains  de 
souche,  éminents  dans  le  commerce,  la  politique  ou  l'industrie. 
Tous  ont  été  unanimes  à  trouver  étrange  cette  situation  qui 
est  faite  aux  nôtres  dans  leur  organisation  religieuse  ;  tous, 
avec  le  sens  de  justice  qui  est  un  des  traits  caractéristiques 
de  leur  race,  ont  franchement  exprimé  l'opinion  que  même  si  tous 
les  Franco-Américains  parlaient  la  langue  anglaise,  ils  auraient 
encore  droit  à  des  prêtres  de  même  origine  qu'eux,  et  que  rien, 
à  leurs  yeux,  ne  semble  justifier  cette  prétention  enracinée 
en  certains  quartiers  que  l'élément  irlandais  doive  avoir  dans 
la  Nouvelle  Angleterre  le  monopole  de  la  direction  catholique. 

Aussi  bien,  ils  sont  nombreux  les  exemples  que  nous  pour- 
rions citer  de  hauts  personnages  se  prononçant  pour  le  main- 
tien des  traditions  nationales  chez  les  groupes  qui  forment 
la  nation.  Une  loi  fédérale  exige  que  pour  devenir  citoyen 
américain  chaque  individu  sache  parler  et  écrire  convenable- 
ment l'anglais.  Cela  leur  suffit.  Et  si  l'on  s'inquiète  des 
proportions  que  prend  le  mouvement  d'immigration  vers 
les  Etats,  c'est  qu'on  y  voit  surtout  une  menace  pour  l'équi- 
libre économique  du  pays,  la  menace  d'une  concurrence  rui- 
neuse sur  le  marché  du  travail  pour  les  enfants  du  sol,  sans 
compter  le  danger  que  cette  immigration  n'apporte  dans  la 
pays  un  élément  social  perturbateur.  Et  ici  même,  on  ne 
se  gène  pas  de  reconnaître  et  de  dire  que,  depuis  sa  venue  aux 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  87 

Etats-Unis,  l'élément  irlandais,  par  exemple,  a  surtout  été 
un  élément  d'opposition,  qu'il  est  aujourd'hui  l'âme  du  parti 
démocratique  qui  a  donné  naissance  aux  quatre  ou  cinq  partis 
radicaux  qui  existent  dans  la  république. 

Le  président  Roosevelt  lui-même  recommendait  de  donner 
aux  luthériens  hollandais  des  pasteurs  parlant  leur  langue. 

Le  gouverneur  Guild,  avec  cette  énergie  savoureuse  de 
l'idée  américaine,  disait  que  le  citoyen  qui  oublie  son  origine 
u  ne  vaut  pas  son  sel." 

Le  vice-président  de  la  république  M.  Fairbanks  procla- 
mait que  la  république  avait  recruté  dans  tout  le  monde  la 
crème  de  toutes  les  races. 

Quand  a-t-on  entendu  les  chefs  politiques  de  la  république 
nier  aux  groupes  nationaux  le  droit  de  parler  leur  langue  dans 
leurs  églises  et  de  l'enseigner  dans  leurs  écoles  sur  le  même 
pied  que  l'anglais?  D'un  autre  côté,  nous  en  avons  vu  plusieurs 
faire  parade  de  leur  connaissance  du  français  et  prononcer, 
dans  les  manifestations  franco-américaines,  des  discours  qui 
n'auraient  pas  déparé  les  lèvres  de  nos  plus  ardents  patriotes. 
Mentionnons,  en  passant,  les  noms  de  feu  l'ex-sénateur 
Hoar,  le  "grand  old  man  "  des  Etats-Unis,  du  congressman 
Butler  Ames,  du  gouverneur  Guild,  de  M.  LaFollette,  du 
congressman  Broussard,  un  des  descendants  d'une  des  plus 
vieilles  familles  de  la  Louisiane,  du  gouverneur  Curtis  Guild, 
du  Massachusetts. 

Pariant  des  Canadiens-Français,  certains  mêmes  vont 
jusqu'à  revendiquer  pour  eux  le  droit  de  cité  sur  le  continent 
américain  dont  ils  ont  été  les  pionniers  et  les  évangélisateurs. 
C'est  ainsi,  que  tout  récemment,  le  sénateur  Lodge,  une  des  per- 
sonnalités les  plus  marquantes  de  la  politique  américaine, disait  : 

"  Après  ces  divers  courants  est  venue  la  grande 
immigration  des  Canadiens-Français,  qui  a  apporté  à  notre 
nationalité  un  élément  très  précieux  et  très  considérable. 
Aussi,  dans  une  étude  où  il  s'agit  des  moyens  à  prendre  pour 
restreindre  l'immigration,  ne  faut-il  pas  tenir  compte  des 
Canadiens.  Eux  sont  américains  comme  nous  et  les  plus  an- 
ciens sur  ce  continent.  Ils  sont  les  fils  des  fondateurs  du  pre- 
mier établissement  en  ce  pays,  et  leur  venue  aux  Etats-Unis 
n'est  pas  une  immigration,  mais  le  simple  mouvement  d'amé- 
ricains qui  traversent  une  ligne  imaginaire  pour  se  rejoindre 
à  d'autres  américains." 

Où  est  dans  tout  cela  le  désir  intense  de  fusionner  les 
races  ? 


88  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Du  reste,  on  a  essayé  de  cette  fusion  aux  Etats-Unis  et 
parmi  ceux-là  mêmes  qui  la  prêchent  aujourd'hui.  On  a 
abouti  à  cette  déclaration  de  Mgr  McFaul,  (1)  évêque  de 
Trenton,  New  Jersey,  qu'il  devrait  y  avoir  40,000,000  de 
catholiques  aux  Etats-Unis.  Or,  il  y  en  a  environ  13,000,000 
dont  8,000,000  d'allemands,  de  polonais,  de  canadiens-fran- 
çais et  d'italiens.  Où  sont  allés  les  autres  ?  Est-ce  que 
l'immigration  irlandaise  n'a  encore  fourni  que  5,000,000 
de  citoyens  à  la  république.  Le  Rev.  Père  Byrne  (2)  écrivait 
en  1873  que  de  son  temps  il  y  avait  au  moins  15,000,000 
d'irlandais  dans  la  république  américaine.  Voilà  certes, 
un  point  qu'il  faudra  élucider  un  jour.  Ce  sera  le  meilleur 
argument  à  apporter  contre  les  théories  des  saxonisants. 

Ce  sera  un  réveil  terrible  que  celui  des  pasteurs  reconnais- 
sant qu'ils  ont  détourné  le  troupeau  du  Maître  des  sentiers 
de  la  foi  et  du  salut. 

Pas  plus  aux  Etats-Unis  qu'ailleurs  la  vraie  religion  du 
Christ  ne  doit  servir  à  l'application  de  théories  politico-écono- 
miques. Même  si  on  lui  demandait  de  le  faire,  elle  ne  pour- 
-rait  pas  refuser  de  tendre  sa  main  chargée  de  bénédictions,, 
et  d'ouvrir  son  cœur  plein  de  tendresses  éternelles,  à  ceux 
de  ses  enfants  que  la  rage  du  siècle  poursuit  et  que  blesse  par- 
fois encore  l'ambition  secrète  de  pasteurs  aveugles. 

J.  L.  K.-Laflamme. 


(1)  Discours  prononcé  à  St.  Louis,  Mo.,  Etats-Unis,  devant  le  "  Germant 
Catholic  Cent  rai  verein,  le  11  sept.  1904.  Voir"  The  Review,"  St.  Louis,. 
Mo.,  du  22  sept.  1904. 

(2)  Irish  Emigration  to  the  United  States  :  what  it  has  been  and  what 
it  is,  par  le  Rev.  Stephen  Byrne,  O.  S.  D. — New  York.  The  catholic  So- 
ciety  1873. 


Un  beau  et  bon  livre 


L'Indépendance  économique  du  Canada  français,  Far  Errol 
Bouchette,  Compagnie  d'Imprimerie  d'Arthabaska,  1907. 

Voilà  un  beau  et  bon  livre,  et  en  librairie  depuis  deux  ans 
déjà! 

Le  sort  des  écrivains  canadiens, — surtout  ceux  qui  ont  des 
idées, — n'est  pas  toujours  des  plus  enviables. 

C'est  une  monnaie  dont  le  cours  n'est  pas  toujours  à  la 
hausse  dans  notre  pays  que  les  idées,  et  ceux  qui  en  sont  por- 
teurs doivent  être  pourvus  d'une  forte  abnégation  pour  les 
communiquer  au  public  sous  la  forme  du  livre. 

C'est  ce  qu'a  fait  M.  Bouchette  et  je  ne  comprendrais  pas 
le  silence  fait  par  la  grande  presse  autour  de  ce  livre,  si  je  ne  la 
connaissais  assez  pour  savoir  qu'un  livre  sérieux,  d'une  utilité 
aussi  évidente  que  l'ouvrage  de  M.  Bouchette,  ne  méritera 
jamais  dans  ses  colonnes  la  réclame  "  barnumesque  "  d'un 
concours  du  sac  de  sel  ou  des  exploits  de  la  brouette. 

Il  y  a  peut-être  une  raison  de  plus,  c'est  que  ce  livre  dit  de 
rudes  et  salutaires  vérités  à  beaucoup  de  ceux-là  mêmes  qui 
entretiennent  nos  grands  journaux  ou  sont  entretenus  par  eux. 

L'auteur  avait  déjà  publié  en  articles  dans  la  Revue 
Canadienne  les  différents  chapitres  de  son  livre  ;  il  les  a 
réunis  dans  un  joli  volume,  dont  l'excellente  typographie 
est  due  à  une  imprimerie  d'Arthabaska,  prouvant  qu'on  com- 
mence chez  nous  à  respecter  la  toilette,  si  nécessaire  pourtant, 
de  nos  livres  canadiens. 

Le  titre  du  livre  m'a  tout  de  suite  attiré,  le  nom  de  l'au- 
teur m'a  retenu,  et  j'ajouterai  que  l'œuvre  elle-même  m'a 
séduit. 

M.  Bouchette  est  un  travailleur  et  un  patriote  ardent. 
Dans  son  modeste  bureau  d'assistant  conservateur  de  la  bibli- 
othèque du  parlement  fédéral,  il  passe  ses  loisirs  à  chercher, 
à  creuser,  n'ayant  qu'un  but,  travailler  à  la  suprématie  mo- 
rale, intellectuelle  et  matérielle  de  sa  race.  ^ 

Pour  lui,  le  moyen,  le  seul,  d'atteindre  ce  but  est  dans  le 
relèvement  économique  du  Canada-français.  Le  salut  est 
dans  la  maîtrise  par  nos  compatriotes  de  l'industrie  chez  nous. 
C'est  ce  qu'il  indique  dans  la  première  partie  de  son  livre,  et  ce 


90  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

qu'il  nous  avait'laissé  entrevoir  dans  cette  pensée  de  Schulze- 
Gavernitz  placée  en  tête  de  l'ouvrage: 

"  Toutes  les  aspirations  sociales  sont  stériles  sans  le  solide 
fondement  économique  des  grandes  industries  puissantes  et 
marchant  dans  la  voie  du  progrès  technique." 

Pour  M.  Bouchette,  si  notre  race  veut  arriver  à  se  main- 
tenir ?  non,  à  vivre,  c'est  par  le  développement  de  l'indus- 
trie. 

La  province  de  Québec  occupe  une  position  unique  à  ce 
point  de  vue  dans  la  confédération,  et  chaque  groupe  français, 
dans  les  autres  provinces,  se  sentirait  nécessairement  de  la 
prépondérance    économique  prise  par  la  province-mère. 

Dans  Québec,  les  forces  hydrauliques,  les  mines,  les  forêts 
et  les  autres  richesses  naturelles,  avec  ce  grand  "  chemin  qui 
marche,"  le  Saint-Laurent,  font  à  notre  province  un  avenir 
énorme,  si  nous  savons  secouer  notre  torpeur  et  entrer  réso- 
lument dans  la  voie  du  progrès  industriel. 

Nous  sommes  la  clef  de  voûte  de  la  confédération,  elle 
se  tient  politiquement  par  nous,  elle  ne  vivra  que  de  nous,  si 
nous  le  voulons  bien. 

La  première  chose  à  faire,  d'après  M.  Bouchette,  est 
d'améliorer  notre  système  d'instruction  ;  pas  tant  que  notre 
système  d'éducation.  Si  j'ai  bien  compris  l'écrivain  et  l'éco- 
nomiste, ce  n'est  pas  seulement  à  notre  organisation  scolaire 
inférieure,  mais  surtout  au  défaut  de  suite  et  de  fermeté 
dans  l'application  de  la  loi,  que  nous  devons  nos  illettrés, 
et  partant  et  plus  encore  le  gaspillage  du  patrimoine  ancestral 
et  de  la  richesse  nationale. 

"La  réforme  pour  être  sérieuse,  dit-il  avec  M.  Gérin, 
devra  porter  sur  ces  trois  points  :  les  moyens  d'existence 
de  la  population,  la  formation  de  la  classe  ouvrière,  la  forma- 
tion de  la  classe  dirigeante." 

Et  comme  il  a  raison!  Le  défaut  de  formation  est  une 
de  nos  plus  menaçantes  faiblesses,  avec,  tout  naturellement, 
cet  impérieusement  premier  des  besoins,  vivre. 

A  tout  cela  M.  Bouchette,  indique  un  remède  :  le  dé- 
veloppement chez  nous  de  l'industrie. 

Couronner  les  Laurentides  d'usines,  voilà  le  but,  le  rêve  ; 
demain  la  réalité  et  le  salut. 

Et  pour  cela,  développer  l'instruction  primaire  et  créer 
l'éducation  :  être  de  son  siècle,  c'est-à-dire,  ne  pas  trop 
se  bercer  aux  songes  du  passé,  et  n'avoir  pas  surtout  le  défaut 
de    cette    qualité    essentiellement    française,    la    logique  :  de 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  91 

sorte  que,  puisque  notre  peuple  est  latin,  le  pousser  vers  le 
génie  latin,  les  arts,  les  lettres,  les  sciences  même  théorique- 
ment, laissant  la  pratique  et  les  affaires  aux  anglais,  puisqu'ils 
sont  anglo-saxons,  par  conséquent  ethniquement  portés  vers 
celles-ci. 

Le  talent  chez  nous  existe,  à  l'état  latent  beaucoup, 
mais  d'une  existence  incontestable  ;  notre  population  d'illet- 
trés produit  des  ouvriers  merveilleux  d'ingéniosité  et  d'ap- 
titudes ;  quels  patrons  elle  nous  donnerait,  si  elle  n'était 
plus  illettrée  et  poussée  vers  l'industrie  par  l'éducation  tech- 
nique et  surtout  industrielle,  car  il  ne  faut  pas  confondre  les 
deux. 

Et  quand  ces  usines  seraient  créées,  quelle  force  pour  nous, 
quelle  puissance  pour  le  Canada-français  !  Le  travail  assuré 
à  notre  peuple,  et  avec  lui,  le  pain,  l'instruction,  l'aisance 
toujours,  la  richesse  souvent  ! 

Les  enfants  partis,  près  de  deux  millions,  revenant  au 
pays,  attirés  par  cela  même  qui  les  retenait  à  l'étranger. 

Et  pourquoi  pas  ?  Notre  province  a  tout  cela  dans  son 
sein,  et  en  abondance  :  nos  mines,  nos  chûtes  d'eau,  nos  forêts, 
nos  tourbières,  houilles  noires,  blanches,  vertes  ;  tout  cela 
mis  en  exploitation,  avec  cet  esprit  d'entreprise  sain  et  réglé 
que  donne  l'instruction. 

La  forêt,  le  grand  trésor  canadien  !  quelle  page  indi- 
gnée consacrée  à  ceux  qui  la  gaspillent,  qui  font  de  là  où 
étaient  le  salut  et  la  vie,  la  perte  et  la  mort. 

Ecoutez  M.  Bouchette  : 
"  La  forêt  !  Oui,  c'est  là  notre  grande  richesse,  ne  l'oubli- 
ons jamais.  L'agriculture  est  intéressée  à  sa  permanence  au 
même  titre  que  l'industrie  et  nous  conserverons  nos  champs 
aussi  longtemps  seulement  qu'existeront  nos  bois."  Au  Ca- 
nada comme  en  Russie,  dit  M.  Mélard,  un  expert  en  culture 
forestière,  la  prospérité  agricole  est  intimement  liée  à  la 
présence  de  grands  massifs  boisés,  destinées  à  arrêter  les  vents 
polaires."  Ces  paroles  ont  pour  nous  une  extrême  gravité. 
Nous  ne  pouvons  douter  de  leur  vérité  absolue,  car  dans  cer- 
taines régions  nous  sommes  à  même  d'en  constater  la  justesse. 

"Il  est  absolument  certain  qu'en  dévastant  les  forêts  du 
nord,  les  canadiens,  surtout  ceux  de  la  province  de  Québec, 
détruisent  non  seulement  leur  avenir  industriel  mais  aussi 
leur  existence  en  tant  que  peuple  agricole.  Quand  les  mon- 
tagnes et  les  hauteurs  seront  déboisées,  nos  rivières  se  trans- 
formeront en  torrents  dévastateurs,  notre  beau  Saint-Laurent 


92  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

cessera  d'être  un  fleuve  de  vie  pour  devenir  un  flot  fatal  char- 
royant  à  l'océan  tout  le  sol  arable  de  sa  vallée  ;  d'affreuses 
tempêtes  chargées  de  froidure  achèveront  de  transformer 
en  désert  le  pays  dénudé  qui  ne  pourra  plus  nourrir  ses  habi- 
tants. Voilà  ce  que  nous  réserve  l'avenir,  si  nous  dévastons 
nos  forêts.  Elles  s'étendent  au  nord  sur  une  superficie  de 
plus  de  cinquante  millions  d'acres;  au  sud  et  dans  les  provinces 
maritimes,  on  en  trouve  encore  plus  de  quatre  millions  d'acres. 
Au  premier  coup  cl' œil  et  vues  de  loin,  elles  peuvent  paraître 
presqu 'intactes  ;  mais  ce  n'est  qu'en  apparence,  du  moins 
dans  tous  les  endroits  accessibles.  Le  feu  et  la  hache  les  amoin- 
drissent incessamment.  Quelque  vastes  qu'elles  paraissent, 
elles  disparaîtront  avant  la  génération  qui  grandit,  si  nous 
n'y  prenons  garde. 

"  Que  faut-il  donc  faire  ?  Devons-nous  renoncer  à  les  ex- 
ploiter et  à  défricher  la  terre  pour  des  fins  agricoles  ?  Pas 
du  tout,  l'exploitation  intelligente  et  honnête,  loin  de  nuire 
à  la  forêt  lui  est  bienfaisante;  on  peut  s'en  convaincre  en 
parcourant  certaines  exploitations  particulières,  surtout  les 
bois  qui  appartiennent  à  Sir  Henri  Joly  de  Lotbinière,  ce  vé- 
ritable ami  de  son  pays.  Dans  son  domaine,  très  vaste  pour 
celui  d'un  particulier,  il  pratique  la  coupe  réglée,  et  pour 
chaque  arbre  qui  tombe,  il  en  fait  surgir  de  terre,  en  variant 
les  essences,  dix,  vingt  et  cent.  Ses  gardes  veillent  nuit  et 
jour  pour  protéger  les  massifs  contre  les  incendies.  Puisse 
cet  homme  de  bien  faire  école,  puissent  tous  les  canadiens 
s'inspirer  de  ses  sentiments.  Appelons  de  nos  vœux  ce  mo- 
ment ou  personne  ne  pourra  diminuer  la  forêt  sans  encourir 
la  réprobation  publique.  N'est-il  pas  clair  que  celui  qui  la 
détruit  est  un  parricide  coupable  d'une  tentative  contre  l'ex- 
istence même  de  la  patrie  ? 

"Four  protéger  la  forêt,  la  loi  sera  toujours  impuissante 
sans  le  secours  de  l'opinion  publique.  Quand  celui  qui  coupera 
un  arbre  inutilement  ou  sans  le  remplacer  sera  tenu  pour  un 
ignorant  ou  un  imbécile,  quand  le  dévastateur  de  la  forêt  sera 
noté  d'infamie  et  montré  du  doigt  par  ses  concitoyens,  quand 
celui  qui  y  mettra  le  feu  passera  pour  un  aliéné  dangereux 
dont  on  demandera  l'internement,  quand  le  témoin  d'un  de 
de  ces  forfaits  et  ne  le  dénonçant  pas  sera  jugé  aussi  coupable 
que  l'agent  actif  du  crime,  alors  seulement  la  loi  cessera  d'être 
une  lettre  morte  pour  devenir  efficace  et  active. 

"  Ainsi  donc,  si  le  mal  doit  continuer,  ne  nous  avisons  pas 
d'en   accuser  les  gouvernements   qui   sont  nos  mandataires 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  93 

et  qui  seront  toujours  plus  ou  moins  faits  à  notre  image. 
S'ils  se  montrent  apathiques,  le  mal  vient  de  nous;  n'attendons 
pas  que  d'autres  fassent  notre  œuvre,  car  alors  elle  ne  sera 
peut-être  jamais  faite.  Ce  n'est  que  rarement  qu'il  surgit 
parmi  le  peuple  de  ces  âmes  puissantes  et  droites,  assez  clair- 
voyantes pour  voir  la  vérité  et  assez  justes  pour  l'imposer." 
Je  dédie  ces  lignes  à  nos  ministres  et  à  ceux  qui  disent 
"  quand  il  n'y  aura  plus  de  bois  on  aura  trouvé  autre  chose 
pour  faire  du  papier." 

Je  n'ai  pas  pu  résister  au  plaisir  de  citer  toute  la  page,  elle  est 
vraie  et  M.  Bouchette  a  bien  mérité  pour  l'avoir  dite,  car  un 
homme  politique  dirait  la  même  chose  qu'on  ne  l' écouterait 
pas  et  qu'on  lui  attribuerait  de  faux  motifs  et  des  pensées 
de  derrière  la  tête. 

M.  Bouchette  traite  au  long  l'exploitation  de  la  forêt 
et  l'organisation  de  l'industrie  forestière,  je  ne  peux  rien  citer 
de  ces  pages,  car  tous  les  mots  sont  dans  la  moelle  et  il  faut 
les  lire. 

La  conclusion  du  livre  je  la  trouve  ici  :  "  Le  Canada  ne 
conservera  son  indépendance  économique  et  son  autonomie 
politique  qu'à  la  condition  de  développer  son  industrie  natio- 
nale. 

"  Le  Canada  français  ne  conservera  sa  place  au  soleil  que 
s'il  sait  maintenir  sa  population  nombreuse,  saine,  vigoureuse 
et  éclairée.  Pour  cela  il  lui  faut  de  toute  nécessité,  s'empa- 
rer de  l'industrie  forestière,  dont  la  nature  semble  lui  avoir 
préparé  le  monopole." 

C'est  cela,  et  c'est  tout  le  livre  résumé.  L'ouvrage  de 
M.  Bouchette  est  un  livre  qu'on  dévore  et  qu'on  relit  ensuite 
à  tête  reposée.  Qu'on  s'en  pénètre  bien  ;  il  marque  le  chemin 
de  l'avenir  et  de  la  race,  comme  la  colonne  de  feu  aux  Hé- 
breux allant  vers  la  terre  promise. 

Ce  devrait  être  un  ouvrage  de  chevet  pour  tous  ceux  qui 
pensent  un  peu  à  la  patrie  de  temps  à  autres.. 

La  langue  dans  laquelle  il  est  écrit,  (nous  n'avons  pas 
qualité  pour  la  juger),  nous  a  paru  être  sobre,  simple  et  claire. 
Ces  qualités  sont  bien  françaises  comme  l'idée  qui  a  inspiré  le 
livre  de  M.  Bouchette. 

Armand   Lavergne. 


La  puissance  de  l'association  et  la  faiblesse 
des  classes  laborieuses 


Bien  que  la  puissance  de  l'association  fût  connue  de  la 
plus  haute  antiquité,  comme  le  témoignent  les  vestiges  que 
Ton  en  retrouve  dans  l'histoire  de  tous  les  peuples,  cette  force, 
cependant,  fut  toujours  plus  ou  moins  contrai iée  ou  annulée 
par  les  passions  humaines,  surtout  par  la  jalousie  engendrant 
la  crainte  de  voir  son  voisin  bénéficier  plus  que  soi  de  cette 
même  puissance.  Sentant  sa  faiblesse,  l'homme  éprouve 
le  besoin  de  s'unir  à  son  semblable  pour  triompher  des  obstacles 
et  fortifier  ses  moyens  çl' action,  mais  cet  instinct  si  naturel 
est  en  paitie  paialy.se  par  l'envie  ou  l'individualisme,  fruit 
le  plus  souvent  d'une  jalousie  avouée  ou  inconsciente,  qui  le 
porte  à  s'isoler  de  peur  qu'un  autre  ne  profite  plus  que  lui  des 
bienfaits  dont  il  a  pourtant  sa  paît  légitime.  Mais  certains 
besoins  ont  vite  fini  par  imposer  l'association,  d'abord  sur  le 
terrain  politique  proprement  dit,  les  individus  se  groupant 
pour  se  protéger  contre  les  agressions  extérieures  et  s'assurer, 
par  des  moyens  que  la  collectivité  seule  pouvait  utiliser 
effectivement,  l'usage  ou  la  conservation  des  fruits  de  leur 
travail  individuel  en  même  temps  que  la  vie  et  la  liberté, 
le  plus  précieux  de  tous  les  biens.  Plus  tard,  cette  première 
conquête  sur  l'envie  qui  isole,  fut  étendue  à  d'autres  domai- 
nes où  l'individu  ne  pouvait  se  prémunir  suffisamment  contre 
certaines  éventualités  inexoiables  dans  leur  reproduction, 
mais  incertaines  quant  à  la  périodicité  de  leur  manifestation. 
C'est  ainsi  que  les  accidents  sur  terre  et  sur  mer,  la  mort 
même,  firent  naître  l'assuiance  ayant  pour  base  l'association 
de  ceux  susceptibles  d'en  être  les  victimes,  et  pour  objet 
d'atténuer  les  conséquences  parfois  désastreuses  de  ces  éven- 
tualités. Mais  même  dans  ces  nouvelles  modalités  de  l'espiit 
d'associaton  apparaît  encore  le  vieil  égoïsme  sous  la  foi  me 
de  l'actionnaire  désireux  de  s'enrichir  aux  dépens  de  ce  même 
esprit,  en  faisant  payer  à  l'associé  le  piix  de  son  intervention. 
En  effet,  à  quoi  bon  l'actionnaire  clans  l'assurance  comme 
ailleurs,  du  reste,  quand  c'est  le  sociétaire  qui  est  tout,  puisque 
sans  lui  le  premier  ne  songerait  même  pas  à  se  grouper.     Tel 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  95 

est  le  rôle  de  Pun  et  de  l'autre  ?  Ces  rôles  sont-ils  si  essen- 
tiellement différents  que  l'associé  ne  pourrait  pas  remplir  les 
deux  sans  avoir  à  payer  la  rançon  d'un  profit  parfois  exorbi- 
tant à  celui  qui  s'interpose  entre  lui  et  la  satisfaction  du  besoin 
qu'il  éprouve  ?  L'expérience  a  déjà  démontré  que  l'associé 
peut  et  doit  remplir  avantageusement  ses  deux  rôles  sans 
intermédiaire,  et  que  cette  solution  est  la  vraie.  La  tendance 
depuis  un  demi  siècle  surtout  est  devenue  de  plus  en  plus  ir- 
résistible, et  tout  indique  qu'elle  finira  par  s'imposer. 

Après  être  passé  du  domaine  purement  politique  à  celui 
d'une  prévoyance  raisonnée  contre  les  aléas  que  la  nature 
présente,  l'esprit  d'association  a  envahi  un  autre  champ 
d'activité.  Avec  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  mais  surtout 
avec  le  commencement  du  dix-neuvième,  est  apparue  l'as- 
sociation, non  plus  des  personnes,  comme  auparavant,  mais 
bien  des  capitaux,  exprimée  par  la  compagnie  à  fonds  social, 
où  le  capital  seul  est  prépondérant.  Cette  nouvelle  mani- 
festation de  l'esprit  d'association  ne  tarda  pas  à  prendre  un 
prodigieux  développement,  grâce  aux  immenses  avantages 
qu'elle  procurait  à  ses  bénéficiaires,  capitalistes  moyens  et 
grands,  avantages  décuplés  et  agrandis  par  la  puissance  mul- 
tipliée et,  par  là  même,  plus  féconde  des  moyens  qu'elle  offrait. 
Ici  encore  le  même  égoïsme,  le  même  désir  du  fort  de  dominer 
le  faible,  de  l'asservir  à  ses  fins  économiques,  comme  il  l'avait 
autrefois  asservi  au  temps  de  l'esclavage,  se  manifeste  d'une 
façon  trop  visible  pour  ne  pas  frapper  l'esprit  le  moins  éveillé. 
Que  cet  égoïsme  et  ce  désir  soient  conscients  ou  non,  il  importe 
peu,  leur  existence  est  indéniable.  Tout  est  là.  Personne 
n'osera  sérieusement  prétendre  qu'il  se  soit  jamais  formé 
une  compagnie  par  actions,  ou  que  même  il  se  soit  trouvé 
un  seul  individu  qui  soit  devenu  actionnaire  par  pur  amour 
de  son  prochain.  Loin  de  nous  cependant  la  pensée  de  faire 
ici  le  pr ocrés  de  ces  sortes  d'associations.  Nous  constatons 
des  faits  en  passant,  tout  en  nous  efforçant  de  dégager  le 
mobile  qui  a  fait  agir  ceux  qui  ont  pris  part  à  ces  manifesta- 
tions d'un  esprit  éminement  humain  et  bienfaisant.  Nous 
ne  nions  pas,  non  plus,  les  avantages  que  ces  groupements 
de  capitaux  ont  procuré  aux  peuples  au  milieu  desquels  ils 
se  sont  formés,  par  l'énergie  merveilleuse  qu'ils  ont  produite, 
énergie  qui  a  accompli  des  prodiges  dans  la  lutte  constante 
que  Pho  me  doit  soutenir  contre  la  nature.  Prétendre  le 
contraire  serait  folie.  Seulement,  nous  croyons  que  ce 
n'est  là  qu'une  phase  dans  Pévolution  générale  de  l'humanité 


96  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

vers  une  amélioration  toujours  plus  grande  dans  son  bien- 
être  matériel  ;  et  que  ce  genre  d'association  est  destiné  à  se 
spécialiser  à  certaines  activités  économiques,  ou  à  disparaître 
peut-être  graduellement,  tout  comme  depuis  cent  ans  l'en- 
treprise  individuelle  recule  de  plus  en  plus  dans  bien  des  do- 
maines, devant  la  force  des  collectivités  parce  qu'elle  est  une 
force  supérieure,  mieux  outillée,  plus  énergiquement  orga- 
nisée et,  partant,  plus  en  état  d'atteindre  un  but  à  la  fin 
grandiose  et  avantageux. 

Il  va  sans  dire  qu'à  travers  ces  manifestations,  fondées 
Sur  un  intérêt  égoïste,  de  l'esprit  de  l'association,  d'autres 
activités  issues  du  même  esprit,  mais  non  plus  animées  des 
mêmes  tendances,  se  produisirent  avec  une  certaine  continuité, 
et  se  développèrent  même  plus  ou  moins,  grâce  à  la  pensée 
chrétienne  d'abord,  puis  à  ce  sentin  ent  de  fraternelle  solidarité 
qui  sommeille  toujours  au  fond  du  cœur  de  l'homme.  C'est 
ainsi  que  des  associations  n'ayant  qu'un  but,  celui  de  faire 
du  bien  à  leurs  membres,  sans  pour  cela  nuire  à  personne, 
en  dépouillant  autrui  de  ce  qui  lui  appartenait  légitimement, 
associations  cherchant  à  protéger  leurs  adhérents  sans  pour 
cela  spéculer  sur  qui  que  ce  soit,  sociétés  purement  bienfai- 
santes, ont  presque  de  tout  temps  existé  sous  divers  noms, 
poursuivant  des  objets  variés,  mais  surtout  le  secours  en  cas 
d'accident,  de  maladie  et,  dans  les  cas  de  morts,  d'aider 
aux  survivants  ;  cas  de  crise,  en  un  mot,  où  l'individu  isolé 
est  impuissant  à  se  protéger  d'une  façon  efficace.  Si  ces  sortes 
de  groupements  de  personnes,  les  premiers  en  date,  ne  se  sont 
pas  développés,  comme  on  serait  porté  de  le  croire,  et  n'ont 
pas  acquis  une  force  comparable  à  ceux  réunissant  les  capi- 
taux, on  ne  saurait,  sans  se  tromper,  en  assigner  la  cause  à  une 
faiblesse  inhérente  à  la  nature  même  de  ces  organismes.  A 
notre  avis,  cette  insuffisance  de  développement  est  due  au 
manque  de  formation,  à  la  mentalité  de  ceux  qui  étaient 
appelés  par  leur  situation  ou  leur  besoin  à  former  ces  orga- 
nismes et  à  les  fortifier  par  leur  concours,  mentalité  obscurcie 
encore  par  le  malheureux  égoïsme  dont  nous  retrouvons 
partout  la  trace  et  par  une  invincible  défiance.  Nous  croyons 
avoir  la  preuve  de  la  justesse  cie  cette  opinion,  dans  ce  qui  se 
passe  de  nos  jours  parmi  les  couches  sociales  les  plus  humbles. 
Ne  voyons-nous  pas,  depuis  plus  d'un  demi  siècle,  les  classes 
laborieuses,  plus  éclairées,  mieux  renseignées  et,  partant, 
jouissant  d'une  mentalité  plus  élargie  où  l' égoïsme  fait  place 
à  de  généreux  sentiments,  où  la  défiance  recule  devant  la 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  97 

confiance,  se  grouper  beaucoup  plus  qu'autrefois,  comprendre 
davantage  qu'il  est  de  leur  intérêt  de  s'unir  afin  de  fortifier 
leur  faiblesse,  et  créer  même  une  véritable  puissance  par  d'im- 
posantes collectivités. 

Leur  reprochera-t-on,  à  ces  classes  laborieuses,  d'avoir 
fait  fausse  route  en  bien  des  cas,  de  ne  pas  avoir  dirigé  leurs 
énergies  de  manière  à  en  recueillir  des  fruits  durables  sur  le 
terrain  économique,  d'avoir  usé  des  forces  nouvelles  qu'elles 
s'étaient  acquises  en  des  luttes  stériles,  souvent  désastreuses 
pour  leurs  plus  chers  intérêts,  que  l'on  pourrait  répondre 
que  ces  erreurs, — fussent-elles  aussi  réelles  et  aussi  grandes 
qu'on  le  prétend, — sont  la  résultante  inévitable  du  manque 
de  foimation  ;  que  c'est  au  contact  des  faits,  des  expériences 
répétées  que  là,  comme  ailleurs,  du  reste,  les  jugements  se 
rectifient,  la  claire- vue  s'élabore  et  que  l'on  finit  par  avoir 
une  conception  nette  des  meilleurs  moyens  d'atteindre  le 
but  désiré.  Les  mêmes  errements,  les  mêmes  extravagances, 
les  mêmes  illusions  et  les  mêmes  déceptions  se  sont-ils 
produits  d'une  autre  façon  clans  le  monde  de  la  haute 
finance  et  des  associations  à  base  capitaliste  ?  Qu'il  suffise 
de  rappeler  en  passant  le  régime  de  Law,  en  France,  au 
temps  où  commençaient  à  poindre  les  sociétés  par  actions, 
pour  démontrer  que  la  perfection  ne  s'acquiert  pas  du  pre- 
mier coup,  si  jamais  on  peut  y  atteindre  ici-bas.  Et  pourtant, 
les  nombreux  désastres  que  le  régime  capitaliste  de  la  société 
par  action  a  semés  et  sème  encore  de  nos  jours  n'ont  pas,  que 
nous  sachions,  suggéré  à  personne  la  suppression  totale  et 
définitive  de  ce  mode  d'association  pour  en  revenir  à  l'ancien 
individualisme. 

Ajouterait-on  que  l'ignorance,  la  fraude  et  la  malhon- 
nêteté pourraient  vicier  les  organismes  populaires  que  les 
classes  laborieuses  créeraient  pour  satisfaire  à  des  besoins 
autres  que  ceux  prévus  par  les  sociétés  mutuelles  existantes, 
que  nous  répondrions  que  ces  mêmes  tares  ravagent  assez 
les  organisations  à  bases  capitalistes  pour  ôter  toute  envie  de 
signaler  cette  appréhension  comme  un  motif  suffisant  de 
refuser  l'existence  et  la  liberté  aux  premiers.  A-t-on  jamais 
rêvé  de  supprimer  nos  grandes  ou  moyennes  sociétés  à  fonds 
social  parce  que  tous  les  jours  il  s'y  trouve  des  gens  qui  en 
font  un  mauvais  usage  aux  dépens  de  leurs  administrés  ou 
du  public  ?  Non.  On  pèse  le  bien  et  le  mal  qu'elles  font, 
et  comme  on  croit  que  la  somme  de  bien  l'emporte,  on  con- 
tinue à  se  servir,  de  la  façon  la  plus  naturelle  du  monde,  de 


98  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

ce  levier  puissant  de  progrès  matériel,  sans  qu'un  seul  sur 
cent  mille  individus  parmi  nous  se  demande  sérieusement 
s'il  n'existe  pas  un  moyen  tout  aussi  fécond,  sans  pourtant 
favoriser  et  développer  l'égoïsme  comme  le  fait  le  régime 
que  nous  avons  dans  notre  monde  économique.  Et  cepen- 
dant, ce  moyen  existe,  il  s'est  révélé  par  ses  bienfaits  partout 
#où  il  a  été  appliqué,  et  bientôt  son  excellence  se  manifestera 
à  tous  les  esprits  dans  une  clarté  éblouissante,  malgré  les 
luttes  acharnées  de  ceux  qu'il  dépouillera  de  la  néfaste  do- 
mination qu'ils  exercent  aujourd'hui.  Et  ce  moyen,  il  ap- 
partient aux  classes  laborieuses  de  s'en  emparer. 

La  faute  du  monde  du  travail  est  de  ne  pas  avoir  compris 
plus  tôt  que  là  était  le  vrai  remède  aux  maux  dont  il  souffre. 
Au  lieu  d'avoir  entrepris  une  lutte  inégale  avec  le  capital, 
s'il  eut,  au  contraire,  conquis  ce  même  capital  par  l'épargne, 
et  s'il  eut  appliqué  ses  énergies  à  se  créer  les  organismes  né- 
cessaires à  lui  conserver  l'entier  contrôle  de  ce  capital,  la  lutte, 
cette  fois,  pour  avoir  été  silencieuse  et  pacifique,  aurait  été 
mille  fois  plus  fructueuse.  Que  l'on  songe  un  instant  aux 
souffrances,  aux  privations  multiples,  aux  angoisses  et,  enfin, 
aux  dépenses  directes  ou  autres,  que  représentent  les  milliers 
de  grèves  qui  ont  été  la  suite  des  conflits  ouvriers,  et  l'on 
se  convaincra  vite  qu'il  n'en  aurait  pas  fallu  la  millième  partie 
pour  créer  par  l'épargne  un  capital  se  chiffrant  par  milliards, 
capital  que  ces  mêmes  ouvriers  auraient  formé,  auraient  con- 
trôlé, capital  qui  aurait  été  leur  serviteur  au  lieu  d'être  leur 
maître  aux  mains  des  autres.  Dans  cette  hypothèse,  plus 
d'antagonisme  entre  ces  deux  mondes  du  travail  et  du  ca- 
pital, si  indispensables  l'un  à  l'autre,  qu'on  ne  peut  concevoir 
l'existence  de  l'un  sans  que  l'autre  soit,  pas  plus  que  l'on  peut 
imaginer  un  effet  sans  cause,  puisque  le  capital  n'est  après 
tout,  que  du  travail  épargné  et  accumulé.  L'antagonisme 
disparu  par  la  réunion  dans  les  mêmes  mains  de  ces  deux 
instruments  de  production,  cet  antagonisme  né  de  l'égoïsme  que 
l'on  retrouve  toujours  au  fond  de  ces  discordes  ou  de  ces  com- 
bats économiques,  il  s'ensuit  que  l'harmonie  naturelle  entre 
ces  deux  éléments  s'établirait  et  se  maintiendrait  d'elle-même, 
parce  qu'alors  on  comprendrait  enfin  cette  vérité  qui  saute 
aux  yeux  :  Que  l'un  et  l'autre  sont  faits  pour  s'aider,  non 
pour  lutter,  non  pour  se  nuire  ou  s'étrangler.  Mais  pour  ré- 
aliser une  aussi  heureuse  conception,  il  faut  l'organisation 
intelligente  et  énergique  des  forces  populaires,  il  faut  que 
les  travailleurs  de  tous  ordres  sachent  s'unir  et  fortifier  leur 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  99 

faiblesse  individuelle  par  l'action  concertée,  par  l'entente 
commune,  par  une  pensée  et  une  discipline  acceptées  de  tous, 
tendant  avec  constance  et  énergie  vers  un  même  but,  toujours 
le  même,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  pleinement  atteint. 

Cet  accord  des  volontés,  cette  harmonie  de  l'effort,  cette 
persévérance  qui  seule  est  susceptible  d'être  féconde,  sont- 
ils  possibles  entre  des  milliers  et  des  miliers  de  personnes 
ayant  une  mentalité  assez  peu  éclairée,  en  tout  cas,  fort  dis- 
semblable ?  Utopie  et  chimère,  prétendront  les  esprits  égoïstes 
qui  régnent  aujourd'hui  et  dont  le  regard  ne  saurait  franchir 
l'étroit  horizon  de  leurs  intérêts  tout  personnels,  ou  encore 
les  ignorants  de  ce  qui  se  passe  autour  d'eux  et  qui  comporte 
de  si  précieux  enseignements  dans  cet  ordre  d'idée.  Pour- 
quoi donc  serait-ce  là  une  chimère  quand,  depuis  un  demi 
siècle,  on  a  vu  surgir  un  peu  partout  des  milliers  et  des  mil- 
liers de  groupements  ouvriers  qui,  peu  à  peu,  se  sont  rappro- 
chés et  ont  fini  par  se  fédérer  en  de  gigantesques  organisa- 
tions de  travailleurs  répondant  ainsi  aux  concentrations 
capitalistes,  véritables  armées  de  part  et  d'autre  d'une 
puissance  formidable  à  des  titres  divers,  toujours  prêtes  à 
s'entredétruire,  comme  si  la  vie  n'était  pas  déjà  assez  difficile 
à  traverser  et  à  conserver  pour  qu'il  faille  s'ingénier  ainsi 
à  la  rendre  encore  plus  précaire  et  plus  douloureuse.  Si  la 
mentalité,  dans  tous  les  pays  civilisés,  a  pu  ainsi  évoluer  en 
un  demi  siècle  tout  au  plus,  au  point  de  délaisser  dans  une  si 
large  mesure  l'effort  individuel,  pour  se  rallier  à  l'énergie 
collective  du  groupement  de  plus  en  plus  nombreux,  de 
plus  en  plus  étendu  et  de  plus  en  plus  fort,  si  cette  mentalité 
a  su  utiliser,  après  l'avoir  bien  comprise,  la  puissance  de 
l'association  et  l'a  appliquée  à  des  fins  après  tout  égoïstes, 
croyant  erronément  se  protéger,  pourquoi  donc  ne  recon- 
naîtrait-elle pas  aujourd'hui  son  erreur  et  n'emploierait-elle 
pas  cette  même  puissance  à  faire  le  bien,  mais  cette  fois-ci, 
un  bien  réel  sans  causer  de  mal  à  qui  que  ce  soit  ?  Pour- 
quoi donc  n'apprendrait-elle  pas  à  remplacer  le  trop  fameux 
struggle  for  life, — le  combat  pour  la  vie,  par  Y  Union  pour  la 
vie,  conception  plus  élevée,  plus  humaine,  toute  chrétienne 
et  bien  supérieure  à  l'autre  ?  La  première  fait  appel  au  sens 
égoïste  toujours  facile  à  éveiller  quand  il  semble  sommeiller, 
et  avec  lui,  mille  et  un  moyens  que  la  justice,  l'honnêteté 
et  la  droiture  ne  sauraient  admettre  ;  la  seconde  formule 
implique,  au  contraire,  un  profond  sentiment  de  solidarité, 
de   fraternité,   d'aide   réciproque   puisque   l'intérêt   de   tous 


100  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

est  le^domaine  de  chacun,  et  que  l'individu  y  est  protégé, 
soutenu  par  la  collectivité  puisqu'il  y  va  de  son  avantage 
direct.  Comme  dans  le  corps  humain  composé  d'innombra- 
bles cellules  et  dont  pas  une  seule  ne  peut  souffrir  sans  que  toutes 
les  autres  s'en  ressentent,  de  même  aussi  l'étroite  union  des 
unités  sociales  amène  la  même  influence  réciproque,  une 
répercussion  constante  des  unes  sur  les  autres.  Pourquoi 
ne  pas  chercher  à  remplacer  le  détestable  chacun  pour  soi  par 
le  tous  pour  chacun,  si  beau  et  si  élevé  ? 

L'ignorance,  dira-t-on,  offrira  toujours  un  obstacle  in- 
franchissable à  la  réalisation  d'une  telle  conception,  ce  qui 
fait  qu'elle  n'est  et  ne  peut  être  qu'un  rêve.  Mais  l'ignorance 
ne  peut-elle  pas  être  vaincue,  sinon  avec  facilité  et  rapide- 
ment, du  moins  avec  du  temps  et  de  la  persévérance  ?  Quand 
cette  ignorance  devra  lutter  avec  une  vérité  qui  éclatera  aux 
yeux  de  tous,  répondant  aux  secrètes  aspirations  de  chacun, 
réalisant  une  amélioration  sans  cesse  désirée  mais  non  at- 
teinte, cette  ignorance  ne  sera-t-elle  pas  déjà  à  demi  vaincue  ? 
Le  temps  sera  assurément  un  facteur  important  dans  cette 
évolution.  Eh  oui  !  tout  progrès  réel  ne  s'accomplit  pas  du 
jour  au  lendemain.  Il  faudra  sans  doute  du  temps,  mais 
n'est-il  pas  mille  fois  préférable  d'utiliser  celui  qui  passe  à 
préparer  un  avenir  meilleur,  en  dissipant  les  ténèbres  des 
fausses  idées,  des  préjugés  et  même  des  haines,  que  de  l'em- 
ployer à  poursuivre  une  lutte  stérile  en  bienfaits  durables, 
lutte  plutôt  effroyable  par  ses  conséquences  économiques, 
dont  nous  n'avons  vu  jusqu'ici  que  les  préludes  car,  qui  peut 
dire  les  désastres  qu'elle  sèmera  ?  Mais  cette  ignorance  est- 
elle,  après  tout,  aussi  enracinée,  aussi  profonde  qu'on  le  dit  ? 
Les  masses  populaires  ne  nous  donnent-elles  pas,  depuis  cin- 
quante ans,  des  exemples  répétés  de  discipline  et  d'esprit 
d'association  qui  comportent  une  certaine  abnégation  et  qui 
sont  de  nature  à  faire  réfléchir  ?  N'y  avons-nous  pas  la  preuve 
quelles  comprennent  les  bienfaits  de  l'action  concertée  ? 
Elles  en  ont  vu  la  fécondité  et  les  incontestables  avantages 
dans  les  applications  restreintes  qu'elles  en  ont  faites,  et  cela 
a  suffi  pour  éclairer  leur  esprit  plus  qu'on  ne  saurait  se  le  figurer 
à  première  vue.  Elles  ont  su  emprunter  aux  autres  classes 
l'arme  puissante  de  l'entente.  Leurs  unions  syndicales, 
leurs  sociétés  de  secours  mutuel,  en  un  mot,  leurs  activités 
croissant  sans  cesse  dans  le  domaine  des  luttes  industrielles 
et  de  la  prévoyance  sociale  ne  nous  permettent-elles  pas  de 
prédire  qu'elles  sauront  aborder,  avec  fermeté  et  succès,  le 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  101 

domaine  économique  afin  de  s'y  faire  la  place  légitime  qui 
leur  appartient,  le  jour  où  on  leur  aura  indiqué  le  but  à  at- 
teindre et  les  moyens  d'y  parvenir. 

Mais  n'est-il  pas  étrange  de  constater  qu'en  Amérique 
l'utilisation  du  formidable  levier  de  l'association  n'ait  guère 
franchi  des  limites  assez  restreintes  après  tout,  puisqu'on 
n'a  pas  encore  songé  à  envahir  hardiment  le  domaine  des 
activités  réellement  économiques  de  la  consommation,  de 
la  production  et  du  crédit.  Règle  générale,  les  classes  ou- 
vrières n'ont  cherché  jusqu'ici  à  se  prémunir  par  l'associa- 
tion contre  les  conséquences  des  temps  cle  crise,  seulement, 
telles  que  la  maladie  qui  prive  la  famille  du  gain  cle  son  chef, 
ou  de  la  mort  qui  la  dépouille  de  son  seul  soutien.  L'assurance 
sous  quelque  forme  qu'on  l'envisage,  qu'elle  soit  indus- 
trialisée comme  clans  les  grandes  compagnies  à  fonds  social, 
•où  l'actionnaire  et  le  manipulateur,  qui  se  confondent  souvent 
dans  le  même  individu,  savent  fort  bien  s'attribuer  la  part 
du  lion  ;  qu'elle  soit  plus  fraternelle,  moins  égoïste,  comme 
•dans  les  sociétés  de  secours  mutuel  et  les  organismes  à  base 
de  solidarité,  l'assurance  sous  ces  deux  aspects  est  une  activité 
qui  n'a  qu'un  but  restreint,  celui  de  pourvoir  à  des  besoins 
accidentels  et,  par  conséquent,  formant  l'exception,  besoins 
très  dignes  de  la  plus  vive  sollicitude,  il  est  vrai,  mais  qui, 
après  tout,  ne  constituent  que  des  exceptions. 

Dans  un  autre  ordre  d'idée,  l'ouvrier  a  voulu  améliorer 
encore  sa  situation  par  l'élévation  de  son  salaire  et  la  dimi- 
nution des  heures  de  travail,  afin  d'accroître  celles  du  repos 
dont  une  partie  pourrait  être  utilisée  par  l'étude  au  dévelop- 
pement de  ses  facultés  intellectuelles.  Pour  réussir  à  accroître 
son  salaire  ou  ses  ressources,  il  n'a  rien  imaginé  de  mieux 
que  la  lutte,  parfois  même  violente,  contre  l'employeur. 
Pour  que  cette  lutte  lui  offrit  plus  de  chances  de  succès,  il 
recourut  à  la  force  de  l'association.  De  là  la  formation  de 
ces  nombreuses  unions  de  tous  métiers,  de  tous  genres,  cher- 
chant un  point  d'appui  plus  puissant  encore  clans  la  fédération 
nationale,  d'abord,  internationale  ensuite.  L'objet  principal 
de  ces  organismes  est  la  lutte  contre  le  capital,  c'est-à-dire 
le  patron,  qu'il  soit  représenté  par  un  individu  ou  par  une  col- 
lectivité, compagnie  ou  trust  gigantesque,  comme  on  en  trouve 
tant  aux  Etats-Unis.  Mais  ici  encore,  c'est  la  conflit  possible, 
sinon  toujours  probable  ou  inévitable,  entre  deux  intérêts 
antagonistes  que  l'on  a  en  vue  ;  c'est  la  guerre  pour  laquelle 
on  s'arme  cle  part  et  d'autre  pour  les  cas  où  les  pourparlers, 


102  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

les  négotiations,  qui  correspondent  aux  efforts  de  la  diplomatie 
dans  les  relations  entre  peuples,  n'aboutissent  pas  à  une  en- 
tente plus  ou  moins  instable.  Les  partis  au  conflit  en  per- 
manence, qu'il  soit  à  l'état  aigu  ou  simplement  latent,  se 
redoutant  les  uns  les  autres,  redoublent  de  vigilance  et 
accroissent  sans  cesse  leurs  moyens  d'action.  Le  trust,  par 
Paglomération  des  capitaux  qui  lui  permet  d'étrangler  la 
concurrence,  et  de  se  reprendre  aux  dépens  du  consommateur 
s'il  lui  arrive  de  succomber  dans  la  lutte  avec  le  travail  ;  la 
classe  ouvrière,  en  groupant  ses  millions  d'unités,  en  les  dis- 
ciplinant et  en  prélevant  sur  les  gains  de  chaque  jour  une  part 
destinée  à  la  création  d'un  trésor  commun  où  elle  puisera 
le  jour  où  éclateront  les  hostilités,  c'est-à-dire,  la  grève.  De 
cette  état  de  choses  très  sommairement  esquissé,  quel  bien 
peut  résulter  pour  la  société  en  général  ?  Peut-on  nier 
que  ce  régime  qui,  grâce  à  Dieu,  n'est  que  transitoire,  n'in- 
flige au  corps  social  tout  entier  des  blessures  profondes,  et 
que,  pour  une  amélioration  sensible,  nous  l'admettons,  arra- 
chée à  l'égoïsme,  il  a  fallu  s'imposer  des  souffrances  sans  nom- 
bre, des  privations  cruelles,  d'autant  plus  cruelles  que  d'in- 
nombrables victimes  innocentes  en  étaient  atteintes. 

On  pourrait  peut-être  finir  par  en  prendre  son  parti,  s'il 
n'y  avait  pas  une  autre  solution,  toute  pacifique  celle-là, 
toute  bienfaisante,  et  essentiellement  pratique.  Or,  cette 
solution  fondée  sur  la  raison  existe,  et  elle  est  à  la  portée 
cle  tous.  Nous  la  trouvons  encore  et  toujours  dans  l'associa- 
tion, principe  extraordinairement  fécond,  dont  la  merveil- 
leuse souplesse  d'application, — comme  l'a  affirmé  M.  Méline, 
ancien  premier  ministre  de  Fiance, — permet  d'atteindre  les 
résultats  les  plus  inattendus  et  les  plus  avantageux.  Il  ne 
s'agit  que  d'étendre  les  activités  de  l'association,  d'y  faire 
appel  dans  un  autre  ordre  d'idées,  et  pour  cela,  de  créer  des- 
organismes qui  répondent  à  un  nouveau  but,  qui  donnent  pleine 
satisfaction  aux  besoins  économiques  auxquels  on  pourvoit 
aujourd'hui  d'une  façon  si  empiiique  et,  partant,  si  insuffi- 
sante, puisqu'elle  laisse  toujours  subsister  la  possibilité  d'un 
conflit  probable  et  désastreux.  Que  la  cause  première  re- 
monte à  l'ignorance  ou  à  l'égoïsme  individuel,  cela  est  évi- 
dent. L'essentiel  est  de  se  rendre  compte  de  la  nature  du 
mal  afin  d'en  rechercher  le  vrai  remède.  L'histoire  des  ma- 
nifestations cle  l'esprit  d'association,  depuis  près  cle  trois 
quarts  de  siècles,  contient  de  très  précieux  enseignements, 
et  il  appartient  à  tous  ceux  qui  veulent  la  réelle  amélioration 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  103 

de  l'état  économique  des  classes  laborieuses  de  les  leursig  na- 
ler. 

Les  capitaux  ont  été  les  premiers  à  se  servir  de  ces  ren- 
seignements ;  on  peut  aujourd'hui  toucher  du  doigt  les  im- 
menses bienfaits  qu'ils  en  ont  retirés.  Ils  ont  su  apprécier 
de  suite  dans  une  claire-vue  de  l'avenir,  les  incomparables 
avantages  que  ces  renseignements  leur  réservaient.  Peu  à 
peu,  de  son  côté,  le  monde  du  travail,  moins  bien  partagé 
pour  s'éclairer,  a  pressenti,  lui  aussi,  que  dans  l'association 
résidait  une  force  merveilleuse  dont  sa  faiblesse  avait  grand 
besoin.  Il  lui  a  fait. d'abord  appel  pour  se  garantir,  comme 
nous  l'avons  vu  plus  haut,  contre  certaines  éventualités  d'un 
ordre  particulier,  tenant  surtout  du  caractère  de  la  charité 
ou  de  la  simple  prévoyance,  mais  n'entrant  pas  dans  le  do- 
maine des  faits  économiques  proprement  dits.  L'association 
a  aussi  servi  à  masser  les  forces  du  travail  et  à  en  rendre  l'ac- 
tion effective  dans  ses  luttes  contre  le  capital.  Voilà  les  deux 
senlps  grandes  manifestations  que' nous  pouvons  retracer  sur 
ce  continent  en  ce  qui  touche  les  activités  des  classes  labo- 
rieuses. Mais  est-ce  à  dire  que  ces  manifestations  soient 
les  seules  qui  existent  ailleurs,  dans  le  reste  de  l'univers  civi- 
lisé ?  Les  autres  continents  ne  nous  offrent-ils  pas  la  preuve 
que  l'association  peut  venir  efficacement  au  secours  des  "tra- 
vailleurs autrement  que  par  la  société  de  secours  mutuel 
et  l'union  syndicale  créée  en  vue  surtout  des  conflits  industriels  ? 
Loin  de  là,  et  le  monde  du  travail,  ailleurs,  a  fini  par  se  rendre 
compte,  lui  aussi,  des  immenses  avantages  que  lui  offrait 
la  concentration  de  ses  forces  sur  le  terrain  économique.  Les 
exemples  que  lui  donnaient  le  commerce  et  les  industries 
ont  fini  par  le  convaincre  qu'il  pouvait  et  devait  recourir 
au  même  moyen  si  efficace  et  si  avantageux. 

Nous  nous  proposons,  dans  un  autre  article,  de  faire  con- 
naître sommairement  ce  qui  a  été  fait  ailleurs  sur  le  terrain 
économique  par  les  classes  ouvrières  elles-mêmes,  les  plus 
faibles  et,  partant,  les  plus  dignes  de  sollicitude. 

Alphonse  Desjardins. 

Directeur  Général  de  l'Action  Populaire  économique, 

Président  de  la  Caisse  Populaire  de  Lévis» 


Québec 


Aspect  général.— La  Terrasse. 
Les  Monuments. 

Toute  description  de  cette  ville  serait  serait  incomplète  si 
elle  ne  commençait  par  cette  entrée  en  matière  que  l'on  retrouve 
partout  :  "  Québec,  superbement  situé  sur  un  promontoire 
formé  au  confluent  du  St.  Laurent  et  de  la  rivière  St.  Charles  " 
Le  guide  de  Bœdeker  ajoute  que  "c'est  peut-être  la  ville  la  plus 
pittoresque  de  l'Amérique  du  Nord,  et  elle  ravit  l'admiration 
du  touriste  le  plus  blasé  tant  par  la  hardiesse  de  son  site  que 
par  l'héroïsme  de  son  histoire  et  le  contraste  que  l'on  y  trouve 
entre  son  aspect  de  vieille  ville  européenne  et  le  caractère 
de  sa  population." 

Charles  Marshall  en  donne  une  description  qui  permettra 
d'en  apprécier  davantage  toutes  les  beautés.     Nous  citons  : 

"  Sans  parallèle  pour  le  pittoresque  et  la  magnificence 
de  sa  position  sur  le  continent  Américain,  et  pour  le  romanes- 
que de  ses  relations  historiques,  Québec,  solidement  assise 
sur  ses  hauteurs  inexpugnables,  est  la  reine  des  villes  du  Nou- 
veau Monde. 

"  A  ses  pieds  coule  le  majestueux  St-Laurent,  digne  route 
d'un  grand  empire,  qui  s'y  rétrécit  jusqu'à  une  largueur 
d'environ  deux  milles,  (1)  pour  prendre  une  largeur  d'une 
vingtaine  de  milles  un  peu  plus  bas  et  d'une  quarantaine 
dans  le  golfe.  C'est  du  rétrécissement  de  la  grande  rivière 
à  ce  point  que  la  ville  tire  son  nom,  Québec,  voulant  dire 
dans  le  language  des  indiens,  "  le  détroit."  A  l'est  de  la  ville, 
la  splendide  rivière  St.  Charles  roule  ses  eaux  vers  le  grand 
fleuve  à  travers  une  vallée  richement  fertile.  Les  eaux  mêlées 
des  deux  rivières  se  partagent  ensuite  pour  enchâsser  comme 
un  joyau  la  belle  et  somptueuse  Ile  d'Orléans. 

"  La  .ville,  vue  de  distance,  s'élève  solennelle  et  digne, 
comme  une  grande  pyramide  d'édifices  monumentaux.  Ses 
maisons  groupées,  hautes,  irrégulières,  à  toits  pointus,  se 
pressent  tout  le  long  de  la  rive  puis  grimpent  vers  les  hauteurs 

(1)  Comme  question  de  faitjla  largeur  dujfleuve  devant  Québeciue'idépasse 
pas  trois  quarts  de  mille. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 


105 


sur  le  penchant  de  la  falaise.  Des  masses  immenses  d'églises 
de  pierre,  de  collèges,  d'édifices  publics  sui montés  de  mina- 
rets étincellants,  pe  cent  à  t  ave  s  la  co  iue  des  habitations. 
La  pureté  de  l'atmosphère  permet  d'employer  le  fer-blanc 
pour  recouvrir  les  toits  et  les  clochers  et  la  sombre  apparence 


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des  constructions  de  pierre  est  baignée  dans  un  océan  de  lu- 
mière. Au  dessus  de  tout  se  prolonge  la  ligne  sombre  d'une 
des  fameuses  citadelles  de  l'univeis,  le  Gibraltar  de  l'Amé- 
rique." 

A  cette  description  enthousiaste  faite  par  un   écrivain 
qui  n'a  pas  les  mêmes  raisons  que  la  population  canadienne- 


1C6 


LA    REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


française  d'admirer  la  ville,  ajoutons  cet  indescriptible  cachet 
qui,  pour  nous,  fait  de  Québec,  la  "  ville  aux  souvenirs  "  et 
le  plus  riche  écrin  de  notre  histoire. 

Pénétrons  dans  la  ville,  après  la  rude  ascension  de  la 
Côte  de  la  Montagne,  et  visitons  les  premiers  joyaux  de  cet 
écrin  incomparable  :  la  terrasse  DufTerin  et  les  monuments. 

Terrasse  Dufferin. 

C'est  une  immense  "  plate  forme  "  de  bois  longue  d'un 
quart  de  mille  et  large  de  50  à  70  pieds,  construite  sur  le  bord 
de  la  falaise,  au  sud-est  de  la  ville  et  à  185  pieds  au-dessus  de 
la  Basse  ville  et  du  fleuve.     La  première  partie  en  fut  cons- 


La  terrasse  de  Québec. 

truite  par  Lord  Durham  ;  elle  fut  plus  tard  reconstruite  et 
considéiablement  agrandie  par  lorci  DufTerin  et  inaugurée 
en  1879  par  le  Marquis  de  Lorne  et  la  Princesse  Louise.  Cer- 
tains ont  conservé  à  sa  partie  nord  le  nom  de  terrasse  Dur- 
ham. D'ailleurs,  depuis  1838,  on  l'a  appelée  successivement 
Plateforme  St-Louis,  Terrasse  Durham,  Terrasse  Frontenac." 
"  Pour  les  étrangers  elle  est  Tunique,  l'incomparable  Terrasse 
de  Québec,  la  promenade  aux  vastes  horizons,  souvent  ani- 
mée par  la  présence  d'une  foule  joyeuse,  toujours  peuplée 
de  rêveurs,  d'artistes,  de  poètes  et  de  souvenirs.     La  "plate- 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  107 

forme/'  chère  aux  Québecquois  est  connue  de  toute  l'Amé- 
rique à  cause  du  panorama  éblouissant  que  l'œil  y  découvre 
de  tous  côtés.  "  (1)  Pour  ce  qui  est  du  panorama  qu'on  y 
peut  contempler,  surtout  si,  quittant  la  "  plate  forme  "  de 
quelques  verges  on  monte  jusqu'à  mi-hauteur  la  pente  ga- 
zonnée  qui  conduit  à  la  citadelle,  nous  en  empruntons  la  des- 
cription à  un  article  de  M.  Jean  Lionnet,  paru  dans  la  Revue 
Hebdomadaire  de  Paris  (2)  : 

"  Divisé  d'un  côté  par  l'île  d'Orléans  et  tournant  de 
l'autre,  le  Saint-Laurent,  triple  ainsi,  offre  l'aspect  de  trois 
bras  de  mer  (3).  Au  fond,  la  chaîne  des  Laurentides  monte 
et  descend,  légère  et  indéfinie,  clans  des  brumes  d'été  dont 
ces  cimes  émergent  comme  des  îles  d'un  lac.  Le  Saint-Lau- 
rent, les  montagnes,  le  ciel  tout  est  bleu,  mais  de  bleus  divers, 
qui  se  foncent  ici,  là-bas  s'éclaircissent,  qui  enfin,  vers  l'ho- 
rizon, symboles  du  rêve,  se  fondent  en  une  nuance  unique, 
fluide,  quasi-immatéiielle — aussi  vague  que  le  rêve  même. 
Et  ils  donnent  à  ce  paysage  démesuré  d'Amérique  une  grâce 
comparable  à  celle  de  nos  plus  tendres  contrées.  La  lumière 
qui  l'éclairé  ou,  mieux,  qui  le  pénètre,  a  la  pureté  et  l'inten- 
sité de  la  lumière  méridionale.  Oui,  ce  soleil-là,  je  l'ai  vu 
sur  l'étang  de  Berre — ou,  en  Orient,  sur  la  baie  de  Saint- Jean- 
ci' Acre.  Mais  il  caresse  un  monde  jeune,  aux  contours  moins 
durs,  aux  champs  rieurs  ;  un  monde  que  l'on  croirait  sorti 
à  peine  de  l'océan  primitif  et  tout  frais  encore  du  dernier 
reflux. 

"  Nous  descendons  jusqu'à  la  promenade,  jusqu'à  la 
large  promenade  où  l'on  marche  sur  des  planches  sonores. 
Le  Chateau-Frontenac,  luxueux  hôtel  du  Canadien  Pacifique 
qui  se  donne  des  airs  de  forteresse  du  riioyen  âge,  dresse  à 
l'un  des  bouts  sa  silhouette  amusante.  Un  peu  plus  bas, 
c'est  la  statue  de  Champlain,  faite  en  France  par  un  sculpteur 
français.     Même  le  socle  est  en  pierre  française,     Mais,  sous 

un  nouveau   climat,   cette  pierre  s'altère Bon  sujet  de 

méditation  pour  cei tains  novateurs  impatients  !  Il  y  a  bien 
des  choses — et  bien  des  idées — qui  ne  sont  pas  des  articles 
d'exportation. 

(1)  Une  partie  de  la  Terrasse  a  été  condamnée  depuis  le  désastreux 
éboulis  de  1889. 

(2)  Voyage  au  Canada. — Québec.     Revue  Hebdomadaire,  20  avril  1907. 

(3)  Québec  est  un  mot  sauvage  qui  signifie  :  détroit,  rétrécissement. 
(Voyez  le  très  curieux  ouvrage  de  M.  Eugène  Rouillard,  Noms  géographi- 
ques de  la  proviuce  de  Québec  et  des  provinces  maritimes,  empruntés  aux 
langues  sauvages.     Québec,  1906.)     Note  de  M.  Lionnet. 


*'^v::  I! 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  109 

"  En  flânant,  en  admire,  à  loisir  le  fleuve  et  les  Laurentides; 
on  respire  abondamment  comme  au  bord  de  la  mer  et  Ton 
épiouve  la  même  sensation  de  vivifiant  bien-être. 

"  Il  en  est  ainsi  clans  toute  la  ville  haute.  On  s'y  croirait 
en  bateau — ou  même  en  ballon.  L'atmosphère  n'est  pas 
celles  des  cités  ordinaires  ;  il  faut  gagner  le  port  pour  se  sentir 
rentré  dans  la  vie  commune,  revenu  à  quelque  Havre  moins 
vaste,  mais  d'une  semblable  activité  commerciale.  Au  pied 
de  la  citadelle  et  au  niveau  du  Château-Frontenac,  on  plane. 

u  On  n'y  conçoit  qu'une  existence  de  paix  physique  et 
intellectuelle,  magnifiée  par  des  pensées  larges  comme  les 
hoiizons.  Si  Amérique  signifie  industiies  fiévreuses,  génie 
des  entreprises  matéiielles,  monomanie  du  gain,  combien  peu 
améiicain  est  donc  ce  Québec  supérieur  !  Ah  !  restons-y  le 
plus  longtemps  possible  :  l'âme  française  formule  ici  le  vœu 
de  saint  Pierre  au  Thabor." 


Les  Monuments 


Champlain  (i) 

L'idée  d'élever  un  monument  au  fondateur  de  Québec 
fut  discutée  en  diverses  occasions  durant  les  derniers  cinquante 
ans.  En  1890,  la  société  Saint- Jean-Baptiste  résolut  de 
mettre  ce  projet  à  exécution.  Une  assemblée  de  citoyens 
fut  convoquée  dans  ce  but  et  on  nomma  un  comité  dont  le 
président  fut  l'honorable  juge  Chauveau.  On  distribua  des 
listes  de  souscriptions  et  en  moins  de  deux  ans  on  réalisa  la 
somme  de  $17,000,00,  somme  qui  fut  portée  à  $30,000.00 
par  une  décision  du  comité.  Le  site  du  monument  fut  choisi 
le  20  février,  1895,  et  le  23  mai  1896,  le  comité  confia  la  cons- 
truction du  monument  à  MM.  Chevré  et  LeCardonnel,  le  pre- 
mier sculpteur,  le  deuxième  architecte,  de  Paris.  La  construction 
du  piédestal  fut  commencée  le  15  juin,  1898.  Tous  les  maté- 
riaux furent  importés  de  France.  Les  gradins  sont  en  granit 
des  Vosges,  et  le  piédestal  en  pierre  de  Château  Landon. 
Champlain  est  debout  sur  le  sommet,  chapeau  en  main,  sa- 
luant la  terre  canadienne.  La  statue  a  14  pieds  et  9  pouces 
de  haut  et  pèse  6926  livres.  Sur  le  piédestal  est  un  haut  relief 
(1)  Extrait  de  "  Québec  under  two  flags  "  de  MM.  Doughty  et  Dionne. 


MONUMENT  CHAMPLAIN.— Sur  la  Terrasse. 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  111 

de  bronze  de  supe.be  apparence  :  une  femme  représentant 
la  ville  insciit  sur  une  tablette  les  travaux  du  fondateur  ; 
à  sa  droite  le  génie  de  la  marine  sous  la  forme  d'un  enfant 
rappelle  le  fait  que  Champlain  fut  mai  in  avant  d'être  gou- 
verneur ;  au-dessus  de  ce  groupe  la  Renommée,  les  ailes  dé- 
ployées, proclame  à  sons  de  trompette  la  gloire  du  grand  fran- 
çais et  semble  inviter  les  jeunes  canadiens-français  à  marcher 
sur  ses  traces. 

Au  loin  on  peut  voir  le  piofil  de  la  cathédrale  de  Québec, 
surmontée  d'une  croix.  Plusieurs  cartouches  portant  les 
armes  du  Canada,  de  Québec  et  de  Brouage,  ville  natale  de 
Champlain,  complètent  le  munument. 

L'inscription  est  la  suivante  : 

Samuel  de  Champlain 
Ne  a  Brouage,  en  Saintonge,  vers  1567  ; 
Servit  a  l'Armée  sous  Henri  IV 
En  qualité  de  Maréchal  des  Logis  ; 
Explora  les  Indes  Occidentales  de  1569  a  1601, 
l'Acadie  de  1604  a  1607  ; 
Fonda  Québec  en  1608  ; 
Découvrit  le  Pays  des  Grands  Lacs  ; 
Commanda  plusieurs  expéditions  contre  les  iroquois 
de  1609  a  1615  ; 
Fut   successivement   Lieutenant-Gouverneur  et   Gou- 
verneur de  la  Nouvelle  France, 
Et  mourut  a  Québec,  le    5  Décembre,  1635 

La  statue  de  bronze  fut  placée  sur  son  piédestal  le  1er 
août,  1898  et  fut  dévoilée  le  21  septembre  de  la  même  année 
par  Son  Excellence  Lord  Aberdeen,  Gouverneur  Général  du 
Canada,  en  présence  de  50,000  personnes. 

Le  monument  Champlain  est  situé  à  l'extrémité  nord  de 
la  Terrasse  Dufferin. 

Wolfe-Montcalm: 

Le  monument  Wolfe-Montcalm  est  situé  dans  le  jardin 
du  Gouverneur,  à  l'ouest  de  la  Terrasse  Dufferin.  C'est  une 
colonne  de  granit  érigée  en  1828,  reconstruite  en  1871  et  por- 
tant les  inscriptions  suivantes  : 

Sur  la  face  : 


m 


LA    REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


Moi\e  rt,  Virtus,  Co  nmuaem, 

Fanam  Hi;;toria, 

Monumentum  Posteritas 

Dédit. 


Sur  l'arrière 


H us  j  usée 
Monumenti  in  Memoriam  virorum  illustrium, 
;     WOLFE  et  MONTCALM 

Fundamentum  P.  C. 

Georgius,  Cornes  de  Dalhousie: 

In  septentrionalis  Americae  partibus 

Ad  Britannos  pertinentibus 

Sumrnam  rerum  administrans  : 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 


113 


Opus  per  multos  annos  praetermissum, 

Quid  duci  egregio  convenientius 

Auctoritate  promovens,  examplo  stimulans, 

Munificentia  fovens 

Die  novambris   xv. 

A.  D.  MDCCCXXVII. 

Georgio  IV,  Britanniarum  Rege, 


Monument  aux  soldats  d'Afrique. — Sur  l'Esplanade. 


Ce  monument  a  le  mérite  unique,  de  réunir  dans  une 
même  gloire  le  souvenir  de  deux  généraux  morts  pendant  la 
même  bataille  en  se  disputant  la  victoire.  Wolfe  vainqueur, 
gagna  à  l'Angleterre  sa  plus  belle  colonie.  Montcalm  vaincu, 
vit  en  mourant  les  derniers  jours  de  la  puissance  française 
dans  le  Nouveau  Monde 


114  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Guerre  d'Afrique  : 

Monument  élevé  sur  l'Esplanade,  près  de  la  Porte  Saint- 

'  Louis,  à  la  mémoire  des  soldats  canadiens  de  Québec,  morts 

sous  les  drapeaux  anglais  pendant  la  guerre  sud-africaine. 

Fut  dévoilé  le  15  août,  1905.     M.  Jean  Lionnet  dans  la  Revue 

Hebdomadaire,  en  dit  ce  qui  suit  : 

"  Mais  en  sortant  du  Club  de  la  Garnison,  siti_é  en  face, 
sur  la  rue  St-Louis,  Ton  voyait  sur  la  place  le  monument 
élevé  à  la  mémoire  des  soldats  morts  clans  l'Afrique  du  Sud  : 
un  guerrier  au  costume  colonial,  sous  prétexte  de  brandir 
un  drapeau,  soulevait  péniblement,  avec  un  manche  à  balai, 
une  espèce  de  lourd  matelas.  Et  il  fallait  bien  reconnaître, 
hélas  !  que  ce  n'était  point  l'œuvre  d'un  sculpteur  normand 
ou  manceau — ou  canadien-français." 

Short-Wallick: 

Le  monument  Short-Wallick,  élevé  à  la  mémoire  d'un 
officier  et  d'un  soldat  anglais  morts  en  combattant  l'incendie 
qui  dévastait  le  quartier  de  Saint-Sauveur  le  16  mai,  1889. 
Il  est  situé  sur  la  Grande  Allée  en  face  du  manège  militaire. 

Wolfe  : 

Ce  monument  est  situé  près  de  la  prison  de  Québec. 
C'est  une  colonne  ronde  surmontée  d'un  sabre  et  d'un  cnsquc 
Sur  un  des  côtés  du  piédestal  on  lit  ces  mots  : 

Hère  died 

Wolfe 

Victorious 

Sept.  13,  1759 

inscrits  en  relief  en  bas  de  la  colonne. 

Reine  Victoria: 

Ce  monument  situé  dans  le  Parc  Victoria  sur  les  bo  ds 
de  la  rivière  Saint-Charles.  C'est  une  statue  de  bronze  peu 
réussie.     Fut  dévoilé  par  Lord  Aberdeen,  en  1897. 


LA  REVUE  FRANCO -AMERICAINE 


115 


MONUMENT  WOLFE.     Plaines  d'Abraham. 


Le  Révérend  Père  Massé 


Ce  monument  est  élevé  à  Sillery  à  l'endroit  même  où 
fut  construite  la  premièie  chapelle  par  le  Commandeur  de 
Sillery  en  mémoire  du  Père  Ennemond  Massé,  le  premier 
jésuite  missionnaire  qui  desservit  cette  mission  appelée  dans 
le  temps  la  mission  Saint- Joseph  de  Sillery.  Il  fut  inauguré 
le  26  juin,  1870. 


116  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE     . 

Général  Montgomery 

Il  s'agit  ici  d'une  simple  inscription  placée  sur  le  cap, 
au-dessous  de  la  citadelle  et  marquant  l'endroit  exact  ou 
tomba  le  général  américain  Montgomery,  le  31  décembre, 
1775,    pendant   une   attaque    dirigée    contre    Québee.     C'est 


Inscription  placée  sur  lé  cap  au  dessous  de  la  citadelle,  en  mémoire  du 
général  américain  Richard  Montgomery 

un  épisode  de  l'indépendance  des  Etats-Unit.  Les  patriotes 
américains  qui  n'avaient  pu  engager  les  canadiens  à  épouser 
leur  cause  résolurent  de  s'emparer  du  Canada,  contre  lequel 
ils  lancèrent  des  troupes  commandées  par  Arnold  et  Mont- 
gomery. A  cette  occasion  la  loyauté  des  Canadiens  sauva 
le  Canada  à  l'Angleterre.  L'inscription  commémorant  cet 
événement  ne  contient  que  ces  mots  :  "  Hère  Montgomery 
fell,  Dec,  31st,  1775."     En  1904,  deux  nouvelles  inscriptions, 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  117 

commémorant  le  même  événement,  furent  placées  par  une 
société  historique  de  Québee,  l'une  sous  le  cap  Diamant  et 
l'autre  dans  la  Banque  Molson  à  l'encoignure  des  rues  St. 
Pierre  et  St.  Jacques. 

Jacques  Cartier 

Ce  monument  d'une  nature  très  originale  est  situé  au 
confluent  des  rivières  St-Charles  et  Lairet,  à  quelque  distance 
du  pont  Dor  chester  actuel.  L'idée  de  ce  monument  fut  lancée 
en  1885  par  le  Cercle  Catholique  de  Québec.  On  voulait 
ériger  un  monument  aux  mémoires  du  découvreur  de  Québec 
et  des  Rev.  Pères  jésuites  de  Brebœuf,  Massé  et  Lalemant, 
ce  monument  devant  comprendre  une  reproduction  exacte 
de  la  croix  plantée  par  Jacques-Cartier,  le  3  mai,  1536.  Ce 
projet  de  monument  fut  réalisé  en  1887. 

Ce  monument  de  Jacques-Cartier  ressemble  beaucoup, 
par  sa  forme  au  cippe  funéraire  des  anciens.  Sa  hauteur  est 
d'environ  25  pieds  y  compris  le  tertre  sur  lequel  il  est  installé. 
Il  est  construit,  partie  en  gneiss  laurentien  et  partie  en  pierre 
de  Deschambault.  Il  est  revêtu  de  plusieurs  inscriptions 
dont  les  suivantes  : 

Jacques  Cartier 
et  ses  hardis  compagnons 

les  Marins 
de  la  Grande  Hermine 
de  la  Petite  Hermine  et  de  l'Emerillon 
:rent  ici  l'i 
de  1535-36 


"  Le  3  mai  1536  Jacques-Cartier  planta  à  l'endroit  où  il 
avait  passé  l'hiver,  une  croix  de  35  pieds  de  hauteur  portant 
un  écusson  à  fleurs-de-lys  et  l'inscription  suivante  : 

Franciscus  Primus 

Dei  Gratia  Francorum 

Rex  Régnât." 


118 


LA    REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


Jacques-Cartier,  découvreur  du  Canada,  1535. 

"  Le  23  septembre  1625,  les  Pères  Jean  de  Brébœuf, 
Ennemond  Massé  et  Charles  Lalemant  prirent  solennellement 
possession  du  terrain  connu  sous  le  nom  de  Fort  Jacques- 
Cartier  pour  y  ér  ger  la  première  résidence  des  Jésu  tes  mis- 
sionnaires à  Québec.' 


La  dédicace  du  monument  Jacques-Cartier  eut  lieu  le  24 
juin  1889  au  milieu  d  un  immense  concours  de  peuple.  Ce 
jour-là,  une  messe  fut  célébrée  par  le  Cardinal  Taschereau  sur 
le  site  même  du  monument. 


y 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  119 

La  Colonne  de  Ste-Foy 

Ce  monument  commémoratif  de  la  bataille  du  28  avril  1760 
(Ste-Foy,  chevalier  de  Lé  vis,  commandant  les  français  et  le 
général  Murray,  commandant  les  anglais)  est  situé  sur  le 
chemin  de  Ste-Foy,  à  l'endroit  même  où  fut  livrée  la  bataille, 
-tout  près  du  "  moulin  de  Dumont  "_.  Il  sera  compris  dans  le 
"  parc  national  "  projeté  par  lorcl  Grey.  En  Tannée  1864,  à 
la  demande  de  la  Société  St-Jean-Baptiste  de  Québec  qui  avait 
pris  l'initiative  de  le  faire  ériger  au  moyen  de  souscriptions 
populaires,  le  monument  fut  déclaré  propriété  publique,  d'après 
un  acte  de  la  Législature.  Le  terrain  du  monument  est  devenu 
propr  été  pr ovine  aie  à  dater  du  1er  juillet  1867  ;  le  monument 
lui-même  appartient  à  la  province  de  Québec,  bien  que  l'en- 
tretien en  ait  été  laissé  à  la  Société  St-Jean-Baptiste  de  Québec. 

On  lira  avec  intérêt  les  notes  suivantes  que  lui  consacrait 
«n  1901,  M.  Ernest  Gagnon,  alors  secrétaire  du  département 
des  travaux  publics  (1)  : 

"  Le  'monument  des  braves  de  1760  '  a  été  construit 
d'après  un  dessin  de  M.  Charles  Baillargé,  de  Québec.  On 
nous  permettra  de  répéter  ici  une  description  que  nous  en  avons 
déjà  donnée. 

"  Ce  monument  consiste  en  une  colonne  de  bronze  cannelée, 
placée  sur  un  piédestal  de  belles  proportions  dont  les  coins 
soutiennent  quatre  mortiers  également  en  bronze.  La  face  du 
piédestal  qui  donne  sur  le  chemin  Ste-Foy  porte  cette  inscrip- 
tion :  "  Aux  braves  de  1760. — Erigé  par  la  société  Saint-Jean- 
Baptiste  de  Québec,  1860."  Du  côté  de  la  ville,  le  nom  de 
Murray  se  dessine  en  relief  au-dessus  des  armoiries  de  l'An- 
gleterre ;  du  côté  de  Ste-Foy,  celui  de  Levis  se  lit  au-dessus 
des  emblèmes  de  la  vieille  France.  En  arrière,  un  bas-relief 
représente  le  célèbre  moulin  de  Dumont,  qui  fut  tour  à  tour 
occupé  par  les  Anglais  et  les  Français,  et  définitivement  enlevé 
par  les  grenadiers  de  la  reine,  sous  le  commandement  de  M. 
d'Aiguebelles,  après  un  combat  furieux  contre  les  montagnards 
écossais  du  colonel  Fraser. 

"  Une  statue  de  Bellone,  de  dix  pieds  de  hauteur,  cadeau  du 
prince  Jérôme-Napoléon,  cousin  de  Napoléon  III,  couronne  le 
monument,  déjà  haut  de  soixante-cinq  pieds.  Le  bas  de  la 
statue  est  tourné  vers  la  ville,  tandis  que  la  tête,  au  contraire, 


(l)Rapport  général  du  Commissaire  des  Travaux  Publics  de  la  Pro- 
vince de  Québec,  pour  l'année  finissant  le  30  juin  1901. 


120 


LA    REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


est  tournée  vers  cette  partie  du  champ  de  bataille  qu'occupait 
l'armée  française  au  matin  du  28  avril.  Entre  les  épaules  et 
les  hanches,  il  y  a  un  mouvement  d'une  grande  hardiesse,  et 
le  buste  parait  littéralement  tordu.  La  Victoire  hésitante, 
comme  on  a  appelé  ce  beau  bronze,  semble  prendre  à  regret 
une  direction  nouvelle,  et  ses  regards  persistent  à  se  tourner 
vers  les  troupes  si  longtemps  et  encore  une  fois  victorieuses 
dont  les  clairons  ne  devront  plus  résonner  sur  les  remparts  de 
la  capitale  de  la  Nouvelle-France. 


Monument  des  Braves  sur  le  chemin  Ste-Foye. 

"  Les  ossements  humains  trouvés  sur  l'emplacement  du 
moulin  de  Dumont,  en  1854,  avaient  été  transportés  en  grande 
pompe  à  la  cathédrale  de  Québec,  et,  avant  leur  inhumation  à 
l'endroit  où  s'élève  aujourd'hui  la  colonne  commémorative, 
l'archevêque  Turgeon,  dans  une  cérémonie  extrêmement  solen- 
nelle, avait  prononcé  sur  ces  restes  des  combattants  rivaux  les 
paroles  d'espérance  et  de  foi  en  la  résurrection  de  la  liturgie 
catholique. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  121 

"L'année  suivante,  le  18  juillet  1855  le  général  Rowan, 
administrateur,  gouverneur  intérimaire  du  Canada,  posait  la 
pierre  angulaire  du  "  monument  des  braves  de  1760  ",  en  pré- 
sence de  M.  de  Belvèze,  commandant  de  la  corvette  u  La 
Capricieuse  ",  le  premier  vaisseau  de  guerre  français  qui  eût 
remonté  le  fleuve  Saint-Laurent  depuis  1759  ;  en  présence  aussi 
du  60e  régiment  d'infanterie,  avec  drapeaux,  d'un  corps  d'ar- 
tillerie, d'un  détachement  de  marins  de  la  corvette  française, 
l'arme  au  bras,  d'un  groupe  de  Hurons  de  Lorette  portant  le 
costume  de  guerre,  et  d'une  foule  immense  de  spectateurs. 

Ce  fut  à  cette  occasion  que  M.  Chauveau,  père,  prononça 
le  célèbre  discours  dont  voici  la  péroraison  et  qui  jeta  un  si  vif 
éclat  sur  la  renommée  alors  naissante  de  l'illustre  orateur. 

" Guerriers  que  nous  vénérons,  vous  avez  payé  votre 

dette  à  la  patrie,  c'est  à  nous  de  payer  la  nôtre.  Votre  journée 
est  remplie,  votre  tâche  laborieuse  et  sanglante  est  terminée, 
la  nôtre  à  peine  commence.  Vous  vous  êtes  couchés  dans  la 
gloire,  ne  vous  levez  pas  !  Pour  nous,  quels  que  soient  nos 
aspirations,  notre  dévouement,  notre  courage,  Dieu  seul  sait  où 
et  comment  nous  nous  coucherons.  Mais  vous,  dormez  en  paix 
sous  les  bases  de  ce  monument,  entourés  de  notre  vénération, 

de  notre  amour,  de  notre  perpétuel  enthousiasme dormez 

_._  jusqu'à  ce  qu'éclatent  dans  les  airs  les  sons  d'une  trom- 
pette plus  retentissante  que  celle  qui  vous  sonnait  la  charge, 
accompagnée  des  roulements  d'un  tonnerre  mille  fois  plus  for- 
midable que  celui  qui  célébrait  vos  glorieuses  funérailles  ;  et 
alors  tous,  Anglais  et  Français,  grenadiers,  montagnards,  mili- 
ciens et  sauvages,  vous  vous  lèverez,  non  pas  pour  une  gloire 
comme  celle  que  nous,  faibles  mortels,  nous  entreprenons  de 
vous  donner,  non  pas  pour  une  gloire  d'un  siècle  ou  de  plusieurs 
siècles,  mais  pour  une  gloire  sans  terme  et  sans  limites,  et  qui 
commencera  avec  la  grande  revue  que  Dieu  lui-même  passera 
quand  les  temps  ne  seront  plus." 


La  Revue  des  faits  et  des  œuvres 


Politique  anglaise  ;  La  retraite  de  M.  Campbell- 
Bannerman  et  l'avènement  de  M.  Asquith. 

Sir  Henry  Campbell-Bannerman,  dont  la  santé  inspirait 
depuis  plusieurs  mois  de  sérieuses  inquiétudes,,  vient  de  résigner 
ses  fonctions  de  premier  ministre  dans  le  parlement  anglais. 
Il  a  été  remplacé,  comme  cela  était  prévu,  d'ailleurs,  par  M. 
Asquith,  qui  remplissait  dans  le  ministère  les  fonctions  de 
chancelier  de  l'échiquier  (ministre  des  Finances). 

La  National  Review  nous  donne,  à  ce  propos,  une  analyse 
"  des  tendances  et  des  idées  "  du  nouveau  premier  ministre 
auquel  elle  hésite  à  promettre  un  avenir  plein  de  succès.  Cela 
tient,  paraît-il,  à  ce  que  le  nouveau  premier  ne  partage  pas  sur 
plusieurs  points  les  opinions  de  son  prédécesseur,  à  ce  que  tous 
deux,  dans  le  même  parti,  étaient  chefs  de  groupes  que  la 
Review  appelle  "  les  libéraux  de  droite  et  les  libéraux  de  gauche" 
La  Review,  il  faut  le  noter,  est  conservatrice-impérialiste. 
Voici  donc  les  réflexions  auxquelles  se  livre  son  directeur, 
M.  Maxse  : 

"  Le  point  délicat,  c'est  que  M.  Asquith  ne  représente  pas 
tout-à-fait  la  même  nuance  libérale  que  M.  Campbell-Banner- 
man.  Celui-ci  est  un  vieux  glaclstonien  aux  opinions  assez 
avancées,  un  peu  de  radicalisme  ne  lui  fait  pas  peur  ;  il  a  tou- 
jours ménagé  les  socialistes,  qui  l'en  ont  d'ailleurs  récompensé 
en  l'attaquant  avec  la  dernière  violence.  On  sait  dans  quelle 
voie  de  "réformisme"  à  outrance  il  avait  engagé  le  ministère 
au  lendemain  des  élections  ;  d'amères  désillusions  ont  un  peu 
refroidi  son  zèle,  depuis  lors.  On  se  rappelle  aussi  la  virulence 
de  ses  attaques  contre  la  Chambre  des  lords,  coupable  d'avoir 
trop  vigoureusement  "  amendé  "  le  bill  sur  l'éducation.  Sir 
Henry  est  un  pacifiste  militant  (si  l'on  peut  accoupler  ces 
deux  mots),  un  humanitaire  plein  de  ferveur  et  de  naïveté, 
fidèle  disciple  de  Gladstone  et  de  Bright.  Il  avait  pris  très 
au  sérieux  la  Conférence  de  La  Haye  :  là  aussi,  les  désillusions 
ne  lui  ont  pas  été  ménagées.  Inutile  de  rappeler  que  l'impé- 
rialisme n'a  pas  de  plus  fougueux  adversaire  ;  les  conservateurs 
le  traitent  couramment  de  Little-Englander,  partisan  d'une 
petite  Angleterre. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE         -  123 

"M.  Asquith,  au  contraire,  commande  l'aile  droite  du  parti 
libéral  ;  c'est  un  modéré  qui  déteste  le  socialisme  et  n'a  aucune 
sympathie  pour  le  réformisme  radical  :  ministre  des  Finances, 
il  sait  ce  que  les  grandes  "  réformes  sociales  "  coûtent  aux 
contribuables  et  ne  croient  pas  qu'elles  produisent  en  général 
tous  les  résultats  bienfaisants  qu'on  attend  d'elles.  Fervent 
patriote,  il  est  "  libéral-impérialiste  "  comme  son  ami  Sir 
Edward  Grey,  le  ministre  des  Affaires  étrangères.  En  ce  qui 
concerne  l'Irlande,  M.  Asquith  a  beaucoup  moins  de  sympathie 
pour  le  Home  Rule  que  n'en  a  le  gladstonien  Campbell- Banner- 
man." 

M.  Maxes  combat  M.  Asquith  qu'il  traite  de  "  faux  impé- 
rialiste ",  de  "  flexible  opportuniste  ",  qui  tourne  à  tous  les 
vents  et  n'est  guidé  par  aucun  principe  politique  tant  soit  peu 
stable  et  sérieux.  Il  dit  :  "  La  nouvelle  de  son  arrivée  à  la 
présidence  du  Conseil  produira  un  effet  déplorable  d'un  bout 
à  l'autre  de  l'Empire." 

Le  temps  et  les  événements  diront  s'il  a  raison. 

Les  idées  en  France.  Les  droits  des  morts  jugés  par  juifs 
et  protestants.  M.  Combes  et  le  milliard  des  congré- 
gations. 

1.  L'archevêque  de  Paris  a,  dans  une  ordonnance  publiée 
le  16  février,  condamné  les  ouvrages  modernistes  de  M.  Loisy. 
L'archevêque  de  Lvon  a  fait  sienne  dans  toute  sa  teneur  la 
même  ordonnance. — UOsservatore  romano  a  fait  connaître  au 
public  un  décret  de  la  Congrégation  du  Saint-Office,  par  lequel 
les  journaux  la  Vie  catholique  et  la  Justice  sociale  sont  réprouvés 
et  condamnés.  Une  assemblée  régionale  des  évêques  des 
quatre  provinces  d'Aix,  Avignon,  Chambéry  et  Lyon  s'est  tenue 
à  Lyon. — 2.  Sur  l'initiative  de  M.  Edmond  Stapfer,  doyen  de 
la  faculté  libre  de  théologie  protestante  de  Paris,  une  pétition 
&  été  adressée  par  un  grand  nombre  de  protestants  pour  de- 
mander au  Sénat  de  ne  pas  sanctionner  la  loi  de  dévolution 
des  biens.  L'Univers  israélite  supplie  à  son  tour  le  Sénat  "  de 
faire;  comprendre  au  gouvernement  qu'il  y  va  de  l'intérêt  supé- 
rieur du  régime  de  respecter  la  volonté  des  morts  et  de  montrer 
que  l'idée  religieuse  trouve  auprès  de  lui  la  protection  de  sa 
liberté."  On  sait  que  les  protestants  et  les  israélites,  ayant 
constitué  des  associations  cultuelles,  ne  sont  pas  visés  par  le 
projet  de  loi  sur  la  dévolution  des  biens. — 3.  Le  ministre  de  la 


124  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

guerre  a  fait  connaîtie  à  M.  Grousseau  qu'il  donnait  des  ordres 
au  général  d'Amade  pour  que  les  cinq  religieux  franciscains 
français  envoyés  au  Maroc  u  puissent  y  remplir  leur  ministère 
auprès  de  leuis  coreligionnaires  du  corps  de  débarquement."" 
— 4.  M.  Combes,  qui  est  président  de  la  commission  d'enquête 
sénatoriale  sur  la  liquidation  des  congrégations,  publie  dans  la 
Revue  bleue  un  article  où  il  expose  longuement  les  raisons  pour 
lesquelles  le  Sénat  a  ordonné  une  enquête  et  la  façon  dont  la 
commission  entend  la  conduire. 

Il  demande  au  gouvernement  d'  "  en  finir  par  des  ordres 
rigoureux  et  une  surveillance  efficace  avec  les  lenteurs  plus  ou 
moins  volontaires,  plus  ou  moins  calculées  des  liquidateurs  "  , 
il  faut  "  qu'il  n'hésite  pas  à  faire  prononcer  la  déchéance  de 
ceux  d'entre  eux  qui  laissent  s'éterniser,  soit  par  négligence, 
soit  de  propos  délibéré,  les  ventes  des  biens  et  les  procès." 
Et  il  ajoute  : 

"  Disons  tout  avec  franchise  :  on  est  envahi  malgré  sol 
par  des  craintes  de  gaspillage,  quand  on  entre  dans  le  détail 
des  sommes  dépensées  par  rapport  aux  résultats  acquis.        Ngj 

"  Nous  demandons  instamment  aux  ministres  compétents 
d'accélérer,  fût-ce  par  des  mesures  rigoureuses,  une  opération 
susceptible  de  donner  prise  par  son  allure  traînante  aux  pires 
soupçons. 

Le  troisième  Centenaire  de  Québec. 
L'Ange  de  la  Paix  sur  la  Citadelle 

L'enthousiasme  qui  avait  paru  accueillir  le  projet  de  Son 
Excellence  le  Gouverneur-Général  au  sujet  de  ce  que  l'on 
appelle  encore  le  u  Parc  des  Batailles  "  est  devenu  moins 
bruyant  aux  yeux  de  plusieurs.  Au  fond,  ce  n'est  pas  autre 
chose  que  la  réaction  inévitable  qui  suit  toute  entreprise  dont 
on  a  mal  calculé  les  conséquences  et  dont  les  bases  n'ont  pas 
été  établies  avec  assez  de  sagesse.  Au  reste,  on  comprend 
mieux,  aujourd'hui  qu'on  essaie  de  la  surmonter,  la  difficulté 
de  réunir  sur  une  date  et  dans  une  même  célébration  des 
événements  entre  lesquels  l'histoire  a  posé  la  barrière  d'un 
siècle  et  demi. 

Certes,  l'idée  de  consacrer  les.  Plaines  d'Abraham  et  le 
ehamp  de  Ste-Foy  à  la  vénération  nationale  était  louable. 
Personne  ne  le  conteste.  Mais  était-ce  bien  le  temps  de 
mettre  cette  idée  à  exécution  sous  la  forme  que  l'on  suggère. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  125 

Les  critiques  assurément  très  raicles  qui,  depuis  quelques 
semaines,  sont  dirigées  par  des  journalistes  anglais  contre 
certains  détails  du  projet  de  lord  Grey  nous  confirment  davan- 
tage dans  l'opinion  que  nous  avons  exprimée  dans  la  Revue 
Franco-Américaine  du  mois  dernier. 

Actuellement,  on  critique  surtout  l'idée  d'installer  la  fa- 
meuse Statue  de  la  Paix  à  la  citadelle  sur  le  Bastion  du  Roi. 
Elle  y  sera  peut-être  moins  isolée  que  sur  les  Plaines,  mais' elle 
n'y  sera  certainement  pas  beaucoup  plus  à  sa  place.  Et  quand  on 
discute  ce  point  on  oublie  que  peut-être  la  cause  de  tout  ce 
bruit  est  au  fond  l'Ange  de  la  Paix  lui-même  qui  n'est  si  difficile 
à  loger  que  parce  qu'il  est  inutile  et  sans  signification.  D'or- 
dinaire, le  monument  utile  et  justifié  par  l'histoire  a  sa  place 
toute  trouvée  ;  on  sait  où  le  mettre  avant  même  qu'il  existe 
et  quand  il  monte  sur  son  piédestal  il  ne  fait  que  reparaître 
dans  le  décors  témoin  des  hauts  faits  dont  il  a  pour  mission  de 
perpétuer  le  souvenir.  On  peut  quelquefois  manquer  de  goût 
dans  le  choix  du  site,  mais  les  héros  de  bronze  que  la  mémoire 
des  peuples  vénère  doivent  se  sentir  à  l'aise  là  où  on  les  place 
et  pouvoir  dire  aux  passants  qui  défilent  à  leurs  pieds  :  "  C'est 
ici  que  s'est  accomplie  l'œuvre  qui  me  ramène  au  milieu  de 
vous." 

A  notre  sens  l'Ange  de  la  Paix  placé  à  la  citadelle  sera 
trop  haut.  Il  y  verra  de  trop  loin,  pour  ne  pas  apercevoir 
dans  des  provinces  lointaines  les  fils  de  ceux  qui  lui  accordent 
l'hospitalité  en  proie  à  des  injustices  et  à  des  misères  qu'il  ne 
peut  couvrir  de  ses  ailes.  Lui  qui  devait  être  la  consécration 
d'une  idée,  verra  qu'il  est  venu  trop  tôt  et  qu'il  ne  consacre 
tout  au  plus  qu'une  espérance.  Après  tout,  la  paix  véritable 
du  pays  ne  peut  reposer  que  sur  le  respect  des  droits  de  tous.  Il 
fallait  d'abord  s'assurer  que  ce  respect  était  partout  maintenu, 
qu'il  était  d'abord  enraciné  dans  toutes  les  consciences  comme 
il  est  écrit  dans  la  constitution.  On  ne  l'a  pas  fait,  malheureu- 
sement. 

D'autre  part,  l'Ange  de  la  Paix  ne  fournira  pas  seul  tous 
les  sujets  de  controverse.  D'autres  matières  qui  contribueront 
à  donner  le  ton  aux  fêtes  prochaines  menacent  de  soulever  des 
récriminations.  Ceux  qui  redoutaient  que  les  fêtes  du  troi- 
sième centenaire  prissent  une  tournure  décidément  trop  peu 
française  voient  avec  inquiétude  certain  "certificat  de  mérite" 
que  l'on  va  distribuer  aux  enfants  qui  auront  accumulé  des  gros 
sous  pour  le  rachat  des  champs  de  bataille.  Une  reproduction 
de  ce  certificat  que  nous  avons  sous  les  yeux  nous  montre  en 


126  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

tryptique  les  portraits  de  trois  héros  réunissant  deux  ailes 
immenses — celles  de  l'Ange,  sans  doute — qui  servent  d'enlu- 
minure à  tout  le  document.  Les  portraits  sont  ceux  de  Cham- 
plain  à  gauche,  de  Montcalm  à  droite,  et  de  Wolfe  au  centre  et 
les  dominant.  Pourquoi  le  conquérant  avant  le  fondateur  si 
c'est  ce  dernier  que  l'on  veut  surtout  fêter  ? 

Pourquoi  s'occuper  de  pareilles  vétilles,  dira-t-on  ?  Ce 
sont  avec  ces  vétilles,  lorsqu'elles  sont  habilement  employées, 
que  l'on  étouffe  les  idées  ;  c'est  l'ivraie  qui,  répandue  dans  la 
nuit,  réussit  souvent  à  étouffer  le  bon  grain  et  à  priver  le  semeur 
sans  défiance  du  fruit  de  son  travail. 

Quelles  que  soient  les  conséquences  de  cette  aventure,  nous 
nous  contentons  de  souhaiter  qu'elle  ne  réussisse  pas  à  éveiller 
des  souvenus  cuisants  et  à  éloigner  davantage  le  but  poursuivi 
par  ceux  qui  l'ont  entreprise.  Chacun  assistera  à  la  fête  en  y 
puisant  les  souvenirs  qui  sont  le  plus  près  de  son  cœur.  Nous 
le  disions  dans  notre  dernier  article,  il  est  inutile  de  violenter 
l'histoire  pour  en  obtenir  des  rapprochements  qu'elle  réprouve. 
Ce  qui  nous  rassure  clans  tout  ceci,  c'est  que  la  galanterie  fran- 
çaise qui,  en  1759,  couviit  d'une  égale  gloire  vainqueurs  et 
vaincus  saura,  en  1908,  oublier  l'ardeur  indiscrète  de  certains 
de  nos  amis  et  nous  faire  songer  à  la  sincéiité  de  cette  étreinte 
un  peu  nerveuse  qu'on  nous  donne  en  voilant  l'idée  maîtresse 
du  troisième  centenaire  de  Québec. 

Les  droits  du  français  :  Une  pétition  de  l'Association 
Catholique  de  la  Jeunesse  Canadienne-Française 

Quelques  cercles  de  l'Association  Catholique  de  la  Jeunesse 
Canadienne-Française  ont  lancé  un  mouvement  fort  louable 
réclamant  la  reconnaissance  pratique  de  la  langue  française 
dans  le  pays. 

Ils  font  signer  une  pétition  qui  sera  présentée  aux  autorités 
compétentes  et  dont  voici  le  texte  : 

Aux  Honorables  Ministres  et  Députes  de  la  Chambre 
des  Communes 

Considérant  que,  de  droit,  les  langues  française  et  anglaise 
sont  sur  un  pied  d'égalité,  particulièrement  dans  la  province 
de  Québec; 

Considérant  que,  de  fait,  dans  les  services  d'utilité  publique 
les  compagnies  et  leuis  employés  négligent  l'usage  du  fiançais, 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  127 

souvent  au  grand  ennui  et  au  détriment  de  la  majorité  des 
citoyens  ;  • 

Considérant  que  les  remontrances  et  les  doléances  souvent 
exprimées  par  les  revues  et  les  journaux  sur  ce  déplorable  état 
de  choses  ont  été  inefficaces; 

Considérant,  enfin,  que  pour  y  remédier  un  appel  à  la  cour- 
toisie des  compagnies  ne  suffit  pas,  mais  qu'il  faut  y  joindre 
une  loi  qui  les  oblige. 

Les  soussignés  demandent  que  : 

*  1°  Dans  la  province  de  Québec,  les  compagnies  de  chemins 
de  fer,  de  tramways,  de  télégraphe,  de  téléphone  et  services 
publics  soient  tenues  d'employer  les  langues  française  et  anglaise 
dans  toutes  leurs  communications  avec  le  public,  telles  que 
l'annonce  de  l'arrivée  ou  du  départ  des  trains,  les  horaires,  les 
billets  de  voyageurs,  les  connaissements,  les  bulletins  de  bagage, 
les  médailles  ou  les  autres  insignes  des  employés,  la  désignation 
de  la  classe  des  voitures,  les  imprimés  pour  dépêches,  les  feuilles 
formules  de  contrat,  les  livrets  d'abonnement,  les  avis  ou  règle- 
ments affichés  dans  les  gares,  voitures,  bureaux,  ateliers  ou 
usines  de  ces  compagnies  ou  services  publics. 

2°  Le  Parlement  spécifie  une  sanction  pour  toute  contra- 
vention à  l'article  précédent. 

Fonctionnarisme:  Les  examens  de  concours  et  les  services 
de  l'administration. 

Une  enquête,  faite  récemment  dans  les  départements  de 
l'administration  fédérale,  a  posé  carrément  devant  le  pays  la 
question  de  compétence  pour  les  fonctionnaires  publics.  Les 
commissaires  enquêteurs  ont  recommandé,  dans  un  rapport 
qui  a  fait  quelque  bruit,  l'abolition  du  patronage  politique  et 
l'adoption  de  l'examen  de  concours  pour  le  choix  des  fonction- 
naires. Nous  attirons  surtout  l'attention  sur  cette  dernière 
recommendation  parce  que,  si  elle  était  suivie  loyalement,  elle 
impliquerait  nécessairement  l'adoption  de  l'autre. 

Tout  le  monde  admet  que  le  fonctionnarisme,  s'il  devient 
une  agence  de  faveurs  mise  à  la  disposition  des  partis  politiques 
ne  tarde  pas  à  devenir  une  plaie  dont  ne  sont  pas  les  derniers  à 
se  plaindre  ceux-là  mêmes  qui  l'appliquent  et  qui  en  bénéficient. 
L'examen  de  concours  ferait  disparaître  une  foule  d'abus,  sans 
compter  qu'il  convertirait  en  une  carrière  enviable  ce  qui,  avec 
le  système  de  patronage,  n'est  qu'une  machine  à  sinécures. 


128  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

On  a  l'habitude  de  mesurer  l'influence  d'une  minorité  au 
nombre  des  membres  qu'elle  a  dans  le  gouvernement  et  dans 
l'administration.  C'est  une  erreur  pour  ce  qui  est  des  fonction- 
naires, à  moins  qu'il  n'y  ait  une  règle  définie  établissant  que 
l'entrée  dans  un  service  est,  de  soi,  une  marque  de  supériorité 
ou  de  compétence  exceptionnelle.  Et  c'est  tellement  le  cas  qu'un 
ministre  déplorait,  récemment,  l'indifférence  que  les  jeunes 
Canadiens-français  montrent  à  se  soumettre  à  certains  règle- 
ments régissant  l'admission  clans  les  services  administratifs. 
En  général,  ils  ne  songent  pas  à  subir  les  examens  requis  par 
la  loi.  On  compte  sur  la  faveur  d'un  homme  politique  pour  se 
caser  dans  l'administration,  et  une  fois  qu'on  est  casé,  on 
compte  sur  une  autre  faveur  pour  se  maintenir  en  place. 
Pourquoi  ne  pas  subir  un  examen  qui  fera  rentrer  le  mérite 
personnel  en  ligne  de  compte  ?  A  la  satisfaction  d'être  placé 
convenablement  s'ajouterait  celle  d'être  plus  digne  du  poste 
que  l'on  a  conquis,  et  de  voir  s'ouvrir  devant  soi  la  route  des 
promotions  enviables.  On  aura  fait  de  son  métier  une  carrière. 

Nous  signalons  ce  fait  à  nos  jeunes  compatriotes  qui  se 
destinent  à  entrer  dans  le  service  administratif.  Qu'ils  se  pré- 
valent de  tous  les  moyens  mis  à  leur  disposition  pour  se  classer 
officiellement  parmi  les  meilleurs  serviteurs  du  pays.  Et  s'ils 
ont  l'ambition  d'être  fonctionnaires,  qu'ils  aient  aussi  l'ambition 
d'être  les  meilleurs  fonctionnaires. 

Le  théâtre  à  Québec:  Interdiction  d'une  pièce  de  Sardou 
par  l'autorité  religieuse. 

Sa  Grandeur  Mgr  Bégin  a  prononcé  l'interdiction  contre 
la  représentation  d'une  pièce  de  Sardou.  C'est  un  acte  d'é- 
nergie et  de  protection  dont  il  faut  le  remercier.  Il  faut, 
d'autre  part,  féliciter  la  population  de  Québec  qui  s'est  em- 
pressée de  se  rendre  au  désir  de  son  premier  pasteur  en  s 'abste- 
nant d'assister  à  une  représentation  essentiellement  immorale 
et,  du  reste,  absolument  dénuée  d'art.  D'ailleurs,  comment 
une  pièce  de  théâtre  peut-elle  être  artistique  et  s'écarter  des 
règles  de  bienséance  et  de  saine  morale  qui  sont  de  mode  pour 
les  dramaturges  comme  pour  le  reste  des  mortels  ? 
►  r  Certains  artistes,  ou  réputés  tels,  se  méprennent  assuré- 
ment sur  la  mentalité  des  auditoires  auxquels  ils  s'adressent. 
Pour  nous,  au  Canada,  nous  avons  la  fort  désagréable  besogne 
de  nous  protéger  contre  la  cohue  des  émancipât eur s  exotiques 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  129 

qui  ont  entrepris  notre  "  éducation  moderne  "  en  toutes  choses 
— comptant  bien  que  cette  tâche  les  fera  vivre  à  nos  dépens— 
et  qui  nous  apportent,  quelquefois  sous  le  manteau  de  grandes 
réputations,  ce  que  le  théâtre  français  a  de  moins  recomman- 
dable  et  aussi  de  plus  dégoûtant.  Ils  comptent  sur  la  foule 
innombrable  des  badauds,  toujours  prête  à  s'extasier  devant 
l'imprévu  et  surtout  devant  ce  qu'elle  ne  comprend  pas. 
Pour  ceux-là,  quand  ils  croient  avoir  vu  quelque  chose  d'extra- 
ordinaire, même  si  cela  a  pu  troubler  leur  conscience,  toute 
leur  appréciation  se  résume  à  cette  exclamation  stupide  d'un 
de  leurs  congénères  au  sortir  d'une  représentation  louche 
donnée  à  Montréal  par  une  célèbre  "  vieillesse  "  :  "  Au  point 
de  vue  art,  c'est  extra  !  " 

Songez  donc  !  Et  qu'une  voix  autorisée  s'élève  et  proteste 
contre  ce  qui  est  un  attentat  à  la  morale  en  même  temps  qu'au 
sens  artistique  véritable,  vous  en  entendrez  quelques-uns  pro- 
tester au  nom  du  progrès  et  gémir  contre  ce  qu'ils  appellent 
une  intolérance  aveugle.  Aux  Etats-Unis,  cette  baclauderie  à 
l'égard  des  esprits  d'outre-mer  a  doté  les  bibliothèques  pu- 
bliques de  toute  la  littérature  fangeuse  qui  fait  le  déshonneur 
du  talent  français.  "  Au  point  de  vue  art,  c'est  extra  !  "  et 
l'on  achète.  Mais  là  comme  ailleurs,  les  esprits  droits,  les 
citoyens  soucieux  de  la  morale  et  épris  du  beau,  du  bon  et  du 
vrai,  protestent  contre  cet  assaut  des  consciences  et  s'expriment 
quelquefois  avec  une  décision  admirable.  Nous  nous  rappelons 
fort  bien  comment  un  grand  journal  américain  apprécia  les 
pièces  jouées  à  Providence,  R.  I.,  par  Mme  Sarah  Bernhardt. 
Le  journal  admettait  bien  le  talent  de  l'actrice,  mais  il  ajoutait  : 
"  Mais  tout  ceci  n'est  pas  la  haute  tragédie.  Et  il  s'agit  bien 
de  savoir,  assurément,  si  l'effet  qu'elle  produit  sur  ses  auditoires, 
aussi  boulversant  et  réel  qu'il  paraisse,  est  autre  chose  que  le 
déchaînement  d'un  trouble  moléculaire  turbulent  dans  le  sys- 
tème nerveux." 

Parlant  de  la  "  Sorcière  ",  une  autre  pièce  de  Sardou  qui 
a  déjà  été  interdite  à  Québec,  le  même  journal  dit  :  "  Elle 
contient  moins  d'horreurs  que  d'autres  pièces  de  Sardou, — la 
"  Tosca  ",  par  exemple — mais  elle  en  contient  encore  assez 
pour  justifier  M.  Jules  Lemaître  d'appeler  son  auteur  "  le  Cali- 
gula  du  drame  "  possédant  une  soif  insatiable  de  sang.  "  C'est 
encore  de  la  "  Tosca  "  que  M.  Lemaître  disait  :  "  On  n'y  trouve 
que  des  gestes  fous  et  des  cris.  Toute  beauté  de  forme  et 
d'expression  y  est  impossible." 


130  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Ajoutez  à  cela  une  mise  en  scène  où  les  choses  les  plus 
saintes  sont  profanées,  des  dialogues  où  le  scabreux  du 
langage  le  dispute  à  l'indécence  du  geste,  des  rôles  avec  des 
héros  couverts  de  sang,  et  vous  avez  déjà  une  pièce  horrible 
même  si  elle  est  jouée  par  des  gens  de  talent.  Faites-là  jouer 
par  des  cabotins,  et  vous  avez  la  "  Tosca  "  telle  qu'on  a  voulu  la 
donner  au  théâtre  Bennett.  Ah  !  cette  intervention  de  l'ar- 
chevêque est  fort  heureuse  ;  en  vengeant  la  morale  elle  a  aussi 
vengé  l'art. 

On  dira  que  Québec  est  fort  mal  partagé  sous  lé  rapport 
des  théâtres.  C'est  vrai  ;  et  il  en  sera  ainsi  tant  que  nous 
n'aurons  pas  manifesté,  aussi  souvent  qu'il  le  faudra,  notre 
détermination  d'exiger  une  qualification  morale  des  pièces  dont 
on  voudra  nous  donner  la  représentation.  Nous  n'aurons  les 
bonnes  pièces  que  quand  on  aura  bien  compris  cela.  Il  est  vrai 
que  sous  ce  rapport  les  esprits  pourraient  encore  ^être  divisés, 
mais  un  grand  pas  aura  été  fait  dans  la  bonne  direction,  et 
entre  gens  également  soucieux  du  bien  il  sera  très  facile  de 
s'entendre.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  coutume,  chez  nous, 
si  étrange  que  cela  soit,  admet  au  théâtre  les  jeunes  filles  et  les 
enfants.  Il  ne  faut  pas  que  le  père  de  famille  ait  à  rougir  de 
ce  qu'entendra  la  jeune  fille  assise  à  son  côté.  Du  reste,  l'ha- 
bitude du  théâtre  n'offre  pas  que  le  danger  de  ce  qu'on  peut  y 
entendre  ou  voir.  Il  y  entre  beaucoup  d'autres  considérations 
que  nous  ne  nous  attarderons  pas  à  signaler  ici.  C'est  une 
récréation  dont  il  faut  user  avec  mesure. 

Actuellement,  nous  courons  peu  de  risques  de  commettre 
des  excès  sous  ce  rapport.  Avec  les  représentations  de  vaude- 
ville idiot  que  nous  donnent,  depuis  le  commencement  de  la 
saison,  des  troupes  américaines  de  troisième  ou  quatrième  ordre, 
il  est  douteux  que  la  passion  du  théâtre  ne  passe  chez  nos  gens 
à  l'état  épidémique.  Nous  avons,  cependant,  vu  des  gens 
revêtir  leurs  habits  de  gala  pour  aller  applaudir  des  jongleurs, 
des  éléphants  dressés  et  des  chiens  savants  ! 

Léon  Kemner 


Vieux  articles  et  vieux  ouvrages 

Les  Canadiens  de  l'Ouest,  par  Joseph  Tassé,  deuxième  édition, 
Montréal,  Imprimerie  Canadienne,  1878.  (Catholi'c  Quarterly 
Review.  Oct.  1879)   1ère  partie. 

L'ouvrage  commence  par  la  carrière  romanesque  d'Au- 
gustin Mouet  de  Moras,  sieur  de  Langlade,  qui  épousa  à  Ma- 
kinac  la  sœur  d'un  chef  outaouais,  et  acquit  une  grande  influ- 
ence sur  les  indiens  du  Nord-Ouest.  Son  fils,  Charles,  com- 
manda des  bandes  indiennes  dans  les  guerres  de  son  temps, 
et  contribua  pour  beaucoup  à  la  défaite  de  Braddock.  Plus 
tard,  il  conduisit  ses  braves  à  Ticonderoga,  puis  il  combattit 
dans  la  dernière  bataille  de  Québec  où  il  supplia  en  vain 
qu'on  le  laissât  attaquer  Wolfe  avant  que  ce  dernier  ait  eu 
le  temps  de  se  former  en  ordre  de  combat  immédiatement 
après  avoir  escaladé  la  falaise.  De  retour  à  Makinac  il  assista 
à  la  prise  de  ce  fort  par  Pontiac  et  avait  inutilement  prévenu 
du  danger  le  commandant  Etherington  qu'il  réussit  tout 
de  même  à  enlever  sain  et  sauf  aux  sauvages.  Lorsque 
la  guerre  de  la  révolution  américaine  éclata,  Langlade, 
loyal  à  sa  nouvelle  allégeance,  prit  le  commandement  des 
forces  de  l'Ouest  qui  furent  appelées  dans  l'armée  du  géné- 
ral Burgoyne.  Après  le  désastre  de  Bennington  les  in- 
diens se  dispersèrent  et  Langlade  retourna  dans  POuest, 
où  la  chute  de  Vincennes  rendit  de  nouveaux  efforts  inutiles. 
Père  et  fils  allèrent  s'établir  à  la  Baie  Verte,  (Green  Bay) 
où  Charles  de  Langlade  mourut  en  1800.  Il  avait  servi  sous 
les  drapeaux,  français,  anglais  et  américain,  et  avait  pris  part 
à  quatre-vingt-dix-neuf  batailles  et  escarmouches. 

"  Mais,  comme  le  fait  justement  remarquer  M.  Tassé, 
le  seul  titre  de  Langlade  aux  yeux  de  la  postérité,  ne  sera  pas 
d'avoir  été  un  militaire  habile  et  intrépide.  Il  pourra  encore 
réclamer  la  gloire  moins  bruyante  peut-être,  mais  non  moins 
méritoire,  d'avoir  été  l'un  des  plus  intrépides  pionniers  de 
l'Ouest,  l'un  des  premiers  à  braver  les  dangers  qu'offraient 
les  farouches  indigènes  de  ces  contrées,  en  jetant  au  milieu 
du  désert  les  humbles  bases  d'établissements  aujourd'hui 
prospères   et   pleins   d'avenir.     C'est    ce   que   la   population 


132  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

américaine  a  su  déjà  reconnaître  en  lui  décernant  le  glorieux 
surnom  de  fondateur  du  Wisconsin — father  oj  the  Wisconsin." 

Il  ne  perdit  jamais  les  convictions  religieuses  de  sa  jeu- 
nesse, et  vers  la  fin  de  sa  vie  il  aida  généreusement  les  prêtres 
dont  le  nombre  devenait  moins  grand  et  s'efforça,  quand  ce 
fut  possible,  d'assurer  leurs  services  à  la  petite  population 
qui  s'était  groupée  autour  de  lui. 

Jean  Baptiste  Cadot,  bien  que  d'une  personnalité  moins 
éminente,  fut  le  dernier  commandant  français  et  le  premier 
commandant  anglais  au  Sault  Ste  Marie,  et  pendant  des  années 
resta  à  la  tête  du  groupe  qui  s'était  établi  là. 

Bien  différent  de  ces  deux  hommes  fut  Charles  Réaume, 
insoucieux  et  extravagant,  échouant  dans  sa  jeunesse  comme 
négociant  au  Canada,  abandonnant  femme  et  foyer,  fait  pri- 
sonnier par  les  américains  sur  le  St  Laurent,  puis  de  nouveau 
à  Vincennes,  se  fixant  enfin  à  la  Baie  Verte  (Green  Bay)  où 
il  fut  nommé  juge  sous  le  régime  anglais  et  continua  ensuite 
pendant  près  de  trente  ans  à  administrer  la  justice  sous  le 
régime  républicain.  Sa  science  de  la  loi,  française,  anglaise 
ou  américaine,  n'était  pas  considérable,  mais  on  n'était  pas 
exigeant  dans  ce  poste  nouveau,  et  l'impartialité  de  l'homme, 
de  ême  que  la  facilité  de  son  jugement  à  discerner  le  mérite 
d'une  cause  servaient  davantage  les  intérêts  de  ceux  qui 
avaient  à  se  présenter  devant  son  tribunal.  Mme  Kinzie  (1) 
raconte  l'anecdote  suivante  sur  son  compte  :  "  Deux  hommes 
comparaissaient  un  jour  devant  Réaume.  Le  juge  écoute 
patiemment  la  plainte  bien  accentuée  de  l'un,  et  la  défense 
non  moins  énergique  de  l'autre.  Après  l'interrogatoire  des 
témoins,  il  se  lève  avec  dignité  et  prononce  la  sentence  sui- 
vante :  "  Vous  êtes  tous  les  deux  dans  le  tort  :  vous,  Bois  vert, 
le  demandeur,  vous  m'apporterez  un  voyage  de  foin,  et  vous, 
Crèle,  le  défendeur,  vous  m'apporterez  un  voyage  de  bois. 
La  cause  est  réglée  !" 

Plusieurs  autres  Canadiens-français  furent  investis  de  la 
dignité  judiciaire  à  cette  époque  reculée  et  parmi  ceux-là 
M.  Tassé  mentionne  Joseph  Rolette,  Jacques  Porlier,  Francis 
Bouthillier,  Michel  Brisebois  et  Nicolas  Boivin. 

Porlier  se  destina  d'abord  à  la  prêtrise,  mais  il  quitta  le 
séminaire  pour  aller  dans  l'Ouest.  Il  était  sans  nul  doute, 
en  1820,  le  citoyen  le  plus  important  de  la  Baie  Verte.     Ses 


(1)  L'anecdote  est  empruntée  à  l'ouvrage  de  Mme  Kinzie  :   "  Waubm,"  qui 
■est  semé  de  traits  curieux  sur  les  commencements  du  Nord-Ouest. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  133 

manières  affables  le  rendirent  cher  à  tous  et,  avant  de  monter 
sur  le  banc  il  avait  le  premier  rendu  à  ses*  concitoyens  le  service 
essentiel  d'organiser  une  école  régulière.  Il  a  laissé  un  nom 
sans  tache  et  une  mémoire  respectée.  Il  remplit  la  charge 
de  confiance  à  laquelle  on  Pavait  appelé  avec  intelligence 
et  intégrité  et  à  la  satisfact  on  universelle  du  public.  C'est 
afin  de  mieux  s'acquitter  des  devoirs  de  sa  charge  qu'il  tra- 
duisit en  français  les  lois  du  Wisconsin. 

Joseph  Rolette  est  un  autre  jeune  canadien  qui,  laissant 
de  côté  ses  études  classiques  et  les  études  plu  sérieuses  vers 
lesquelles  ses  parents  le  poussaient,  quitta  sa  famille  établie 
sur  les  bords  du  St.  Laurent  pour  s'en  aller  dans  l'ouest  im- 
mense. Bien  que  le  commerce  l'eût  amené  sur  le  territoire 
américain,  ses  attaches  politiques  étaient  anglaises  (British) 
et  lorsque  la  guerre  de  1812  éclata  il  prit  une  part  énergique 
aux  opérations  de  l'ouest.  C'est  sur  son  conseil  que  les  forts 
de  Makinac  et  de  la  Rivière  du  Chien  furent  enlevés  aux 
Américains.  Lorsque  la  paix  fut  rétablie,  Rolette  se  fixa^à 
la  Prairie  du  Chien  où  une  population  canadienne  considérable 
était  déjà  établie.  Là  il  se  livra  au  commerce,  avec  beau- 
coup de  succès,  et  acquit  une  grande  influence  sur  les  Indiens. 
Plusieurs  en  devinrent  si  jaloux  qu'ils  persuadèrent  à  l'officier 
qui  commandait  le  fort  à  la  Prairie  du  Chien  de  le  bannir  dans  une 
île  éloignée.  John  Jacob  Astor  reconnut  l'habileté  de  Rolette 
et  en  fit  son  agent  en  1820.  A  partir  de  cette  date  il  fut  un 
des  hommes  les  plus  éminents  de  cette  partie  du  pays.  Ses 
bateaux-marchands  sillonnèrent  toutes  les  rivières  et  tous 
les  lacs  pendant  qu'il  développait  son  village,  bâtissant  une 
scierie,  encourageant  les  écoles  et  cultivant  une  grande  étendue 
de  terrain.  Il  était  libéral,  généreux,  hospitalier,  toujours 
prêt  à  secourir  les  pauvres  et  à  tendre  la  main  à  ceux  qui 
avaient  besoin  d'aide  pour  arriver  au  succès.  Il  fut  nommé 
juge  de  son  comté  et  servit  dans  la  guerre  de  Black-Hawck. 
Rolette  n'était  pas  seulement  le  marchand  le  plus  actif  et  le 
plus  important  de  cette  partie  du  Nord-Ouest,  il  en  était  aussi 
le  citoyen  le  plus  éclairé  et  le  plus  instruit  "  Sa  société  fu^ 
vivement  recherchée  par  tous  les  voyageurs  de  distinction 
qui  visitèrent  à  cette  époque  la  Prairie-du-Chien  ;  car  ses 
manières  étaient  tout-à-fait  courtoises,  et  sa  conversation 
très  intéressante,  nourrie  d'anecdotes  et  de  bons  mots.  Son 
prestige  sur  les  sauvages  ne  fit  que  s'accroître  avec  les  années. 
Il   était  connu  de  toutes  les  peuplades  depuis  Saint-Louis 


134  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

jusqu'à  la  colonie  de  lord  Selkirk  et  depuis  la  rivière  Ouisconsin 
jusqu'à  Mackinac.     Les  indiens  l'appelaient — "  le  roi." 

La  colonie  canadienne  de  la  Prairie-du-Chien  eut  à  souf- 
frir d'une  décision  injuste  des  autorités  américaines  par  la- 
quelle on  leur  enleva  les  terres  qu'ls  avaient  occupées  et 
améliorées  pendant  des  années.  Si  Rolette  fut  un  de  ceux 
dont  les  droits  furent  respectés,  il  mourut  pauvre  cependant 
en  1842,  après  avoir  contribué  plus  que  tout  autre  à  rendre 
son  village  important. 

Milwaukee,  la  ville  la  plus  active  du  Wisconsin,  avec  son 
vaste  commerce  de  grain ,  reconnaît  comme  son  fondateur 
le  canadien  Laurent  Salomon  Juneau.  Il  ne  fut  pas,  à  vrai 
dire,  son  premier  pionnier  parce  qu'il  y  avait  été  précédé  en 
1777  par  Laurent  Ducharme  et  plus  tard  par  Laframboise, 
Chaput,  Grignon  et  Beaubien.  Mais  l'augmentation  de  cette 
colonie,  le  développement  de  ses  ressources,  sont  dus  à  Juneau 
qui  y  construisit  sa  "  log-cabin  "  en  1818,  au  moment  où  les 
bois  revêtaient  leurs  couleurs  automnale.  Son  énergie,  son 
activité,  son  habileté  lui  gagnèrent  la  confiance  et  l'estime 
des  sauvages  et  son  poste  devint  assez  florissant  pour  attirer 
d'autres  co  ons.  Lorsque  le  terrain  fut  mis  en  vente  en  1830 
Juneau,  acheta  cent  trente  acres  sur  le  bord  de  la  rivière 
au  nord  de  la  rue  Milwaukee.  Une  ville  prit  bientôt  naissance, 
dont  Juneau  fut  le  premier  maître  de  poste  et  le  premier  maire. 
La  crise  de  1837  l'arrêta  comme  elle  arrêta  plusieurs  autres 
villes  nouvelles,  mais  Milwaukee  se  ressaisit  et  continua  de 
progresser.  La  maison  de  Juneau  fut  la  première  chapelle 
catholique  mise  à  la  disposition  des  habitants  qui  s'y  rassem- 
blaient autour  du  Rev.  M.  Blonduel.  Lorsque,  quelques 
années  plus  tard,  il  vit  la  ville  qu'il  avait  fondée  élevée  par  le 
Saint  Père  à  la  dignité  de  ville  épiscopale,  il  donna  à  Mon- 
seigneur Henni,  un  site  magnifique  pour  sa  cathédrale.  Avec 
le  même  esprit  de  générosité  il  construisit  un  palais  de  justice 
sur  un  terrain  qu'il  avait  donné  à  la  ville,  puis  il  la  dota  d'un 
parc  splendide.  Son  naturel  généreux  et  sa  foi  simple,  qui 
ne  le  protégeaient  pas  contre  ies  agioteurs  sans  scrupule,  le 
conduisirent  à  la  fin  au  bord  de  la  banqueroute,  et  Juneau 
se  trouva  ruiné.  Il  vendit  sa  propriété,  paya  ses  dettes,  et 
se  retira  à  Theresa,  dans  le  comté  de  Dodge  où  il  reprit  son 
ancienne  vie  de  commerce.  Jouissant  toujours  du  respect 
de  tous  dans  l'Etat,  il  fut  délégué  à  la  convention  démo- 
cratique  présidentielle   en   1856.     Il   mourut   peu   de   temps 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE      •  135 

après.  Tous  ceux  qui  le  connurent  l'aimèrent.  Les  chefs 
de  son  Etat  rendirent  un  tribut  d'éloges  à  son  caractère  et 
déplorèrent  sa  perte.  Et  les  indiens,  avec  qui  il  avait  été 
si  souvent  en  contact,  donnèrent  des  signes  de  deuil  tels 
que,  de  mémoire  d'homme,  on  ne  leur  en  avait  jamais  vu 
donner.  Ils  tinrent  un  conseil  et  ordonnèrent  à  tous  les  braves 
d'assister  aux  funérailles,  un  fait  absolument  sans  précédent. 
Juneau  fut  enterré  sur  une  falaise  près  de  l'agence  indienne, 
mais  la  ville  qu'il  avait  fondée  réclama  ses  restes  qui  furent 
transférés  dans  la  ville  et  honorablement  inhumés  après  un 
service  solennel  de  requiem  à  la  cathédrale. 

Il  n'est  pas  dans  notre  histoire  locale  (2)  de  caractère 
plus  pur  ou  plus  irréprochable  que  Salomon  Juneau. 

Dans  Julien  Dubuque  nous  avons  un  autre  de  ces  cana- 
diens éminents  qui  colonisèrent  l'Ouest;  il  ne  se  contenta  pas 
de  fonder  une  colonie  et  de  commencer  à  développer  ses  res- 
sources minières,  mais  il  y  attacha  son  nom  d'une  façon  in- 
destructible. Parti  des  Trois  Rivières  où  habitait  sa  famille, 
le  jeune  Dubuque  prit  le  chemin  de  l'Ouest  inexploré  et  y 
obtint  bientôt  beaucoup  d'importance  parmi  les  sauvages. 
Doué  d'une  habileté  extraordinaire  de  prestidigitation,  il 
émerveilla  les  sauvages  et  eut  vite  fait  de  rejeter  dans  l'ombre 
jusqu'à  leurs  jongleurs  de  profession.  Mais  quand  ils  le  virent 
jouer,  sans  en  recevoir  de  mal,  avec  les  serpents  à  sonnettes 
et  autres  reptiles  venimeux,  ils  ne  regardèrent  "  Petite-Nuit  ' 
que  comme  un  être  surnaturel  doué  d'un  pouvoir  extraordi- 
naire.    Il  devint  le  juge  et  l'arbitre  de  toutes  les  disputes. 

En  1870,  Peosta,  l'épouse  d'un  chef  Renard,  découvrit 
une  mine  de  plomb  sur  la  rive  ouest  du  Mississippi.  Dubuque 
comprit  de  suite  la  valeur  de  cette  découverte  et  offrit  d'acheter 
la  mine.  Dans  un  Grand  Conseil  indien  tenu  à  la  Prairie-du- 
Chien,  en  1788,  il  réussit  à  se  faire  concéder  par  les  sauvages 
une  lisière  de  terrain  de  sept  lieues  le  long  de  la  rivière  et  de 
trois  lieues  de  profondeur,  avec  le  droit  d'exploiter  les  mines 


(2)  Suit  la  strophe  naïve  qu'un  poète  américain  a  consacrée  au  souvenir 
de  Juneau,  dans  une  ode  à  la  ville  de  Milwaukee: — 
Juneau  so  fair  and  whose  wit  was  so  keen, 
Came  hère  in  the  year  eighteen  hundred  andeighteen; 
An  Indian  trader  of  famé  and  renown, 
Lived  on  the  East  side,  called  Juneau's  town, — 
And,  in  fact,  was  the  king  of  the  place. 
So  maniy  and  bold,  with  a  dark,  hazel  eye 
Always  told  you  the  truth,  and  never  a  lie  ; 
This  pioneer  man  of  his  race. 


136  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Convaincu  que  son  titre,  venant  des  sauvages,  serait  pour  le 
moins  précaire,  Dubuque  résolut  de  le  revêtir  de  toutes  les 
formes  de  la  loi.  La  rive  ouest  du  Mississippi  se  trouvait 
dans  la  Louisiane,  province  alors  sujette  à  'Espagne.  En 
1796,  Dubuque  présenta  à  Carondelet,  le  gouverneur  espagnol 
à  la  Nouvelle  Orléans,  une  pétition  demandant  la  concession 
des  terres  sur  lesquel  es  se  trouvaient  les  mines  qu'il  avait 
découvertes.  Le  gouverneur  étudia  la  chose,  et  le  20  no- 
vembre 1796,  accorda  en  bonne  et  due  forme  la  concession 
demandée.  Afin  de  pouvoir  développer  la  "  mine  espagnole," 
comme  elle  était  appelée,  Dubuque  vendit  une  partie  de  son 
terrain  aux  Chouteaus  de  St.  Louis,  et  lorsque  la  Louisiane 
fut  transférée  aux  Etats-Unis,  il  eut  soin,  dans  le  traité  signé 
avec  les  Sacs  et  les  Renards,  d'inclure  une  clause  garantissant 
ses  droits.  Il  continua  d'exploiter  les  mines  jusqu'en  1811, 
jusqu'à  sa  mort,  et  on  dit  qu'il  a  été  le  premier  homme  qui 
ait  pu  engager  les  indiens  à  travailler.  Les  indiens  lui  firent 
des  funérailles  avec  toute  la  pompe  qu'ils  connaissaient,  ils 
l'enterrèrent  sur  une  haute  colline,  et  pendant  des  années 
ils  allumèrent  à  la  nuit  tombante  une  lampe  funéraire  sur  sa 
tombe  qui  devint  une  sorte  de  lieu  de  pèlerinage. 

Davenport,  dans  le  même  Etat,  reconnaît  comme  son 
fondateur  le  canadien  Antoine  Leclerc,  qui  arriva  à  Peoria  vers 
1809,  un  peu  avant  la  destruction  de  cette  ville  par  le  cruel 
Craig.  Il  s'installa  plus  tard  à  Rocky  Island  où  il  fut  rejoint 
par  le  colonel  Davenport.  Très  influent  auprès  des  sauvages 
il  obtint  de  larges  étendues  de  terrains,  des  Sacs  et  des  Renards 
et  plus  heureux  que  Dubuque,  ses  droits  furent  reconnus  et 
respectés  par  le  gouvernement  américain. 

En  effet,  après  la  mort  de  Dubuque,  le  gouvernement 
américain,  malgré  la  concession  faite  par  les  indiens  et  con- 
firmée par  les  autorités  espagnoles,  s'empara  de  la  "  mine 
espagnole  "  ne  laissant  plus  que  le  nom  de  Dubuque  pour 
rappeler  l'histoire  de  cette  fondation. 

Notes  historiques  sûr  l'Eglise  Catholique  dans  l'Oregon 
pendant  les  derniers  40  ans,  Par  Mgr.  F.  N.  Blanchet, 
Portland,  Oregon,  1878,  12  mo.,  186  pages.  (Catholic  Quar- 
terly  Review,  1878.) 

Dans  les  "  Notes  historiques  sur  l'église  catholique  dans 
l'Oregon  ",  que  nous  pouvons,  sans  craindre  de  nous  tromper, 
attribuer  au  vénérable  évêque  de  l'Oregon,  nous  retrouvons 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINS  137 

les  pionniers  canadiens,  dans  cet  Etat  et  le  territoire  adjacent, 
leur  industrie  et  leur  courage,  aussi  bien  que  cette  fidélité  à  la 
religion  qui  les  porta  à  aller  à  St-Boniface  demander  un  prêtre 
à  Mgr  Provencher,  alors  que  cet  apôtre  ne  put  que  les  ren- 
voyer à  Québec.  Le  Rév.  M.  Blanchet  répondit  à  leur  ap- 
pel. Pionnier  et  prêtre,  il  rassembla  ces  canadiens  éloignés 
autour  de  l'autel,  et  célébra  la  messe  pour  la  première  fois  dans 
l'Oregon  le  14  octobre  1838.  Pierre  Chrysologue  Pambrun, 
un  pionnier  de  Fort  Wallawalla,  Joseph  Gervais,  Etienne 
Lucier,  Pierre  Belègue,  à  Fort  Vancouver,  et  Simon  Plamondon, 
à  Cowlitz,  reçurent  le  prêtre  à  bras  ouverts,  et  leurs  maisons 
furent  les  premières  chapelles  du  pays  ;  et  plusieurs  qui  étaient 
déjà  établis  dans  le  pays  depuis  au  moins  dix  ou  douze  ans 
eurent  la  consolation  d'entendre  la  messe  et  de  s'approcher 
des  Sacrements. 

Ces  notes  historiques  nous  montrent  la  vie  des  pionniers 
Canadiens  de  l'Oregon,  les  progrès  de  la  religion  parmi  eux,  et 
la  part  qu'ils  ont  prise  dans  le  développement  et  la  prospérité 
de  la  côte  du  Pacifique. 

E.  N.  Quinnette  est  actuellement  (1879)  maire  d'Olympia, 
capitale  du  territoire  de  Washington.  Joseph  Perreault  est 
agent  territorial  de  l'instruction  publique  dans  l'Idaho,  et  on 
rencontre  beaucoup  d'échevins,  de  shérifs,  etc.,  etc.  Presque 
tous  les  Canadiens  des  Etats-Unis,  à  part  les  ouvriers  de  fa- 
briques de  la  Nouvelle  Angleterre,  sont  citoyens  américains. 

Les  biographies  publiées  par  M.  Tassé  n'embrassent  que 
l'Ouest,  mais  l'élément  canadien,  comme  nous  l'avons  vu,  ne 
s'est  pas  borné  aux  nouveaux  Etats  et  aux  Territoires.  Il  a 
augmenté  considérablement  pendant  les  derniers  dix  ans,  et 
nous  trouvons  dans  le  recensement  de  1870  qu'on  porte  à 
493,464  le  nombre  de  ceux  qui,  nés  dans  l'Amérique  Britannique, 
sont  venus  aux  Etats-Unis.  Les  rapports  ne  distinguent  pas 
les  Canadiens-Français  des  autres,  mais  ce  sont  ces  derniers  qui 
forment  la  masse  de  ces  immigrants;  plusieurs  même  sont  ins- 
crits comme  français  et  ne  sont  pas,  par  conséquent,  inclus  dans 
ce  chiffre  Les  Canadiens-Français  doivent  former  le  dixième 
de  toute  la  population  d'origine  étrangère  aux  Etats-Unis. 
Le  plus  grand  nombre,  89,590,  est  dans  le  Michigan,  où  il  forme 
8  pour  cent  de  la  population  ;  New  York  en  a  79,000  ;  le  Mas- 
sachusetts, 70,000,  5  pour  cent  de  la  population  de  ce  vieil 
Etat  des  puritains  et  des  séparatistes.  L'Illinois  vient  ensuite 
avec  30,000.  Le  Vermont  avec  ses  30,000  en  a  la  plus  forte 
proportion  de  tous  les  autres  Etats  ;  le  Wisconsin  en  a  25,000 


138  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

tandis  que  le  Rhode  Island,  la  Pennsylvanie,  la  Californie,  le 
Connecticut,  le  New  Hampshire,  l'Ohio,  le  Minnesota  et  l'Iowa 
en  ont  de  10,000  à  17,000. 

Le  nombre  des  canadiens  qui  ont  émigré  de  1840  à  1850 
est  de  30,000  ;  cette  émigration  suivit  immédiatement  la  Ré- 
bellion de  1837. 

M.  Gagnon,  rédacteur  du  journal  "  Le  Travailleur  ",  et 
d'autres  messieurs,  qui  organisèrent  la  grande  manifestation 
de  Montréal  en  1874,  dans  le  but  de  lancer  un  mouvement  de 
rapatriement,  affirment  qu'il  y  a  aux  Etats-Unis  550,000  cana- 
diens, et  enfants  de  canadiens,  qui  ont  conservé  leur  langue, 
leurs  traditions,  etc. 

Quarante  mille  canadiens  se  sont  enrôlés  dans  les  armées 
de  l'Union  pendant  la  guerre  de  Sécession  ;  environ  10,000  ont 
servi  dans  les  armées  du  sud,  en  qualité  d'officiers. 

Cette  population  était  à  peu  près  exclusivement  catho- 
lique, et,  à  cause  de  cela,  exposée  aux  railleries  et  aux  attaques 
du  fanatisme  ;  plusieurs  devinrent  ou  honteux  de  leur  religion 
ou  indifférents,  principalement  dans  les  centres  où  ils  trouvèrent 
les  églises  remplies,  et  les  instructions  données  dans  une  langue 
qu'ils  ne  comprenaient  pas.  Il  leur  manqua,  aussi,  quelques- 
unes  des  cérémonies  auxquelles  ils  étaient  habitués,  et  ils  ne 
se  sentirent  plus  chez  eux.  Il  leur  fallait  leurs  églises  à  eux. 
Ces  églises  ils  les  ont  construites  dans  différents  endroits  où 
leur  nombre  justifiait  semblable  entreprise,  et  des  prêtres  cana- 
diens, formés  comme  tant  des  nôtres  l'ont  été  pendant  des 
années  au  Grand  Séminaire  fondé  par  Laval  à  Québec,  ou  à 
Montréal  par  les  fils  d'Olier,  desservent  leurs  compatriotes  dans 
diverses  parties  des  Etats-Unis.  Ils  ont  des  écoles,  des  acadé- 
mies, dirigées  par  des  communautés  sœurs  de  celles  du  Canada 
ou  qui  leur  sont  affiliées.  Les  Clercs  de  St-Viateur  ont  un 
collège  à  Bourbonnais  ;  les  Jésuites  dans  l'Etat  de  New- York  ; 
les  Prêtres  de  la  Sainte-Croix  dans  l'Indiana  ;  les  Pères  Oblats 
sont  affiliés  au  Canada  et  plusieurs  de  leurs  religieux  sont  nés 
et  ont  été  instruits  dans  cette  vieille  province  catholique.  Les 
Sœurs  de  la  Charité,  fondées  par  Madame  d'Youville  à  Mont- 
réal, et  ordinairement  appelées  Sœurs  Grises,  ont  des  maisons, 
entr'autres,  à  Salem  et  Lawrence  Mass,  Ogdensburg  et  Platts- 
burg,  N.-Y.,  St-Johnsbury,  Vt.,  et  une  mission  parmi  les  sau- 
vages au  Lac  du  Diable,  dans  le  Dakota.  Les  Sœurs  de  la 
Congrégation  de  Notre-Dame,  fondées  à  Montréal  par  la  Véné- 
rable Marguerite  Bourgeoys,  dont  on  presse  vigoureusement  en 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  139 

ce  moment  le  procès  de  canonisation,  ont  des  maisons  à  Bour- 
bonnais et  Kankakee,  Illinois.  Les  Sœurs  de  la  Providence, 
de  Montréal,  ont  des  hôpitaux  à  Fort  Vancouver,  Fort  Colville, 
Tulalip,  et  ailleurs.  Les  Sœurs  des  Saints  Noms  de  Jésus  et 
Marie  sont  établies  dans  le  Vermont  et  en  Floride.  Le  couvent 
des  Ursulines  de  Québec,  fondé  par  la  Vénérable  Mère  Marie 
de  Tlncarnation,  que  nous  espérons  voir  bientôt  béatifiée,  a 
envoyé  de  ses  religieuses  dans  la  Louisiane  et  le  Texas. 

Toutes  ces  organisations  ont  fourni  les  matériaux  néces- 
saires pour  compléter  le  tableau  de  ce  que  les  Canadiens  ont 
fait  et  de  ce  qu'ils  font  pour  le  progrès  religieux,  moral  et 
matériel  du  pays.  ^ 

Notre-Dame  des  Canadiens  et  les  Canadiens  des  Etats- 
Unis,  par  l'abbé  P.  A.  Chandonnet,  Montréal,  Desbarats, 
1872,  8vo.,  171  pp. 

C'est  l'histoire  d'une  de  ces  églises  de  la  Nouvelle  An- 
gleterre que  donne  l'abbé  Chandonnet  dans  son  ouvrage  sur 
"  Notre  Dame  des  Canadiens,  et  les  Canadiens  aux  Etats- 
Unis."  Cet  ouvrage,  le  plus  considérable  qui  ait  encore  été 
publié  sur  une  seule  église  catholique  en  ce  pays,  ne  donne  pas 
seulement  l'histoire  de  Notre  Dame  des  Canadiens  de  Worcester, 
Mass.,  depuis  les  efforts  du  Rev.  M.  Levesque  en  1846,  jusqu'au 
ministère  plein  de  succès  du  Rev.  M.  Primeau  avec  tous  ses 
résultats,  mais  il  traite  aussi  assez  longuement  des  diverses 
questions  concernant  cette  immigration  canadienne  aux 
Etats-Unis  et  son  influence  sur  les  deux  pays.  Nous  voyons 
l'église,  commençant  dans  une  salle  publique  louée  pour  la 
circonstance,  le  prêtre  zélé  quêtant,  achetant  une  église  pro- 
testante, organisant  écoles,  sociétés,  etc.,  faisant  des  bazars, 
envoyant  une  partie  des  recettes  au  bien-aimé  Pie  IX  et  à  la 
France  éprouvée.  La  vie  de  cette  église,  la  lutte  soutenue 
pour  son  érection  et  son  maintien  est  un  tableau  qui  ne  nous 
est  pas  inconnu,  car  nous  y  trouvons  bien  décrite  la  vie  de 
la  colonie  canadienne-française  de  la  Nouvelle  Angleterre. 
La  religion  sauve  ces  immigrants  pour  le  Canada  et  pour  les 
Etats-Unis.  Au  milieu  de  nos  foules  plutôt  frustres,  ils  sont 
exposés  à  des  dangers  qui  menacent  la  foi  et  la  morale,  mais 
les  meilleures  publications  périodiques  de  la  Nouvelle  Angle- 
terre proclament  la  moralité  de  la  jeune  ouvrière  de  fabrique 
canadienne    supérieure  à  celle  de  l'ouvrière  américaine,  parce 


140  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

que  la  canadienne  a  une  meilleure  notion  de  l'obéissance  et 
qu'elle  est  plus  respectueuse  des  liens  de  la  famille. 

Ce  n'est  pas  seulement  au  moyen  de  leur  clergé  et  de 
leurs  communautés  religieuses  que  les  canadiens  se  sont  effor- 
cés de  garder  leur  identité,  mais  encore  au  moyen  de  cette 
grande  puissance  moderne,  la  presse.  Parmi  les  journaux 
du  vieux  Massachusetts,  on  compte  :  Le  Protecteur  Canadien, 
Le  Jean  Baptiste,  Le  Travailleur.  New  York  a  La  Patrie 
Nouvelle  ;  le  Rhode  Island,  Le  Courrier  Canadien  ;  l'Illinois, 
Le  Courrier  de  V Illinois  ;  ce  qui  prouve  que  l'élément  cana- 
dien se  compose  d'une  population  qui  lit,  et  qui  ne  manque 
ni  d'activité,  ni  d'énergie  à  subvenir  aux  besoins  de  sa  nou- 
velle situation."  (1) 

Pour  le  grand  nombre  des  ignorants  de  notre  pays  qui 
s'imaginent  que  les  canadiens  parlent  un  patois  inintelligible 
à  l'oreille  ou  l'œil  d'un  Français,  ce  sera  peut-être  leur  ap- 
prendre une  nouvelle  que  de  leur  dire  que  les  articles  de  ces 
journaux  sont  écrits  avec  une  grande  pureté  de  style  et  avec 
beaucoup  de  force  et  d'éloquence. 

M.  Tassé,  se  limitant  à  l'Ouest,  ne  parle  pas  de  la  Loui- 
siane, et,  pourtant,  dans  cet  Etat,  les  éléments  canadien  et 
français  sont  si  intimement  mêlés  qu'il  ne  serait  pas  facile 
de  les  séparer  l'un  de  l'autre.  Ses  fondateurs  et  ses  premiers 
gouverneurs,  d'Iberville,  de  Bienville,  La  Motte  Cadillac 
étaient  canadiens  ou  depuis  longtemps  identifiés  avec  le 
Canada. 

Plusieurs  officiers  américains  s'allièrent  par  le  mariage 
à  des  familles  canadiennes  dans  l'Ouest  et  dans  le  Sud,  et 
leurs  descendants,  portant  des  noms  anglais,  se  montrent 
encore  fiers  de  leur  descendance  canadienne-française.  Le 
général  Macomb,  de  l'armée  des  Etats-Unis,  descendait  par 
sa  mère  des  Navarres,  de  Détroit.  Le  commodore  Barrett, 
dans  la  marine,  réclame  pour  ses  ancêtres  la  famille  de  Jumon- 
ville,  l'officier  canadien  tué  par  Washington  dans  l'Ohio. 

Ainsi  le  sang  canadien  est  déjà  répandu  dans  toute  la 
population  ;  et  comme  l'immigration  venant  du  Dominion 
voisin  va  probablement  continuer,  cet  élément  va  augmenter 
en  importance.  Le  dernier  siècle  a  vu  plus  d'un  changement 
il  n'en  a  peut-être  pas  vu  de  plus  étrange  que  cette  influence 


(1)  Depuis  cette  époque  la  presse  franco-américaine  a  pris  des  développe- 
ments considérables.  Elle  ne  compte  pas  moins  de  cinq  journaux  quotidiens 
et  d'une  vingtaine  de  journaux  mensuels,  hebdomadaires  etc. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  141 

du  Canada  sur  les  Etats-Unis.  La  Providence  semble  avoir 
pris  plaisir  à  donner  aux  calculs  et  aux  desseins  des  hommes 
les  résultats  mêmes  qui  étaient  contraires  à  leur  ambition 
et  à  leurs  efforts.  Depuis  la  dernière  décade  du  dix-septième 
siècle  les  colonies  américaines  et  spécialement  celles  de  la 
Nouvelle  Angleterre  s'appliquèrent  avec  toute  la  fureur  d'un 
zèle  fanatique  à  écraser  le  Canada.  Des  expéditions,  sous  la 
direction  des  ministres,  furent  lancées  avec  mission  de  détruire 
à  coups  de  haches  toute  image  de  "  Jésus  Crucifié  " 
que  Ton  pourrait  trouver  dans  les  églises  catholiques  de  la 
province  française.  Les  outrages  commis  de  sang-froid  dans 
les  édifices  consacrés  au  culte,  et  qui  ont  droit  au  respect 
d'après  toutes  les  lois  internationales,  sont  faits  historiques, 
et  excitèrent  alors  comme  maintenant  la  réprobation  de  tous 
les  esprits  droits.  Le  Canada  tomba  à  la  fin,  épuisé,  non  pas 
pour  avoir  manqué  de  bravoure  dans  les  combats,  mais  parce 
qu'il  fut  abandonné  par  un  roi  méprisable.  Alors  la  Provi- 
dence empêcha  ce  qui  paraissait  inévitable.  Le  catholicisme 
ne  fut  pas  détruit,  le  Canada  resta  fidèle  à  sa  foi  et  il  l'est 
encore  aujourd'hui.  Les  colonies  dans  leur  rage  firent  de 
ce  fait  une  des  grandes  raisons  pour  lesquelles  elles  levèrent 
l'étendard  de  la  révolte.  Elles  commencèrent  la  révolution 
somme  ultra  Protestants,  mais  quand  elles  eurent  besoin  de 
secours,  elles  mirent  de  côté  leur  ultra  protestantisme  pour 
parler  le  language  de  la  libéralité  et  de  la  tolérance  devant 
les  envoyés,  l'armée  et  la  flotte  de  la  France  catholique.  Les 
nouveaux  gouvernements  locaux  et  le  nouveau  gouvernement 
central  se  sont  constamment  efforcés  d'atteindre  ce  point  que 
l'Etat  ne  fasse  violence  aux  convictions  d'aucun  citoyen, 
homme,  femme  ou  enfant,  et  n'impose  à  personne  aucune 
doctrine  religieuse,  aucuns  systèmes,  aucune  manière  de  voir , 

Pendant  ce  temps,  le  Canada  envoie  en  ce  pays  ses  fils 
catholiques,  ses  prêtres,  ses  religieuses  dévouées.  La  Nou- 
velle Angleterre  qui  voulut  avec  tant  d'acharnement  écraser 
le  Canada  et  le  catholicisme  canadien,  voit  aujourd'hui  ses 
villes  peuplées  de  canadiens  catholiques,  ornées  d'églises  et 
Je  couvents.  Les  Cotton,  les  Mathers,  les  Endicotts  et  les 
Winthrop  ont-ils  jamais  pu  rêver  un  pareil  résultat?  Ont-ils 
pu  prévoir  que  lorsque  leur  calvinisme  rigide  et  anti-chrétien 
aurait  fait  place  à  l'unitarianisme,  il  y  aurait  70,000  catho- 
liques canadiens  dans  le  Massachusetts,  13,000  dans  le  New- 
Hampshire,  le  double  de  ce  chiffre  dans  les  "  New  Hampshire 


142  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Grants,"  10,000  dans  le  Rhode  Island  et  autant  dans  le  Con- 
necticut,  26,000  dans  le  district  du  Maine,  vivant  de  leur  vie 
canadienne,  avec  églises,  prêtres,  religieuses,  reproduisant  la 
province  abhorrée  sur  ce  sol  même  de  la  Nouvelle  Angleterre 
qu'ils  avaient  essayé  de  garantir  contre  tous  dissidents  par  une 
muraille  de  feu.  Qu'il  vint  des  catholiques  des  autres  pays  c'eut 
été  à  leurs  yeux  assez  mal  déjà;  mal,  très  mal  la  venue  des  irlan- 
dais catholiques  détestés  ;  suffisamment  horrible  la  présence 
des  catholiques  originaires  de  la  Nouvelle  Angleterre,  et  il 
y  en  avait  beaucoup  ;  mais  rien,  croyons-nous  n'eut  davan- 
tage tourné  le  sang  de  ces  bonnes  âmes  de  la  Nouvelle  Angle- 
terre au  commencement  du  siècle  dernier,  que  la  seule  pensée 
de  la  possibilité  qu'un  jour  viendrait  où  150,000  canadiens 
catholiques  s'établiraient  sans  être  molestés  sur  le  sol  sacré  de 
la  Nouvelle- Angleterre. 


Le  premier  phonographe 

Il  y  a  deux  siècles  que,  pour  la  première  fois,  les  Parisiens 
entendirent  un  phonographe,  celui  du  sieur  Raisin,  ex-orga- 
niste de  la  cathédrale  de  Troyes. 

Le  fait  est  véridique  ;  le  sieur  Raisin  ne  dénommait  pas  soa 
invention  du  nom  de  phonographe,  il  l'appelait  modestement  : 
l'Epinette  enchantée.  (1  ) 

En  Tan  1862,  par  un  chaud  dimanche  du  mois  d'août,  la 
Foire  des  Loges  battait  son  plein,  une  foule  compacte  s'y 
pressait  ;  c'était  la  foire  à  la  mode,  tous  les  Parisiens  s'y  don- 
naient rendez-vous  :  gentilshommes,  bourgeois,  ouvriers  accou- 
raient dans  la  forêt  de  Saint  Germain  pour  se  réjouir  à  la  vue 
des  baladins  de  toutes  sortes  qui  s'installaient  sur  la  pelouse. 

On  y  trouvait  tout,  des  bals  aux  orchestres  criards,  des 
théâtres  en  plein  vent  où  des  pitres  paradaient,  débitaient  des 
lazzis  ;  des  exhibitions  bizardes  :  des  géants,  des  nains,  des 
femmes  colosses,  des  veaux  à  deux  têtes,  des  vaches  à  cinq 
pattes  ou  à  plusieurs  queues. 

Cette  année-là,  on  remarquait  une  baraque  qui  offrait  au 
public  une  nouveauté. 

On  lisait,  sur  une  grande  pancarte  placée  devant  les  tré- 
teaux, une  affiche  ainsi  conçue. 

Accourez  tous  entendre  l'épinette  enchantée, 
la  huitième  merveille  du  monde, 
dont  F  ingénieux  mécanisme  a  été  inventé 
par  le  sieur  Raisin,  ex-organiste  de  la 
cathédrale  de  Troyes,  en  Champagne. 

Cet  instrument  répète  aussitôt  tous  les  airs 
que  Von  vient  d'y  jouer. 

Un  orchestre  bruyant  arrêtait  les  passants. 

Mme  Raisin,revêtue  de  ses  plus  beaux  atours,trônait  àla  caisse. 

— Entrez,  entrez,  Mesdames  et  Messieurs,  disait  le  sieur 
Raisin,  vous  serez  surpris  et  enchantés.  Accourez  voir  la  nou- 
velle invention  ;  l'instrument  n'est  pas  caché,  il  est  installé 
devant  le  public  ;  il  n'y  a  aucune  supercherie. 

La  foule  escalada  l'escalier  qui  conduisait  dans  la  baraque, 
alléchée  et  impatiente  d'ouïr  cette  merveille,  huitième  du  nom. 

(1)  Epinette  :  sorte  de  petit  piano  anciennement  en  usage. 


144  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Sur  la  scène  d'un  théâtre  très  coquet,  une  épinette  de 
grande  dimension  était  placée  ;  une  roue,  mue  par  une  mani- 
velle, était  fixée  sur  l'un  des  côtés  ;  une  jolie  blondinette  de 
treize  ans,  assise  devant  le  clavier,  attendait. 

C'était  Babet,  la  fille  du  sieur  Raisin. 

Lorsque  les  places  furent  garnies  de  spectateurs,  l'inventeur 
prit  la  parole  : 

— Mesdames  et  Messieurs,  dit-il,  j'ai  l'honneur  de  vous  pré- 
senter l' épinette  enchantée  annoncée  à  la  porte  ;  Mlle  Babet, 
ici  présente,  va  avoir  l'avantage  d'exécuter  devant  vous  un 
menuet  que  l' épinette  rendra  aussitôt  son  pour  son,note  pour  note. 

Le  public  paraissait  incrédule. 

La  fille  joua  le  menuet  avec  beaucoup  de  goût  ;  le  sieur 
Raisin  tourna  la  manivelle,  aussitôt  l' épinette  reproduisit  le 
menuet  au  grand  ébahissement  de  la  foule  qui  témoigna  son 
contentement  en  applaudissant  bruyamment. 

— C'est  incroyable,  dit  un  bourgeois  ;  qu'elle  admirable 
invention  ! 

— Cela  tient  de  la  sorcellerie,  opina  une  vieille  demoiselle 
qui  ne  semblait  pas  ressurée. 

— Je  ferai  remarquer  au  public,  dit  le  sieur  Raisin,  qu'il 
a'y  a  aucun  truc,  vous  pouvez  tous  vous  en  assurer. 

— Je  vois  ce  que  c'est,  dit  un  spectateur,  l'épinette  recèle 
dans  l'intérieur  un  appareil  qui  emmagasine  les  sons  ;  je  suis 
mécanicien,  cela  ne  me  parait  pas  impossible. 

— Mesdames  et  Messieurs,  reprit  le  sieur  Raisin,  je  prie  les 
membres  de  l'honorable  société  de  vouloir  bien  désigner  un 
air  parmi  les  airs  connus  ;  Mlle  Babet  le  jouera  aussitôt  et 
vous  pourrez  vous  convaincre  que  l'épinette  enchantée  rend 
indifféremment  n'importe  quel  morceau. 

Veuillez  désigner  un  air. 

— Je  demande  une  gavotte,  dit  une  jeune  femme. 

— Oui,  oui,  une  gavotte,  approuva  le  public. 

La  fillette  s'avança  gracieusement  sur  le  devant  de  la  scène. 

— Je  vais  jouer,  dit-elle,  la  Gavotte  de  Mlle  de  Condé. 

Elle  s'assit  devant  le  clavier  et  exécuta  le  morceau  demandé; 
quand  elle  eut  fini,  son  père  tourna  la  manivelle:  tout  de  suite 
l'épinette  rendit  trait  pour  trait  la  gavotte. 

Ce  fut  un  enthousiasme  indescriptible  ;  on  n'avait  jamais 
rien  entendu  de  semblable. 

Le  sieur  Raisin  jouissait  de  son  triomphe. 

— Désignez  un  autre  morceau,  dit-il. 

Un  garde-française  demanda  le  Virelai  de  la  Reine  Blanche  . 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  145 

Babet  accéda  à  son  désir,  et  l'épinette  le  rendit  sans  en  omettre 
une  note. 

Des  bravos  éclatèrent. 

La  séance  était  terminée  ;  les  spectateurs  se  retirèrent,  ils 
furent  aussitôt  remplacés  par  d'autres  ;  la  renommée  de  Fépi- 
nette enchantée  se  répandit  dans  tout  Paris  et  la  foule  afflua 
dans  la  baraque. 

Mme  Raisin  encaissait  le  maximum  des  recettes. 

Après  la  foire,  le  sieur  Raisi.i,  avec  sa  famille,  s'installa  à 
Paris  pour  se  reposer  ;  il  comptait  exhiber  son  invention  en 
province  et  se  préparait  à  partir,  quand  un  courrier  venant  de 
la  cour  lui  apporta  un  message. 

L'ex-organiste,  très  ému,  l'ouvrit  en  tremblant  ;  il  lut  : 

"  Le  roi  ayant  entendu  parler  de  l'épinette  enchantée  du 
sieur  Raisin,  désire  la  voir  ;  l'inventeur  est  invité  à  se  rendre 
au  château  de  Versailles  demain  avec  son  instrument. 

"  Cette  lettre  lui  servira  d'introduction. 

"  L'Intendant  du  Roi." 

Le  sieur  Raisin  appela  aussitôt  sa  femme  ;  il  exultait. 

— Le  roi,  dit-il,  le  grand  roi  me  fait  mander  au  palais  de 
Versailles  ;  il  veut  entendre  l'épinette  enchantée  ;  quel  hon- 
neur pour  nous  !  ma  fortune  est  faite. 

Mme  Raisin  et  Babet  partageaient  sa  joie. 

Le  sieur  Raisin  ne  pensa  plus  qu'à  paraître  dignement  de- 
vant le  roi  ;  sa  femme  passa  en  revue  sa  garde-robe  et  lui  pré- 
para ses  plus  beaux  habits. 

Le  lendemain  une  voiture  du  palais  vint  le  chercher  et  trans- 
porta l'épinette. 

Il  installa  son  instrument  dans  un  salon  et  attendit. 

Il  semblait  inquiet. 

Un  laquais  ouvrit  les  portes  et  annonça  le  roi. 

Louis  XIV  parut,  accompagné  de  la  reine,  des  princes  et 
princesses  de  sang,  et  de  tous  les  hauts  personnages  de  la  cour, 
ministres,  maréchaux,  gentilshommes,  courtisans. 

Raisin  s'inclina,  fort  troublé  ;  le  roi  lui  parla  avec  bien- 
veillance, le  complimenta  sur  la  grâce  de  sa  fillette  et  lui  de- 
manda de  présenter  son  invention. 

Babet  se  plaça  devant  le  clavier  et  joua  un  air  religieux  ; 
son  père  tourna  la  manivelle,  aussitôt  l'épinette  répéta  l'air. 

Le  roi  exprima  sa  surprise,  tous  les  assistants  renchérirent. 

Il  demanda  un  autre  morceau. 

Babet  joua  l'air  de  Vive  Henri  IV,  que  l'épinette  reproduisit. 


146  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

— C'est  singulier,  dit  le  roi  ;  par  quel  ingénieux  mécanisme 
ce  clavecin  peut-il  rendre  les  sons  ?    Cela  tient  du  prodige. 

Quel  que  soit  l'air  que  Ton  joue,  il  peut  le  reproduire  ? 

— Oui,  Sire,  dit  Raisin. 

Le  roi  pria  une  princesse  de  jouer  de  l'épinette. 

.Raisin  semblait  être  sur  des  épines. 

La  princesse  s'assit  devant  le  clavecin  et  joua  un  air  d'Ar- 
mide,  de  Lulli. 

L'épinette  le  reproduisit  sans  en  omettre  une  note. 

Une  autre  princesse  exécuta  une  ariette,  que  l'épinette  tra- 
duisit avec  le  même  succès. 

— C'est  admirable  dit  le  roi  ;  cette  invention  est  la  plus 
remarquable  de  mon  règne. 

Raisin  savourait  son  triomphe. 

Le  roi  lui  octroya  une  pension  de  quatre  mille  livres. 

— Maintenant,  dit  Louis  XIV,  veuillez  nous  montrer  le 
savant  mécanisme  de  votre  appareil. 

— C'est,  .que.  .  balbutia  Raisin,  qui  pâlit. 

— Faites-nous  connaître,  reprit  le  roi,  le  principe  sur  lequel 
repose  votre  invention. 

—  Sire,  dit  Raisin,  je  vous  en  prie  ne  m'en  demandez  pas 
davantage  :  c'est  mon  secret. 

—  Il  n'y  a  pas  de  secret  pour  le  roi,  dit  Louis  XIV  ;  ouvrez 
votre  instrument. 

—  Je  n'ai  pas  la  clé. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  dit  Louis  XIV,  je  vais  le  faire  ouvrir 
par  le  serrurier  de  la  cour. 

On  alla  quérir  le  serrurier  qui  décloua  la  caisse  renfermant 
le  mécanisme  de  l'épinette  et  l'on  aperçut,  assis  dans  l'inté- 
rieur, un  enfant  de  six  ans. 

Un  deuxième  clavier  était  placé  dans  la  caisse  :  c'était 
l'enfant  qui  reproduisait  les  airs  joués  sur  l'épinette. 

Le  roi  ne  put  s'empêcher  de  rire  et  toute  la  cour  l'imita. 

—  Le  bel  enfant  !  s'écriait  la  reine  qui  prit  par  la  main  le 
pauvre  petit  tout  tremblant. 

—  L'idée  est  ingénieuse,  dit  le  roi  ;  où  donc  est  l'inventeur  ? 
Le  sieur  Raisin,  craignant  que  sa  supercherie  n'ait  courroucé 

le  roi,  cherchait  à  s'enfuir  ;  on  le  ramena. 

—  Sire,  dit-il,  pardonnez-moi. 

Le  roi  sourit  et  le  rassura  en  lui  maintenant  sa  pension. 
L'enfant,  fils  du  sieur  Raisin,  fut  comblé  de  cadeaux  par  la 
xeine  et  les  princesses. 

Aujourd'nui,l'iclée  originale  du  sieur  Raisin  est  réalisée. 

Eugène  Fourrier. 


Perditio  ! 


— Monsieur  l'abbé,  vous  n'êtes  pas  encore  venu  voir  les 
cadeaux  de  Roberte .... 

— C'est  vrai,  Madame. 

— Venez  ce  soir. 

— Ce  soir  ! ...  .y  songez- vous,  Madame  ! .  . .  .une  veille  de  pre- 
mière communion  !....  pensez  donc  que  j'ai  encore  douze 
enfants  à  voir.  . .  . Je  suis  sûr  qu'on  m'attend  à  l'église.  . .  .Et 
je  suis  déjà  en  retard  de  dix  minutes  pour  le  dîner.  . .  . 

— Pas  de  résistance  !.  . .  .Prenez  le  temps  de  voir  vos  douze 
enfants,  sautez  dans  mon  coupé  et  vous  arriverez  encore  au 
presbytère  avant  tout  le  monde.  . .  .D'ailleurs,  si  vous  refusiez 
....  un  vieil  ami  comme  vous  ! 

—Eh  bien  ! 

— Je  ne  vous  le  pardonnerais  de  ma  vie. 

— Je  m'exécuterai. 

C'était  bien,  en  effet,  à  pareille  heure,  une  exécution  ;  seule- 
ment, au  lieu  de  la  guillotine,  c'était  la  visite  forcée. 

La  guillotine  a  cet  avantage  qu'elle  est  plus  rapide .... 

*** 

Pestant,  maugréant,  ronchonnant,  enthousiasmé  comme  un 
chat  qu'on  fouette,  l'abbé  arrive .... 

—Et  Roberte  ?.  ..  . 

— Elle  est  en  haut. 

— Sans  doute,  elle  achève  son  cahier  de  retraite  ? .  . .  . 

— Non  !.  . .  .imaginez- vous  qu'il  vient  encore  de  nous  arriver 
deux  cadeaux ....  alors,  vous  comprenez .... 

— Je  comprends  qu'elle  devrait,  en  ce  moment,  ne  songer 
qu'à  sa  première  communion. 

— Oh  !  un  instant  seulement ....  Et  puis ....  si  vous  grondez 
tout  de  suite. 

Et  l'on  enfile  à  l'escalier.  . .  . 

Au  bout  d'une  minute,  l'abbé  eut  une  exclamation  : 

— Mais  c'est  dans  la  chambre  de  Roberte  que  vous  avez  fait 
votre  exposition  ! .  . .  . 

— Sans  doute  !.  . .  .il  faut  bien  qu'elle  en  jouisse  !!!.... 


148  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Et  je  vous  réponds  qu'elle  en  jouissait,  Roberte  !.  . . . 

Le  vicaire  n'avait  pas  achevé  de  hausser  les  épaules  qu'il  put 
apercevoir  la  pauvre  petite  évoluant,  ivre  de  vanité,  au  milieu 
d'un  véritable  bazar .... 

Il  y  avait  de  tout,  dans  cette  chambre  de  première  commu- 
niante. . .  .une  bonne  demi-douzaine  de  bénitiers.  . .  .sur  une 
commode,  un  lot  de  statuettes  en  ivoire,  en  bronze,  polychromes 
....  sur  la  table,  un  assortiment  de  chapelets,  de  médailles,  de 
cadres  en  peluche  ou  en  bois  sculpté. 

Le  rayon  de  la  bijouterie  était  abondamment  représenté  par 
un  guéridon  surchargé  de  bracelets,  de  montres,  de  colliers,  de 
boucles  d'oreilles,  d'agrafes,  d'épingles,  de  broches,  de  boutons, 
de  cachets,  etc .  . . . ,  etc .  . .  . 

A  côté,  sur  un  canapé,  un  déballage  de  maroquinerie,  des 
missels,  des  imitations,  des  porte-monnaie,  des  porte-cartes, 
des  portefeuilles ....  le  tout  fleurant  fort  le  cuir  de  Russie  ou  le 
chagrin.  . .  .le  tout  chiffré,  armorié,  en  acier,  en  argent,  en  or. . 

Plus  loin,  la  cristallerie ....  verres  d'eau,  services  à  thé,  dé- 
jeuners, etc ... . 

L'abbé  n'eut  que  le  temps  de  se  retenir,  il  allait  s'écrier  : 

— C'est  donc  la  foire,  ici  ! ... . 

*** 

C'eût  été  évidemment  maladroit,  car  la  mère  et  la  fille, 
l'une  comme  l'autre,  étaient  dans  un  ravissement  dont  il  eût 
été  parfaitement  impossible  de  les  faire  descendre. 

— Savez- vous  combien  il  y  en  a  ? 

— Une  cinquantaine .... 

— Vous  êtes  loin. ..  .quatre-vingt-dix-sept  !...  .La  pauvre 
petite  a  été  comblée ....  Des  gens  que  nous  connaissons  à 
peine .... 

Tous  ces  cadeaux,  en  effet,  étaient  soigneusement  accompa- 
gnés d'une  carte.  ..  .C'était  bien  la  vanité  mondaine  qui  a 
trouvé  le  moyen  sacrilège  de  se  glisser  dans  l'acte  le  plus  auguste 
qui  se  puisse  accomplir ....  Docile  esclave  de  l'orgueil,  la  mode 
ici  encore,  s'étale  triomphante,  étendant  son  action  imbécile 
sur  des  âmes  de  douze  ans  et  leur  dérobant  odieusement  une 
attention  qui  devrait  être  uniquement  absorbée  par  Dieu. 

— Alors,  Roberte,  vous  êtes  bien  contente  ? . . .  .  demande 
l'abbé  pour  dire  quelque  chose. 

— Oh  !  oui. . .  .répondit  l'enfant,  j'en  ai  trois  de  plus  qu'An- 
drée .... 


LA   REVUE   FRANCO- AMÉRICAINE  149 

L'abbé  partit,  étouffant .... 

Ainsi  donc,  voilà  ce  que  le  monde  faisait,  à  présent,  de  la 
première  communion  des  petites  chrétiennes  !.  . .  .Le  prêtre  de 
Jésus-Christ  essayait,  trois  années  durant,  de  les  préparer,  ces 
chères  âmes  candides,  au  plus  beau  jour  de  leur  vie,  et,  la  veille 
de  ce  jour,  avec  quelques  miroitements  d'or,  avec  quelques 
reflets  de  nacre,  avec,  surtout,  la  complicité  des  amis  et  des 
mères,  la  mode  éclipsait  tout  cela .... 

N'était-ce  pas  à  désespérer  ? 

Comme  l'abbé  laissait,  en  un  geste  vague,  retomber  son  bras 
découragé,  il  songea  que  la  petite  du  concierge  faisait,  elle 
aussi,  sa  première  communion .... 

Il  entra  dans  la  loge.    L'enfant  écrivait .... 

Et  l'abbé,  s'étant  approché,  lut  ces  lignes  tracées  en  gros 
caractères  sur  un  cahier  de  deux  sous  : 

Aujourd'hui,  je  suis  bien  contente,  parce  que,  demain,  je 
vais  recevoir  Jésus. 

Jean  des  Tourelles. 


L'idée  de  Mlle  Jeanne 


Par   S.    BOUCHERIT 


(Suite) 


— Tu  pourras  commencer  cette  distraction  quand  tu  vou- 
dras. Après  déjeuner,  je  pense  que  tout  ce  monde-là  sera 
installé.     Nous  irons  lui  faire  visite. 

— Mademoiselle,  Mademoiselle  !  s'écria  Jeanne  quand  son 
père  fut  parti,  j'ai  une  idée.  Je  ferai  la  maman  avec  les 
petits  Dubreuil.  C'est  bien  le  devoir  de  la  fille  du  patron. 
Mais  est-ce  que  ça  ne  pourrait  pas  compter  comme  devoir  de 
vacances  ? 

II 

On  dit  indifféremment,  dans  le  pays  :  le  château  de  Mont- 
buel  et  la  fabrique  de  Montbuel.  L'un  comprend  l'autre. 
C'est  un  ancien  domaine  seigneurial  où  se  dresse,  au  milieu 
d'un  vaste  parc  très  artistiquement  dessiné,  un  bâtiment 
flanqué  de  deux  ailes  en  saillie  et,  au  milieu,  d'une  tour,  qui 
a  véritablement  grand  air.  A  quelque  distance,  un  mur, 
élevé  par  M.  Viviers,  clôt  la  propriété  d'agrément.  Der- 
rière ce  mur,  une  large  cour  ;  au  fond,  s'élève  la  fabrique 
avec  tous  ses  services  divers  depuis  les  bureaux  jusqu'aux  ré- 
fectoire, où  les  ouvriers  célibataires  trouvent  des  repas  sains 
et  à  bas  prix.  Une  seule  porte  dans  ce  mur  sert  de  commu- 
nication entre  le  château  et  la  fabrique  qui,  tout  raprochés 
qu'ils  sont,  n'en  demeurent  pas  moins  distincts  et  séparés. 
M.  Viviers  seul  a  la  clef  de  cette  porte.  Ce  n'est  pas  par 
orgueil  mal  placé  que  lui,  ancien  ouvrier,  veut  mettre  ainsi 
une  barrière  entre  ses  ouvriers  et  lui  ;  mais  il  a  voulu  faire 
nettement  deux  parts  de  sa  vie  :  le  travail  et  les  joies  du 
foyer,  le  patron  et  le  père. 

Les  deux  portions  de  ce  petit  royaume  communiquent 
encore  par  un  bâtiment  frais,  coquet,  agréable  à  l'œil  qui, 
construit  à  l'extrémité  du  mur  de  séparation,  s'étend  égale- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  151 

ment  des  deux  côtés  et  confine  à  droite  à  la  grille  des  ateliers, 
à  gauche  à  celle  du  château.  C'est  une  maison  riante  et  char- 
mante, où  l'on  sent  qu'il  doit  faire  bon  de  vivre.  Des  fenê- 
tres, on  domine  d'un  côté  la  cour,  de  l'autre  le  parc.  De 
petits  parterres  fleuris  en  bordent  la  base  et  tout  un  enche- 
vêtrement de  vignes  vierges,  de  roses  sauvages  et  de  cléma- 
tites grimpe  le  long  des  murs,  faisant  de  la  maisonnette  un 
véritable  nid  de  verdure  ;  nid  pour  les  habitants ,  nid  pour  les 
oiseaux  qui,  en  quantité  innombrable,  ont  élu  domicile  dans 
ce  fouillis  de  verdure. 

Là  loge  un  personnage  fort  important  de  la  fabrique.  On 
ne  peut  pas  à  proprement  parler  l'appeler  concierge,  car  ses 
fonctions  à  ce  titre  sont  bien  minimes,  la  grille  du  château 
s 'ouvrant  fort  rarement.  Sa  mission  est  un  peu  plus  haute. 
Il  est  chargé  de  la  surveillance  extérieure  des  ateliers.  C'est 
lui  qui  contrôle  les  sorties,  interdit  en  cerbère  inexorable  l'ac- 
cès de  la  fabrique  aux  étrangers  et  est  préposé  à  la  mise  en 
mouvement  de  la  cloche  qui  indique  les  heures  de  travail  et 
de  repos.  Ce  service  exigeant  une  exactitude  ponctuelle,  M. 
Viviers  ne  le  confie  qu'à  un  ancien  militaire  dont  il  puisse, 
sous  tous  les  rapports,  être  absolument  sûr. 

Le  dernier  titulaire  étant  mort,  M.  Viviers  fit  choix  pour 
le  remplacer  de  Dubreuil,  ancien  brigadier  de  gendarmerie 
retraité,  médaillé,  qu'un  de  ses  amis  appuya  chaudement 
auprès  de  lui  et  sur  le  compte  duquel  il  avait  recueilli  les 
meilleurs  reseignements. 

Le  matin  même  Dubreuil  s'était  installé  avec  tout  son 
monde,  véritable  smala!  Elle  comprenait  Mme  Dubreuil,  la 
mère  de  famille,  une  belle  matrone  en  pleine  vigueur,  le  vi- 
sage souriant,  respirant  la  franchise,  la  santé  et  la  belle  hu- 
meur, un  de  ces  types  de  femme  simple  dans  l'éclat  du  bon- 
heur et  de  l'honnêteté,  qu'on  sent  n'avoir  que  deux  pensées 
dans  leur  vie  :  le  mari  et  les  enfants  ;  sa  fille ,  une  autre  Jean- 
ne, comme  la  fille  du  patron,  déjà  ménagère  active  qui,  à  dix 
ans,  secondait  utilement  sa  mère  dans  les  soins  de  la  maison 
et  la  surveillance  des  plus  petits  ;  ceux-ci,  une  fillette  de  six 
ans  et  un  gros  joufflu,  à  l'équilibre  encore  instable,  qui  roulait 
sur  son  ventre  rebondi  aussi  souvent  qu'il  marchait  sur  ses 
pieds  peu  expérimentés,  mais  n'en  paraissait  aucunement 
affecté  et  se  relevait  de  ses  chutes  nombreuses  avec  une  philo- 
sophie sereine;  enfin  Pierre,  par  qui  nous  aurions  dû  com- 


152  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

mencer,  puisqu'il  était  l'aîné.  Mais  celui-ci  mérite  une  men- 
tion particulière. 

C'était  un  grand  garçon  qui  marchait  sur  dix-sept  ans,  qui 
avait  l'air  timide  et  gauche,  les  bras  trop  longs,  la  démarche 
dégingandée  avec  les  yeux  un  peux  hagards  et,  sur  les  lèvres, 
un  perpétuel  sourire  d'une  expression  niaise.  Dans  son  en- 
fance, il  avait  eu  une  fièvre  typhoïde  très  grave,  dont  on 
l'avait  sauvé  par  miracle.  Corporellement ,  il  n'en  avait  con- 
servé aucune  trace.  Son  esprit  seul  gardait  *  l'empreinte  de 
cette  terrible  crise.  Il  n'était  pas  idiot  ;  c'eût  été  beaucoup 
trop  dire  ;  mais  son  intelligence  ne  s'était  pas  développée  en 
proportion  de  son  corps.  Elle  avait  été  comme  arrêtée  subite- 
ment par  la  maladie.  Il  comprenait  bien,  sans  doute,  ce 
qu'on  lui  disait,  mais  il  répondait  rarement,  parlant  très  len- 
tement, en  cherchant  les  mots,  difficilement  amenés  par  sa 
mémoire  rebelle.  Il  demeurait  sombre,  enfermé,  peu  com- 
municatif,  très  doux,  très  bon,  très  tendre,  mais  comme 
honteux  de  son  infériorité  et  fuyant  la  vue  de  tout  nouveau 
visage.  Il  ne  savait  rien,  pas  même  la  lecture,  pas  même 
le  catéchisme.  Ses  parents  avaient  dû  le  retirer  de  l'école 
où  on  avait  essayé  de  le  mettre.  Un  instituteur  brutal  et 
sans  plus  de  tête  que  de  cœur,  au  lieu  de  l'attirer  par  la  dou- 
ceur, l'avait  effarouché  par  sa  rudesse,  et  le  pauvre  enfant 
était  rentré  chez  lui  effaré,  buté,  se  sentant  un  objet  de  mé- 
pris et  de  raillerie  de  la  part  des  autres  garçons  de  son  âge, 
et  ayant  dans  l'esprit  juste  assez  de  lueur  pour  comprendre 
son  humiliation  et  en  souffrir.  Il  avait  vécu,  depuis,  d'une 
sorte  de  vie  mécanique,  pas  gênant,  cherchant  même  à  se 
rendre  utile,  quand  il  le  pouvait,  dans  les  besognes  machi- 
nales du  ménage,  mais  demeurant  le  plus  souvent  seul,  assis 
dans  quelque  coin,  regardant  pendant  des  heures  le  ciel  bleu 
ou  quelque  site  champêtre,  les  bois  surtout  qu'il  paraissait 
aimer  d'une  tendresse  particulière.  On  eût  dit  alors,  mal- 
gré son  inertie  extérieure,  que  son  regard  s'animait  par  ins- 
tants d'une  flamme  et  qu'il  passait  dans  cet  esprit  engourdi 
des  impressions  mystérieuses  qu'il  ne  savait  pas  traduire. 
Puis  la  lumière  s'éteignait  et  il  ne  restait  plus  qu'un  pauvre 
être  sans  parole  et  qu'on  pouvait  croire  sans  pensée. 

Le  déménagement  et  l'arrivée  à  Montbuel  l'avait  fort 
agité.  La  vue  de  lieux  nouveaux  lui  faisait  instinctivement 
présager  la  vue  de  nouveaux  visages,  ce  qui  était  sa  grande 
terreur.     Pourtant,   quand  il  vit   la  coquette  maison,   tout 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  153 

entourée  de  verdure  qui  lui  faisait  une  enveloppe  parfumée, 
et  qu'il  aperçut  les  grands  arbres  du  parc  et  les  bois  qui  y 
faisaient  suite  sur  les  coteaux  voisins,  il  eut  un  sourire  satis- 
fait et  confiant.  Mais  cette  heureuse  disposition  dura  peu. 
Dubreuil,  sortant  du  cabinet  du  patron,  arriva  et,  de  sa  voix 
de  commandant ,  prononça  : 

— A  la  besogne  !  Qu'on  range  tout,  les  malles,  les  paquets  ! 
Que  tout  soit  mis  en  ordre  et  vivement  !  Si  on  a  faim,  on 
mangera  un  morceau  sur  le  pouce.  Mais  à  midi,  tout  le 
monde  sur  le  pont  et  en  tenue  numéro  un  !  Le  patron  m'a 
dit  qu'après  son  déjeuner  il  nous  ferait  l'honneur  de  venir 
nous  rendre  visite  avec  ses  enfants.  Ainsi  il  ne  s'agit  pas  de 
flâner.     Leste  !     A  la  corvée  ! 

Et  tout  aussitôt  ce  fut  un  remue-ménage  indescriptible. 
Père,  mère,  les  fillettes,  Pierre  lui-même  se  mirent  à 
l'œuvre,  vidant  les  malles  à  grande  brassées,  empilant  tout 
dans  les  armoires  inconnues  ;  on  rangerait  plus  tard . .  .  On 
balayait,  on  astiquait...  Il  n'était  pas  jusqu'au  gros  joufflu 
qui  ne  cherchât  à  aider  en  essayant  de  traîner,  tout  en  titu- 
bant, des  paquets  plus  gros  que  lui,  mais  qui,  voyant  qu'^1 
n'y  pouvait  pas  parvenir,  se  dit  avec  une  raison  précoce 
qu'il  ne  faisait  que  gêner  les  autres  et  qu'il  serait  infiniment 
mieux,  pour  eux  et  pour  lui,  dans  ce  grand  fauteuil  de  velours 
grenat,  le  plus  beau  meuble  de  la  maison,  qui  semblait  lui 
tendre  ses  bras  moelleux.  Quelle  joie  quand,  après  une 
gymnestique  héroïque,  il  y  fut  grimpé  !  Quelles  délices  de 
danser  sur  les  ressorts  qui  le  faisaient  rebondir  !  Quels  cris 
heureux  et  hélas  !  imprudents  !  Car  ils  attirèrent  l'attention 
de  la  mère  dont  la  main  était  aussi  leste  que  le  cœur  était 
bon,  et  une  vigoureuse  taloche  fit  comprendre  au  pauvre 
joufflu  que  les  fauteuils  de  velours  grenat  ne  sont  pas  faits 
pour  la  danse  des  enfants,  mais  réservés  au  patron,  quand  il 
fait  par  hasard  à  son  surveillant  la  faveur  de  venir  le  voir. 

Enfin,  dès  onze  heures,  tout  était  prêt,  mis  en  place  ,et  la 
maison  resplendissait  de  propreté.  On  y  eût  en  vain  cherché 
un  atome  de  poussière.  Les  malles  vidées  avaient  disparu 
dans  le  grenier.  Les  murs  s'étaient  ornés  du  musée  intime 
de  la  famille,  des  portraits  photographies,  des  enluminures 
de  batailles,  et  au  milieu,  à  la  place  d'honneur,  du  brevet  et  de 
la  médaille  militaire  de  Dubreuil. 

L'organisation  des  choses  était  faite,  on  songea  aux  indi- 
vidus. Il  s'agissait  de  se  mettre,  suivant  l'ordre  du  père,  en 


154  LA  REVUE  FHANC0-AMÉ31CA1NE 

tenue  numéro  un.  Mme  Dubreuil  revêtit  sa  robe  de  taffetas 
noir  et  sa  chaîne  d'or  qui  ne  voyait  le  jour  que  dans  les 
grandes  circonstances.  Elle  mit  à  son  cou  une  broche  de 
chrysocale  ornée  d'une  photographie  de  son  mari.  Les  deux 
fillettes  furent  vêtus  de  blanc  avec  des  rubans  bleus  dans  les 
cheveux,  le  costume  qu'elles  portaient,  à  leur  dernière  rési- 
dence, le  jour  de  la  Fête  de  Dieu.  Dès  lors  elles  n'osèrent 
plus  s'asseoir  ni  même  remuer  autrement  qu'en  écartant  les 
bras  pour  ne  pas  froisser  leurs  jupes.  Le  bon  joufflu  fut  en- 
foui dans  une  robe  de  piqué  bien  raide  et,  quoiqu'il  ne  com- 
prit pas  très  exactement  la  raison  de  cette  cérémonie  subite, 
obéissant  à  la  consigne,  il  restait  planté  au  milieu  du  corri- 
dor, immobile,  trouvant  le  temps  bien  long  et  songeant  qu'il 
ferait  bien  meilleur  à  jouer  dans  cette  grande  cour  qu'il  en- 
trevoyait par  la  porte  ouverte,  ou  à  se  rouler  sur  cette  pelouse 
verte  qu'il  apercevait  là-bas. 

Mme  Dubreuil  était  partagée  entre  l'émotion  de  la  récep- 
tion qui  se  préparait,,  une  joie  orgueilleuse  et  un  sentiment 
d'humiliation  maternelle  à  l'idée  de  montrer  son  Pierre.  Ce- 
lui-ci tremblait,  ayant  compris  qu'il  allait  voir  des  étrangers. 
On  l'avait  endimanché  comme  les  autres  de  ses  vêtements 
des  grands  jours.  Ces  préparatifs  le  troublaient  infiniment 
et  la  mère  devait  le  surveiller  de  très  près  pour  qu'il  ne  cher- 
chât pas  à  échapper  à  l'entrevue  retardée,  en  s 'enfuyant  vers 
quelque  retraite  cachée. 

On  attendit  ainsi  sous  le  armes  pendant  un  long  temps. 
Enfin,  vers  une  heure  et  demie,  Dubreuil,  qui  guettait, 
aperçut  le  groupe  sortant  du  château  derrière  la  grande 
pelouse  et  cria  : 

— Les  voilà  ! 

Aussitôt  tout  le  monde  quitta  la  maison  et  se  mit  en  ligne, 
comme  un  régiment,  devant  la  porte,  dans  un  silence  ému. 

L'arrivée  des  visiteurs  n'eut  pourtant  rien  de  bien  impo- 
sant. 

L'avant  garde  se  composait  de  deux  levrettes  qui  s'avan- 
cèrent prudemment  pour  reconnaître  le  terrain  et  qui,  après 
s'être  arrêtées,  médusées,  à  quelque  mètres  de  la  ligne  des 
Dubreuil,  se  replièrent  précipitamment  au  grand  galop  sur 
le  corps  d'armée. 

Puis  bientôt  arrivèrent,  courant  comme  des  chevaux  échap- 
pés, Henry  Viviers,  un  grand  garçon  de  treize  ans  environ, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  155 

vêtu  encore  presque  en  enfant,  avec  une  sorte  de  vareuse 
en  flanelle  blanche,  des  culottes  serrées  au  genou  et  des  bas 
écossais,  et  Jeanne  avec,  sur  ses  longs  cheveux  toujours  flot- 
tants, un  chapeau  canotier  crânement  posé  un  peu  de  tra- 
vers ;  sans  souci  du  soleil,  elle  avait  à  la  main  une  grande 
canne  comme  les  marquises  du  temps  de  Louis  XIV.  Elle 
était  délicieuse  ainsi,  dans  sa  robe  bleue,  courte  et  simple, 
avec  ses  yeux  candides  et  son  visage  rose  et  joyeux. 

Elle  arriva  la  première  près  du  groupe  des  Dubreuil  et, 
sans  être  troublée  par  le  spectacle  de  l'armée  rangée  en  face 
d'elle,  elle  s'écria  cavalièrement  : 

— Bonjour  ,  Monsieur  Dubreuil  !  Bonjour,  Madame  Du- 
breuil !  Bonjour,  les  petits  et  les  petites  Dubreuil!...  C'est 
tout  le  régiment,  ça,  Monsieur  Dubreuil?  Voyons  un  peu. 
Toi  d'abord  comment  t'appelles-tu? 

— Jeanne,  répondit  la  fille  aînée,  en  baissant  la  tête  comme 
si  elle  confessait  un  crime. 

— Eh  bien  !  En  voilà  un  aplomb  ;  Mais,  moi  aussi,  je 
je  m'appelle  Jeanne...  Tiens,  au  fait,  ce  sera  très  com- 
mode. Quend  j'aurai  fait  une  bêtise  et  que  Mlle  Marois 
grondera  et  demandera  l'auteur,  je  dirai:  "C'est  Jeanne." 
On  croira  que  c'est  toi. 

Puis  s 'adressant  à  l'autre  fillette  : 

— Et  toi,  petiote? 

La  petiote,  qui  tortillait  sa  robe  avec  ses  doigts,  chercha 
vainement  des  forces  pour  répondre  ;  elle  jeta  un  regard  sup- 
pliant à  sa  mère ,  qui  vint  à  son  aide  en  disant  : 

— Elle  s'appelle  Louise  ;  elle  n'a  que  six  ans. 

— C'est  bien  je  t'appellerai  Loulou...  Vous  voulez  bien, 
dites,  Madame  Dubreuil? 

Puis  au  gros  joufflu  : 

— Et  ce  gros  père?  Hé  !  Mon  petit  vieux,  veux-tu  m'em- 
brasser?  Nous  serons  amis  !  Ça  te  va-t-il?  Je  te  donnerai 
du  chocolat  et  des  gâteaux. 

Et,  convaincue  que  l'accord  était  fait,  elle  enleva  dans  ses 
bras  le  dernier  des  Dubreuil  auquel  elle  donna  un  gros  baiser 
et  qui,  pas  intimidé  du  tout,  lui  rendit  la  pareille  et  se  mit 
aussitôt  à  fourrager  ses  cheveux  en  éclatant  de  rire. 

Mais  M.  Viviers  arrivait,  la  physionomie  ouverte,  avec 
l'aspect  à  la  fois  sérieux  et  souriant  qui  lui  était  habituel. 
On  lisait  dans  ses  yeux  une  bonté  simple  qui  rassura  aussitôt 


156  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

Mme  Dubreuil,  un  peu  émue  de  cette  présentation. 

— Madame  Dubreuil,  dit-il  aimablement,  je  suis  enchanté 
de  faire  connaissance  avec  vous  et  votre  petite  famille  ;  mais, 
si  vous  le  voulez  bien,  nous  la  continuerons  dans  la  maison, 
parce  qu'il  fait  ici  un  soleil  du  diable  et  que  j'ai  très  chaud. 

En  serre-file  venait  Mlle  Marois  toute  ronde,  roulant  sur 
ses  petites  jambes,  et  dont  la  figure  avait  la  forme  et,  grâce 
au  soleil,  la  couleur  de  ces  ballons  rouges  que  l'on  donne 
dans  les  magasins  aux  enfants  bien  sages.  A  côté  d'elle 
s'avançait  M.  Casimir  Lombre.  Sa  tête  était  assez  régu- 
lière, même  presque  belle,  avec  la  barbe  en  pointe  et  les  che- 
veux longs  d'un  blond  roux.  Mais  cet  aspect,  qui  n'aurait 
rien  eu  de  désagréable,  était  déparé  par  un  reflet  insuppor- 
table de  fatuité  prétentieuse.  Il  y  avait  un  pli  tellement 
dédaigneux  dans  ses  lèvres  pincées  et  tombantes  aux  extré- 
mités et,  dans  ses  yeux,  un  regard  tellement  méprisant  pour 
la  pauvre  humanité,  indigne  de  lui,  qu'on  sentait  tout  de 
suite  ce  qu'il  était  :  un  pédant  plein  de  lui-même  et  bouffi 
du  mérite  qu'il  se  supposait. 

Quand  on  fut  au  salon — car  il  y  avait  un  salon,  la  pièce  où 
s'étalait  le  fauteuil  de  velours  grenat,  si  fatal  au  pauvre 
joufflu — les  présentations  officielles  eurent  lieu,  grandement 
embellies  pour  les  enfants  par  un  sac  de  gâteaux  qu'appor- 
tait Mlle  Marois  et  que  Jeanne  leur  partagea. 

— Mais,  où  est  donc  votre  aîné?  demanda  M.  Viviers  à 
l'ancien  gendarme.  Il  me  semble  que  vous  m'aviez  dit 
avoir  un  grand  fils  de  seize  ou  dix-sept  ans. 

En  effet,  au  milieu  de  la  confusion,  Pierre  avait  disparu. 
Dès  qu'il  avait  vu  arriver  tout  ce  monde,  spécialement  Henry 
dont  les  allures  délurées  lui  firent  une  peur  épouvantable,  il 
s'était  dissimulé  et,  contournant  la  maison,  avait  cherché 
l'abri  d'un  massif  voisin. 

— Mon  Dieu  !  Monsieur,  fit  Mme  Dubreuil  devenue  très 
rouge,  mon  pauvre  Pierre. . .  vous  savez. . .  a  l'esprit  un  peu 
faible. . .  En  voyant  tant  de  personnes  nouvelles,  l'émotion... 
la  crainte...  Il  est  très  sauvage...  Je  vous  prie  de  l'ex- 
cuser. 

Oui. . .  oui. .  .  Je  sais  en  effet,  reprit  M.  Viviers  avec 

sympathie...  Son  père  m'a  dit...  Mais  il  verra  à  l'usage 
que  nous  ne  sommes  pas  méchants . . .  Nous  tâcherons  de 
l'amadouer. . .  Je  lui  trouverai,  aux  ateliers,  quelque  travail 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  157 

facile  qui  l'occupe  sans  le  fatiguer. . .  et  puis  avec  des  soins, 
avec  le  temps,  en  grandissant,  il  guérira  peut-être. 

— Ces  maladies-là  sont  généralement  incurables,  fit  le  pré- 
cepteur d'un  ton  doctoral. 

Jeanne  qui  était  plongée  dans  la  contemplation  d'une  en- 
luminure représentant  la  bataille  de  Solférino,  se  retourna 
brusquement  et,  fixant  M.  Casimir  Lombre,  dit  : 

— Qu'est-ce  que  vous  en  savez?  Est-ce  que  vous  êtes 
médecin  ? 

— Jeanne  !  s'écria  sévèrement  Mlle  Marois. 

— Tiens  !  C'est  vrai  aussi  !  continua  l'enfant  terrible  en 
bougonnant.  D'abord,  je  suis  sûre  que  M.  Casimir  se 
trompe. . .  Et  puis  c'est  mal,  en  tout  cas,  de  dire  ces  choses- 
là  pour  faire  de  la  peine  aux  gens  ! 

Elle  avait  la  figure  vraiment  irritée.  Ceux  qui  la  con- 
naissaient ne  pouvaient  s 'y.  méprendre.  Quand  elle  appelait 
le  précepteur  "M.  Casimir"  en  grossissant  sa  voix,  on  savait 
ce  que  cela  signifiait,  moquerie  ou  colère,  elle  l'appelait  sou- 
vent ainsi. 

Vivement  elle  quitta  le  salon,  sans  voir  que  Mme  Dubreuil, 
touchée  au  cœur,  lui  lançait  un  regard  chargé  d'une  infinie 
reconnaissance  maternelle. 

M.  Viviers  détourna  l'entretien  de  ce  pénible  sujet  et  ex- 
pliqua à  son  nouvel  employé  certains  détails  de  son  service, 
la  nécesité  de  ne  pas  trop  frayer  avec  les  ouvriers,  pour  con- 
server sur  eux  l'autorité  nécessaire  à  son  contrôle,  et  lui  fai- 
sant une  série  de  recommandations  marquées  au  coin  de  son 
esprit  pratique  et  bon. 

Au  milieu  de  son  discours,  il  fut  interrompu  par  la  rentrée 
de  Jeanne  ramenant  Pierre  qu'elle  tenait  par  la  main. 

— Le  voilà  !  dit-elle  triomphante .  . .  Nous  sommes  déjà 
une  paire  d'amis. . .  Je  l'ai  retrouvé  derrière  un  massif  et  "1 
m'a  dit  qu'il  voulait  bien  venir  avec  moi,  parce  que  je  ne  lui 
faisais  pas  peur  du  tout.  N'est-ce  pas,  Pierre,  que  je  ne 
vous  fais  pas  peur,  moi? 

Et  puis,  vous  savez,  ajouta-t-elle  avec  un  ton  de  rodo- 
mont,  si  quelqu'un  vous  ennuie,  il  aura  affaire  à  moi.  Je 
vous  prends  sous  ma  protection.     Voilà  ! 

III 

Le  lendemain  de  la  visite  de  la  famille  Viviers  à  celle  du 
nouveau  surveillant,  on  put  jouir  d'un  spectacle  qu'on  n'avait 


158  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

jamais  vu  :  Jeanne  Viviers  se  promenait  gravement  dans 
une  allée  du  parc,  à  côté  de  sa  gouvernante,  au  lieu  de  courir 
comme  une  folle  à  travers  les  pelouses  et  lui  parlant,  en 
faisant  force  gestes,  mais  avec  un  calme  relatif  bien  rare 
chez  cette  exubérante  petite  personne. 

La  bonne  Mie  Marois,  tout  en  trottinant,  écoutait  et  dis- 
cutait, prenant  évidemment  l'entretien  très  au  sérieux. 

L'objet  de  cette  conférence  était  en  effet,  des  plus  graves. 
Jeanne  Viviers  avait  eu  une  idée.  Cela  n'avait,  en  soi- 
même,  rien  de  bien  étonnant.  Jeanne  avait  souvent  des 
idées.  Mais  ce  qui  était  plus  extraordinaire,  c'était  qu'elle 
conservât  la  même  pendant  vingt-quatre  heures  et,  depuis 
ving-quatre  heures,  elle  était  obsédée  par  une  unique  pensée 
qu'elle  tournait  et  retournait  sans  arrêt  dans  son  esprit 
ardent. 

Elle  voulait  guérir  Pierre  Dubreuil  et,  pour  employer  son 
expression  plus  pittoresque  qu'élégante,  en  faire  quelqu'un 
qui  ressemblerait  à  tout  le  monde.  Il  ne  faut  pas  trop  scru- 
ter le  fond  des  cœurs  et  chercher  à  pénétrer  les  mobiles  vrais 
des  projets  en  apparence  les  plus  louables.  Sans  doute, 
l'intention  généreuse  de  Jeanne  prenait  sa  source  dans  une 
charité  dont  son  bon  petit  cœur  était  parfaitement  suscepti- 
ble. Mais  étiez-vous  bien  sûre,  mignonne  Jeanne,  que  le 
désire  de  faire  pièce  à  M.  Casimir  Lombre  ne  fut  pour  rien 
dans  votre  résolution?  Quelle  joie  si  vous  arriviez  à  mettre 
l'équilibre  dans  le  cerveau  chancelant  de  Pierre  ;  mais  quelle 
gloire  aussi  et  quel  orgueil  si  vous  parveniez  à  démontrer  par 
un  fait  éclatant,  au  précepteur,  votre  bête  noir,  qu'il  n'y  en- 
tendait rien  et  que  le  cas  du  jeune  Dubreuil  était  parfaite- 
ment guérissable!  Ce  sentiment,  du  reste,  doit  vous  être 
facilement  pardonné  ;  car  ce  qui  vous  avait  tant  révoltée , 
c'était  que  la  froide  et  implacable  déclaration  du  précepteur 
ait  été  faite  devant  la  pauvre  mère  qui  avait  dû  en  souffrir 
comme  si  un  bistouri  était  entré  dans  la  chair  de  son  cœur. 

A  quoi  bon  émettre  ce  cruel  pronostic,  même  en  supposant 
qu'il  fût  vrai;  et  puis,  d'ailleurs,  qu'est-ce  qui  assure  qu'il  le 
fût?  Et,  là-dessus,  cette  petite  imagination  s'était  mise  à  trot- 
ter, à  galoper  même,  laissant  de  côté,  et  pour  cause,  toute  con- 
sidération médicale,  et  se  bornant  à  des  raisonnements  pure- 
ment moraux  et,  après  tout,  plausibles.  Pourquoi  f  l'intelli- 
gence de  ce    garçon  qui    n'était  pas    complètement  éteinte, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  159 

mais  seulement  obscurcie,  ne  pourrait-elle  pas  être  dégagée 
de  ses  voiles  par  des  soins  doux,  attentifs,  vigilants  et  sur- 
tout donnés  non  avec  la  science  puisée  dans  des  livres,  mais 
avec  la  science  inspirée  par  le  cœur? 

Alors  Jeanne  s'était  exaltée  à  cette  idée  de  rendre  la  vie  à 
l'esprit  du  pauvre  Pierre.  Comment  s'y  prendrait-elle?... 
Elle  n'examinait  pas  beaucoup  le  côté  pratique  de  la  ques- 
tion. Mais  elle  avait  une  intuition  intime  qu'elle  réussirait. 
Il  lui  semblait  qu'elle  possédait  une  puissance  mystérieuse 
qui  la  ferait  triompher,  là  où  d'autres  échoueraient,  force 
singulière,  inexpliquée,  dont  elle  ne  démêlait  ni  ne  recher- 
chait la  nature,  mais  qui  lui  permettrait  d'exercer  sur  l'in- 
nocent une  influence  unique  et  salutaire. 

Une  chose  l'avait  beaucoup  frappée  et  confirmait  son  es- 
pérance. La  veille,  à  la  vue  de  tout  leur  groupe,  Pierre 
s'était  enfui,  effaré,  sous  l'impulsion  de  sa  terreur  instinctive 
des  nouveaux  visages,  comme  l'avait  dit  Mme  Dubreuil.  Et 
voilà  que  quelques  instants  plus  tard,  quand  elle  l'avait  dé- 
couvert derrière  un  massif,  au  lieu  de  se  sauver  devant  elle, 
dont  le  visage  était  pourtant  nouveau  pour  lui,  il  était  de- 
meuré en  place,  souriant,  sans  effroi,  et  même  avait  fait  un 
pas  pour  saisir  la  main  qu'elle  lui  tendait.  Attraction  sin- 
gulière, dont  l'effet  avait  été  tel  que,  sans  grand  discours, 
en  lui  disant  quelques  paroles  douces, — lesquelles?  elle  ne 
s'en  souvenait  plus. . . — elle  l'avait  décidé  sans  aucune  peine 
à  le  suivre  au  salon  et  avait  pu  l'amener,  guéri  de  toute 
crainte,  devant  cette  réunion  qu'il  avait  tout  à  l'heure  fuie 
avec  épouvante.  N'était-ce  pas  une  preuve,  cela,  qu'elle 
possédait  un  pouvoir  particulier  sur  ce"  pauvre  être  incons- 
cient? N'était-ce  pas  pour  elle  une  obligation  absolue  d'es- 
sayer d'en  user  dans  une  plus  large  mesure  et  avec  une  noble 
but? 

Ce  sont  toutes  ces  réflexions  qu'elle  communiquait  à  Mlle 
Marois,  dont  le  concours  était  indispensable  à  son  entreprise. 

— Voyez-vous,  Mademoiselle,  disait-elle  avec  une  force  de 
raison  peu  habituelle  dans  son  esprit  papillonnant,  ce  pauvre 
garçon  a  le  cerveau  engourdi,  c'est  certain;  mais  enfin  toute 
lueur  n'y  est  pas  éteinte,  puisqu'il  m'a  comprise  quand  je  lui 
ai  dit  de  n'avoir  pas  peur  et  de  venir  avec  moi.  Et  il  m'a 
suivie  et  il  est  venu.  Voilà  un  fait  qui  prouve,  outre  l'ex- 
istence de  son  intelligence,  même  voilée,  qu'il  a  confiance 
en  moi  et  confiance  instinctive,  puisqu'il  ne  m'avait  jamais 


160  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

vue  jusque-là.  Son  esprit  est  une  terre  en  friche  couverte 
de  ronces,  d'orties,  de  broussailles,  de  tout  ce  que  vous  vou- 
drez, c'est  possible.  Pourquoi  n'est-on  jamais  parvenu  à  la 
cultiver  ?  Parce  qu'on  n'a  pas  pris  le  bon  moyen.  On  a  agi 
avec  lui  comme  avec  tout  le  monde,  alors  que  sa  nature  ma- 
ladive exigeait  un  traitement  particulier. 

Chacun  de  nous  demande  à  être  mené  d'une  façon  spéciale. 
Tenez  !  moi  qui  connais  bien  mes  défauts,  si  j'ai  un  caprice, 
comme  j'en  ai  souvent,  vous  pourriez  me  battre  pendant  huit 
jours  et  huit  nuits  consécutives  ou  m 'interdire  à  tout  jamais 
de  manger  de  la  crème  dont  je  raffole,  que  vous  ne  me  feriez 
pas  céder  et,  quand  je  vous  vois  la  figure  triste  de  mes  lubies , 
je  cède  tout  de  suite,  parce  que  vous  êtes  une  excellente  fem- 
me, que  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  et  que  j'ai  de  la  peine 
de  voir  que  je  vous  en  fais. 

Eh  bien  !  Pour  Pierre,  je  suis  sûre  qu'on  n'a  pas  su  le 
prendre.  Le  père  Dubreuil  a  l'air  d'un  bien  brave  homme. 
Mais  c'est  un  gendarme  qui  doit  mieux  savoir  dresser  un 
procès-verbal  ou  conduire  les  gens  au  poste  qu'élever  les  en- 
fants malades.  La  mère  Dubreuil  est  plus  douce,  mais  elle 
ne  m'a  pas  l'air,  malgré  sa  bonté,  d'être  la  finesse  même. 
Sa  tendresse  n'est  peut-être  pas  toujours  dépourvue  de  brus- 
querie. Elle  ne  doit  pas  avoir  plus  de  souplesse  que  je  n'en 
ai  pour  jouer  du  piano,  comme  vous  me  le  faites  souvent  ob- 
server. Puis  il  y  aura  peut-être  eu  des  camarades  taquins, 
méprisants,  moqueurs,  que  sais-je?  Alors  Pierre  a  peur, 
tremble,  se  sauve  devant  les  gens  comme  un  chien  épouvanté 
et,  à  dix-sept  ans,  il  ne  sait  pas  lire,  ne  connaît  pas  le  pre- 
mier mot  du  catéchisme  et  ignore  qu'il  y  a  un  bon  Dieu. 

Eh  bien  !  moi  qui  ne  suis  pas  une  savante,  malgré  vos 
efforts,  chère  Mademoiselle,  ni  une  pédante  comme  M.  Casi- 
n.ir,  je  pi  étend  réaliser  une  cure  merveilleuse,  un  phéno- 
mène, même  un  miracle,  et  j'y  parviendrai. 

— Que  comptez-vous  faire,  mon  enfant?  répondit  Mlle 
Marois,  plus  émue  qu'elle  ne  voulait  le  paraître. 

(A  suivre.) 


LA  SOCIETE  DE 
LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

27  RUE  BUADE,  QUEBEC. 


L'ILLUSTRATION 

Supplément  de  "La  Revue  Franco- Américaine" 


'remière  Année,  No.  3. 


1er  Juin  1908. 


Mgr  Paul-Eugène  Roy,  évêque  auxiliaire  de  Québec 


Pour  le  sportman 


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-S 

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1 


Vieilles  Gravures  :  Scènes  Canadiennes 


Les  Chutes  de  la  Chaudière,  (Lévis)  il  y  a  100  ans.      (Collection  Fairchild.) 


<TvT~'"' - 


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-§2 


•S  S 


S 


Le  lac  St.  Charles,  vieille  gravure.     (Collection  Fairchild.)     Actuellement 
la  prise  d'eau  de  l'aqueduc  de  Québec. 


Les  Chutes  de  Lorette  et  le  village  indien,  il  y  a  100  ans. 
(Collection  Fairchild.) 


Le  Pont  Rouge  sur  la  rivière  Jacques-Cartier,  il  y  a  100  ans. 
(Collection  Fairchild.) 


Bureau  de  péage  sur  le  pont  Jacques-Cartier.     (Du  "Sportsman  in  Canada" 

de  Tolfrey.) 


Les  chutes  Montmorency. 


Les  tentatives  d'assimilation  dans  la  Nou- 
velle-Angleterre et  leurs  résultats 


Les  fêtes  qui  viennent  d'avoir  lieu  aux  Etats-Unis  à 
l'occasion*  du  centième  anniversaire  de  la  fondation  des  dio- 
cèses de  Boston  et  New  York  démontrent  jusqu'à  l'évidence 
que  le  sentiment  national  est  intimement  lié  au  sentiment 
religieux.  Le  ton  de  ces  fêtes,  l'inspiration  des  discours,  le 
déploiement  des  drapeaux,  l'évocation  des  souvenirs  sécu- 
laires, la  présence  de  visiteurs  distingués,  celle,  par  exemple, 
du  primat  d'Irlande,  (1)  tout  a  donné  à  cette  manifestation 
qu'on  voulait  bien  américaine,  une  saveur  spéciale.  En 
dépit  de  tout,  à  l'insu  peut-être  de  certains  ultra-américains, 
c'est  bien  l'apothéose  des  catholiques  irlandais  qu'on  a  faite 
à  cette  occasion.  Et  si  on  a  arboré  le  drapeau  étoile  on  a  mis 
à  ses  côtés  le  drapeau  vert  ;  de  plus,  il  n'est  pas  bien  sûr  que 
sur  le  drapeau  étoile  lui-même  plusieurs  n'aient  vu,  dans  un 
élan  atavique  fort  louable,  se  dessiner  la  harpe  d'or  d'Hibernie. 

Pour  notre  part,  nous  réclamons  avec  trop  de  persistance 
les  droits  nationaux  des  catholiques  Franco- Américains,  pour 
ne  pas  nous  réjouir  des  manifestations  nationales  d'adver- 
saires qui  pensent  évidemment  comme  nous  chaque  fois  qu'ils 
laissent  parler  librement  leur  cœur.  Leur  fierté  nationale 
justifie  la  nôtre  ;  en  se  réclamant  de  leurs  ancêtres  et  en 
vantant  l'éclatante  beauté  de  leur  histoire,  ce  sont  nos  droits 
au  même  culte  ancestral  qu'ils  consacrent.  Les  deux  cen- 
tenaires de  New  York  et  Boston  n'auraient-ils  eu  le  seul  ré- 
sultat de  mettre  pareils  faits  en  évidence  qu'ils  auraient 
été  éminemment  beaux  et  utiles.  Du  reste,  les  fêtes  cente- 
naires, quand  elles  ne  sont  pas  défigurées  par  d'amicales  in- 
discrétions, ont  toujours  cela  de  bon  de  rappeler  aux  géné- 
rations le  caractère  de  la  succession  qui  leur  fut  transmise, 
de  refaire  sous  leurs  yeux  la  chaîne  des  traditions,  des  mérites 
et  des  devoirs  qu'elles  continueront  à  leur  tour  jusqu'à  la  pro- 


(1)  Le  cardinal  Logue. 


162  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

'chaine  étape  séculaire.  Malheureusement  nous  ne  concevons 
l'histoire  que  d'après  les  données  de  notre  époque,  d'après 
les  horizons  que  nos  ambitions  quotidiennes  ont  donnés  à 
notre  vie  où  à  notre  manière  de  penser.  Et  nous  ne  mettons 
tant  d'enthousiasme  à  célébrer  le  passé  que  parce  que,  dans 
l'intimité  de  notre  cœur,  c'est,  au  fond,  notre  propre  couronne 
que  nous  tressons  avec  tous  les  lauriers  moissonnés  pieuse- 
sement  sur  les  tombeaux  des  ancêtres  et  dans  les  champs 
de  l'histoire.  C'est  un  sentiment  égoïste  né  cle  cette  con- 
viction profonde  que  nous  sommes  bien  la  continuation  des 
époques  lointaines  et  que  notre  vie,  nos  pensées,  nos  œuvres, 
ne  sont  que  la  vie,  les  pensées,  les  œuvres,  des  générations 
qui  nous  ont  précédés.  C'est  ce  qui  porte,  quelquefois,  de 
nouveaux  venus  à  glisser  dans  la  couronne  des  souvenirs  his- 
toriques trop  frais,  des  fleurs  trop  jeunes  ou  mal  écloses,  ou 
•encore  à  oublier  d'y  mettre  celles  qui,  écloses  à  l'époque  des 
premières  floraisons,  ont  été,  avec  le  temps,  envahies,  perdues, 
dans  l'exubérance  des  floraisons  nouvelles. 

C'est  ainsi  qu'à  New  York  et  à  Boston,  en  voulant  li- 
miter à  un  siècle  les  gloires  de  l'Eglise,  on  a  oublié  les  faits 
épiques  qui  précédèrent  les  deux  fondations. 

Certes,  nous  ne  voulons  pas  nier  l'importance  du  rôle 
joué  dans  la  formation  de  ces  deux  diocèses  par  l'élément 
irlandais.  La  présence  du  Cardinal  Logue  n'était  pas  de  trop 
dans  une  célébration  où  l'œuvre  catholique  d'Erin  brillait 
d'un  si  vif  éclat.  Mais  la  joie  que  nous  éprouvons  à  constater 
les  progrès  de  ces  deux  églises  diocésaines  grandit,  chez  nous, 
à  la  pensée  que  cette  abondante  moisson,  est  due  au  travail 
initial  des  immortels  semeurs  que  furent  le  premier  évêque 
cle  Québec  et  la  légion  sainte  des  missionnaires  français  lancés 
à  la  conquête  des  âmes  dans  le  Nouveau-Monde.  Nous  avons 
relu  avec  émotion  ces  pages  d'histoire  où  l'on  voit  Mgr  de 
Laval,  évêque  de  toute  l'Amérique  du  Nord,  envoyer  des 
missionnaires  aux  colons  de  Lord  Baltimore,  où  l'on  voit 
un  consul  de  France  fonder  la  première  église  catholique  de 
New- York,  où  l'on  voit  un  évêque  fiançais  veiller  sur  le  ber- 
ceau du  diocèse  de  Boston,  où  on  en  voit  un  autre,  Mgr  Flaget, 
jeter  un  vif  éclat  sur  la  ville  épiscopale  de  Bardstown,  sur 
cette  petite  ville  qui  donna  un  jour  tant  de  promesses  d'avenir, 
mais  que  les  circonstances  sont  venues  si  cruellement  décevoir, 
ne  lui  laissant,  comme  seul  souvenir  de  ses  premiers  rêves 
de  grandeur,  que  sa  vaste  cathédrale  veuve  de  son  évêque 
et  quelques  annales  bien  remplies. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  163 

Et,  sans  rechercher  davantage  les  causes  qui  font  oublier 
dans  Y  éclat  de  tous  ces  centenaires  triomphants  les  états  de 
service  des  petits  groupes,  qui  modèlent  d'une  façon  si  in- 
consciente les  vieux  souvenirs  aux  conceptions  ou  aux  am- 
bitions du  présent,  nous  nous  demandons  si,  du  moins,  en 
dehors  des  fêtes  où  leur  place  est  si  petite,  les  héros  lointains 
des  premières  églises  d'Amérique  songèrent  qu'un  jour  des 
milliers  de  leurs  compatriotes  seraient  en  butte,  dans  cette  Nou- 
velle-Angleterre même,  fécondée  par  leur  travail  et  leur  prière, 
à  d'inexplicables  persécutions. 

Il  est  vrai  que  les  rôles  sont  maintenant  renversés  et    que 
là  où  des  évêques   français  dirigeaient  des  diocèses  de  langue 
anglaise,  on  trouve  aujourd'hui  des  évêques  irlandais,  ou,  si 
l'on  veut,  irlando-américains,  à  la  tête  de  diocèses  dont  la 
majorité  des  fidèles  est  de  langue  française.    Le  changement 
en  soi,  n'aurait  peut-être  rien  qui  ne  fût  acceptable,  si  avec 
la  conquête  du  pouvoir  on  n'eût  développé  en  même  temps 
un  ardent  désir  de  le  conserver   en  dépit  des  changements 
ethniques  qui  rendirent  possibles  l'avènement  des  successeurs 
de  Mgr  de  Cheverus  ou  de  Mgr  Flaget.     C'est,  on  s'en  rappelle, 
de  ce  désir  ardent  de  contrôle  que  sont  nés  tant  de  moyens 
divers  employés  pour  maintenir  sous  une  domination  qui  ne 
cède  pas  les  éléments  nouveaux  qui  sont  venus  établir  leur 
foyer  dans  la  république  américaine  et  y  jeter  à  pleines  mains 
une  riche  et  abondante  semence  catholique.     Puis,  qui  ne  se 
rappelle  les  luttes  soulevées  aux  portes  mêmes  des  églises, 
les  revendications    énergiques   entreprises  par  les   nouveaux 
venus  qui,  déjà  fiers  d'avoir  conquis  une  large  place  au  soleil, 
constatèrent   avec   une   infinie   tristesse   qu'il   leur   faudrait, 
sur  plusieurs  points,  mendier  jusqu'à  la  parole  de  Dieu.     Li- 
bres sous  une  constitution  libre,  munis  de  tous  les  privilèges 
politiques   de   leur  nouvelle   patrie,   considérés   et  respectés 
de  leur  entourage  jusque  dans  leur  caractère  national,  c'est 
à  l'église  qu'ils  entendirent  les  premières  paroles  inhospita- 
lières et  c'est  des  pasteurs  auxquels  ils  confiaient  le  salut  de 
leurs  âmes  qu'ils  apprirent  les  premières  nouvelles  de  dé- 
sespérance et  que  leur  race  devait  mourir.     Mais  pour  qu'une 
race  meure  il  faut  qu'elle  le  veuille,  et  il  en  est  qui  ont  survécu 
au  morcellement  de  leur  territoire  ou  aux  plus  brutales  agres- 
sions.    Nous  avons  là  en  quelques  lignes,  l'histoire  du  groupe 
franco-américain.     Il  a  voulu  vivre,  et  il  vit. 

Et  s'il  a  rencontré,  s'il  rencontre  encore  quelques  obsta- 
cles à  son  développement,  cela  est  dû  surtout  à  la  fausse  con- 


164  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

ception  que  Ton  s'est  faite  en  certains  quartiers  de  ce  que  Ton 
appelle  dans  tous  les  pays  à  forte  immigration  l'assimilation 
des  nouveaux  venus. 

Les  politiques  américains,  même  en  exigeant  certaines 
qualifications  au  point  de  vue  de  la  langue  pour  des  fins  d'uni- 
formité administrative,  ne  songèrent  jamais  à  détruire  chez 
les  nouveaux  citoyens  le  caractère  essentiel  qui  est  le  fruit 
du  sang,  de  la  tournure  d'esprit,  et  de  tout  ce  que  donne  à  un 
individu  le  courant  atavique  cle  plusieurs  générations  d'an- 
cêtres. Ils  voulaient  l'uniformité  cle  conception  dans  le 
respect  clés  institutions  et  des  lois,  l'uniformité  de  loyauté 
et  d'amour  pour  le  drapeau,  l'uniformité  d'initiative  et  de 
zèle  pour  le  développement  cle  cette  république  modèle  qui, 
prenant  un  jour  sa  place  au  premier  rang  des  nations,  offrirait,, 
en  même  temps,  ce  spectacle  unique  d'une  union  politique 
où  se  trouvent  l'activité  et  le  génie  de  tous  les  peuples  de  la 
terre.  Ils  eurent  tout  cela,  sans  secousse,  sans  coercion,  par 
le  simple  fonctionnement  des  lois  et  le  libre  consentement 
de  la  conscience  populaire. 

Comment  la  hiérarchie  catholique  des  derniers  cinquante 
ans  dans  la  Nouvelle  Angleterre  a-t-elle  pu  voir  dans  cette 
assimilation  politique  un  exemple  à  suivre  en  l'exagérant  dans 
le'  domaine  religieux,  c'est  ce  qu'il  n'est  pas  très  facile  de 
comprendre,  à  moins  que  nous  n'y  voyions  des  motifs  d'un 
ordre  purement  temporel.  Certes,  nous  préférons  admettre 
qu'une  erreur  de  tactique  a  été  commise  plutôt  que  cle 
conclure  que  les  assimilateurs,  même  les  plus  notoires,  cèdent 
à  des  considérations  d'un  ordre  très  éloigné  du  souci  de  con- 
server la  foi  clans  les  âmes. 

Erreur  ou  calcul,  l'assimilation  est  devenue  une  arme 
tournée  contre  les  éléments  catholiques  nouveaux  aux  Etats- 
Unis.  Mais  il  fallait  choisir  le  point  exact  à  frapper,  le  côté 
spécial  qu'il  faudrait  modifier  pour  atteindre  la  formation 
rêvée.  Le  travail,  limité  à  un  groupe  relativement  res- 
treint, devait  prendre  une  tournure  plus  prononcée.  De 
plus,  contrairement  à  ce  qui  eut  lieu  pour  l'allégeance  poli- 
tique, l'assimilation  voulue  par  les  évêques  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  ne  pouvait  s'appliquer  aux  lois  de  l'Eglise,  à  ses 
règles  de  foi,  à  ses  dogmes,  parce  que  ceux  auxquels  elle  s'a- 
dressait étaient  déjà  d'accord  avec  eux  sur  toutes  ces  questions. 
Il  fallut  s'attaquer  à  autre  chose.  On  s'attaqua  à  la  langue 
maternelle  clés  fidèles  et  ce  qui  avait  été  une  assimilation 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  165 

■ 

possible  dans  le  domaine  politique,  devint,  dans  le  domaine 
religieux,  une  croisade  pour  la  fusion  des  races  au  bénéfice 
des  détenteurs  actuels  du  pouvoir.  La  transformation  était 
trop  radicale  pour  ne  pas  soulever  de  vigoureuses  protesta- 
tions ;  elle  en  souleva  de  nombreuses,  et,  parfois,  de  très 
violentes,  surtout  parmi  les  Canadiens-français,  qui,  une  fois 
rendus  aux  Etats-Unis,  se  rappelèrent  comment,  aux  prin- 
cipales époques  de  leur  histoire,  la  fidélité  aux  traditions  an- 
cestrales,  l'attachement  à  la  langue  maternelle,  sauvèrent 
du  naufrage  et  leur  foi  et  leur  vie  nationale.  Du  reste,  ils  ne 
pouvaient  comprendre  que,  laissés  libres  par  les  gouvernants 
et  la  constitution  de  leur  nouvelle  patrie,  ils  pussent  être  en  butte 
à  pareille  attaque  dans  les  églises  mêmes  que  Ton  allait  de- 
mander à  leur  dévouement  et  à  leur  esprit  de  foi. 

Si  les  assimilateurs  persistèrent  dans  leur  détermination 
de  tout  niveler  en  faisant  table  rase  de  tous  les  principes  chers 
à  leurs  nouvelles  ouailles,  ces  dernières  ne  montrèrent  pas 
moins  d'obstination  dans  leur  résistance.  Les  catholiques 
franco-américains,  en  particulier,  avertis  par  l'expérience 
de  ceux-là  mêmes  qui  voulaient  leur  perte  comme  race,  main- 
tinrent leur  intégrité  nationale  et,  donnant  à  l'Eglise,  dans  les» 
Etats  de  l'Est,  un  essor  irrésistible,  prouvèrent  en  pleine  ba- 
taille la  fausseté  des  doctrines  de  leurs  ennemis. 

A  tel  point  que,  de  nos  jours,  si  les  catholiques  irlandais 
peuvent  revendiquer  l'honneur,  partagé,  du  reste,  d'avoir 
'été  les  pionniers  de  l'église  catholique  dans  les  Etats-Unis, 
les  Franco- Américains  peuvent  leur  demander — Qu'avez- 
vous  fait  de  tout  cela  ?  Et  nous  savons  bien  que  les  plus  ar- 
dents à  réclamer  ce  passé  ne  seront  pas  les  plus  empressés  à 
répondre. 

Les  faits,  appuyés  d'éloquentes  statistiques,  prouvent 
ce  qu'a  pu  faire  même  l'assimilation  politique  chez  ceux  qui 
n'ont  pu  protéger  leur  foi  par  le  solide  rampart  de  la  langue 
maternelle.  Parlant  dans  leurs  églises  la  même  langue  que 
dans  les  clubs  politiques,  habitués  d'avance  à  céder  devant 
le  saxonisme  absorbant  de  leurs  vainqueurs,  les  irlandais 
catholiques  n'avaient  qu'un  pas  à  faire  pour  donner  dans  les 
erreurs  religieuses  de  leur  grand  entourage.  Ce  pas,  ils  l'ont 
fait  avec  un  entrain  qui  étonne  et  avec  un  empressement  qui 
a  jeté  la  majorité  de  leurs  frères  dans  l'immense  cohue  des 
50,000,000  d'incroyants  que  contient  la  République. 

Il  est  un  fait  que  nous  tenons  à  rappeler  et  qu'il  est  bon 
de  ne  pas  perdre  de  vue.    C'est  qu'il  y  a  tout  au  plus  aux 


166  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Etats-Unis  15,000,000  de  catholiques  et  que  sur  ce  nombre 
les  irlandais  catholiques  ne  dépassent  pas  5,000,000. 

Ou  sont  allés  les  15,000,000  d'irlandais  catholiques  que 
réclamait  le  Rév.  Père  Byrne,  en  1873?  (1)  Qui  nous  le 
dira  ?  L'assimilation,  qui  a  été  désastreuse  pour  ceux-là 
mêmes  qui  la  prêchent,  n'aurait-elle  pas  eu  les  mêmes  effets 
sur  les  éléments  nouveaux  ?  Elle  aurait  eu  des  effets  plus 
terribles  encore  parce  qu'elle  leur  aurait  enlevé  avec  laffoi 
le  caractère  spécial  à  leur  race  qui  faisait  leur  force  et  leur 
permettait  de  mettre  toute  la  mesure  de  leur  talent  au  service 
de  la  république. 

On  a  prouvé  tant  de  fois  que  la  langue  maternelle  était 
la  meilleure  sauvegarde  de  la  foi,  qu'il  paraîtrait  oiseux  d'in- 
sister davantage  sur  ce  point.  Qu'il  nous  suffise  de  nous  ré- 
jouir, en  passant,  de  la  résistance,  victorieuse  jusqu'ici,  oppo- 
sée par  les  catholiques  franco-américains  à  toutes  les  tenta- 
tives faites  pour  changer  leur  physionomie.  A  toutes  les 
théories  politico- économiques  invoquées  pour  les  engager  à 
renier  leur  origine,  ils  opposent  toujours  un  refus  courageux 
qui  ne  peut  être  encore  mieux  exprimé  que  par  cette  parole 
d'un  penseur  :  "  Nous  ne  sommes  pas  faits  pour  ces  nourri- 
tures, en  nous  changeant  on  nous  dénature." 

Leur  meilleure  excuse  est  encore  d'avoir  sauvé  l'Eglise 
clans  la  Nouvelle- Angleterre  et  de  s'y  être  constitués  ses  plus 
fermes  appuis.  Il  est  vrai,  cependant,  que  le  dernier  mot 
n'est  pas  encore  dit  sur  cette  question.  Dès  les  premiers 
jours,  on  opposa  une  digue  au  développement  franco-améri- 
cain. Mais  le  flot  montant  de  l'immigration  franco-américaine 
passa  par  dessus;  il  inonda  les  rives  trop  étroites  laissées  à 
son  cours  et  sema  partout  sur  son  passage  le  progrès  et  la 
fécondité.  Aujourd'hui  que  l'immigration  canadienne  est  moins 
forte,  qu'elle  est  même  à  peu  près  arrêtée,  on  constate  l'im- 
mense moisson  de  bien  qu'elle  a  préparée,  mais  on  constate 
aussi  que,  si  le  flot  s'est  fait  un  lit  à  sa  taille,  la  digue  est  restée. 

Le  programme  d'assimilation  est  toujours  vivant  et  ceux 
qui  l'ont  tracé  ne  sont  pas  moins  déterminés  aujourd'hui 
qu'il  y  a  trente  ans  à  l'exécuter.  Là  où  il  a  pu  l'être  il  a  causé 
des  désastres.  Là  où  on  a  simplement  persisté  à  le  mettre 
à  exécution  il  a  ouvert  dans  le  sein  de  l'Eglise  des  plaies  qui 


(1)  Irish  Immigration  to  the  United  States.     The  Catholic  Publication 
Society.     New  York,  1873. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  16T 

saignent    encore  :    North  Brookfleld,    Manchaug,    Danielson, 
Putnam,  Bristol  ! 

Ajoutez  à  cela  les  misères  éprouvées  à  ce  même  sujet 
par  des  millions  de  frères  catholiques,  allemands,  polonais, 
italiens,  portugais,  etc.  Et  si  une  défection  se  produit,  si 
40  Lithuaniens  apostasient,  le  journal  d'un  diocèse  en  fait 
des  gorges-chaudes  !  Toujours  les  effets  de  cette  assimilation 
sociale  qui,  sous  prétexte  d'élargir  ses  horizons,  déchire  le' 
voile  du  Temple.  Aussi  combien  d'autres  effets  ne  pourrions- 
nous  pas  citer  de  cette  absorption  lente  de  ceux  qui  croient 
par  ceux  qui  ne  croient  plus.  "Tous  n'en  mourraient  pas, 
mais  tous  étaient  frappés,"  dit  le  fabuliste.  Qu'importe  les 
désastres  accumulés,  les  consciences  troublées,  les  âmes  per- 
dues, pourvu  que  le  programme  se  réalise  et  que  l'Eglise  aux 
Etats-Unis  devienne  plus  américaine  que  la  république  !  Il 
faut  être  de  son  temps,  il  faut  marcher  vite  et  l'on  court.  Le 
chef  de  l'Eglise  voient  bien  avec  une  certaine  inquiétude  le 
vol  audacieux  des  théories  politico-religieuses,  la  hardiesse 
du  modernisme  de  ces  "géants  catholiques"  du  progrès  ma- 
tériel ;  il  ne  voit  pas  sans  inquiétude  l'empressement  que 
l'on  met  dans  cette  république  du  Nouveau-Monde,  où  le  son 
de  l'or  sur  les  comptoirs  étouffe  parfois  la  voix  des  idées,  à 
établir  certaines  règles  modernes  de  la  sainteté,  à  rajeunir 
les  dogmes,  à  "  démocratiser  le  credo  "  ;  il  apprend  avec  dou- 
leur que  ce  progrès  intense  insufflé  dans  sa  belle  église  amé- 
ricaine par  l'esprit  du  siècle  refroidit  les  cœurs,  raccourcit 
le  culte,  dépeuple  les  églises  et  il  demande  au  Seigneur  que 
cela  ne  soit  point  vrai. 

Un  moment,  une  note  plus  hardie  domine  tout  ce  bruit, 
note  d'erreur  et  de  défi.  Le  Pape  élève  la  voix  et  rappelle 
au  sens  de  la  doctrine  les  américanistes  turbulents.  Mais 
l'assimilation  des  idées  a  déjà  fait  son  œuvre  ;  ceux  qui  se 
croient  visés  par  la  censure  papa'e  s'étonnent  qu'on  les  ait 
mal  compris,  et  opposent  à  toutes  les  accusations  d'extraor- 
dinaires et  ineffables  dénégations,  pendant  que  les  grands 
journaux  publient,  sous  leur  inspiration  ou  pour  servir  leurs 
dessins,  les  nouvelles  les  plus  abracadabrantes  sur  les  impasses 
de  l'Eglise  et  la  nécessité  très  prochaine  d'un  pape  américain. 
Et  ce  sont  ces  protagonistes  d'un  idéal  ultra-américain 
inconnu  des  signataires  de  la  déclaration  d'indépendance  qui, 
s'armant  de  privilèges  qui  ne  furent  autrefois  réservés  qu'au 
peuple  de  Dieu,  disent  aux  nouveaux  venus  dans  l'Eglise 
des  Etats-Unis.     "  Vous  êtes  les  plus  nombreux,  c'est  vrai,. 


168  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

mais  nous  sommes  les  plus  avancés  parce  que  nous  sommes 
les  premiers.  Faites  comme  nous  ;  reniez  votre  passé,  votre 
langue,  vos  traditions.  Soyez  de  votre  temps  et  de  votre 
pays  !  " 

Merci  !  Et  la  réponse  sort  vibrante  de  toutes  les  poitrines: 
u  Merci  !  Votre  offre  est  alléchante  mais  elle  ne  nous  tente 
pas.  Vous  allez  vite,  mais  cela  ne  veut  pas  dire  que  vous 
soyez  les  plus  avancés.  L'assimilation  a-t-elle,  chez  vous, 
fait  autre  chose  que  développer  une  sorte  de  patriotisme 
aigri  qui,  dans  un  moment  de  danger,  ne  fournirait  pas  un 
soldat  de  plus  à  la  république  ?  De  notre  temps,  nous  le  som- 
mes, mais  notre  ambition  est  encore  de  suivre  Rome  et  non  de  la 
devancer.  De  notre  pays,  nous  le  sommes  aussi  et  nos  soldats 
morts  pour  la  patrie  en  1776,  en  1865  ou  1897  sont  confondus 
dans  un  commun  amour  par  la  patrie.  Nous  sommes  de  notre 
temps,  de  notre  pays,  mais  .nous  voulons  aussi  être  de  notre 
Eglise,  et  nous  voulons  l'être  à  la  manière  de  nos  aïeux  qui 
compensaient  par  une  foi  robuste  les  élans  de  certain  apostolat 
moderne.  Notre  langue  fut  toujours  le  plus  solide  rempart 
de  notre  foi.  Laissez-nous  prier  Dieu  comme  nous  l'apprirent 
nos  mères,  et  si  nous  bâtissons  des  églises,  faites  que  nous  y 
ayons  le  droit  d'être  chez  nous.  Au  fond,  ce  que  vous  prenez 
pour  de  l'obstination  à  sauver  des  idées  qui  meurent  n'est, 
de  notre  part,  qu'un  ardent  désir  de  mieux  servir  le  Maître 
en  lui  conservant  la  fidélité  de  nos  enfants.  Dans  tout  ce 
catholicisme  tapageur  que  vous  voulez  nous  faire  acheter 
d'une  apostasie  nationale,  et  qui  n'est  pas  celui  de  Rome,  nous 
ne  voyons  encore  que  l'éclat  d'une  parade  ou  les  Chevaliers 
de  Colomb  battent  la  grosse  caisse.  Laissez-nous  vivre,  puis- 
que nous  ne  voulons  pas  mourir,  et  gagner  paisiblement  le  ciel 
avec  l'humble  mais  fervent  "  credo  "  des  ancêtres." 

J.  L.  K.-  Laflamme. 


Le  Journalisme  Canadien-Français 


J'avais  promis  à  mon  ami,  l'aimable  et  sympathique  direc- 
teur de  la  Revue  Franco- Américaine,  un  article  sur  la  situation 
du  journalisme  Canadien-français.  Je  me  proposais  bien  de 
tenir  ma  promesse.  Je  regrette  infiniment  de  ne  la  tenir  qu'à 
demi. 

Car,  bien  que  j'aie  déjà  mon  expérience  personnelle,  qui,  à 
elle  seule,  eût  suffi  à  illustrer  de  façon  assez  complète  la  situation 
de  notre  journalisme,  j'avais  fait  quelques  recherches  et  recueilli 
quelques  notes,  qui  n'auraient  pas  manqué  de  donner  plus  de 
force  encore  à  mes  conclusions.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de 
mettre  l'ordre  dans  ces  notes.  Et  pour  ne  pas  faire  totalement 
défaut  au  directeur  de  La  Revue  Franco- Américaine,  je  me  vois 
forcé,  à  mon  grand  regret,  de  ne  donner,  aujourd'hui,  que 
l'esquisse  du  travail  que  je  me  proposais  de  faire. 

Ce  travail,  je  le  ferai  certainement.  La  situation  de  nos 
journalistes — notre  situation — car  j'appartiens,  moi  aussi,  à  la 
profession — est  trop  misérable,  pour  qu'elle  puisse,  et  dans 
notre  intérêt,  et  dans  celui  du  public  canadien,  durer  beaucoup 
plus  longtemps.  Il  faut  absolument  que  quelqu'un  jette  le  cri 
d'alarme,  ou,  si  l'on  veut,  le  cri  de  ralliement. 

Je  me  proposais  donc  de  démontrer  l'absolue  et  pressante 
nécessité  de  nous  rallier,  de  nous  organiser.  C'était  là  ma 
conclusion  principale. 

Je  voulais  arriver  à  ma  conclusion  par  le  raisonnement 
suivant  : 

Dans  la  situation  où  nous  sommes,  isolés,  inconnus  les 
uns  aux  autres,  nous  sommes  un  peu  dans  l'état  des  esclaves 
de  Rome.  Nous  appartenons  à  des  maîtres.  Ces  maîtres 
exploitent  notre  plume  et  notre  cerveau.  Nous  ne  pensons 
que  par  eux,  nous  n'écrivons  que  pour  eux.  En  échange  de 
nos  services,  nous  recevons  un  salaire  misérable,  que  souvent, 
dédaignerait  le  typographe  qui  compose  nos  articles  à  la 
machine. 

Pour  le  travail  de  forçat  que  nous  faisons,  à  part  la  pitance 
de  chaque  semaine  qu'on  nous  jette,  comme  à  regret,  nous  ne 
recevons  ni  égard,  ni  considération  des  maîtres  à  la  solde  de 


170  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

qui  nous  sommes.  Nous  payant  pour  chanter  leur  gloire — oui, 
hélas  !  pour  vivre,  il  faut  accepter  pareil  marché — nous  payant 
pour  chanter  leur  gloire,  du  moment  que  notre  voix  semble 
faiblir,  nous  sommes,  par  eux,  chassés  du  journal  dans  lequel 
nous  nous  morfondions  ;  et  que  nous  reste-t-il  à  faire  ?  nous 
offrir  à  un  autre  maître,  qui  consentira  à  nous  payer,  pour 
écrire  qu'il  est  un  grand  homme. 

Pis  que  cela,  pour  satisfaire  nos  tyrans,  nous  nous  déchirons 
les  uns  les  autres.  Qui  n'a  jamais  vu  une  bataille  de  chiens. 
Le  maître  siffle  son  chien,  et  le  lance  sur  un  autre.  Ils  se 
déchirent  au  sang.  Tel  est,  trop  souvent  le  devoir  honteux  du 
journaliste.  Il  sert  un  maître.  Son  confrère  en  sert  un  autre, 
ou  n'en  sert  aucun.  Généralement,  tous  les  journalistes 
servent  un  maître.  Qu'on  m'en  nomme  un,  clans  nos  grands 
journaux,  qui  soit  indépendant.  Il  doit  penser  par  le  cerveau 
étroit  d'un  homme  d'affaires,  directeur  financier  ou  directeur 
politique.  C'est  la,  règle  :  s'il  pense  trop  bien,  ou  écrit  trop 
bien  ce  qu'il  pense,  il  est  mal  classé.  Donc,  voilà  un  journaliste 
qui  ne  partage  pas  toutes  les  idées  de  votre  maître.  Vite, 
l'ordre  de  l'attaquer,  de  le  déchirer,  de  le  détruire  de  réputation, 
nous  arrive.     Et  il  faut  marcher  ou  partir. 

C'est  là  le  comble  de  l'ignominie. 

Le  journalisme  est  une  puissance,  dit-on.  Pauvres  jour- 
nalistes. Ils  sont  les  seuls  à  l'ignorer.  Pour  eux,  bien  trop 
souvent,  le  journalisme  est  une  faiblesse.  En  l'embrassant, 
ils  se  déclassent. 

Quand  il  est  jeune,  et  qu'après  avoir  fait  des  études 
sérieuses,  le  journaliste  commence  sa  carrière,  il  a  de  belles  et 
nobles  ambitions.  Il  étudie,  il  tâche  de  se  perfectionner  dans 
l'art  d'écrire.  Il  croit  en  sa  mission,  qui  est  de  découvrir  la 
vérité,  et  de  la  dire  avec  art.  Pauvre  jeune  homme,  cache  ta 
noblesse  et  tes  ambitions. 

Ne  dis  pas  que  tu  étudies,  on  va  te  rire  au  nez,  que  tu  as 
le  respect  de  toi-même,  de  ta  plume  et  de  ta  pensée.  Car, 
entre  clans  ce  bureau  de  journal,  et  regarde  qui  l'infamité  de 
tes  maîtres  te  donne  comme  camarades  de  bureau,  comme 
confrères  :  des  repris  de  justice,  des  âmes  damnées,  des  fourbes, 
des  traîtres,  des  plumes  vendues,  comme  tu  as  vendu  la  tienne, 
sans  le  savoir. 

Voilà  le  journalisme  canadien-français  ! 

La  situation  qu'on  lui  a  faite  en  a  chassé  les  esprits  d'élite, 
ou  les  a  réduits  à  l'abrutissement. 

Les  maîtres  qui  l'exploite,   n'y   voulant  avoir  que  des 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  171 

valets,  l'ont  encombré  de  parasites  qui  le  déshonorent.  Ces  âmes 
vendues  ont  les  meilleures  positions  du  journal.  Les  journa- 
listes honnêtes  subissent  leur  despotisme. 

Ce  tableau  n'est  pas  chargé.  J'ai  des  noms,  des  preuves 
à  l'appui. 

A  tel  point  que  si  nous  devions  nous  organiser — et  cette 
organisation  se  fera — qu'il  faudra,  de  ceux  qui,  du  haut  en  bas, 
composent  les  bureaux  de  rédaction  des  journaux,  éliminer  le 
quart,  sinon  la  moitié,  pour  avoir  une  organisation  respectable. 

Et  pour  avoir  un  journalisme  qui  fût  vraiment  national 
et  canadien-français,  il  faudrait  aussi  éliminer  les  étrangers, 
valets  de  tous  les  maîtres,  spadassins  de  la  plume,  à  qui  nos 
aspirations  ne  disent  absolument  rien.  Comme  Judas  a  vendu 
son  maître,  ils  nous  vendraient  pour  moins  de  trente  deniers. 

Il  y  a  un  autre  aspect  du  journalisme,  encore,  qui  décou- 
rage les  plus  nobles  et  les  plus  entreprenants.  C'est  l'incurie 
de  nos  gouvernants,  leur  insouciance  de  la  langue  française. 

A  part  une  ou  deux  exceptions,  qui  ont  été  récemment 
signalées,  l'information  officielle  est  complètement  fermée  à  la 
presse  française.  Les  affaires  du  pays  se  font  en  anglais. 
Les  rapports  des  départements  se  font  en  anglais.  Presque 
tous  les  officiers  supérieurs  ne  parlent  que  l'anglais.  On  ne 
parle  à  peu  près  que  l'anglais  à  la  Chambre  des  Communes. 
Huit  provinces  du  Canada,  sur  neuf,  sont  des  provinces  an- 
glaises. Toutes  les  dépêches  étrangères  sont  envoyées  en 
anglais;  toutes  celles  du  pays  sont  envoyées  en  anglais.  Le 
dernier  reporter  du  dernier  des  journaux  doit  posséder  parfaite- 
ment les  deux  langues. 

Ceux  qui  sont  d'origine  française  ne  paient-ils  pas  la  douane 
et  la  taxe.  Ne  contribuent-ils  pas  aux  revenus  publics. 
Comment  se  fait-il  que  le  gouvernement  leur  ferme  officielle- 
ment toutes  les  sources  d'informations,  en  n'employant  jamais 
que  l'anglais  ? 

Voilà  le  raisonnement  que  je  me  proposais  de  développer, 
pour  conclure  à  la  nécessité,  pour  les  journalistes  sérieux,  de 
s'organiser,  pour  se  faire  payer,  se  faire  respecter,  se  respecter 
eux-mêmes,  et  relever  leur  profession. 

La  dernière  considération,  bien  que  désintéressée — et  peut- 
être  parce  qu'elle  est  désintéressée,  me  paraît  la  plus  convain- 
cante. Car  le  journalisme  est  le  plus  fidèle  miroir  des  mœnrs 
d'une  nation,  si  on  ne  le  dégrade  pas  comme  on  a  dégradé 
le  nôtre. 

Max.  Max. 


La  réponse  des  faits 


La  supériorité  des  Anglo  Saxons  et  les  Canadiens- 
français  dans  la  Province  d'Ontario. 


Peu  de  questions  d'un  intérêt  général  sont  discutées  dans 
la  Province  de  Québec  sans  que  Ton  cite  avec  beaucoup  de 
complaisance  l'exemple  que  nous  donne  la  Province  d'Ontario. 
Cette  habitude  a  même  dégénéré  en  une  autre  moins  louable 
qui,  chaque  fois  qu'une  revendication  nationale  est  nécessaire 
ou  qu'un  problème  doit  être  résolu  et  demande  de  notre  part 
une  attitude  énergique  et  bien  tranchée,  pose  l'inévitable  et 
peu  courageuse  question  :  Que  va-t-on  penser  de  tout  cela 
dans  la  Province  d'Ontario  ?  J'ai  même  plus  d'une  fois  en- 
tendu cette  question  posée  par  des  personnages  que  nous 
aurions  mieux  aimés  plus  tenaces  dans  les  revendications  ho- 
norables et  moins  disposés  à  accepter  de  gaieté  de  cœur  à 
la  politique  déprimante  des  compromis. 

Mais  puisque  l'opinion  d'Ontario  pèse  d'un  si  grand  poids 
dans  la  balance,  il  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos  de  se 
demander  quel  rôle  jouent  dans  cette  province  même  ceux  des 
nôtres  qui  y  ont  établi  leurs  foyers  et  qui  y  ont  développé, 
dans  l'espace  de  quelques  années,  une  influence  avec  laquelle 
il  faut  déjà  compter.  Ces  compatriotes  sont-ils  aussi  con- 
vaincus que  certains  anglophiles  de  l'irrémédiable  supériorité 
de  leur  entourage  anglo-saxon  ?  C'est  un  point  qui  mérite 
d'être  étudié  et  sur  lequel  j'ai  reçu,  tout  récemment,  une 
opinion  que  les  lecteurs  de  la  "  Revue  "  aimeront  à  connaître. 

J'ai  donc  reçu  une  lette  qui,  sur  cette  question  même, 
m'a  apporté  les  réflexions  suivantes  : 

"  Un  ami,  très  épris  du  livre  de  M.  Demollins  :  A  quoi 
tient  la  supériorité  des  anglo-saxons — me  clamait  les  grandes 
qualités  de  la  race  qui  s'enorgueillit  de  son  immense  supé- 
riorité sociale,  politique,  commerciale,  industrielle,  financière 
et  morale.  A  côté,  mon  ami  ne  voyait  que  faiblesse,  misère, 
pauvreté,  néant.  Et  la  preuve  ?  Il  la  trouvait  dans  la  question 
suivante  :  A  qui  appartiennent  les  grandes  fortunes,  à  Ottawa, 
par  exemple,  et  dans  toute  la  région  ?  A  qui  l'influence  ? 
A  qui  tout  ? 


LA   REVUE  FRANCO- AMÉRICAINE  173 

"  Voyons,  lui  dis-je,  ne  nous  emballons  pas. 

"  Ce  qui  est  un  fait  acquis  peut  être  expliqué  de  diverses 
manières,  mais  il  ne  peut  pas  être  nié.  De  ce  que  les  Anglo- 
saxons,  qui  ont  eu  des  avantages  exceptionels  pour  acquérir 
les  plus  beaux  domaines  sur  les  rives  du  St  Laurent,  depuis 
le  lac  Saint  Louis  jusqu'aux  grands  lacs  et  clans  toute  la  vallée 
de  l'Ottawa,  possèdent  encore  des  fortunes  bien  plus  consi- 
dérables que  celles  des  Canadiens-français,  cela  ne  tient  pas 
assurément  à  leur  supériorité  manifeste  sur  ces  derniers. 
Et  pour  bien  juger  cette  question  il  faut  tenir  compte  de  cer- 
tains faits,  de  certaines  tournures  de  caractères,  très  pronon- 
cées chez  les  uns  et  moins  accentuées  chez  d'autres,  il  faut, 
enfin,  en  comparant  les  titres  des  races  différentes,  tenir  compte 
de  leurs  dispositions  particulières  et  du  champ  préféré  de  leur 
action  dans  le  monde.     A  chacun  le  sien. 

"  Ainsi,  la  race  française  possède  bien  quelques  qualités 
qui  peuvent  lui  donner  un  certain  relief  et  lui  assurer  sa  juste 
part  d'influence.  Aussi  longtemps  que  nous  ne  perdrons  pas 
le  sentiment  de  notre  force  et  que  nous  aurons  le  courage  de 
jouer  notre  rôle  providentiel,  il  n'y  aura  pas  lieu  de  désespérer 
de  notre  destinée. 

"  A  ceux  qui  seraient  tentés  de  conclure  à  notre  anéantis- 
sement ou  à  notre  éternelle  médiocrité,  l'histoire,  les  statisti- 
ques, les  annales  particulières,  donnent  déjà  une  réponse  qui, 
en  rétablissant  les  faits  ou,  du  moins,  en  les  faisant  connaître 
davantage,  peut  déjà  dérider  les  fronts  les  plus  sombres.  Quel- 
les furent  les  conditions  de  la  colonisation  anglo-saxonne  dans 
l'Ontario  ? 

"  Nous  trouvons  dans  les  archives  du  Canada,  année 
1892,  les  chiffres  suivants  au  sujet  des  concessions  de  terrains 
faites  par  le  gouvernement,  en  1801  et  1802,  aux  loyaux  sujets 
britanniques  qui  se  retirèrent  devant  l'Indépendance  Amé- 
ricaine : 


174 


LA   REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


1801. 

1802. 

Comtes. 

Conces- 
sions! 

Acres. 

Conces- 
sions. 

Acres 

Glengarry 

12 
73 
3 
20 
34 

2,600 
20,769 
1,243 
9,400 
8,440 

116 
59 
79 
56 
43 

21,561 
15,829 
18,090 
25,540 
12,913 

Dunclas 

Stormont 

Prescott 

Russell 

142 

42,452 

353 

93,933 

"  Ces  chiffres  sont,  pour  le  moins,  très  instructifs,  s'ils  ne 
sont  pas  pour  tous  également  suggestifs.  Le  gouvernement 
anglais  ponrsuivait  un  double  but  :  créer  une  aristocratie 
foncière  et  établir  une  digue  infranchissable  à  l'expansion 
française.  Ne  sait-on  pas  que  sur  l'autre  rive  du  fleuve,  depuis 
le  comté  d'Argenteuil  jusqu'au  fort  Coulonge,  à  70  miles 
d'Ottawa  (sauf  la  seigneurie  de  la  Petite  Nation  vendue  par 
le  Séminaire  de  Québec  à  Joseph  Papineau) — toutes  les  terres 
les  mieux  boisées,  les  endroits  les  plus  prospices  a  l'industrie, 
tous  les  pouvoirs  d'eaux  étaient  concédés  aux  anglais.  Citons 
quelques  faits  : 

En  1799,  le  capitaine  Robertson  reçut  du  gouvernement 
2,000  acres  de  terre  sur  les  deux  rives  de  la  Lièvre  à  Bucking- 
ham.  Philemon  Wright — en  1807 — reçoit  un  quart  de  canton 
— il  avait  choisi  les  Chaudières  et  le  canton  de  Hull,  d'Aylmer 
à  la  Gatineau.  A  Templeton,  c'est  Alexandre  MacMillan  ; 
à  Cardley,  Sanford  LocBin  et  la  famille  McLeod  ;  Bigelow 
à  Buckingham,  McNat  aux  Chats,  etc.,  etc. 

"  Est-ce  que  toutes  les  concessions  forestières  avec  les 
avantages  commerciaux  splendides  qu'elles  ont  offerts  n'ex- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  175 

pliquent  pas  suffisamment  la  source  de  certaines  grosses  for- 
tunes actuelles  et  la  prospérité  exceptionnelle  d'un  élément 
qui,  grâce  à  certaines  et  de  très  réelles  dispositions  spéciales, 
à  su  profiter  des  richesses  que  le  sort  et  le  gouvernement 
avaient  placées  entre  leurs  mains.  Mais  le  pays  s'est  déve- 
loppé ;  pendant  que  ces  fortunes  s'accumulaient  la  civilisa- 
tion chrétienne  suivait  le  défricheur  dans  la  forêt  ;  elle  l'avait 
même  précédé.  C'est  là  encore  qu'il  faut  chercher  le  progrès 
et  quels  noms  y  trouvons  nous  ?  Ah  !  nos  vieilles  annales 
de  missionnaires,  avec  leurs  récits  épiques,  qui  voudrait  les 
remplacer  par  le  compte-rendu  bref  de  la  fondation  de  quel- 
ques chantiers  si  considérables  fussent-ils  ?  " 

Certes,  voilà  une  lettre  qui  en  dit  long  en  quelques  pages  ! 
Après  tout,  mon  carrespondant  n'est  pas  loin  d'avoir  com- 
plètement raison.  Le  progrès  ne  se  mesure  pas  à  la  quantité 
d'écus  que  des  colonisateurs  entreprenants  et  favorisés  amas- 
sent dans  le  cours  de  quelques  années.  Sans  doute,  ils  ont 
contribué  leur  part  au  développement  de  cette  partie  du  pays, 
mais  l'œuvre  de  leurs  collaborateurs,  héros  obscurs  dont  l'his- 
toire a  oublié  les  noms,  n'en  est  pas  moins  importante.  Et 
combien  a  grandi  l'œuvre  des  pionniers  français  de  l'Ontario  ! 

De  l'aristocratie  foncière,  rêvée  par  le  gouvernement 
britannique,  que  reste-il  ?  Qui  sait  que  Charles  Platt  Tredwell 
a  été  seigneur  de  l'Orignal  ?    Et  combien  d'autres  ! 

Les  R. R.  P.P.  du  Saint  Esprit  habitent  le  château 
de  Wright;  Buckingham,  vient  de  secouer  le  joug  honteux 
que  fesait  peser  sur  les  canadiens  qui  y  sont  en  majorité,  la 
puissance  de  l'argent. — Plus  de  six  comtés  d'Ontario  sont 
gagnés  à  l'heure  actuelle  par  des  canadiens  et  ils  avancent 
toujours — Mais  le  gouvernement  anglais  a  été  déçu  dans  le 
résultat  final,  qui  dépend  rarement  des  hommes.  Il  est  cer- 
tain que  vers  1810-1812  il  dut  croire  à  son  complet  succès. 

Partout  de  très  gros  fiefs  sont  constitués,  sur  les  rives 
fertiles  du  fleuve,  en  faveurs  d'officiels  loyaux  à  la  couronne 
anglaise.  Les  colons  eux-mêmes  sont  Anglais  ou  Ecossais. 
Presque  point  de  catholiques,  encore  moins  de  canadiens- 
français — ceux  qu'on  y  trouve,  sont  des  bûcherons  ou  des 
voyageurs.  Les  anglais  ont  l'argent  du  gouvernement  à 
souhait.  (1) 


(1)  Les  premiers  établissements  d'Ontario,au  Fort  Frontenac  (Kingston) 
— à  Indian  Point  en  1784,  à  Toronto  et  à  Niagara,  par  les  "  loyalistes  ",  à 
part  les  concessions  de  terres,  a  coûté  $15,000,000  au  gouvernement  qui,  en 
outre,  distribua  à  ces  colons  des  rations  militaires  pendant  plusieurs  années. 
Ce  n'est  pas  dlhier  que  l'immigration  anglaise  coûte  des  millions. 


176  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

\  La  seule  chose  étonnante,  et  vraiment  providentielle, 
c'est  de  voir  le  triomphe  des  catholiques  et  la  décadence  irré- 
médiable de  l'élément  protestant  dans  cette  partie  du  Canada. 

Qu'on  s'étonne  maintenant  de  voir  les  grosses  fortunes 
aux  mains  des  Anglais,  et  qu'on  attribue  leurs  richesses  à  une 
supériorité  de  race  !  !  !  (I) 

Il  serait  trop  long  d'énumérer  ici  les  détails  de  l'expan- 
sion française  depuis  la  conquête.  Mais  nous  avons  bien  le 
droit  de  nous  demander  si  la  race  supérieure  n'est  pas  celle 
qui  demeure.  Nous  venons  de  voir  que  les  capitaux  ne  suffi- 
sent pas  toujours  pour  édifier  une  œuvre  vivante,  et  que  faire 
reposer  la  supériorité  d'une  race  sur  eux  c'est  préparer  à 
cette  race  de  cruelles  désillusions. 

Tant  que  les  canadiens  s'attacheront  à  posséder  la  terre 
et  à  la  féconder  de  leur  labeur  ils  ne  cesseront  d'accroître  la 
puissance  de  leur  race.  Ils  posséderont  la  vraie  richesse  qui 
leur  convient  avec  l'influence  du  nombre,  et  s'ils  veulent  être 
unis — ils  commanderont  toujours  le  respect. — 

Charles  Dupil. 


(1)  Cfr.  Histoire  de  la  Prov.  Eccl.  d'Ottawa,  par  R.  P.  Alexis,  Capucin, 

1887. 


Mascarade  de  Lettres 


B 


,  défiant  le  bloc, 
S'avance  avec  la  mître  en  tête  ; 
Il  marche  comme  un  coq, 
Fier  de  pouvoir  montrer  sa  crête. 

c'est  le  bon  bourgeois, 
Lent,  lourd,  ventru  comme  une 
Un  de  ces  hommes  cois    [tonne, 
Que  rien  ne  presse  ni  n'étonne. 


* 


/^ressemble  au  croissant. 

^Hugo  l'appellerait  "  Faucille 
D'or  pur  qui,  dans  le  champ 
Des  étoiles,  luit  et  scintille." 

* 

P\ne  peut  que  glisser 

J-' Avec  que  sa  moitié  de  roue  : 

H  a  dû  se  lasser 

Jadis  de  rouler  dans  la  boue. 


H 


est  moyennageux. 
Son  pont  levis,  qui  ne  s 
Jamais,  est  ombrageux 
Comme  une  haute  forteresse. 


f    le  monocle  au  front, 

I    Semble  avoir  avalé  sa  canne  ;. 
Il  raidit  son  plastron  : 
C'est  le  véritable  anglomane. 

* 

If  lui,  presse  le  pas, 

**• Et  c'est  à  peine  s'il  effleure 
Le  sol.     Ses  grands  tibias 
Doivent  faire  du  trente  à  l'heure. 

L  malgré  son  beau  nom 
Ne  plane  pas  dans  l'atmosphère. 
Couché  de  tout  son  long 
Par  terre,  il  peut  servir  d  équerre. 


paraît  compliqué, 

On  croirait  voir  une  serrure 

Au  ventre  détraqué  ; 

Mais  la  chose  n'est  pas  bien  sûre. 

* 

veuf  de  son  pendu, 
N'en  est  pas  moins  une  potence. 
Il  n'aurait  rien  perdu 
En  changeant  un  peu  d'appa- 
[rence. 

'les  genoux  au  nez 

'Comme  une  chatte  de  boutique, 

Prend  les  airs  ennuyés 

De  quelque  sphynx  énigmatique. 


Ma  la  majesté, 

*™*I1  a  dû  naître  majuscule  ; 

Pour  la  solennité, 

On  ne  lui  connaît  pas  d'émulé. 


M  évoque  un  grand  nom. 
l^Sous  ce  chiffre,  qui  galvanise, 

Surgit  Napoléon 

Avec  sa  redingote  grise. 

ne  boit  que  du  vin,- 
Car  jamais  l'eau  seule  ne  saoule- 
Pochard,  il  lutte  en  vain  : 
Il  faut  qu'il  tombe,  il  faut  qu'il 
[roule  r 


O 


178 


LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


R 


ne  fait  pas  d'effet, 

Il  est  sans  aucune  importance. 

Si  quelqu'un  le  refait, 

Ce  sera  pour  le  mieux,  je  pense . 

* 

est  dernier  bateau 
[Avec  sa  longue  robe  à  traîne 
Qui,  se  serrant  au  haut 
Prend  le  corps  comme  en  une 

[gaine. 
* 

est  un  vrai  serpent, 

Mais  ça  le  blesse  et,  sur  un  signe, 

Il  ferait  faux  serment 

Qu'il  était  né  pour  être  un  cygne. 


* 


T.  Voici  le  gibet 
Qui  revient,  et,  cette  fois,  double. 
Est-ce  que  l'alphabet 
Nous  viendrait  du  pays  du  rou- 
ble ? 
* 

j  ]  veut  aller  à  dia  ; 
^-J  De  tous  côtés  il  tombe,  il  vibre  ; 
Mais  s'il  penche,  déjà 
Il  a  repris  son  équilibre. 


,  vase  précieux, 

Lumineux  cristal  de  Bohême, 

Palais  mystérieux 

Où  s'enferme  le  chrysanthème. 


W 


,  folichon, 

Court  surlapointe  des  bottines; 

Il  lève  le  talon 

Comme  feraient  des  ballerines. 


X  s'ombre  inconnu, 
Les  bras  croisés,  médite  et  pense, 
Rodin  l'eût  fait  tout  nu  : 
Un  penseur  peut  montrer  sa 

[panse. 

Y  belle  fleur  qui 
Entr' ouvre  à  peine  sa  corolle. 
Il  n'est  pas  grec,  c'est  i, 
Mais  romain,  par  sa  grâce  molle. 


apparaît  enfin, 

Il  zigzague,  il  rit,  il  grimace, 

Ce  fou,  cet  Arlequin 

Clôt  la  mascarade  qui  passe. 


Jean  Valier. 


Revue  des  Faits  et  des  Oeuvres 


Un  Discours  Franco-Américain 
M.  Pothier,  de  Woonsocket,  R.  I. 

Le  21  avril  dernier  avait  lieu,  à  Boston  Mass,  le  deuxième 
banquet  annuel  du  Club  Républicain  Franco- Américain  du 
Massachusetts.  C'est  une  organisation  politique  qui  a  déjà 
pris  rang  parmi  les  plus  importantes  du  grand  parti  que  dirige 
Roosevelt.  L'année  dernière,  lors  du  premier  banquet  de  ce 
•club  franco-américain,  un  membre  du  cabinet  Roosevelt, 
M.  Bonaparte,  était  présent  et  y  prononça  un  discours  qui  fut 
considéré  comme  la  première  déclaration  officielle  de  la  candi- 
dature de  M.  Taft  à  la  présidence  des  Etats-Unis.  Cette  année, 
le  banquet  du  Club  Républicain  Franco-Américain  réunissait 
les  sommités  de  la  politique  dans  les  Etats  de  l'Est,  le  gouver- 
neur du  Maine,  M.  Cobb,  les  lieutenants-gouverneurs  du  Massa- 
chusetts et  du  Rhode  Island,  MM.  Draper  et  Watrous,  des 
anciens  lieutenants-gouverneurs,  des  maires,  des  députés,  etc., 
•etc.,  parmi  lesquels  nous  retrouvons  plusieurs  noms  français. 

Le  principal  orateur  de  la  soirée  a  été  l'hon.  Aram  J. 
Pothier,  de  Woonsocket,  ancien  lieutenant-gouverneur  du 
Rhode  Island.  Son  discours,  dont  nous  allons  citer  les  princi- 
paux passages,  est  l'expression  fidèle  du  sentiment  de  nos  com- 
patriotes établis  aux  Etats-Unis,  sentiment  mêlé  de  fierté 
nationale,  d'attachement  aux  traditions,  mais  aussi  d'inalté- 
rable loyauté  envers  la  nouvelle  patrie.  Pareille  thèse  déve- 
loppée par  un  homme  comme  M.  Pothier,  chez  qui  la  clarté  de 
l'intelligence  s'ajoute  à  l'ardente  bonté  du  cœur,  méritait  d'at- 
tirer l'attention.  Le  ton  de  dignité,  la  fermeté  avec  laquelle 
l'orgueil  du  sang  se  joint  au  patriotisme,  l'ambition  ouvertement 
exprimée  de  travailler  à  de  glorieuses  conquêtes  pour  les  siens, 
font  du  discours  de  M.  Pothier  une  de  ces  leçons  qui  s'adressent 
avec  une  égale  force  à  toutes  les  minorités  françaises  du  conti- 
nent.    Nous  citons  : 

"  J'appartiens  aux  premieis  contingents  qui  franchirent 
la  frontière,  il  y  a  quarante  ans,  pour  trouver  ici  le  pain  que  le 
'Canada  semblait  incapable,  à  cette  époque,  de  donner  à  ses 


180  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

enfants.  Fils  d'émigrant,  j'ai  connu  les  déboires  et  les  épreuves 
réservés  à  l'étranger  ;  et  ces  déboires  et  ces  épreuves  ont  été 
les  mêmes  pour  tous.  J'ai  été  le  témoin  des  luttes  qu'ont  eu 
à  soutenir  les  nôtres,  et  c'est  parce  que  j'ai  connu  ces  luttes  si 
franchement  patriotiques  que  mon  cœur  est  resté  ancré  à  la 
foi  de  mes  ancêtres,  que  je  suis  resté  attaché  à  la  langue  qu'une 
mère  canadienne  et  française  m'a  appris  à  parler.  On  ne  me 
reprochera  jamais  d'avoir  déserté  le  drapeau  de  ma  nationalité, 
comme  on  ne  me  reprochera  jamais  de  renier  ou  de  trahir  le 
drapeau  de  la  patrie  nouvelle.  Par  le  sang  de  mes  veines,  par 
la  langue  et  la  foi,  j'appartiens  à  cette  nationalité  canadienne- 
française,  superbe  par  ses  découvreurs,  ses  pionniers,  ses  héros 
et  ses  martyrs, — par  l'allégeance,  je  suis  citoyen  américain, 
glorieux  de  ce  titre,  fils  de  cette  démocratie  virile  et  généreuse 
qui  étonne  le  monde  par  la  hardiesse  de  ses  conceptions,  ses 
conquêtes  pacifiques,  ses  triomphes  dans  toutes  les  sphères  de 
l'activité  humaine.  Nous  sommes,  mes  amis,  les  descendants 
d'une  race  illustre,  nous  sommes  aussi  citoyens  d'une  puissante 
démocratie  :  ne  sont-ce  point  là  des  titres  qui  nous  donnent  le 
droit  d'être  fiers,  de  marcher  le  front  haut,  de  croire  que  nous 
sommes  les  égaux  des  autres  éléments,  capables  de  servir  avec 
fidélité^  habileté  et  honneur  la  République,  de  défendre  avec 
loyauté  le  drapeau  étoile  et  les  institutions  que  ce  drapeau 
protège  ? 

"  Cette  prétention  ou  fierté  légitime,  mes  compatriotes,, 
nous  devons  l'avoir,  elle  doit  être  la  base  de  nos  aspirations 
nationales.  Elle  sera  le  stimulant  nécessaire  au  mouvement 
franco-américain.  Soyons  fiers  et  nous  serons  étonnés  des 
progrès  accomplis.  Cette  fierté  nous  donnera  un  plus  grand 
nombre  de  représentants  dans  la  politique  et  aussi  des  chefs 
respectés  et  écoutés,  et  dignes  de  l'être. 

"  Mais  pour  obtenir  ces  résultats,  il  faut  aussi  entrer  de 
plein-pied  dans  la  vie  américaine,  dans  le  mouvement  libéral 
de  notre  époque,  se  dépouiller  de  tous  les  préjugés  démodés,, 
être  loyal  aux  partis,  et  surtout  ne  pas  émietter  nos  forces. 


"  Le  progrès  des  Canadiens,  en  ce  pays,  depuis  un  quart 
de  siècle,  est  considérable.  Non  seulement  nous  sommes  nom- 
breux dans  l'Est  et  l'Ouest,  non  seulement  les  électeurs  de 
notre  origine  augmentent,  mais  la  propriété  acquise  par  les 
nôtres  se  chiffre  dans  les  millions,  j'oserais  dire  dans  les  cent 
millions,  et  c'est  bien  cette  propriété,  sacrée  à  plus  d'un  titre,. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  181 

représentant  souvent  le  travail  ardu,  les  privations,  les  sacri- 
fices, la  santé  même  des  nôtres,  qu'il  faut  savoir  protéger. 

"  Par  instinct,  par  éducation,  et  j'ajouterai  par  nos 
croyances  religieuses,  nous  sommes  conservateurs,  c'est  pour- 
quoi nos  tendances  politiques  ont  été  généralement  républi- 
caines —  le  parti  républicain  ayant  été  le  moins  entaché  de 
démagogie  et  celui  qui  a  toujours  su  le  mieux  sauvegarder  les 
intérêts  précieux  du  peuple. 

"  Ce  parti  dont  vous  êtes  les  auxiliaires  dévoués,  demande, 
cette  année,  durant  la  campagne  prochaine,  votre  généreux  et 
patriotique  appui,  vous  qui  représentez  si  bien  les  forces  vives 
de  la  nationalité.  Vous  êtes  l'espoir  de  cette  nationalité, 
l'espoir  aussi  d'un  parti  qui  s'honore  de  votre  loyauté. 

"  Et  ce  soir,  mes  amis,  comme  un  des  vôtres,  jeté  par  le 
sort  ou  les  circonstances  dans  la  mêlée  depuis  vingt-cinq  ans, 
ayant  eu  à  essuyer  défaites  sur  défaites,  mais  ne  faiblissant 
jamais,  j'ai  la  satisfaction  de  dire  que  le  drapeau  du  devoir,  de 
la^concorde  et  de  l'union  placé  dans  mes  mains  par  mes  com- 
patriotes du  Rhode-Island  n'a  pas  été  sali,  que  nous  ne  sommes 
plus  des  parias  mais  bien  des  égaux,  que  nos  justes  revendica- 
tions seront,  à  l'avenir,  entendues,  que  le  parti  républicain  qui 
compte  la  majorité  des  électeurs  canadiens  dans  ses  rangs, 
reconnaît  aujourd'hui  l'importance  des  services  rendus  par 
notre  élément  et  veut  le  récompenser  en  lui  ouvrant  les  car- 
rières honorables. 

"  A  nous  maintenant  de  pousser  de  l'avant  nos  compa- 
triotes de  valeur  réelle,  hommes  fiers  de  leur  origine  mais 
sincèrement  Américains.  Il  faut  mettre  au  service  de  la  cause 
commune  tous  les  dévouements  surtout  le  dévouement  des 
hommes  sérieux.  Dans  un  pays  cosmopolite  comme  les  Etats- 
Unis,  le  prestige  d'une  race  dépend  toujours  du  caractère,  du 
talent  et  de  l'habileté  de  ses  représentants. 

"  J'ai  l'orgueil  de  croire  que  la  race  qui  a  donné  à  l'empire 
colonial  de  l'Angleterre  des  hommes  comme  Papineau,  Lafon- 
taine,  Cartier,  Chapleau,  Mercier  et  Laurier,  donnera  aussi  à 
cette  République  des  patriotes  sincères,  des  hommes  d'Etat 
illustres. 

"  C'est  là  mon  espoir,  et  je  ne  demande  pas  davantage 
pour  la  gloire  de  ma  race,  de  cette  race  vigoureuse  et  civilisatrice 
qui  a  porté  la  croix,  et  non  le  glaive,  des  régions  boréales  aux 
Sierras,  de  l'Atlantique  au  Pacifique,  et  inscrit  avec  son  sang 
sa  loyauté  sur  les  drapeaux  de  Carillon,  de  Chateauguay  et 
d'Antietam." 


182  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Mgr  Paul-Eugène  Roy,  évêque  auxiliaire  de  Québec 

Le  premier  mai  dernier,  Y  Action  Sociale  annonçait  dans- 
les  termes  suivants  la  nomination  de  Mgr  Roy  : 

"  Hier,  fête  de  Mgr  de  Laval,  ont  été  reçues  à  l'Archevêché, 
les  bulles,  datées  du  8  avril,  qui  nomment  auxiliaire  de  Monsei- 
gneur l'Archevêque  de  Québec,  sous  le  titre  d' évêque  d'Eleu- 
théropolis,  M.  l'abbé  Paul-Eugène  Roy,  directeur-général  de 
Y  Action  Sociale  catholique. ," 

Le  même  journal  faisait  suivre  cette  note  d'une  courte 
esquisse  biographique  du  nouvel  élu  : 

"  Mgr  Paul-Eugène  Roy  n'a  pas  encore  cinquante  ans. 
Il  est  né  à  Berthier,  comté  de  Montmagny,  d'une  famille  qui  a 
donné  à  l'Eglise  cinq  prêtres  :  le  nouvel  auxiliaire  de  Québec, 
M.  l'abbé  Philéas  Roy,  curé  de  St-Anastasie,  M.  l'abbé  Camille 
Roy,  l'écrivain  connu,  le  R.  P.  Arsène  Roy,  de  l'Ordre  des 
Frères  Prêcheurs  et  M,  l'abbé  Alexandre  Roy,  vicaire  à  Beau- 
port.  Une  sœur  du  nouvel  évêque  est  religieuse  à  l'Hôtel- 
Dieu  du  Sacré-Cœur. 

"Mgr  Roy  a  fait  ses  études  classiques  au  collège  de  Lé  vis 
et  au  Séminaire  de  Québec,  et  il  a  complété  à  Paris,  à  l'Ecole 
des  Carmes,  sa  formation  littéraire  et  ecclésiastique.  A  son 
retour  d'Europe,  il  prit  possession  de  la  chaire  de  rhétorique 
du  Séminaire  de  Québec,  puis  occupa  les  délicates  fonctions 
de  préfet  des  études.  Après  cinq  années  de  service  données 
à  son  "  Aima  Mater  ",  il  alla  aux  Etats-Unis  prendre  la  direction 
d'une  paroisse  canadienne  à  Hartford,  Conn.  Il  y  passa  quatre 
ans,  pendant  lesquels  il  prodigua  à  nos  compatriotes  d'outre- 
quarante-cinquième,  son  talent  et  son  dévouement,  puis  revint 
à  Québec  où,  pendant  deux  années,  il  s'efforça,  par  un  travail 
incessant  et  des  démarches  sans  cesse  répétées,  de  sauver  de  la 
ruine  l'Hôtel-Dieu  du  Sacré-Cœur.  Il  y  réussit,  puis  fut  chargé 
d'organiser  la  nouvelle  paroisse  Notre-Dame  de  Jacques-Cartier. 
Il  se  donna  tout  entier  à  ce  travail,  qui  n'épuisait  point  cepen- 
dant son  ardeur,  et  il  fut  en  même  temps,  un  des  plus  fervents 
prédicateurs  de  la  dernière  campagne  de  tempérance. 

"  C'est  au  milieu  de  ces  labeurs  que  Mgr  l'Archevêque  de 
Québec  alla  le  chercher  pour  lui  confier  la  tâche  lourde  entre 
toutes  de  fonder  et  de  diriger  l'Oeuvre  de  Y  Action  Sociale 
catholique  et  celle  de  la  Presse  catholique.  C'est  à  ces  œuvres 
qu'il  a  donné  tout  son  travail  de  ces  deux  dernières  années  et 
ce  sont  elles  qui,  probablement,  ont  fixé  sur  lui  le  choix  du 
Souverain  Pontife. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  18$ 

"  Notons  que  le  siège  épiscopal  d'Eleuthéropolis  est  situé 
dans  la  province  ecclésiastique  de  César ée,  Asie  Mineure,  dont 
le  métropolitain  est  S.  E.  le  Cardinal  Gasparri. 

"  Détail  intéressant  :  l'actuel  archevêque  de  César  ée  fut 
pendant  des  années  professeur  à  l'Institut  Catholique  de  Paris 
où,  deux  années  durant,  M.  l'abbé  Roy,  alors  élève  à  l'Ecole 
des  Carmes,  fut  son  servant  de  messe." 

Le  choix  de  Mgr  Roy  comme  évêque  auxiliaire  de  Québec 
a  été  accueilli  avec  joie  par  tous  les  catholiques  du  diocèse  de 
Québec. 

Mais  nous  avons  vu  que  le  distingué  prélat  fit  un  jour 
partie  du  groupe  franco-américain  à  titre  de  curé  de  Hartford,. 
Conn.  Là  aussi  il  y  aura  de  la  joie  lorsqu'on  apprendra  de 
quelle  façon  vient  d'être  honoré  par  Rome  celui  qui,  pendant 
de  trop  courtes  années,  fut  l'ami  et  le  guide  de  nos  amis  du 
Connecticut.  On  relira  avec  un  soin  pieux  les  discours  du  curé- 
patriote  prononcés  dans  les  conventions  nationales  des  Franco- 
Américains.  Et  l'élection  de  l'ancien  curé  de  Hartford  à  la 
dignité  épiscopale,  même  si  son  champ  d'action  doit  être  le- 
diocèse  de  Québec,  ne  pourra  manquer  de  jeter  un  éclat 
nouveau  sur  les  catholiques  de  la  Nouvelle  Angleterre. 

Au  nom  de  ces  frères  de  là-bas,  comme  au  nom  de  tous- 
ses lecteurs  et  amis,  la  Revue  Franco-Américaine  offre  au  nouvel 
évêque  d'Eleuthéropolis  l'hommage  respectueux  de  ses  félici- 
tations et  de  ses  vœux  très  sincères. 

Les  Forestiers   Indépendants. 
Question  de  taux  et  de  garantie. 

Les  Forestiers  Indépendants  sont  fort  inquiets,  en  ce- 
moment,  à  cause  de  la  proposition  que  leur  fait  M.  Stevenson,, 
leur  grand  chef,  d'augmenter  les  taux  de  leur  assurance,  it 
est  vrai  qu'on  ne  veut  appliquer  le  changement  qu'aux  plus 
vieux  membres,  mais  ce  qu'il  importe  de  noter,  c'est  qu'on 
proclame  ce  changement  indispensable  au  maintien  de  la 
société.  Nous  sommes  loin,  évidemment,  des  vantardises  que- 
nous  entendions,  il  n'y  a  pas  encore  très  longtemps,  débiter 
sur  le  compte  de  cette  fraternité  mystérieuse  ;  nous  sommes 
loin  aussi  des  promesses  alléchantes  faites  par  ses  recruteurs 
aux  victimes  que  la  contemplation  d'une  prétendue  réserve 
de  $10,000,000  fascinait  d'une  façon  invincible. 

Le  souvenir  des  luttes  très  vives  soutenues  à  Woonsocketr 
R.  L,  par  le  directeur  actuel  de  la  Revue  est  à  peine  en  voie  de 


184  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

s'éteindre,  et  voici  que  toutes  les  prétentions  orgueilleuses,  les 
fanfaronnades  des  champions  salariés,  les  gasconnades  d'un 
chef  suprême  très  malin,  les  promesses  de  garantie  inébranlable 
données  à  tout  venant,  voilà  que  tout  cet  échafaudage  de 
réclame  tapageuse  et  de  chiffres  fantaisistes  s'écroule  devant 
la  simple  conclusion  d'une  enquête  fédérale.  Les  taux  de 
PL  0.  F.,  pas  les  mêmes  pour  tous  ses  membres,  n'étaient  pas 
suffisants  ;  et  il  faut  combler  de  quelque  manière  l'abîme  que 
le  temps  et  l'imprévoyance  des  chefs  ont  creusé  entre  les  obli- 
gations de  la  société  et  ses  ressources. 

Certains  mutualistes  qui  ont  été  mêlés  à  l'organisation  de 
PL  0.  F.  en  ces  dernières  années  approuvent  le  changement  ; 
d'autres  ne  l'approuvent  pas  en  invoquant  les  droits  acquis 
des  vieux  membres.  Ces  droits  acquis  ne  sont  pas  douteux, 
mais  combien  incertaine  est  la  garantie  qu'ils  seront  respectés 
et  qu'on  fera  droit  à  tous  !  Ils  dépendent  nécessairement 
de  l'existence  même  de  la  société.  Et  si  cette  société  n'est  pas 
établie  sur  des  bases  solides,  qui  paiera  les  vieux  membres, 
que  deviendront  leurs  -  ' droits  acquis  "  lorsque  la  société  aura 
épuisé  sa  réserve  et  que  ses  revenus  seront  insuffisants  ? 

Certes,  M.  Stevenson  a  raison  de  demander  une  augmen- 
tation des  taux  de  l'assurance  dans  sa  société,  mais  il  commet 
encore  l'erreur  de  ne  pas  étendre  l'augmentation  à  tous  les 
membres,  les  taux  actuels  n'étant  pas  encore  suffisants  bien 
qu'ils  soient  plus  élevés  que  ceux  de  1896. 

Certains  disent  que  le  changement  proposé  va  chasser  tous 
les  vieux  membres  de  la  société  en  leur  imposant  un  fardeau 
qu'ils  ne  pourront  plus  porter.  Malheur,  alors,  à  ceux  qui  ont 
fait  croire  à  ces  braves  gens  qu'ils  pouvaient  avoir  une  assurance 
de  $1,000  sans  la  payer  ce  qu'elle  valait  !  Ceux  qui  ont  trompé 
ainsi  leurs  concitoyens  sont  morts  et  c'est  un  spectacle  navrant 
que  de  voir  aux  prises  avec  l'impitoyable  réalité  des  faits  ceux 
qui  ont  cru  à  la  parole  des  faux  prophètes. 

Il  est,  surtout,  infiniment  cruel  de  voir  si  brutalement 
désabusés  les  milliers  de  nos  compatriotes  qui  ont  porté  avec 
une  confiance  aveugle  leurs  "capitaux  à  des  étrangers,  à  des 
ennemis,  avec  le  naïf  espoir  de  trouver  dans  une  organisation 
cosmopolite  la  protection  que  leurs  propres  organisations 
nationales  leur  offraient  déjà  d'une  façon  plus  modeste,  mais, 
pour  le  moins,  d'une  façon  aussi  sûre.  Car,  dans  le  cas  des 
organisations  nationales,  il  reste  toujours  cette  suprême  res- 
source d'un  élan  patriotique  qui  comblera  les  vides  et  fera 
traverser  victorieusement  les  temps  de  crise.    Et  il  est  inutile 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  185 

d'ajouter  que  rien  de  tel  ne  peut  se  rencontrer  dans  le  cosmo- 
politisme sans  cœur  qui  ne  repose  que  sur  les  intérêts  égoïstes 
et  qui  croule  avec  eux. 

L'exemple  des  Forestiers  Indépendants  va  coûter  cher  à 
la  Province  de  Québec  et  à  certains  centres  de  la  Nouvelle 
Angleterre  où  il  atteint  profondément  les  intérêts  Canadiens- 
français  et  franco-américains.  Profiter a-t-il  à  quelques-uns  au 
moins  ?  Nous  l'espérons  bien,  mais  nous  redoutons  toujours 
cette  disposition  naturelle  à  tant  de  gens  qui  les  porte  vers  ce 
qu'ils  ne  comprennent  pas,  à  se  laisser  éblouir  par  l'éclat  de 
mensongères  beautés,  à  ne  pas  résister  à  lapiperie  des  mots  et 
à  préférer  le  drapeau  d'une  fraternité  vide  à  la  bannière  sainte 
des  institutions  nationales  qui  réunissent  avec  une  même  solli- 
citude les  intérêts  de  la  race  aux  intérêts  de  l'individu  et  de  la 
famille. 

Il  fallait  une  occasion  extraordinaire  pour  que  nous  puis- 
sions dire  à  nos  compatriotes  ce  qui  leur  a  été  cent  fois  répété: 
"  Groupez-vous  sous  vos  propres  drapeaux  ;  entrez  dans  vos 
propres  organisations  avant  d'aller  ailleurs."  L'I.  0.  F.  vient 
de  nous  fournir  cette  occasion.  Et  il  devait  bien  cela  aux 
Canadiens-Français,  lui  qui  leur  aura  fait  tant  de  mal  ! 

*** 

Le  protestantisme  et  les  Franco-Américains. 
Opinion  de  Mlle  Yvonne  Lemaitre. 

La  chronique  suivante  de  Mlle  Yvonne  Lemaître,  la  bril- 
lante directrice  du  Franco-Américain,  de  Lowell,  Mass.,  est  à 
citer  en  entier.    Dit  Mlle  Lemaître  : 

"  Sait-on  généralement  que  les  enfants  des  Canadiens 
protestants  ne  parlent  pas  le  français  ? 

"  On  entend  assez  souvent  proclamer,  assez  vaguement  et 
un  peu  en  l'air,  que  la  perte  de  la  foi  catholique  chez  les  Cana- 
diens est  invariablement  suivie  de  la  perte  de  la  langue  fran- 
çaise. Les  Canadiens  catholiques,  toutefois,  ayant  peu  de 
rapports  sociaux  avec  les  Canadiens  protestants,  écoutent  ceci 
d'une  oreille  distraite  et  ne  se  rendent  pas  compte  à  quel  point 
c'est  vrai. 

"  C'est  même  le  problème  qui  effraie  grandement  la  société 
publique  —  ou  "  Home  Mission  Society  '  —  qui  supporte  de 
son  argent  la  plupart  des  églises  protestantes  canadiennes. 
Les  enfants  des  vieux  "  piliers  "  ne  parlant  plus  la  langue  de 


186  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

leurs  pères,  qui  est  celle  du  pasteur,  s'en  vont  entendre  la 
prêche  aux  églises  américaines.  Chaque  fois  qu'un  pilier  s'en 
va,  sa  mort  laisse  un  trou  béant  dans  la  "  congrégation  "  déjà 
pitoyablement  mince  du  temple  paternel.  Les  enfant^  ne 
viendront  pas  le  remplacer  dans  l'église  dont  ils  ne  comprennent 
plus  la  langue.  Et  les  églises  canadiennes  protestantes  péri- 
clitent misérablement,  diminuent  de  jour  en  jour  au  lieu  de 
grandir,  si  bien  qu'un  service  divin  dans  un  temple  canadien 
protestant  n'est  plus  qu'une  espèce  de  farce  aux  yeux  du 
Franco- Américain  catholique  habitué  aux  foules  se  pressant 
dans  nos  églises  catholiques  chaque  dimanche.  Le  pauvre 
pasteur,  avec  un  zèle  digne  de  banquettes  plus  remplies,  com- 
mente la  Bible  à  une  quinzaine  d'âmes.  C'est  maigre,  surtout 
au  moment  psychologique  de  la  quête. 

"  J'ai  entendu  le  rév.  Dr  Emmerich,  de  Boston,  ministre 
très  haut  coté  dans  les  sphères  "  Congrégational"  de  l'Etat,  et 
secrétaire  général  de  cette  même  société  biblique  dont  je  vous 
parlais  plus  haut,  reprocher  amèrement  aux  Canadiens  protes- 
tants ce  fait  que  leurs  enfants  ne  parlaient  pas  français. 

"  Le  révérend  docteur  y  voyait,  et  avec  raison,  l'anéan- 
tissement certain  des  églises  protestantes  canadiennes.  Après 
trente  et  quarante  ans  d'existence,  ces  églises  n'ont  pas  plus 
d'adhérents,  mais  moins.  Les  enfants  n'y  remplacent  pas  les 
parents.  Ces  églises  ne  se  supportent  pas  plus  toutes  seules 
aujourd'hui  qu'au  premier  jour.  Et  la  société  biblique  doit 
toujours  y  aller  de  son  petit  denier,  une  fonction  qu'elle  com- 
mence non  sans  raison  à  trouver  joliment  ennuyeuse. 

"  Ceci  fut  dit  à  une  conférence  des  églises  "  Congréga- 
tional "  canadiennes  de  l'Etat,  tenue  en  cette  petite  église  de 
la  rue  Bowers  que  les  Canadiens  catholiques  ont  toujours 
appelée  et  appelleront  toujours  "  l'Eglise  de  Côté  "'.  Je  dus  y 
assister  en  qualité  de  reporter  et  j'y  vis  et  entendis  une  foule 
de  choses  intéressantes  touchant  la  psychologie  de  ce  groupe 
de  notre  race,  tellement  modifié,  toutefois,  par  l'abandon  de  la 
vieille  religion  des  ancêtres,  qu'il  est  devenu  presque  une  race 
à  part.  Et  cette  question  du  français  était,  entre  toutes,  la 
plus  intéressante  qu'on  toucha.  Elle  était  la  plus  significative, 
et  tout  s'y  rapportait,  puisque  la  vie  même  des  églises  en  dé- 

"  Le  Dr  Emmerich  alla  jusqu'à  suggérer  l'établissement 
d'écoles  paroissiales,  comme  dans  l'église  catholique,  pour 
enseigner  aux  petits  Canadiens  protestants  l'idiome  paternel. 
Mais  c'était  là  un  beau  rêve  dont  la  réalisation  dépendait 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  187 

encore  des  deniers  de  la  société  biblique,  qui,  décidément,  ne 
se  fendait  pas  pourtant.  A  défaut  de  ce  beau  rêve  irréalisable, 
le  révérend  docteur  suggéra  aussi  qu'on  établît  pour  les  jeunes 
enfants  des  membres  de  l'église,  des  cours  spéciaux  de  français, 
où  on  les  enverrait  infidèlement  plusieurs  fois  la  semaine,  au 
sortir  de  l'école  publique.  Mais  ceci  est  demeuré  tout  autant 
à  l'état  des  châteaux  en  Espagne,  chez  nos  cousins  protestants, 
que  le  beau  plan  impraticable  de  l'école  paroissiale.  Et  les 
petits  Canadiens  protestants  continuent  de  ne  plus  parler  le 
français  du  tout,  ou  de  le  baragouiner  de  façon  absurde. 

"  Les  causes  de  cette  perte  déplorable  de  leur  langue  sont 
diverses.  La  première  est  naturellement  l'absence  d'écoles 
paroissiales  ;  la  deuxième,  c'est  le  manque  d'instruction  chez 
les  parents,  qui  ne  peuvent  de  leurs  propres  moyens  enseigner 
le  français  à  leurs  enfants  tel  qu'on  l'enseigne  aux  petits  Cana- 
diens catholiques  dans  ces  écoles  ;  et  la  troisième,  c'est  l'isole- 
ment total  où  vivent  les  Canadiens  protestants  du  reste  de  leur 
race. 

"Cette  dernière  cause  n'est  pas  la  moins  intéressante,  car 
elle  marque  la  physionomie  sociale  toute  spéciale  de  ce  groupe, 
fort  restreint  mais  bien  distinct,  de  la  race  canadienne-française. 
Et  ici  encore,  un  vieux  dicton  souvent  répété  me  revient  à  la 
mémoire  :  Qui  dit  Canadien-Français,  dit  catholique.  Ce  vieux 
dicton,  dont  la  phrase  qui  a  fait  le  sujet  de  ma  chronique  n'est 
après  tout  que  le  très  juste  corollaire,  me  semble  avoir  éminem- 
ment raison,  à  la  façon  bien  connue,  d'ailleurs,  des  vieux  dictons. 
Le  Canadien-Français  protestant,  n'est  plus  un  Canadien- 
Français.  Ce  n'est  pas  non  plus  un  Américain.  C'est  un  être 
hybride,  difficile  à  déchiffrer  et  à  classer.  Ceux  qui  connaissent 
des  compatriotes  protestants  n'ont-ils  pas  remarqué  cette 
atmosphère  toute  spéciale  des  Canadiens  protestants  ?  Ils 
n'ont  même  plus  la  même  figure  que  les  autres  ! 

"  Ce  n'est  plus  la  même  chose,  et  ils  sont  seuls,  à  mille 
lieux  de  leurs  frères  d'autrefois.  Déracinés  des  antiques 
croyances  qui  furent  depuis  des  siècles  le  point  d'appui  moral 
de  leur  race,  ils  sont  à  se  faire  une  nouvelle  âme,  qui  n'est  ni 
française,  ni  canadienne,  ni  américaine,  mais  Dieu  sait  quoi  ! 
Mais  déjà  ils  sont  si  loin  de  leurs  frères,  que  l'enveloppe  maté- 
rielle même  de  cette  âme  incertaine,  prend  des  plis  nouveaux. 
J'ai  même  entendu  quelqu'un  dire  :  "  Il  a  l'air  d'un  protestant." 
St  le  mot  n'était  pas  ridicule. 

"  Il  s'en  trouve  qui  regrettent  tristement  cet  isolement 
d'avec  leurs  frères.     On  me  raconta,  à  propos  des  grandes 


188  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

fêtes  de  la  St-Jean-Baptiste,  il  y  a  deux  ans,  une  petite  histoire 
qui  me  sembla  pathétique.  L'un  des  membres  de  "  l'église  de 
Côté  "  voulait  à  tout  prix  célébrer  la  St- Jean-Baptiste,  lui 
aussi.  Il  voulait  prendre  part  à  la  fête  des  Canadiens.  Il 
voulait  être  dans  la  cavalcade.  Il  s'adressa  au  chef  d'état- 
major. 

—  Mais  tu  es  protestant,  mon  vieux,  lui  répondit  celui-ci, 
qui  le  connaissait  bien.  Qu'est-ce  que  tu  veux  que  je  fasse 
avec  un  protestant  ? 

—  Mais  je  suis  Canadien,  mqi  aussi.  C'est  la  fête  des 
Canadiens,  je  puis  bien  en  être,  ce  me  semble. 

—  C'est  la  fête  des  Canadiens,  oui,  mais  tout  de  même  ce 
n'est  pas  votre  fête,  à  vous  autres.    Vous  n'êtes  plus  des  nôtres. 

—  Pourtant 

—  Il  n'y  a  pas  de  pourtant.  J'en  suis  peiné,  mais  tu 
devrais  comprendre  que  ce  n'est  pas  ta  place. 

"  Et  le  disciple  de  Chiniquy  vit  tristement  dénier  du 
trottoir,  quant  vint  le  grand  jour,  la  belle  cavalcade  pour 
laquelle  on  n'avait  pas  voulu  de  lui." 

Le  troisième  centenaire  de 
Québec  et  le  projet  Grey 

Le  Ministre  de  la  Milice,  M.  Borden,  a  annoncé  que  le 
projet  de  mobiliser  25,000  hommes  de  troupes  à  Québec,  pour 
les  fêtes  du  troisième  centenaire  était  abandonné.  Il  y  aura 
tout  au  plus  quelques  régiments,  avec  un  effectif  total  de 
5,000  hommes,  qui  seront  choisis  par  le  comité  d'organisation 
des  fêtes.  Le  ministre  a  déclaré  en  être  venu  à  cette  décision 
après  avoir  constaté  que  les  compagnies  de  chemins  de  fer  ne 
pouvaient  pas  se  charger  de  transporter  les  troupes  sans  nuire 
à  leur  trafic  régulier.  Voilà  l'explication  officielle.  Pour  cer- 
tains qui  se  disent  renseignés,  il  y  a  bien  d'autres  raisons  qui 
tiennent  plutôt  de  la  répugnance  éprouvée  dans  tout  le  pays  à 
donner  dans  le  projet  trop  ouvertement  impérialiste  de  Lord 
Grey.  Et  l'on  regrette  généralement  que  son  intervention 
indiscrète  aura  eu  pour  résultat  de  gâter  une  grande  fête  his- 
torique,la  plus  intéressante  qui  eût  été  célébrée  sur  le  continent. 

Il  n'est  pas  douteux  que  dans  la  province  de  Québec,  et  à 
Québec  même,  cette  manifestation,  avec  la  tournure  anglaise 
qu'on  lui  donne,  soulève  peu  d'enthousiasme.    Le  gouverneur- 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  189 

général  a  même  pu,  dit-on,  s'en  convaincre  au  cours  des  entre- 
tiens particuliers  qu'il  a  eus  récemment  avec  plusieurs  des 
députés  français  à  Ottawa,  aussi  bien  qu'avec  certains  cana- 
diens-français éminents  qui  se  sont  honorés  d'une  visite  à 
Rideau  Hall. 

L'un  d'entre  eux,  nous  faisant  part  de  la  conversation 
qu'il  avait  eue  avec  le  gouverneur-général  au  sujet  des  fêtes 
de  Québec,  nous  racontait  comme  suit  un  des  incidents  pi- 
quants de  l'entretien. 

"  J'ai,  disait-il,  demandé  à  lord  Grey  ce  qu'il  penserait, 
par  exemple,  d'un  programme  de  fête  commune,  anglo-saxonne, 
— où  les  américains  seraient  organisateurs  de  concert  avec 
les  anglais — de  l'insistance  qu'apporteraient  les  Etats-Unis 
à  faire  figurer  comme  un  des  principaux  événements  à  com- 
mémorer, la  bataille  de  Bunker  Hill,  et  j'ai  eu  comme  réponse 
une  tête  que  je  n'oublierai  jamais  !  " 

Pourtant,  c'est  bien  à  cela  que  se  résume  toute  la  question. 
On  aura  commis  une  erreur  grave  en  glissant  Wolfe  et  les 
"  Battlefields  "  dans  une  fête  de  famille  française,  pacifique. 
.  D'autre  part  nous  nous  demandons  si  on  ne  s'est  pas 
trompé  tout  autant,  dans  les  premiers  temps,  en  n'associant 
pas  dans  une  fête  commune  le  dévoilement  du  monument 
de  Mgr  Laval  et  la  célébration  du  troisième  centenaire  de 
Québec.  Ces  deux  fêtes  n'en  devaient  faire  qu'une.  En 
les  séparant  on  a  permis  au  saxonisme  impérialiste  d'en  dé- 
vorer une. 

Où  tout  cela  va-t-il  nous  conduire  ? 

Léon  Kemner. 


Québ 


ec 


La  Basilique 

Champlain  érigea  en  1633  la  première  église  de  Québec 
sous  le  vocable  de  Notre-Dame  de  la  Recouvrance.  Mais 
l'augmentation  soudaine  de  la  population  (1634-35)  força  de 
l'agrandir.  Elle  fut  consacrée  à  l'Immaculée  Conception  le  8 
décembre  1636.  Le  14  juin,  elle  fut  complètement  détruite 
par  le  feu  avec  tout  ce  qu'elle  contenait,  vases  sacrés,  registres 
paroissiaux,  etc.  On  ne  prit  des  mesures  pour  la  reconstruire 
que  le  8  octobre  1646,  en  conservant  le  site  de  l'église  de  Notre- 
Dame  de  la  Reconvrance.  La  pose  de  la  pierre  angulaire  eut 
lieu  le  23  septembre  1647.  Voici  le  texte  du  document  donnant 
la  date  et  relatant  les  faits  de  cette  cérémonie  : 

"  Le  23  septembre  1640,  le  Rév.  Père  Hierosme  Lallemant, 
supérieur  de  la  mission,  et  M.  de  Montmagny,  le  gouverneur, 
posèrent  la  pierre  angulaire  de  l'église  de  Notre-Dame  de  la 
Conception,  à  Québec,  sous  le  vocable  de  Notre-Dame  de  la 
Paix.  La  dite  pierre  est  à  l'angle  du  cadre  du  châssis  à  main 
gauche  en  entrant  dans  l'égilse,  du  côté  et  dans  le  coin  le  plus 
près  du  maître-autel.  Les  noms  de  Jésus  et  Marie  sont  inscrits 
dans  la  pierre  sur  une  plaque  de  plomb. 

B.    VlMONT." 

Le  nom  de  Notre-Dame  de  la  Paix  fut  donné  à  la  nouvelle 
église  en  mémoire  de  la  paix  qui  venait  d'être  conclue  à  Tr ois- 
Rivières  avec  les  Iroquois.  Les  travaux  de  construction  ne 
furent  vraiment  poussés  avec  vigueur  qu'en  1648.  La  messe 
y  fut  célébrée  pour  la  première  fois  le  jour  de  Noël,  1640. 
C'est  le  Père  Lallemand  qui  bénit  l'église  et  y  célébra  la  pre- 
mière messe.  L'église  ne  fut  définitivement  terminée  et  dédiée 
que  le  31  mars  1657.  Les  dimensions  du  bâtiment  étaient  de 
100  x  33.  L'église  paroissiale  fut  érigée  canoniquement  par 
Mgr  de  Laval  et  remise  au  Séminaire  en  1664.  Elle  fut  con- 
sacrée le  11  juillet  1666.  En  1689,  elle  fut  agrandie  de  50 
pieds.  En  1745,  elle  fut  encore  allongée  de  40  pieds  et  on 
construisit  les  deux  ailes  de  côté  qui  existent  encore.  Tous 
ces  travaux  furent  terminés  en  1748,  cent  ans  après  la  pose  de 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 


191 


la  pierre  angulaire.  "  En  résumé,  disent  MM.  Doughty  et 
Dionne  (1),  nous  pouvons  dire  que  les  piliers  de  la  nef  datent 
de  1647/ les  tours  de  1684  et  le  reste  de  l'église  de  1745." 


Pendant  le  siège  de  Québec  (1759),  toute  a  partie  en.bois 
de  l'église  fut  détruite  par  le  feu  à  l'exception  de  la  bas&  du 


(1)  "  Québec  under  two  flags,"  Doughty  et  Dionne,  1905. 


192  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

clocher.  Réparations  en  1769  et  la  rallonge  de  22  pieds  du 
côté  du  sanctuaire,  de  sorte  que  l'église  avait  a  ors  une  longueur 
de  216  pieds  et  une  largeur  de  94  pieds,  murs  compris. 

Depuis  1771,  époque  où  l'église  fut  complètement  restaurée 
quelques  changements  ont  été  faits  à  la  façade  en  1843,  et  en 
1849,  on  commençait  la  construction  de  la  tour  qui  n'est  pas 
encore  terminée.  En  1775,  le  gouverneur  Guy  Carleton  la  dota 
d'un  cadran  et  de  trois  cloches.  Ce  cadran  fut  remplacé  par 
un  autre  en  bois  en  1823. 

L'intérieur  de  la  Basilique  offre  un  intérêt  tout  particulier 
au  touriste,  tant  par  l'atmosphère  de  sereine  piété  qu'on  y 
trouve,  que  par  le  ton  sobre  de  ses  décorations,  la  richesse  de  ses 
peintures,  son  baldaquin,  sa  chaire,  ses  chapelles  latérales  et 
les  pieux  souvenirs  qui  s'y  rattachent.  Dans  le  chœur  de  cette 
église  reposent  les  restes  de  presque  tous  les  évêques  de  Québec, 
ceux  des  curés  et  des  chanoines  de  la  domination  française,  des 
derniers  Récollets,  ainsi  que  ceux  de  centaines  de  laïques, 
hommes  et  femmes,  appartenant  aux  premières  familles  de 
Québec. 

Parmi  les  principaux  tableaux  de  la  Basilique  se  trouvent 
un  "  Crucifiement  "  de  VanDyck  (premier  pilier,  près  du  chœur, 
côté  nord  de  la  nef),  un  St-Paul,  de  Carlo  Moratti  (dans  le 
chœur),  des  toiles  de  Restout,  Blanchard,  Vignon  et  Plamondon. 
La  pièce  du  maître-autel  est  apparemment  une  copie  de  Lebrun. 
Plusieurs  plaques  commémoratives  y  consacrent  les  noms  des 
évêques  de  Québec,  et  de  quatre  gouverneurs  français,  y  com- 
pris Frontenac.  On  peut  visiter  la  collection  des  vêtements 
sacrés  en  s'adressant  au  suisse.  Le  chapeau  rouge  de  feu  le 
Cardinal  Taschereau  est  suspendu  à  la  voûte  au-dessus  du 
chœur,  vis-à-vis  le  trône  épiscopal. 

"  La  cure  de  Québec,  disent  MM.  Doughty  et  Dionne,  la 
seule  inamovible  au  Canada,  mérite  une  étude  spéciale,,  non- 
seulement  parce  qu'elle  a  été  occupée  par  des  hommes  éminents, 
mais  à  cause  du  rang  élevé  qn'on  lui  a  toujours  accordé. 
Trois  prêtres  l'ont  quittée  pour  monter  sur  le  siège  épiscopal 
de  Québec,  d'autres  l'ont  occupée  en  même  temps  qu'ils  étaient 
supérieurs  du  Séminaire  ;  tous  se  sont  distingués  par  leurs 
talents  ou  leurs  vertus.  Henri  de  Bernières,  Argo  de  Maizerets, 
Bertrand  de  la  Tour,  Plessis,  Signay,  Baillargeon,  Proulx, 
furent  des  curés  modèles  dont  le  sanctuaire  a  gardé  de  précieux 
souvenirs. 

"Le  curé^actuel,  M.  F.  X.  Faguy,  dont  la  nomination  date 
de  1888,  a  beaucoup  contribué  à  orner  la  basilique  et  à  lui 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  193 

donner  le  cachet  splendide  qui  la  fait  admirer  aujourd'hui. 
C'est  à  son  initiative  que  Ton  doit  les  plaques  commémoratives 
aux  quatre  gouverneurs  français,  et  aux  Jésuites  et  Récollets 
dont  les  cendres  reposent  dans  les  voûtes  de  l'église." 

L'Eglise  de  St-Roch. 

La  pierre  angulaire  de  cette  église  fut  bénite  le  28  août 
1811,  par  le  Vicaire-Général  Descheneaux.  Le  11  avril  de  la 
même  année,  le  terrain  de  l'église  avait  été  donné  à  l'évêque 
de  Québec,  Mgr  Plessis,  par  M.  John  Munn  et  concédé  par 
M.  Joseph  Frenette  pour  la  construction  d'une  église.  L'église, 
à  part  la  sacristie,  fut  détruite  par  le  feu  le  18  décembre  1816. 
Reconstruite  en  1818.  Jusque  là  la  banlieue  de  St-Roch 
n'était  qu'une  branche  de  la  paroisse  de  Notre-Dame  de 
Québec.  C'est  dans  cette  église  que  fut  consacré,  le  17  juin, 
1821,  Mgr  McEachern,  premier  évêque  de  Charlottetown. 

Le  26  septembre  1829,  la  paroisse  fut  érigée  canoniquement 
par  Mgr  Bernard  Claude  Panet. 

Le  28  mai  1845,  l'église  fut  détruite  par  le  feu. 

La  paroisse  de  St-Roch  a  augmenté  rapidement  depuis  sa 
fondation,  au  point  qu'elle  a  été  subdivisée  en  de  nouvelles 
paroisses:  St-Sauveur,  1er  mai  1867;  Limoilou,  24  mai  1895; 
Stadacona,  24  mai  1895  ;  Jacques-Cartier,  25  septembre  1901. 
La  paroisse  de  St-Sauveur  a,  elle-même,  donné  naissance  à  la 
paroisse  de  St-Malo. 

L'église  de  St-Roch  est  suffisamment  spacieuse,  178  x  91 
pieds.  En  1871,  construction  de  la  chapelle  du  Sacré-Cœur, 
rue  St-François,  après  une  retraite  prêchée  par  le  Père  Resther, 
S.  J.    H>S<  1 

Dans  le  sanctuaire  de  l'église  de  St-Roch  est  conservé  le 
cœur  de  Mgr  Plessis,  qui  y  fut  transporté  de  l'Hôpital-Général 
le  30  septembre,  1847. 

Les  trois  cloches  furent  installées  dans  le  clocher  en  juillet 
1847. 

Sur  la  façade  de  l'église  se  trouve  une  statue  dorée  de  St- 
Roch  et  son  chien. 

L'Eglise  de  St-Jean-Baptiste. 

Commencée  en  1847  et  terminée  en  1849.  Dimensions, 
180  x  80  pieds.  De  1849  à  1886,  elle  fait  partie  de  la  desserte 
de  la  cathédrale  et  sous  la  direction  d'un  chapelain.     Le  8  juin 


194  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

1881,  elle  est  détruite  dans  le  grand  incendie  qui  dévasta  le 
faubourg  St-Jean.  Elle  fut  reconstruite  plus  grande  et  dédiée 
le  27  juillet  1884. 

La  paroisse  de  St- Jean-Baptiste  fut  érigée  canoniquement 
par  le  Ca  dinal  Taschereau,  le  24  mai  1886  ;  son  érection  civile 
fut  sanctionnée  par  la  législature  provinciale  le  24  juin  de  la 
même  année.     Population  d'environ  12,000  âmes. 

L'intérieur  de  cette  église  est  très  beau,  mais  l'extérieur 
en  est  surtout  remarquable  pour  l'élégance  de  ses  proportions 
et  la  beauté  de  sa  façade. 

Notre-Dame  de  la  Garde. 

Style  romain,  100  x  50  pieds.  Construction  autorisée  le 
9  avril  1877.  Erigée  en  paroisse  le  23  juillet  1885  et  détachée 
de  la  paroisse  Notre-Dame  dont  elle  avait  fait  partie  jusque-là. 

Eglise  de  St-Malo. 

Fondée  le  1er  juillet  1898.  Dédiée  le  4  février  1899,  par 
Sa  Grandeur  Mgr  Bégin.  Style  romain.  Premier  curé, 
M.  l'abbé  Henri  DeFoy,  actuellement  de  la  paroisse  Ste-Famille 
de  Woonsocket,  R.  L,  Etats-Unis.  Son  successeur,  M.  l'abbé 
H.  Bouffard,  est  le  curé  actuel  cle  la  paroisse. 

Près  cle  l'église  se  trouve  le  couvent  des  Sœurs  de  Notre- 
Dame,  bâti  en  1901,  puis  le  collège  des  Frères  Maristes,  cons- 
truit en  1899.  La  paroisse  possède  aussi  une  maison  de  la 
Providence,  dirigée  par  les  Sœurs  Franciscaines. 

Monastère  et  église  des  Ursulines. 

Les  Ursulines  logèrent  d'abord,  en  août  1639,  dans  un 
réduit  situé  à  la  basse- vil  e,  à  l'endroit  occupé  aujourd'hui  par 
l'hôtel  Blanchard,  en  face  de  l'église  de  Notre-Dame  des  Vic- 
toires. Au  printemps  de  1641,  les  religieuses  se  construisirent 
un  monastère  de  92  x  28  pieds,  à  la  haute-ville,  sur  un  terrain 
que  leur  avait  donné  la  Compagnie  clés  Cent  Associés.  "  C'est 
la  plus  spacieuse  et  la  plus  belle  maison  du  Canada,"  écrit  la 
Mère  Marie  de  l'Incarnation. 

Le  29  mai  1652,  les  religieuses  ouvrent  un  autre  monastère, 
de  proportions  plus  considérables.  Le  premier  bâtiment  avait 
été  détruit  par  le  feu,  le  30  décembre  1650.     Le  20  octobre 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  195 

1685,  une  deuxième  conflagration  détruit  le  monastère» 
Reconstruction  immédiate  et  réouverture  le  9  novembre  1687. 
De  1712  à  1715,  le  monastère  est  agrandi,  mais  les  religieuses 
s'occupent  surtout  de  la  construction  d'une  chapelle  convenable. 

La  chapelle  intérieure  des  Ursulines  est  de  construction 
récente,  16  mai  1901.  La  chapelle  extérieure  que  l'on  voulait 
conserver  telle  que  construite  en  1720  dut  être  rebâtie.  L'ar- 
chitecte, M.  David  Ouellet,  conserva  à  la  nouvelle  construction 
tout  le  cachet  de  l'ancienne.  Pose  de  la  pierre  angulaire  le  28 
août  1901.  Bénédiction  solennelle  des  deux  chapelles  le  21 
novembre  1902,  260ème  anniversaire  de  l'installation  de  la 
fondatrice  dans  le  monastère  de  la  haute-ville,  le  21  novembre 
1642. 

Cette  chapelle -est  la  troisième  construite  depuis  la  fonda- 
tion du  monastère.  La  première,  appelée  la  chapelle  de  Mme 
de  la  Peltrie,  fut  commencée  en  1656.  M.  de  Lauzon,  alors 
gouverneur  de  la  Nouvelle-France,,  posa  la  pierre  angulaire. 

En  1667,  le  marquis  de  Tracy  ajoute  à  l'église  des  Ursulines 
une  chapelle  dédiée  à  Ste-Anne.  Il  pose  lui-même  la  pierre 
angulaire  qui  est  bénie  par  Mgr  de  Laval.  Cette  chapelle  fut 
détruite  par  le  feu  en  1686. 

La  deuxième  église  fut  inaugurée  le  14  août  1722,  par 
Mgr  de  St-Valier.  Durant  les  travaux  de  reconstruction,  la 
pierre  angulaire  de  1720  fut  retrouvée. 

Le  monastère  des  Ursulines  possède  de  riches  peintures, 
achetées  en  France,  vers  1815,  par  l'abbé  Desjardins,  vicaire- 
général  de  l'archevêque  de  Paris.     En  voici  la  liste  : 

Grandes  Toiles 

1. — L'adoration  des  mages,  au-dessus  du  maître-autel, 
LeBrun. 

2. — Notre-Seigneur  ouvrant  son  Cœur  aux  Religieuses  de 
l'Ordre  de  la  Visitation. 

3. — Les  vierges  sages  et  les  vierges  folles,  Pietro  da  Cortova. 

4. — La  pêche  miraculeuse,  Ant.  de  Dieu. 

5. — La  Visitation,  Collin  de  Vermont. 

6. — Rachat  des  Captifs  Chrétiens,  à  Alger  s,  par  les  Pères 
de  la  Trinité,  Claude  Guy  Halle. 

7. — Jésus  chez  Simon  le  pharisien,  P.  de  Champagne. 

8. — St-Nonnus,  évêque,  recevant  la  conversion  de  Pélagie, 
P.  P.  Prud'hon. 

9. — Un  anachorète  (sujet  pas  très  bien  défini.) 


196  la  revue  franco-américaine 

Petites  Toiles 

1. — Epousailles  mystiques  de  Ste-Catherine,  Pietro  da 
Cortova. 

2. — La  Sainte  Face  de  Notre-Seigneur. 

3. — La  Madone  et  l'Enfant. 

4. — Notre-Seigneur  tombant  sous  le  poids  de  la  Croix. 

5. — St-Jérôme  recevant  sa  dernière  communion  (copie 
supposée  de  Domenichini.) 

6. — La  Sainte-Famille,  visite  de  Jean-Baptiste  (légendaire). 

Monuments  Historiques 

1. — Au  marquis  de  Montcalm,  enseveli  en  1759  ;  monu- 
ment érigé  en  1859  ;  épitaphe  composée  par  l'Académie  Fran- 
çaise en  1763. 

2. — Tablette  de  marbre,  placée  par  le  gouverneur  anglais, 
Lord  Aylmer,  en  1831. 

3. — A  la  mémoire  des  Pères  Jésuites,  de  Quen  et  Duperron, 
qui  ont  travaillé  à  la  conversion  des  tribus  huronnes,  morts  en 
1659,  1655.  Aussi  au  Frère  lay  Liégeois,  mort  à  Québec,  en 
1655. 

Tablettes  Commemoratives 

1. — Père  Thomas  Maguire,  chapelain  des  Ursulines  pendant 
18  ans.     Décédé  à  82  ans,  le  19  juillet  1854. 

2. — Père  Patrick  Doherty  (épitaphe). 

3. — Père  Georges  LeMoine,  chapelain  des  Ursulines  de 
1854  à  1890,  mort  à  73  ans,  dans  sa  cinquantième  année  de 
prêtrise. 

Le  monastère  possède  de  vieilles  gravures  de  Basset  le 
jeune,  Andrau  et  F.  Landry  de  Paris,  des  archives  précieuses 
contenant  l'autographe  du  roi  Louis  XV,  une  bibliothèque 
religieuse,  littéraire,  scientifique  et  pédagogique  de  12;000 
volumes,  une  relique  de  la  vraie  Croix,  un  crucifix  en  argent 
massif  donné  par  Mme  de  la  Peltrie,  plusieurs  portraits  de 
personnages  historiques,  entre  autres  celui  de  la  Révérende 
Mère  Marie  de  l'Incarnation,  etc.,  etc. 

Dans  la  chapelle  des  Ursulines,  en  1831,  Lord  Aylmer  fit 
placer  une  tablette  de  marbre  commémorative  à  Montcalm, 
dont  les  cendres  reposent  dans  les  voûtes  de  la  chapelle.  La 
tablette  porte  l'inscription  suivante  : 


la  revue  franco-américaine  197 

Honneur  a  Montcalm  ! 

Le  destin  en  lui  dérobant  la  victoire, 

L'a  recompense  par  une  mort  glorieuse. 

La  chapelle  des  Saints  contient  la  fameuse  lampe  votive 
donnée  par  Marie  Madeleine  de  Repentigny  en  1717.  Cette 
lampe  fut  remplacée  par  une  descendante  d'une  branche  de  la 
famille,  Miss  Madeleine  Arthon,  qui  donna  une  lampe  en  argent 
solide,  fabriquée  par  la  célèbre  maison  Armand  Calliat  de  Lyon. 
Le  Rev.  L.  St-G.  Linclsay,  ancien  chapelain  du  couvent,  en  a 
fait  la  description  suivante  : 

"  Cette  lampe,  qui  est  entièrement  d'argent  1er  titre,  avec 
dorure  ors  et  couleurs,  et  émaux  au  feu,  aussi  bien  que  les 
chaînes  et  le  pavillon,  pèse  1,398  grammes.  En  voici  le  poème 
dans  les  détails  :  Un  large  bandeau  ciselé  en  relief,  supporte 
quinze  roses  émaillées,  cinq  blanches,  cinq  rouges  et  cinq 
jaunes,  couleurs  emblématiques  des  mystères  du-  Rosaire. 
Trois  volutes  auxquelles  les  chaînes  sont  attachées  supportent 
cette  lampe  qui  se  termine  par  un  pendentif  ciselé  en  relief  et 
par  une  croix  émaillée.  Trois  chapelets  aux  grains  de  lapis 
bleu  du  Tyrol  sont  suspendus  au-dessus  du  bandeau  de  la 
lampe.  Des  lys  au  naturel  timbrent  le  bandeau  du  pavillon 
et  s'accrochent  aux  volutes." 

Cette  lampe  votive  n'a  pas  cessé  de  brûler  depuis  qu'elle 
a  été  donnée  au  couvent  par  Mlle  de  Repentigny. 

Marie  Madeleine  de  Repentigny  entra  au  couvent  jles 
Ursulines  à  l'âge  de  dix  ans,  plus  tard  s'y  fit  religieuse,  après 
la  mort  de  son  fiancé.  M.  Kirby  mêle  son  nom  à  une  intrigue 
d'amour  dans  son  roman  "  Le  chien  d'or  ".  C'est  son  frère 
qui  aurait  tué  Nicolas  Jacquin  Philibert. 

Eglise  de  St-Patrice 

Eglise  des  irlandais  catholiques,  rue  MacMahon,  près  de  la 
Côte  du  Palais.  Construite  en  1831,  146  x  65  pieds,  agrandie 
en]1845,  dirigée  par  les  Pères  Rédemptoristes  depuis  le  29 
septembre  1874.  Contient  une  excellente  toile  de  M.  Charles 
Huot,  représentant  le  "  Couronnement  de  Marie  ". 

Notre-Dame   des  Victoires 

Située  à  la  basse- ville.  La  plus  modeste  des  églises  de 
Québec  ;  elle  rappelle  une  multitude  de  souvenirs  glorieux  et 
français.    Elle  fut  fondée  il  v  a  218  ans. 


198  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Pose  de  la  pierre  angulaire  le  1er  mai  1608.  Le  gouverneur 
était  présent  et  Mgr  de  Laval  officiait.  Terminée  après  l'ar- 
rivée à  Québec  de^Mgr  de  St-Valier.  L'évêque  la  dédia  d'abord 
à  l'Enfant-Jésus  *et  la  petite  chapelle  que  Ton  voit  à  gauche 
en  entrant  fut  appelée  la  chapelle  de  Ste-Geneviève. 

Après  l'infructueuse  tentative  de  Phipps  contre  Québec,  en 
1690,  l'évêque  décida  de  dédier  l'église  à  Notre-Dame  de  la 
Victoire;  et  il  ordonna  qu'une  fête  avec  procession  en  l'honneur 
de  la  Vierge,  fût  célébrée  chaque  année,  le  quatrième  dimanche 
d'octobre. 

Vingt  et  un  ans  plus  tard  le  nom  de  l'église  fut  encore 
changé  après  que,  par  une  nouvelle  intervention  de  la  Provi- 
dence, la  ville  eut  été  sauvée  d'un  nouveau  siège.  En  1711, 
une  flotte  anglaise  commandée  par  l'amiral  Walker  se  dirigea 
sur  Québec.  La  flotte  redoutée  se  perdit  dans  un  épais  brouil- 
lard, et  huit  des  navires  allèrent  se  briser  sur  les  rochers  de 
File  aux  Oeufs.  Toute  la  population  de  Québec  fit  un  pèleri- 
nage d'actions  de  grâce  à  Notre-Dame  de  la  Victoire.  On 
plaça  ensuite  l'église  sous  le  vocable  de  "  Notre-Dame  des 
Victoires  "  pour  rappeler  aux  générations  futures  les  faveurs 
accordées  aux  Canadiens-Français  par  la  Mère  de  Dieu. 

L'église  fut  complètement  détruite  lors  du  siège  et  de  la 
prise  de  Québec,  en  1759.  Elle  fut  reconstruite  en  1765.  Les 
citoyens  en  firent  achever  l'intérieur  en  1817.  Le  23  mai  1888, 
on  célébra  par  une  grande  fête  religieuse  présidée  par  le  Car- 
dinal Taschereau,  le  deuxième  centenaire  de  la  fondation  de 
l'église  de  Notre-Dame  des  Victoires. 

Quelques  mois  auparavant,  elle  avait  été  fraîchement 
peinte  à  fresque.  Les  décorations  cle  l'intérieur  sont  d'un  goût 
très  délicat.  Sur  la  frise  de  la  muraille,  du  côté  de  l'évangile, 
sont  les  armes  du  Cardinal  Taschereau  et  de  Jacquer-Cartier  ; 
du  côté  de  l'épître,  sont  les  armes  de  Mgr  de  Laval  et  cle  Cham- 
plain.  Sur  des  panneaux  se  trouvent  des  représentations  des 
trophées  enlevés  aux  anglais  à  la  bataille  de  Beauport  en  1690, 
et  de  la  destruction  cle  la  flotte  de  Walker.  Dans  le  chœur, 
au-dessus  de  l'autel,  sont  inscrits  les  mots  :  "  Kebeka  Liberata." 
La  ville  de  Québec,  symbolisée  par  une  femme  couronnée, 
est  assise  sur  un  roc  au  pied  duquel  l'esprit  Indien  du  St- 
Laurent  renverse  une  urne.  Près  du  groupe,  un  castor.  A 
leurs  pieds  il  y  a  des  boucliers,  des  cuirasses  et  des  étendards 
portant  les  armes  de  l'Angleterre.  Ce  sujet  a  été  emprunté  à 
une  médaille  frappée  du  temps  de  Louis  XIV,  pour  perpétuer 
la  mémoire  des  victoires  françaises.    A  l'arrière  cle  l'église,  sur 


LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


199 


la  muraille,  des  inscriptions  de  diverses  couleurs  rappellent  les 
faits  les  plus  éclatants  qui  ont  illustré  l'histoire  de  Y  église  aux 
différentes  époques  de  son  existence. 

Le  reliquaire  qui  se  trouve  du  côté  de  Y  évangile  contient 
des  os  de  St-Laurent,  St-Boniface  et  St-Victor  ;  celui  qui  se 
trouve  du  côté  de  l'épître  contient  des  os  de  Ste-Aurélie,  St- 
Vincent,  St-Irénée  et  St-Probus.  L'église  de  Notre-Dame  des 
Victoires  possède  aussi  des  reliques  de  la  vraie  Croix  et  de  Ste- 
Geneviève. 


Eglise  de  Notre-Dame  des  Victoires 


Couvent  des  Sœurs  Franciscaines 


Sur  la  Grande  Allée,  à  l'angle  de  la  rue  Claire  Fontaine, 
sur  le  champ  de  bataille  des  Plaines  d'Abraham.  La  maison 
mère  de  cette  communauté  est  à  Rome.  Le  couvent  de  Québec 
fut  fondé  en  1893  et  la  chapelle  y  attenante  fut  terminée  en 


200 


LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


1898.  L'intérieur  de  la  chapelle  est  de  toute  beauté  ;  on  y  a 
installé  il  y  a  une  couple  d'années  un  splendide  autel  en  marbre 
de  Carrare  et  en  onyx  mexicain.  On  y  fait  l'adoration  perpé- 
tuelle du  Très  Saint-Sacrement.  Chapelain  :  le  Rév.  M.  L._H. 
Paquet. 


EGLISE  DES  RECOLLETS 


Monastère  et  Eglise  des  Recollets 


Fut  construite  en  1693,  sur  le  terrain  occupi  aujourd'hui 
par  la  cathédrale  anglicane  et  le  palais  de  justice.  Le  terrain 
des  Récollets  fut  exproprié  par  le  gouvernement  après  la  mort, 
18  mai  1800,  du  Rév.  Père  Félix  de  Berey,  le  dernier  des  Récol- 
lets qui  aient  vécu  au  Canada. 


LA  REVUE  FRANC0-AMÉR1CAIK3  201 

L'Eglise  de  Jacques-Cartier 

Construction  commencée  dans  le  mois  d'août  1851.  Inau- 
gurée comme  chapelle  de  la  Congrégation  de  St-Roch,  le  11 
septembre  1863.  Ouverte  au  public  pour  services  paroissiaux 
en  1865.  En  1901,  la  Congrégation  donna  sa  chapelle  à  Mgr 
Bégin,  qui  en  fit  Y  église  de  la  nouvelle  paroisse  de  Jacques- 
Cartier,  érigée  canoniquement  le  25  septembre  1901.  La  pa- 
roisse est  placée  sous  le  vocable  de  l'Immaculée  Conception. 
Son  premier  curé  fut  l'abbé  Paul  Eugène  Roy,  plus  tard 
Directeur  de  Y  Action  Sociale  Catholique,  et  aujourd'hui  évêque 
auxiliaire  de  Québec. 

Notre-Dame  du  Chemin 

Située  sur  le  chemin  de  Ste-Foy,  à  côté  de  Villa  Manrèse, 
la  maison  des  Jésuites  qui  ont  la  desserte  de  l'église.  Elle  est 
due  à  la  générosité  du  Chevalier  Louis  de  Gonzague  Baillargé 
et  de  quelques  citoyens  de  Québec.  Bel  intérieur.  Inaugurée 
en  1895. 

Eglise  de  St-Sauveur 

Elle  fut  construite  il  y  a  plus  de  50  ans,  mais  ne  fut  érigée 
en  paroisse  qu'en  1867.  On  lui  a  donné  son  nom  en  mémoire 
du  premier  prêtre  séculier  venu  à  Québec  en  1634.  Détruite 
par  le  feu  en  1866,  elle  fut  reconstruite  l'année  suivante.  Elle 
est  dirigée  par  les  Pères  Oblats.  Décoration  intérieure  par 
M.  Charles  Huot. 

Notre-Dame  de  Lourdes 

Construite  par  les  Pères  Oblats  en  1870.  Consacrée  le  8 
décembre  1880. 

En  1882,  le  Cardinal  Taschereau  la  reconnut  comme  la 
chapelle  du  Tiers-Ordre  des  Franciscains. 

Chapelle  de  la  Congrégation  de  la  Haute  Ville 

Sur  la  rue  d'Auteuil,  angle  de  la  rue  Dauphine,  (1)  sur  un 
terrain  octroyé  par  Sir  John  Sherbrooke,  le  9  novembre  1817, 


(1)  La  rue  Dauphine  était  connue  sous  le  nom  de  rue  Sainte-Anne, 
bas,  par  opposition  à  la  rue  Sainte-Anne  actuelle  qui  est  plus  élevée. 


202 


LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


à  la  demande  de  Mgr  Plessis.  Nous  en  retrouvons  l'histoire 
dans  l'extrait, suivant  de  "l'Histoire  de  la  Congrégation  de 
Notre-Dame  de  Québec  "  : 

On  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre  pour  construire  la  chapelle 
avec  un  logement  adjacent  qui  servirait  de  sacristie  et  de  pres- 
bytère. 


La  Chapelle  actuelle  de  la  Congrégation  de  la 
Haute- Ville  de  Québec. 

Une  souscription  fut  ouverte  en  ville  afin  d'aider  aux 
frais  de  construction,  car  les  ressources  modiques  de  la  con- 
grégation n'y  auraient  pas  suffi.  La  chapelle  fut  ouverte 
au  culte  vers  1820.  On  y  installa  la  cloche  de  l'ancienne 
église  des  Jésuites. 

Pour  favoriser  la  fréquentation  de  cette  chapelle  et  aider 
à  l'amortissement  de  la  dette,  l'évêque  décida,  le  4  mai  1826, 
qu'un  salut  du  saint  Sacrement  aurait  lieu  le  vendredi  de 
chaque  semaine  et    qu'une  messe  publique  serait  célébrée 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  203 

t 

les  jours  de  réunion.  En  1833,  Rome  accorda  une  faveur 
spirituelle  pour  le  jour  de  la  fête  patronale  de  la  congrégation. 
Tous  les  fidèles  pouvaient,  en  visitant  la  chapelle,  gagner  une 
indulgence  plenière  aux  conditions  ordinaires. 

En  1836,  l'autorité  diocésaine  crut  prudent  de  renouveler 
l'affiliation  de  la  congr  égation  de  Québec  avec  la  congréga- 
tion "  Prima  Primaria  "  de  Rome,  afin  de  s'assurer  la  par- 
ticipation aux  faveurs  spirituelles  et  privilèges  que  les  souve- 
rains pontifes  ont  accordés  à  cette  dernière.  Elle  désirait 
par  ailleurs,  substituer  à  la  fête  de  l'Immaculée  Conception 
celle  de  la  Purification,  afin  de  ne  pas  faire  coïncider  la  fête 
patronale  de  la  congrégation  avec  celle  de  l'église  cathédrale. 
Le  R.P.  Jean  Roothan,  général  des  Jésuites,  délivra  ces  nou- 
velles lettres  patentes  le  17  mars  1836. 

En  1839,  les  citoyens  de  Saint-Roch  présentèrent  une 
requête  à  Mgr  Signai  afin  de  former  dans  leur  paroisse  une 
nouvelle  congrégation.  Le  projet  ayant  été  approuvé,  l'abbé 
Charles-Félix  Cazeau  fut  délégué  par  l'Evêque  afin  de  déter- 
miner l'emplacement  de  la  chapelle  et  du  presbytère.  La 
direction  en  fut  confiée  au  curé,  messire  Zéphirin  Charest. 
Le  12  janvier  1840,  vingt  congr éganistes  prononcèrent  leur 
acte  de  consécration.  Déjà  cinquante  membres  de  la  congré- 
gation de  Notre-Dame  de  Québec,  résidant  à  St.  Roch,  avaient 
été  admis  dans  la  nouvelle  congrégation.  Le  21  juillet  de  la 
même  année,  la  congrégation  de  Saint-Roch  obtint  son  affi- 
liation à  celle  du  Collège  romain,  sous  le  vocable  de  l'Imma- 
culée Conception  de  Marie,  avec  saint  Joseph  comme  second 
patron.  A  partir  de  1849,  les  congr  éganistes  de  Saint- 
Roch  furent  dirigés  par  les  Jésuites.  A  la  demande  de  Mgr 
Bégin,  les  congr  éganistes  de  Saint-Roch  cédèrent  la  pro- 
priété de  leur  chapelle  qui  devint  église  paroissiale,  et  la  direc- 
tion de  la  congrégation  passa  alors  au  curé  de  la  nouvelle 
paroisse  (1901.) 

Les  Jésuites  néanmoins  conservèrent  la  congrégation  de 
la  Haute- Ville,  leur  ancienne  congrégation,  dont  ils  avaient 
repris  la  direction  lors  de  leur  retour  à  Québec.  Ce  fut  en 
1828  que  Mgr  Turgcon,  avec  l'approbation  de  Mgr  Signai', 
forma  le  projet  de  fonder  à  Québec  une  maison  de  Jésuites 
<3t  de  leur  confier  la  direction  de  leur  ancienne  congrégation. 
Le  conseil  consulté  (1er  décembre)  approuva  ce  plan.  Mais 
l'Evêque  voulut  que  la  congrégation  entière  fut  appelée  à 
donner  son  avis.  La  convocation  eu  lieu  le  3  décembre  et 
le  projet  fut  adopté. 


2C4 


LA   REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


Les  Eglises  Protestantes 

Québec  possède  plusieurs  églises  protestantes  dont  la 
plus  ancienne  est  sans  contredit  la  cathédrale  anglicane  située 
à  l'ouest  de  la  Place  d'Aimés,  en  arrière  du  Palais  de  Justice, 
sur  le  terrain  où  se  trouvait  autrefois  l'église  des  Récollet 


LA  CATHEDRALE  ANGLICAINE 


détruite  par  le  feu,  avec  leur  couvent  en  1796.  L'église 
actuelle  fut  dédiée  en  1804.  C'est  tout  près  de  cette  église 
que  se  trouvait  l'orme  sous  leqrel  Jacques-Cartier  assembla- 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  205 

ses  compagnons  après  son  arrivée  dans  la  colonie.  Cet  arbre 
fut  abattu  par  le  vent  dans  le  mois  de  septembre  1845.  Avant 
l'érection  de  l'église  anglicane  à  Québec  les  exercises  de  cette 
dénomination  religieuse  avaient  lieu  dans  la  vieille  église  des 
Récollets.  Après  l'incendie  le  gouvernement  anglais  s'em- 
para du  sol  et  y  fit  construire  l'église  actuelle.  On  peut  y 
voir  le  drapeau  du  69ème  Régiment  reçu  des  mains  du  Prince 
Arthur  lorsque  ce  régiment  fut  envoyé  en  garnison  au  Canada. 
Les  autres  églises  protestantes  de  la  ville  sont  les  suivantes: 
"  Trinity  Church,"  épiscopalienne,  rue  St.  Stanislas,  autre- 
fois occupée  par  les  militaires  ;  église  Méthodiste,  même  rue, 
en  haut  ;  église  baptiste,  me  McMahon  ;  église  St.  André, 
presbytérienne,  rue  Ste.  Anne  ;  "  Chalmers  Church,"  presby- 
térienne, rue  Ste.  Ursule,  scène  de  l'émeute  Gavazzi,  en  1859; 
église  protestante  française,  rue  St.  Jean,  en  dehors  des  murs  ; 
église  St.  Mathieu,  épiscopalienne,  sur  la  même  rue,  mais 
plus  à  l'ouest.  Il  y  a  aussi  des  églises  épiscopaliennes  sur  la 
rue  St.  Valier,  à  St.  Roch  et  sur  la  rue  Champlain. 


Vieux  articles  et  vieux  ouvrages 


Les  Canadiens  de  l'Ouest,  par  Joseph  Tassé,  deuxième  édition, 
Montréal,  Imprimerie  Canadienne,  i878v  (Catholic  Quarterly 
Review,  Oct.  1879)  2ème  partie. 

Davenport,  clans  l'Etat  de  l'Iowa,  reconnaît  pour  son  fon- 
dateur le  canadien  Antoine  Leclerc  qui  vint  s'établir  à  Péoria 
en  1809,  un  peu  avant  la  destruction  de  ce  village  par  Craig. 
Un  peu  plus  tard,  il  alla  se  fixer  à  Rocky  Islanci  où  sa  modeste 
habitation  fut  bientôt  jetée  dans  l'ombre  par  la  maison  que 
construisit  le  Colonel  Davenport.  Connaissant  à  fond  tous  les 
secrets  de  la  forêt  profonde,  familier  avec  les  idées  et  les  dialectes 
des  Indiens,  Leclerc  joua  un  rôle  important  comme  interprète 
et  agent.  Les  Sacs  et  les  Renards  donnèrent  à  sa  femme  une 
vaste  étendue  de  terrain  et,  plus  heureux  que  Dubuque,  cette 
donation  fut  reconnue  par  le  gouvernement  américain,  et 
Leclerc  vécut  assez  longtemps  pour  voir  le  développement  de 
Davenport,  même  pour  vendre  la  maison  qu'il  y  avait  construite 
à  une  compagnie  de  chemin  de  fer  qui  en  fit  une  gare.  Leclerc 
prit  une  part  active  dans  toutes  les  opérations  entreprises  avec 
les  Sacs  et  les  Renards  ;  il  recueillit  des  lèvres  même  de  Black 
Hawk  une  autobiographie  de  ce  chef  célèbre  et  la  fit  publier 
en  Angleterre. 

Pendant  plusieurs  années  il  fut  maître  de  poste  et  juge  de 
paix  avec  juridiction  sur  toutes  les  causes  épineuses  soulevées 
entre  blancs  et  indiens.  Lorsque,  en  1840,  on  organisa  dans  sa 
ville  une  "  Association  de  Pionniers  ",  il  en  fut  le  premier 
président. 

Leclerc  resta  toujours  fidèle  à  sa  religion.  Il  donna  des 
emplacements  pour  les  églises  et  les  institutions  catholiques 
aussitôt  que  des  prêtres  furent  rendus  sur  les  lieux.  Il  sous- 
crivit $2,500,  puis  donna  ensuite  mille  dollars  de  plus,  pour  la 
construction  de  l'église  St-Pierre,  actuellement  l'église  St- 
Antoine.  En  1836,  il  construisit  l'église  Ste-Marguerite,  puis 
la  donna  avec  le  terrain  sur  lequel  elle  était  érigée  à  son  évêque. 
Ce  cadeau  était  vraiment  digne  de  ces  âges  de  foi. 

La  vieille  ville  canadienne  de  Détroit  eut  aussi  ses  person- 
nages de  marque.     L'histoire  de  ses  premières  années  nous 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  207 

apporte  les  noms  de  Gouin,  Navarre,  Dejean  et  Jacques 
Dupéron  Baby.  Ce  dernier  était  un  brillant  officier  qui  com- 
battit avec  ses  frères  contre  les  anglais  près  de  Fort  Duquesne 
en  1755,  et  porta  le  nom  reclouté  des  armes  françaises  jusque 
dans  la  Pennsylvanie  et  la  Virginie.  Après  la  guerre  il  se  fixa 
à  Détroit,  s'engagea  clans  le  commerce  des  fourrures  et  devint 
surintendant  des  affaires  indiennes  sous  le  régime  anglais  auquel 
il  resta  fidèle  pendant  la  guerre  de  Y  Indépendance  américaine, 
ce  qui  lui  valut  la  confiscation  de  toutes  ses  propriétés.  Ses 
fils  furent  clignes  de  lui  et  conquérirent  des  postes  de  distinction, 
tant  clans  Tordre  civil  que  "dans  Tordre  militaire,  sous  les  Anglais. 

Joseph  Rainville  est  une  sorte  d'anomalie.  Issu  d'un  père 
canadien  et  d'une  mère  Sioux,  il  reçut  son  éducation  au  Canada 
sous  la  direction  d'un  prêtre  vénérable  et  fut  toujours,  de  parole 
et  d'action,  un  catholique.  Ceux  qui,  par  hasard,  rencontrent 
les  "  Extraits  de  la  Genèse  et  des  Psaumes,"  L'  "  Evangile 
selon  St-Marc,"  les  "  Extraits  de  St-Mathieu,  St-Luc  et  St- 
Jean,"  dans  la  langue  des  Dakotas  ou  des  Sioux,  et  publiés  par 
des  organisations  protestantes  de  Cincinnati,  supposeraient 
difficilement  que  ce  sont  des  traductions  faites  par  ce  métis 
catholique,  Rainville  ;  c'est  pourtant  le  cas.  Son  éducation 
lui  permettait  de  posséder  parfaitement,  sa  propre  langue,  et 
une  longue  habitude  l'avait  rendu  maître  à  tel  point  du  langage 
des  Sioux  que  peu  d'interprètes  clans  l'Ouest  pouvaient  l'égaler. 
Sa  supériorité  était  à  ce  point  manifeste  que  ce  travail  de  tra- 
duction ne  pouvait  pas  être  fait  sans  son  concours. 

Sa  vie  fut,  toutefois,  très  active,  partagée  entre  le  com- 
merce des  fourrures  dans  le  Minnesota,  le  Missouri  et  les  districts 
des  Montagnes  Rocheuses,  puis,  comme  capitaine  au  service 
des  Anglais,  à  Fort  Meigs,  et  sur  d'autres  champs  de  bataille, 
à  la  tête  des  Sioux,  dont  il  put  à  plusieurs  reprises  arrêter  la 
férocité  et  la  cruauté.  Plus  tard,  comme  officier  à  demi  solde, 
il  travailla  dans  l'intérêt  de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson; 
finalement,  en  1822,  renonçant  à  son  allégeance  pour  venir  se 
fixer  aux  Etats-Unis  où  il  fonda  avec  Faribault  le  "  Columbia 
Fur  Company,"  il  fut  interprète  pour  Long  comme  il  l'avait 
été  pour  Pike,  toujours  avec  son  activité  et  son  indépendance 
ordinaires.  Il  alla  terminer  sa  carrière  au  Lac  qui  Pade.  Là, 
il  sema  les  premiers  champs  de  blé  et  posséda  les  premiers 
troupeaux  de  bestiaux  qui  aient  été  vus  dans  la  région  du  Haut 
Mississippi.  Son  hospitalité  était  celle  d'un  patriarche,  franche, 
cordiale,  sans  limite.  Rainville  mourut  dans  le  mois  de  mars 
1846,  estimé  au  point  que  Ton  a  donné  son  nom  à  un  comté. 


208  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Louis  Provençal,  un  autre  canadien,  fut  un  des  pionniers 
du  Minnessota.  Mais  le  canadien  le  plus  éminent  de  cet  Etat 
fut  Jean-Baptiste  Faribault,  dont  le  frère  Bartholomée,  resté 
au  Canada,  rendit  de  si  grands  services  à  l'histoire  de  sa  colonie 
natale  et  en  recueillant  plusieurs  des  plus  rares  et  des  plus 
précieux  ouvrages  qui  s'y  rapportent.  Son  catalogue  fait 
partie  de  notre  bibliographie. 

Jean-Baptiste,  né  à  Berthier  en  1774,  attira  l'attention  du 
Duc  de  Kent  par  son  habileté  artistique  et  reçut  l'offre  d'une 
commission,  mais  il  préféra  entrer  au  service  de  la  North  West 
Company.  Son  premier  poste  fut  Kankakee.  Là  et  à  Bâton 
Rouge,  sur  la  rivière  Desmoines,  il  fit  ses  premiers  essais  dans 
le  commerce  des  fourrures  et  il  obtint  beaucoup  de  succès.  Il 
lui  tardait  encore  de  retourner  au  Canada,  mais  il  accepta  tout 
de  même  le  commandement  de  Petits  Rapides.  Après  trois 
ans  de  séjour  à  ce  poste  il  épousa  une  fille  métisse  et  établit 
définitivement  son  foyer  dans  l'Ouest.  Après  dix  années 
passées  au  service  de  la  Compagnie,  il  résolut  de  faire  le  com- 
merce des  fourrures  pour  son  propre  compte,  et,  s' étant  fixé  à 
la  Prairie  du  Chien,  il  établit  un  commerce  lucratif  avec  les 
Winnebagoes,  les  Sioux  et  les  Renards  qui  habitaient  dans  les 
environs.  Le  plomb  miné  par  son  compatriote  Dubuque  et  les 
fourrures  amassées  par  les  indiens  furent  les  principaux  objets 
qu'il  acheta  pour  les  transporter  ensuite  à  St-Louis  dans  des 
voyages  qui  duraient  jusqu'à  quinze  jours.  Lorsque  la  guerre 
éclata  entre  l'Angleterre  et  les  Etats-Unis,  en  1812,  Faribault 
refusa  de  prendre  cause  pour  ces  derniers.  Il  fut  en  consé- 
quence fait  prisonnier  par  le  Colonel  McCall  et  emmené  sur 
une  canonnière  anglaise.  Lorsque  les  Anglais  attaquèrent  la 
Prairie  du  Chien,  sa  femme  et  ses  enfants  s'enfuirent  à 
Winona,  ne  se  doutant  guère  qu'il  était  prisonnier  des 
assaillants.  Sa  maison  fut  détruite  par  les  Winnebagoes,  et 
ses  bestiaux  et  ses  marchandises  pillés.  Tout  lui  fut  enlevé 
et  il  se  trouva,  après  tant  d'années  de  labeur,  dans  un  com- 
plet dénuement.  Son  courage,  cependant,  ne  l'abandonna 
pas,  et  il  entreprit  de  refaire  sa  fortune  ;  mais  lorsque  les 
Anglais  se  retirèrent,  ils  mirent  le  feu  aux  bâtisses  cle  la 
Prairie  du  Chien  qu'ils  laissèrent  complètement  dévastée. 

La  North  West  Company,  exclue  de  notre  territoire,  fut 
forcée  de  vendre  ses  propriétés,  et  Faribault  put  profiter  de 
cette  occasion.  Après  avoir  exercé  son  commerce  pendant 
quelques  années  à  la  Prairie  du  Chien,  il  se  transporta  à  Pike 
Island,  tout  près  de  l'endroit  où  s'éleva  plus  tard  le  Fort 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  209 

Snelling.  Là,  il  entreprit  de  cultiver  la  terre  ;  il  fut  le  premier 
à  casser  le  sol  pour  des  fins  agricoles  à  l'ouest  du  Mississippi  et 
au  nord  de  la  rivière  DesMoines.  L'île,  qui  avait  un  demi 
mille  carré,  lui  fut  cédée  par  les  Indiens  et  son  titre  fut  validé 
dans  le  traité  de  1820.  Deux  ans  plus  tard  une  inondation 
balaya  l'île,  détruisant  tout  ce  qui  s'y  trouvait  d'améliorations, 
et,  en  1826,  à  cause  d'une  accumulation  de  la  glace,  la  maison 
qu'il  avait  courageusement  reconstruite  fut  rasée  et  son  trou- 
peau de  bestiaux  fut  noyé.  Quittant  ce  poste  trop  exposé,  il 
se  retira  à  Mendota  où  il  fit  un  commerce  très  florissant,  et 
gagna  bientôt  la  confiance  des  Sauvages  qui  l'appelèrent  Cha- 
polinistoy,  ou  "  queue  de  castor."  Ceci,  cependant,  n'empêcha 
pas  qu'il  fût,  en  une  occasion,  poignardé  et  blessé  gravement 
par  une  "  brave  ".  En  1817,  il  rencontra  le  premier  prêtre  qui 
visita  cette  région  et  put,  avec  sa  famille,  profiter  des  secours 
de  la  religion.  En  1840,  il  trouva  mourant  à  Fort  Snelling  le 
Rév.  M.  Galtier  qu'il  amena  dans  sa  maison  et  auquel  il  donna 
les  soins  les  plus  assidus.  Sa  maison  devint  celle  du  vaillant 
apôtre  pour  lequel  il  construisit  une  petite  chapelle,  la  première 
érigée  dans  le  Minnesota,  que  fréquenta  bientôt  une  congréga- 
tion de  Canadiens  et  d'Indiens.  Cette  église  fut  consacrée  à 
l'Apôtre  des  Gentils  et  c'est  de  là  que  la  ville  de  St-Paul  a  pris 
.son  nom.  Le  vénérable  Vicaire-Général  Ravoux  succéda  à 
l'abbé  Galtier  et  il  professa  toujours  la  plus  haute  estime  pour 
le  pionnier  canadien  qui  mourut  en  1860,  regretté  de  tous,  et 
après  avoir  donné  à  ses  enfants  une  éducation  que  peu  d'enfants 
habitant  les  pays  neufs  peuvent  obtenir.  Son  fils  Alexandre 
devint  très  influent,  occupant  successivement  des  positions 
importantes  pour  les  Etats-Unis  dans  les  négociations  avec  les 
sauvages,  puis  celle  de  législateur  dans  l'Etat  que  son  père 
avait  tant  contribué  à  fonder.  Le  Minnessota  a  un  comté  et 
une  ville  portant  le  nom  de  Fanbault,  et  ce  fils  y  contribua 
généreusement  à  l'église  catholique.  C'est  lui  qui,  avec  le 
concours  du  général  Fields,  jeta  les  bases  de  Faribaultville. 

Superior  City,  sur  le  Lac  Supérieur,  est  une  ville  qui  se 
réclame  de  fondateurs  canadiens  dans  les  personnes  de  Jean- 
Baptiste  Lefebvre,  Saint  Denis,  Roy  et  Saint  Jean. 

St-Paul,  qui  doit  son  nom  à  un  prêtre  catholique,  le  Rév. 
M.  Galtier,  honore  parmi  ses  pionniers,  le  canadien  Vital  Guéiin 
dont  la  générosité  envers  la  ville  et  l'église  catholique  fut 
remarquable.  Le  progrès  de  St-Paul  lui  permit  de  conquérir 
une  situation  de  richesse  et  d'importance,  mais  son  honnêteté 
.et  sa  franchise  en  firent  une  victime  facile  pour  les  exploiteurs 


210  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

sans  scrupule  qui  envahissent  les  villes  naissantes.  Son  avoir 
fut  disséminé  et  il  mourut  pauvre  après  avoir  fait  des  cadeaux 
princiers  et  avoir  répondu  avec  empressement  aux  appels  cha- 
ritables. St-Paul  a  élevé  un  monument  à  cet  homme  de  mérite, 
et  l'historien  de  la  ville  fait  le  plus  grand  éloge  de  sa  valeur. 

Pembina  compte  parmi  ses  pionniers  Joseph  Rolette,  fil» 
de  celui  qui  a  déjà  été  mentionné  dans  cette  étude.  Il  repré- 
senta sa  ville  à  la  Législature  du  Minnessota  et  était  un  homme 
très  entreprenant.  Tous  les  projets  devant  contribuer  au 
développement  du  pays  le  trouvaient  parmi  les  plus  ardents 
et  son  nom  est  encore  vénéré  dans  le  comté  de  Rolette,  Dakota. 

A  une  période  plus  reculée  appartient  Jean-Baptiste 
Mallet  qui,  en  1777,  fonda  un  établissement  sur  le  site  actuel 
de  la  ville  de  Péoria,  Illinois,  qui  fut  pendant  longtemps  connue- 
sous  le  nom  de  "  Ville  à  Mallet."  Cet  établissement  et  Cahokia 
fournirent  les  volontaires  pour  l'expédition  de  Brady  contre  le 
Fort  St- Joseph.  Ces  volontaires  enlevèrent  le  fort  aux  Anglais,, 
mais  en  revenant  dans  leurs  foyers,  ils  tombèrent  dans  une 
embuscade  que  leur  tendirent  les  sauvages  et  furent  presque 
tous  tués  ou  faits  prisonniers.  Indompté  par  ce  revers,  Mallet,. 
en  1878,  marcha  contre  le  même  fort,  s'en  empara,  enleva  les 
magasins  évalués  à  $50,000  et  mit  fin  aux  opérations  anglaises 
dans  cette  partie  du  pays.  La  "  Ville  à  Mallet  "  attira  les 
habitants  de  la  vieille  Péoria  et  prospéra  jusqu'en  1812  alors 
que  le  capitaine  Craig  de  la  milice  de  l'Illinois,  dont  le  camp- 
avait  été  attaqué  par  les  sauvages,  se  vengea  sur  les  colons 
inoffensifs,  pillant  leurs  maisons,  s'emparant  de  leurs  chevaux 
et  détruisant  leurs  bestiaux  et  leurs  récoltes.  Les  habitants 
eux-mêmes  furent  faits  prisonniers  et  lorsqu'ils  furent  remis  en 
liberté  ce  ne  fut  que  pour  retrouver  leurs  maisons  réduites  en 
cendres  par  les  sauvages.  Ils  demandèrent  en  vain  une  indem- 
nité au  Congrès  américain  ;  on  ne  fit  jamais  droit  à  leurs 
réclamations. 

Pierre  Ménard,  de  Kaskaskia,  cette  vieille  ville  d'origine 
canadienne  fut,  au  cours  du  dernier  siècle,  un  des  hommes  les 
plus  éminents  de  l'Ouest.  A  partir  de  l'année  1786,  il  s'occupa 
de  commerce,  d'abord  à  Vincennes,  comme  agent  du  colonel 
Vigo,  puis  à  Kaskaskia,  ensuite  comme  associé  de  Manuel  Liza,, 
et  étendit  le  champ  de  ses  opérations  jusqu'aux  Montagnes- 
Rocheuses.  Comme  agent  au  service  des  Etats-Unis,  il  conclut 
plusieurs  traités  avec  les  tribus  indiennes.  Il  fut  élu  par  le- 
comté  de  Randolph  à  la  Législature  du  Territoire  de  l'Indianar 
et  lorsque  l'Illinois  devint  territoire,  il  siégea  au  conseil  légis- 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  211?. 

latif,  lorsque  ce  dernier  s'assembla  pour  la  première  fois  en  1810 
dans  l'ancien  village  de  Kaskaskia.    Ménard  s'acquitta  des- 
devoirs  de  président  du  conseil  législatif  avec  calme,  modéretion 
et  dignité.     Lorsque  l'Illinois  fut  admis  dans  l'Union,  en  1818,-. 
Ménard  fut  élu  lieutenant-gouverneur  et  occupa  ce  poste  jus- 
qu'en 1822.    11  mourut  plus  de  vingt  ans  après,  à  Kaskaskia, . 
universellement  respecté  et  estimé.    Son  frère,  François,  qur 
fut  un  des  premiers  à  organiser  une  ligne  régulière  de  transports 
sur  le  Mississippi,  était  aussi  citoyen  de  Kaskaskia. 

Le  colonel  Jean-Baptiste  Beaubien,  appartenant  au  groupe 
canadien  de  Détroit,  fut  un  des  premiers  parmi  ceux  qui  for- 
mèrent l'établissement  qui  est  devenu  de  nos  jours  la  ville  de- 
Chicago,  et  prit  une  part  active  à  son  premier  progrès. 

Bourbonnais,  Ilinois,  un  des  grands  centres  de  l'immigra- 
tion canadienne  moderne  aux  Etats-Unis,  considère  comme 
son  fondateur  Noël  Levasseur,  un  enfant  d'Yamaska,  Canada, 
qui  aida  à  transporter  quelques  tribus  indiennes  dans  l'Ouest, 
et  fut  un  agent  très  actif  au  service  des  Etats-Unis. 

"  Bourbonnais,  dit  M.  Tassé,  est  un  vrai  village  cana- 
dien, et  la  voyageur  qui,  après  avoir  franchi  plusieurs  cen- 
taines de  milles,  se  trouve  tout  à  coup  dans  cette  localité, 
pourrait  se  croire  encore  au  milieu  d'une  de  nos  bonnes  et 
anciennes  paroisses  des  bords  du  St.  Laurent.  L'église  et  le  - 
couvent,  groupés  ensemble,  les  maisons  entourées  de  verdoy- 
antes plantations,  la  franche  hospitalité  des  habitants,  leur 
gaieté  toute  gauloise,  les  accents  français,  les  airs  nationaux 
qui  résonnent  agréablement  à  son  oreille,  les  usages  popu- 
laires si  bien,  si  religieusement  conservés  ;  tout  lui  rappelle 
la  patrie  absente." 

Bourbonnais  n'est  pas  le  seul  endroit  de  fondation  ré- 
cente qui  soit  d'oiigine  canadienne  comme  Kaskaskia,  la 
Prairie  du  Rocher,  Péoria,  ou  Fort  Chartres,  villages  d'un 
autre  âge,  aujourd'hui  disparus  ou  en  voie  de  disparaître. 
Parmi  les  nouveaux  venus,  nous  trouvons  St  George  fondé 
par  Granger,  Manteno,  fondé  par  Ménard  Martin,  L'Erable, 
fondée  par  Mme  Kirk,  Ste.  Anne  et  Kankakee. 

C'est  à  Bourbonnais  que  l'infortuné  prêtre  Chiniquy,. 
qui  avait  déjà  porté  scandale  au  Canada,  apostasia  ouverte- 
ment et  essaya  d'entrainer  les  Canadiens  dans  son  erreur.  Cet  • 
homme  fut  bientôt  jugé  à  sa  véritable  valeur  par  les  organisa- 
tions protestantes  bien  qu'elles  durent  payer  très  cher  leur 
expérience  ;  et  une  publication  bien  connue,  hostile  aux  ca- 
tholiques, décrivit  sous  le  titre  de  "  Aide  pour  les  Chincapins,"~ 


212  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

les  absurdités  de  ce  nouvel  apostat.  Pourtant  il  avait  avant 
sa  chute  dirigé  une  émigration  canadienne  considérable  des 
bords  du  St.  Laurent  vers  Bourbonnais,  et  il  conçut  le  projet, 
qu'il  réalisa  en  partie,  de  grouper  à  cet  endroit  tous  les  Cana- 
diens dispersés  dans  les  Etats-Unis.  Ce  groupe  atteignit 
de  son  temps  une  population  de  six  ou  sept  mille  habitants. 

Joseph  Robidou,  fils  d'un  des  premiers  pionniers  de  St. 
Louis,  construisit  une  habitation  (cabin),  en  1803,  au  pied  des 
Monts  des  Serpents  Noirs  (Black  snake  Hills)  et  fit  le  commerce 
avec  les  Iowas,  les  Renards,  les  Pawnees  et  les  Kansas,  parmi 
lesquels  il  devint  bientôt  très  influent.  Le  magasin  de  Robi- 
dou fut  vite  connu  de  tout  le  monde,  et  après  qu'il  eut  acquis 
une  étendue  de  terrain  des  sauvages  en  paiement  des  dettes 
dues  par  les  tribus,  (1)  Robidou,  invita  les  colons  à  venir 
s'établir  auprès  de  lui  et  fonda  la  ville  de  St.  Joseph  à  laquelle 
il  donna  le  nom  de  son  saint  patron  et  dont  il  fut  le  premier 
magistrat. 

Un  autre  membre  de  cette  race  canadienne,  Jean  Baptiste 
Louis  Roy,  est  resté  fameux  dans  les  annales  de  l'Ouest  pour 
la  résistance  héroïque  qu'il  fit,  en  1814,  à  la  Côte  Sans  Dessein, 
avec  sa  femme,  contre  une  armée  considérable  d'Iowas,  de 
Renards  et  de  Sacs.  Plusieurs  canadiens  avaient  été  attirés 
au  dehors  du  fort,  par  une  fuite  simulée,  puis  isolés.  Roy, 
portant  sa  vieille  mère,  s'échappa  avec  sa  femme  et  un  com- 
pagnon jusqu'à  sa  maison,  au  milieu  d'une  pluie  de  balles. 
Xe  siège  commença.  Mme  Roy,  fondait  des  balles  pour  les 
hommes  et,  lorsqu'elle  en  avait  le  loisir,  employait  son  propre 
fusil  contre  les  Indiens  et  avec  un  effet  terrible  car  elle  était 
une  habile  tireuse.  Leur  feu  était  si  rapide  qu'ils  durent 
mouiller  les  canons  de  leurs  fusils.  Le  deuxième  jour  leur 
compagnon  s' étant  hasardé  à  regarder  à  travers  un  trou  de 
muraille  fut  blessé  mortellement.  Les  sauvages  s'aperçurent 
bientôt  (Je  leur  avantage  et  réussirent  à  mettre  le  feu  au  toit 
de  la  maison,  Roy  monta  sur  le  toit  et  éteignit  les  flammes, 
tandis  que  sa  brave  épouse,  employant  successivement  tous  les 
fusils  chargés  d'avance  empêcha  les  sauvages  de  tourner  leurs 
armes  contre  son  mari.  Le  trois  ième  jour  les  trouva  entière- 
ment épuisés.  Leur  endurance  était  rendue  à  sa  limite,  mais 
ils  décidèrent  de  maurir  bravement  et  ouvrirent  le  quatrième 
jour  avec  une  telle  fusillade  de  toutes  les  parties  de  la  maison 
que  les  sauvages,  poussant  des  grands  crisse  retirèrent,  lais- 


(1)  "Treaties  between  the  United  States  and  the  Indian  Tribes,"  p.  525. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  213 

sant  les  cadavres  de  quatorze  de  leurs  camarades  autour  de  la 
maison  qui  venait  d'être  défendue  avec  l'énergie  de  désespoir. 

Louis  Vital  Bogy,  (1)  qui  peut  être  considéré  comme  le 
père  du  vieux  Kaskaskia,  qui  devint  commissaire  des  affaires 
Indiennes  pour  les  Etats-Unis,  sous  le  président  Johnson, 
et  qui  mourut  sénateur  des  Etats-Unis  pour  l'Etat  du  Mis- 
souri, est  un  des  membres  les  plus  distingués  de  cet  élément 
Canadien  Français.  Pendant  ses  études,  il  fut  victime  d'un 
accident  qui  le  força  pendant  longtemps  à  se  servir  de  béquilles. 
En  dépit  de  ce  contretemps,  il  commença  à  étudier  le  droit 
en  1812,  déclarant  même  alors,  clans  une  lettre  à  sa  mère, 
que  l'ambition  de  sa  vie  était  de  représenter  un  jour  l'Etat 
du  Missouri  dans  le  Sénat  des  Etats-Unis,  et  qu'il  était  détermi- 
né à  atteindre  ce  but  même  s'il  fallait  y  travailler  jusqu'à 
l'âge  de  soixante  ans.  Après  avoir  complété  ses  études  clas- 
siques et  avoir  étudié  le  droit  à  Kaskaskia,  il  retourna  à  Ste. 
Geneviève  où  il  acheta  une  magnifique  propriété  et  se  lança 
dans  la  vie  publique.  En  1852,  il  se  porta  candidat  au  Con- 
grès des  Etats-Unis  contre  Thomas  H.  Benton  qui  n'obtint 
que  difficilement  sa  réélection,  Bogy  ayant  remporté  tous  les 
comtés,  excepté  celui  où  se  trouvait  St.  Louis.  Ainsi  porté 
au  premier  rang,  Bogy,  fut  aussitôt  élu  pour  la  Législature 
du  Missouri. 

Il  acheta,  avec  quelques  autres  le  Pilot  Knob,  une  mon- 
tagne riche  en  minerai  de  fer  et  construisit  le  Iron  Mountain 
Railway  afin  de  transporter  le  minerai  sur  le  marché.  Il 
n'abandonna  jamais  sa  profession.  Tout  en  s'occupant  de 
politique  et  de  travaux  publics,  il  conserva  une  clientèle  con- 
sidérable jusqu'à  la  guerre  civile,  alors  qu'il  fut  exclu  par  le 
serment  que  les  fanatiques  imposèrent  à  l'Etat  du  Wisconsin. 
Il  se  porta  candidat  au  Congrès  en  1863  contre  Blair,  mais  le 
terrorisme  employé  contre  lui  l'empêcha  d'être  élu.  Trois 
ans  plus  tard,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  il  fut  nommé 
commissaire  des  affaires  Indiennes,  et  en  1873,  il  était  élu 
au  Sénat  des  Etats-Unis,  atteignant  le  but  qu'ambitionnait 
sa  jeunesse. 

Comme  commissaire  des  affaires  Indiennes,  il  répara 
quelques-unes  des  injustices  commises  par  ce  Bureau  envers 
les  missions  catholiques,  et  au  Sénat  il  ne  craignait  jamais 
de  confesser  sa  foi  catholique.     Il  défendit  même  avec  le  plus 

(1)  Ce  nom  est  ortographié  de  différentes  manières  dans  nos  registres — 
Baugy,  Baugis,  Beaugie,  Baugie,  Bougainville  écrivit  Bogis.  Les  mem- 
bres de  cette  famille  au  Missouri  signent  Bogy. 


214  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

noble  courage  la  loyauté  catholique  contre  les  attaques  hon- 
teuses du  sénateur  Edmunds.     (1) 

Les  noms  que  nous  avons  mentionnés  jusqu'ici  se  rappor- 
tent plus  spécialement  au  Nord  Ouest.  Michel  Branamour 
Ménard,  neveu  du  lieutenant-gouverneur  de  l'Illinois  portant 
ce  nom,  est  un  des  héros  de  l'histoire  du  Texas.  Il  se  rendit 
au  Texas  en  1829,  et  comme  commerçant  il  y  acquit  une  telle 
influence  parmi  les  blancs  et  les  sauvages  qu'au  moment  de 
la  révolte  contre  le  Mexique,  le  gouvernement  nouveau  compta 
sur  Ménard  pour  obtenir  l'amitié  ou  au  moins  la  neutralité 
des  tribus  indiennes.  Il  fut  membre  de  la  Convention  cons- 
titutionnelle et  lors  de  l'organisation  de  la  république  il  fut  élu 
au  Congrès. 

F.  X.  Aubrey,  esprit  aventureux,  brillant,  organisa  un 
vaste  commerce  sur  terre  avec  le  Nouveau  Mexique.  Sa  vie 
abonde  en  aventures  et  en  périls  de  toutes  sortes  parmi  les 
tribus  sauvages  de  la  prairie  ;  il  échappa  à  tous  ces  dangers 
pour  être  finalement  assassiné  par  le  major  Weightman. 

De  la  même  façon  le  canadien  Leroux  atteignit  une  grande 
renommée. 

La  Californie  a  eu  un  Canadien  énergique  dans  Prudent 
Beaudry  qui  travailla  à  développer  ses  ressources  spécialement 
dans  Los  Angeles  et  les  environs. 

Lorsque  nous  arrivons  à  l'Orégon,  qui  fut  d'abord  colo- 
nisé àWallamette  et  Cowlitz  parles  Canadiens  employés  par  la 
Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson,  nous  retrouvons  parmi  les 
premiers  pionniers  Gabriel  Franchère  qui  s'y  rendit  clans  les 


(1)  Dans  le  débat,  le  Sénateur  Edmunds  avait  été  particulièrement 
violent  dans  son  attaque  contre  FEglise  et  le  Syllabus.  Il  s'agissait  d'un 
amendement  à  la  constitution  américaine  (1875-76)  prohibant  dans  toute 
la  république  les  subventions  aux  écoles  séparées,  un  régime  qui  fut  établi 
dans  la  suite.  Voici  un  extrait  du  vigoureux  discours  que  M.  Bogy  prononça 
à  cette  occasion. 

"  Dans  ce  pays,  comme  dans  tous  les  autres  pays  ,les  catholiques  sont 
en  faveur  d'une  parfaite  liberté  religieuse,  et  une  juste  interprétation  du 
Syllabus  montre  qu'il  ne  contient  rien  qui  soit  en  opposition  avec  les  grands 
principes  de  liberté,  fondés  sur  ce  que  tous  les  hommes  éclairés  doivent 
reconnaître:  "la  loi  divine."  Tous  les  gouvernements  doivent  s'appuyer 
sur  cette  base  pour  se  maintenir,  et  celui  qui  ne  veut  pas  l'accepter  sape 
et  détruit  le  principe  même  de  la  liberté  et  de  tous  les  bons  gouvernements.  . 

"  On  a  parlé  de  l'intolérance  des  catholiques.  Eh  bien  !  n'est-il  pas 
vrai  que  les  catholiques  du  Maryland  ont  été  les  premiers  à  déployer  la 
bannière  de  la  liberté  religieuse  ?  Quoi  qu'on  dise,  les  premiers,  ils  ont 
proclamé  cette  liberté  dans  le  Nouveau  Monde,  non  pas  comme  une  con- 
cession, comme  un  compromis,  mais  parce  qu'elle  était  conforme  à  leurs 
convictions." 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  215 

intérêts  de  M.  Astor  en  1810,  et  qui  atteignit  la  Colombie 
Tannée  suivante.  Franchère  a  donné,  dans  un  volume  publié 
en  français  et  en  anglais,  l'histoire  d'Astoria,  et  il  fut  pendant 
plusieurs  années  entouré  de  la  considération  des  marchands 
de  New  York,  où  il  vécut  jusqu'à  l'âge  avancé  de  79  ans. 

Pierre  Pambrun  et  Joseph  Larocque  comptent  aussi  parmi 
les  canadiens  éminents  qui  ont  colonisé  l'Orégon. 


Chez  le  Pharmacien 


Il  fait  un  temps  frisquet,  point  trop  désagréable  :  une 
jolie  gelée  blanche  qui  met  du  rose  sur  le  nez  mignon  des  fillet- 
tes, du  bleu  sur  celui  de  leurs  mamans,  du  violet,  quand  la 
dame  est  d'un  "  certain  âge,"  comme  on  dit  dans  les  journaux 
de  mode. 

Voici  justement  une  respectable  personne  répondant  à 
cette  qualification,  prudente,  qui  se  dispose  à  entrer  chez  le 
pharmacien  du  coin. 

La  porte  s'ouvre  sous  sa  poussée,  la  sonnerie  tinte  et  le 
patron,  coiffé  d'un  bonnet  grec  brodé  d'arabesques  en  fil  d'or, 
perd  de  vue  un  instant  le  flacon  qu'il  remplit  avec  une  sage 
lenteur,  d'un  signe  de  tête  amical,  souhaite  la  bienvenue  à  sa 
cliente  et  la  prie  de  s'asseoir. .  "  Il  sera  à  ses  ordres  dans  deux 
minutes. .  " 

Il  fait  bon  dans  la  pharmacie,  chauffée  sans  exagération  ; 
le  soleil  d'hiver  envoie  ses  pâles  rayons  à  travers  les  bocaux 
pleins  d'eau  colorée,  et  de  brillantes  taches  rouges,  jaunes, 
bleues  égaient  le  pavé  en  mosaïque. 

Les  petites  boîtes,  les  petits  sacs  portant  des  chromos  aux 
teintes  criardes,  les  bouteilles  encapuchonnées  d'étain  doré, 
les  fioles  plus  mignonnes  avec  leur  petit  bonnet  de  peau  blan- 
che, noué  d'un  coquet  ruban,  font  un  joli  effet  dans  les  vitrines 
des  comptoirs  et,  contre  les  murs,  l'alignement  majestueux 
des  bocaux  de  cristal  à  étiquettes  vert  et  or,  des  pots  de  faïence 
à  décor  bleu  fait  comme  un  régiment  de  vaillants  soldats  prêts 
à  combattre  les  misères  humaines. 

Mlle  Ledoux  s'est  assise,  et  jouirait  assez  confortablement 
du  bien-être  qui  l'entoure,  si  son  esprit  n'était  en  proie  à  de 
graves  incertitudes. . 

Elle  lit,  d'un  œil  inquiet,  les  inscriptions  des  divers  ré- 
cipients. 

Le  pharmacien,  un  brave  homme,  un  peu  à  l'ancienne 
mode,  n'a  point  voulu  sacrifier  au  "  nouveau  style  "  et  sa 
vaisselle  professionnelle  qui  date  du  temps  où  il  s'est  installé, 
c'est-à-dire  il  y  a  quelque  trente  ans,  a  conservé  les  antiques 
et  savantes  appellations. 


LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE  217 

Chez  lui,  l'eau  pure  est  de  Vaqua  simplex,  la  guimauve 
de  Yalthéa  officinalis,  la  camomille  de  Y  anthémis  nobilis,  le 
lierre  terrestre  du  glechoma  hederacea  et,  qui  le  croirait,  Fin- 
offensif  Bouillon  blanc  répond  au  nom  hirsute  de  Verbascum 
Thapsus  !  !  ! 

Elle  croit  bien,  cependant,  retrouver  de  vieilles  connais- 
sances dans  ces  feuilles  desséchées,  ces  fleurs  sans  forme  ni 
couleur  bien  accusées,  mais  Pétrangeté  solennelle  des  appella- 
tions lui  inspire  une  crainte  mêlée  de  respect  ;  aussi,  quand 
le  bonhomme  à  la  calotte  brodée  l'interroge  et  lui  demande 
ce  qu'elle  désire,  elle  hésite  comme  s'il  s'agissait  d'une  ques- 
tion de  vie  ou  de  mort.  . 

— Je  voudrais,  dit-elle  enfin,  une  tisane  calmante. 

— C'est  bien  facile.  Voulez-vous  du  tilleul  ?  de  la  fleur 
d'oranger  ? 

Elle  secoua  la  tête. 

—  Non.     Quelque  chose  de  plus  sérieux,  un  vrai  calmant. 

—  Des  feuilles  de  coquelicot  ? 

—  Du  coquelicot  ?    C'est  une  sorte  de  pavot,  n'est-ce  pas  ? 

—  En  effet. 

—  Oh  !  je  n'en  veux  pas  !  Il  me  faut  un  calmant  qui  ne 
calme  pas  trop,  parce  que,  voyez-vous,  c'est  quelque  fois  très 
dangereux,  ces  stupéfiants.  .   j'ai  connu  une  dame  qui. . 

Elle  commence  à  raconter  l'histoire  de  la  dame. .  Le 
pharmacien,  qui  n'a  nulle  envie  de  l'entendre,  l'interrompt. . 

—  Voulez- vous  de  la  tisane  des  quatre  fleurs  ? 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  dans  ces  quatre  fleurs  ? 

—  Une  foule  de  choses  :  de  la  violette,  de  la  mauve,  de  la 
bourrache. . 

—  Est-ce  que  tant  d'herbes  médicinales,  ça  ne  fait  pas  un 
mélange  mauvais  pour  l'estomac  ? 

—  Jamais  la  tisane  des  quatre  fleurs  n'a  empoisonné  per- 
sonne, à  ma  connaissance  du  moins  ! 

—  Empoisonné  !  Comment  dites- vous  ?  Il  y  a  du  poison 
dans  ces  fleurs-là  ? — Mais,  au  contraire  !  Je  viens  de  vous  dire 
que  c'est  un  composé  absolument  inoffensif. 

—  Alors,  ça  sera  comme  si  je  prenais  de  l'eau  claire. 

Le  pharmacien  —  il  est  excusable  !  —  fait  un  geste  d'im- 
patience, rate  le  plissé  dont  il  entourait  le  bouchon  de  sa  fiole, 
déchire  le  papier  rose  et  le  jette  à  terre. 

—  Enfin  !  gémit  la  dame,  puisque  vous  êtes  pharmacien 
c'est  pour  vendre  des  drogues  ! 

—  Assurément  !  Mais  quelle  drogue  voulez- vous  ? 


218  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

—  Est-ce  que  je  sais  moi  ?  C'est  à  vous  de  me  conseiller  ! 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez  ? 

—  Je  commence  un  rhume. .   Je  tousse. . 

—  Si  vous  toussez,  prenez  des  pastilles  Gêraudel,  dit  le 
pharmacien  qui  n'est  point  ennemi  d'une  plaisanterie  anodine. 

Mais  la  cliente  ne  plaisante  pas,  elle  ! 

—  Je  ne  veux  point  de  pastilles.  Je  veux  une  tisane, 
quelque  chose  de  chaud  à  boire. . 

—  De  la  violette  ?  Ca  fera-t-il  votre  affaire  ? 
Elle  réfléchit  longuement. 

La  sonnette  tinte.  Une  jeune  fille,  rouge,  haletante,  les 
yeux  gros  de  larmes,  entre  et  tend  une  ordonnance  au  phar- 
macien qui  raffermit  son  binocle  et  lit  avec  attention. 

Sa  figure  prend  une  expression  sérieuse. 

—  Asseyez-vous  un  instant,  Mademoiselle,  dit-il.  Je 
vais  préparer  ceci. 

—  Oh  !  Monsieur  !  le  plus  vite  possible  !  Le  médecin  a 
dit  que  c'était  très  pressé,  j'ai  couru  tout  le  temps  ! 

—  Oui,  je  vois  !  Je  vais  faire  diligence. 

—  Monsieur  !  mais,  Monsieur  !  glapit  une  voix  aigre,  c'est 
moi  qu'il  faut  servir  d'abord  !  J'étais  ici  avant  cette  jeune  fille... 

—  On  va  s'occuper  de  vous,  dit  le  pharmacien  d'un  ton 
plutôt  rogue. 

Et  il  colle  à  ses  lèvres  le  cornet  d'un  tube  acoustique. 

On  entend  un  pas  leste  qui  dégringole  dans  l'escalier,  un 
jeune  aide  entre  dans  la  boutique  par  la  porte  du  fond.  Ses 
yeux  malins  ont  promptement  dévisagé  sa  "  pratique." 

—  Que  vous  faut-il,  Madame  ?  demande-t-il  d'un  air 
affable. 

—  Une  tisane  pour  le  rhume.    Une  tisane  calmante,  etc., 
etc.,  etc. 

—  Parfaitement  !  Je  vois  ce  qui  convient  à  votre  tempé- 
r animent. . 

C'est  du  glycyrrhiza  glabra.  J'ai  obtenu  des  cures  mer- 
veilleuses. . 

—  C'est  sans  danger  ? 

—  Aucun,  d'aucune  sorte. 

—  Et  on  prend  ça  ? 

—  Quand  on  veut,  en  infusion  très  chaude,  sucrée  avec 
du  miel,  de  préférence. 

Il  ouvre  un  bocal  portant  le  nom  ci-dessus,  en  tire  une 
poignée  de  petits  bâtonnets,  pèse,  repèse,  enferme  le  tout  dans 
un  petit  sac,  plie  bien  carrément,  ficelle,  cacheté,  reçoit  les 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  219 

cinquante  centimes  extraits  du  porte-monnaie  et  reconduit 
la  cliente  jusqu'au  seuil  de  la  porte. 

Elle  part  enchantée,  dirait-on. .  mais,  au  bout  de  dix  pas, 
elle  s'arrête. . 

—  Ce  garçon-là  est  bien  jeune  !  La  jeunesse  aime  à  faire 
des  essais  !.  .  Cette  plante  au  nom  extraordinaire. .  ça  ne  me 
dit  rien  de  bon  !  Je  crois  que  j'aurais  mieux  fait  de  prendre 
de  la  violette. .  Après  tout,  il  est  encore  temps.  .  le  cachet 
est  intact. .  ils  verront  bien  que  je  n'ai  pas  touché  au  paquet 
et  consentiront  à  faire  un  échange. 

Et  Mlle  Ledoux  reprend  le  chemin  de  la  pharmacie. , 

M.  d'Assenoy. 


L'idée  de  Mlle  Jeanne 


Par  S.   BOUCHERIT 


(Suite) 


— Je  rendrai  Pierre  Dubreuil  un  être  sociable,  fit  Jeanne 
avec  gravité.  Je  lui  apprendrai  la  lecture  et  le  catéchisme. 
Les  autres  se  chargeront  du  reste. 

— Ma  pauvre  petite,  je  crains  bien  que  vous  n'y  perdiez, 
vos  peines. 

"J'aurai  du  moins  l'honneur  de  l'avoir  entrepris!" 

Ça  c'est  dans  des  vers  que  vous  m'avez  fait  apprendre 
l'autre  jour.  Je  ne  sais  pas  de  qui-  il  sont,  par  exemple > 
mais  ça  m'est  égale.  Enfin  j'ai  mon  plan  et  vous  m'y  aide- 
rez, n'est-ce  pas?  Voyez-vous  que  nous  arrivions  au  but  que 
je  rêve?  C'est  cela  qui  ferait  des  vacances  bien  employées! 
Et  j'y  songe.  Voilà  un  travail  qui  constituera  un  fameux 
devoir  de  vacances,  auquel  vous  n'aviez  pas  pensé  et  qui  con- 
ciliera tout,  puisqu'en  enseignant  moi-même  je  repasserai 
mes  cours.  Ce  ne  serait  pas  juste,  vous  comprenez  bien, 
qu'en  plus  de  l'instruction  de  Jean  je  fisse  encore  des  dictées 
et  des  problèmes  pour  mon  propre  compte.  Ce  serait  de  la 
sure . . .  suro . . .  Comment  dites-vous  ça  ? 

■ — Surérogation. 

— Précisément.  Je  ne  peux  pas  suréroger.  Oh  !  ma 
chère  demoiselle,  que  je  rirais  du  nez  de  M.  Casimir  Lombre 
quand  il  verrait  guéri  celui  qu'il  prétend  incurable  et  guéri 
par  qui?  Par  Jeanne  Viviers,  une  écervelée,  une  toquée > 
comme  il  le  pense,  j'en  suis  sûre. . .  Car  il  ne  le  dit  pas. . . 
S'il  le  disait,  je  lui  riverais  son  clou  et  ce  ne  serait  pas  long. 
Voyons  !  Voulez -vous  m 'aider  à  tirer  Pierre  Dubreuil  de  sa 
misère  morale?     Est-ce  dit? 

— Chère  mignonne,  avant  de  vous  répondre,  laissez-moi 
vous  exprimer  un  scrupule.  Je  crois  qu'il  faudrait  consulter 
Monsieur  votre  père  sur  ce  projet. 

Jeanne  n'avait  pas  prévu  cette  objection  :  elle  resta  un 
moment  pensive. 

— Ma  bonne  demoiselle  Hermance,  répondit-elle  enfin, 
vous  savez  si  j'aime  mon  chère  papa.     Il  est  si  bon  que  je 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE-  221 

suis  sûre  qu'il  m'approuverait.  Mais  il  est  quelquefois  aussi 
un  peu  moqueur  et,  s'il  riait  de  mon  projet,  ne  fût-ce  qu'un 
peu,  je  me  sentirais  découragée.  Ne  mettons  personne  dans 
notre  secret.  Si  nous  réussissons,  nous  ferons  une  grosse 
surprise  à  mon  père.  Si  nous  échouons,  ce  n'est  pas  la  peine 
<de  divulguer  notre  échec.  On  a  son  amour-propre.  Non, 
personne*!  Cela  vaut  mieux,  ni  papa  ni  Henry,  qui  irait 
crier  ce  que  nous  faisons  par  dessus  les  toits.  Mais  si  !  J'ai 
une  idée. . .  Décidément,  j'ai  beaucoup  d'idées  aujourd'hui. . 
Nous  allons  faire  notre  confidence  à  M.  le  Curé. .  .Là  !  voilà 
qui  mettra  votre  conscience  en  repos. .  .et  la  mienne  aussi. . . 
à  cause  du  catéchisme...  Et  puis,  dans  l'avenir,  son  con- 
cours nous  sera  nécessaire  pour  compléter  notre  œuvre . . . 

— Jusqu'où  voulez-vous  donc  qu'on  pousse  l'éducation  de 
Pierre  ? 

Jeanne  s'arrêta  dans  sa  marche  et  répondit,  émue,  à  mi- 
voix  : 

— Jusqu'à  sa  première  communion. 

Cette  fois,  Mlle  Marois  n'y  tint  plus.  Elle  oublia  sa 
dignité  et,  au  beau  milieu  de  l'allée,  elle  prit  son  élève  dans 
ses  bras  et  l'embrassa  comme  une  mère.  Même  Jeanne 
sentit  couler  sur  sa  joue  quelque  chose  d'humide. . . 

Elle  sortit,  très  attendrie,  de  cette  étreinte  et,  sa  pétulance 
juvénile  reparaissant,  elle  s'écria  : 

— Alons  !  vite  !  Nos  chapeaux ...  et  en  route  pour  le  pres- 
bytère... En  avant!  marche! 

— Mais,  dit  l'institutrice  en  souriant,  je  ne  vous  ai  pas  dit 
que  j'adhérais. 

— Vous  avez  fait  mieux  que  le  dire,  Mademoiselle.  Vous 
avez  prouvé. 

Et  elle  prit  sa  course  vers  le  château,  tandis  que  Mlle  Ma- 
rois suivait  de  son  pas  alourdi,  se  pressant  tant  qu'elle  pou- 
vait. Mais  elle  ne  pouvait  pas  beaucoup,  et  elle  n'était  pas 
au  perron  que  Jeanne  réapparaissait,  ayant  en  un  clin  d'œil 
changé  de  robe  et  le  chapeau  sur  la  tête.  Ce  n'était  pas  un 
canotier,  insuffisamment  élégant  pour  aller  à  la  cure  ;  mais  il 
était  toujours  de  travers. 

— Hardi,  Mademoiselle  !  cria  l'enfant  de  sa  voix  rieuse. . . 
Activons,  activons!  comme  dit  papa  aux  ouvriers,  les  jours 
de  presse.  Louis  XIV  n'aimait  pas  à  attendre.  C'est  vous 
•qui  me  l'avez  appris. 


222  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

IV 

Le  curé  de  Montbuel  était  un  prêtre  de  haute  piété  et  de 
haute  valeur.  Il  comprit  et  approuva  sans  hésiter  le  projet 
de  Jeanne.  Nul  mieux  que  lui  ne  connaissait  cette  petite 
âme  pure  et  droite  et,  avec  une  intelligente  bonté,  il  passait 
en  souriant  sur  les  vivacités  quelquefois  un  peu  impétueuses 
de  cette  nature  ardente,  mais  généreuse.  Même  il  offrit  à 
Jeanne  son  concours  immédiat.  Mais  la  jeune  fille  tenait  à 
accomplir  son  œuvre  elle-même. 

— C'est  bien,  mon  enfant,  fit  le  curé.  Je  m'abstiendrai 
pour  l'instant.  Je  vous  laisserai  tout  le  mérite  et  je  n'inter- 
viendrai que  quand  vous  m'appellerz.  Mais,  continua-t-il 
en  riant,  puisque  votre  exclusivisme  ambitieux  ne  veut  pas 
de  mon  aide,  vous  ne  m'empêcherez  pas  cependant  de  vous 
bénir  de  vos  nobles  intentions  et  de  prier  le  bon  Dieu  de  les 
faire  réussir. 

— Ça,  tant  que  vous  voudrez,  Monsieur  le  Curé,  riposta 
Jeanne. 

— Maintenant,  dit-elle  à  Mlle  Marois,  en  sortant  de  la 
cure,  nous  voilà  munies  de  l'approbation  de  l'Eglise.  Il 
ne  s'agit  plus  que  de  commencer  notre  petit  travail.  Si  vous 
m'en  croyez,  nous  allons  nous  y  mettre  dès  aujourd'hui, 
tout  chaud,  tout  bouillant.  Le  temps  de  changer  mon  uni- 
forme de  gala,  que  j'avais  mis  en  l'honneur  de  M.  le  Curé. 
Ce  ne  sera  pas  long. 

Quelques  minutes  après,  l'institutrice  et  Jeanne  gagnaient 
la  maison  du  surveillant  et,  justement,  elles  trouvèrent 
Pierre  qui  bêchait  une  plate-bande  près  de  l'entrée  ;  au  bruit 
de  leurs  pas  qui  faisaient  craquer  le  sable,  il  leva  la  tête  et 
fit  un  mouvement  pour  fuir. 

— Eh  bien  !  s'écria  Jeanne.  C'est  ainsi  que  vous  me  rece- 
vez, l'ami  Pierre?     Voulez -vous  venir  ici,  tout  de  suite! 

Pierre  laissa  tomber  sa  bêche  et  s'avança  avec  son  sourire 
béat.  Il  semblait  n'avoir  pas  de  volonté  propre  à  obéir  à  une 
suggestion.  Quand  il  entendit  Jeanne  lui  parler  de  sa  voix 
harmonieuse  et  douce,  son  visage  prit  une  expression  ravie. 
Ses  yeux  la  regardaient,  étonnés  toujours  mais  plus  clairs , 
fixés  sur  elle  avec  un  rayon  joyeux.  On  aurait  dit  un  croy- 
ant surpris,  mais  charmé,  par  une  apparition  céleste;  et,  de 
fait,  en  ce  moment,  Jeanne,  dans  sa  robe  blanche  à  grands 
plis,  avec  un  large  ruban    rose  comme  ceinture,    ses  beaux 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  223 

-cheveux  flottant  sur  ses  épaules,  sa  bouche  vermeille  et  sou- 
riante, ses  mains  tendues  vers  l'innocent,  semblait  un  ange 
de  grâce  et  de  bonté. 

Pierre  ressentait  inconsciencieusement  cette  impression 
qu'il  avait  éprouvée  )a  veille  en  la  voyant  pour  la  première 
fois,  impression  de  douceur,  de  confiance  et  d'abandon.  Alors f 
comme  hier,  il  venait  à  elle,  appelé  par  une  attraction  invin- 
cible. Ses  paroles,  même  sans  qu'il  essayât  de  les  compren- 
dre toutes,  étaient  pour  le  pauvre  être  une  musique  délicieuse 
qui  le  charmait.  Ses  yeux  semblaient  répandre  une  lumière 
autour  d'elle.  Quand  la  veille  il  l'avait,  sans  résistance, 
suivie  au  salon,  c'était  moins  pour  lui  obéir  que  pour  l'en- 
tendre, pour  la  voir  plus  longtemps.  A  son  départ,  il  était 
resté  planté  devant  la  maison,  sans  bouger,  la  suivant  des 
yeux  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  disparu,  et  il  fallut  que  sa  mère 
vint  l'arracher  à  sa  contemplation  extasiée  qu'il  continuait 
tête-nue,  sur  le  perron,  sous  un  soleil  brûlant.  Il  était  alors 
rentré  attristé,  comme  si  brusquement  la  lumière  s'était 
éteinte  pour  lui  et,  peu  après,  il  avait  regagné  le  massif  où 
Jeanne  lui  était  apparue,  avec  un  espoir  irraisonné  qu'elle 
allait  y  revenir. 

La  beauté,  comme  toute  les  qualités  humaines,  est  un  don 
qui  vient  de  Dieu,  source  de  toutes  les  perfections.  La  pre- 
mière idée  supérieure  qui  pénétra  dans  le  cerveau  ignorant 
de  Pierre  fut  une  admiration  inconsciente  de  la  candide  et 
pure  beauté  de  Jeanne.  Il  y  avait  comme  un  instinct  de 
piété,  à  l'état  embryonnaire  dans  la  fascination  qu'il  subis- 
sait devant  elle. 

Jeanne  dit  tout  à  coup  : 

— Voulez-vous  venir  vous  promener  avec  nous  dans  les 
bois,  Pierre? 

— Dans  les  bois  !  repondit-il  radieux.  Dans  les  bois  !  Oh  ! 
oui,  je  veux  bien. 

Les  bois  étaient  sa  passion.  Dans  son  oisivité  qui  sem- 
blait sans  pensée,  le  seul  goût  qu'il  manifestait  depuis  sa  ter- 
rible maladie  était  d'aller  s'assoir  dans  les  bois  qui  environ- 
naient l'ancienne  résidence  de  ses  parents,  et  d'y  demeurer 
de  longues  heures  en  une  sorte  de  contemplation  extatique. 
En  arrivant  à  Montbuel,  son  premier  regard  avait  cherché 
et  salué  joyeusement  les  bois  des  coteaux  voisins.  L'offre 
d'aller  dans  les  bois  avec  Jeanne  illumina  ses  yeux.  Il  allait 
partir  tout  de  suite,  sans  son  chapeau.     Mlle  Viviers  lui  dit 


224  LA   REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

d'aller  le  chercher.  Il  fit  une  mine  si  effarée  qu'elle  devina 
sa  crainte  et  ajouta  en  souriant  : 

— Soyez  tranquille.     Nous  ne  nous  en  irons  pas  sans  vous. 

Il  gagna  la  maison  et  revint  en  courant.  Il  eut  un  éclat  de 
rire  quand  il  vit  que  Jeanne  était  toujours  à  la  même  place, 
l'attendant. 

Mlle  Marois  non  plus  ne  lui  faisait  pas  peur;  elle  partici- 
pait du  rayonnement  de  Jeanne,  ou  peut-être  même  ne  la 
voyait-il  pas. 

Le  parc  qui  entoure  le  château  de  Montbuel,  sans  être 
immense,  ne  laisse  pas  que  d'avoir  des  proportions  assez 
vastes.  Il  est  surtout  admirablement  aménagé.  Les  pro- 
priétaires anciens  ont  laissé  de  longue  date  des  futaies  dont 
les  troncs  élancés  s'élèvent  aujourd'hui  à  des  hauteurs  éton- 
nantes. On  passe  sous  leur  ombrage  comme  sous  des  ar- 
cades d'église,  dans  un  silence  exquis,  ne  permettant  guère 
de  soupçonner  qu'à  quelques  pas  s'agite  tout  un  foyer  d'ac- 
tivité et  de  production.  La  nature  a  favorisé  ces  lieux  Sur 
des  pentes  si  douces  qu'on  ne  saurait  les  appeler  des  collines, 
des  tapis  de  mousse,  entrecoupés  de  hêtres  gigantesques,  de 
chênes  aux  larges  ramures  et  de  bouquets  de  sapins  sombres, 
dévalent  vers  un  ruisselet  minuscule,  si  modeste  qu'il  n'a 
pas  de  nom  géographique,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  couler, 
joyeux  et  limpide,  en  gazouillant,  sur  un  lit  de  cailloux 
blancs. 

Les  promeneurs  marchèrent  ainsi  longtemps,  longtemps, 
au  milieu  des  grands  arbres,  dont  les  branches  touffues  les 
garantissaient  du  soleil,  et  des  enivrantes  senteurs  qui  mon- 
taient des  bruyères.  Un  bruissement  s'élevait  de  l'herbe, 
chant  de  travail  de  myriades  de  bestioles  qui  butinaient,  in- 
visibles, les  fleurs  des  bois. 

Il  y  avait  dans  le  parc  un  coin  particulièrement  charmant, 
objet  des  préférences  de  Jeanne.  C'était  une  clairière  assez 
vaste,  si  bien  entourée  d'épaisse  verdures  qu'il  semblait 
qu'on  y  fût  séparé  complètement  du  reste  du  monde.  Des 
taillis  fourrés  en  formaient  la  ceinture,  si  serrés  qu'ils  dis- 
simulaient le  sentier  y  accédant.  De  grands  pins  parasols  y 
y  étendaient  leur  ombre,  entourant  comme  un  cortège  d'hon- 
neur un  chêne  gigantesque  au  tronc  couvert  de  lierre  Le 
sol  y  était  caché  par  les  fougères,  les  genêts  d'or  et  de  larges 
plaques  de  thym  parfumé.  D'un  côté  seulement,  l'horizon 
s'ouvrait  dans  une  étroite  éclairci.     Un  saut  de  loup,  percé 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  225 

dans  le  mur  de  clôture  du  parc,  permettait  à  l'œil  de  s'en- 
foncer dans  les  bois  extérieurs  par  une  allée  dont  la  perspec- 
tive semblait  infinie.  Au-dessus,  dans  un  espace  qu'on 
aurait  dit  ménagé  à  plaisir,  on  apercevait  un  morceau  du  ciel 
bleu. 

Jeanne  avait  fait  installer  là  un  banc  de  mousse  et  prenait 
souvent  pour  but  de  ses  promenades  la  "Crairière  des  fées", 
ainsi  qu'elle  avait  surnommé  ce  lieu,  par  un  caprice  enfantin. 
Toute  petite,  elle  y  venait  jouer;  plus  grande,  elle  y  venait 
rêver.  Car  cette  nature,  toute  vivace  qu'elle  fût,  avait  ses 
heures  de  rêverie.  Mlle  Marois  affectionait  aussi  cette  re- 
traite verdoyante.  Son  plaisir,  à  elle,  était  de  s'y  laisser 
aller  à  une  douce  somnolence,  bercée  par  le  discret  murmure 
du  ruisseau  voisin  et  le  roucoulement  des  tourterelles  sau- 
vages perchées  dans  les  arbres  d'alentour. 

Jeanne  avait  décidé  que  la  "Clairière  des  fées"  serait  la 
salle  d'étude  de  Pierre,  et  elle  l'y  amena  dès  le  premier  jour. 
L'effet  que  produisit  cet  endroit  charmant  sur  cet  esprit  fer- 
mé fut  instantané  et  d'une  étonnante  vivacité.  Pierre  se 
mit  à  rire,  courant  à  travers  les  herbes  du  sol,  touchant  les 
troncs  des  arbres  comme  pour  en  prendre  possession  :  puis 
tout  à  coup  s'arrêtant  en  face  de  l'allée  des  bois  où  juste- 
ment, en  ce  moment,  se  jouait  une  harmonieuse  succession 
de  rayons  de  soleil  et  d'ombres,  il  s'écria  extasié,  les  yeux 
brillants  : 

— Beau  !.  Beau  !  Beau  ! . . . 

— C'est  beau, -n'est-ce  pas,  Pierre,  dit  Jeanne  qui  voulut 
commencer  aussitôt  son  œuvre.  Eh  bien  !  venez  vous  as- 
seoir là,  près  de  moi.  Nous  allons  causer.  Ces  grands 
arbres  que  vous  admirez,  toutes  ces  verdures  si  variées  qui 
nous  entourent,  ces  oiseaux  que  vous  entendez  chanter,  ce 
ciel  bleu  qui  s'étend  au-dessus  de  nos  têtes,  ce  soleil  qui 
nous  éclaire,  moi  qui  vous  parle,  vous  qui  m'écoutez,  c'est 
Dieu  qui  a  tout  fait,  tout.  J'aime  bien  le  bon  Dieu,  Pierre, 
il  faut  que  vous  l'aimiez  bien  aussi. 

— Dieu  !  Dieu  !  répétait  le  jeune  homme  comme  pour  se 
bien  graver  le  nom  dans  la  .mémoire. 

Alors  Jeanne,  la  folle  enfant  qu'on  aurait  cru  susceptible 
ni  de  patience  ni  de  mesure,  se  mit  à  parler  d'une  voix  lente 
pour  ne  pas  brusquer  l'intelligence  si  faible  à  laquelle  elle 
s'adressait,  racontant  dans  un  langage  simple,  enfantin  par 
instants,  mais  d'autant  plus  compréhensible  pour  ce  grand 


226  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

enfant,  la  création  du  monde,  l'origine  des  choses,  l'infinie 
puissance  de  Dieu.  Elle  s'animait  en  parlant,  trouvant  en 
elle  des  ressources  de  science  qu'elle  ignorait,  tout  étonnée 
elle-même  des  expressions  qui  lui  venaient  aux  lèvres,  si 
claires  si  simples,  qu'aucun  esprit  n'aurait  pu  ne  les  pas 
comprendre.  Un  rayonnement  illuminait  son  front  lisse. 
Ses  yeux  brillaient  d'ardeur  et  d'espérance.  L'ange  était 
transformé  en  apôtre  et  dans  ses  regards,  dans  toute  elle,  on 
sentait  un  prosélytisme  débordant,  irrésistible. 

Mlle  Marois  l' écoutait,  émerveillée  et  émue.  Elle  ne 
songea  pas  au  sommeil  ce  jour-là  et  les  échos  de  la  clairière 
n'eurent  pas  à  répéter  le  murmure  accoutumé  de  ses  ronfle- 
ments discrets.  Orgueuilleuse ,  elle  aurait  pu  être  fière  de 
son  élève,  devenue  à  son  tour  éducatrice.  Mais,  aussi  mo- 
deste que  bonne,  elle  se  rendait  bien  compte  que  l'inspiration 
de  Jeanne  venait  de  plus  haut  qu'elle,  et  elle  demeura  hum- 
blement spectatrice  attendrie. 

Pierre  aussi  écoutait  ravi,  extasié  !  Nul  ne  saurait  dire  ce 
qui  se  passait  dans  les  ténèbres  de  cette  âme  où  une  lumière 
pénétrait  pour  la  première  fois.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  et 
ce  que  la  mignonne  catéchiste  constata  avec  une  joie  immense 
c'est  que  son  effort  n'était  pas  perdu.  Imitant  en  cela  Mlle 
Marois  qui,  après  lui  avoir  expliqué  une  leçon,  la  lui  faisait 
répéter,  pour  s'assurer  si  elle  avait  été  comprise,  Jeanne, 
quand  elle  arrêta  son  cours  sagement  limité,  interrogea 
lierre  sur  ce  qu'ell  venait  de  lui  enseigner.  De  sa  voix 
hésitante,  le  jeune  homme  répondit.  Il  commit  bien  sans 
doute  quelques  erreurs  que  la  maîtresse  improvisée  rectifiait 
brièvement  au  passage  ;  mais  le  point  capital  était  acquis  :  il 
comprenait.  Avec  du  temps  et  une  persévérante  volonté, 
on  arriverait. 

— Victoire!  Victoire,  s'écria  Jeanne  dans  l'exaltation  de 
sa  joie.     Nous  le  sauverons,  Mademoiselle  Hermance  ! 

Elle  se  jeta  dans  les  bras  de  son  institutrice  et,  cette  fois, 
ce  fut  celle-ci  qui  sentit  couler  sur  sa  joue  une  larme  qui  ne 
venait  pas  de  ses  yeux. 

Telle  fut  la  première  leçon  donnée  par  Jeanne  la  folle,  com- 
me elle  se  surnommait  elle-même,  à  Pierre  l'innocent. 

V. 

Les  jours  se  succédèrent  et  se  ressemblèrent.  Chaque 
après-midi,  à  heure  fixe,  Mlle  Marois  et  Jeanne  se  rendaient 
à  la  Clairière  des  fées,  dont  Pierre  avait  appris  le  chemin. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  227 

Quelque  diligence  qu'elles  fissent  pour  arriver  les  premières, 
toujours  elles  trouvaient  le  jeune  Dubreuil  déjà  installé  sur 
le  banc  de  mousse,  les  yeux  fixés  sur  le  chemin  qui  devait  les 

amener. 

C'était  le  moment  d'une  grande  tranquillité  au  château. 
M.  Viviers  était  en  plein  travail.  Henry  faisait  ses  heures 
prescrites  d'atelier.  M.  Casimir  Lombre  était  enfermé  avec 
Périclès.  Le  mystérieux  complot  pouvait  suivre  son  cours 
en  toute  sécurité. 

Dès  que  la  maîtresse  et  le  néophyte  étaient  réunis,  on 
commençait  par  causer  un  peu.  Car,  progressivement, 
Pierre  était  arrivé  à  causer  d'une  voix  lente,  incertaine 
encore,  mais  qui,  petit  à  petit,  s'affermissait  et  trouvait  plus 
facilement  les  mots. 

Puis  Jeanne  prenait  un  grand  alphabet  à  images  qu'elle 
avait  été  en  secret  acheter  à  Lyon  et,  de  son  doigt  mignon, 
suivant  les  lettres  page  à  page,  elle  faisait  entrer  dans  cet 
esprit,  de  jour  en  jour  moins  rebelle,  un  à  un  les  signes  con- 
ventionnels. 

C'eût  été  comique,  si  ce  n'avait  été  touchant,  de  voir  cette 
enfant  charmante,  dans  tout  l'éclat  de  sa  jeunesse  en  fleur, 
se  faisant  gravement  la  maîtresse  d'école  de  ce  garçon  qui 
avait  la  tête  de  plus  qu'elle  et  qui,  tendant  tous  les  ressorts 
de  son  intelligence  qui  s'éveillait,  répétait  avec  conviction: 

— B . . .  a . . .  ba . . .  B . . .  u . . .  bu . . . 

Mlle  Marois  se  bornait  à  une  assistance  attentive,  mais  le 
plus  souvent  muette.  Elle  voulait  laisser  à  Jeanne  tout  le  mé- 
rite de  son  œuvre  et  n'intervenait  que  de  loin  en  loin,  pour  re- 
dresser quelques  erreurs  pédagogiques  de  son  élève  dont  la 
science  était  loin  d'être  infaillible. 

Sa  seule  crainte  portait  sur  la  persévérance  que  Jeanne 
mettrait  à  son  entreprise.  Cette  enfant,  dont  elle  connais- 
sait la  mobilité  impétueuse  et  qui,  dans  ses  propres  études, 
comme  même  dans  ses  jeux,  apportait  plus  de  vivacité  que  de 
fixité,  aurait-elle  le  courage  de  mener  sinon  jusqu'au  bout, 
du  moins  jusqu'à  un  degré  suffisant,  la  tâche  qu'elle  avait 
commencée  dans  un  moment  d'exaltation  généreuse? 

Cette  appréciation  était  mal  fondée.  La  transformation 
graduelle  qui  s'opérait  dans  l'esprit  de  Pierre  n'était  pas  la 
seule  qui  se  produisit.  Ce  qu'il  gagnait  en  instruction, 
Jeanne  le  gagnait  en  maturité.  A  sa  résolution  primesau- 
tière  du  début    avait  succédé    une  volonté  plus    tenace,  une 


228  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

passion  véritable  pour  son  œuvre.  Elle  se  sentait  grandie 
vis-àvis  d'elle-rhême  par  la  pensée  que  grâce  à  elle,  une  in- 
telligence s'ouvrait,  un  être  allait  être  appelé  à  la  vie  qui, 
sans  elle,  était  condamné  à  végéter  dans  une  existence  pure- 
ment animale  devant  forcément  aboutir  à  l'abrutissement. 
L'ambition  du  succès  final  se  doublait,  chez  Mlle  Viviers, 
d'un  sentiment  de  responsabilité  qui,  sans  l'effrayer,  la  ren- 
dait plus  grave.  L'enfant  écervelée  disparissait  peu  à.  peu 
et  faisait  place  à  la  jeune  fiille  qui  pensait  et  voulait.  Plus 
souvent,  Jeanne  éprouvait  le  besoin  de  se  rendre  à  l'église  et 
d'y  retremper  son  courage  dans  la  prière.  D'instinct,  elle 
avait  toujours  été  pieuse,  elle  le  devint  plus  profondément 
avec  une  raison  qui  mûrissait.  Pierre,  occasion  de  ces 
changements,  rendait  ainsi  à  sa  bienfaitrice  le  service  qu'il 
en  recevait. 

Le  curé  de  Montbuel,  confident  des  efforts  faits  et  des  ré- 
sultats obtenus,  encourageait  l'énergique  enfant  et  M. 
Casimir  Lombre  s'était  chargé  lui-même  de  lui  donner  un 
stimulant  nouveau. 

A  un  moment,  Jeanne  fut  un  peu  souffrante,  un  petit 
chaud  et  froid,  un  rien,  suffisant  cependant  pour  qu'elle  dût 
garder  la  maison  et  interrompre  pendant  trois  jours  les 
séances  de  la  "Clairière  des  fées."  Le  soir  du  troisième 
jour,  à  dîner,  le  précepteur,  parlant  de  sa  voix  de  tête  qui 
donnait  à  son  langage  un  air  de  fatuité  insupportable,  racon- 
ta une  aventure  qu'il  avait  eue  dans  sa  journée. 

1 — Je  me  promenais,  dit-il,  ce  matin  après  déjeuner,  à 
deux  pas  d'ici,  auprès  du  massif  de  rhododendrons  qui  fait 
face  au  château,  lorsque  j'ai  entendu  au  milieu  du  fourré  un 
bruit  étrange  de  feuilles  froissées  comme  par  le  mouvement 
d'une  bête  fauve  ;  je  me  suis  aussitôt  éloigné. . . 

— Admirable  bravoure  !  s'écria  Jeanne  qui  n'abdiquait  pas 
son  animosité  à  l'égard  du  précepteur. 

— Agir  autrement,  Mademoiselle,  eût  été  de  la  témérité, 
non  de  la  bravoure.  Mais,  tout  à  l'heure,  j'ai  voulu  voir  si 
ce  phénomène  se  reproduirait  et  je  me  suis  avancé  de  nou- 
veau vers  le  massif. 

— Bien  armé,  j'espère  fit  Jeanne  incorrigible. 

— Armé  d'une  forte  canne. . .  Le  même  bruit  s'est  renou- 
velé, même  plus  violent,  et  tout  à  coup  le  massif  s'est  ouvert 
et  il  en  sorti. . .  devinez  quoi. . .  Le  fils  de  Dubreuil,  le  sur- 
veillant. . .  cet  idiot  !  D'un  peu  plus  je  lui  aurais  donné  une 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  229 

leçon  avec  mon  gourdin  pour  lui  apprendre  à  se  cacher  ainsi 
dans  les  massifs  et  à  faire  peur  aux  gens. . .  Il  a  eu  l'audace 
de  s'approcher  de  moi  et,  bien  que  je  me  sois  tenu  à  distance, 
j'ai  entendu  ses  paroles  incohérentes...  car  il  parle  à  pré- 
sent! Il  m'a  parlé  de  vous,  Mademoiselle,  de  santé,  d'ab- 
sence, d'inquiétude,  de  clairière  des  fées,  de  lecture,  de  je  ne 
sais  quoi...  un  esprit  complètement  dérangé  enfin.  Vrai- 
ment, Monsieur  Viviers,  je  ne  sais  pas  si  vous  ne  feriez  pas 
bien  de  conseiller  à  son  père  de  faire  enfermer  ce  garçon . . . 
Il  pourrait  arriver  quelque  malheur  à  lui  ou  par  lui. 

— Enfermer!  s'écria  Jeanne  furieuse...  Enfermer  l'être 
le  plus  doux,  le  plus  inoffensif!  Parce  qu'il  vous  fait  peur, 
Monsieur  Casimir.. . .  Voilà  une  raison  !. . .  Tout  vous  fait 
peur  d'abord.  L'autre  jour,  vous  trembliez  en  entendant 
coasser  les  grenouilles  de  l'étang  de  Voyron. . .  Voulez-vous 
qu'on  les  enferme  aussi?. . .  Quant  à  Pierre  Dubreuil,  il  est 
bien  libre,  le  pauvre  être,  d'aimer  les  rhododendrons.  Et 
puis  qu'on  ne  s'avise  pas  d'y  toucher,  ni  vous,  Monsieur 
Casimir,  ni  personne.     C'est  mon  protégé,  je  vous  l'ai  dit. 

— Soit  ma  fille,  dit  M.  Viviers.  Mais  qu'est-ce  que  ton 
protégé  avait  à  faire  dans  un  massif  auprès  du  château  ? . . . 
Du  reste,  je  ne  suis  pas  d'avis  ni  de  l'enfermer,  ni  de  le 
gêner,  le  pauvre  enfant.  Je  l'ai  vu  quelquefois  et  je  le 
trouvé  intéressant.  J'ai  même  remarqué  qu'il  devenait 
moins  sauvage.  Il  ne  fuit  plus  quand  il  vous  voit,  il  com- 
mence à  répondre  aux  questions  qu'on  lui  fait.  Je  crois 
qu'on  pourrait  l'employer  aux  ateliers,  si  toutefois  tu  le  per- 
mets, Jeannette,  puisqu'on  ne  peut  pas  y  toucher  sans  ton 
autorisation. 

— Ça,  répondit  Mlle  Viviers,  c'est  une  autre  affaire.  Je 
pense,  comme  toi,  que  le  travail  ne  pourra  qu'être  bon  à 
Pierre  Dubreuil.  Je  te  demande  seulement  d'attendre  l'hi- 
ver pour  cet  essai.  Tant  que  les  beaux  jours  durent,  le  grand 
air  lui  fait  du  bien.  Je  m'en  suis  aperçue  aussi.  Puis  j'ai 
une  autre  raison. 

— Soit,  Mademoiselle.  Je  respecte  votre  secret,  fit  M. 
Viviers  avec  un  sourire  qui  prouvait  qu'il  en  savait  peut-être 
plus  long  qu'il  n'en  voulait  dire. 

Jeanne  était  révoltée  et  touchée.  Eévoltée  par  l'idée 
barbare  de  M.  Lombre,  touchée  par  l'action  de  Pierre.  Il 
avait  voulu,  c'était  clair,  avoir  de  ses  nouvelles,  inquiet  de 
ne  l'avoir  pas  vue  depuis  trois  jours,  préoccupé  de  l'interrup- 


230  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

tion  de  ses  leçons  de  lecture  :  il  avait  échappé  le  mot.  Il 
tenait  donc  à  ses  leçons  !  C'était  une  excellente  garantie 
de  succès  et  Jeanne,  sans  chercher  plus  loin,  se  promit  de  re- 
doubler d'ardeur  pour  arriver  à  ses  fins  en  ce  qui  concernait 
Pierre.  Ce  n'était  peut-être  pas  le  résultat  que  s'était  pro- 
posé M.  Casimir. 

Par  quel  miracle  de  patience  Jeanne,  cette  enfant  impé- 
tueuse, par  quel  effort  prodigieux  de  persévérante  douceur 
Jeanne,  cette  jeune  fille  vive  comme  le  salpêtre,  parvint-elle 
à  réaliser  son  œuvre?  Et  aussi  quel  mystérieuse  fascination 
exerça-t-elle  sur  l'esprit  engourdi  de  Pierre,  réussissant  là 
où  personne  autre  peut-être  n'aurait  réussi.  Toujours  est-il 
que  quand  approcha  la  Toussaint,  terme  fixé  par  M.  Viviers 
pour  les  vacances  de  ses  enfants,  le  fils  de  Dubreùil  n'était 
plus  reconnaissable. 

En  même  temps  que  la  nature  accomplissait  en  lui  la 
transformation  physique  voulue  par  l'âge,  la  charité  quoti- 
dienne, incessante,  intelligemment  vigilante  de  Jeanne  ac- 
complissait en  lui  la  transformation  intellectuelle. 

Oh  !  ce  n'était  pas  encore  un  aigle  !  Mais  où  était  le  sau- 
vage d'antan  au  rire  niais,  aux  peurs  bestiales,  à  l'esprit 
clos?  Chaque  jour  avait  apporté  son  contingent  d'efforts  et 
de  succès  dont  le  total  était  déjà  tel  que  même  les  non  initiés, 
au  moins  en  apparance,  comme  M.  Viviers,  en  étaient 
frappés  et  que  seul  un  Casimir  Lombre  ne  s'en  apercevait 
pas,  n'étant  occupé  qu'à  se  contempler  lui-même. 

Il  se  faisait  même  chez  Pierre  un  éveil  que  nul  ne  soup- 
çonnait, pas  même  Jeanne.  De  tout  temps  une  tendance 
naturelle,  inexpliquée  et  singulière,  l'avait  porté  à  rester 
pendant  de  longues  heures  dans  des  contemplations  béates 
des  sites  plus  ou  moins  pittoresques  qui  l'environnaient. 
Autant  il  était  indifférent  au  mouvement  des  hommes,  autant 
ii  s'emblait  s'intéresser  aux  spectacles  de  la  nature.  Peu 
exigeant  d'ailleurs.  Un  champ,  un  arbre,  un  nuage  qui 
passait  sur  le  soleil,  dessinant  des  formes  fantastiques  au 
milieu  de  jeux  de  lumière,  suffisaient  à  fixer  son  attention  ab- 
sorbée. La  "Clairière  des  fées",  avec  ses  ombres  mysté- 
rieuses, ses  perspectives  de  sous-bois  discrètement  ensoleil- 
lées, l'avait  visiblement  charmé  et,  quand  il  s'y  trouvait  seul, 
avant  l'arrivée  de  ses  institutrices,  on  aurait  pu  le  surprendre 
retraçant  du  doigt,  dans  le  vide  de  l'air,  les  lignes  succes- 
sives qui  se  déroulaient  sous  ses  yeux.     On  aurait  dit  que  le 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  231 

pauvre  ignorant,  qui  ne  savait  pas  sans  doute  le  sens  du  mot 
peinture,  esquissait  un  tableau  imaginaire  visible  pour  lui 
seul  et  qui  reproduisait  le  modèle  placé  devant  lui.  Il  con- 
templait avec  une  fixité  si  ardente  le  groupement  des  arbres, 
tantôt  noyés  dans  l'ombre,  tantôt  mis  en  clarté  par  un  jet  de 
soleil,  qu'il  semblait,  s'instruisant  alors  lui-même,  s'impré- 
gner l'esprit  des  formes,  des  contours,  des  couleurs  qu'il 
voyait.  Un  jour,  échappé  dans  le  potager  aussi  riche  en 
fleurs  qu'en  fruits,  il  s'avisa  de  composer  un  bouquet  qu'à 
l'heure  de  la  leçon  il  offrit  à  Jeanne.  Sans  recherche  et 
d'instinct,  il  avait  mis  dans  la  collection  de  ses  fleurs  un 
mélange  de  tons  qui  s'unissaient  dans  un  effet  d'une  har- 
monie délicieuses  et  s'étageaient  en  dégradations  successives 
d'un  goût  véritablement  artistique. 

— Tiens  !  tiens  !  fit  M.  Viviers  qui  vit  ce  bouquet.  Est-ce 
que  l'innocent  serait  destiné  à  devenir  un  de  mes  dessinateurs 
de  modèles  pour  les  brochages? 

Les  choses  étaient  cependant  encore  bien  loin  d'en  être  là. 
Jeanne  ne  visait  pas — quant  à  présent  du  moins — à  des  ré- 
sultats aussi  élevés.  Elle  se  contentait  de  ce  qu'elle  avait 
obtenu  en  trois  mois  d'efforts. 

Le  jour  de  la  Toussaint,  qui  était  le  dernier  jour  officiel 
des  vacances  de  Jeanne  et  de  Henry,  la  jeune  fiille  proposa 
au  déjeuner  qu'après  le  repas  on  allât  tous  ensemble  renou- 
veler la  visite  qu'on  avait  fait  trois  mois  plus  tôt  à  la  maison 
du  surveillant.  Elle  eut  la  la  diplomatie  de  ne  pas  insister 
trop  vivement  sur  l'idée  qu'elle  émettait  afin  de  ne  pas  lui 
donner  d'apparence  importante.  M.  Viviers,  libre  de  son 
temps  par  la  fermeture  des  ateliers,  n'avait  aucune  raison  de 
ne  pas  céder  au  caprice  de  sa  fille.  C'était,  du  reste,  assez 
son  habitude. 

Tout  le  monde  partit  donc  comme  la  première  fois,  y  com- 
pris le  précepteur.  Il  faut  croire  que  la  famille  Dubreuil 
avait  été  prévenue  par  quelque  indiscrétion,  car  on  la  trouva 
sous  les  armes  comme  le  1er  août.  Grâce  à  l'automne  par- 
ticulièrement chaud  cette  année-là,  les  costumes  mêmes 
n'étaient  pas  changés.  Seulement,  les  robes  des  fillettes 
étaient  un  peu  courtes  maintenant  et  le  gros  joufflu,  qui  com- 
mençait à  se  tenir  sérieusement  d'aplomb  sur  ses  jambes,  dut 
se  présenter  modestement  vêtu  de  son  sarreau  quotidien, 
n'ayant  jamais  pu  entrer  dans  sa  robe  des  grands  jours. 
L'air  de  Montbuel  lui  réussissait. 


232  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Par  un  hasard  singulier — pas  pour  tout  le  monde — le  curé 
se  trouvait  là. 

Comme  à  la  première  visite,  Pierre  manquait  à  l'appel. 
Mais  comme  la  première  fois  aussi,  il  apparut  bientôt  amené 
par  Jeanne.  Elle  semblait  grave,  émue;  mais  elle  ne  pou- 
vait se  départir  ni  de  son  enjouement  naturel,  ni  de  la  satis- 
faction de  vengeance  permise  qu'elle  avait  décidée  dans  sa 
petite  tête. 

Pierre  entra  sans  manifester  aucune  crainte,  ainsi  qu'autre- 
fois, et  salua  sans  gaucherie. 

— Messieurs  et  Mesdames,  dit  Jeanne,  il  y  a  trois  mois, 
voyant  pour  la  première  fois  le  jeune  homme  que  voici  dont 
une  grave  maladie  avait  fatigué  l'esprit,  un  grand  savant  a 
décidé  du  haut  de  sa  science  que  son  état  était  incurable. 
Telle  n'a  pas  été  l'opinion  d'une  petite  qui  n'est  pas  savante 
du  tout.  Elle  s'est  promise  de  montrer  à  tous  qu'un  grand 
savant  peut  se  tromper  et  je  vais  vous  en  donner  la  preuve. 

Pierre  mon  ami,  voudriez -vous  avoir  la  bonté  de  demander 
à  mon  père  le  journal  qu'il  a  dans  sa  poche  et  de  nous  en  lire 
quelques  passages? 

M.  Viviers  tendit  le  journal  et  Pierre  lut  couramment  les 
premières  l'gnes. 

— Assez  !  reprit  Jeanne.  Maintenant,  Pierre,  mon  ami, 
voulez- vous  bien  dire  à  M.  le  Curé  combien  il  y  a  de  per- 
sonnes en  Dieu? 

— Il  y  en  a  trois,  le  Père,  le  Fils,  et  le  Saint-Esprit. 

— Kécitez-lui,  je  vous  prie,  le  Credo. 

— Je  crois  en  Dieu  le  Père  tout  puissant,  créateur  du  ciel 
et  de  la  terre  et  en  Jésus-Christ  son  fils  unique,  Notre  Sei- 
gneur. . . 

— Il  suffit,  interrompit  M.  Viviers  attendri,.  C'est  toi, 
ma  Jeanne,  qui  a  fait  ce  miracle? 

— Moi-même,  répondit  Jeanne,  avec  l'aide  de  Dieu  à  qui 
M.  le  Curé  a  demandé  dans  ses  prières  de  bénir  mon  entre- 
prise, et  vous  voyez  que  Dieu  l'a  bénie. 

Le  père  Dubreuil  sanglotait  dans  son  mouchoir.  Mme 
Dubreuil  saisit  la  main  de  Jeanne  et  la  porta  à  ses  lèvres.  Les 
fillettes,  sans  trop  savoir  pourquoi  fondirent  en  pleurs  et  le 
gros  jouflu,  voyant  tout  le  monde  si  ému,  se  mit  à  pousser  des 
cris  perçants  qui  amenèrent  son  expulsion  immédiate. 

Pierre  regardait  sa  bienfaitrice  avec  une  expession  de 
gratitude  que  rien  ne  peut  rendre  et  Jeanne,  triomphante, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  233 

se  tenait  debout  au  milieu  de  tous,  rayonnante  de  joie  et  de 
légitime  or  gueil,  sans  priver  de  jeter  de  temps  en  temps 
un  regard  ironique  sur  M.  Casimir  Lombre,  qui  mordillait 
ses  moustaches  en  affectant  de  demeurer  indifférent  à  cette 
scène. 

VI 

M.  Viviers  n'était  pas  un  de  ces  industriels,  comme  on  en 
voit  trop,  qui  se  préoccupent  uniquement  d'augmenter  le  plus 
possible  leurs  gains  personnels  et  demandent  à  leurs  ouvriers 
le  maximum  de  travail  possible  sans  s'inquiéter  le  moins  du 
monde  de  leur  état  moral  et  de  leur  existence,  une  fois  qu'ils 
sont  sortis  de  l'atelier.  Ayant  été  ouvrier  lui-même,  ayant 
vécu- au  milieu  des  ouvriers,  il  connaissait  leurs  vertus,  leurs 
faiblesses,  leurs  besoins,  leurs  aspirations  et  savait,  par  une 
expérience  qu'éclairait  sa  limpide  intelligence,  tout  ce  qu'il 
y  a  de  mérite  vrai,  de  courageuse  énergie,  de  résignation  sou- 
mise et  de  dévouement  sincère  chez  les  artisans  qui  travail- 
lent de  leurs  mains,  grands  enfants  pour  la  plupart  que  les 
exploiteurs  ambitieux  entraînent  souvent  à  la  révolte,  en  les 
leurrant  d'utopies  insensées,  et  parce  qu'il  ne  se  trouve  per- 
sonne pour  les  attirer  vers  le  bien. 

Le  père  de  Jeanne  était  un  vrai  chétien.  Ses  ouvriers 
n'étaient  pas  pour  lui  des  machines  de  production.  Ils  fai- 
saient partie  de  sa  famille,  ils  étaient  ses  amis,  ses  enfants. 
Ij  s'intéressait  au  sort  du  moindre  d'entre  eux,  leur  parlant, 
sans  grossièreté  jamais,  avec  une  bonté  pénétrante;  doux  et 
charitable  autant  qu'il  le  pouvait,  énergique  quand  il  le  fal- 
lait, mais  les  traitant  tous  jusqu'aux  plus  humbles,  avec  cette 
affection  sans  morgue  et  aussi  sans  basse  flatterie  qui  est  la 
véritable  et  sainte  fraternité. 

La  fabrique  de  Montbuel  passe  à  bon  droit,  pour  une  de 
celles  qui  ont  réalisé  le  plus  de  perfectionnements  et  de  pro- 
grès au  point  de  vue  industriel  ;  mais  elle  est  citée  surtout  au 
point  de  vue  industriel  ;  mais  elle  est  citée  surtout  au  point 
de  vue  de  son  admirable  organisation  lygiénique  et  des  con- 
ditions matérielles  et  morales  que  le  patron  cherche  inces- 
samment à  améliorer  dans  l'intérêt  de  ses  ouvriers.  Pour 
n'en  citer  qu'un  exemple,  M.  Viviers  fut  l'un  des  premiers  à 
organiser  un  atelier  spécial  où  les  femmes,  récemment  mères, 
sont  employyées  à  un  travail  facile,  sans  fatigue  ni  danger,  et 
sans  quitter  leur  enfant  qui  repose  dans  un  berceau  près  de 


234  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

chacune  d'elles  et  qu'elles  peuvent  allaiter  ou  bercer  d'un 
simple  mouvement  du  pied,  tout  en  continuant  leur  tâche. 

Jeanne  en  entreprenant  lt  régénération  intellectuelle  de 
Pierre  Dubreuil,  s'était  montrée  la  digne  fille  de  M.  Viviers. 
Celui-ci  prit  en  main  la  continuation  de  son  œuvre.  Après 
entente  avec  le  père  Dubreuil,  M.  le  Curé,  Mlle  Marois  et 
Jeanne  bien  entendu,  qui  avait  bien  gagné  de  faire  partie  de 
cet  aréopage,  on  régla  ainsi  la  vie  du  jeune  homme.  Le 
matin,  il  irait  dans  un  atelier  de  travail  simple,  celui  où  l'on 
transposait  mathématiquement  les  dessins  choisis  pour  les 
brochages  sur  des  cartons  destinés  à  être  mis  aux  mains  des 
ouvriers.  Dans  l'après-midi,  il  irait  prendre  des  leçons  de 
Mlle  Marois  et  de  Jeanne  elle-même  dans  la  salle  d'études  au 
château.  Chaque  soir,  il  irait  passer  une  heure  chez  M.  le 
Curé  qui  perfectionerait  son  éducation  religieuse,  fort  som- 
maire encore. 

Cette  organisation  plut  à  tout  le  monde,  à  Pierre  qui  sem- 
blait repris  de  ses  terreurs  passées,  dès  qu'il  était  question 
de  l'éloigner  de  Jeanne,  à  Jeanne  elle-même  qui  s'était  atta- 
chée à  son  élève  avec  l'affection  que  l'on  éprouve  toujours 
pour  l'œuvre  que  l'on  a  créée,  à  Mlle  Marois,  très  fière  d'avoir 
été  choisie,  à  M.  Casimir  même  qui  avait  craint  un  moment 
de  l'être  et  était  fermement  résolu  à  décliner  la  mission  d'in- 
stituteur de  celui  qu'il  continuait  d'appeler  l'idiot.  Périclès 
ne  lui  aurait  jamais  pardonné. 

Les  choses  prirent  ainsi  leurs  cours  simplement,  tranquille- 
ment, et  l'année  se  passa  sans  amener  aucun  incident  autre 
que  le  développement  continu  des  facultés  intellectuelles  de 
Pierre.  On  aurait  dit  que  ce  cerveau  si  longtemps  engourdi 
voulait,  maintenant  qu'il  était  éveillé,  ratraper  le  temps  per- 
du par  la  rapiditéde  ses  progrès.  En  quelques  semaines,  le 
jeune  homme  sut  écrire  d'une  calligraphie  un  peu  grosse 
peut-être  mais  qui  devait  rapidement  se  perfectionner  et 
équivaloir — ce  n'était  pas  bien  difficile — à  celle  de  Jeanne 
qui  avouait  avec  franchise  qu'elle  écrivait  comme  un  petit 
chat.  Les  cours  se  succédèrent  ensuite  dans  les  diverses 
branches  de  l'instruction  élémentaire.  Mais  rien  ne  suffisait 
à  l'appétit  dévorant  de  Pierre.  Il  était  comme  un  foyer  qu'on 
ne  peut  suffire  à  alimenter  de  combustible.  Son  intelligence 
s'élevait  à  mesure  qu'il  apprenait,  et  plus  il  apprenait,  plus  il 
voulait  apprendre. 

Il  arriva    même  un    jour  où    l'honnête  Mlle  Marois  se  vit 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  235 

obligée  de  déclarer  franchement  qu'elle  avait  atteint  l'ex- 
trême limite  de  ses  connaissances. 

— Mais  non  !  Mais  non  !  répliqua  vivement  Jeanne.  Vous 
êtes  trop  modeste,  Mademoiselle.  Vous  avez  encore  mille 
choses  à  apprendre  à  Pierre,  j'en  suis  sûre.  Nous  voici  re- 
venus aux  beaux  jours.  Retournons  prendre  nos  leçons  à  la 
"Clairière  des  fées."     Vous  y  retrouverez  des  inspirations. 

L'idée  que  Pierre  cesserait  de  venir  prendre  ses  leçons  à 
coté  d'elle  lui  causait  comme  un  déchirement.  Il  lui  sem- 
blait que  ce  serait  un  acte  d'ingratitude  à  son  égard.  Elle 
avait  été  l'initiatrice  première.  On  ne  (pouvait  pas  la  priver 
de  la  joie  légitime  d'assister  au  développement  graduel  de 
son  œuvre.  Ce  serait  une  iniquité.  Si  bien  que  l'institu- 
trice, qui  se  laissait  volontiers  persuader  par  Jeanne,  demeu- 
ra convaincue  qu'elle  était  beaucoup  plus  savante  qu'elle  ne 
l'avait  cru  jusque-là,  et  les  leçons  continuèrent  à  la  "Clai- 
rière des  fées." 

Les  rapports  des  deux  élèves  de  Mlle  Marois  demeuraient 
tels  qu'aux  premiers  jours.  Jean  regardait  Pierre  avec  le 
même  sentiment  de  pitié  compatisante  qui  lui  était  monté 
au  cœur  le  jour  où  M.  Lombre  avait  déclaré  son  état  incu- 
rable. Il  s'y  joignait  seulement  ce  sentiment  de  fierté  égo- 
ïste, mais  en  vérité  pardonnable,  que  connaît  toute  âme 
humaine  devant  un  travail  difficile  qu'on  a  accompli.  Sa 
vue  fréquente  semble  une  récompense  méritée  dont  on  re- 
doute de  se  voir  privé,  et  on  s'attache  à  l'être  à  qui  l'on  a 
rendu  service  beaucoup  moins  encore  pour  lui  que  pour  soi- 
ir.ème,  par  amour-propre  plus  que  par  dévouement. 

Pierre  aussi  en  était  à  l'éblouissement  de  la  première 
heure,  quand  Jeanne  était  venue  derrière  le  massif  le  prendre 
par  la  main.  Il  voyait  toujours  en  elle  l'apparition  lumineuse 
qui  l'avait  rassuré  et  attiré.  Il  la  regardait  avec  la  même 
piété  émue,  qui  se  doublait  maintenant  d'une  reconnaissance 
infiinie.  Si  l'on  osait  appliquer  à  un  être  humain  l'expression 
qui  doit  ê  tre  réservée  à  un  hommage  supérieur,  on  dirait  que 
Pierre  avait  pour  Jeanne  une  vénération  religieuse. 

A  l'atelier,  où  il  allait  chaque  matin,  sa  bonne  volonté  cer- 
taine arrivait  à  des  résultats  moins  heureux.  Le  travail  qui 
lui  était  donné  était  pourtant  facile,  très  facile.  Il  s'agis- 
sait simplement  de  reproduire,  par  le  décalque,  le  modèle  de 
obuquets  de  fleurs  tracés  par  le  dessinateur.  La  seule  quali- 
té nécessaire  à  cette    opération  était    une  rigoureuse    exact- 


236  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

itude,  chacun  des  décalques  devant  être  le  guide  des  divers 
ouvriers  qui  tisseraient  une  même  étoffe.  M.  Viviers  avait 
cru  pouvoir  attacher  Pierre  à  ce  service,  précisément  parce 
qu'il  exigeait  simplement  de  l'attention  et  ne  comportait 
aucune  initiative.  Cela  marcha  à  peu  près  dans  les  premiers 
temps.  Mais,  peu  à  peu,  le  crayon  du  jeune  ouvrier  s'éman- 
cipa. Il  donna  le  dessin  de  fleurs  qui  étaient  bien  des  fleurs, 
mais  pas  du  tout  celles  du  modèle.  Une  rose  se  penchait 
à  moitié  effeuillée  là  où  elle  aurait  dû  se  dresser  en  pleine 
vigueur.  Des  brins  d'herbe,  hardiment  jetés,  apparaissaient 
là  où  il  n'y  en  avait  pas.  Un  jour  même  ce  fut  tout  un  bou- 
quet nouveau  que  produisit  Pierre. 

Le  contre-maître  gronda  et  en  référa  à  M.  Viviers  qui 
trouva  le  dessin  si  original,  si  neuf,  si  charmant  qu'il  le  fit 
refaire  par  le  dessinateur  avec  quelques  légères  corrections  et 
donna,  comme  un  modèle  nouveau,  cette  copie  qui,  en  réa- 
lité, n'en  était  pas  une.  Il  ordonna  qu'on  lui  rendit  l'im- 
piovisation  de  Pierre  et  la  mit  dans  sa  poche,  étonné  et  son- 

£eur\ 

Mais  des    soins  plus  hauts    interrompaient    et  les  leçons 

cJassiques  et  les  travaux  industriels  pour  le  jeune  Dubreuil. 

Après  une  année  de  catéchisme  où  Pierre  avait  apporté  un 

zèle  ardent  et  une  piété  naïve  et  touchante,  le  Curé  le  jugea 

digne  de  faire  sa  première  communion. 


(A  suivre.) 


Bibliographie 


Hull. — Son  origine. — 
Ses  progrès. — Son  avenir. 

M.  E.-E.  Cinq-Mars,  journaliste,  sous  ce  titre,  dans  un 
beau  volume  grand  format,  d'élégante  toilette,  orné  de  cartes, 
de  vignettes  et  de  nombreuses  gravures,  nous  donne  la  mono- 
graphie de  la  cité  de  Hull.  A  mon  avis,  le  meilleur  de  ce 
travail  n'est  pas  celui  de  l'historien  ou  de  l'annaliste,  qui 
patiemment  a  colligé  les  vieux  récits,  mais  bien  celui  de  l'éco- 
nomiste qui  a  foi  en  l'avenir  de  Hull,  et  qui  cherche  à  faire 
partager  son  espérance.  Le  récit  des  origines  de  la  ville  de 
Hull,  fondée  par  M.  Philémon  Wright,  au  commencement  du 
XIXe  siècle,  ressemble  à  une  page  de  roman.  Nous  raconter 
les  premières  années  de  Hull,  c'est  nous  révéler  un  héros 
d'épopée.  Philémon  Wright  n'était  pas  un  homme  ordinaire. 
Il  fallait  une  âme  fortement  trempée  pour  tenter  de  fonder  une 
habitation  à  120  milles  de  tout  centre  et  à  80  milles  déboute 
voie  de  communication,  au  milieu  de  la  forêt  où  résidaient  seuls 
les  Indiens  plutôt  hostiles  alors. 

Il  fallait  une  énergie  indomptable  pour  parer  aux  difficultés 
sans  nombre  de  l'installation,  aux  premiers  revers.  Wright  ne 
s'arrêta  pas  même  un  instant  à  douter  du  succès  de  l'entreprise 
quand  des  pertes  énormes  vinrent  dès  la  première  heure  le 
menacer  d'une  ruine  comp  ète.  Il  avait  la  hardiesse  des  forts, 
la  ténacité  des  âmes  vaillantes,  et  le  coup  d'œil  d'un  esprit 
supérieur  qui  voit  bien  au-delà  du  présent. 

Ce  n'est  pas  le  moindre  titre  de  gloire  de  M.  Wright  que  ce 
choix  de  Hull  pour  site  de  son  établissement.  Il  sait  ce  qu'il 
choisit,  pourquoi  il  le  choisit,  et  quel  parti  il  va  pouvoir  tirer 
des  ressources  naturelles. 

Il  vint  inaugurer  le  commerce  de  bois.  Wright  choisit  le 
site  le  plus  avantageux  possible  à  la  construction  des  moulins. 
Hull  est  la  ville  qui  possède  le  plus  d'avantage  pour  faciliter 
les  grandes  industries. 

La  thèse  de  M.  Cinq-Mars  —  car  en  somme  c'est  une  thèse 
que  le  chapitre  :  "  Son  avenir  "  —  signale  à  juste  titre,  à  tous 


238  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

les  hommes  qui  s'intéressent  à  l'avenir  économique  de  notre 
pays,  Hull  comme  LA  FUTURE  GRANDE  VILLE  INDUS- 
TRIELLE.    Jugez  s'il  n'a  pas  raison  : 

"  Hull  possède  des  pouvoirs  d'eau  d'une  capacité  presque 
incalculable.  La  "  Chaudière  ",  les  "  Petites  Chaudières  "•,  les 
"  Remicks  ",  les  chutes  de  la  Crique  Brevoerz . . . 

"  Je  ne  crois  pas  qn'il  existe  sous  le  soleil  une  ville  où 
l'énergie  électrique  se  vende,  comme  ici,  $5  par  cheval- vapeur 
par  année,  24  heures  par  jour. 

"  Hull  est  placé  sur  la  ligne  principale  du  Pacifique  Cana- 
dien, à  proximité  plus  qu'aucune  autre  de  toutes  les  villes  que 
fera  surgir  le  Grand-Tronc-Pacifique. 

"  Avant  longtemps,  les  trains  du  Pacifique  Canadien,  entre 
Halifax  et  Vanconver,  passeront  directement  à  Hull,  puis  à 
Waltham,  pour  traverser  à  Pembroke. 

"Nous  avons  l'avantage  naturel  sur  Ottawa,  pour  le 
transport  par  eau,  à  cause  de  l'accès  facile  de  nos  rives.  Nous 
avons  quatre  milles  de  front  sur  l'Outaouais,  et  une  couple  de 
milles  sur  la  Gatineau,  pour  y  construire  des  quais  et  des  hangars. 

"  Ceci  se  réalisera  d'autant  plus  sûrement  que  le  canal  de 
la  Baie  Géorgienne,  dont  la  construction  est  désormais  assurée, 
traversera  notre  ville. 

"  La  rivière  Gatineau  devra  nécessairement  être  cana  isée, 
dans  quelques  années,  pour  relier  les  deux  transcontinentaux, 
en  sus  des  chemins  de  fer  de  la  Gatineau  et  cle  Pontiac,  qui 
convergent  aussi  à  Hull. 

"  Hull  a  tous  les  avantages  naturels  possibles  pour  le 
transport  et  pour  la  force  motrice  ;  il  est  du  devoir  impérieux 
de  nos  concitoyens  de  veiller  au  gain." 

M.  Cinq-Mars  est  un  vrai  patriote,  qui  doit  souffrir  parfois 
du  voisinage  cle  certains  écrivains  cle  la  "  Presse  ". 

Ces  courtes  citations  font  mieux  comprendre  le  titre  d'un 
chapitre  écrit  par  un  enfant  cle  Hull,  M.  Rodolphe  Laferrière  : 
"  Hull  port  de  mer  ',  dont  nous  détachons  les  passages  suivants  : 

"  Nous  sommes  le  plus  grand  centre  en  Amérique  britan- 
nique pour  la  production  de  l'électricité.  Niagara  avec  ses 
400,000  chevaux- vapeur  d'énergie  ne  représente  pas  la  moitié 
des  forces  hydrauliques  dont  Hull  est  le  centre.  .  .  Nous 
sommes  le  plus  grand  centre  de  production  du  bois  dans  l'uni- 
vers entier,  et  les  forêts  du  côté  nord  contribuent  à  enrichir 
pour  le  présent  une  foule  d'industriels  établis  sur  la  rive  sud. 
La  production  annuelle  du  bois  de  sciage  dans  la  vallée  de 
l'Outoauais  varie  entre  700,000,000  et  900,000,000  de  pieds. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  239 

L'expédition  se  fait  en  grande  partie  par  voie  de  Hull.  Hull 
est  le  centre  de  l'industrie  de  la  pâte  de  bois  et  du  papier,  le 
centre  d'exploitation  du  mica  et  de  la  fabrication  du  "  ciment 
de  Portland  "  ;  un  centre  fort  important  d'exploitation  des 
viandes  en  conserve,  du  bacon,  du  lard  et  du  bœuf  en  longes  ; 
nous  tenons  le  deuxième  rang  en  Amérique  pour  la  production 
des  allumettes.    Mines  de  fer,  carrières,  etc.,  etc. . . 

Hull  —  c'est  certain  —  est  en  progrès.  L'instruction  et 
l'éducation  préoccupent  les  gens  sérieux.  On  a  enrayé  par  de 
vigoureuses  mesures  les  scandales  publics.  Le  commerce  des 
boissons  enivrantes  cessera  d'attirer  les  Canadiens-français. 
Ailleurs  que  là  ils  peuvent  gagner  leur  vie  et  travailler  à  pré- 
parer "  la  génération  qui  pousse,  appelée  à  administrer  les 
affaires  d'une  grande  cité,  génération  qui  devra  s'être  au  préa- 
lable aguerrie  et  "  outillée  "  dans  nos  grandes  écoles,  puis  au 
contact  des  hommes,  pour  tâcher  de  faire  oublier  que  Hull  a 
été  lent,  très  lent  à  connaître  ses  destinées  et  à  profiter  des 
opportunités  que  la  nature  lui  a  procurées  ". 

Le  livre  n'est  pas  parfait  —  loin  de  là  —  mais  la  deuxième 
édition  pourra  faire  disparaître  bien  des  incorrections,  et 
quelques  erreurs  de  détails.  J'aurais  souhaité  la  carte  de 
Hull  en  français. 

D. 

Dictioniaire  historique  de  Canadiens  et  de  Métis  Fran- 
çais de  l'Ouest,  par  le  R.  P.  A.  G.  Morice,  Q.  M.  I.  (Typ 
Laflamme  &  Proulx,  Québec).  A  Québec  :  chezj.  P.  Gar- 
neau,  6  rue  de  la  Fabrique  ;  A  Montréal,  chez  Granger 
Frères,  43,  Notre  Dame  Ouest  ;  A  St.  Boniface,  M.  l'Assis- 
tant Procureur,  à  l'Archevêché. 

Nous  accusons  réception  de  cet  excellent  livre  de  tournure 
si  originale  que  le  Père  Morice,  oblat,  vient  de  livrer  au  publie. 
C'est  une  pensée  religieuse  et  patriotique  qui  le  lui  a  inspiré 
et  il  nous  le  dit  avec  une  bonhommie  qui  ajoute  une  qualité 
de  plus  aux  qualités  déjà  si  nombreuses  de  son  travail. 

Une  introduction  de  quelque  quarante  pages  nous  dévoile 
toute  la  pensée  et  nous  donne  comme  fond  de  tableau  l'histoire 
ou  viendront  se  ranger  les  héros  dont  il  veut  consacrer  la 
mémoire.  L'auteur  y  raconte  avec  une  simplicité  pleine  de 
charmes  les  commencements  de  ce  vaste  territoire  de  l'Ouest 
et  nous  fait  connaître  les  origines  françaises  et  catholiques 


240  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

de  sa  civilisation.  Et  voici  comment  il  nous  prépare  aux 
surprises,  car  il  y  en  a,  de  son  travail  : 

"  Des  canadiens  de  l'Ouest,  dit-il,  y  en  a-t-il  jamais  eu  ? 
Le  Français  d'Amérique  ne  s'est-il  pas  cantonné  dans  l'est, 
et  l'immense  région  que  s'étend  du  lac  Supérieur  à  l'Océan 
Pacifique  n'est-elle  pas  l'apanage  exclusif  de  la  race  anglaise  ? 

"  Le  présent  ouvrage  est  la  réponse  à  ces  questions. 
Il  démontrera  sans  ambages  que,  bien  que  la  race  anglo- 
saxonne  affecte  aujourd'hui  les  airs  d'une  maîtresse  au  Nord- 
Ouest  et  que  les  innombrables  étrangers  qu'on  y  transplante 
ignorent  jusqu'aux  premiers  éléments  du  rôle  joué  par  les 
enfants  de  la  "  belle  France  "  dans  ces  immenses  contrées, 
ses  découvreurs  et  ses  pionniers  étaient  des  canadiens-français, 
ses  hordes  sauvages  furent  réconciliées  avec  notre  civilisation  par 
des  canadiens-français,  et  des  apôtres  de  la  Croix  venus  du  St. 
Laurent  y  précédèrent  les  ministres  de  n'importe  quel  autre 
culte. 

"  Traiteurs  et  trappeurs,  coureurs  de  bois  et  explorateurs 
y  étaient  à  l'origine,  et  demeurèrent  longtemps,  presque  tous 
de  notre  nationalité.  Durant  de  longues  années,  qui  disait 
blanc,  disait  canadien-français  au  Nord-Ouest.  L'Anglais  et 
l'Ecossais  s'y  trouvaient  parfois,  mais  ils  y  étaient  plutôt 
étrangers,  et  la  langue  de  Shakespeare  devait,  même  sur  leurs 
lèvres,  faire  place  à  celle  de  Corneille  et  de  Bossuet. 

"  Ce  sont  ces  faits  incontestables  que  j'ai  voulu  consacrer 
implicitement  par  les  pages  qui  suivent." 

Il  suffit  de  lire  le  volume  pour  se  convaincre  que  le  Rev. 
Père  Morice  a  atteint  parfaitement  le  but  qu'il  se  proposait. 
Style  clair,  rapide,  rappelant  à  certains  traits  quelques  chose 
des  vastes  horizons  qu'il  décrit,  l'ouvrage  est  vraiment  une 
œuvre  capitale  pour  l'histoire  de  notre  race. 


LA  SOCIETE  DE 
LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

27  RUE  BUADE,  QUEBEC. 


U I  ILLUSTRATION 

Supplément  de  "La  Revue  Franco- Américaine'* 


Première  Année,  No.  4. 


1er  Juillet,  1908. 


Son  Altesse  Royale  le  Prince  de  Galles,  qui  viendra  à  Québec  à 
l'occasion  des  fêtes  du  Troisième  Centenaire. 


Son  Excellence  le  Gouverneur-Général  du  Canada, 
Lord  Grey. 


OK  de  Laval 
A  la  Sainte-Mémoire  duquel  ont  vient  d'élever  un  monument. 


Mgr  Case  au 
Premier  recteur  de  l'Université  Laval 


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Mgr  O.  E.  Mathieu 
Recteur  actuel  de  l'Université  Laval 


Scènes  Canadiennes 


Articles  de  la  main-d'œuvre  canadienne. 


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LA  FILEUSE. — Un  métier  en  honneur  dans  les  campagne  de  Québec. 


EN  VACANCES  1 


Aux  Canadiens  des  Etats-Unis 


Comme  le  vent  du  nord  emporte  les  oiseaux 
Par  de  là  les  grands  monts,  les  forêts  et  les  eaux, 
Bien  souvent,  dans  le  siècle  en  délire  où  nous  sommes, 
Un  souffle  irrésistible  emporte  au  loin  les  hommes, 
Jetant  sur  tous  les  bords  leurs  groupes  dispersés. 

Ce  souffle  impétueux,  frères,  vous  a  poussés 

Hors  des  champs  arrosés  par  le  sang  de  vos  pères  ; 

Et  vous  avez  foulé  des  plages  plus  prospères, 

Vous  y  gagnez  en  paix,  pour  un  repas  frugal, 

Le  pain  qui  vous  manquait  sur  le  vieux  sol  natal  ; 

Et  tendant  à  des  vents  favorables  vos  voiles, 

Sous  le  fier  étendard  aux  plis  semés  d'étoiles, 

Qu'il  vous  faut  désormais  respecter  et  servir, 

Vous  entrevoyez  tous  le  port  de  l'avenir, 

Vous  sentez  enivrés  du  vin  des  espérances, 

Vos  cœurs,  restés  français,  battre  pour  les  deux  Frances, 

Pour  la  Gaule  chrétienne  et  pour  le  Canada. 

Vous  aimez  le  pays  où  le  ciel  vous  guida, 

Mais  vous  n'oubliez  pas  les  rives  du  grand  fleuve, 

Où  vous  avez  pourtant  subi  plus  d'une  épreuve  ; 

Et,  comme  les  oiseaux — chassés  par  les  frimas 

Vers  des  bosquets  ombreux  qui  ne  se  fanent  pas — 

Gardent  sous  d'autres  cieux  leur  suave  ramage, 

Savent  se  rappeler  l'arbre,  au  mouvant  ombrage, 

Qui  berça  le  doux  nid  abritant  leurs  amours, 

Frères,  dans  votre  exil,  vous  conservez  toujours, 

En  dépit  des  railleurs,  des  jaloux  et  des  traîtres, 

L'idiome  si  vieux  que  parlaient  vos  ancêtres, 

Et  dont  ils  ont  laissé  tant  d'échos  enchanteurs  ; 

Vous  conservez  toujours  sur  l'autel  de  yos  cœurs, 

Qui  vibrent  pour  le  grand,  pour  le  pur  et  le  juste, 
Votre  robuste  foi,  votre  croyance  auguste. 


242  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Oui,  vous  chérissez  tous  le  rivage  lointain 
D'où  voulut  vous  bannir  l'insondable  destin, 
Et,  des  chers  souvenirs  d'antan  l'âme  bercée, 
Souvent  vous  contemplez  des  yeux  de  la  pensée, 
Dans  un  rayonnement  féerique  et  triomphant, 
Le  vieux  foyer  témoin  de  vos  ébats  d'enfant, 
Le  sentier  qu'en  courant,  pris  d'une  gaieté  folle. 
Vous  suiviez  tous  les  jours,  au  sortir  de  l'école, 

Le  bosquet  verdoyant,  plein  de  confuses  voix, 

Où  vous  avez  aimé  pour  la  première  fois, 

Et  la  tant  vieille  église,  aux  murs  voilés  de  lierre 

Où  vous  alliez  prier  auprès  de  votre  mère, 

Dont  les  yeux,  ô  douleur  !  pour  toujours  se  sont  clos. 

Devant  vous  apparaît  parfois  le  sombre  enclos 

Qui  vous  vit,  l'œil  en  pleurs,  penchés  sur  une  tombe, 

Et  quand  vient  le  printemps,  le  vent  du  soir  qui  tombe 

Semble  vous  apporter  par  moment  les  parfums 

Des  fleurs  dont  vous  orniez  le  tertre  des  défunts 

Qu'a  gardés  dans  son  sein  le  sol  de  la  patrie. 

Oui,  vous  aimez  toujours  avec  idolâtrie 
Le  vieux  terroir  fécond  où  dorment  vos  aïeux  ; 
De  votre  sang  français  vous  êtes  orgueilleux, 
Vous  êtes  orgueilleux  de  la  tâche  héroïque 
Que  vous  voit  accomplir  la  grande  République, 
Et  vous  vous  montrez  tous  les  dignes  rejetons 
Des  courageux  Normands  et  des  hardis  Bretons 
Qui  surent,  hache  au  poing  et  mousquet  à  l'épaule, 
Créer  au  nouveau  monde  une  nouvelle  Gaule. 

Le  front  dans  les  rayons  de  l'astre  du  Progrès, 
Qui  fait  étinceler  cités,  hameaux,  guérets, 
Donnant  à  l'étranger  les  plus  nobles  exemples, 
Partout  vous  élevez  à  Jéhovah  des  temples  ; 
Vous  fondez,  attentifs  à  la  voix  du  devoir, 
Des  foyers  où  l'enfance  à  flots  boit  le  savoir, 
Vous  étendez  sans  fin  une  chaîne  typique, 
Qui  tôt  ou  tard  devra,  ceinturant  l'Amérique, 
Y  joindre  d'un  lien  marqué  de  votre  sceau 
Tous  les  groupes  français  en  un  vaste  faisceau. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  243 

Et  celle  qui  laissa  sur  le  monde  une  trace 
Que  ne  saura  jamais  effacer  nulle  race, 
Celle  dont  vous  gardez  toujours  le  souvenir, 
Celle  que  vous  avez  appris  tous  à  bénir 
Dans  ses  féconds  travaux  de  soldat  et  d'apôtre, 
La  France,  dont  la  langue  immortelle  est  la  vôtre, 
La  France,  que  parfois  vous  nommez  à  genoux, 
Dans  le  lointain  vous  dit  : — Je  suis  fier  de  vous  ! 

W.  Chapman 


La  Société  neutre  au  double  point  de  vue 
national  et  religieux 


La  plupart  de  nos  sociétés  de  secours  mutuel  auront  cette 
année  leur  convention  générale.  Quelques-unes  ont  déjà 
tenu  ces  assises  importantes  et  modifié  leurs  règlements,  leurs 
modes  d'administration,  suivant  que  l'expérience  le  leur  en- 
seigne ou  que  des  conditions  nouvelles  les  y  engagent.  Cha- 
cune profitera  de  cette  occasion  pour  engager  ses  membres  à 
faire  une  propagande  active  et  à  répandre  dans  leur  entourage 
les  principes  de  l'organisation,  à  faire  connaître  ses  multi- 
ples avantages,  à  développer  l'esprit  de  solidarité  qui  a  fait 
de  son  œuvre  un  drapeau  et  de  ses  moyens  d'action  une  devise 
à  la  fois  nationale  et  religieuse. 

Nos  sociétés  nationales,  puisque  c'est  d'elles  que  nous 
voulons  parler,  étudieront  soigneusement,  avec  les  causes 
qui  leur  valurent  quelque  succès,  celles  qui,  sur  certains  points, 
ont  paralysé  leurs  efforts  et  mis  un  obstacle  souvent  infran- 
chissable à  leur  développement.  Parmi  ces  dernières  elles 
reconnaîtront,  aujpremier  rang,  la  concurrence  qui  leur  est 
faite,  grâce  à  l'irréflexion  de  milliers  de  compatriotes,  par  les 
nombreuses  sociétés  cosmopolites  qui  ont  fait  des  recrues 
dans  notre  propre  milieu,  qui  en  font  encore,  et  qui  substi- 
tuent lentement  un  cosmopolitisme  décevant  à  une  saine 
concentration J[de  F  énergie  nationale.  L'exemple  que,  dans 
ce  cosmopolitisme  même,  l'on  trouve  de  l'esprit  pratique 
anglo-saxon  est  impuissantfà  ouvrir  les  yeux  du  plus  grand 
aombre,  et  nous  assistons,  à*certaines  époques  surtout,  à  l'émi- 
gration de  nos  énergies — combien  précieuses  !— vers  des  œu- 
vres ne  pouvantjles  intéresser  que  de  très  loin.  C'est  ainsi 
que  tout  près  de  60,000  canadiens-français,  sinon  davantage, 
sont  enrôlés  sous  les  bannières  de  sociétés  neutres  mais  anglo- 
phones comme  les  Indépendant  Foresters  (I.  0.  F.)  les  Wodmen 
of  the  World,  les  "  Eagles,"  la  Union  Fraternel  League,  les 
Gcmadian  Foresters,  YAncient  Order  of  United  Workmen, 
ou  d'autres  également  anglophones  mais  qui  font  profession 
de  catholicisme  comme  les  Gatholic  Foresters,  la  C.  M.  B.  A., 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINH  245 

les  Knights  of  Columbus.  Certaines  de  «es  dernières  ont  même 
des  prétentions  telles  qu'elles  vous  feraient  douter  que  vous 
puissiez  un  jour  avoir  une  place  en  paradis  sans  avoir  passé 
par  les  trois  ou  quatre  dégrés  d'initiation  qu'elles  imposent 
à  leurs  membres. 

Au  point  de  vue  catholique,  les  premières  sont  absolument 
condamnables.  Au  point  de  vue  national  les  premières  et  les 
dernières  ne  peuvent  qu'avoir  des  effets  désastreux.  Et  tout 
ceci  semble  mal  compris  parce  qu'à  la  mutualité  pure  et  simple 
se  rattachent  une  multitude  d'intérêts  qui  lui  sont  parfaite- 
ment étrangers.  Cela  est  dû  au  fait  que  son  organisation,  à 
peu  près  parfaite,  offre  à  tous  les  marchands  d'influence,  à 
tous  les  exploiteurs  de  la  bonne  foi  des  gens,  à  toutes  les  petites 
ambitions  étayées  sur  des  appétits,  un  moyen  puissant  d'at- 
teindre leur  but.  La  fraternité  devient  le  manteau  qui  couvre 
de  secrètes  intentions  et  porte  dans  ses  plis  des  égoïsmes 
scandaleux  si  exposés  d'une  autre  manière.  Combien  de  fois, 
par  exemple,  n'avons-nous  pas  entendu  des  négociants,  des 
politiques  donner  comme  motif  de  leur  entrée  dans  telle  ou 
telle  société,  l'excès  de  clientèle  que  cela  pourrait  attirer  à 
leurs  comptoirs,  ou  les  chances  de  succès  que  cela  pourrait 
leur  donner  dans  une  élection.  D'autres  part,  on  n'ignore 
pas  qu'un  des  arguments  le  plus  fréquemment  employés  par 
es  agents  recruteurs,  c'est  cet  esprit  de  solidarité  dont  se 
vantent  plus  particulièrement  certaines  mutualités  cosmopo- 
lites anglophones.  On  fait  croire  aux  gens  qu'il  est  impossible 
de  réussir  sans  porter  la  livrée  d'une  organisation  ténébreuse 
quelconque  et  qui  doit  surtout  ne  pas  être  canadienne-fran- 
çaise. Pourtant  on  n'a  jamais  démontré  que  les  200,000 
membres  de  telle  organisation  anglophone  fameuse  ont  tous 
bénéficié  de  cette  solidarité,  qui  se  résume,  en  somme,  à  cer- 
tains cas  bien  choisis  et  exploités  avec  habileté. 

La  société  neutre  nous  offre  le  type  le  plus  complet  de 
cette  exploitation  des  intérêts  et  des  consciences  au  profit 
de  ne  je  ne  sais  quel  sentiment,  toujours  très  vague  pour  le 
commun  des  membres,  mais  paraissant  très  clairement  dé- 
fini pour  ceux  qui,  étant  les  chefs,  connaissent  très  bien  le 
but  moral,  économique  ou  politique  de  leur  organisation  et 
y  tendent  par  tous  les  moyens  à  leur  disposition.  Et  puis, 
y-a-t-il  une  société  vraiement  neutre  ? 

La  réponse  à  cette  question  nous  est  donnée  par  les  rituels 
d'initiation  qui,  même  dans  les  sociétés  les  plus  neutres,  et 


246  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

dans  celles-là  plus  que  dans  toutes  les  autres,  sont  tous  em- 
preints d'une  forte  teinte  religieuse.  Nous  y  retrouvons  des 
hymnes  spéciaux,  des  prières  spéciales,  des  cérémonies  spé- 
ciales, des  manifestations  spéciales  qui,  pour  avoir  des  appa- 
rences assez  inoffensives,  n'en  forment  pas  moins  un  culte  à 
part,  acceptable  pour  les  protestants,  qui  ont  répudié  avec 
le  dogme  les  invincibles  traditions  de  la  foi,  mais  condamnable 
par  tous  les  catholiques  dont  le  culte  est  régi  par  une  orga- 
nisation à  base  divine.  Ce  sentiment  religieux  lui-même, 
ou,  s.  l'on  préfère,  ce  sentiment  demi-relig  eux  glissé  dans  la 
mutualité  saxonisante  s'explique  assez  facilement.  Mis  en 
œuvre  par  des  organisations  venant  surtout  des  Etats-Unis 
ou  les  trois  quarts  de  la  population  n'observe  aucun  culte, 
il  répond,  chez  ceux-là,  à  ce  besoin  intense  de  mysticisme 
religieux  qui,  même  chez  les  incroyants,  a  besoin  d'être  as- 
souvi. On  ne  peut  pas  parler  de  la  charité,  de  la  bienveillance, 
de  la  fraternité,  de  la  concorde,  sans  côtoyer,  au  moins,  la 
route  tracée  i  y  a  dix-neuf  siècles  par  celui  qui  est  la  vérité, 
la  voie  et  la  vie.  Le  protestantisme  se  meurt  d'avoir  voulu 
méconnaître  cet  enseignement.  Ses  temples  se  sont  vidés 
au  bénéfice  des  loges  jusqu'à  ce  que  ces  dernières  soient  elles- 
mêmes  désertées  pour  le  compte  de  ce  que  certains  appellent 
déjà  une  "  religion  de  l'humanité."  Il  est  vrai  que,  dans  ce  der- 
nier cas,  la  désertion  sera  plus  lente  à  venir  à  cause  de  la  digue 
formidable  qu'on  lui  a  faite  des  intérêts  particuliers.  Mais 
elle  viendra,  assurément,  le  jour  où  un  homme  courageux, 
où  une  race  vaillante  exigera  de  ces  organisations,  supposées 
indifférentes  à  toutes  croyances,  d'être  en  réalité  ce  qu'elles 
prétendent  être,  c'est-à-dire  des  sociétés  strictement  neutres. 
C'est  par  une  affirmation  énergique  de  ce  genre  que  les  juifs 
de  New-York  sont  en  train  de  prouver  que  les  écoles  libres 
de  la  république  américaine  étaient  loin  d'être  libres  et  neu- 
tres au  point  de  vue  de  l'enseignement. 

Nous  parlions,  il  y  a  un  instant,  de  la  sol  darité  dont  se 
vantent  les  sociétés  neutres.  Comme  question  de  fait,  cette 
solidarité,  dans  une  circonstance  fameuse,,  loin  de  protéger 
les  intérêts  religieux,  a  même  été  impuissante  à  protéger  la 
langue  maternelle  des  milliers  de  Franco- Américains  enrôlés 
dans  l'Ordre  des  Forestiers  d'Amérique.  Et  les  nôtres  ont 
dû,  après  plusieurs  années  de  dévouement,  abandonner  cette 
société  qui  leur  avait  promis  tant  d'affection.  Dans  ce  cas, 
au  moins,  es  événements  ont  donné  raison  au  proverbe  que 
"  à  quelque  chose  malheur  est  bon."   Que  feraient  ces  sociétés 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  247 

neutres  si  leurs  membres  catholiques  tentaient  de  supprimer, 
ou  seulement  de  modifier  leur  rituel  protestant  ?  Nous  assis- 
terions alors  à  une  scène  fort  intéressante  ! 

La  société  neutre  nous  est  hostile  au  point  de  vue  de  la  reli- 
gion, elle  nous  est  hostile  au  point  de  vue  de  la  langue.  Alors, 
qu'est-ce  que  les  Canadiens-français  vont  faire  dans  pareille 
galère  ?  Cherchent-ils  des  garanties  financières  ?  La  plus 
fameuse,  FI.  0.  F.,  vient  d'être  forcée  d'augmenter  ses  taux 
pour  une  partie  de  ses  membres  et  elle  devra  les  augmenter 
bientôt  pour  tous.  Cherchent-ils  l'influence  politique,  ou 
sociale,  ou  économique  ?  Quel  député  canadien-français  doit 
son  élection  à  une  société  anglaise  ?  quelle  mesure  hostile 
aux  Canadiens-français  a  été  combattue  par  une  société  an- 
glaise, neutre  ou  catholique  ?  Quelle  entreprise  canadienne 
a  été  maintenue  ou  développée  avec  les  capitaux  des  sociétés 
fraternelles  anglaises  ?  D'ailleurs,  la  plupart  de  ces  dernières 
qui  recrutent  dee  ^i^^bres  aux  Canada,  ont  leur  bureau  chef 
aux  Etats-Unis 

On  invoquera,  sans  doute,  de  belles  théories  contre  le 
principe  que  nous  défendons.  "  Mais  il  est  temps  que  les 
théories  se  taisent  devant  les  faits,"  suivant  le  mot  de  Portalis, 
et  les  Canadiens-français  ont  déjà  perdu  beaucoup  de  leur  temps 
et  de  leur  argent  à  bâtir  pour  leurs  voisins.  L'entente  cordiale 
des  races  a  trop  souvent  consisté  pour  eux  à  se  laisser  tondre 
sans  protester.  "  Le  monde,  dit  le  président  Rosevelt,  n'ac- 
corde qu'une  petite  place  à  la  nation  qui  possède  de  fortes 
qualités  mais  n'ose  pas  être  grande.  "  Est-ce  que  ce  principe 
ne  s'applique  pas  également  aux  groupes  nationaux  qui  com- 
posent un  pays  comme  le  nôtre  ?    Nous  le  croyons. 

L'organisation  mutualiste  est  un  levier  trop  puissant 
pour  que  les  canadiens-français,  qu'i's  soient  dans  la  province 
de  Québec,  dans  l'Ouest,  ou  aux  Etats-Unis,  puissent  le  céder 
de  gaieté  de  cœur  à  ceux  qui  n'ont  aucun  intérêt  à  les  voir 
grandir  ou  à  les  aimer  aussi  ardemment  qu'ils  l'affirment 
quelque-fois. 

Pour  ce  qui  est  des  sociétés  neutres  le  plus  sage  est  de 
s'en  tenir  aux  conseils  suivants  qu'un  saint  religieux  donnait, 
il  y  a  quelques  années,  aux  Franco- Américains  de  la  Nouvelle 
Angleterre  : 

"  Ces  sociétés,  dira-t-on,  ne  s'occupent  pas  de  la  question 
religieuse.  Mais,  par  cela  même  qu'elles  sont  neutres  et  indé- 
pendantes, elles  sont  à  craindre.     Du  reste,  souvent  elles  ne 


248  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

sont  pas  aussi  indépendantes  qu'elles  veulent  bien  le  dire,  elles 
sont  imbues  de  préjugés  protestants  et  franc-maçons  qui 
exercent  peu  à  peu  une  influence  pernicieuse  sur  leurs  membres. 
Sous  certaines  apparences  de  bienfaisance,  elles  cachent  un 
esprit  sectaire  ennemi  du  catholicisme.  Les  meilleurs  eux- 
mêmes  s'y  laissent  prendre.  Prenez-y  garde.  On  lit  dans  la 
vie  du  Général  de  Sonis,  qui  fut  aussi  fervent  chrétienjque 
vaillant  soldat,  qu'au  début  de  sa  carrière  militaire,  trompé 
par  les  apparences  de  la  franc-maçonnerie,  il  s'y  enrôla  ;  mais 
&  ne  tarda  pas  à  reconnaître  son  erreur  et  il  s'échappa  du  piège 
qui  lui  avait  été  tendu. 

"  Ces  sociétés  vous  offrent  peut-être  quelques  avantages 
matériels.  Mais  ne  trouvez-vous  pas  ces  mêmes  avantages 
dans  vos  sociétés  catholiques  canadiennes  ? 

"  Groupez-vous,  sou  venez- vous  que  vous  êtes  catholiques 
et  Canadiens,  et  donnez  de  préférence  votre  nom  aux  sociétés 
catholiques  et  canadiennes.  Cherchez  dans  votre  union  la 
force  dont  vous  avez  besoin  pour  rester  fidèles  aux  traditions 
religieuses  de  votre  race.  Vous  diviser,  ce  serait  vous  exposer 
à  perdre  votre  foi,  vous  diviser,  ce  serait  vous  amoindrir  et 
courir  le  danger  de  périr." 

Le  Rév.  Père  aurait  pu  ajouter  qu'en  s'enrôlant  dans  ces 
sociétés  on  favorise  la  propagande  protestante  et  on  soutient 
ses  œuvres.  Nous  en  avons  eu  une  preuve  dans  cet  orphelinat 
que  le  feu  Oronhyatekha  tenta  de  fonder  pour  le  compte  de 
l'I.  0.  F.  L'entreprise  n'a  pas  réussi  et  l'orphelinat  a  été 
fermé  il  y  a  une  couple  de  mois  ;  mais  cela  n'enlève  rien  à 
l'idée  qui  lui  donna  naissance. 

Il  faudrait  aussi  mentionner  le  zèle  que  les  membres,  une 
fois  admis,  se  croient  tenus  de  déployé  en  faveur  de  leur 
société.  On  commence  par  faire  ressortir  les  avantages  maté- 
riel de  l'association.  Plus  tard,  on  s'appuie  sur  certains  faits 
isolés  pour  y  trouver  un  esprit  philantrophique  qu'on  ne  veut 
plus  voir  ailleurs.  Et,  d'écart  en  écart,  on  en  vient  à  attaquer 
jusqu'à  nos  propres  institutions  nationales.  Or,  la  société  de 
langue  anglaise  ne  développerait  que  cet  esprit  antipatrioque 
chez  les  nôtres  que  cela  serait  une  raison  suffisante  pour  la 
combattre.  Nous  démontrerons  dans  un  prochain  numéro  que 
le  système  d'assurance  de  ces  associations  cosmopolites  est  loin 
d'être  aussi  solide  qu'on  le  prétend.  Nous  aurons  alors  dé- 
montré notre  thèse  d'une  façon  très  complète. 

Qu'il  nous  suffise,  pouA  le  moment,  de  signaler  tout  ce 
qu'il  y  a  de  mensonger  dans  cette  prétendue  neutralité  dont  se 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  249 

parent  certaines  organisations.  Nous  venons  de  voir  ce  que 
vaut  cette  neutralité  au  point  de  vue  religieux.  Le  même 
raisonnement,en  groupant  d'autres  idéaux,  d'autres  aspirations 
autour  des  mêmes  intérêts,  prouve  qu'elle  ne  vaut  pas  davan- 
tage au  point  de  vue  national.  Et  ceci  nous  permet  d'inclure 
dans  la  démonstration  certaines  associations  catholiques  à 
tendances  ultra-saxonnes.  Il  est  inutile  de  les  nommer.  On 
les  reconnaît  à  leurs  prétentions  plutôt  qu'à  leurs  œuvres. 
Là  encore  nous  sommes  prêts  à  commettre  tous  les  excès  tant 
nous  avons  l'admiration  facile. 

Pour  notre  part,  nous  n'oublierons  jamais  la  surprise  que 
nous  causa  un  jour  le  champion  d'une  de  ces  associations  en 
nous  disant  qu'il  fallait  appai tenir  à  sa  société  pour  avoir  une 
idée  exacte  de  ce  qu'est  la  religion  catholique.  Je  me  contentai 
de  faire  observer  à  cet  enthousiaste  que  le  monde  catholique 
serait  fort  embêté  le  jour  où  il  découvrirait  qu'on  s'était  trompé 
en  fondant  l'Eglise,  au  lieu  de  fonder  les  Chevaliers  de  Colomb, 
par  exemple  ;  que,  d'autre  part,  les  canadiens-français  de  la 
province  de  Québec  avaient  du  être  bien  malheureux  tant 
qu'une  société  irlando-américaine  ne  fût  pas  venue  leur  enseigner 
à  être  de  vrais  catholiques  "  d'élite." 

L'engouement  qui  permet  de  tels  excès  d'enthousiasme  ne 
peut  pas  durer,  mais  tant  qu'il  dure  il  peut  causer  des  torts  à 
peu  près  irréparables  à  ceux  qui  s'y  laissent  prendre.  Les 
faits,  sur  ce  point  comme  sur  tous  les  autres,  finiront  bien  par 
nous  désiller  les  yeux,  surtout  si  nous  nous  donnons  la  peine 
de  regarder  ce  que  font  pour  nous  et  surtout  contre  nous,  ces 
associations  incomparables.  Une  petite  excursion  dans  l'Ouest, 
dans  certains  diocèses  d'Ontario,  dans  les  centres  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  nous  apprendraient  des  choses  fort  surprenantes. 
En  résumé,  affirmons  que  ni  nos  intérêts  religieux,  ni  nos 
intérêts  nationaux  ne  peuvent  être  mieux  sauvegardés  et 
défendus  par  ces  amis  nouveaux,  qui  nous  viennent  de  Chicago 
ou  de  New  Haven,  que  par  les  chefs  de  nos  institutions  cana- 
diennes-françaises de  Montréal,  de  Québec  ou  d'Ottawa-.  Après 
tout,  qui  verra  à  nos  propres  intérêts  si  nous  n'y  voyons  nous- 
même  ?  Quant  aux  organisations  qui  veulent  nous  sauver  en 
nous  poussant  à  l'abandon  de  ce  qui  a  fait  jusqu'ici  la  force  de 
notre  race,  qui  prétendent  régénérer  notre  catholicisme  en 
l'affublant  d'oripaux  qui  le  déparent,  nous  ne  pouvons  qu'op- 
poser la  simplicité  de  nos  coutumes,  la  franchise  de  notre  foi, 
en  nous  demandant  devant  l'ardeur  de  ces  nouveaux  prosélytes: 
"  Quis  custodiat  ipsos  custodes  ?  " 


250  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Ce  langage  sera  peut-être  nouveau  pour  nos  compatriotes 
de  la  Province  de  Québec.  Il  est;  certes,  important  qu'ils 
l'entendent,  parce  que  ce  sont  eux  qui  ont  la  garde  du  patri- 
moine national  et  que  toute  faiblesse  de  leur  part  fournira  des 
armes  contre  leurs  frères  disséminés  sur  tous  les  points  du 
continent.  Ces  armes,  on  en  a  déjà  été  blessé  dans  les  centres 
de  la  Nouvelle-Angleterre  et  dans  les  groupes  français  de 
l'Ontario. 

Nous  le  répétons,  la  société  mutuelle  est  un  levier  trop 
puissant  pour  que  nous  ne  songions  pas  à  le  nationaliser  pour 
notre  propre  défense.  Un  orateur,  disait  il  y  a  quatre  ans,  au 
cours  d'une  pompeuse  réception  faite  au  chef  d'une  société 
neutre  :  "  Le  mutualiste  n'est-il  pas  le  propagateur  de  l'idée 
chrétienne  :  "  Aimez- vous  les  uns  les  autres  "  ?  "  Pour  les 
canadiens-français  qui  donnent  leur  énergie,  leur  dévouement, 
leur  argent,  à  des  sociétés  autres  que  leurs  sociétés  nationales, 
cette  idée  chrétienne  se  résume  à  aimer  les  autres.  Enseigner 
cela,  c'est  mal  comprendre  les  devoirs  du  mutualiste  ou  ne  pas 
les  comprendre  du  tout.  Le  mutualiste  a  pour  mission  d'é- 
tendre le  cercle  bienfaisant  de  la  famille  ;  mais  il  ne  doit  pas 
pour  cela,  saper  à  sa  base  ou  abandonner  l'organisation  nationale 
qui  est  déjà  une  extension  de  l'influence  familiale.  S'il  sort 
de  ce  milieu,  il  fait  exactement  ce  que  font  les  Canadiens 
recrutés  par  l'I.  0.  F.  et  les  autres  sociétés  anglophones, 
neutres  ou  catholiques  :  il  tire  les  marrons  du  feu  pour  quelque 
bertrand  audacieux. 

Et  s'il  fut  un  temps  où  notre  race  doit  redoubler  de  pru- 
dence dans  la  concentration  de  ses  efforts  c'est  bien  celui-ci  où 
l'immigration  que  nos  gouvernants  attirent  à  prix  d'argent  sur 
nos  bords,  nous  enfonce  tous  les  jours  plus  profondément  dans 
notre  rôle  de  minorité. 

M.  Jules  Claretie  a  prononcé  une  paro'e  qui  s'applique 
fort  bien  à  notre  situation.  "  Notre  siècle,  dit-il,  n'est  pas 
celui  des  affaiblis,  des  anémiés  ;  c'est  le  siècle  des  "  émiettés." 
Toute  notre  histoire  est  résumée  dans  cette  courte  pensée. 
Nous  sommes  "  émiettés  "  sur  toute  la  surface  du  continent 
américain.  A  ceux  qui  forment  les  groupes  principaux  de 
la  race  de  conserver  intact  l'idéal  que  les  autres  maintiennent 
et  maintiendront  sous  tous  les  cieux.  La  mutualité  neutre  et 
anglo-saxonne  a  été  jusqu'aujourd'hui  le  mal  dont  nous  avons 
le  plus  souffert.  Une  mutualité  canadienne-française  et  catho- 
lique tournera  à  notre  avantage  un  moyen  d'action  que  depuis 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  251 

trop  longtemps  nous  avons  tourné  contre  nous-mêmes.  Cette 
mutualité,  nous  la  possédons  déjà  dans  d'admirables  sociétés 
nationales.  Groupons-nous  davantage  autour  d'elle.  Et  le 
jour  où  elle  ne  suffirait  plus  à  tous  nos  besoins,  qui  nous 
empêche  d'aller  demander  à  nos  frères  des  Etats-Unis  le  con- 
cours des  organisations  splendides  qu'ils  ont  fondées  et  placées 
du  même  coup  à  la-  tête  de  la  mutualité  américaine  ?  Là 
encore,  nous  aurons  des  mutualités  catholiques  et  françaises 
qui,  en  protégeant  nos  familles,  relieront  plus  étroitement  nos 
groupes  vivant  sous  les  deux  plus  puissants  drapeaux  du 
monde.  En  étant  plus  unis  par  cette  fraternité  nationale,  qui 
n'exclue  pas  les  autres,  nous  serons  plus  forts.  C'est  le  seul 
moyen  d'obtenir  toute  notre  influence,  à  l'Ouest,  à  l'Est,  au 
Nord,  au  Sud,  partout.  C'est  à  ce  prix,  et  à  ce  prix  seul,  que 
nous  pourrons  accomplir  tout  notre  devoir  comme  peuple  et 
marcher  avec  confiance  vers  les  destinées  glorieuses  qui  atten- 
dent les  races  fortes. 

J.  L  K.-Laflamme. 


Le  Journalisme  Canadien^Français 


ii 

L'article  que  j'ai  écrit  sur  ce  sujet,  dans  la  livraison  de 
mai,  n'était  pas  encore  imprimé,  que  les  journalistes  de  Québec 
s'étaient  déjà  formés  en  association,  C'est  donc  la  preuve 
qu'il  était  temps  de  parler  haut. 

J'ai  pu  dire  de  dures  vérités  Cependant,  j'ai  cru  qu'il 
valait  autant  être  franc,  une  bonne  fois,  et  dire  publiquement, 
ce  que  tout  le  monde  pense  tout  bas. 

Quelques-uns  pourront  croire,  peut-être,  que  j'ai  exagéré 
la  situation.  Quand  il  faut  sonder  une  plaie,  le  mieux  est 
encore  d'aller  au  fond.  On  est  sûr  de  son  affaire,  et  le  remède, 
ensuite,  est  plus  salutaire. 

L'initiative  prise  par  les  journalistes  Québecquois  est  fort 
louable.  Mais  je  me  permettrai  de  dire  que  ce  n'est  qu'un 
commencement. 

L'ancienen  association  de  la  presse,  fondée  il  y  a  déjà 
plusieurs  années,  était  tombée  dans  une  inertie  voisin  de  la 
mort.  Ceux  qui  la  composaient  n'étaient  plus  des  journalistes 
actifs  ;  c'étaient  des  journalistes  amateurs,  pour  la  plupart, 
qui  collaboraient,  par  ci  par  là,  aux  journaux,  et  qui,  réellement, 
ne  considéraient  leur  association  que  comme  un  titre  aux 
billets  de  faveur,  sur  les  chemins  de  fer. 

N'ayant  plus  d'intérêt  dans  la  carrière  active,  ils  se  sou- 
ciaient du  bien-être  et  du  perfectionnement  de  la  profession 
comme  de  leurs  premières  culottes. 

•^Les  véritables  journalistes  de  la  nouvelle  génération,  et 
même  ceux  de  l'ancienne,  qui  sont  restés  professionnels,  ont 
senti  le  besoin  de  remettre  l'association  sur  un  pied  plus  moderne 
et  plus  pratique.  Ils  se  sont  donc  réunis,  ont  nommé  des 
officiers  nouveaux,  pris  dans  les  rangs  militants  ;  c'est  tout  ce 
qu'il  y  a  de  mieux.  Il  fallait  commencer  par  là,  et  toute  nou- 
veauté, prise  au  bon  point  de  vue,  est  sûre  de  l'avenir. 

Cependant,  à  tout  mouvement,  il  faut  un  but.  C'est  le 
but  qui  fait  l'action.  Un  but  général  fait  l'action  générale  ; 
un  but  particulier,  la  fait  particulière. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  253 

La  nouvelle  association  de  la  presse,  à  Québec,  s'est-elle 
proposée  un  but  général  ou  particulier  ? 

Le  but  général  serait  l'amélioration  de  la  situation  des 
journalistes  et  l'avancement  de  la  profession. 

Est-ce  bien  là  le  but  que  se  sont  proposés  les  journalistes, 
en  se  réunissant  ?  • 

Il  a  été  question  d'un  comité  de  réception  des  journalistes 
étrangers,  lors  de  la  célébration  du  tricentenaire.  L'idée  est 
excellente.  Mais  il  paraîtra  étrange  qu'on  ait  songé  aux  autres, 
avant  de  songer  à  soi.  Je  ne  veux  pas  du  tout  m 'opposer,  en 
tant  que  journaliste,  à  ce  que  nous  accordions  l'hospitalité  la 
plus  large,  à  nos  confrères  étrangers,  qui  visiteront  notre  ville, 
dans  les  mois  de  juin  et  de  juillet.  Nous  ferons,  à  la  fois, 
œuvre  de  camarades  et  de  citoyens,  et  nous  aiderons  à  faire 
admirer  et  célébrer  notre  ville  et  notre  pays,  par  ceux  qui  sont, 
véritalbement,  la  renommée.  Notre  ville  bénéficiera  énormé- 
ment de  la  bonne  impression  qu'elle  fera  sur  les  représentants 
de  journaux  étrangers. 

Je  ne  dis  pas  que  les  journalistes  emipètent,  ainsi,  sur 
l'agréable  devoir  d'un  comité,  qui  aurait  dû,  tout  au  moins, 
prendre  l'initiative  et  la  direction  de  la  réception  à  faire  aux 
journalistes  étrangers  :  le  "  sous-comité  de  publicité  "  du 
comité  exécutif  du  tricentenaire.  Je  surprendrai  peut-être 
mes  lecteurs,  en  disant  qu'il  existe  un  "  sous-comité  de  publi- 
cité ",  composé,  si  je  ne  me  trompes,  des  rédacteurs  des  jour- 
naux de  Québec  et  de  Lévis,  et  de  quelques  hommes  d'affaires 
de  la  ville. 

Que  fait  ce  sous-comité  ?  Se  réunit-il  quelquefois  ? 
Fait-il  rapport  au  comité  exécutif  ?  Personne  n'en  entend 
parler.  Les  journalistes  qui  le  composent  ne  comprennent-ils 
pas  que  la  meilleure  réclame,  la  meilleure  publicité  qu'ils 
peuvent  donner  à  Québec  et  à  la  célébration,  c'est  de  voir  à 
ce  que  les  journalistes  étrangers  soient  bien  reçus,  bien  informés 
et  bien  guidés  dans  la  ville  ;  que  tout  ce  qu'ilr  apprennent,  c 
qu'ils  entendent  et  ce  qu'ils  voient  les  impressionnent  favora- 
blement, sur  notre  histoire,  nos  mœurs,  nos  habitudes,  notre 
vie  sociale  et  nationale,  notre  tolérance,  notre  largeur  d'esprit, 
notre  désir  de  vivre  en  harmonie  avec  tous  les  éléments  du 
Canada. 

Puisque  le  comité  exécutif  a  la  charge  d'organiser  les  fêtes 
et  d'en  faire  un  succès,  non  seulement  financier,  mais  aussi 
social  et  national,  il  semble  étrange  qu'un  sous-comité  aussi 


254  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

important  ne  donne  aucun  signe  de  vie,  et  qu'il  faille  que  les 
journalistes,  dont  le  travail  sera  quadruplé,  durant  les  fêtes 
— car  ils  devront  enregistrer  tous  les  détails  de  la  célébration 
et  être  sans  cesse  sur  les  dents  pour  renseigner  leurs  journaux — 
doivent  prendre  l'initiative  de  recevoir,  informer  et  guider  les 
journalistes  étrangers. 

Enfin,  cela  est  ?  Et  nous  ne  pouvons  trouver  plus  bel 
exemple  de  désintéressement  et  de  patriotisme  Ces  pauvres 
journalistes,  dont  la  situation  est  si  précaire,  dont  le  travail 
est  si  exténuant,  dont  les  services  sont  si  mal  payés,  dès  le 
premier  jour  qu'ils  se  réunissent,  pour  jeter  les  bases  d'une 
association  destinée  à  les  protéger,  ne  songent  pas  un  instant 
à  leur  propre  sort,  pour  ne  s'occuper  que  de  celui  de  leurs  con- 
frères étrangers,  qui  viendront  à  Québec,  et  de  la  bonne  répu- 
tation d'hospitalité  de  cette  ville,  ainsi  que  du  soin  de  sa 
renommée  historique  et  sociale. 

Quel  bel  exemple,  et  qui  prouve  jusqu'où  ces  nommes,  ces 
jeunes  gens  généreux,  qu'on  exploite,  savent  pousser  l'oubli 
d'eux-mêmes  ! 


Quel  autre  but  s'est-on  proposé,  en  réunissant  les  journa- 
listes, et  en  faisant  revivre  l'Association  de  la  Presse,  à  Québec  ? 

Je  cherche  vainement  la  résolution  qui  déclare  que  les 
journalistes,  dans  leurs  polémiques,  doivent  se  respecter,  et  se 
traiter  en  gentilshommes  ;  celle  qui  établit  un  certain  degré  de 
connaissances,  pour  être  admis  dans  la  profession  ;  celle  qui 
déclare  qu'un  journaliste,  digne  de  ce  nom,  mérite  un  salaire 
convenable  ;  celle  qui  affirme  qu'il  faut  s'entre-aider  mutuelle- 
ment ;  celle  qui  établit  le  principe  de  solidarité  ;  celle  qui 
proteste  contre  l'exploitation  dont  nous  sommes  l'objet  ;  celle, 
enfin,  qui  contient  l'affirmation  calejorique  et  précise,  que  le 
journalisme  est  la  profession  la  plus  noble  et  la  plus  digne,  et 
qu'elle  n'existe  pas  pour  l'unique  service  des  politiciens,  mais 
qu'elle  a  pour  but  de  renseigner  impartialement  le  peuple  sur 
les  événements  publics,  de  piopager  les  saines  doctrines,  de 
combattre  les  mauvaises  et  de  faire  l'éducation  intellectuelle 
et  morale  de  la  nation. 

Il  semble  donc  qu'il  faut  tout  refaire,  pour  faire  plus 
complètement. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  255 

Un  dernier  mot  : 

Ce  qu'il  faut  aux  journalistes  canadiens-français,  ce  n'est 
pas  une  organisation  locale,  dans  un  but  temporaire  et  parti- 
culier, mais  une  organisation  qui  couvre  tout  le  pays,  et  qui 
embrasse  toutes  ses  aspirations  et  tous  ses  besoins. 

On  a  commencé  une  petite  organisation,  avec  un  but  par- 
ticulier. Ce  commencement,  comme  je  l'ai  dit,  est  excellent, 
en  ce  sens  qu'il  démontre  de  façon  absolue,  la  nécessité  de  l'or- 
ganisation. C'est  un  pas  en  avant.  Mais  ne  nous  arrêtons 
pas  là.  Le  journalisme  canadien-français  a  absolument  besoin 
d'une  rénovation.  Les  vieux  disnet,  et  ils  ont  peut-être  raison, 
qu'il  est  inférieur,  en  qualité,  à  ce  qu'il  était,  il  y  a  trente  ans. 

La  génération  actuelle  devrait  faire  mieux  que  rétrograder. 

Max.  Max. 


Petite  France 


Un  Drame  : 

C'est  entre  les  lueurs  des  éclairs  jaillis  de  deux  épées 
françaises,  presqu'aux  mêmes  lieux,  bien  qu'à  deux  siècles 
d'intervalle,  que  se  déroule  cette  épopée  qui  a  nom  l'histoire  du 
Canada.  Sur  la  première  page,  héroïque  prologue,  datée  de 
1535,  Jacques  Cartier,  l'épée  haute,  étincelant  au  soleil  de 
juillet,  ouvre  ces  annales.     Entouré  de  son  équipage  agenouillé, 

il  prend  possession  de  ces  terres  au  nom  de  son  souverain 

Puis,  s'ouvre  cet  "  écrin  de  perles  ignorées  "  qui  embrasse 
entière  la  période  coloniale  française  ;  tissu  d'événements 
merveilleux,  où  les  prouesses,  les'  combats,  les  découvertes  et 
les  aventures  de  tout  genre,  se  détachent,  comme  des  têtes  de 
saints  d'une  fresque  du  moyen-âge  sur  le  fond  d'or  d'un  por- 
tique  

A  l'épilogue,  en  l'année  1759,  sous  un  ciel  gris  d'automne, 
l'on  aperçoit,  au  milieu  des  plaines  d'Abraham,  le  marquis  qui, 
i'épée  à  la  main,  conduit  ses  troupes  sur  les  batteries  anglaises, 
puis  tombe  mortellement  frappé,  signant  de  son  sang  le  dernier 
feuillet  de  ce  drame  national. 

Et,  le  traité  de  Paris,  enregistrant,  quatre  ans  plus  tard, 
la  cession  du  Canada  à  l'Angleterre.  Le  rideau  tombe  sur  cette 
scène  où  s'amoncellent  les  ruines  d'un  empire  colonial. 

*** 

Quels  souvenirs  ! 

Trois  siècles  durant,  au  milieu  des  alternatives  de  sa 
fortune,  la  France  monarchique  se  prit  de  tendre  affection 
pour  cette  aînée  de  ses  colonies  qui  s'appelait  le  Canada. 

C'était  une  rude  époque  pour  la  fondation  d'un  établisse- 
ment lointain.  L'Europe,  à  peine  remise  des  troubles  dont 
l'avaient  agitée  les  prétendants  à  l'empire,  toute  frémissante 
de  discordes  religieuses,  enfiévrée  d'expéditions  militaires,  et 
cependant  artistique  et  savante,  revenait,  après  un  long  détour, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  257 

aux  sources  du  beau,  ressuscitant  l'antiquité  et  ses  chefs- 
cT œuvres.  Sur  les  frontières  françaises,  les  Etats,  s'efforçant 
de  constituer  leur  unité  nationale,  s'affirmaient  comme  des 
rivaux  féroces  de  la  France,  et  se  disposaient  à  lui  disputer  la 
prépondérance.  Aussi,  ce  premier  essai  de  colonisation,  si  loin, 
en  Amérique,  tenté  entre  le  déclin  du  régime  féodal  et  l'aube 
de  l'âge  moderne,  témoigna  non  seulement  de  la  puissance  du 
royaume  de  France,  mais  encore  de  la  vitalité  de  la  race  qui 
l'hab'tait,  de  l'expansion  et  de  l'influence  de  son  génie.  Oeuvre 
à  la  fois  de  spontanéité  et  de  prévoyance,  tous  considérèrent 
cette  tentative  comme  la  prise  de  possession  d'un  monde  et  le 
germe  d'un  empire  futur. 

Pendant  les  intervalles  de  répit  que  lui  laissèrent  les  succès 
et  les  revers  de  ses  campagnes  d'Italie  ;  au  travers  de  ses  guerres 
de  religion  ;  au  plus  fort  des  troubles  de  la  Ligue  et  de  la  Fronde, 
en  dépit  des  embarras  créés  par  ses  discordes,  ainsi  qu'au 
milieu  des  fêtes  organisées  à  Versailles  en  l'honneur  de  ses 
nombreuses  victoires,  la  France  se  préoccupe  constamment  de 
cette  fille  établie  en  Amérique.  Depuis  François  1er  jusqu'à 
Louis  XV,  souverains  et  ministres  s'intéressèrent  aux  progrès 
et  à  l'avenir  de  la  nouvelle  colonie. 

Et  si  François  1er  et  ses  successeurs  parurent  se  rappeler 
que  le  nom  de  Nouvelle- France,  donné  à  ces  terres  par  Vérazzani, 
dans  l'hommage  qu'il  en  fit  à  son  royal  armateur,  avait  une 
portée  plus  haute  qu'une  flatterie  de  courtisan,  le  peuple,  de 
son  côté,  et  particulièrement  les  populations  de  la  Bretagne, 
de  la  Normandie  et  de  la  Saintonge,  se  souvinrent  toujours  que 
ces  compatriotes  d'outre-mer,  la  plupart  leurs  parents  ou  leurs 
amis,  avaient,  dans  un  jour  d'enthousiasme,  en  souvenir  du 
vieux  pays,  baptisé  cette  terre  du  nom  familier  et  si  touchant 
de  Petite  France. 

La  Nouvelle- France,  celle  des  traités,  a  disparu  ;  mais  la 
Petite  France,  celle  du  peuple,  survit.  Et  tant  qu'un  cœur 
canadien  battra  sur  les  bords  du  Saint-Laurent,  la  Petite  France 
comptera  un  autel  et  un  fidèle. 

Ce  fut  au  commencement  de  la  tâche  laborieuse  qu'elle 
avait  entreprise  que  la  France,  la  grande,  employa  la  valeur  de 
ses  capitaines  et  les  talents  de  ses  administrateurs.  Maintes 
fois,  elle  s'émut  aux  récits  des  aventures  et  des  périls  de  cette 
poignée  d'enfants  que  l'audace  d'un  de  ses  marins  et  la  sagesse 

d'un  ministre  avaient  jeté  de  l'autre  côté  de  l'eau La 

France  qui  confia  à  cette  petite  troupe  son  drapeau  fleurdelisé 


258  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

n'eût  point  lieu,  certes,  de  s'en  repentir  ;  jamais  mains  plus 
loyales  ne  le  défendirent  jusqu'au  dernier  jour  avec  plus  de 
constance  et  de  courage.  Elles  le  défendirent  avec  éclat,  ce 
drapeau,  contre  l'hostilité  des  tribus  indiennes,  d'abord,  puis, 
plus  tard,  en  face  de  l'ennemi  séculaire,  l'Anglais.  Et  pour- 
tant, pour  défendre  tant  d'honneur  et  d'mtérêts,  il  n'y  avait 
que  cette  troupe,  composée  de  matelots  et  de  soldats,  de 
quelques  artisans  et  laboureurs,  qui  ne  disposèrent  jamais  des 
forces  qu'exigeait  leur  œuvre.  Il  ne  tînt  pas  qu'à  eux  de 
conquérir  cette  partie  de  l'Amérique  du  Nord;  ce  qui  leur  fit 
défaut,  ce  furent  les  services  de  la  métropole  et,  aux  moments 
critiques,  décisifs,  l'appui,  la  voix  de  cette  patrie  alors  muette, 
et,  qu'en  dépit  de  son  indifférence  et  de  son  abandon,  ils 
saluaient,  expirants,  d'un  dernier  cri  de  fidélité  et  d'amour. 
Les  échos  des  Plaines  d'Abraham,  interrogés,  rediraient  encore 
ce  suprême  appel  de  nos  phalanges. 

Page  écourtée  de  nos  annales,  l'établissement  de  la  France 
au  Canada  restera  une  des  pages  émouvantes  et  la  plus  glorieuse 
de  l'histoire  coloniale  de  ce  pays.  Là,  en  effet,  sur  ce  vaste 
théâtre,  du  nord  de  l'Amérique,  au  milieu  des  solitudes  d'un 
continent  inexploré,  couvert  de  forêts,  sillonné  de  fleuves,, 
constellé  de  lacs,  peuplé  de  tribus  guerrières,  un  noyau  de 
Français  accomplit  pendant  deux  siècles  des  prodiges  d'hé- 
roïsme. Sur  cette  scène  d'un  genre  nouveau  pour  l'époque, 
et  dans  tous  les  rangs,  apparurent  de  vrais  héros  et  d'admirables 
talents  :  chefs  militaires,  administrateurs,  prélats,  mission- 
naires, découvreurs  ;  des  plus  haut  placés  aux  plus  humbles, 
à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  éclatent  un  même  élan  et  une 
même  ardeur.  C'est  comme  une  sève  généreuse  qui  circule 
dans  les  veines  de  ce  petit  peuple,  et  rend  l'esprit  de  sacrifice 
chose  si  simple  que  nul  n'en  est  surpris,  ne  s'en  prévaut  et  ne 
s'en  flatte. 

*** 

Aussi,  quelle  histoire  ! 

Cinq  années  sont  à  peine  écoulées  depuis  que  Christophe 
Colomb  a  doublé  la  terre  ;  le  pape  vient  de  faire  deux  parts 
égales  des  mondes  nouveaux,  donnant  l'une  à  l'Espagne  et 
l'autre  au  Portugal  ;  les  souverains,  mis  en  éveil,  lancent 
aussitôt  vers  cet  hémisphère  convoité,  à  travers  toutes  les 
mers,  des  découvreurs  à  leur  solde  ;  il  s'agit  d'arriver  premier  ; 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  259 

Ferdinand  le  Catholique,  en  Espagne  ;  Henri  II,  de  Portugal  ; 
Henri  VIII,  de  la  Grande  Bretagne  ;  François  1er,  de  France, 
en  envoient,  chacun,  trois  ou  quatre. 

Arrive  ce  jour  où  la  France,  obéissant  à  l'inspiration  du 
meilleur  de  ses  rois,  et  cherchant  un  remède  aux  discussions 
religieuses  qui  l'agitent,  veut  fonder,  en  Amérique,  une  colonie 
ouverte  aux  reformés.  Ce  sera  pour  ceux-ci  un  asile  sûr  où 
ils  seront  à  'abri  des  persécutions  ;  pour  le  royaume,  c'est  la 
suppression  de  sanglants  conflits  ;  dans  l'avenir,  ce  sera  un 
débouché  pour  les  produits  de  l'industrie  française,  un  comp- 
toir pour  le  commerce  du  pays.  De  cette  pensée  datent  les 
premiers  établissements  de  l'Acadie  et  les  désastreuses  tenta- 
tives des  Huguenots,  Desmonts  et  Pontraincourt,  dont  les 
flotilles  disparurent  dans  deux  effroyables  sinistres.  Deux 
tempêtes  de  moins  et  le  sort  du  nouveau  continent  devenait 
tout  autre  ;  au  lieu  de  la  race  anglo-saxonne,  la  race  française 

dominerait  aujourd'hui  dans  l'Amérique  du  Nord- A  quoi 

tient  cependant  la  destinée  d'un  monde  ! 

Au  même  moment,  Jacques  Cartier  remontait  le  Saint- 
Laurent  et  reconnaissait  les  sites  où,  plus  tard,  Champlain 
devait  fonder  Québec,  et  Maisonneuve  Montréal. 

Alors  les  guerres  indiennes  commencent  et  se  continuent 
sans  trêve  ni  merci.  Au  milieu  de  ces  lattes  où  chaque  colon, 
sous  peine  de  mort,  doit  cultiver,  la  pioche  d'une  main,  et  le 
mousquet  de  l'autre,  s'élèvent  les  premiers  établissements 
hospitaliers  :  monastères,  hôpitaux,  maisons  d'éducation.  Les 
terres  sont  défrichées  et  les  champs  se  couvrent  de  moissons. 
Autour  d'une  église,  d'un  manoir  seigneurial,  se  groupent  les 
maisons  des  censitaires  ;  le  village  naît.  Les  forts,  jetés  de  ci 
de  là,  étendent  au  loin,  leur  cordon  protecteur  ;  l'administration 
s'organise,  fonctionne  ;  l'impulsion  est  donnée  ;  la  colonie  a 
une  tête,  des  membres,  elle  prend  corps  enfin  :  le  Canada  est 
fondé. 

Arrivent  les  expéditions,  les  découvertes,  qui  ouvrent  le 
pays  et  reculent  de  tous  côtés  les  limites  de  la  colonie.  Les 
premiers  explorateurs  nous  font  connaître  la  1  égion  des  lacs  ; 
les  coureurs  de  bois  s'enfoncent  plus  avant,  pénètrent  dans 
l'Ouest,  si  loin,  si  loin,  et  portent  nos  frontières,  là-bas,  jus- 
qu'aux pieds  des  Montagnes  Rocheuses.  Grâce  à  eux  main- 
tenant le  Canada  s'étend  de  l'embouchure  du  Saint-Laurent  à 
celle  du  Mississipi,  et  des  rivages  de  l'Atlantique  au  centre  des 

Illinois La  Petite  France  dépasse  la  grande  en  étendue. 

Mais  le  drame  se  complique. 


260  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Etablis  en  Amérique  plus  d'un  demi-siècle  après  les 
Français,  les  Anglais,  que  fortifie,  de  jour  en  jour,  un  courant 
continue  d'immigration,  jalousent  les  succès  de  leurs  séculaires 
ennemis  ;  envieux  de  leurs  possessions,  les  voilà  qui  rallument 
sur  ce  sol  les  vieilles  haines  nationales  ;  et  les  préjugés,  les 
rancunes,  l'opposition  des  intérêts,  envenimant  les  rapports 
de  voisinage,  la  guerre  éclate  ;  l'Amérique,  elle  aussi,  aura  sa 
guerre  de  Cent  Ans.     Elle  dura  même  un  siècle  et  demi. 

C'est  alors  que  se  déroule  ce  tissu  d'événements  merveil- 
leux, qui  forme  le  nœud  du  drame.  Rien  ne  manque  à  l' épopée. 
Il  y  a  des  découvreurs  ;  il  y  a  des  militaires  de  génie  dont  les 
exploits  rappellent  ceux  des  anciens  ;  comme  dans  la  grande 
France,  on  y  voit  une  héroïne.  Faut-il  citer  un  grand  admi- 
nistrateur ?    Talon Il  y  a  un  prélat  illustre  qui  devient 

la  tige  des  archevêques  de  Québec.  Cherchez-vous  des  mar- 
tyrs ?  Il  y  en  a.  Des  victoires,  des  sièges  ?  Rappelons-nous 
chaque  engagement,  chaque  assaut.     Oui  :] 

"  O  notre  histoire,  écrin  de  perles  ignorées  l  " 

Nous  le  répétons,  rien  ne  manque.  Mon  Dieu  !  il  fallait 
un  chapitre  de  douloureux  exode,  un  acte  barbare  qui  ferait 
couler  des  larmes  et  du  sang  à  flots,  quelque  chose,  enfin,  qui 
fût  sans  analogie  dans  l'histoire  de  ce  temps-là  et  qui  surpassât 
en  cruauté  ces  enlèvements  de  peuples  que,  autrefois,  des 
despotes  de  l'Asie  traînaient  à  la  suite  de  leurs  hordes  ;  nous 
avons  cette  odieuse  transportation  en  masse  de  nos  frères 
d'Acadie,  au  mépris  de  la  foi  jurée. — L'histoire  et  la  poésie, 
vengeant  la  justice  et  le  droit  outragés,  se  sont  chargées  de 
flétrir  les  coupables.  Sur  l'emplacement  des  ruines  embrasées 
de  leurs  foyers,  de  leurs  champs  dévastés  et  de  leurs  troupeaux 
détruits  ;  aux  lieux  mêmes,  où  cette  population  jetée  par 
groupes  sur  cent  rivages,  vivait  paisiblement,  plane,  comme  un 
éternel  remords,  le  fantôme  de  ce  peuple  agricole  et  pasteur, 
la  poétique  figure  d'Evangéline,  cette  fiancée  qui  mourut 
vierge  et  dont  la  destinée  et  les  malheurs  ont  assuré  l'immor- 
talité à  celui  qui  les  a  chantés  dans  un  impérissable  poème 

Deux  grandes  figures,  deux  caractères,  résument  cette 
Iliade  coloniale.  L'un,  modeste  pilote  de  Saint-Malo,  repré- 
sente la  hardiesse  d'esprit  unie  à  la  foi,  la  patience  doublée  de 
décision  et  d'audace  ;  vertus  qui  semblent  s'exclure,  mais  qu'on 
trouve  à  un  haut  degré  dans  cette  bourgeoisie  virile  de  marins 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  261 

et  de  marchands  du  seizième  siècle. — L'autre,  âme  généreuse, 
cœur  intrépide,  porte  sur  les  champs  de  bataille  du  Nouveau- 
Monde,  le  courage  chevaleresque  des  soldats  de  Fontenoy. 
Chargé  de  livrer  le  dernier  combat  et  voyant  la  victoire  infidèle, 
Montcalm  sût  ravir  encore,  par  l'héroïsme  de  sa  mort,  une 
part  de  la  gloire  de  son  vainqueur.  L'un  ouvre  le  drame  ; 
l'autre  en  marque  l'épilogue. 

La  perte  de  cette  province  extérieure  fut  pour  la  France 
une  diminution  de  force  et  de  prestige  ;  comme  le  serait  pour 
une  famille  la  mort  d'un  de  ses  fils  dévoués  en  qui  les  parents 
ont  placé,  avec  leurs  affections  les  plus  chères,  les  espérances 
de  leur  vieillesse.  Cette  mutilation  fut  comme  un  'ambeau  de 
chair  violemment  arraché  des  flancs  de  la  mère-patrie.  La 
plaie,   maintenant  cicatrisée,   s'ouvre  à  certains  jours  ;  elle 

saigne  même,  parfois et  pas  une  âme  française,  en  visitant 

nos  villes  et  en  parcourant  nos  campagnes,  ne  verra  sans 
émotion  revivre  les  mœurs,  les  coutumes  de  ses  aïeux,  n'en- 
tendra, sans  tressaillir,  résonner  à  son  oreille  cette  langue 
française,  qu'on  dirait  avoir  été  expressément  formée  pour 
faciliter,  parmi  les  hommes,  l'échange  des  sentiments  et  des 
idées  ;  car  nulle,  en  sa  précision  et  sa  clarté,  n'exprime  mieux 
qu'elle,  et  sans  équivoque,  tout  ce  que  l'esprit  conçoit  d'hon- 
nête et  de  beau,  tout  ce  que  le  cœur  ressent  de  bon  et  de 
généreux. 

*** 

La  puissance  française  vient  de  disparaître  pour  toujours 
de  l'Amérique  du  Nord.  Une  superbe  incurie  vient  de  faire 
perdre  à  la  France  l'occasion  la  plus  favorable  d'agrandissement 
et  de  puissance.  Le  beau  rêve  de  Richelieu,  de  Colbert  et  de 
Vauban,  de  faire  de  ce  côté-ci  de  l'océan  une  nouvelle  France 
forte  et  heureuse  n'a  pas  été  réalisé.  "  Lorsque  l'on  réfléchit 
"  à  toute  cette  puissance  perdue,  dit  M.  E.  Rameau,  lorsque 
u  l'on  étudie  dans  notre  histoire  les  visées  creuses,  les  ambitions 
"  irrationnelles,  les  passions  misérables  auxquelles  on  a  sacrifié 
"  à  grands  frais  ce  magnifique  avenir,  le  cœur  se  soulève  de 
"  œgrets  et  d'indignation  contre  la  politique  et  le  système  qui 
"  ruinèrent  les  forces  de  la  France  et  la  contraignirent  aux 
"  tristes  nécessités  de  la  révolution." 

Quant  à  nous,  ne  portons  pas  de  jugement.  Un  orateur 
a  dit  :  "  Que  la  France  est  difficile  à  juger  !  "  L'on  dirait 
que  cette  parole  est  à  notre  adresse.     "  Jl  nous  est  plus  difficile 


262  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"  qu'à  toute  autre  nation,  a  dit,  en  effet,  un  de  nos  orateurs, 
"  M.  Thos  Chapais,  de  juger  la  France  avec  cette  impaitialité 
"  froide  qui  est  un  des  attributs  de  la  justice.  Son  sang  bouil- 
"  lonne  dans  nos  veines.  Elle  a  été  la  mère  de  notre  natio- 
"  nalité,  elle  est  restée  la  mère  de  nos  intelligences.  Ses 
"  vieilles  chansons  ont  bercé  nos  premiers  sommeils  et,  en  appre- 
"  nant  notre  histoire,  nous  y  avons  trouvé,  pendant  un  siècle 
"  et  demi,  le  prolongement  de  la  sienne." 

Les  Anglais  sont  donc  nos  maîtres.  Notre  résistance  a 
été  héroïque.  De  suprêmes  efforts  ont  épuisé  le  dernier 
homme  et  le  dernier  écu.  Que  vont  devenir,  à  présent,  les 
pauvres  colons  canadiens-français,  séparés  de  la  mère-patrie  ? 

La  Providence  veille  sur  eux C'est  à  ce  moment  qu'entre 

en  lice  le  clergé  canadien  qui  commence  son  œuvre  de  paix  et 
de  régénération.  Les  colons  français,  abandonnés  par  leur 
mère,  maltraités  par  leurs  nouveaux  maîtres,  se  tournent  vers 
l'Eglise  et  identifient,  pour  ainsi  dire,  leur  vie  nationale  avec 
leur  vie  religieuse.  De  cette  identification  sortira  cette  belle 
institution  de  la  paroisse  canadienne-française  qui  sera  la 
raison  de  notre  survivance  et  de  notre  multiplication  sous  la 
domination  anglaise  ;  la  condition  de  notre  grandeur  future. 

Toutefois,  pour  le  moment,  le  pays,  calme  à  la  surface* 
est  encore  t-  es  agité  au  fond. 

Chaque  jour,  les  nouveaux  occupants  outrageaient  nos 
populations  au  sujet  de  leurs  croyances,  ou  les  lésaient  dans 
leurs  droits.  La  lutte  se  continuait  latente,  mais  opiniâtre. 
De  militaire  elle  était  devenue  politique.  Les  délibérations 
secrètes  des  Conseils,  les  lentes  procédures  des  Assemblées, 
remplacèrent  l'agitation  des  camps  et  les  coups  de  mains. 
A  vrai  dire,  cette  tactique  nouvelle,  sournoise,  embarrassa  un 
peu  les  vaincus  dans  les  commencements  ;  mais  dans  leur 
bouche,  muette  au  début,  la  paro]e  devint  bientôt  aussi  dan- 
gereuse que  l'épée  l'avait  été  dans  les  mains  de  leurs  pères. 
Ils  se  servirent  de  la  nouvelle  arme  légale  avec  autant  de 
prudence  que  d'habileté.  La  bataille  recommençait  donc, 
acharnée.  Pour  ce  peuple,  demeuré  fidèle  à  son  origine  et  à 
sa  foi,  l'enjeu  du  combat  en  valait  la  peine  ;  il  n'y  allait  rien 
moins  que  de  son  existence  même.  Pour  lui,  il  s'agissait  de 
ne  point  se  laisser  enlever  les  deux  biens  qui,  pour  l'homme, 
représentent  tout  ici-bas,  cœur  et  esprit,  sentiment  et  raison  : 
c'est-à-dire,  sa  langue  et  sa  religion.-- Ravir  à  la  fois  le  Dieu 
et  le  Verbe  d'un  peuple,  c'est  plus  que  le  détruire,  c'est  l'avilir; 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  263 

car,  dans  la  vie  mécannique  où  il  s'agitera  désormais,  il  ne 
conserve  que  juste  le  degré  de  sensibilité  nécessaire  pour  res- 
sentir l'insulte  et  la  honte. 

Le  premier  succès  qu'obtinrent  les  Canadiens  date  de  1791- 
Ce  fut  l'octroi  d'une  constitution,  grâce  à  une  proposition  faite 
par  le  célèbie  Pitt  ;  une  sorte  de  régime  parlementaire  rem- 
placerait l'autorité  absolue  des  gouverneurs.  Ce  n'était  pas 
la  liberté,  ni  l'égalité  des  droits  et  des  fonctions  réclamées  ; 
mais  les  moyens  de  les  acquérir.  Dès  ce  moment,  les  deux 
partis,  excités  par  des  provocations  mutuelles,  luttèrent  à 
visage  découvert,  aux  applaudissements  d'un  public  attentif. 
Si  les  guerres  de  l'époque  précédente  avaient  eu  leurs  illustra- 
tions, les  luttes  parlementaires  eurent  aussi  les  leurs.  Grâce 
à  l'éloquence  et  à  l'énergie  de  valeureux  tribuns,  grâce  aussi 
aux  efforts  constants  et  éclairés  d'un  clergé  patriote,  nous 
conservâmes  notre  langue,  nos  lois  et  nos  droits  religieux. 

Quelques  années  auparavant,  la  guerre  de  l 'indépendance 
des  Etats-Unis  avait  servi  es  intérêts  de  nos  compatriotes  >' 
car  l'Angleterre,  redoutant  la  contagion  de  la  révolte  de  ses 
colonies,  effrayée  cle  la  propagande  des  agents  des  Etats 
rebelles,  devint  tout-à-coup  conciliante,  et  céda  sur  maints 
points  disputés  jusqu'alors  avec  acharnement. 

La  révolution  de  1837,  dernière  explosion  d'un  patriotisme 
réduit  au  désespoir  par  un  arbitraire  renouvelé  des  plus  mau- 
vais jours,  assura,  une  fois  pour  toutes,  au  peuple  vaincu, 
mais  non  asservi,  cette  liberté  politique  sans  laquelle  toutes 
les  autres  sont  précaires.  Douze  canadiens,  esprits  d'élite, 
payèrent  de  leur  tête  ce  triomphe  d'une  juste  cause. 

Alors,  le  pays  entier  commença  à  se  développer  pour  de 
bon.  De  nouvelles  colonies  naquirent  à  la  vie  politique.  Les 
provinces,  aujourd'hui  confédérées,  se  développèrent,  grâce  à 
l'immigration  et  aux  progrès  de  la  natalité.  Enfin,  en  1866, 
les  délégués  de  toutes  les  provinces  de  l'Amérique  Britannique 
du  Nord,  assemblés  à  Québec,  adoptaient,  sous  le  nom  de 
The  Dominion  of  Canada,  les  bases  d'un  système  fédératif 
que  le  parlement  de  la  Grande  Bretagne  déclara  loi  du  royaume, 
le  1er  juillet  cle  la  même  année.  Puis,  successivement,  qui, 
grâce  au  rachat  par  l'Angleterre  des  territoires  octroyés  autre- 
fois à  la  compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  ;  qui,  volontairement, 
de  nouvelles  provinces  entrèrent  dans  l'association .% Aujour- 
d'hui, grâce  à  ces  acquisitions  successives,  le  Canada,  qui 
dépasse  en  étendue  la  superficie  des  Etats-Unis,    voit  ti  oi  fc 


264  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

océans  :  Y  Atlantique,  le  Pacifique  et  la  mer  Glaciale,  former  la 
mobile  ceinture  de  ses  3,500  lieues  de  rivages. 

*** 

Et,  malgré  le  drapeau  d'Albion  qui  flotte  sur  tous  les 
points  de  cette  immense  étendue  de  terre  ;  au  centre,  il  y  a  un 
endroit  qui  reste  toujours  la  Petite  France,  où  la  langue  de  la 
Grande,  ses  mœurs  et  jusqu'à  ses  légendes,  se  sont  conservées 
plus  vivantes  encore  que  chez  elle.  Quand  un  Français  raconte 
ce  pays  lointain,  décrit  les  scènes  de  cette  nature  sauvage  ou 
cultivée,  mais  partout  pittoresque,  il  doit  lui  sembler  qu'il 
découvre  à  nouveau  une  province  du  vieux  pays.  En  effet, 
quelque  part  où  il  ira  :  à  travers  nos  bois,  nos  fleuves,  nos  lacs 
et  notre  golfe  ;  aux  sommets  de  nos  montagnes  comme  au  fond 
de  nos  vallées  ;  sur  les  rivages  du  Saint-Laurent  ou  du  Mississipi, 
aux  bords  de  l'Atlantique  et  jusque  sur  les  banquises  de  la  mer 
polaire,  il  retrouvera  les  traces  des  explorateurs  de  son  pays, 
les  ruines  des  forts  qui  lui  ont  appartenu,  les  vestiges  de  ses 
expéditions  militaires  et  ceux  de  cette  légion  d'aventuriers  : 
voyageurs,  corsaires  ou  trappeurs,  qui,  un  siècle  avant  les 
Américains,  pénétrèrent  dans  le  Far  West,  marquant  de  leur 
hutte  de  pionnier  ou  de  leur  poste  de  trappeur,  avec  une 
étonnante  sagacité,  les  endroits  où  s'élèvent  aujourd'hui  des 
villes  populeuses  ;  frayant,  au  milieu  des  solitudes,  les  sentiers 
sur  lesquels  l'industrie  n'a  plus  eu  qu'à  poser  ses  rails.  Ce 
Français  pourra  dire,  avec  un  légitime  orgueil,  malgré  tout,  et 
en  dépit  des  millions  d'Anglo- Américains  qui  couvriront  bientôt 
ce  continent,  que  l'occupation  de  ses  ancêtres  ne  s'y  effacera 
jamais Toujours,  il  rencontrera  quelqu'épave  du  naufrage  ! 

Et,  de  ce  mot  Canada,  resté  quand  même  en  dépit  de  la 
dénomination  Dominion,  comme  protestation  des  sentiments 
et  des  souvenirs,  surgit-il  un  reproche  à  la  mère-patrie  ;  ou 
demeure-t-il  ainsi  que  la  compensation  des  sacrifices  accomplis 
jadis  ?  Qu'importe  !  réparation  de  l'histoire  ou  dédommage- 
ment de  la  postérité,  le  Canada,  celui  de  Jacques-Cartier,  fut, 
sera  et  reste  toujours  la  Petite  France  ! 

Damase  Potvin. 


Revue  des  Faits  et  des  Oeuvres 


Les  derniers  événements. 

Au  moment  où  le  quatrième  numéro  de  la  Revue  va  sous 
presse,  de  grands  événements  viennent  d'avoir  lieu  à  Québec 
qui  demandent  plus  qu'une  mention  ordinaire.  Le  dévoile- 
ment du  Monument  Laval,  le  Congrès  des  Jeunes,  la  célébra- 
tion de  la  fête  nationale  des  Canadiens-Français,  ont  fait  de 
la  vieille  cité  de  Champlain  le  théâtre  de  réjouissances  patrio- 
tiques exceptionnellement  éclatantes.  Aussi  avons-nous  cru 
bon  de  renvoyer  à  un  prochain  numéro  le  plaisir  d'en  parler 
au  long,  à  cause  de  la  distance  qui  nous  en  séparera  déjà,  pour 
en  tirer  les  enseignements  que  nous  y  avons  puisés,    ggg    <**|g| 

D'autre  part,  la  fête  nationale  ne  passe  pas  inaperçue 
chez  nos  compatriotes  des  Etats-Unis.  Et,  pendant  que  des 
milliers  des  leurs  étaient  à  nos  côtés  pour  glorifier  Laval,  les 
Franco- Américains  célébraient  sur  des  centaines  de  points 
de  la  Nouvelle- Angleterre,  dans  les  Etats  de  l'Ouest  ou  du 
centre,  les  gloires  nationales,  les  hauts  faits  des  ancêtres,  et 
formulaient  dans  des  accents  d'une  touchante  confiance 
leurs  espoirs  en  de  glorieux  lendemains.  Pour  eux  aussi,  il 
faudra  les  avoir  vus  à  l'œuvre,  il  faudra  avoir  entendu  leurs 
chants,  écouté  leurs  discours,  avant  de  mettre  sous  les  yeux 
de  nos  lecteurs  le  sens  exact  des  manifestations  qui,  chez  eux, 
allient  si  bien  le  culte  des  vieux  souvenirs  patriotiques  et  la 
fidélité  aux  traditions  saintes  de  la  race,  à  la  loyauté  géné- 
reuse et  fière  qu'ils  accordent  sans  réserve  à  leur  nouveau 
drapeau.  Au  mois  prochain  le  plaisir  de  cueillir  ensemble 
et  de  former  en  bouquet  les  fleurs  précieuses  qui  se  sont  épa- 
nouies, il  n'y  a  pas  encore  une  semaine,  et  des  deux  côtés  de 
la  frontière,  sous  la  chaude  influence  des  souvenirs  et  des 
espoirs  patriotiques  ! 

*** 


266  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

François  Coppée. 

•Nous  empruntons  à  Y  Univers  de  Paris  ces  notes  biogra- 
phiques consacrées  à  l'un  des  grands  poètes  français  de  notre 
époque,  François  Coppée,  décédé  il  y  a  quelques  semaines. 

C'est  en  1886,  écrit  Y  Univers,  que  François  Coppée — 
parisien  de  Paris,  fils  d'un  employé  au  ministère  de  la  guerre 
— débuta  dans  la  carrière  littéraire  en  publiant  son  premier 
recueil  de  vers,  intitulé  le  Reliquaire.  Il  avait  vingt-quatre 
ans  et  travaillait  comme  commis  chez  un  architecte,  après 
avoir  fait  ses  études,  jusqu'à  la  troisième,  au  lycée  Saint-Louis. 
Et  quoique  l'époque  parût  peu  propice  à  l'éclosion  d'une  gloire 
poétique, — alors  qu'on  ne  lisait  et  ne  voulait  lire,  parmi  le 
grand  public  d'autres  vers  que  ceux  de  Hugo — le  jeune  poète 
obtint  bientôt  une  notoriété  qu'il  n'avait  pas  dû  espérer. 
Cette  notoriété,  il  la  dut  tout  d'abord  au  genre  qu'il  avait 
adopté,  et  au  "  métier  "  dont,  dès  ses  premiers  essais,  il  fit 
preuve.  Il  eut,  d'ailleurs,  la  bonne  fortune  d'être,  au  théâtre, 
interprété,  dès  le  début,  par  des  artistes  peu  banales  :  car  ce 
furent  Mme  Agar  et  Mme  Sarah  Bernhardt  qui,  le  14  janvier 
1869,  créèrent,  à  YOdêon,  cette  exquise  petite  comédie  qu'est 
le  Passant.  Entre-temps,  il  avait  publié,  en  1868,  un  deux- 
ième volume  de  vers,  intitulé  Intimités,  après  lequel  vinrent, 
coup  sur  coup,  les  Humbles  (1872),  le  Cahier  rouge  (1874), 
Promenades  et  intérieurs  (1875)  et  Récits  et  Elégies  (1878)  ; 
cependant  qu'au  théâtre,  il  donnait  en  collaboration  avec 
Verlaine,  la  revue  Tout-Paris  à  Bobino,  puis  Deux  douleurs, 
Fais  ce  que  dois,  Y  Abandonnée,  les  Bijoux  de  la  délivrance  et 
enfin  le  Luthier  de  Crémone,  qui  fut  son  principal  succès. 

En  1884,  l'Académie  française  l'élut,  et  il  continua  son 
œuvre.  On  eut  encore  de  lui,  au  théâtre,  la  Guerre  de  cent 
ans,  le  Trésor,  la  Bataille  d'Hernani,  la  Maison  de  Molière, 
Madame  de  Maintenon,  Severo  Toselli,  les  Jacobites  et  Pour 
la  Couronne.  Il  publia,  dans  cette  période,  plusieurs  séries 
de  contes  en  prose,  que  couronna  son  grand  roman,  le  Cou- 
pable. 

Pendant  toute  cette  partie  de  sa  vie,  François  Coppée 
s'était  tenu  éloigné  de  toute  pratique  religieuse.  Mais,  loin 
de  se  montrer  hostile  à  l'Eglise,  il  exprimait,  dans  la  plupart 
de  ses  ouvrages,  des  sentiments  qui  révélaient  un  catholicisme 
instinctif. 

En  1896,  il  fit  une  grave  maladie  qui  rendit  nécessaire 
une   opération  dangereuse.    Il  demanda  un  confesseur.    Ce 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  267 

fut  M.  l'abbé  Bouquet,  alors  aumônier  du  lycée  Saint-Louis, 
sacré  depuis  évêque  de  Chartres,  qui  le  cathéchisa,  le  prépara- 
le  confessa  et  lui  donna  les  sacrements.  Rendu  à  la  santé, 
il  eut  à  cœur  de  publier  dans  une  série  d'articles  réunis  ensuite 
en  volume  sous  le  ittre  :  La  Bonne  souffrance,  le  récit  de  cette 
maladie  qui  lui  avait  guéri  l'esprit. 

"  Si  j'avais  fait  un  peu  de  bien  au  cours  de  ma  vie,  écrivait- 
il,  car,  en  somme,  je  ne  suis  pas  méchant,  Dieu  m'en  a  récom- 
pensé avec  une  générosité  magnifique  en  épargnant  en  moi 
ce  germe  d'innocence  et  de  naïveté  que  j'y  sens  aujourd'hui 
refleurir." 

Il  ne  cessa,  depuis  ce  temps,  de  vivre  en  bon  chrétion 
et  sa  simplicité  native  prit  ainsi  son  vrai  caractère,  auquel 
toute  la  presse,  aujourd'hui,  rend  justice  avec  émotion. 

La  pièce  suivante  est  cueillie  au  hasard  dans  l'œuvre  de  ce 
poète  bienfaisant. 

LES  LARMES 


J'aurai  cinquante  ans  tout  à  l'heure  ; 
Je  m'y  résigne,  Dieu  merci  I 
Mais  j'ai  ce  très  grave  souci  : 
Plus  je  vieillis,  et  moins  je  pleure  | 

Je  souffre  pourtant  aujourd'hui 
Comme  jaais,  et  je  m'honore 
De  sentir  vivement  encore 
Toutes  les  misères  d'autrui. 

Oh  1  la  bonne  source  attendrie 
Qui  me  montait  du  cœur  aux  yeux  1 
Suis-je  à  ce  point  devenu  vieux 
Qu'elle  soit  près  d'être  tarie  ? 

Pour  mes  amis  dans  la  douleur, 
Pour  moi-même,  quoi  ?  plus  de  larme 
Qui  tempère,  console  et  charme, 
Un  instant,  ma  peine  ou  la  leur  ! 

Hier  encor,  par  ce  froid  si  rude, 
Devant  ce  pauvre  presque  nu, 
J'ai  donné,  mais  sans  être  ému, 
J'ai  donné,  mais  par  habitude  ; 

Et  ce  triste  veuf,  l'autre  soir, 
Sans  que  de  mes  yeux  soit  sortie 
Une  larme  de  sympathie, 
M'a^confié  son  désespoir. 


268  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Est-ce  donc  vrai  ?  Le  cœur  se  lasse, 
Comme  le  corps  va  se  courbant  ; 
En  moi  seul  toujours  m' absorbant, 
J'irais,  vieillard  à  tête  basse  ? 

Non  !  C'est  mourir  plus  qu'à  moitié  1 
Je  prétends,  cruelle  nature, 
Résistant  à  ta  loi  si  dure, 
Garder  intacte  ma  pitié. 

Oh  !  les  cheveux  blancs  et  les  rides  ! 
Je  les  accepte,  j'y  consens  ; 
Mais,  au  moins,  jusqu'en  mes  vieux  ans, 
Que  mes  yeux  ne  soient  point  arides  ! 

Car  l'homme  n'est  laid  ni  pervers 
Qu'au  regard  sec  de  l'égoïsme, 
Et  l'eau  d'une  larme  est  un  prisme 
Qui  transfigure  l'univers. 

Louis  Fréchette 

Celui  que  les  Canadiens-français  reconnaissaient,  depuis^ 
Crémazie,  comme  leur  poète  national,  vient  de  mourir  à  Mont- 
réal,  après  une  maladie  de  quelques  heures. 

M.  Louis  Fréchette  est  né  à  la  Pointe-Lévis,  en  1839- 
Après  un  séjour  aux  Etats-Unis,  séjoux  qui  fut  marqué  par  la 
publication  d'un  pamphlet  :  "  La  voix  d'un  exilé,"  notre 
compatriote  était  à  son  retour  élu  à  la  Législature. 

En  1880,  l'Académie  Française  couronnait  "  Fleurs 
boréales  "  et  "  Oiseaux  de  Neige  "  qui  forment  un  troisième 
volume  après  "  Mes  loisirs  "  et  "  Pêle-mêle." 

M.  Fréchette  s'est  aussi  révélé  dramaturge  en  donnant 
aux  lettres  canadiennes  :  "  Papineau  "  et  "  Véronice." 

La  "  Légende  d'un  peuple  "  reste  son  principal  ouvrage. 

M.  Albert  Lozeau,  un  de  nos  jeunes  poètes  le  plus  en  renom 
a  déposé  sur  sa  tombe  ce  témoignage  ému  : 

"  De  tous  nos  poètes,  Fréchette  fut  certainement  le  plu» 
fécond  et  le  plus  artiste.  Sa  connaissance  des  mœurs  et  du 
language  des  "  habitants  "  du  pays  s'est  exprimée  en  des  contes 
pittoresques  lesquels  constituent  la  partie  la  plus  savoureuse 
et  originale  de  son  œuvre  en  prose. 

"  M.  Fréchette  accueillait  avec  bonhomie  la  jeunesse  ; 
on  l'a  même  vu,  malade,  rendre  visite  à  des  confrères  dont  il 
avait  plus  de  deux  fois  l'âge,  pour  leur  serrer  la  main  et  leur 
dire  un  mot  d'encouragement.  M.  Fléchette  était  bon  et 
doué  d'une  exquise  sensibilité. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  269 

"  On  Ta  souvent  critiqué  et  parfois  dénigré  ;  c'est  la 
rançon  du  succès. 

"  Mais  ses  beaux  vers  patriotiques  resteront  à  la  gloire 
du  Canada  et  de  la  France  ;  et  le  souvenir  de  l'homme  tendre 
qu'il  fut  ne  périra  pas." 

Un  journal  anglais  de  Montréal,  le  Daily  Star,  a  consacré 
à  l'écrivain  disparu  un  article  élogieux  où  il  déclare  que  le 
talent  de  Fréchette  suffirait  à  engager  ceux  qui  ne  connaissent 
pas  notre  langue  à  l'apprendre  à  cause  des  beautés  que  ses 
poèmes  nous  révèlent. 

C'est  assurément  une  des  grandes  figures  de  notre  litté- 
rature nationale,  sinon  la  plus  grande,  qui  disparait.  Nos 
lecteurs  nous  sauront  gré  de  leur  donner  ici  les  derniers  chants 
de  ce  poète  où  l'on  semble  reconnaître  une  sorte  de  prévision 
d'une  fin  que  lui-même  sentait  prochaine. 

"  Pourquoi  craindre  la  Mort,  la  grande  inévitable  ? 
Qu'elle  soit  le  repos,  qu'elle  soit  le  réveil, 
Pourquoi  de  cette  aurore  ou  de  ce  bon  sommeil 
Se  faire  si  souvent  un  spectre  redoutable  ? 

"  Aucun  fantôme  n'est  effrayant  au  soleil. . 
De  même  qu'on  accueille  un  ami  véritable, 
Si  l'hôte  au  front  pâli  prend  place  à  votre  table, 
Levez  en  son  honneur  la  coupe  au  jus  vermeil. 

"  Pour  moi,  je  me  confie  à  la  Justice  immense. 
Or  ta  justice,  à  toi  Seigneur,  c'est  la  Clémence  ! 
Aussi  par  ta  bonté  céleste  rassuré, 

"  Quand  le  terme  viendra  de  ma  course  éphémère, 
Je  pencherai  ma  tête  et  je  m'endormirai 
Sans  peur,  comme  un  enfant  sur  le  sein  de  sa  mère." 

L'envers  de  l'amour 

Un  incident  dont  le  Sun  de  New- York  a  été  l'instrument 
n'est  pas  loin  de  donner  une  saveur  spéciale  aux  caresses  que 
nous  font  en  ce  moment  nos  amis  et  "  frères  "  anglo-saxons. 
Il  s'agit  d'un  canadien-anglais  qui  a  entrepris  de  dire  aux 
américains  ce  que  signifie  le  mot  "  Canuck,"  Don't  yer  know  î 
Lisons  d'abord  ce  que  ce  chatouilleux  personnage  écrit  au 
Sun. 

"  Il  semble  exister  beaucoup  de  malentendu,  ici  et  là, 
au  sujet  de  la  signification  du  mot  "  Canuck,"  et  pour  moi- 
même  et  pour  mes  compatriotes  expatriés  je  désire  protester 
contre  l'expression. 


270  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"  Le  plus  grand  nombre  des  New-Yorkais  semblent  avoir 
l'idée  que  toutes  les  personnes  qui  viennent  du  Canada  sont  des 
Canucks  et  un  grand  nombre  emploient  cette  expression  comme 
si  c'était  un  terme  d'opprobre.  Or  un  Canuck  est  un  Cana- 
dien français  ou  "  habitant  ",  et  les  échantillons  de  ce  type 
qui  ont  traversé  la  frontière  pour  se  déverser  dans  les  Etats- 
de  la  Nouvelle-Angleterre  ont  peu  fait  pour  donner  une  bonne 
réputation  à  ce  titre. 

"  Mais  le  Canuck  dans  son  village  natal  de  la  province 
de  Québec  est  une  sorte  de  citoyen  assez  décent,  comme  ceux: 
qui  ont  lu  les  œuvres  de  Sir  Gilbert  Parker  le  savent  ;  car 
Parker  a  enregistré  les  habitudes  et  les  traits  de  ce  peuple  avec- 
une  fidèle  exactitude. 

"  Ces  habitants  sont  restés  fixés  assez  généralement  su^' 
le  sol  de  la  Province  de  Québec,  mais  au  fur  et  à  mesure  de 
l'augmentation  de  la  population  il  n'y  avait  pas  de  moyens 
de  subsistance  pour  tous,  et  la  population  canadienne-fran- 
çaise s'accroît  à  un  taux  stupéfiant,  sans  égard  aux  principes 
économiques  tels  qu'exposés  par  les  théoriciens. 

"  Ce  surplus  de  population,  en  grande  partie  imprévoyante/ 
s'est  déversé,  naturellement  au-delà  des  frontières,  dans  la 
Nouvelle-Angleterre.  Un  grand  nombre  des  ouvriers  dans 
les  villes  industrielles  sont  des  Canadiens-français,  ou  Canucks, 
ET  DANS  L'ESTIME  POPULAIRE  ILS  NE  SONT  PAS 
CONSIDERES  BEAUCOUP  AU-DESSUS  DES  ANIMAUX 
QUI  NE  PARLENT  PAS  (DUMB  ANIMALS).  Il  n'y  a  pas 
de  Canucks  de  cette  classe  à  New- York,  mais  le  nom  y  a  pris 
racine  et  il  est  employé  trop  fréquemment  pour  les  Canadiens 
de  pur  sang  anglais. 

"  En  ces  dernières  années  ces  habitants  ont  envahi  les 
provinces  maritimes  du  Canada,  où  ils  ne  sont  pas  plus  haute- 
ment regardés  que  dans  la  Nouvelle-Angleterre.  Les  Fran- 
çais furent  chassés  de  ces  provinces  il  y  a  plus  de  cent  ans  et 
aujourd'hui  la  race  y  revient. 

"  Canuck  signifie  Canadien  français  et  rien  de  plus.  Les 
New-Yorkais  voudront-ils  s'en  souvenir  ?  " 

C'est  aussi  simple  que  ça  !  Les  New-Yorkais  feront  bien 
de  marquer  d'une  coquille  d'huître  le  jour  où  ils  ont  eu  la 
visite  de  cet  imbécile  ! 

Les  journaux  de  la  Nouvelle-Angleterre  ont  protesté 
vigoureusement  contre  les  assertions  de  cet  "  anglais  expatrié," 
et  ils  ont  bien  fait.    A  Lowell,  Mass.,  une  assemblée  de  pro- 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  271 

testation,  tenue  sous  les  auspices  du  "  Ralliement  Franco- 
Américain,  "  a  stigmatisé  comme  ils  le  méritaient  et  le  diffa- 
mateur et  le  journal  qui  s'est  fait  si  complaisamment  son 
organe. 

L'incident  n'aura  probablement  pas  d'autres  suites. 
Seulement,  il  fallait  qu'il  ne  passât  pas  inaperçu,  et  nous 
sommes  les  premiers  à  féliciter  nos  confrères  des  Etats-Unis 
pour  la  façon  dont  ils  ont  reessenti  cette  injure.  D'autre 
part,  ils  ont  reçu,  surtout  en  ces  dernières  années,  des 
témoignages  trop  nombreux  de  considération  et  de  sympa- 
thie de  la  part  de  leurs  concitoyens  américains,  l'œuvre 
qu'ils  ont  accomplie  aux  Etats-Unis  est  trop  belle  pour 
qu'ils  se  laissent  impressionner  outre  mesure  par  cette  diatribe 
intempestive  d'un  inconnu  qui  préfère  sans  doute  le  titre  de 
14  Cockney  "  à  celui  de  "  Canuck."  Lesgoûts  ne  se  discutent  pas. 

La  Pornographie  et  la  licence  au  théâtre 

M.  Georges  Lecomte  a  protesté  tout  récemment,  dans  un 
congrès,  contre  la  mauvaise  réputation  de  la  littérature  fran- 
çaise à  l'étranger  où  dit-il,  l'on  commence  à  croire  que  la  vie 
française  est  fidèlement  représentée  par  tous  les  ouvrages 
immoraux  que  Paris  déverse  sur  le  reste  du  monde.  C'est 
un  état  de  choses  contre  lequel  les  bons  français  s'insurgent 
avec  raison.  M.  Lecomte  affirme  que  le  plus  grand  nombre 
de  livres  ou  journaux  pornographiques  sont  peu  connus  en 
France  et  que  leurs  auteurs  écrivent  surtout  pour  les  étrangers. 
Or,  l'écrivain  français  se  fait  quelque  peu  d'illusion  sur  la 
nature  du  mal  qu'il  veut  combattre  lorsqu'il  limite  aux  étran- 
gers l'influence  de  la  littérature  infecte  qu'il  combat.  La 
pornographie  rencontre  en  France,  évidemment,  des  sympa- 
thies plus  nombreuses  qu'on  le  croit,  surtout  dans  certains 
milieux.  Et  nous  n'en  voulons  d'autres  preuves  que  l'im- 
portation récente  dans  certains  centres  américains  de  jour- 
naux pornographiques  repoussants  qui  ont  suivi,  comme  cer- 
taines mouches  suivent  la  pourriture,  une  immigration  assez 
nombreuses  d'ouvriers  français. 

Dans  tous  les  cas,  on  fait  un  effort  pour  combattre  le  mal 
à  sa  racine  et  c'est  déjà  quelque  chose.  Ce  qu'il  est  bon  de 
constater  c'est  la  réveil  des  consciences.  D'un  autre  côté, 
M.  Lecomte  et  ses  amis  ne  doivent  pas  se  dissimuler  des  obsta- 
cles qui  se  dresseront  contre  leur  entreprise  maintenant  qu'ils 


272  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

ont  pu  voir  un  gouvernement  de  sectaires  souiller  le  Panthéon 
de  la  dépouille  d'un  Zola. 

Le  travail  d'épuration  dirigé  contre  la  pornographie 
s'étend  même  jusqu'au  théâtre  ou  la  license  n'était  pas  moins 
grande.  D'après  quelques  correspondances  de  Paris  il  fau- 
drait espérer,  là  aussi,  un  assainissement  qui  s'est  encore 
trop  fait  attendre.  Un  journaliste  envoyait  récemment  à 
un  journal  d'Amérique  une  lettre  où  nous  lisons  les  expressions 
suivantes  : 

"  L'abolition  de  la  censure  dans  les  théâtre  français  a 
produit  son  résultat  logique.  La  license  du  language  a  envahi 
le  théâtre  à  tel  point  que  le  public  a  dû  protester.  Il  y  a 
quelques  semaines  une  dame,  très  haut  cotée  dans  la  société 
et  le  monde  des  lettres,  proposait  publiquement  dans  un 
journal  de  Paris,  aux  personnes  de  son  sexe  de  boycotter  sans 
pitié  les  théâtres  et  les  cafés  ou  l'indécence  fait  loi.  Tout 
aussitôt,  un  académicien,  M.  Etienne  Lamp,  publia  dans 
Y  Echo  de  Paris,  un  article  très  vigoureux,  intitulé  "  Assez  " 
contre  les  promoteurs  de  l'immoralité  publique  qu'il  appelé 
n  les  exploiteurs  des  curiosités  malsaines." 

M.  Hervieu,  avait  dit  fort  spirituellement  lors  de  l'abo- 
lition de  la  censure  :  "  L'animal  en  cage  ne  s'empresse  pas 
toujours  de  sortir  au  moment  même  ou  la  porte  lui  est  ouverte. 
Aujourd'hui  on  reconnaît  que  la  bête  est  bien  au  large  et  on 
veut  le  remettre  en  cage.  Tout  ceci  est  fort  bien,  mais  on 
finira  bientôt  par  manquer  de  cages,  si  l'on  ne  prend  immé- 
diatement des  mesures  d'hygiène  morale,  empêchant,  grâce 
à  l'éducation  saine,  la  formation  des  mentalités  qui  font  les 
pornographes  et  ceux  qui  les  honorent. 

*** 

Zola  au  Panthéon 

Voici  un  événement  qu'il  faut  signaler  au  monde  au  même 
titre  que  les  grandes  calamités.  Il  marque  chez  ceux  qui  l'ont 
voulu,  préparé,  accompli,  un  cynisme,  une  absence  de  tout  sens 
moral,  un  aveuglement  qui  rappellent  les  jours  sinistres  de 
la  "  Déesse  Raison."  Au  fond,  c'est  la  revanche  du  juif  sur 
le  Gentil,  c'est  un  nouvel  attentat  porté  par  la  franc-maçon- 
nerie au  passé  glorieux  de  la  France  et  à  la  mémoire  de  ses 
hommes  illustres.    Après  avoir  crocheté  les  églises,  persécuté 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  273 

les  Petites  Sœurs,  volé  les  morts,  il  ne  restait  plus  qu'un  der- 
nier outrage  à  attendre  des  sectaires  du  Palais  Bourbon. 
Et,  cet  outrage,  ils  l'ont  commis  il  y  a  quelques  semaines, 
en  violant  le  sanctuaire  des  gloires  nationales,  en  souillant 
les  tombeaux  des  grands  hommes  de  France  par  le  voisinage 
des  restes  impurs  du  prince  des  pornographes. 

Un  écrivain  anglais  parle  quelque  part  de  "  Skulls  that 
cannot  teach  and  will  not  learn"  ;  c'est  toute  la  mesure  des 
cervaux  qui  viennent  d'infliger  à  la  France  cet  inqualifiable 
affront.  On  invoquera  divers  prétextes  pour  justifier  pareille 
audace.  Il  y  a  toujours  des  prétextes.  Mais  on  ne  pourra 
nier  que  l'apothéose  de  Zola  a  été  en  même  temps  l'apothéose 
de  la  corruption  et  du  crime,  et  qu'en  ouvrant  la  porte  du  Pan- 
théon au  pornographe  on  l'a  ouverte  en  même  temps  à  la 
trahison,  au  vice,  à  la  dégradation,  et  qu'un  gouvernement 
capable  de  pareille  infamie  ne  surprendra  plus  personne  le 
jour  où,  continuant  son  œuvre,  il  placera  aux  côtés  du  "  grand 
remueur  de  boue  "  des  traîtres  comme  Dreyfus  et  Ullmo  ou 
des  criminels  comme  Soleilland. 

Léon  Kemner. 


Québec 


Edifices  Publics,  Hôpitaux,  Institutions  et  endroits 

intéressants. 

Université  Laval  (1) 

L'Université  Laval  a  été  fondée  en  1852,  par  le  Séminaire 
de  Québec.  La  Charte  Royale,  qui  lui  a  été  ascordée  par  S.M. 
La  Reine  Victoria,  a  été  signée  à  Westminster  le  8  décem- 
bre 1852. 

Par  la  Bulle  Inter  varias  sollicitudines  du  15  avril  1876, 
le  Souverain  Pontife  Pie  IX,  de  glorieuse  et  sainte  mémoire, 
a  donne  à  l'Université  Laval  son  complément  en  lui  accordant 
l'érection  canonique  solennelle  avec  les  privilèges  les  plus 
étendus. 

En  vertu  de  cette  Bulle,  l'Université  a  pour  protecteur 
à  Rome,  auprès  du  Saint-Siège,  Son  Eminence  le  Cardinal 
Préfet  de  la  Propagande.  La  haute  surveillance  de  la  doctrine 
et  de  la  discipline,  c'est-à-dire  de  la  foi  et  des  mœurs,  est  dé- 
volue à  un  Conseil  Supérieur  composé  de  NN.  SS.  les  Eveques 
de  la  Province  civile  de  Québec,  sous  la  présidence  de  Sa 
Grandeur  Mgr  l'Archevêque  de  Québec,  nommé  lui-même 
Chancelier  Apostolique  de  l'Université. 

En  vertu  de  la  Charte  Royale,  le  Visiteur  de  l'Université 
Laval  est  toujours  l'Archevêque  catholique  de  Québec,  qui 
a  droit  de  veto  sur  tous  les  règlements  et  sur  toutes  les  nomi- 
nations. Le  Supérieur  du  Séminaire  de  Québec  est  de  droit 
le  Recteur  de  l'Université.  Le  Conseil  de  l'Université  se 
compose  des  Directeurs  du  Séminaire  de  Québec  et  des  trois 
plus  anciens  professeurs  titulaires  ordinaires  de  chacune  des 
facultés. 

Il  y  a  quatre  facultés,  qui  sont  les  facultés  de  Théologie, 
de  Droit,  de  Médecine  et  des  Arts.  Les  dégrés  auxquels  peu- 
vent parvenir  les  élèves,  dans  chacune  des  facultés,  sont  ceux 
de  Bachelier,  de  Maître  ou  Licencié,  et  de  Docteur. 


(1)  Annuaire  de  l'Université  Laval. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINR 


275 


D'après  une  décision  de  la  S.  C.  de  la  Propagande,  en 
date  du  1er  février,  1876,  et  approuvée  par  Sa  Sainteté  Léon 
XIII,  une  extension  des  facultés  de  l'Université  Laval  a  été-, 
faite  en  faveur  de  Montréal,  pour  procurer  à  cette  ville  tous? 
les  anvatages  de  l'Université.  Les  deux  sections  de  Québec; 
et  de  Montréal  ont  fonctionné  identiquement  jusqu'en  1889. 
Le  2  février  de  cette  dernière  année,  le  Bref  Jamdudwm   a 


276  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

apporté  des  modifications  importantes  à  la  décision  du  1er 
février  1876,  en  accordant  aux  sections  de  Montréal  le  quasi- 
indépendance  pratique. 

Ce  qui  suit  ne  regarde  que  l'organisation  de  l'Université 
à  Québec. 

ORGANISATION  DE  L'ENSEIGNEMENT 

L'année  académique  comprend  neuf  mois  et  se  divise 
en  trois  termes.  Le  premier  commence  vers  le  15  septembre, 
et  finit  à  Noël  ;  le  second  finit  à  Pâques,  et  le  troisième  finit 
vers  la  fin  de  juin. 

L'enseignement  est  donné  par  des  professeurs  titulaires 
ordinaires  ou  extraordinaires,  par  des  professeurs  agrégés  et 
par  des  professeurs  chargés  de  cours.  Les  premiers  sont  seuls 
professeurs  au  sens  de  la  Charte,  peuvent  seuls  être  membres 
du  Conseil  Universitaire  et  avoir  voix  délibérative  dans  les 
conseils  des  facultés. 

Les  cours  sont  privés  dans  les  facultés  de  Théologie, 
de  Droit  et  de  Médecine.  Cependant  tout  prêtre  peut  être 
admis  au  cours  de  Théologie  ;  il  en  est  de  même  à  l'égard 
des  avocats  et  des  notaires  pour  les  cours  de  Droit,  et  â  l'égard 
des  médecins  et  des  chirurgiens  pour  les  cours  de  Médecine. 
Dans  la  faculté  des  Arts,  il  y  a  des  cours  publics  et  des  cours 
privés  ;  ceux-ci  ne  sont  que  pour  les  élèves  ou  étudiants  de 
la  faculté. 

Edifices. — Le  corps  principal,  généralement  désigné 
sous  le  nom  d'Université  Laval,  est  celui  où  se  donnent  les 
cours  de  Droit  et  des  Arts,  et  où  se  trouvent  les  musées  et  la 
bibliothèque.    Les  autres  sont  : 

1.  l'Ecole  de  Médecine,  qui  a  70  pieds  de  long  et  trois 
étages.  C'est  là  que  se  donnent  les  cours  de  la  faculté  de 
Médecine.    On  y  voit  deux  musées  fort  complets. 

2.  La  Faculté  de  Théologie. — Edifice  tout  récent  de 
260  pieds  de  longs  et  à  cinq  étages,  bâti  en  matériaux  incom- 
bustibles. Ce  grand  séminaire  peut  recevoir  au-delà  de  100 
élèves  en  Théologie,  à  part  les  20  ou  30  professeurs  ecclé- 
siastiques attachés  à  l'établissement  et  qui  y  ont  aussi  leur 
logement. 

3.  Le  Petit  Séminaire  de  Québec  est  attenant  l'Uni- 
versité. C'est  le  premier  des  collèges  affiliés  et  il  peut  facile- 
ment admettre  dans  ses  classes  500  élèves  et  plus.  Sur  ce 
nombre,  200  en  moyenne  sont  pensionnaires/' 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  277 

MUSEE  DE  PEINTURE 

Les  toiles  qui  composent  ce  musée  viennent  en  grande 
partie  de  la  collection  de  feu  Y  Honorable  Joseph  L  égaré,  un 
de  nos  plus  anciens  artistes  Canadiens.  Parmi  ces  tableaux, 
le  plus  grand  nombre  furent  envoyés  au  Canada  par  l'abbé 
Desjardins,  vicaire  général  de  Paris,  qui  résida  quelques  années 
au  Canada  durant  la  révolution  française.  Il  acheta  ces 
tableaux  à  très  bas  prix,  et,  par  reconnaissance,  les  expédia 
en  ce  pays.  Voilà  comment  il  se  trouve  ici  une  foule  de  pein- 
tures anciennes  et  de  grande  valeur. 

Plusieurs  autres  furent  achetés  pour  M.  Legaré  par  M. 
Reiffenstein,  durant  un  tour  d'Europe.  Ce  voyageur  eut  la 
chance  de  trouver  toute  une  collection  de  peintures  chez  une 
famille  noble  en  embarras  financier,  et  put  ainsi  s'en  procurer 
un  bon  nombre  pour  le  compte  de  son  ami  du  Canada. 

On  ne  sera  pas  surpris  après  cela  de  trouver  dans  la  musée 
de  peinture  de  l'Université  Laval,  un  Lesueur,  deux  Parrocel, 
un  Romanelli,  quatre  Salvator  Rosa,  un  Joseph  Vernet,  un 
Van  Dyck,  un  Simon  Vouet,  un  Tintoret,  un  Poussin,  un  Puget, 
un  Albane,  un  David,  etc. 

La  musée  de  peinture  comprend  plusieurs  salles  où  les 
toiles  sont  classiflées  d'une  façon  spéciale.  Nous  observerons 
la  même  classification  en  donnant  le  sujet  de  quelques  toiles 
et  les  noms  des  auteurs  : 

LE  MUSEE 

St-Jérôme  dansle  désert,  par  Vignon. 
Martyre  de  sainte  Catherine,  par  F.  Chauveau. 
Le  Veau  d'or,  par  Franck. 
La  Religion  et  la  Temps.    Ecole  espagnole. 
Antiquités  romaines,  par  H.  Robert. 
Jésus  rencontrant  sainte  Véronique,  par  Vargas. 
St-Michel  chassant  les  anges  rebels.    Ecole  italienne. 
Ecole   d'Athènes,    d'après   Raphaël,    par    Paul-Pontius- 
Antoine  Robert. 

David  contemplant  la  tête  de  Goliath,  (sig.)  Pierre  Puget. 
Martyre  de  M.  Robert  Longé  (1764),  par  L.  Allies. 
Les  Filles  de  Jéthro,  par  Romanelli. 
St-Michel  terrassant  le  démon,  par  Simon  Vouet. 
Solitaires  de  la  Thébaïde,  par  Guillot. 


278  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

Moïse,  par  Giovani  Lanfranco. 

Martyre  de  saint  Etienne.    Ecole  de  Padoue. 

Couronnement  de  la  Vierge,  par  le  Tintoret, 

Jacques-Cartier,  à  Stadaconé,  prenant  possession  du 
Canada  au  nom  du  roi  de  France,  par  Hawksett. 

Hérodiade  recevant  le  chef  de  saint  Jean-Baptiste.  Ecole 
italienne. 

Joueur  de  Cornemuse,  d'après  Van  Dyck,  par  Molinari. 

Jésus  en  Croix,  par  Carrache. 

Chasseurs  et  Combat  de  Chiens,  par  Rademaker. 

Sainte  Madeleine,  par  David. 

Vase  orné  de  fleurs  (panneau),  par  Fiesne. 

Intérieur  d'une  église,  par  P.  Neefs,  l'ancien. 

St-Barthélemy,  par  Janssens. 

Bonaparte,  d'après  David,  (sig.)  Pradier. 

Adoration  des  Mages,  par  Carreno. 

Les  anges  adorant  l'Enfant  Jésus,  par  Mignard. 

Saint  Louis  Bertrand,  par  Pisano. 

Couronnement  d'épines,  par  Arnold  Mitens. 

Diane  de  Poitiers,  par  Jean  Goujon. 

Paysage  :  Troupeau  de  vaches  et  ruines,  par  Castiglione. 

Saint  Pierre  et  Saint  Paul.  Ecole  italienne,  (fin  du  17e 
siècle). 

Chasse,  par  ven  der  Meulen. 

Paysage  flamand,  (scène  d'hiver),  17e  siècle. 

Jésus  et  la  Vierge,  (le  Benedicite).    Ecole  italienne. 

Joyeuse  bacchanale,  par  Stevens. 

Sentence  de  mort,  par  V.-H.  Janssens. 

Martyre  du  pape  saint  Vigile,  par  W.-J.  Baumgaertner. 

Tête  d'étude,  (sur  bois),  par  Stopleben. 

Fleurs,  par  J.-B.  Monnayer. 

Le  reniement  de  saint  Pierre.    Ecole  romaine. 

Episode  de  la  guerre  de  Trente  ans.    Ecole  hollandaise. 

Paysage  (moulin,  ruines),  par  ran  Bloemen. 

Chasse,  (sur  bois),  par  van  der  Meulen. 

Scène  de  cabaret.    Ecole  flamande. 

"  Mater  Dolorosa  ",  par  van  Dyck. 

Médecin  pansant  un  soldat  blessé.  Ecole  de  Harlem, 
17e  siècle. 

Vase  et  Fruits,  par  Heem. 

Boucher,  Boulanger  et  Matelot,  par  John  Opie. 

Adoration  des  Bergers.    Ecole  allemande,  17e  siècle. 

Toilette  d'une  Flamande,  par  Schalken. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  279 

Une  école  en  Hollande,  (sur  bois),  16e  siècle. 

Vase  et  fruits,  par  Kalff. 

"  Ecce  Homo  ".    Ecole  allemande,  17e  siècle. 

Elie  jetant  son  manteau  à  Elisée,  par  Ouwater. 

Saint  Jérôme,  étudiant  les  Saintes  Ecritures  (sur  bois). 
Ecole  flamande,  17e  siècle. 

Paysage,  (sur  cuivre),  par  Teniers. 

Les  disciples  d'Emmaûs,  (sur  bois),  par  P.  Bril. 

Une  Ferme  dans  les  Flandres,,  (sur  bois).  Ecole  flamande, 
16e  siècle. 

Bataille  de  cavalerie  :  Saxons  et  Romains,  par  Joseph 
Parrocel. 

Bataille  de  cavalerie  :  Romains  et  Turcs,  par  Parrocel. 

Louis  XV,  par  La  Tour. 

Naissance  de  Notre-Seigneur,  par  Coypel. 

Extase  de  sainte  Madeleine,  par  Aïbane. 

Madame  Louise,  fille  de  Louis  XV,  (Carmélite),  par  F. 
Boucher. 

Madame  Victoire,  par  F.  Boucher. 

Louis,  Dauphin,  père  de  Louis  XVI,  par  La  Tour. 

Marie  Leczinska,  épouse  de  Louis  XV,  par  La  Tour. 

"  Ecce  Homo."    Ecole  florentine. 

"  Mater  Dolorosa."    Ecole  italienne. 

Mariage  mystique  de  sainte  Catherine,  panneau  de  l'école 
bizantine,  14e  siècle. 

Scène  de  carnaval,  par  Salvator  Rosa. 

Saint  Ambroise  refusant  à  l'empereur  Théodose  l'entrée 
de  sa  basilique,  par  Segriso, 

Pêches,  poires,  raisins,  (sig.)  F.-V.  Euerbroeck. 

Port  de  mer,  par  Vemet. 

Sainte  Famille,  (sig.)  L.  Graminica. 

Saint  Jean  PEvangéliste.     (1) 

Adoration  des  Bergers.    Ecole  de  Bérone. 

Moine  en  Méditation.  Copie  de  Zurbaran.  Ecole  espa- 
gnole. 

L'Avènement  du  Messie,  par  Maratta. 

Buveur,  par  van  Ostade. 

Un  Moine  (franciscain)  en  prière.  Panneau.  Ecole 
italienne. 

Un  Moine  (capucin)  à  V étude.  Panneau.  Ecole  italienne» 

Paysage  et  Ruines,  par  Salvator  Castiglione. 

Scène  de  colonies.    La  peine  du  fouet. 

(1)  Cou  et  menton  gâté  p&r  une  retouche. 


280  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Assomption  de  la  Vierge.    Ecole  italienne,  17e  siècle. 

La  Purification,    par  Feti. 

Ermitage,  par  H.  Vargasson. 

Saint  Jean  l'Evangéliste.    Ecole  italienne. 

Moine  étudiant  à  la  lueur  d'un  flambeau.  Ecole  espa- 
gnole. 

Vieux  Moine  en  méditaton  à  la  lueur  d'un  flambeau. 
Ecole  espagnole. 

Foire,  par  Monnix. 

Tête  du  Christ.    Cadre  très  ancien. 

SALLE  DES  COURS  LITTERAIRES 

Le  Souper  à  Emmaus,  attribué  au  Titien. 

La  dernière  Cène  d'après  Léonard  de  Vinci. 

Martyre  de  saint  Sébastien,  par  Salvator  Rosa. 

Martyre  de  saint  Laurent,  par  Carlo  Maratti. 

Madone  par  N.  Gordigiani. 

Le  Christ  et  la  Samaritaine,  par  J.  van  Hoeke. 

Sainte  Famile,  par  Maratta. 

Prédication  de  saint  Jean-Baptiste,  par  Nicolas  Poussin. 

Maria  Cœcilia  Phyffer  d'Altishofen,  1804. 

Sybille,  par  Solimena. 

Retour  d'Egypte  (sur  cuivre). 

Impression  des  stigmates  de  saint  François  d'Assise, 
Auteur  inconnu. 

Saint  Thomas  Ap.,  d'après  Guercino. 

Saint  Antoine  prêchant  aux  poissons. 

L'Ange  Raphaël  et  Tobie  (sur  cuivre). 

La  sainte  Vierge,  l'Enfant  Jésus  et  saint  Jean  PEvangé- 
liste,  par  Baroccio. 

La  Visitation.    Ecole  de  Bologne. 

La  Prima  Vera  (Le  printemps  de  la  vie),  par  J.  Winch- 
enden. 

La  sainte  Vierge  et  les  Saints.    Esquisse  de  Guido  Reni. 

Sainte  Madeleine  au  désert,  par  Barthol  Schidone, 

Adoration  des  Bergers,  d'après  la  Corrège. 

Saint  Jérôme,  par  Barthol  Schidone. 

La  sainte  Vierge  et  les  Saints,  par  F.  Solimena. 

Joseph  et  ses  Frères. 

Le  Souper  chez  Simon  le  pharisien,  (copie). 

Loth  sortant  de  Sodome. 

Sainte  Madeleine. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  281 

*        PREMIERE   ANTICHAMBRE 

Scène  champêtre.    Ecole  italienne. 
Apparition  des  Anges  aux  Bergers.    Ecole  flamande. 
Saint  Jérôme  commentant  les  Saintes  Ecritures.    Ecole 
italienne. 

Paysage  canadien  (scène  d'élection).    Château-Richer. 

Sérénade  dans  les  rues  de  Rome.    Ecole  romaine. 

Copie  de  la  sainte  Face,  conservée  à  Saint-Pierre  de  Rome. 

Ecole  romaine. 

Papsage  d'Italie.    Ecole  italienne. 

Portrait,  par  Gainsborough. 

L'Immaculée  Conception.    Ecole  espagnole. 

SALON  DE  RECEPTION 

Mgr  François  de  Montmorency  Laval,  1er  évêque  de 
Québec  et  fondateur  du  Séminaire  de  Québec. 

M  l'Abbé  L.-J  Casault,  fondateur  et  premier  recteur  de 
l'Université,  par  Théo]).  Hamel. 

Mgr  Elz.-Alex.  Taschereau,  plus  tard  archevêque  de 
Québec,  et  1er  cardinal  canadien,  2e  recteur  de  l'Université, 
par  Pasqualoni. 

Mgr  M.-E.  Méthot,  3e  recteur  de  l'Université,  par  Eug. 
Hamel. 

Mgr  T.-E.  Hamel,  V.  G.,  4e  recteur  de  l'Université,  par 
Eug.  Hamel. 

S.  E.  le  Cardinal  Franchi,  par  L.  Fontana.' 

Mgr  C.-F.  Baillargeon,  archevêque  de  Québec  et  2e  Visi- 
teur de  l'Université,  par  Livernois.  s 

S.  E.  le  cardinal  Ledochowski,  par  Carnevali. 

S.  M.  la  reine  Victoria,  copie,  par  J.  Légaré. 

S.  E.  le  cardinal  Barnabo,  par  Pasqualoni. 

Portrait  de  M.  l'Abbé  H.-R.  Casgrain,  historien  et  litté- 
rateur canadien,  ancien  professeur  à  la  faculté  des  Arts  et 
bienfaiteur  de  l'Université. 

Mgr  E.-J.  Horan,  évêque  de  Kingston,  un  des  fondateurs 
de  l'Université,  par  Théo.  Hamel. 

Mgr  B.  Paquet,  5e  recteur  de  l'Université,  par  Eug. 
Hamel. 

Mgr  J.-C.-K.-Laflamme,  6e  recteur  de  l'Université,  par 
Ghs.  Huot. 
Mgr  O.-E.  Mathieu,  7e  recteur  de  l'Université,  par  P.  Gabrini. 


282  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

S.  E.  le  cardinal  Siméoni,  par  Pasqualqni.  • 

Portrait  du  docteur  Morrin,  professeur  et  bienfaiteur  de 
l'Université  (faculté  de  médecine),  par  Théo.  Hamel. 

Portrait  de  S.  S.  le  Pape  Pie  X,  par  Chs  Huot.     Rome,  1904. 

S.  S.  le  Pape  Pie  IX  (grandeur  naturelle),  par  Pasqualoni. 
1867. 

S:  E.  le  cardinal  Gotti,  par  P.  Gdbrini. 

Sur  un  riche  table  en  marbre  au  centre  du  salon  se  trouve 
une  magnifique  cassette  en  argent  contenant  la  bulle  d'érection 
canonique  de  l'Université  Laval,  en  1876. 

SECONDE   ANTICHAMBRE 

Pain,  Fromage  et  Ail,  (sig.)  Juan  de  Hermida. 

Couronnement  de  la  sainte  Vierge.     Ecole  allemande. 

Le  Rédempteur.    Ecole  française. 

Paysage  d'Italie.  Ecole  italienne. 

Marine.     Ecole  italienne. 

Ascension  de  Notre-Seigneur.     Ecole  italienne. 

Paysage  :  Montagnes  et  Ruines..    Ecole  italienne. 

La  Vierge,  l'Enfant  Jésus  et  saine  Jean-Baptiste.  Pan- 
neau, du  16e  siècle.     Ecole  italienne. 

"  La  Liseuse  ".  Panneau.  Ecole  flamande.  Très  bien 
conservé. 

Paysage  d'Irlande.    Ecole  anglaise. 

Bataille  d'Indiens,  par  Légaré. 

"  Ecce  Homo  ".     Ecole  italienne. 

Conducteur  et  ses  Chiens  sur  la  piste  d'esclaves  marrons, 
par  William  Marsden,  1885. 

Moine  lisant.    Ecole  espagnole. 

Fuite  en  Egypte.    Allégorie.    Ecole  de  Sardaigne. 


Dans  la  nouvelle  chapelle  du  Séminaire,  construite  sur 
l'emplacement  de  l'ancienne  (où  ont  péri,  en  1888,  les  dix  plus 
belles  toiles  qu'il  y  eût  peut-être  en  Amérique),  on  peut  ad- 
mirer plusieurs  beaux  tableaux. 

Chapelle  Saint-Thomas  d'Aquin  :  "  Dieu  Créateur  en- 
touré d'anges,"  d'après  Poussin. 

Chapelle  Saint- Antoine  de  Padoue  :  "  Deux  Anges,"  par 
Lebrun. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  283 

Chapelle  Saint-François  de  Sales  :  "  le  vieillard  Siméon 
et  l'Enfant  Jésus." 

Dans  le  chœur  à  gauche  :  "  L'Immaculée  Conception," 
par  Pasqualoni  ;  à  droite  :  "  saint  Jérôme,"  par  Ulin. 

Après  avoir  dépassé  la  chapelle  Sainte-Anne,  à  droite 
près  de  la  porte  du  couloir  conduisant  à  la  sacristie  :  "  La 
Compassion  du  Titien",  ancienne  mosaïque  vénitienne,  clans 
un  cadre  splendide.  Elle  fut  donnée  jadis  à  un  pape  par  un 
empereur.  d'Autriche,  et  était  conservée  à  Rome  au  Casino 
de  Pie  IV,  dans  les  jardins  du  Vatican,  lorsqu'elle  fut  donnée 
au  Séminaire  de  Québec  par  Léon  XIII,  en  1889. 

Sur  le  plan  voisin,  les  "  Huit  Béatitudes,"  par  Corneille 
junior  ;  en  face  :  "  saint  Joseph  et  l'Enfant  Jésus,  et  la  Prière," 
par  Fésarero. 

Chapelle  Saint-Charles  Borromée  :  "  Jésus  en  croix,  sa 
Mère,  saint  Jean  et  sainte  Madeleine,"  copie  du  Guide  faite  à 
Florence  par  le  chevalier  Falardeau,  artiste  canadien.  (Don 
de  l'auteur.) 

Chapelle  Saint- Jean-Baptiste  :  "  l'Assomption  de  la 
Vierge,"  d'après  Lebrun. 

Chapelle  Saint-Louis  de  Gonzague,  Saint-Stanislas  de 
Kostka  et  Saint- Jean-Berchmans  :  "  saint  Hilaire  le  cuirassé," 
par  Salvator  Rosa  ;  "  le  Christ  en  croix,"  attribué  à  Guido 
Reni. 

Enfin  en  arrière,  sur  le  long  pan,  une  "  Madone,"  par 
Carlo  Dolce. 

Outre  ces  tableaux  il  y  a  encore  une  riche  et  très  belle 
collection  de  vieilles  estampes  et  gravures  distribuée  clans  les 
corridors  du  Grand  et  du  Petit  Séminaire.  Dans  la  Grande 
salle  de  réception  du  Séminaire  on  peut  aussi  admirer  quelques 
tableaux  précieux  entre  autres  les  portraits  des  trois  "  Lacorne 
de  Saint-Luc,"  de  la  "  Vén.  Mère  de  l'Incarnation,"  de  "  Mont- 
calm  et  Wolfe."  Ce  dernier  portrait  est  un  original  de  Sir 
Joshua  Reynolds. 

MUSEES  SCIENTIFIQUES 

Cabinet  de  Physique. — La  collection  d'appareils  de  phy- 
sique est  une  des  plus  complètes  qui  existent  au  Canada.  Elle 
renferme  au-delà  de  mille  instruments,  ayant  rapporté  à 
toutes  les  branches  de  la  physique,  et  servant  à  démontrer 
tous  les  pr  ncipaux  phénomènes  et  les  découvertes  les  plus 
récentes. 


284  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Musée  de  Minérabgie,  renferme  plus  de  4,000  échantillons. 

Musée  de  Géologie,  renferme  plus  de  l'500  échantillons. 

Musée  de  Botanique,  ce  musée  occupe  les  trois  dern  ères 
galeries  qui  font  suite  au  musée  géologique.  La  première 
galerie  renferme  une  collection  des  bois  économiques  cana- 
diens. Chaque  arbre  de  la  forêt  canadienne  est  représenté 
par  deux  échantillons  de  grande  dimension,  disposés  dans  un 
ordre  méthodique.  L'un  des  deux  est  seulement  varlope, 
l'autre  est  poli  et  verni.  Cette  col  ection  est  en  tout  semblable 
à  elle  qui  a  obtenu  des  récompenses  très  flatteuses  dans  deux 
expositions  universelles  d'Europe,  à  Dublin  et  à  Paris.  La 
seconde  est  occupée  por  plusieurs  autres  collections. 

La  dernière  salle  contient  l'herbier  ou  plutôt  la  collection 
des  herbiers  de  provenances  diverses,  tous  authentiques,  qui 
comprennent  :  1.  l'herbier  américain  (plante  du  Canada  et 
des  Etats-Unis)  ;  2.  l'herbier  général.  L'herbier  américain 
se  compose  des  collections  de  C.-C.  Parry,  E.  Hall  et  J.-B. 
Harbour,  Charles  Geyer,  N.  Rield,  Leidenberg,  M.  Vincent, 
plus  un  grand  nombre  d'échantillons  fournis  par  Moser,  Smith 
et  Durand.  Plusieurs  plantes  sont  étiquetées  de  la  main 
même  de  Nuttall  et  de  Rafnnesque. 

Les  plantes  du  Canada  ont  été  recueillies  en  grande  par- 
tie par  l'Abbé  0.  Brunet. 

L'herbier  de  l'Université  contient  plus  de  10,000  plantes. 

MUSEE  ETHNOLOGIQUE 

Les  deux  premières  galeries  sont  en  grande  partie  occupées 
par  la  collection  ethnologique  de  M.  Joseph-Charles  Taché, 
ancien  Député  Ministre  du  Département  de  l'Agriculture,  à 
Ottawa.  Cette  collection  consiste  en  un  nombre  considérable 
de  crânes  indiens  dont  les  formes,  comparées  à  celles  des 
crânes  préhistoriques  de  l'Europe,  présentent  le  plus  vif  inté- 
rêt. Ajoutons  une  foule  d'ustensiles  à  l'usage  de  nos  tribus 
indiennes,  de  curieux  fragments  de  poterie,  des  instruments 
de  chasse  et  de  guerre,  etc.  Ces  reliques  d'un  autre  âge  ont 
été  retirées,  pour  la  plupart,  des  tombeaux  Hurons. 

Là  se  trouve  encore  une  momie  égyptienne  dans  son 
sarcophage.    Une  autre  est  placée  dans  une  vitrine  latérale. 

Le  musée  chinois  et  japonais,  bien  que  commencé  tout 
récemment,  est  déjà  remarquable. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  285 

MUSEE  ZOOLOGIQUE 

Farmi  les  plus  importants  des  raamifères  canadiens,  on 
remarque  l'orignal,  le  caribou,  Tours,  le  raton,  la  loutre,  le 
castor,  deux  moufettes  d'Amérique,  dont  l'un  à  pelage  jau- 
nâtre. On  y  voit  aussi  bon  nombre  de  mamifères  étrangers, 
parmi  lesquels  se  trouvent  plusieurs  espèces  de  singes,  un  loup 
des  Ardennes,  etc. 

Les  collections  itchyologiques  et  herpétologiques  renfer- 
ment plusieurs  individus  dignes  de  remarque.  Parmi  les 
reptiles,  signalons  un  crocodile  du  Sénégal,  un  magnifique 
alligator  de  la  Froride,  p  usieurs  serpents  de  forte  taille,  ainsi 
qu'un  bon  nombre  de  tortues. 

La  collection  ornithologique  comprend  à  peu  près  600 
espèces  représentées  par  plus  de  1200  individus  venant  de 
toutes  les  parties  du  monde.  Presque  toutes  les  espèces 
canadiennes  ont  ici  des  représentants,  ainsi  que  plusieurs 
raretés  européennes. 

La  tribu  des  oiseaux  chanteurs  est  très  nombreuse  et 
riche  en  espèces  rares  ou  étrangères. 

BIBLIOTHEQUE 

Elle  renferme  au  delà  de  130,000  volumes,  En  voici 
les  principales  subdivisions  : 

1.  Histoire  du  Canada,  politique  et  jurisprudence   ca- 
nadienne. 

2.  Documents  sessionnels  des  différentes  législatures  du 
Dominion  ; 

3.  Education  et  pédagogie  ; 

4.  Littérature  ; 

5.  Histoire  de  l'Eglise,  générale  et  particulière  ; 

6.  Histoire  civile  et  politique,  générale  et  particulière  ; 

7.  Histoire  des  différents  Etats  des  deux  Amériques, 
en  dehors  du  Canada  ; 

8.  Philosophie  ; 

9.  Sciences  ; 

10.  Médecine  ; 

11.  Droit  ; 

12.  Théologie  et  droit  canon  ; 

13.  Ecriture  sainte,  controverse,  éloquence  sacrée  et 
ascétisme  ; 


286  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

14.  Bibliographie  ; 

15.  Revues  et  journaux  ; 

16.  Archéologie  civile  et  religieuse  ; 

17.  Beaux- Arts  ; 

18.  Agriculture,  horticulture,  etc. 

SALLE  DES  PROMOTIONS 

Vaste  salle  avec  galeries  latérales  et  pouvant  contenir 
au  delà  de  1500  personnes. 

C'est  dans  cet  appartement  que  se  fait  la  collation  solen- 
nelle des  diplômes,  à  la  fin  de  chaque  année  académique.  Là 
aussi  ont  lieu  les  réceptions  officielles  de  l'Université.  Le 
Prince  de  Galles  y  reçut  les  hommages  du  corps  Universitaire 
en  1860.  Ce  fut  à  l'occasion  de  cette  visite  que  Son  Altesse 
Royale  fonda  un  prix  au  Petit  Séminaire  de  Québec,  prix 
qui  est  actuellement  à  la  disposition  de  la  Faculté  des  Arts. 
C'est  encore  là  que  la  Princesse  Louise  et  le  Marquis  de  Lorne 
furent  reçus  lors  de  leur  visite  officielle  à  l'Université. 

Son  Excellence  Mgr  Conroy,  Délégué  Apostolique  au 
Canada,  fut  également  l'objet  d'une  réception  solennelle  dans 
cette  même  salle,  ainsi  que  Son  Excellence  l'abbé  Don  Henri 
Smeulders,  Commissaire  Aposto  ique. 

En  1896,  réception  solennelle  de  Lord  Russell  de  Killowen. 

C'est  encore  dans  cette  salle  que  furent  officiellement 
reçus  :  M.  le  Comte  de  Paris,  M.  le  duc  d'Orléans,  M.  le  duc 
d'Uzès,  M.  le  comte  de  Lévis-Mirepoix,  le  contre-amiral  de 
Cuver  ville. 

Les  gouverneurs  généraux  :  Lord  Stanley  de  Preston, 
L.L.D.,  Lord  Pberdeen,  Lord  Minto,  en  1904,  et  Lord  Grey, 
en  1905,  ont  aussi  été  l'objet,  dans  cette  même  salle  d'une 
solennelle  réception. 

En  1901,  les  professeurs  et  les  élèves  de  Laval  présentè- 
rent ici  leurs  hommages  au  duc  d'York,  maintenant  Prince 
Galles. 

Son  Excellence  Mgr  Satolli,  ma'ntenant  cardinal  Son 
Excellence  Mgr  Rafaël  Merry  del  Val, — Maintenant  cardinal 
et  Secrétaire  d'Etat, — Mgr  D.  Falconio,  évêque  de  Lerissa, 
Délégué  Apostolique  au  Canada,  Mgr  Donatus  Sbaretti, 
évêque  d'Ephèse  et  Délégué  Apostolique,  ont  reçu  dans  cette 
salle  les  hommages  du  corps  universitaires. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  287 

On  peut  voir  aussi  sur  les  murs  les  armes  de  quelques  uns 
des  gouverneurs  généraux  et  autres  personnages  qui  ont  offi- 
ciellement visité  l'Université. 

MUSEE  NUMISMATIQUE 

Le  musée  contient  au  delà  de  3,000  monnaies  et  médailles, 
renfermées  dans  14  vitrines. 

MUSEE  DES  INVERTEBRES 

Ce  musée,  qui  occupe  une  salle  à  part,  comprend  plusieurs 
collection  distinctes  : — 

Collection  entomologique 

Cete  collection  compte  maintenant  au  delà  de  14,000 
espèces  nommés  d'insectes  provenant  de  toutes  les  parties 
du  monde. 

Collection  Conchyliologique 

Cette  collection  compte  plus  de  950  espèces  de  mollusques 
canadiens  et  exotiques,  presque  tous  nommés,  et  dont  un  bon 
nombre  se  font  remarquer  par  le  brillant  de  leurs  couleurs, 
par  leur  taille  ou  la  singularité  de  leurs  formes. 

MUSEE  RELIGIEUX 

On  a  commencé,  sous  ce  titre,  un  Musée  spécial,  où  Ton 
réunit  des  souvenirs  pieux,  rappelant,  soit  les  lieux,  soit  les 
personnes,  soit  les  institutions,  consacrées  à  la  religion. 

L'objet  principal  de  ce  musée  est  la  tombe  en  plomb  et 
les  fragments  du  cercueil  en  bois  du  Vénérable  François  de 
Laval,  fondateur  du  Séminaire  de  Québec. 

On  y  a  déjà  réuni  de  précieux  souvenirs  de  Pie  IX,  de 
Léon  XIII,  de  quelques  autres  papes,  ainsi  que  de  nos  évêques 
et  de  quelques  anciens  prêtres  du  Séminaire  et  d'ailleurs. 


288  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Le  Séminaire  de  Québec 

Le  Séminaire  de  Québec  fut  fondé  en  1663  et  établi  offi- 
ciellement cinq  ans  plus  tard,  en  1668. 

Cette  même  année  de  1668,  l'illustre  fondateur  du  Sémi- 
naire, Mgr  de  Laval,  reçut  de  Colbert  une  lettre  l'encourageant 
dans  son  projet  et  lui  faisant  part  des  sentiments  du  Roi  à 
ce  sujet.  Cette  lettre  était  datée  du  6  mars  1668  et  félicitait 
Mgr  ne  Laval  du  soin  qu'il  apportait  à  l'éducation  des  jeunes 
français  de  la  colonie  et  lui  faisait  part  des  intentions  du  roi 
"  sur  les  nations  sauvages,  qui  sont  soumises  à  son  obéissance, 
et  de  l'éducation  à  donner  à  leurs  enfants,  pour  leur  apprendre 
notre  langue  et  les  élever  dans  les  mêmes  coutumes  et  façons 
de  vivre  que  les  français." 

L'histoire  complète  du  Séminaire  de  Québec  nécessi- 
terait une  étude  plus  étendue  que  celle  que  nous  pouvons 
consacrer  dans  ce  Guide.  Cependant,  on  nous  saura  gré  de 
donner  ici  les  principaux  passages  d'une  "  Note  sur  le  Petit 
Séminaire  de  Québec  "  publiée  en  février  1850  par  Y  Abeille 
une  petite  feuille  hebdomadaire  publiée  par  les  élèves  du 
Séminaire  sous  la  surveillance  de  leurs  professeurs.  Après 
avoir  cité  la  lettre  de  Colbert,  l'écrivain  de  Y  Abeille  dit  : 

"  Cette  idée  de  franciser  les  sauvages  n'était  pas  nou- 
velle. Les  Jésuites  en  avaient  tenté  la  réalisation  trente  ans 
auparavant,  lors  de  la  fondation  de  leur  collège  ;  le  mauvais 
succès  qu'ils  avaient  eu  venait  de  leur  faire  rejeter  les  propo- 
sitions de  M.  Talon  qui  crut  que  l'évêque  de  Pétrée  se  prêterait 
à  ses  desseins  et  engagea  Colbert  à  lui  écrire.  Le  prélat  re- 
garda cette  lettre  comme  une  marque  qu'il  était  temps  d'e- 
xécuter le  dessein  qu'il  avait  toujours  eu  de  fonder  un  Petit 
Séminaire  pour  former  dès  leur  bas  âge  les  enfants  que  Dieu 
appelle  à  l'état  ecclésiastique.  Faute  de  moyens  il  s'était 
borné  à  payer  la  pension  de  plusieurs  enfants  chez  les  Jésuites, 
attendant  de  la  Providence  des  secours  que  le  ministre  du  Roi 
semblait  enfin  lui  permettre. 

"  Il  fit  promptement  accomoder  une  vieille  maison  achetée 
de  Mde  Couillard,  située  auprès  du  presbytère  actuelle.  Le 
9  octobre,  (1668),  jour  de  St.  Denis,  il  fit  solennellement  l'ou- 
verture du  Petit  Séminaire  de  l'Enfant  Jésus.  Les  pre- 
miers élèves  furent  huit  français  et  six  hurons  que  l'on  se 
proposait  de  franciser.  Les  Jésuites  se  décidèrent  alors  à 
prendre  quelques  Algonquins.  "  Mais,  dit  M.  De  La  Tour, 
ce  mélange  que  l'on  croyait  utile  ne  servit  de  rien  aux  sauvages 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  289 

et  nuisit  aux  français On  eut  d'abord  beaucoup  de 

peine  à  en  obtenir  ;  les  sauvages  infiniment  attachés  à  leurs 
enfants,  ne  peuvent  se  résoudre  à  s'en  séparer.  On  en  prit 
beaucoup  de  soin,  mais  on  n'a  jamais  pu,  ni  ouvrir  assez  leur 
esprit  pour  les  faire  entrer  dans  les  matières  théologiques, 
ni  fixer  assez  leur  légèreté  pour  les  attacher  au  service  des 
autels.  Après  plusieurs  années  passées  au  Séminaire 'malgré 
eux  et  comme  en  prison,  ils  s'enfuyaient  aussitôt  qu'ils  pou- 
vaient et  allaient  avec  les  autres  courir  les  bois." 

"  Les  petits  hurons  sortirent  bientôt  et  ne  furent  point 
remplacés.  Le  dernier  fut  retiré  par  ses  parents  le  15  mars, 
1673.  Six  ans  après  on  reçut  un  Iroquois  du  Sault  qui  resta 
quelques  mois  et  un  métis  que  l'on  fut  obligé  de  renvoyer. 
Il  faut  ensuite  descendre  plus  d'un  siècle  pour  rencontrer 
dans  les  annales  le  nom  de  Vincent-Vincent,  sauvage  de  Lorette 
encore  vivant.  Il  est  le  premier  et  le  seul  qui  ait  fait  un  cours 
complet  d'études.  Ses  succès  furent  loin  d'être  brillans, 
et  il  n'a  pas  du  reste  démenti  son  origine,  car  plus  d'une  fois 
il  a  quitté  les  thèmes  et  les  versions  pour  aller  comme  les  autres 
courir  les  bois  et  il  les  court  encore. 

"  Le  pensionnat  des  Jésuites,  qui  n'éta:t  pas  bien  nombreux, 
tomba  par  la  retraite  des  séminaristes.  Ceux-ci  continuèrent 
néanmoins  jusqu'en  1759  d'aller  en  classe  avec  les  externes 
des  RR.  PP.,  parce  que  le  Séminaire  n'avait  ni  les  ressources 
pécuniaires,  ni  le  logement  convenable,  ni  les  professeurs 
nécessaires  à  un  cours  complet. 

"  Les  annales  prouvent  qu'il  y  avait  une  première  et  une 
seconde  année  de  philosophie,  une  rhétorique  et  une  seconde, 
une  troisième  et  une  quatrième,  non  pas  ensemble,  mais  alter- 
nativement, de  deux  ans  en  deux  ans.  Il  y  avait  aussi  une 
classe  de  rudimens  et  une  petite  école  pour  ceux  qui  ne  savent 
pas  lire.  La  durée  des  études  variait  selon  la  science  et  l'ap- 
titude des  élèves  ;  elle  est  généralement  bornée  entre  cinq 
et  sept  ans.  Quelques-uns  venaient  de  France  commencer 
ou  continuer  ici  leurs  études  ;  on  remarque  parmi  eux  des 
commis,  des  apprentis  et  même  des  soldats. 

"  Ceux  qui  ne  témoignaient  pas  d'aptitude  ou  de  goût 
pour  les  études  sortaient  apr£s  avoir  appris  le  métier  de  cou- 
vreur, de  maçon,  de  cordonnier,  de  couturier,  de  charpentier, 
de  sculpteur,  de  serrurier,  de  menuisier,  etc.  La  sculpture 
était  surtout  en  honneur  ;  les  ecclésiastiques  du  Grand  Sé- 
minaire avaient  un  atelier  bien  garni,  et  les  écoliers  ltur  ai- 


290  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

dèrent  à  temps  perdu  entre  les  études,  à  sculpter  les  orne- 
ments de  la  chapelle  que  M.  de  la  Potherie  estime  à  10,000 
écus  et  appelle  très  belle,  L'agriculture  n'était  pas  oubliée  ; 
la  Grande  Ferme  de  St-Joachim  et  le  Séminaire  que  Mgr  de 
Laval  y  avait  établi  en  sont  la  preuve. 

"  Les  élèves  allaient  à  l'office  de  la  cathédrale  et  portaient 
une  soutane  rouge  avec  un  bonnet  carré  ou  un  camail  de 
même  couleur.  Mgr  de  S.  Valier  leur  rend  ce  témoignage 
dans  une  lettre  :  "  Ils  se  tiennent  d'un  air  si  dévot  durant 
la  célébration  de  l'office  divin  qu'ils  inspirent  la  dévotion  aux 
peuples." 

"  Le  capot  bleu  avec  nervures  blanches  remonte  aux 
premiers  temps.  Les  directeurs  du  Séminaire  des  Mission 
Etrangères  de  Paris  voulurent  au  commencement  du  18me 
siècle  changer  cette  couleur  :  voici  ce  que  répondirent  les 
directeurs  de  Québec  (1759)  :  "  Permettez-nous  de  vous  dire 
que  c'est  le  sentiment  de  la  plupart  et  même  de  MM.  nos  In- 
tendants, qu'étant  en  possession  de  tout  temps  de  cette  cou- 
leur, à  laquelle  l'on  est  accoutumé,  ce  changement  paraîtrait 
étrange.  C'est  ce  qui  clistingpe  les  enfants  du  Séminaire, 
surtout  en  leur  manière,  carjl  y  en  a  bien  d'autres  qui  portent 
le  bleu,  chaque  pays,  chaque  guise.  Nous  savons  que  cela 
paraîtrait  particulier  dans  d'autre  pays  qu'en  Canada.  M. 
Raudot,  (intendant)  nous  a  dit  qu'on  l'avait  prévenu  là-dessus, 
mais  qu'en  les  voyant  il  avait  changé  de  sentiment  et  qu'il 
les  trouvait  fort  propres." 

"  Il  parait  que  la  ceinture  état  primitivemmt  blanche, 
et  qu'elle  devint  peu  à  peu  chamarrée  de  toutes  les  couleurs 
mélangées  avec  un  goût  sauvage.  La  ceinture  verte  actuelle, 
moins  dispendieuse  et  beaucoup  mieux  assortie  au  reste  de 
l'habillement  date  de  1838.  Elle  n'a  été  obligatoire  qw'en 
1840. 

"  La  tête  était  couverte  d'un  tapabor,  espèce  de  bonnet 
supprimé  en  1726  et  remplacé  en  1842  par  la  casquette  actuelle: 
dans  l'intervalle  qui  est  de  plus  d'un  siècle  chacun  de  couvrait 
comme  il  l'entendait. 

"  En  1726,  on  voulut  introduire  l'usage  de  faire  porter 
la  soutane  aux  philosophes,  mais  on  revint  au  bout  de  quel- 
ques années  à  la  première  coutume. 

"  Le  nombre  des  pensionnaires,  d'abord  réduit  à  quatorze, 
faute  de  pouvoir  en  loger  davantage,  augmenta  rapidement 
lorsque  en  1677,  on  eut  construit  un  nouveau  bâtiment,  à 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  291 

l'endroit  du  petit  séminaire  actuel.  Les  élèves  y  entrèrent 
le  8  décembre.  Trois  ans  après,  Mgr  de  Laval  écrivaitfau 
cardinal  Cibo  qu'il  y  avait  quarante  pensionnaires  et  qu'il 
avait  ordonné  durant  cette  année  huit  prêtres  du  pays. 

"  Le  12  avril  1680,  Mgr  de  Laval,  fonda  huit  pensions  en- 
tières pour  des  pauvres  du  pays,  de  bonnes  mœurs,  ayant  vo- 
cation à  l'état  ecclésiastique.  Le  choix  en  appartient  aux 
directeurs  qui  peuvent  partager  les  pensions  entre  plusieurs 
et  les  supprimer  en  tout  ou  en  partie  dans  les  cas  de  nécessité. 

"  Son  exemple  fut  suivi  par  Mgr  de  S.  Valier  qui  fonda 
en  1687  six  pensions  dans  le  Petit-Séminaire  et  quatre  dans  le 
Grand. 

".Le  siège  de  Québec  par  les  anglais  en  1690,  donna  occa- 
sion aux  élèves  de  montrer  leur  bravoure.  Les  annales  ne 
donnent  guère  en  cette  année  que  des  sorties  ;  ce  qui  était 
dû  probablement  à  l'invasion  ennemie  qui  transformait  les 
élèves  en  guerriers.  Réunis  avec  leurs  frères  de  S.  Joachim, 
ils  contribuèrent  puissamment  à  empêcher  les  ennemis  de 
débarquer  et  s'établir  sur  la  rive  nord  de  la  rivière  St-Charles. 
Un  d'entr'eux  devait  hélas  y  laisser  la  vie.  "  Pierre  Maufils, 
disent  les  annales  âgé  de  23  ans  après  avoir  achevé  sa  philo- 
sophie, et  demeuré  dans  le  petit-séminaire  plus  de  9  ans,  est 
mort  à  l'hôpital  (Hôtel-Dieu)  le  16  novembre  1690,  avec  beau- 
coup d'édification,  d'une  blessure  qu'il  avait  reçu  au  bras,  par 
les  anglais  qui  assiégeaient  Québec  ;  s'y  étant  volontairement 
exposé  avec  plusieurs  de  ses  camarades  par  le  motif  de  la  gloire 
de  Dieu  et  du  bien  du  pays,  pour  les  harceler  et  les  obliger  de 
se  retirer,  ce  qu'ils  firent  la  nuit  suivante,  qu'ils  se  rembar- 
quèrent tous  en  désordre.  Tous  ses  compagnons  ne  reçurent 
aucune  blessure,  par  une  protection  particulière." 

"  Le  danger  une  fois  passé,  les  élèves  reprirent  leurs 
études  et  virent  leur  nombre  s'accroître  jusqu'à  quatre-vingts. 
En  1896,  il  y  avait  cinq  philosophes  prêts  à  prendre  la  soutane," 

L'écrivain  de  Y  Abeille  relate  ensuite  les  principaux  événe- 
ments à  signaler  dans  l'histoire  du  Séminaire. 

Le  15  novembre  1701  incendie  de  la  maison.  Reconstruc- 
tion immédiate. 

Du  19  décembre  1702  au  7  janvier  1703,  une  épidémie 
de  petite  vérole  qui  ravageait  tout  le  pays  enleva  cinq  des 
élèves. 

Le  1er  octobre,  1705,  un  nouvel  incendie  réduit  en  cendres 
l'édifice  que  l'on  travaillait  à  reconstruire.     On  est  obligé 


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LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


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LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  293 

de  ne  garder  que  12  élèves  sur  54  parce  qu'il  était  impossible 
d'en  garder  davantage.  Le  séminaire  était  reconstruit  à  Ja 
mort  de  Mgr  de  Laval,  le  9  mai,  1708. 

A  la  picote  et  aux  incendies  succéda  la  rougeole  qui  enleva 
trois  écoliers,  l'un  en  1711,  l'autre  en  1714  et  le  dernier,  Jacques 
Barron,  de  Montréal,  le  10  février,  1715. 

En  1757,  après  les  vacances,  on  est  obligé  de  renvoyer 
tous  les  élèves  faute  de  pouvoir  les  nourrir  à  cause  de  la  famine 
causée  par  la  guerre. 

Le  Séminaire  ferme  ses  portes  pendant  six  ans  à  partir 
du  siège  de  Québec.  Il  recommence  à  prendre  des  élèves  au 
commencement  d'octobre,  1765.  En  1775,  les  élèves  s'en- 
rôlent pour  repousser  l'invasion  américaine  commandée  par 
Montgomery.  En  1812,  nouvelle  invasion  américaine  ;  les 
écoliers  forment  une  compagnie  qui  n'a  pas  vu  le  feu.  En 
1822,  le  séminaire  est  agrandi. 

En  1832,  épidémie  de  choléra.  Les  élèves  restent  dans 
leurs  foyers  du  12  juin  au  29  septembre. 

L'écrivain  rappelle  en  terminant  son  article  que  depuis 
la  fondation  du  Séminaire  près  de  900  élèves  y  ont  terminé 
un  cours  complet  dont  près  de  la  moitié  se  sont  voués  à  l'état 
ecclésiastique  ;  parmi  ces  derniers  se  trouvent  les  noms  de 
11  évêques.  Et  si  l'on  se  rappelle  que  cet  artile  était  écrit 
en  1850,  il  suffit  de  suivre,  pendant  le  dernier  demi  siècle 
les  annales  de  cette  maison  d'éducation  pour  y  trouver  les 
noms  des  personnages  les  plus  fameux  de  notre  histoire  na- 
tionale, politique  et  religieuse. 

Un  endroit  intéressant  à  visiter  dans  le  Petit-Séminaire, 
c'est  une  petite  chapelle  située  dans  la  partie  la  plus  ancienne 
de  la  maison.  En  voici  une  description  que  nous  devons  à 
l'amabilité  de  M.  l'abbé  Adolphe  Garneau,  professeur  de 
dessin  au  Séminaire  : 

CHAPELLE   INTERIEURE 

Cette  chapelle  existe  dans  la  partie  la  plus  ancienne  du 
Séminaire  ;  elle  est  située  au  premier  étage  et  donne  sur  le 
corridor  voûté  au  centre  du  corps  de  logis  vis-à-vis  le  perron  de 
pierre  de  la  cour  de  récréation.  D'après  la  tradition  les  appar- 
tements de  Monseigneur  de  Laval  se  trouvaient  au  rez-de- 


294  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

chaussée,  (1)  au-dessous  précisément  de  cette  chambre.  Le 
local  lui-même  très  exigu,  puisqu'il  n'a  qu'une  superficie 
d'environ  280  pieds  =  soit  18  pieds  de  profondeur  sur  16  de 
largeur, — ne  contient  que  deux  fenêtres.  Cet  éclairage  uni- 
quement latéral  (à  droite)  fait  perdre  à  la  chapelle  beaucoup 
de  son  apparence,  et  tout  en  exagérant  le  relief  laisse  dans 
l'ombre  certaine  parties  p  acées  en  retraite. 

Tout  le  fond  de  l'appartement  est  occupé  par  le  rétable. 
En  se  rapportant  aux  gravures,  on  peut  voir  que  le  tombeau 
de  l'autel  est  en  marbre  noir  et  blanc.  Cette  pièce,  absolu- 
ment insignifiante  au  point  de  vue  architectural  a  été  installée 
il  y  a  bientôt  40  ans,  et  même  les  vandales  qui  l'ont  placée 
n'ont  pas  craint  d'entailler  les  bases  des  colonnes  pour  y  en- 
claver les  parements  latéraux  de  la  table  de  l'autel  ;  ils  ont 
même  biisé  les  sculptures  du  panneau  central.  L'autel  ori- 
ginal (en  bois)  existait  encore  et  il  a  été  enfin  remis  en  place 
cet  hiver  1908.  La  restauration  est  maintenant  presque  com- 
plète. 

Le  rétable  se  divise  en  trois  paitiçs  ou  panneaux  sensi- 
blement égaux.  La  partie  centrale  porte  encadrée  une  an- 
cienne gravure  toute  passée  représentent  les  épousailles  de  la 
Sainte  Vierge.  Le  cadre  partie  intégrante  du  panneau  a  été 
finement  scu  pté  ;  le  travail  comme  partout  ailleurs  clans  ce 
rétable  est  superbe.  Détail  original,  la  vitre  recouvrant  la 
gravure  est  en  trois  morceaux  ;  il  semble  qu'il  aurait  été  im- 
possible de  se  procurer  une  pleine  grandeur,  et  cela  explique 
un  peu  pourquoi  la  gravure  ainsi  partiellement  exposée  à 
la  poussière  pénétrant  par  les  fissures  a  bruni  et  est  mainte- 
nant si  fatiguée.  (2)  Depuis  que  ceci  a  été  écrit  la  vitre  a  été 
remplacée  et  la  gravure  a  subi  un  nettoyage  qui  permet  de 
distinguer  les  personnages. 

Au-dessous  du  cadre  prennent  naissance  deux  guirlandes 
d'olivier  (feuilles  en  fleurs) — Souvenir  de  Monseigneur  Olivier 


(1)  Le  cintrage  des  voûtes  au  rez-de-chaussée  est  très  irréguîier  ; 
même  en  certaines  parties  la  courbe  est  plus  accentuée  d'un  côté  que  de 
l'autre.  L'on  est  porté  à  croire  que  les  maçons  ne  bâtissaient  pas  sur  cin- 
tres mobiles,  mais  bien  sur  un  amas  en  terre  battue  :  la  voûte  terminée,  on 
enlevait  la  terre.  Ces  murs  ont  quatre  à  cinq  pieds  d'épaisseur  et  sont  faits 
en  caillouttis  ;  le  mortier  est  tellement  homogène  et  adhère  si  bien  aux 
moellons  que  ceux-ci  se  brisent  plutôt  que  de  se  disjoindre. 

(2)  Gravure  en  cuivre  du  tableau  de  Rubens,  P.P.  (1577-1640).  Cette 
gravure  remarquable,  probablement  du  XVIII ème  siècle  est-elle  contem- 
poraine du  rétable  ?  A-t-elle  été  placée  dans  ce  cadre  plus  tard  ?  Cela 
est  possible,  car  les  marges  sont  en  parties  coupées.  On  ne  peut  faire  toute- 
fois que  des  conjectures.  En  bas  de  la  gravure,  au  centre  on  lit  :  "  F. 
Ragot,  se.  et  se  vend  à  Paris,  chez  Basset,  rue  S.  Jacques,  à  Ste-Geneviève." 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  295 

Briand,  bienfaiteur  du  S  éminaire  et  donateur  de  cette  chapelle. 
Ce  travail  fait  en  applique  est  très  curieux;  on  peut  voir  par 
la  figure  a  quel  point  le  bois  est  fouillé.  (1) 

A  mi-hauteur,  au  milieu  de  chaque  guirlande  se  trouve 
une  petite  bo  te  rectangulaire  en  bois  contenant,  celle  de 
droite  :  "  Morceau  du  cercueil  de  Sainte-Françoise  de  Chan- 
tai," celle  de  gauche  :  "  Relique  de  Saint-François  de  Sales"; 
ce  dernier  reliquaire  a  été  descellé.  Ces  deux  cadres  sont 
contemporains  du  rétable,  car  les  branches  s'écartent  de 
chaque  côté,  sur  le  panneau  ménageant  ainsi  une  alvéole 
pour  ces  boîtes. 

Les  côtés  du  panneau  sont  flanqués  de  deux  pilastres 
corinthiens  précédés  de  deux  colonnes  du  même  ordre  placées 
sur  leur  piédestal  et  supportant  un  entablement. 

Cet  entablement  couronne  aussi  les  deux  autres  panneaux 
et  va  s'appuyer  sur  les  antes  placées  aux  encoignures. 

Les  panneaux  de  droite  et  de  gauche  sont  ornés  de  ra- 
vissantes petites  niches  contenant  l'une  la  statue  de  Saint- 
Joseph,  l'autre  celle  de  la  Sainte-Vierge.  Les  consoles  sou- 
tenant ces  personnages  sont  d'un  dessin  très  élaboré  ;  un 
goût  et  un  travail  vraiment  artistiques  régnent  ici  et  se  font 
remarquer  surtout  dans  les  proportions  harmonieuses  des 
petits  panneaux.  Les  bases  des  pilastres  et  des  colonnes 
reposent  sur  une  table  faisant  saillie  et  donnent  à  l'ensemble 
une  solide  assiette.  Cette  table  domine  de  chaque  côté  trois 
armoires  ;  celle  du  centre,  dont  le  ressaut  terminé  en  quart 
de  rond,  est  à  deux  battants.  Les  moulures  des  portes  sont 
poussées  à  plein  bois,  et  les  charnières,  dont  quelques  unes 
ma  heureusement  sont  dépareillées,  sont  très  anciennes. 

Admirons  maintenant  le,?  deux  sveltes  colonnes  de  la 
partie  centrale.  Les  proportons  sont  rigoureusement  e- 
xactes  :  c'est  du  Vignole   tout   pur    (2)  ;  rien   n'y   manque  : 


(1)  Remarquez  l'apparence  primitive  de  ces  statues  toutes  en  bois. 
Les  proportions  ne  sont  pas  exactes  suivant  le  canon  du  corps  humain:  au 
lieu  des  huit  têtes  réglementaires,  on  n'en  trouve  que  six.  On  serait  assez 
porté  à  croire  qu'autrefois  ces  statues  étaient  à  nu  bois,  sans  peinture  ni 
dorure  :  les  lys  qui  parsèment  la  tunique  de  S.  Joseph  accusent  un  léger 
relief,  malgré  l'empâtement  de  la  couleur. 

(2)  Giacomo  Barocchio  surnommé  VIGNOLA  (1507-1573),  a  écrit 
«1  traité  didactique  sur  les  cinq  ordres  d'architecture.  A  la  mort  de 
Michel-Ange,  devint  l'architecte  de  Saint-Pierre  de  Rome.  Il  a  aussi  tracé 
le  plan  de  l'Escurial  en  Espagne.  Vécut  plusieurs  années  en  France  où  il 
laissa  un  grand  nombre  de  bronzes. 


296  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

ni  les  cannelures,  ni  les  rudentures,  ni  même  la  fine  fleur  cen- 
trale du  chapiteau  corinthien.  Et  tous  les  membres  de  la 
base  :  le  tore  supérieur,  les  deux  scoties,  le  filet,  le  tore  in- 
férieur et  la  plinthe.  Au  piédestal  remarquons  le  filet,  le 
talon,  la  gouttière,  la  gorge,  les  deux  astragales,  le  filet,  les 
deux  frises,  tandisqu'au  bas  nous  retrouvons  l'astragle  in- 
férieur, la  gueule  renversée,  le  réglet,  tore  et  plinthe. 

L'entablement,  très  riche,  a  demandé  un  travail  énorme. 
Voyez  l'architrave  dont  le  listel  est  tout  fouillé  au  ciseau, 
la  frise  avec  ses  gracieux  rinceaux,  le  filet  du  larmier  finement 
ciselé,  les  denticules  délicats  et  les  gracieux  modillons  suivant 
rigoureusement  la  règle  de  la  proportion,  qui  veut  qu'à  l'en- 
tablement corinthien,  l'un  deux  vienne  toujours  tomber  sur 
le  milieu  de  la  colonne. 

Ne  quittons  pas  l'oratoire  sans  remarquer  le  placard  à 
gauche  et  le  buffet,  dont  une  partie  seule  est  visible  sur  la 
gravure.  Les  battants  inf  érieurs  du  buffet  ont  deux  panneaux 
d'une  seule  planche  large  environ  22  pouces. 

Les  panneaux  du  placard  sont  du  vieux  style  :  ici  comme 
dans  le  rétable  et  le  buffet,  les  moulures  ne  sont  pas  ajoutées, 
mais  font  partie  intégrante  des  montants  et  croisillons.  Tous 
les  assemblages  sont  faits  à  la  cheville.  Les  charnières  qui 
maintiennent  les  vanteaux  du  placard  sont  remarquables  : 
elles  sont  formées  de  deux  platines  en  cuivre  maintenues  par 
des  griffes  intérieures  et  couvrant  les  vis  qui  fixent  les  côtés 
des  charnières  au  bois.  Quoique  le  buffet  ait  été  recouvert 
d'une  épaisse  couche  de  peinture  blanche,  cependant  à  l'ex- 
amen, il  ne  semble  pas  de  beaucoup  postérieur  au  placard. 

Tout  le  rétable  est  sculpté  en  cèdre  ou  du  moins  en  thuya , 
sauf  les  armoires  en  noyer  tendre,  ainsi  que  le  placard  à  gauche. 

Ci-joint  copie  des  inscriptions  placées  sous  les  consoles 
soutenant  les  statues  des  deux  panneaux  symétriques  : 

0  Mater  Maria  Salveto  vir  juste 

Ab  Originali  Davidici  Throni 

Labe  Preservata  Haeres,  pater  Jesu, 

Corda  Terge  Nostra.  Et  Mariae  Sponse. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  297 

Hôpital  Général. 

Fondé  en  1693  par  Mgr  de  Saint  Valier  et  confié  aux 
Sœurs  Hospitalières  qui  formèrent  en  1702  un  corps  séparé  de 
celui  de  l'Hôtel-Dieu.  Cet  établissement  est  situé  sur  les  bords 
de  la  rivière  Saint-Charles  et  fut  concédé,  terrain  et  bâtiments, 
par  les  Récollets,  le  13  septembre  1692.  D'après  les  termes  de 
leur  contrat  les  Récollets  cédaient  à  Mgr  de  Saint  Valier  une 
vaste  étendue  de  terrain,  leur  chapelle  et  leur  couvent  de 
Notre-Dame  des  Anges.  Les  religieuses  hospitalières  en 
prirent  possession  le  1er  avril  1693  et  eurent  dès  les  commence- 
ments près  de  quarante  personnes  sous  leurs  charges.  C'est 
un  hospice  des  incurables.  Deux  ailes  considérables  furent 
ajoutées  à  l'établissement  en  1710-1711.  En  1736,  les  reli- 
gieuses décident  de  recevoir  les  soldats  retirés  du  service  et 
invalides  et  de  construire  une  aile  qui  leur  serait  spécialement 
affectée.  En  1743,  nouvelle  construction  de  150  pieds  à  l'ouest 
de  celle  commencée  en  1736,  puis  les  besoins  de  l'institution 
devenait  pressants,  on  fait  subir  des  altérations  au  couvent, 
lui  enlevant  son  caractère  d'antiquité  qui  en  faisait  la  plus 
vieille  institution  religieuse  de  la  Nouvelle-France.  En  1850, 
embellissement  des  bâtiments  de  l'institution  et  neuf  ans  plus 
tard  on  l'augmente  d'une  maison  de  santé.  Jusqu'à  l'ouverture 
de  l'asile  de  Beauport  en  1845,  l'Hôpital-Général  avait  recueilli 
les  aliénés. 

L'Hôpital-Général  est  une  des  institutions  historiques  les 
plus  intéressantes  de  la  ville  et  du  pays.  Après  le  siège  de 
Québec,  en  1759,  les  blessés  anglais  y  furent  reçus  avec  le 
même  empressement  que  les  blessés  français.  Les  soldats  de 
Arnold  et  Montgomery  y  reçurent  les  mêmes  soins  que  s'ils 
avaient  été  dans  un  hôpital  de  Boston,  en  1775.  Arnold  lui- 
même,  blessé  pendant  l'attaque  contre  Québec  y  fut  re'çu  et 
traité  avec  le  plus  grand  soin. 

Cette  institution  possède  une  toile,  un  "  Ecce  Homo  ", 
que  les  connaisseurs  attribuent  à  un  maître,  mais  dont  l'auteur 
n'est  pas  connu.  La  maison  possède  en  outre  une  foule  de 
reliques  historiques  de  la  plus  grande  valeur,  dont  plusieurs 
lui  ont  été  données  par  Mme  de  Maintenon,  épouse  de  Louis 
XIV  et  par  Mgr  de  Saint  Valier. 

L'Hôtel  Dieu  du  Précieux  Sang 

C'est,  avec  le  couvent  des  Ursulines,  le  plus  vieux  monas- 
tère du  Canada.  Situé  dans  la  rue  du  Palais,  près  de  la  îue 
St-Jean,  et  à  l'angle  de  la  rue  Charlevoix.     Fondé  en  1637  et 


298  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

confié  aux  Hospitalières  arrivées  à  Québec  le  1er  août  1639, 
la  même  année  que  les  Ursulines.  Construit  en  1654  et  bénit 
en  1658  par  M.  de  Queylus.  Cette  institution  est  affectée  au 
soin  des  malades  de  toutes  les  classes.  Pauvres  comme  riches 
y  sont  admis.  Le  service  médical  y  est  irréprochable  et  est 
confié  à  un  certain  nombre  de  professeurs  de  l'Université  Laval. 

La  chapelle  du  couvent  qui  a  son  entrée  sur  la  rue  Charle- 
voix,  est  très  ancienne  et  contient  plusieurs  tablettes  commé- 
moratives  très  intéressantes  et  de  nombreuses  toiles  d'une 
grande  valeur.     Citons  les  principales  : 

La  Nativité,  Stella. 

La  Vierge  et  l'Enfant,  Noël  Coypol. 

Vision  de  Ste-Thérèse,  Geul  Monaght. 

Saint-Bruno  en  méditation,  Eustache  LeSueur. 

La  descente  de  la  Croix,  copie  par  Plamondon. 

Les  Douze  Apôtres,  copie  par  Baillargée,  le  vieux. 

Le  moine  en  prière,  De  Zurbaran. 

La  Crucifixion,  Van  Dyke. 

Nuit  de  Noël,  Stella  (don  de  Mgr  Dosquet.) 

Mais  les  reliques  les  plus  intéressantes  conservées  à  l' Hôtel- 
Dieu  sont  peut-être  le  crâne  du  Père  de  Brebœuf  et  les  ossements 
du  Père  Lallemant,  les  deux  martyrs  jésuites. 

Les  archives  de  l'Hôtel-Dieu  sont  aussi  très  intéressantes. 
Elles  contiennent  nombre  de  vieilles  cartes  et  de  vieux  manus- 
crits portant  les  signatures  des  gouverneurs  et  des  intendants 
français  du  Canada.  Il  serait  trop  long  d'en  faire  ici  une 
énumération  complète. 

Hôtel  Dieu  du  Sacré  Cœur 

Fondé  en  1873,  grâce  aux  efforts  de  l'archevêque  de  Québec 
généreusement  secondé  par  le  Chevalier  Falardeau  qui  est 
reconnu  comme  son  fondateur  temporel. 

Le  but  de  cette  institution  est  entièrement  charitable. 
L'Hôtel-Dieu  du  Sacré-Cœur  est  préposé  au  soin  des  enfants 
trouvés  et  des  vieillards  infirmes. 

De  fondation  relativement  récente  elle  ne  possède  pas 
autant  de  reliques  historiques  que  d'autres  institutions  dont 
nous  avons  déjà  pailé.  On  y  trouve  cependant  des  statues 
ayant  appartenu  à  l'ancienne  église  des  Jésuites  sous  le  régime 
français  et  plusieurs  autres  articles  d'un  intérêt  historique 
considérable,  entre  autres  une  toile  ayant  appartenu  à  la  galerie 
de  Lord  Metcalf,  ancien  gouverneur  du  Canada. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  299 

Hôpital  Jeffrey  Haie 

Institution  protestante  fondée  en  1865  par  M.  Jeffrey  Haie 
et  destiné  aux  malades  protestants.  Il  fut  d'abord  construit 
sur  la  falaise  qui  domine  la  banlieue  de  St-Roch,  à  l'angle  des 
rues  Richelieu  et  Des  Glacis.  Il  resta  ouvert  à  cet  endroit 
jusqu'en  1901  alors  qu'il  fut  remplacé  par  un  établissement 
plus  considérable  sur  la  rue  St-Cyiille,  entre  les  rues  Claire 
Fontaine  et  de  Salaberry. 

Asile  du  Bon  Pasteur. 

Fondé,  le  11  janvier  1850,  par  Mme  Roy  et  installé  tem- 
porairement sur  la  rue  Richelieu.  Dans  le  mois  d'octobre  de 
la  même  année,  la  société  de  Saint  Vincent  de  Paul,  avec 
l'assistance  du  Chevalier  Muit  et  de  M.  Cazeau  acheté: ent  sur 
la  rue  Lachevrotière,  une  maison  qui  répondait  mieux  aux 
intentions  de  la  fondatrice.  Cette  institution  a  piis  des  déve- 
loppements considé.ables.  En  1854,  l'Asile  du  Bon  Pasteur 
fut  reconstmit  sur  la  même  lue,  puis  on  lui  ajouta  des  annexes 
dans  l'ordre  et  aux  adresses  suivants  :  La  Sainte  Famille,  rue 
Saint  Amable  (1860)  ;  Ste-Madeleine,  rue  Lachevrotière,  (1876)  ; 
Notre-Dame  de  Toutes  G.âces,  angle  des  rues  Beithelot  et 
St-Amable,  puis  St-Joseph,  rue  Beithelot  (1876)  ;  Académie 
St-Louis  (1892)  ;  école  St-Jean  Berchmans,  ouverte  aux  filles 
en  1890  et  aux  garçons  en  1900.  L'Académie  St-Louis  fut 
établie  dans  le  but  de  créer  des  lessources  à  l'asile  du  Bon 
Pasteur.  Cette  école  est  fréquentée  actuellement  par  environ 
150  élèves.  L'école  du  Bon  Pasteur  date  de  1851  et  le  Conseil 
de  l'Instruction  Publique  lui  donna  en  1880  le  titre  d'Académie. 

La  communauté  du  Bon  Pasteur  a  encore  charge  de 
l'Asile  St-Charles  et  de  la  Maternité  ;  le  premier  est  une  école 
de  réforme  pour  filles  et  est  établi  dans  l'ancien  Hôpital  de 
Marine,  près  de  la  livière  St-Charles,  que  les  sœurs  achetèrent 
du  gouvernement  fédéral  en  1891.  La  Maternité  est  située 
sur  la  rue  Couillard.  Sur  la  rive  opposée  de  la  livière  St- 
Charles,  en  face  de  l'Asile  St-Charles,  se  trouve  l'endroit  exact 
où  Jacques-Cartier  rencontra  Donacona  en  1535.  L'Asile  des 
des  Saints  Anges,  rue  Couillard,  est  une  annexe  de  la  Maternité. 

L'Asile  des  Sœurs  de  la  Charité 

Fondé  en  1848,  par  Mgr  Turgeon,  archevêque  de  Québec, 
au  moyen  de  collectes  et  de  souscriptions  dans  tout  son  diocèse. 
Sous  la  direction  des  Sœurs  de  la  Charité.     Ces  dernières 


300  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

dirigent  aussi  l'Asile  de  St-Michel  Archange,  à  la  Canardière, 
sur  la  route  de  Beauport.  De  plus,  les  Sœurs  de  la  Charité 
ont  encore  charge  de  l'Asile  St-Antoine  à  St-Roch,  et  de  l'Asile 
Ste-Brigite,  sur  la  Grande  Allée. 

Asile  St-Antoine 

Fondé  le  28  octobre  1897  et  établi  dans  le  superbe  bâtiment 
donné  dans  un  but  de  chaiité  par  le  Ceicle  Catholique  de 
Québec.  Il  est  situé  sur  la  rue  St-Fiançois  à  St-Roch  et  est 
destiné  aux  vieillards  de  la  paioisse  de  St-Roch.  Il  fut  aug- 
menté d'une  aile  en  1901. 

Asile  Ste-Brigite 

Institution  destinée  aux  catholiques  irlandais  et  s'occupe 
des  orphelins  et  des  vieillards.  On  peut  faire  remonter  sa 
fondation  à  1856.  C'est  cette  année-là  qu'une  premièie  col- 
lecte faite  parmi  les  officiers  de  la  garnison  (17  livres)  fut 
remise  au  Rév.  Père  Nelligan  pour  le  secouis  des  pauvres. 
La  propriété  sur  laquelle  se  trouve  la  bâtisse  actuelle,  sur  la 
Grande  Allée  date  de  1858.  L'institution  est  sous  la  surveil- 
lance de  cinq  syndics  dont  quatre  laïques  et  un  chapelain. 

Le  Palais   Episcopal 

Situé  au  sommet  de  la  Côte  de  la  Montagne  là  où  la  .ue 
s'étend  en  éventail  ent  e  la  lue  Du  Fo.t,  la  rue  conduisant  au 
vieux  fa  t  de  Champlain  et  celle  qui  conduit  au  vieux  Château 
St-Louis.  On  en  posa  la  pierre  angulaire  le  25  août  1844. 
C'est  une  imposante  construction  en  pierre  de  taille  qui  a  coûté 
$65,800,  et  qui  fut  en  grande  paitie  éiigée  par  Mgr  Tu  geon. 
Comme  son  nom  l'indique,  c'est  la  i  ésidence  de  l'archevêque, 
Sa  G  andeur  Mgr  Bégin,  de  Sa  Giandeur  Mgr  Roy,  évêque 
auxiliaire,  de  Mgr-  Ma  ois,  G  and  Vicaire,  et  des  messieurs 
p  et  es  attachés  à  l'administration  du  diocèse.  Le  palais  epis- 
copal contient  une  chapelle,  une  sac  istie,  et  une  salle  du  trône, 
à  paît  les  appatements  pa^ticulie  s  de  ceux  qui  y  habitent. 
On  y  trouve  plusieurs  toiles  rema1  quables,  dont  les  port  aits  des 
évêques  de  Québec,  des  Papes  Pie  VI,  G:égoi  e  XVI,  Léon 
XIII  et  Pie  X,  de  feu  Son  Eminence  le  Ca  dinal  Taschereau, 
etc.,  ainsi  que  de  très  précieuses  a7  chives.  Paimi  les  souvenu  s 
ayant  appartenu  à  des  personnages  éminents,  on  y  conseive 


LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 


301 


deux  croix  pectorales  ayant  appartenu  à  Mgr  de  Laval,  une 
montre  en  or  de  Mgr  Plessis,  une  autre  de  Mgr  Signay,  une  croix 
pectorale  en  or,  souvenir  de  Son  Eminence  le  cardinal  Franchi. 


Le  Palais  Episcopal. 

L'Ecole  Normale  Laval 

L'Ecole  Normale  Laval  fut  inaugurée  le  12  mai  1857,  dans 
le  Vieux  Château  ou  "  Château  Haldimand  ".  Le  siège  du 
gouvernement  à  cette  époque  n'était  pas  stable.  Le  parlement 
siégeait  à  certaines  époques  à  Kingston  ou  à  Toronto  et  à 
d'autres  à  Montréal  ou  à  Québec.  De  1860  à  1865  on  se  servit 
de  l'Ecole  Normale  pour  les  Départements  Publics  de  l'admi- 
nistration. Les  classes  se  tenaient  alors  dans  la  maison  aujour- 
d'hui occupée  par  les  Jésuites  sur  la  rue  Dauphine.  L'Ecole 
Normale  retourna  dans  le  Vieux  Château  en  1866  et  y  resta 
jusqu'en  1892,  alors  que  la  vieille  bâtisse  fut  achetée  par  la 
Compagnie  du  Chemin  de  fer  Canadien  du  Pacifique  et  démolie 
pour  faire  place  au  Château  Frontenac.  L'Ecole  Normale  fut 
alors  transportée  au  pensionnat  de  l'Université  Laval  où  elle 
resta  jusqu'en  1900.  Elle  occupe  maintenant  la  propriété 
achetée  de  M.  J.  Théodore  Ross,  sur  le  chemin  de  Ste-Foye, 
tout  près  et  en  dehors  des  limites  de  la  ville.  Le  gouvernement 
a  payé  $9,000  pour  cette  propriété  et  y  a  ajouté  depuis  une 
aile  où  se  trouve  une  chapelle  et  un  corps  de  logis  à  l'usage  des 
élèves. 


302  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

La  Club  de  la  Garnison 

Situé  sur  la  rue  St-Louis,  tout  près  des  murs  et  en  face  de 
l'Esplanade.  Il  occupa  d'abord  le  vieil  "  Office  du  Génie  " 
dont  on  peut  voir  encore  une  gravure  datée  de  1820.  Il  fut 
fondé  en  1879  et  eut  pour  premier  président  le  Lieutenant 
Colonel  Duchesnay,  D.A.G.  Il  fut  à  son  origine  destiné  aux 
officiers  seulement,  mais  on  a  fini  par  y  admettre  les  civils.  Il 
possède  des  archives  très  intéressantes  concernant  surtout  les 
premiers  jours  de  la  domination  anglaise  au  Canada. 

L'Hôtel  de  Ville 

L'hôtel  de  ville  actuel  se  trouve  en  face  de  la  Cathédrale, 
sur  le  terrain  occupé  autrefois  par  le  vieux  collège  des  Jésuites. 
Ce  collège  servit  de  casernes  pendant  longtemps  et  on  l'appelait 
alors  les  "  casernes  des  Jésuites."  Dans  le  mois  de  novembre 
1889,  une  partie  du  terrain  sur  lequel  il  se  trouvait  fut  acheté 
pour  y  ériger  des  édifices  publics,  le  vieil  hôtel  de  ville  se 
trouvant  alors  sur  la  rue  St-Louis.  La  pierre  angulaire  du 
nouvel  édifice  fut  posée  le  13  août  1895  et  l'inauguration  eut 
lieu  le  19  septembre  de  l'année  suivante  sous  la  présidence  du 
maire  Parent.     Cet  édifice  a  coûté  $150,000. 

La  Prison 

La  plus  vieille  prison  de  Québec  s'élevait  sur  le  terrain 
appartenant  à  la  famille  de  Bécancour,  près  du  Fort  St-Louis, 
à  l'angle  des  rues  St-Louis  et  des  Carrières,  à  peu  près  en  face 
de  l'entrée  principale  de  la  cour  du  Château  Frontenac.  Pendant 
les  dernières  années  de  la  domination  française  la  prison  était 
située  en  arrière  du  Palais  de  l'intendant,  près  de  la  rivière 
St-Charles,  à  un  endroit  appelé  communément  "  la  cour  à 
charbon  ".  En  1784  ce  furent  les  chambres  inoccupées  du 
couvent  des  Récollets  qui  servirent  de  prison.  Lorsque  le 
couvent  eut  été  détruit  par  le  feu,  les  prisonniers  furent  gardés 
dans  les  bâtisses  voisines  des  casernes  militaires  près  de  la 
Côte  du  Palais.  En  1810,  on  commença  la  construction  d'une 
prison  sur  le  terrain  situé  entre  les  rues  St-Stanislas,  Dauphine 
et  Ste-Angèle  ;  cette  prison  fut  inaugurée  en  1814  et  employée 
jusqu'en  1867.  C'est  la  bâtisse  actuelle  du  Collège  Morrin. 
On  n'a  remplacé  que  la  porte  principale  qui  se  trouve  sur  la 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  303 

rue  St-Stanislas.     Au-dessus  de  la  porte  ; de  cette  prison  se 
trouvait  l'inscription  assez  originale  que  voici  : 

A.  D. 

MDCCCX 

L.  A.  Reg.  Georgio  III 

Prov.  Gub.  D.  D.  J.  H.  Craig,  Bi.  Eqt. 

Carcer  iste  bonos  a  pravis 

VlNDlCAP.E    POSSIT. 

La  pose  de  la  pierre  angulaire  de  la  prison  actuelle  sur  la 
Grande  Allée  eut  lieu  le  4  septembre  1861,  mais  la  prison  ne 
fut  prête  à  recevoir  les  prisonniers  que  dans  l'année  1867.  Le 
shéiif  en  prit  possession  le  1er  juin  1867. 

C'est  tout  près  de  cette  prison  que  se  trouve  le  monument 
de  Wolfe  érigé  à  l'endroit  où  est  mort  ce  général  anglais  pendant 
la  bataille  des  Plaines  d'Abraham.  Tout  près  de  là  se  trouve 
aussi  l'Observatoire. 

Le  Palais  de  l'intendant 

C'est  l'ancienne  résidence  de  l'intendant  Talon.  Ce  dernier 
avait  fait  construire  une  brasserie,  au  pied  de  la  Côte  du  Palais, 
édifice  qui  ne  fut  terminé  qu'en  1671.  Mais  cette  entreprise 
n'ayant  pas  réussi,  l'intendant  convertit  ce  bâtiment  en  une 
résidence  qu'il  habita  lui-même  et  où  se  réunit  dans  la  suite  le 
Conseil  Souverain.  La  brasserie  de  Talon  fut  détruite  par  le 
feu  en  1713,  dans  la  nuit  du  5  au  6  janvier.  Sur  ses  ruines  fut 
construit  le  "  Palais  de  l'intendant."  C'est  dans  ce  palais  que 
ia  justice  fut  administrée  à  Québec  pendant  les  dernières  années 
du  régime  français.  Il  fut  presque  entièrement  démoli  pendant 
Ie  siège  de  Québec  en  1759.  Il  est  aujourd'hui  occupé  par  une 
grande  brasserie  (l'établissement  Boswell),  de  sorte  que  ce 
bâtiment  est  finalement  retourné  au  but  pour  lequel  on  l'avait 
d'abord  construit. 

Sénéchaussée 

Le  premier  édifice  dans  lequel  siégea  la  Cour  du  Sénéchal 
s'élevait  au  pied  de  la  rue  Mont  Carmel,  près  de  l'extrémité 
nord-est  du  jardin  du  Gouverneur.  La  cour  fut  ensuite  trans- 
férée dans  un  bâtiment  situé  à  l'endroit  où  se  trouve  actuelle- 
ment le  palais  de  justice.     Le  terrain  actuellement  occupé  par 


304  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

le  palais  de  justice  et  la  cathédrale  Anglicane  avait  été  donné 
par  Louis  XIV  aux  Récollets  en  1681,  pour  qu'ils  y  construi- 
sissent un  hospice.  Les  missionnaires  y  établirent  une  branche 
de  leur  monastère  de  Notre-Dame  des  Anges.  Ce  couvent  se 
trouvait  sur  la  partie  nord-est  du  terrain  actuellement  occupé 
par  l'église  anglicane. 

Le  Palais  de  Justice 

Situé  à  l'angle  de  la  rue  St-Louis  et  de  la  Place  d'Armes. 
Fut  inauguré  le  21  décembre  1887.  Le  terrain  sur  lequel  il  est 
élevé  couvre  une  superficie  de  46,777  pieds.  Le  vieux  palais 
de  justice,  situé  sur  la  rue  St-Louis  fut  détruit  par  le  feu  le  1er 
février  1873.  Dans  l'intervalle  les  cours  siégèrent  dans  le  vieil 
hôpital  militaire,  en  arrière  de  la  rue  St-Louis  et  cela  pendant 
14  ans.  Le  palais  de  justice  actuel,  de  style  renaissance  et 
rappelant  les  vieux  châteaux  de  l'époque  de  François  1er,  a 
coûté  $940,759.  C'est  sans  contredit  un  des  plus  beaux  édifices 
de  Québec. 

Le  Couvent  des  Recollets 

La  place  de  la  Sénéchaussée,  où  s'élèvent  maintenant  le 
Palais  de  Justice  et  l'église  anglicane,  fut  donnée  par  le  roi 
Louis  XIV  aux  RR.  PP.  Récollets,  en  1681. 

Les  Récollets  de  Notre-Dame-des- Anges,  qui  avaient  ainsi 
reçu  de  Louis  XIV,  en  1681,  le  don  de  l'emplacement  occupé 
antérieurement  par  la  Sénéchaussée,  en  face  du  fort  Saint- 
Louis,  y  établirent  une  succursale  de  leur  monastère  que  l'on 
appela  :  "  Le  Couvent  du  Château."  Plus  tard,  en  1693, 
Monseigneur  de  Saint- Vallier  ayant  obtenu  de  F  Hôtel-Dieu  du 
Précieux-Sang  un  essaim  de  religieuses  pour  fonder  un  "  hôpital 
général  "  à  Notre-Dame-des-Anges,  les  Récollets  cédèrent  leur 
établissement  des  bords  de  la  rivière  Saint-Charles,  et  le 
"  Couvent  du  Château  ",  quoique  insuffisant,  devint  leur  unique 
établissement  à  Québec.  C'est  à  cette  époque  que  fut  cons- 
truite la  belle  église  des  Récollets  (1)  que  Charlevoix  disait 
être  :  '"  digne  de  Versailles  ",  et  qui  couvrait  un  espace  dont 
les  bornes  est  et  ouest  seraient  aujourd'hui  le  centre  du  haut 
de  la  Place  d'Armes  et  l'extrémité  sud-est  du  terrain  occupé 
par  le  Palais  de  Justice.     Elle  était  ornée  de  vitraux  coloriés 


(1)  La  construction  en  fut  commencée  le  14  juillet  1693. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  305 

et  de  beaux  tableaux  dus  au  pinceau  du  célèbre  Frère  Luc. 
La  flèche  de  son  clocher,  que  respectèrent  les  obus  en  1759, 
était  d'une  pureté  de  lignes  admirable. 

Le  premier  couvent  ou  "  Couvent  du  Château  ",  s'élevait 
à  peu  de  distance,  sur  la  partie  nord-est  du  terrain  occupé 
aujourd'hui  par  l'église  anglicane.  Le  deuxième  couvent, 
construit  après  l'année  1700,  était  contigu  à  l'église,  et  formait 
avec  celle-ci  un  carré  parfait.  Au  centre  se  trouvait  la  cour, 
qui  était  spacieuse  et  de  forme  régulière. 

Le  clocher  de  l'église  des  Récollets  s'élevait  au  point  précis 
où  se  trouve  aujourd'hui  l'entrée  principale  du  Palais  de  Justice. 
Tout  le  corps  de  l'édifice  (l'église)  était  sur  la  Place  d'Armes. 
Le  couvent,  qui  lui  était  contigu,  (le  deuxième  couvent),  était 
construit  en  grande  partie  sur  la  Place  d'Armes,  en  moindre 
partie  sur  le  terrain  du  Palais  de  Justice,  et  en  moindre  partie 
encore  sur  le  terrain  de  l'église  anglicane. 

L'église  et  le  couvent  des  Récollets  furent  détruits  par  un 
incendie  le  6  septembre  1796. 

Le  gouvernement  anglais  s'était  déjà  emparé  d'une  partie 
du  couvent  des  Récollets,  et  l'on  s'était  même  servi  de  l'église 
de  ces  religieux  pour  le  culte  anglican,  à  certains  jours  déter- 
minés. D'autre  part,  le  gouvernement  avait  pris  presque  com- 
plètement possession  du  "  collège  de  Québec  ",  ou  collège  des 
Jésuites,  et  Ton  y  administrait  la  jurtice  depuis  1763. 

Le  dernier  Commissaire  de  l'Ordre  des  Franciscains  Récol- 
lets reconnu  par  le  gouvernement  anglais,  (le  R.  P.  Félix  de 
Berey)  étant  décédé  à  Québec,  le  18  mai  1800,  les  biens  de 
l'Ordre  tombèrent  pratiquement  en  déshérence,  et  le  gouverne- 
ment s'empara  d'une  partie  du  terrain  du  couvent  incendié  le 
6  septembre  1796  pour  y  ériger  les  "  Salles  d'Audience  et 
Offices  "  du  district  de  Québec  conformément  à  la  législation 
ci-dessus  indiquée.  Cette  construction,  à  laquelle  on  donna 
plus  tard  le  nom  de  Palais  de  Justice,  fut  terminée  en  1804. 
Des  additions  successives  furent  faites  au  lpan  primitif,  et 
l'édifice  finit  par  coûter  $120,000.00.  Il  était  en  parfait  ordre 
lorsqu'il  fut  détruit  par  un  incendie,  le  1er  février  1873. 

L'Ecole  des  Arts  et  Métiers  à  Québec 

L'école  des  arts  et  métiers,  à  Québec,  a  été  construite  sur 
un  terrain  donné  au  conseil  des  arts  et  manufactures  par  l'ho- 
norable James-Gibb  Ross,  sénateur,  par  contrat  passé  devant 
Mtre  J.-A.  Charlebois,  notaire,  le  25  août  1884. 


306  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Le  ministre  des  Travaux  Publics,  "  agissant  comme  fidéi 
commissaire  pour  le  conseil  des  arts  et  manufactures  ",  reçut 
cette  donation  et  confia  l'érection  de  P école  à  M.  Ferdinand  de 
Varennes,  constructeur,  par  contrat  portant  la  date  du  25  sep- 
tembre 1884.  (Charlebois,  notaire).  Les  plans  et  devis  de 
Pédifice  avaient  été  préparés  par  M.  J.-F.  Peachy,  architecte. 

L'Hôtel  du  Gouvernement  (1) 

Le  terrain  sur  lequel  a  été  constiuit  l'Hôtel  du  Gouverne- 
ment, à  Québec,  faisait  autrefois  paitie  du  fief  Saint-François, 
dont  la  création  en  terre  noble  et  la  première  concession,  par 
la  Compagnie  de  la  Nouvelle-France  au  sieur  Jean  Bourdon, 
remonte  au  10  mars  de  l'année  1646,  sous  le  gouvernement  de 
M.  de  Montmagny. 

Ce  terrain  est  situé  immédiatement  au  nord-ouest  de  la 
Grande- Allée,  à  proximité  de  la  poite  Saint-Louis,  dans  la 
partie  de  la  ville  appelée  Quartier  Montcalm  {extra  muros), 
et  porte  le  numéro  4436  du  cadastre  officiel  de  ce  quartier. 

Sa  superficie  est  de  251,763  pieds,  mesure  anglaise.  Il  fut 
acheté  du  gouvernement  du  Canada,  par  la  province  de  Québec, 
le  14  août  1876,  sous  le  gouvernement  de  Boucherville,  au  prix 
de  $15,000,  spécialement  pour  y  ériger  l'édifice  de  la  Législature 
et  des  Départements  publics.     On  l'appelait  alors  Cricket  Field. 

Ce  terrain  était  autrefois  borné  au  nord-est  par  la  rue 
Saint-Eustache.  La  portion  de  cette  rue  qui  touchait  ainsi  au 
terrain  de  l'Hôtel  du  Gouvernement  a  été  cédée,  il  y  a  quelques 
années,  par  la  corporation  de  la  cité  de  Québec,  au  gouverne- 
ment de  la  Province,  à  certaines  conditions. 

Elle  forme  aujourd'hui  l'allée  dite  de  la  Fontaine,  et  court 
parallèlement  à  la  façade  du  Palais  Législatif,  entre  la  Grande 
Allée  et  la  rue  Saitnte- Julie.  Elle  touche  à  la  base  même  de 
la  fontaine  dédiée  aux  races  aborigènes  de  l'Amérique  du  Nord, 
qui  fait  face  à  l'entrée  d'honneur  du  Palais. 

La  paitie  de  l'édifice  qui  donne  sur  l'avenue  Dufferin  (corps 
principal)  est  occupé  par  le  Conseil  Législatif  et  l'Assembléee 
Législative  ;  on  la  désigne  sous  le  nom  spécial  de  "  Palais 
Législatif." 

Les  trois  autres  côtés  de  l'édifice  sont  appelés  "  Départe- 
ments Publics  "  ;  ils  font  face,  respectivement,  à  la  Grande 
Allée,  à  la  rue  Saint- Augustin,  et  à  la  rue  Sainte- Julie.  On  y 
a  installé  les  bureaux  du  Lieutenant-Gouverneur,  du  Conseil 


Notes  de  M.  Ernest  Gagnon. 


LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 


307 


Exécutif,  du  Procureur -Général,  du  Trésor,  du  Secrétariat 
Provincial  ;  les  départements  de  l'Agriculture  et  de  la  Coloni- 
sation, des  Travaux  Publics,  des  Terres  de  la  Couronne,  de 
l'Instruction  Publique  ;  la  bibliothèque  de  la  Législature,  le 
bureau  de  l'Imprimeur  de  la  Reine,  etc. 


Chacune  des  façades  du  bâtiment  300  pieds  de  longueur; 
mais,  en  tenant  compte  des  saillies  des  angles,  des  avant-corps 
et  du  campanile,  la  ligne  du  contour  exté  ieur  atteint  un  déve- 
loppement de  1,405  pieds. .  La  ligne  du  contour  intérieur 
(donnant  sur  la  cour)  est  de  857  pieds. 


308  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

Le  coût  total  de  l'Hôtel  du  Gouvernement,  c'est-à-dire  de 
V édifice  du  Palais  Législatif  et  des  Départements  publics,  y 
compris  les  sommes  payées  pour  la  construction  de  la  fontaine 
et  de  la  clôture  en  granit,  pour  l'acquisition  des  terrains  de 
l'ancien  Cricket- Field,  de  l'ancien  patinoir  et  de  partie  de  la  rue 
Saint-Eustache  pour  le  nivellement  et  l'embellissement  de  ces 
terrains,  ainsi  que  le  prix  des  statues  de  la  façade  principale  et 
de  la  fontaine,  etc.,  etc., — est  de  $1,669,249.16,  (un  million  six 
cent  soixante  et  neuf  mille  deux  cent  quarante-neuf  piastres  et 
seize  centins). 

Deux  accidents  ont  un  peu  augmenté  le  coût  de  l'édifice  : 
lo,  l'incendie  de  l'ancien  Parlement,  voisin  de  l'archevêché, 
arrivé  le  19  avril  1883,  qui  occasionna  les  frais  d'une  installation 
temporaire  dens  l'édifice  en  voie  de  construction  pour,  la  session 
suivante  de  la  Législature  ;  2o,  la  double  explosion  de  dynamite 
causée  par  des  mains  criminelles,  le  11  octobre  1884,  et  qui 
nécessita  certains  travaux  de  reconstruction. 

Les  travaux  de  construction  du  Palais  Législatif  exécutés 
en  vertu  du  contrat  du  9  février  1883,  furent  terminés  dans 
l'automne  de  1886,  sous  le  ministère  Ross. 

Les  travaux  de  maçonnerie  des  trois  côtés  de  l'édifice 
donnant  sur  les  rues  Grande  Allée,  Saint- Augustin  et  Sainte- 
Julie,  furent  commencés  dès  l'année  1877  par  les  entrepreneurs 
Piton  et  Cimon.  Ils  furent  interrompus  à  l'automne,  puis 
repris  au  printemps  de  1878.  Le  millésime  "  1878  ",  que  l'on 
voit  sur  l'avant-corps  central  de  la  façade  de  la  Grande  Allée, 
indique  l'année  même  où  l'on  a  placé  la  pierre  portant  ce 
chiffre,  et  non  l'année  du  commencement  des  travaux. 

Le  style  de  l'Hôtel  du  Gouvernement  peut  être  appelé 
style  renaissance  française  du  XVII  siècle.  Car  la  renaissance 
des  formes  classiques  s'est  manifestée  de  diverses  manières,  en 
France,  en  Allemagne,  en  Italie,  etc.  ;  puis,  ces  manifestations 
se  sont  successivement  modifiées  et  ont  formé  en  quelque  sorte 
des  époques  secondaires  dans  l'époque  générale. 

La  façade  principale  du  vaste  carré  de  l'Hôtel  du  Gouver- 
nement est  remarquable  par  les  belles  proportions  de  sa  tour 
centrale,  dédiée  à  Jacques  Cartier,  par  la  pureté  de  lignes  des 
avant-corps  accolés  à  cette  tour,  dédiés, — l'un  à  Champlain, 
l'autre  à  Maisonneuve, — par  l'élégance  des  pavillons  des  angles 
et  par  tout  l'ensemble  de  l'ornementation. 

Au  rez-de-chaussée  du  campanile,  ou  tour  centrale,  se 
trouve  l'entrée  d'honneur  par  laquelle  le  Lieutenant-Gouver- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  309 

neur  se  rend  au  Conseil  Législatif  pour  y  rencontrer  les  membres 
des  deux  Chambres  de  la  Législature,  dans  les  grandes  céré- 
monies officielles  du  commencement  et  de  la  fin  de  chaque 
session. 

Les  nrches  pratiquées  dans  a  maçonneiie  de  la  façade  du 
campanile  et  des  avant-coips  de  centre,  devront  contenir  les 
statues  de  Jacques  Caitier,  le  découvreur  du  Canada  ;  de 
Champlain,  le  fondateur  de  Québec  ;  de  Maisonneuve,  le  fon- 
dateur de  Montréal  ;  de  Laviolette,  e  fondateur  des  Tr  ois- 
Rivières  ;  de  Pie  re  Boucher,  gouverneur  des  Ti ois-Rivières, 
type  accompl  de  l'ancien  seigneur  canadien  ;  puis  celles  du 
pèie  de  Bébœuf,  le  grand  jésuite  martyr,  du  père  récollet 
Nicolas  Viel,  noyé  pa-*  les  Sauvages  dans  les  rapides  appelés 
depuis  Sault-au-Récollet  ;  de  Mgr  de  Montmorency-Laval,  le 
piemier  évêque  de  Québec  ;  de  M.  Olier,  le  fondateur  de  la 
Compagnie  de  Saint-Sulpice  et  de  la  Compagnie  de  Notre-Dame 
de  Mont  éa  ;  enfin  celles  de  Rontenac,  de  Lévis,  de  Wolfe,  de 
Montcalm,  et  de  à&ix  célébrités  du  dix-neuvième  siècle  :  Lord 
Elgin  et  le  colonel  Cha- les-Michel  de  Salabe  ry. 

Les  armes  de  chacun  des  personnages  dont  on  vient  de  lire 
les  noms, — celles  de  leur  famille  ou  celle  de  leur  ville  ou  de  leur 
institut — sont  sculptées  dpns  la  pierre  au-dessus  de  chaque 
niche.  La  disposition  de  ces  niches  et  de  ces  statues  indique 
une  perception  t.  es  nette  des  grandes  lignes  de  l'histoire  du 
Canada  : 

Le  fronton  de  l 'avant-corps  dédié  à  Champlain  est  sur- 
monté d'un  beau  groupe  en  bronze  de  M.  Philippe  Hébeit  : 
La  Poésie  et  l'Histoire  .  un  autre  groupe  en  bronze  du  même 
auteur  :  La  Religion  et  la  Patrie,  couronne  le  fronton  de  l 'avant- 
corps  dédié  à  Maisonneuve. 

En  face  de  l'entrée  d'honneur,  au  pied  du  campanile,  et 
établie  dans  la  déclivité  du  terrain,  se  trouve  la  fontaine  monu- 
mentale dédiée  aux  races  aborigènes  du  Canada  dont  il  a  été 
pa  lé  plus  haut.  Son  portique,  qui  est  d'ordre  toscan,  est  orné, 
au  sommet,  d'un  groupe  en  bronze  représentant  une  famille 
indienne.  Tout  au  bas,  au  fond  de  la  pièce  d'eau  formée  par 
une  vasque  quasi  elliptique  de  quarante-cinq  pieds  de  longueur, 
sur  vingt-huit  de  largeur,  un  autre  bronze,  un  "  pêcheur  à  la 
nigogue  "  ou  haiponneur  indien,  dardant  un  poisson  au  milieu 
d'une  cascade,  complète  l'ornementation  de  ce  gracieux  hors- 
d' œuvre. 

Voici  la  liste  des  statues  exécutées  par  M.  Philippe  Hébert 
qui  sont  déjà  placées  au  Palais  Législatif  : 


310  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Campanile  : — Wolfe,  Montcalm. 

Avant-corps  Champlain  : — Frontenac,  Elgin,  La  Poésie  et 
l'Histoire. 

Avant-corps  Maisonneuve  : — Lévis,  Salaberry,  La  Religion 
et  la  Patrie. 

Fontaine  : — Une  famille  indienne. — Un  harponneur  indien. 

Les  décorations  de  Tintéiieur  sont  très  élaborées  et  du 
meilleur  goût.  Il  se:  ait  inutile  de  vouloir  en  donner  ici  une 
description  détaillée.     Nous  n'en  citons  que  quelques-unes  : 

En  pénétiant  dans  le  premier  vestibule  de  l'entrée  d'hon- 
neur du  Palais  Législatif,  on  aperçoit,  à  droite,  sculpté  dans  le 
parement  en  gi  es  de  l'Ohio  dont  les  murs  de  ce  vestibule  sont 
revêtus,  l'écusson  du  marquis  de  Lorne,  avec  la  barque  nor- 
mande de  la  maison  d'Argyle  et  la  devise  :  Ne  obliviscaris. 
Au-dessous,  les  dates  1878-1883  indiquent  la  durée  du  terme 
d'office  du  marquis  de  Lorne  comme  gouverneur-général  du 
Canada. 

A  gauche  sont  sculptées  les  armes  du  marquis  de  Lans- 
downe,  ex-gouverneur-général,  avec  la  devise  :  Virtute  non 
verbis  et  les  dates  1883-1888. 

Les  lambris  d'appui  en  noyer  noir  des  vestibules  du  rez- 
de-chaussée,  du  premier  et  çtu  deuxième  étage  du  Palais 
Législatif,  sont  ornés  d'arabesques,  d'armoiries  et  d'inscriptions, 
ciselées  et  dorées,  d'un  goût  et  d'une  science  extrêmement 
remarquables.  C'est  l'histoire  écrite  en  langue  héraldique.  On 
y  lit,  au  rez-de-chaussée,  les  armes  et  les  noms  de  personnages 
appartenant  à  la  première  péiiode  des  annales  historiques  de 
l'Amérique  du  Nord  et  du  Canada  :  Vérazzani,  Sébastien  Cabot, 
De  la  Roche,  De  Caen,  Roberval,  Pontgravé,  Poutr incourt, 
De  Monts,  Léry,  De  Chaste,  Pontchaitiain,  Châteaufoit,  Guer- 
che  ville,  Lauzon,  Cour  celles,  Hocquait,  Denonville,  Bégon, 
Duquesne,  la  duchesse  d'Aiguillon,  Madame  de  la  Peltrie, 
Maiie  Guyart  de  l'Incarnation. 

Dans  un  cai touche,  au  pied  du  grand  escalier  du  vestibule, 
on  voit,  tracés  en  or,  un  soleil  éclairant  le  monde,  avec  la  devise  : 
Nec  pluribus  impar  et  l'insciiption  "  Louis  XIV."  En  face, 
sur  un  autre  cartouche,  sont  gravés  les  armes  et  le  nom  de 
Colbeit. 

A  l'étage  supérieur,  et  dans  les  situations  identiques,  sont 
les  armoiries  de  George  III  d'Angleterre  et  de  son  ministre 
William  Pitt. 

Le  visiteur  a  gravi  un  escalier  et  l'histoire  a  marché  d'un 
siècle. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  311 

D'autres  noms,  d'autres  devises  frappent  son  regard. 

Les  sculptures  et  les  incrustations  en  or  sur  noyer  noir  des 
portes  monumentales  des  salles  de  délibérations  du  Conseil 
Législatif  et  de  l'Assemblée  Législative,  de  même  que  celles 
des  trônes  occupés  par  les  présidents  des  deux  Chambres,  font 
l'admiration  de  tous  les  étrangers. 

Le  millésime  "  1792  ",  date  de  la  mise  en  force  de  la  cons- 
titution inaugurant  le  régime  parlementaire  en  Canada,  et  le 
millésime  "  1867  ",  date  de  l'établissement  de  la  Confédération, 
sont  incrustés  sur  les  battants  des  grandes  portes  des  deux 
Chambres,  au  milieu  de  palmes  d'une  suprême  élégance. 

Les  salles  de  délibérations  du  Conseil  Législatif  et  de  l'As- 
semblée Législative  sont  de  dimensions  identiques  ;  soixante- 
sept  pieds  de  longueur,  cinquante  pieds  de  largeur,  trente-trois 
pieds  de  hauteur. 

Deux  cents  lampes  électriques,  fixées  au  plafond,  éclairent 
la  salle  des  délibérations  de  l'Assemblée  Législative. 

Cà  et  là,  dans  plusieurs  autres  parties  de  l'édifice,  sont 
disposées  : 

Les  armes  d'Angleterre  :  "  Ecartelées  au  premier  et  au 
quatrième  de  gueules  à  trois  léopards  d'or,  l'un  sur  l'autre," 
avec  la  devise  :  Dieu  et  mon  Droit . 

Les  armes  de  l'Ecosse  :  "  D'or,  chargé  d'un  lion  de  gueules 
entouré  d'un  double  trescheur  fleur onné  et  contre-fleuronné  du 
même,"  avec  la  devise  :  Nemo  me  imyune  lascessit  ; 

Les  armes  de  l'Irlande  :  "  D'azur  à  la  harpe  d'or  ",  avec 
la  devise  :  Erin  go  Bragh  ; 

Et  les  armes  de  l'ancien  royaume  de  France,  le  pays  d'ori- 
gine de  la  plupart  des  habitants  de  la  province  de  Québec  : 
"  D'azur  à  trois  fleurs  de  lis  d'or,11  avec  le  cri  de  guerre  :  Montjoye 
Saint-Denis. 

Puis,  s'il  en  a  le  temps  et  le  courage,  le  touriste  devra  faire 
l'ascension  du  campanile,  haut  d'une  couple  de  cents  pieds  et 
d'où  l'on  a  une  vue  d'ensemble  de  Québec  et  du  port  dans  un 
panorama  sans  égal. 

Spencer  Wood 

Le  domaine  de  Spencer- Wood,  sur  le  chemin  St-Louis, 
portait,  il  y  a  un  siècle,  le  nom  de  Powell-Place,  d'après  le  nom 
de  son  propriétaire,  le  général  Henry- Watson  Powell.  Vers  le 
commencement  du  dix-neuvième  siècle,  le  domaine  passa  aux 
mains  de  M.  LeHouillier,  qui  le  vendit  à  l'honorable  Michael- 


312  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Henry  Perce  val,  percepteur  des  douanes  à  Québec,  membre  du 
Conseil  Législatif  et  du  Conseil  Exécutif.  Celui-ci  avait' pour 
parent  et  protecteur  l'honorable  Spencer  Perce  val,  chancelier 
de  l'Echiquier  de  la  Grande-Bretagne,  et  c'est  en  l'honneur  de 
ce  dernier  personnage,  qui  ne  vint  probablement  jamais  en  ce 
pays,  que  le  nom  de  Spencer- Wood  fut  substitué  à  celui  de 
Powell-Place. 

De  1808  à  1811,  pendant  la  restauration  du  château  Saint- 
Louis,  le  gouverneur  sir  James-Henry  Craig,  habita  le  château 
de  Powell-Place  qui  devait  devenir  plus  tard  la  résidence 
officielle  de  lord  Elgin  et  de  sir  Edmund  Head. 

M.  Henry  Atkinson  acheta  Spencer-Wood  en  1833,  et  il 
en  vendit  la  plus  grande  partie  au  gouvernement  en  1852  et  en 
1854,  au  prix  de  $41,600.00.  Le  nom  de  Spencer-Wood  resta 
attaché  à  la  portion  est  de  la  propriété  (celle  qu'avait  achetée 
le  gouvernement  et  où  se  trouvait  le  château)  ;  la  portion 
ouest  se  nomme  aujourd'hui  Spencer-Grange  :  Monsieur  J.-M. 
LeMoine,  allié  de  la  famille  de  M.  Atkinson,  en  est  le  pro- 
priétaire. 

Après  l'incendie  du  Parlement,  à  Montréal,  en  1849,  le 
gouvernement  du  Canada  songea  à  faire  construire  un  édifice 
sur  le  terrain  du  Jardin  du  Fort,  à  Québec,  pour  y  installer  les 
ministères  publics,  et  à  faire  ériger  une  résidence  pour  le  gou- 
verneur-général sur  la  terrasse  Durham,  un  peu  au  nord-est  du 
château  Frontenac  actuel  ;  mais  ce  projet  fut  abandonné,  et 
lorsque  la  capitale  du  Canada  fut  transférée  à  Québec,  en  1852, 
le  gouvernement  fit  du  château  de  Spencer-Wood  la  résidence 
officielle  du  gouverneur-général  du  Canada,  qui  était  alors  lord 
Elgin. 

Le  successeur  de  lord  Elgin,  sir  Edmund  Head,  habita 
aussi  l'ancien  château  de  Spencer-Wood.  Ce  vaste  édifice  fut 
détruit  par  un  incendie  le  28  février  1860,  jour  de  l'ouverture 
du  Parlement.  C'était  un  bâtiment  d'une  très  belle  apparence, 
mais  qui  était  devenu  passablement  délabré. 

Le  château  actuel  a  été  construit  au  cours  des  années  1862 
et  1863,  et  il  fut  inauguré  par  lord  Monck,  gouverneur-général 
du  Canada.  Sous  le  régime  de  la  Confédération,  c'est-à-dire 
depuis  1867,  le  château  a  été  la  résidence  officielle  de  tous  nos 
lieutenants-gouverneur. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 


313 


La  Citadelle  et  les  Fortifications 

Québec  a  été  appelé  le  "  Gibialtar  de  l'Amérique  "  à 
cause  de  son  site  et  des  fortifications  qu'il  possède.  Aussi 
le  touriste  tient-il  toujouis  à  visiter  sa  citadelle  et  ses  prin- 
cipales fortifications. 

C'est  de  la  Terrasse  Fiontenac  que  Ton  a  la  meilleure  vue 
def  la  citadelle  et  des  fortifications  imposantes  qui  l'entourent 


Porte  de  la  Citadelle 


avec  ses  40  acres  de  champ  de  parade,  ses  bastions,  ses  fossés, 
le  tout  situé  sur  le  point  le  plus  élevé  du  Cap  Diamant  et  domi- 
nant la  rade.  On  entre  dans  la  forteresse  par  ce  qu'on  appelle 
la  Côte  de  la  Citadelle  à  l'est  de  la  porte  St.  Louis,  sur  la  rue 


314  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

St-Louis,  et  par  la  Poite  de  Chaînes  qui  donne  accès  dans  les 
fossés,  puis  par  la  Porte  Dalhousie  qui  introduit  les  touristes 
au  cœur  même  de  la  citadelle.  Là,  un  des  soldats  du  corps 
de  garde  se  met  obligeamment  à  la  disposition  des  visiteurs. 
Un  pourboire  n'est  pas  rigueur,  mais  il  est  de  très  bon  ton. 

Après  avoir  traversé  le  champ  de  parade  et  passé  devant 
le  quartier  des  officiers  puis  celui  des  soldats,  on  arrive  sur  le 
Bastion  du  Roi  d'où  Ton  a  un  point  de  vue  qui  est  cité  comme 
l'un  des  plus  beaux  du  monde  sans  excepter  Naples.  La 
résidence  du  Gouverneur  Gêné; al,  le  quartier  des  officiers, 
l'arsenal,  les  écu  ies,  les  bâtiments,  le  Musée  militaire,  sont 
autant  de  sujets  d'att  action  qu'il  importe  de  ne  pas  ignorer. 

Le  Bastion  du  Roi  est  à  plus  de  300  pieds  au-dessus  du 
niveau  du  St-Lauient.  Les  fo  tifications  du  Cap  Diamant 
furent  i  econsti uites  en  1823  pa:  les  Anglais  et  coûté;  ent  enviion 
$25,000,000. 

Au  milieu  du  champ  de  parade  est  conservé  un  petit  canon 
en  cuivre  qui  fut  pris  aux  américains  à  la  bataille  de  Bunker 
Hill.  Et  on  raconte  de  nombreuses  anecdotes  sur  les  réflexions 
échangées  entre  soldats  de  la  garnison  et  touristes  américains 
au  sujet  de  ce  souvenir  historique  intéressant  de  diverses 
manières  les  citoyens  des  deux  pays.  On  dit  même  que  de 
jeunes  américains  tentèrent  un  jour  d'enlever  cette  relique  et 
furent  si  près  de  réussir  que  depuis  on  la  surveille  avec  plus 
d'attention  que  jama's. 

Glorieux  Souvenirs  de  France 

Québec  possède  deux  fameuses  reliques  qui  sont  à  peine 
remarquées  de  la  majorité  des  touristes  ;  ce  sont  deux  canons 
russes  exposés  sur  la  Terrasse  Frontenac  et  placés  un  de  chaque 
côté  de  l'estrade  des  musiciens.  Ces  deux  canons  furent  pris 
à  la  tour  de  Malakof,  que  les  Français  emportèrent  d'assaut  le 
8  septembre  1855,  pendant  la  guerre  de  Crimée,  au  siège  de 
Sébastopol.  Français  et  Anglais  étaient  alliés  dans  cette  guerre 
et  les  premiers  donnèrent  à  leurs  amis  d'alors  ces  deux  magni- 
fiques pièces  d'artillerie  qui  furent  envoyées  au  Canada  comme 
marque  de  l'entente  cordiale  qui  existait  entre  les  deux 
nat  ons.  Cette  entente  vient  d'être  ressuscitée  après  quelques 
années  d'une  froideur  dont  les  Français  eurent  à  souffrir  surtout 
en  1870.  On  reconnaît  l'origine  des  canons  dont  nous  venons 
de  parler  à  l'aigle  impérial  russe  qui  orne  le  dessus  de  la  pièce. 


Vieux  articles  et  vieux  ouvrages 


(i) 


Un  article  de  "  l'Abeille  ",  publié  en  (849  sur  l'immigration 
des  Canadiens-Français  aux  Etats-Unis,  ses  causes  et  les 
moyens  de  l'enrayer. 

A  quoi  doit-on  attribuer  rémigration  des  Canadiens  vers 
les  Etats-Unis  ?  Qu'est  le  chiffre  de  cette  émigration  ? 
Quels  seraient  les  moyens  propres  à  arrêter  ou  à  la  diminuer  ? 
Telles  étaient  les  questions  qui  avaient  été  proposées,  pendant 
la  dernière  session  du  parlement,  à  un  comité  spécial  dont  les 
travaux  ont  été  interrompus  et  les  documents  détruits,  en 
grande  partie,  lors  de  l'incendie  du  parlement.  On  a  publié, 
il  n'y  a  pas  longtemps,  le  rapport  de  ce  comité.  Nous  en 
donnons  ici  une  analyse  très  succinte.  Le  comité  a  cru 
devoir  borner  ses  recherches  et  sas  calculs  aux  cinq  dernières 
années. 

L'émigration  a  commencé  à  la  suite  des  troubles  de  1837 
et  1838.  Elle  était  encouragée  par  les  efforts  qu'on  faisait 
alors  aux  Etats-Unis  pour  favoriser  la  colonisation  et  par  les 
travaux  de  chemin  de  fer.  Elle  se  bornait  au  diocèse  de 
Montréal.  En  1844  l'émigration  fut  plus  considérable  qu'elle 
n'avait  encore  été.  Le  mal  gagna  bientôt  Québec,  et,  à  la 
suite  des  incendies  de  1845,  nombre  de  familles  furent  forcées 
de  s'expatrier.  Dans  les  districts  des  Tr ois-Rivières  et  de 
Saint  François,  les  cultivateurs  gagnaient  ordinairement  les 
townships,  puis  passaient  les  lignes  au  bout  de  quelques  an- 
nées. Ce  n'est  que  depuis  deux  ans  que  les  cultivateurs  des 
comtés  au-dessous  de  Québec  vendent  leurs  terres  pour  aller 
s'établir  aux  Illinois.  L'année  dernière  un  très  grand  nom- 
bre de  journalieis  de  Montréal  et  des  comtés  de  l'Ottawa 
sont  passés  à  l'étranger,  On  estime  par  les  renseignements, 
que  10,000  émigiants  ont  quitté  depuis  cinq  ans  le  diocèse 


(1)  L' Abeille  était  un  petit  journal  publié  au  Séminaire  de  Québec 
par  les  élèves  sous  la  direction  de  leurs  professeurs.  L'article  que  nous  re- 
produisons aujourd'hui  intéressera,  nous  n'en  doutons  pas,  nos  compatriotes 
des  Etats-Unis,  en  leur  faisant  connaître  la  façon  dont  on  appréciait  leur 
départ  dès  les  premières  années  de  leur  exode  vers  la  république  améri- 
caine. Ceux  qui  s'intéressent  à  la  colonisation,  il  doit  y  en  avoir  encore, 
y  trouveront  des  suggestions  qui  paraissent  encore  fraîches  à  60  ans  de  dis- 
tance. 


316  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

de  Montréal  et  4,000  celui  de  Québec  ;  toutefois  le  comité 
croit  encore  rester  au-dessous-  de  la  vérité  en  portant  à  20,000 
le  nombre  total  des  personnes  qui  ont  quitté  le  Canada  pen- 
dant les  cinq  dernières  années. 

On  peut  distinguer  huit  classes  d'émigrans. 

Première  classe. — Ouvriers  de  Québec  et  de  Montréal 
formant  les  deux  tiers  de  l'émigration.  Cause  d'émigration. 
Etat  précaire  du  commerce  et  de  l'industie  en  Canada.  Man- 
que de  manufactures  et  de  travaux  publics.  Haut  prix  des 
gages  aux  Etats  Unis.  Sort  à  Vétranger.  Ils  travaillent  aux 
canaux  et  chemins  de  fer,  dans  les  manufactures  ou  dans  les 
chantiers.  Leurs  salaires  sont  élevés,  mais  les  dépenses  sont 
fortes.  Quelques-uns  parviennent  à  s'établir  confortable- 
ment. 

Deuxième  classe. — Ouvriers  de  nos  campagnes.  Cause 
d'émigration.  Manque  d'ouvrage.  Les  cultivateurs  étant  or- 
dinairement adroits  exécutent  eux-mêmes  ce  qu'ils  deman- 
deraient à  l'ouvrier  manque  de  manufactures  et  de  travaux 
publics.  Sort  à  l'étranger.  Le  même  que  la  précédedte  ; 
ils  ont  pourtant  moins  de  chances  de  succès. 

Troisième  classe. — Raftsmen.  Qui  ne  trouvent  plus  d'em- 
ploi dans  les  chantiers  de  l'Ottawa.  Sort  à  Vétranger.  Le 
plus  déplorable  :  ils  y  sont  employés  aux  ouvrages  les  plus 
vils  ;  on  les  y  considèrent  par  leur  mauvaise  conduite  comme 
le  rebut  de  la  société. 

Quatrième  classe. — Fils  de  bonne  famille  de  cultivateurs. 
Cause  d'émigration.  Difficulté  de  se  procurer  des  terres  à 
cause  de  leur  haut  prix.  Refus  des  seigneurs  de  concéder. 
Exigence  des  grands  propriétaires.  Manque  de  voies  et  de 
communications  faciles.  Défaut  d'instruction  et  dédulité 
chez  les  jeunes  gens.  Contagion  de  l'exemple.  Imprévoyance 
des  parents  qui  ne  songent  pas  à  acheter  des  terres  pour  leurs 
enfants-,  mais  morcellent  entre  eux  la  ferme  qu'ils  leur  lais- 
sent. 

Cinquième  classe. — Familles  de  pauvres  cultivateurs  des 
seigneuries.  Cause  d'émigration.  Dettes  causées  souvent  par 
le  luxe.  Mauvaises  récoltes.  Distance  du  marché  et  man- 
que de  chemin  et  de  navigation  par  la  vapeur.  Taux  élevés 
des  rentes  dans  les  nouvelles  concessions.  Sort  à  l'étranger. 
Ils  travaillent  chez  les  cultivateurs  américains  ou  dans  les 
manufactures.  Quand  ils  ont  vendu  leurs  terres  à  un  prix 
assez  élevé  ils  gagnent  les  Etats  de  l'Ouest  et  y  prospèrent 
assez  souvent. 


LA   REVUE   FRANCO- AMÉRICAINE  317 

Sixième  classe. — Défricheurs  des  Townships.  Cause  d'é- 
migration. Difficultés  insurmontables  résultants  du  manque 
de  voies  de  communication,  ou  de  leur  mauvais  état.  Sort 
à  V étranger.     Le  même  que  la  précédente. 

Septième  classe.  Habitants  à  leur  aise  qui  vendent 
leurs  teires  et  partent  pour  l'Ouest.  Cause  d 'émigration. 
Mauvaises  récoltes.  Défaut  d'instruction  qui  s'oppose  à 
l'amélioration  de  l'agriculture.  Manque  de  voies  de  commu- 
nication, de  centres  qui  serviraient  de  marché.  Propagande 
des  émigrés  vers  l'Ouest.  Inquiétude  causée  par  l'instabilité 
des  institutions  municipales.  Déclamations  des  demi-savants 
et  éteignons,  fondées  sur  l'horreur  des  taxes.  Sort  à  l'étranger. 
Ils  prospèient  généralement.  Ils  succombent  souvent  aux 
maladies  endémiques  ou  contractent  avant  de  s'acclimater 
des  infirmités  pour  la  vie. 

L'émigration  de  cette  classe,  "le  nerf  et  la  richesse  d'un 
pays,"  n'a  pris  de  l'extension  que  depuis  deux  ou  trois  ans. 

Huitième  classe. — Jeunes  gens  instruits  appartenant  à 
des  familles  pauvres.  Cause  d'émigration.  Petit  nombre 
de  carrières  ouverte  à  la  jeunesse  instruite  ;  ni  armée,  ni 
marine.  Encombrement  des  professions  libérales.  Injuste 
préférence  accordée  aux  jeunes  gens  d'une  origine  sur  ceux 
de  l'autre.  Etat  précaire  du  commerce  et  de  l'industrie  qui 
empêchent  les  jeunes  gens  de  s'y  livrer.  Préjugés  sociaux 
qui  rabaissent  ces  deux  carrières.  Instruction  impropre  ou 
insuffisante.  Sort  à  l'étranger.  Bon  nombre  de  jeunes  cana- 
diens ont  réussi  aux  Etats-Unis  dans  le  commerce  ou  les  pro- 
fessions libérales,  quelques-uns  se  sont  distingués  dans  l'aimée 
américaine.  Beaucoup  se  livrent  à  des  excès  déshonorants. 
Cette  classe  d'émigrants  se  dirige  ordinairement  vers  New 
York  et  la  Houvelle  Orléans  où  plusieurs  périssent  par  suite 
du  climat  et  de  fièvre. 

Pour  arrêter  cette  émigration  devenue  une  vraie  calamité 
pour  le  pays,  le  comité  propose  divers  moyens.  Le  gouver- 
nement a  mis  en  œuvre  une  des  mesures  les  plus  efficaces  en 
encourageant  la  colonisation  par  la  réduction  du  prix  des 
terres  à  des  termes  faciles  ;  et  Rimouski,  les  Townships  de 
l'est,  le  Saguenay  et  l'Outaouais  s'offrent  au  défricheur,  le 
gouvernement  s'occupe  d'y  établir  des  centres  judiciaires  et 
l'a  déjà  fait  au  Saguenay.  Mais  c'est  en  vain  qu'on  procuiera 
à  la  population  qui  s'y  porte  tous  ces  avantages,  si  on  ne  la 
met  pas,  par  des  voies  et  des  communications  en  rapport  avec 
le  reste  de  la  province.     Il  serait  urgent  de  terminer  celles 


318  la  revue  franco-américaine 

qui  sont  commencées  et  d'améliorer  celles  qui  existent.  On 
sent  tous  les  jours  les  avantages  d'un  chemin  de  Métis  à  Matane 
et  des  Trois  Pistoles  au  Témiscouata.  Dans  les  comtés  de 
Dorchester  et  de  l'Islet,  à  Kamouraska,  à  Rimouski  et  dans 
d'autres  endroits  de  la  province,  de  superbes  et  fertiles  terri- 
toires seraient  ouverts  à  l'agriculture  par  de  nouveaux 
chemins  dont  les  frais  seraient  compensés  par  la  vente  des 
terres.  D'ailleurs  les  déboursements  forts  légers  seraient 
nécessaires,  les  colons  travailleraient  eux-mêmes  pour  payer 
leurs  terres  en  tout  ou  en  partie. 

Les  belles  terres  du  Saguenay  ont  attiré  un  nombre 
considérable  de  défricheurs.  Il  serait  à  désirer  que  le  gou- 
vernement étendit  à  deux  ans  encore  le  privilège,  accordé 
à  ceux  qui  s'y  établiraient  jusqu'au  1er  mai  1850,  de  ne  payer 
que  1  sheling  de  l'acre. 

Il  serait  nécessaire  de  rallier  le  Saguenay  et  les  paroisse 
des  comtés  en  bas  de  Québec  à  cette  ville  par  la  navigation 
à  la  vapeur. 

L'Outaouais  offre  également  une  grande  étendue  de  ter- 
rains excellents,  et  les  colons  qui  s'y  établissent  ont  l'avantage 
de  trouver  dans  les  chantiers  un  débit  avantageux  de  leurs 
produits.  On  ne  peut  trop  louer  le  zèle  des  Père  Oblats  qui 
ont  engagé  beaucoup  de  gens  des  chantiers  à  se  fixer  sur  des 
terres  dans  les  comtés  de  l'Ottawa.  Ici,  comme  ailleurs,  le 
besoin  de  voies  de  communication  se  fait  sentir.  On  avait 
commencé  un  chemin  dans  la  direction  du  Grand  Calumet 
en  le  poussant  au-delà,  jusqu'aux  Iles  des  Allumettes,  on 
ouvrirait  aux  défricheurs  200  milles  du  sol  le  plus  riche  du  pays. 

Les  townships  de  l'est  ont  occupé  l'attention  du  gouver- 
nement pendant  les  dernières  vacances.  Plusieurs  nouveaux 
établissements  y  ont  été  faits.  Ici  encore  on  demande  des 
chemins.  Il  serait  très  important  d'en  ouvrir  un  de  Gentilly 
au  township  de  Blandford,  et  un  autre  qui  unirait  les  rivières 
St-François  et  Yamaska.  Telles  sont  les  mesures  les  plus 
urgentes  pour  encourager  la  colonisation  et  arrêter  l'émigra- 
tion à  l'étranger.  Parmi  les  moyens  moins  directs,  on  pour- 
rait citer  l'ouverture  d'un  chemin  de  Québec  à  un  point  quel- 
conque des  nouveaux  établissements  du  Saguenay  et  l'exécu- 
tion du  chemin  de  fer  de  Québec  à  Halifax,  un  obstacle  au  * 
progrès  des  établissements  récents,  est  le  mauvais  état  des 
chemins  qui  ont  coûté  si  cher  au  gouvernement  et  qui  vont 
encore  exiger  de  nouvelles  dépenses.     Il  serait  de  l'avantage 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  319 

des  cultivateurs  que  le  gouvernement  se  chargeât  seul  de  l'en- 
tretien de  ces  chemins,  et  qu'il  perçut  un  péage  pour  cou- 
vrir les  frais  exigés  par  les  réparations.  Un  autre  obstacle 
est  le  refus  des  grands  propriétaires  de  vendre  ou  concéder 
leurs  terrains  ;  ils  se  refusent  ordinairement  à  contribuer  à 
l'ouverture  des  chemins  et  profitent  ensuite  des  avantages  qui 
en  résultent.  On  doit  signaler  aussi  lés  abus  commis  par  cer- 
tains seigneurs  :  "  Si  la  propriété  a  ses  droits  elle  doit  avoir 
aussi  ses  obligations  et  ses  charges." 

On  peut  indiquer  parmi  les  moyens  de  troisième  classe 
l'instruction  publique  et  l'amélioration  de  l'agriculture.  On 
doit  déplorer  les  entraves  qu'on  s'attache  à  mettre  de  tous 
côtés  au  fonctionnement  de  la  loi  d'éducation.  "  L'igno- 
rance est  la  taxe  la  plus  lourde  et"  actuellement  la  seule  cause 
possible."  On  fait  des  efforts  louables  pour  organiser  des 
sociétés  et  fonder  un  journal  d'agriculture  ;  on  n'en  a  pas 
retiré  tout  le  bien  qu'on  en  pouvait  attendre.  La  démonstra- 
tion pratique,  l'établissement  de  ferme  modèle  pourraient 
seuls  faire  faire  des  progrès  rapides  à  l'agriculture. 

L'établissement  de  manufactures  aux  produits  desquelles 
on  accorderait  protection,  et  la  réalisation  de  certains  travaux 
publics  donneraient  de  l'ouvrage  à  la  population  surabondante. 
La  construction  de  docks  et  bassins  dans  la  rivière  St-Charles, 
l'amélioration  du  port  de  Québec  et  du  fleuve  au-dessous  de 
cette  ville,  outre  qu'elles  occuperaient  bien  des  bras  inactifs, 
nous  mettraient  à  même  de  tirer  tout  l'avantage  possible 
de  nos  immenses  travaux  de  colonisation  et  des  libertés  com- 
merciales qui  nous  ont  été  accordées. 

Le  comité  exprime  en  finissant  l'assurance  que  l'exécu- 
tion de  plusieurs  des  mesures  qu'il  vient  d'indiquer  aurait  un 
effet  prompt  et  décisif.  A  ce  rapport  sont  annexés  des  détails 
intéressants  et  des  renseignements  précieux  qui  sont  fournis 
en  partie  par  les  membres  du  clergé. 


Chronique  artistique 


Le  concert  de  Berthe  Roy  à  Québec. 

C'est  avec  des  bravos  enthousiastes,  des  applaudissements 
et  des  gerbes  de  fleurs  que  Québec  a  accueilli  Berthe  Roy 
l'autre  soir,  dans  la  jolie  salle  de  l'Auditorium  qui,  durant 
tout  l'hiver,  n'avait  vu  que  les  danses  grotesques  des  clowns, 
les  pantomimes  et  les  grimaces  de  chanteuses  du  Bowery  et 
les  farces  démesurément  niaises  d'amuseuis  de  bas  étages. 
La  condition  où  se  t  ouve  le  théâtre,  en  cette  vieille  ville  fran- 
çaise qui  s'est  toujours  laissée  appeler  l'Athènes  du  Canada, 
n'a  pourtant  pas  détruit  tout  à  fait  le  sens  du  bon  et  du 
beau,  si  on  en  juge  par  l'auditoire  nombreux  qui  emplissait 
l'Auditorium  le  4  juin. 

La  petite  fille-prodige  qu'était  Berthe  Roy,  il  y  a  huit 
ou  dix  ans,  est  devenue  une  gracieuse  jeune  fille  et  une  artiste. 
Des  traits  harmonieux,  de  beaux  yeux  et  de  beaux  cheveux 
noirs  dont  la  masse,  serrée  par  un  croissant,  dessinait  admi- 
rablement le  front  ;  une  taille  souple,  une  démarche  aisée, 
puis,  par  dessus  tout,  un  air  de  vraie  modestie  et  un  sourire 
enchanteur,  voilà  pour  le  physique.  L'artiste  est  remarquable 
par  une  technique  très  sûre,  une  bonne  qualité  de  son,  une 
force  contenue  considérable, — je  dirai  plus — admirable  à  cet 
âge,  et  une  grande  netteté  d'articulation. 

Mademoiselle  Roy  a  joué  sur  un  mauvais  piano  ;  il  n'y 
avait  rien  à  en  tirer.  Et  cependant  elle  a  tiré  de  beaux  effets. 
Ce  contretemps  a  sans  doute  nui  parfois  à  l'interprétation  que 
l'artiste  aurait  voulu  réaliser.  D'autre  paît,  peut-être,  la  vie, 
effleurée  à  peine,  ne  lui  a-t-elle  pas  encore  révélé  le  sens  pro- 
fond et  souvent  profondément  douloureux  des  choses  que 
pensent  les  maîtres.  Nous  ne  voudrions  pourtant  pas  qu'elle 
vieillît  :  pour  ce  qui  est  de  la  vie,  nous  lui  souhaiterions  de 
rester  toujours  la  fraîche  jeune  fille  qui  porte  les  robes  à  la 
cheville,  mais,  pour  ce  qui  est  de  l'art,  elle  peut  aller  plus  loin, 
et  ce  n'est  pas  lui  faire  injure  que  d'espéier  qu'elle  nous  re- 
vienne bientôt  vêtue  de  la  longue  robe  à  traîne  et  auréolée 
du  complet  épanouissement  de  son  merveilleux  talent. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  321 

M.  Chamberland,  violoniste,  a  du  tempérament,  beau- 
coup de  tempérament  et  de  l'habileté.  Il  sait  où  il  va,  il 
sait  ce  qu'il  veut  dire  et  il  le  dit  comme  il  l'entend.  Il  ne  fait 
pas  non  plus  trop  de  concessions  au  goût  populaire,  ce  qui 
est  un  mérite. 

M.  Gagné  a  une  vraie  voix  de  ténor.  Il  a  partagé  avec 
Mlle  Godbout  les  honneurs  du  rappel  dans  le  duo  de  "  Roméo 
et  Juliette." 

Nous  aimeiions  entendre  Mme  Montreuil  dans  un  autie 
rôle  que  celui  d'accompagnatrice,  dont,  du  reste,  elle  s'est 
acquittée  en  perfection. 

Monsieur  du  Balcon 


L'idée  de  Mlle  Jeanne 


Par  S.   BOUCHERIT 


(Suite) 


L'annonce  de  cette  décision  causa  à  Jeanne  l'émotion  la 
plus  profonde.  C'était  le  couronnement  de  son  œuvre, 
c'était  le  but  secret  de  ses  plus  ardents  désirs.  Ce  devint 
l'unique  objet  de  ses  entretiens  avec  Mlle  Marois.  La 
jeune  fille,  avec  la  juvénile  exaltation  de  son  esprit,  l'institu- 
trice, avec  ce  goût  de  la  mise  en  scène  inné  chez  toute  femme 
tombèrent  d'accord  sur  l'utilité  de  donner  à  cette  cérémonie 
le.  plus  de  splendeur  possible.  Elles  rêvaient  d'une  église 
ornée  de  fleurs  du  haut  en  bas,  d'autel  décoré  de  lumières 
resplendissantes,  du  catéchumène  conduit  vers  le  saint  lieu 
en  procession  solennelle.  Rien  ne  leur  paraissait  assez  beau 
m  assez  pompeux.  M.  Viviers  et  le  Curé  coupèrent  court  à 
ces  enthousiasmes.  Très  sagement,  ils  firent  remarquer  aux 
deux  femmes  que  la  véritables  grandeur  d'un  acte,  comme 
celui  qui  allait  s'accomplir,  ne  dépendait  pas  d'un  apparat 
extérieur,  et  que  la  simplicité  ne  ferait  qu'en  rehausser 
l'éclat.  Une  cérémonie  collective  comme  celle  de  la  pre- 
mière communion  de  tous  les  enfants  d'une  commune  se 
pête  à  une  manifestation  où  toutes  les  familles  directement 
intéressées  apporten  leur  conotingent  d'émotion  et  de  d-cora 
tions.  Mais  dans  le  cas  actuel,  où  Pierre  serait  l'unique 
objet  de  la  fête,  trop  de  pompe  ne  pourrait  que  troubler  sou 
esprit,  qui  avait  encore  besoin  de  ménagements,  et  effarou- 
cher sa  timidité  non  encore  complètement  éteinte.  M. 
Viviers  ajouta  que  ce  serait,  de  leur  part  même,  faire  acte 
d'ostentation  orgueilleuse,  ce  qui  était  contraire  à  ses  goûts 
et  à  ses  habitudes. 

Jeanne  dut  se  ranger,  non  sans  quelque  regret,  à  ces  rai- 
sonnements pleins  de  bon  sens  et  il  fut  décidé  que  Pierre 
ferait  sa  première  communion  un  dimanche  ordinaire,  à  la 
messe  du  matin,  tout  simplement,  sans  que  personne  fut  pré- 
venu, autre  que  les  deux  familles. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  323 

Mais  Montbuel  est  une  fort  petite  ville,  pour  ne  pas  dire 
une  bourgade  ;  le  personnel  de  la  fabrique  constitue  la  plus 
grosse  partie  de  la  population,  et  une  nouvelle  circule  dans 
les  ateliers,  avec  la  rapidité  de  la  navette  qui  s'y  meut  précipi- 
tamment pour  tisser  l'étoffe.  Le  secret,  que  M.  Viviers 
croyait  bien  gardé,  était  connu  de  tout  le  monde  et  une  mani- 
festation spontanée,  bien  autrement  touchante  que  si  elle 
a^alt  été  préparée,  allait  se  produire,  qui  serait  pour  le  père 
et  pour  la  fille  la  moins  cherchée  et  la  plus  précieuse  des  ré- 
compenses. 

Lorsqu'ils  arrivèrent  à  l'église,  ils  furent  frappés  de  la 
foule  inusitée  qui  l'encombrait.  Tous  les  ouvriers  de  la 
fabrique,  hommes  et  femmes,  étaient  là  en  rangs  pressés, 
qui  s'ouvrirent  respectueusement  devant  M.  Viviers  suivi  de 
Jeanne,  dé  Henry,  de  Mlle  Marois,  Casimir  Lombre  s'était 
excusé,  pris  d'une  migraine  subite,  fruit  de  ses  veilles  stu- 
dieuses. Ensuite  arrriva  la  famille  Dubreuil  au  grand  com- 
plet, même  le  bon  joufflu  qui  ouvrait  de  grands  yeux,  ue 
comprenait  pas  beaucoup  ce  que  tout  cela  signifiait. 

Le  Curé  dit  la  messe,  fit  un  petit  sermon  très  court,  très 
touchant,  où,  tout  en  paraissant  s'adresser  à  tous,  il  parlait 
surtout  à  Pierre.  Puis  celui-ci  se  leva  et,  d'un  pas  ferme, 
recueilli  mais  radieux,  s'avança  vers  la  table  sainte.  Jeanne 
marchait  à  sa  droite  lui  servant  en  quelque  sorte  de  mar- 
raine et  Henry,  son  parrain,  l'accompagnait  à  sa  gauche. 
Derrière,  venaient  M.  Viviers  entre  Dubreuil  qui  avait  orné 
sa  veste  d'ouvrier  de  sa  médaille  de  soldat,  plus  fêle  qu'il 
n'avait  été  sur  aucun  champ  de  bataille,  ea  Mme  Dubreuil, 
dont  un  ruisseau  de  douces  larmes  inondait  le  visage. 

On  les  laissa  seuls  aller  à  l'autel  et  en  revenir.  Mais 
quand  ils  eurent  rejoint  leurs  places,  communes  une  longue 
procession  qui  prit  le  chemin  suivi  par  eux.  Presque  toutes 
les  ouvrières  de  la  fabrique,  un  très  grand  nombre  d'ouvriers 
tête  haute,  sans  respect  humain,  jeune  ou  vieux,  défilèrent, 
allant  tour  à  tour  s'asseoir  au  banquet  sacré.  Kien  n'était 
imposant  comme  cette  démonstration  muette  et  pieuse.  Ces 
braves  gens  avaient  compris  que  c'était  là  la  meilleure  ma- 
nière de  remercier  Dieu,  l'auteur  de  ce  que,  dans  leur  sim- 
plicité, ils  appelaient  un  miracle,  et  Jeanne  qui  avait  été  son 
agent. 

Une  autre  surprise  attendait  M.  Viviers  et  sa  fille. 
Plongés  dans  leur  émotion,  ils  ne  s'étaient  pas  aperçus  que 


324  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

l'église  se  vidait  silencieusement.  Quand  ils  se  levèrent 
pour  partir,  ils  étaient  seuls.  Mais  devant  la  grille  du 
château  et  la  maison  du  surveillant,  ils  trouvèrent  tous  les 
ouvriers  rangés  en  haie.  Lorsqu'ils  furent  près  d'eux,  un 
vieillard  à  la  barbe  blanche,  dont  le  dos  voûté  sur  le  métier 
disait  les  longs  services,  s'avança  et,  sans  mot  dire,  tendit  à 
M.  Viviers  un  superbe  bouquet  dont  la  banderole  portait  : 
"  Au  père  de  ses  ouvriers!  "  Puis  il  prit  des  mains  d'une 
femme  un  autre  bouquet,  celui-là  tout  blanc,  fait  de  roses  et 
d'œillets,  du  milieu  desquels  s'élevait  un  lis  éclatant.  Sur 
le  ruban,  blanc  aussi,  était  écrit:  "A  l'ange  sauveur,  les 
camarades  de  Pierre." 

Malgré  son  énergie,  M.  Viviers  tremblait  d'émotion  et, 
sans  pouvoir  trouver  une  parole,  serrait  nerveusement  les 
mains  tendues  vers  lui.  Quant  à  Jeanne,  éperdue,  elle  sauta 
au  cou  du  vieil  ouvrier,  de  Dubreuil,  de  Mme  Dubreuil,  des 
fillettes,  de  Pierre,  sans  oublier  le  joufflu  son  ami.  Puis  son 
expansion  n'étant  pas  satisfaite,  elle  se  jeta  dans  les  rangs  et 
se  mit  à  embrasser  à  tort  et  à  travers,  dans  le  tas,  les 
femmes,  les  hommes,  les  enfants,  tout  le  monde.  Mlle 
Marois  eut  son  tour.  En  vérité,  si  Casimir  avait  été  là,  elle 
l'aurait  embrassé  ! 

Un  repas  de  famille  termina  cette  douce  journée.  M. 
Viviers  avait  exigé  que  toute  la  famille  Dubreuil  s'assît  à 
sa  table.  M.  le  Curé  assistait  à  la  réunion  ainsi  que  le  doyen 
des  ouvriers  et  la  doyenne  des  ouvrières.  Ce  fut  une  fête 
intime,  simple  comme  tous  les  cœurs  qui  s'y  trouvaient  ras- 
semblés, et  qui,  au  milieu  de  la  joie,  gardait  l'empreinte  des 
saintes  émotions  du  matin.  Aucun  incident  ne  la  troubla, 
si  ce  n'est  qu'on  fut  obligé  d'arrêter  le  gros  joufflu  qui  se  li- 
vrait à  des  débauches  exagérées  de  crème  à  la  vanille. 

VII 

Les  vacances,  cette  année-là,  se  terminèrent  par  un  in- 
cident fort  inattendu. 

M.  Viviers  avait  un  ami  très  intime  qui,  parti  comme 
lui-même  du  bas  de  l'échelle,  était,  par  le  travail,  arrivé  au 
sommet.  M.  Constant  Saint- Yves,  né  dans  les  rangs  les 
plus  humbles,  élevé  comme  M.  Viviers  dans  la  modeste  école 
communale  d'un  petit  village  des  bords  de  la  Saône,  est  au- 
jourd'hui menbre  de  l'Institut,  officier  de  la  Légion  d'hon- 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  325 

neur  et  l'une  des  gloires  de  la  peinture  française.  Tout  le 
monde  connaît  ses  paysages  qui  rivilisent  avec  ceux  de 
Daubigny  et  d'Harpignies,  et  qui  se  distinguent  par  un 
exquis  sentiment  de  poésie  et  une  expression  de  lumineuse 
clarté  dont  il  semble  avoir  appris  le  secret  de  son  maître,  le 
grand  Corot. 

Les  relations  de  M.  Saint- Yves  et  de  M.  Viviers  sont  tou- 
jours restées  fraternellement  intimes.  Leur  conformité 
d'origine,  leurs  communs  souvenirs  d'enfance,  leur  égale 
élévation  d'âme,  le  développement  simultané  de  leurs  car- 
rières plus  éloignés  en  apparence  qu'en  réalité — la  grande 
industrie  pratiquée  comme  le  faisait  M.  Viviers,  ne  confine- 
t-elle  pas  au  grand  art? — tout  avait  créé  entre  ces  deux 
hommes  de  ces  liens  qui  ne  se  rompent  jamais.  La  distance 
et  le  temps  passent,  sans  les  atteindre,  sur  de  telles  affec- 
tions. Ah  !  on  ne  se  voyait  pas  souvent,  l'un  vivant,  à 
Lyon,  l'autre  à  Paris.  On  ne  s'écrivait  pas  non  plus  bien 
fréquemment,  chacun  étant  fort  absorbé  par  ses  occupations. 
Mais  quand  on  se  retrouvait  de  loin  en  loin,  on  en  était  juste 
au  point  où  l'on  s'était  quitté  dans  une  amitié  inébranlable. 

M.  Viviers  reçut  un  matin  le  billet  suivant  : 

"  Mon  cher  ami,  j'ai  besoin  d'air  pur  pour  moi.  J'ai 
besoin  d'arbres  et  d'eaux  pour  un  tableau  que  je  rêve.  Tu 
as  tout  cela  à  Montbuel.  J'arriverai  après-demain  pour  y 
passer  deux  ou  trois  mois.  Fais-moi  préparer  la  chambre 
bleue,  que  j'ai  occupée  dans  la  petite  visite  que  je  t'ai  faite 
il  y  a  cinq  ans.     Elle  m'avait  beaucoup  plu. 

"  Tendresses  à  toi  et  à  Jeannette  qui  doit  être  une  grande 
demoiselle.  C.   Saint- Yves. 

P. S. — A  propos,  fais-moi  aussi  arranger  un  atelier  quelque 
part,  à  la  fabrique  par  exemple,  pourvu  qu'il  y  ait  beaucoup 
de  lumière." 

Le  télégraphe  porta  une  réponse  enthousiaste,  et  tout  fut 
en  mouvement  à  Montbuel  pour  l'arrivée  du  nouveau  venu. 
Jeanne  ne  perdit  pas  une  pareille  occasion  de  remplir  ses 
devoirs  de  maîtresse  de  maison,  et  surtout  de  se  démener 
comme  l'exigeait  sa  nature  pétulante. 

Elle  était  enchantée  de  la  venue  de  M.  Saint- Yves. 
D'ahord,  toute  nouveauté  est  une  joie  dans  la  vie  forcément 
un  peu  uniforme  de  la  campagne.  Puis  elle  avait  gardé  du 
précédent  séjour  du  peintre  un  souvenir  où  se  mêlaient  agré- 
ablement son  caractère  exceptionnellement  gai,  et  l'image 


326  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

des  poupées  magiques  qu'il  avait  apportées.  Il  n'apporte- 
rait sans  doute  plus  de  poupées,  mais  assurément  il  n'arrive- 
rait pas  les  mains  vides,  et  Jeannette  voyait  déjà  des  per- 
spectives pleines  de  séduction,  .des  fanfreluches,  des  coffrets, 
des  bijoux  peut-être..  Oh!  si  c'étaient  des  bijoux  !.  .Enfin, 
•quoi  qu'il  y  eût,  M.  Saint- Yves  serait  le  bienvenu  et  Jeanne 
avait  comme  un  pressentiment  joyeux  que  ce  voyage  serait 
marqué  par  un  bonheur  plus  grand  même  que  celui  des 
bijoux. 

M.  Saint- Yves  arriva  et  apporta — premier  cadeau — sa 
gaîté  aussi  vive  que  de  bon  aloi,  qui  faisait  à  certains  mo- 
ments du  grand  artiste  un  véritable  camarade  de  jeux  pour 
Jeanne  et  pour  Henry.  On  ne  savait,  dans  certains  cas,  à 
voir  leurs  folles  parties,  quel  était  le  plus  enfant  des  trois. 
L'entrain  juvénile,  surprenant  chez  cet  homme  aux  cheveux 
gris  et  au  nom  célèbre,  s'alliait,  chez  lui,  d'une  manière 
étrange  et  charmante,  à  l'élévation  de  son  esprit  plein  de 
poésie  et  à  une  rare  finesse  d'observation,  qu'il  n'appliquait 
pas  seulement  aux  choses  de  la  nature  pour  les  reproduire 
dans  ses  tableaux,  mais  au  caractère  des  gens  qu'il  pénétrait 
en  un  clin  d'œil.  C'est  ainsi  qu'il  eut  vite  fait  de  deviner 
Casimir,  sans  que  Jeanne  eût  besoin  de  s'en  mêler,  et  qu'il 
le  prit  comme  plastron  de  plaisanteries,  toujours  si  délicates 
qu'il  était  impossible  de  s'en  fâcher  et  si  spirituelles  que  le 
destinataire  ne  les  comprenait  pas  toujours.  Mais  Mlle 
Viviers,  plus  maligne,  les  saisissait  toutes  et  en  savait  pres- 
que autant  de  gré  à  l'auteur  que  du  superbe  collier  sorti  des 
malles  du  peintre  et  qui  avait  dépassé  ses  plus  ambitieuses 
espérances. 

Naturellement,  M.  Saint-Yves  fut  vite  au  courant  de  l'his- 
toire de  Pierre.  Jeanne,  Mlle  Marois,  M.  Viviers,  le  curé 
lui-même  la  lui  contèrent,  chacun  à  son  point  de  vue,  et  per- 
sonne ne  la  lui  aurait  contée  qu'il  aurait  eu  vite  fait  de  la 
pénétrer  à  lui  tout  seul.  Peut-être  même  fit-il,  à  cet  égard, 
certaines  remarques  que  personne  n'avait  faites,  mais  qu'il 
garda  pour  lui. 

Il  goûta  personnellement  beaucoup  Pierre,  quand  celui-ci 
fut  présenté.  Son  aventure  presque  miraculeuse,  .cette 
éclosion  subite  d'un  esprit  qui  semblait  à  jamais  éteint,  et  que 
la  volonté  d'une  gracieuse  fillette  avait  rappelé  à  la  vie, 
étaient  faites  pour  intéresser  un  artiste  toujours  un  peu  ami 
du  romanesque.     Puis  le  jeune  Dubreuil  était  vraiment  plai- 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  327 

sant  par  lui-même.  Son  corps  s'était  développé  en  même 
temps  que  son  intelligence.  Son  visage,  dont  les  traits 
s'étaient  régularisés  et  que  commençait  à  ponctuer  un 
ombre  de  moustache  naissante,  gardait,  dans  sa  virilité  qui 
s'animait,  une  douceur  et  une  pureté  enfantines  qui  lui  prê- 
taient un  caractère  singulier  et  gracieux.  Ce  qui  frappa  sur- 
tout le  peintre  observateur  ce  furent  ses  yeux  dont  le  regard, 
encore  un  peu  fixe,  semblait  s'appuyer  sur  les  choses  vues 
comme  pour  s'en  mieux  pénétrer,  regard  limpide  et  droit 
derrière  lequel  on  sentait  que  n'avait  jamais  pu  naître  une 
pensée  mauvaise.  Le  grand  artiste,  qui,  sous  sa  jovialité, 
était  aussi  un  grand  penseur,  prit  en  affection  l'innocent 
d'hier  et  eut  comme  une  prescience  qu'il  pouvait  avoir  aussi 
une  œuvre  à  faire  près  de  lui  pour  compléter  celle  de  Jeanne. 

11  demanda  à  M.  Viviers — ce  qui  lui  fut  immédiatement 
accordé — d'emmener  Pierre  avec  lui,  soi-disant  pour  porter 
ses  instruments  de  travail  dans  les  longues  stations  qu'il 
faisait  au  milieu  des  bois.  Pierre,  à  cette  proposition,  fut 
partagé  entre  deux  désirs  contradictoires.  Aller  passer  des 
journées  entières  dans  les  bois,  qu'il  aimait  tant,  le  remplis- 
sait de  joie,  mais  il  fallait  pour  cela  interrompre  ses  cours, 
c'est-à-dire  quitter  Jeanne.  Celle-ci,  comme  si  elle  avait 
deviné  cette  hésitation,  y  mit  fin  d'un  seul  mot  : 

— Alez  avec  M.  Saint-Yves,  Pierre.  Cela  me  fera  plaisir, 
sir. 

Cela  surfit.  Pierre  partit.  Chaque  jour,  désormais,  M. 
Saint- Yves  s'en  allait  en  compagnie  de  son  "  rapin  ",  ainsi 
qu'il  le  nommait,  qui  lui  portait  sa  boîte  de  couleurs  et  son 
chevalet.  Ils  marchaient  à  l'aventure  jusqu'à  ce  que  le 
peintre,  soudain  saisi  par  la  disposition  pittoresque  d'un 
groupe  d'arbres,  une  perspective  heureuse  ou  un  effet  de 
lumière  attrayant,  s'arrêtât.  Il  s'installait  alors,  se  mettait 
au  travail  et,  en  quelques  coups  de  son  pinceau  expérimenté, 
il  jetait  une  esquisse  qui  devait  plus  tard  trouver  place  dans 
quelque  grand  tableau  et  qui,  par  elle-même,  constituait  une 
un  œuvre  exquise  où  toujours  on  retrouvait  cette  qualité 
maîtresse  du  grand  artiste  :  l'air.  C'était  par  là  surtout 
qu'il  se  rapprochait  de  son  illustre  professeur.  On  sentait 
dans  ses  toiles  la  fluidité  de  l'atmosphère  enveloppant  les 
objets.  On  y  respirait,  si  l'on  peut  ainsi  parler.  Il  sem- 
blait que  les  branches  de  ses  arbres  étaient  agitées  par  la 
brise  et  l'on  comprenait  que  l'oiseau,  qu'un  caprice  lui  fai- 


328  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

sait  indiquer  dans  un  coin  du  ciel,  pût  se  soulever  de  ses 
ailes  légères  dans  l'éther  ambiant. 

M.  Saint- Yves,  d'ordinaire  si  gai,  même  un  peu  loquace, 
se  transformait,  quand  il  avait  la  palette  à  la  main.  Pas 
un  mot  ne  sortait  de  ses  lèvres  entr 'ouvertes.  Pas  un  de  ses 
regards  ne  s'égarait  loin  de  ses  modèles.  Il  était  tout  à  son 
sujet  et  à  l'inspiration  qui  le  lui  faisait  reproduire,  avec  une 
minutieuse  exactitude  dans  le  détail  et  en  lui  donnant  l'em- 
preinte de  cette  poésie  dont  le  feu  sacré  vivait  en  lui.  Mais 
tout  à  coup  il  s'arrêtait,  poussait  un  soupir  de  soulagement 
satisfait,  donnait  un  dernier  coup  d'œil  à  son  ébauche  déjà 
vivante  et  parfaite,  et,  l'artiste  enthousiaste  se  changeant 
en  homme  qui  avait  faim,  il  s'écriait  avec  sa  bonne  humeur 
revenue  : 

— Maintenant ,  Monsieur  Pierrot ,  à  table  ! 

Alors  Pierre  sortait  d'un  panier  des  vivandes  froides,  des 
fruits,  un  flacon  de  vieux  vin,  et  les  deux  compagnons  déjeu- 
naient gaîment,  assis  sur  l'herbe,  devenus  camarades  malgré 
la  différence  des  rangs. 

Pendant  le  repas  et  le  récréation  qui  suivait,  M.  Saint- 
Yves  n'arrêtait  pas  son  étude  mais  c'était  Pierre  alors  qu'il 
étudiait.  Celui-ci  se  livrait  chaque  jour  davantage,  retenu 
au  début  par  un  reste  de  timidité,  mais,  depuis,  mis  en  con- 
fiance par  la  rondeur  simple  de  l'artiste.  Même,  avec  lui,  il 
se  sentait  plus  libre,  plus  expansif  qu'avec  Jeanne.  Il 
n'était  plus  arrêté  par  cette  sorte  de  vénération  respectueuse, 
quasi  religeuse,  qu'il  avait  pour  la  jeunne  fille,  et  dans  cette 
âme  toute  neuve,  si  récemment  éveillée  et  qui  s'ouvrait 
candidement  devant  lui,  M.  Sant-Yves  apercevait  des  pers- 
pectives encore  bien  autrement  belles  que  celles  que  repro- 
duisait son  pinceau.  Son  intérêt  ne  tarda  pas  à  se  changer 
en  une  affection  véritable,  profonde,  paternelle. 

(A   suivre.) 


LA  SOCIETE  DE 
LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

27  RUE  BUADE,  QUEBEC. 


L'ILLUSTRATION 

Supplément  de  "La  Revue  Franco- Américaine" 


Première  Année,  No.  5. 


1er  août,  1908. 


HON.  CHAS.  WARREN  FAIRBANKS, 

Vice-préMdent  et  représentant  des  Etats-Unis  aux  fêtes  du 

Troisième  Centenaire. 


(Collection  Philéas  Gagnon) 
Le  maTquis  de  Montcalm.     (Sa  mort.) 


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Le  général  Wolfe.     (Sa  mort.) 


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{Collection  Philcas  Gagnon) 

LE  SIEGE  DE  QUÉBEC. 


Le  croiseur  français  "Amiral  Aube' 


UU.  S.  S.  New-Hampshise' 


Les  spectacles  historiques 


CHEF  HURON 


Hallebardier,  cour  François  1er. 


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HENRY  IV.     (Scène  II). 


FRANÇOIS  1er. 


Une  dame  de  la  cour.     Scène  V.     (de  Tracy.) 


L'Espagne  Catholique  et  le  Progrès 


Parmi  les  nombreux  reproches  qu'une  école  historique 
fait  à  l'église,  il  en  est  peu  de  plus  sensible  que  celui  d'avoir 
amené  la  décadence  de  ses  meilleures  enfants,  les  nations 
latines,  et  parmi  les  exemples  qu'on  apporte,  comme  argu- 
ments de  fait,  pour  étayer  certaines  thèses,  il  n'en  est  pas 
auquel  on  ait  plus  fréquemment  recours  que  celui  de  l'Es- 
pagne. Première  puissance  de  l'Europe  durant  tout  le  XVI 
siècle,  la  nation  très  catholique  interdit  chez  elle  la  propa- 
gande des  doctrines  protestantes,  contient  sur  tout  le  con- 
tinent européen, l'effort  de  la  réforme  envahissante,  et  l'Es- 
pagne décline  peu  à  peu.  La  décadence,  d'abord  lente  et 
mitigée  d'éclatants  faits  d'armes  sous  Philippe  II,  s'accentue 
sous  ses  successeurs  ;  le  dix-neuvième  siècle  commencé  avec 
l'épouvantable  guerre  dont  le  centenaire  a  été  récemment 
fêté  par  toute  la  péninsule,  n'est  qu'une  longue  suite  de 
guerres  civiles  et  de  désastres.  Le  siècle  nouveau,  il  est 
,rai,  s'ouvre  sous  de  meilleures  auspices,  mais  nous  sommes 
en  histoire  et  l'histoire  s'occupe  du  passé. 

La  conclusion  s'impose  donc  ;  le  catholicisme  a  été  fatal 
à  l'Espagne. 

Pour  disséquer  ce  sophisme  et  le  détruire  lambeau  par 
lambeau,  il  faudrait  un  volume  et  nous  n'avons  que  quelques 
pages. 

Disons  d'abord  que  l'Espagne  entièrement  catholique, 
n'est  pas  celle  de  Charles  V,  de  Philippe  II  ou  de  leurs  suc- 
cesseurs. L'Espagne  de  la  décadence  n'est  pas  une  nation 
toute  catholique,  car  le  césarisme,  le  pouvoir  absolu  et  sans 
contrôle  d'un  seul,  a  trouvé  place  chez  elle,  et  le  césarisme 
n'est  pas  un  héritage  de  la  tradition  catholique,  c'est  un  re- 
tour vers  le  paganisme  ancien  ;  non,  l'Espagne  toute  catholi- 
que, celle  de  Pelage,  de  St-Ferdinand  de  Castille,  du  Cid 
Campéador,  c'est  une  Espagne  progressive  que  l'effort  de  son 
génie  porte  au  premier  rang  des  puissances  européennes  ! 

Le  siècle  de  Charles  V,  tout  plein  de  splendeurs  et  de 
conquêtes  porte  avec  lui  des  germes  pernicieux  :     Le  champ 


330  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

que  doit  couvrir  la  justice  royale  s'est  étendu  au  loin,  si  loin 
que  le  soleil  ne  peut  l'éclairer  tout  entier. 

Mais  le  roi  auquel  une  si  grande  somme  de  pouvoirs  est 
dévolue,  le  roi  n'est  souvent  que  le  rejeton  incapable  d'une 
dynastie  dégénérée, jouet  entre  les  mains  de  quelque  intri- 
gant. Dès  lors,  quoi  d'étonnant  si  le  vaste  engrenage  de 
l'empire  dépendant  d'un  moteur  défectueux  se  rouille  d'ina- 
nition ou  se  détraque? 

Les  règnes  de  Ferdinand  VI  et  de  Charles  III  semblèrent 
relever  le  pays,  mais  l'incapacité  de  Charles  IV  ramena 
bientôt  un  état  de  choses  tel  que  Napoléon,  jetant  un  coup 
d'oeil  sur  ce  vieil'  édifice  et  n'en  voyant  que  les  façades  dé- 
crépites, crut  qu'il  suffirait  du  bruit  de  son  nom  pour  le  jeter 
par  terre  et  planter  son  drapeau  sur  ses  ruines.  Alors,  il  se 
passa  une  chose  que  n'avait  pas  prévue  le  grand  empereur  : 
La  partie  officielle  et  organisée  de  la  nation,  qui  de  longue 
date  avait  rompu  avec  les  vieilles  traditions  catholiques,  se 
montra  ce  qu'elle  était  :  lâche  et  abjecte,  mais  le  peuple,  que 
n'avaient  pu  atteindre  les  idées  de  la  réforme  ou  de  la  révolu- 
tion, le  peuple,  qui  malgré  l'opprobre  de  ses  gouvernants, 
avait  gardé  l'âme  très  haute,  une  fois  abandonné  à  lui-même, 
sans  armée,  sans  gouvernement,  osa  jeter  le  gant  au  vain- 
queur du  monde.  Six  cent  mille  soldats  impériaux  cou- 
vrirent de  leurs  bataillons  épais  le  sol  entier  de  la  péninsule  ; 
pendant  six  ans,  un  peuple  vit  ses  villes  détruites,  ses  cam- 
pagnes dévastées,  son  sang  couler  à  flot,  sans  que  l'idée 
seule  lui  vint  d'accepter  ce  qu'il  croyait  être  un  déshonneur, 
et  finalement,  resta  maître  chez  lui. 

De  cette  page  d'histoire,  deux  faits  ressortent,  pleins  de 
lumineuse  évidence,  c'est  d'une  part,  la  faiblesse  de  l'état 
espagnol  et  de  son  administration  décrépite,  de  l'autre  la 
force  insoupçonnée  qui  se  révéla  chez  le  peuple  à  l'heure  du 
danger. 

Nous  avons  déjà,  dans  la  mesure  que  comportait  ce 
modeste  article,  donné  l'explication  de  l'un  et  de  l'autre. 

*     * 

Ferdinand  VII,  en  1808,  avait  laissé  son  royaume  rela- 
tivement paisible  ;  à  son  retour,  en  1814,  il  le  retrouva  bou- 
leversé de  fond  en  comble.  La  guerre  avait  fait  surgir  toute 
une  pléiade  d'hommes  ambitieux  et  énergiques  :  officiers  dont 


LA  REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  331 

le  talent  s'était  révélé  dans  l'action,  soldats  de  fortune,  chefs 
de  bande,  tous  gens  très  laborieux  que  la  paix  condamnait 
au  chômage.  Or  le  retour  du  monarque  était  l'annonce  de 
la  paix. 

Le  pays,  appelait  de  tous  ses  vœux  une  vaste  réforme  de 
l'administration  des  pouvoirs  publics;  cette  réforme  que 
Napoléon  et  le  roi  Joseph  lui  avaient  promise,  mais  qu'il 
avait  refusée  d'une  main  étrangère,  il  l'attendait  de  son  roi. 

Malheureusement,  le  prince  auquel  son  peuple  avait 
tant  sacrifié,  pour  qui  tant  de  jeunes  vies  avaient  été* fauchées 
sous  le  ciel  ensoleillé  des  Castilles,  n'était  qu'un  être  à 
moitié  abiuti,  aussi  incapable  d'aprécier  le  dévouement  des 
siens  que  de  comprendre  leurs  légitimes  revendications. 
Son  régne  fut  une  calamité  pour  le  pays,  et  le  mal  qu'il  ne 
put  faire,  une  troupe  de  jongleurs  et  d'idéologues  se  chargea 
de  l'accomplir. 

Certes,  des  réformes,  il  en  fallait  et  de  grandes,  mais 
fallait-il  du  même  coup  imposer  par  un  coup  de  force  les 
principes  de  la  révolution,  et  confondre  ce  qui  n'était  en 
somme  que  des  mots  sonores  avec  les  réformes  urgentes  que 
tout  le  monde  attendait?  C'est  ce  que  pensa  une  école  de 
libéraux,  d'abord  peu  nombreuse,  mais  qui  se  grossit  bientôt 
d'éléments  divers.  La  révolte  des  colonies  d'Amérique  eut 
une  triste  répercussion  dans  la  mère  patrie,  la  guerre  civile 
que  trop  de  circonstances  favorisait,  commença  avec  le  règne 
de  Ferdinand  VII. 

A  partir  de  ce  temps,  le  libéralisme  doctrinaire  joua  en 
Espagne  le  rôle  que  le  calvinisme  avait  joué  en  France  trois 
siècles  auparavant. 

Dès  1812,  la  constitution  promulguée  par  les  Cortès  de 
Cadix  avait  fait  siens  tous  les  principes  de  la  révolution.  La 
lutte  s'engageait  donc  entre  les  idées  révolutionnaires  et  les 
idées  catholiques.     C'était  une  guerre  religieuse. 

Ils  serait  fastidieux  de  raconter  par  le  détail  les  nom- 
breuses révolutions  et  coups  d'état  qui  firent  de  l'Espagne 
ie  pays  le  plus  agité  de  l'Europe.  En  France,  le  génie 
créateur  de  Napoléon  releva  les  ruines  de  la  révolution  et 
changea  la  face  du  pays,  le  règne  des  Bourbons,  entre- 
coupé des  émeutes  de  1830,  fut  long  et  prospère,  les  jour- 
r.ées  de  1848  et  de  juin  furent  sanglantes,  mais  restèrent 
confinés  dans  quelques  grandes  villes.     En  somme  la  période 


332  LA   REVUE   FRANCO-AMERICAINE 

de  1815  à  1870,  celle  de  la  transformation  économique  du 
monde  civilisé,  en  fut  une  de  paix  intérieure. 

L'Espagne,  au  contraire,  ne  connut  pas  de  repos,  la. 
guerre  civile  y  eut  pour  théâtre  des  provinces  entières.  Pen- 
dant des  années,  carlistes,  libéraux  et  républicains  appor- 
tèrent à  leurs  luttes  fratricides  toute  l'ardeur  d'un  tempé- 
ramment  passionné. 

En  1878,  avec  l'avènement  d'Alphonse  XII,  la  guerre 
religieuse  cesse  d'ensanglanter  les  champs  de  bataille,  maia 
n'en  continue  pas  moins  à  troubler  l'atmosphère  politique  et 
sociale  de  la  nation  :  Les  luttes  stériles,  les  discussions  théori- 
ques se  poursuivront  longtemps  à  l'ombre  des  parlements. 

Voilà  donc,  esquissé  à  grandes  lignes,  le  tableau  de  ce 
que  fut  le  XIX  siècle  en  Espagne.  Un  fait  y  apparait  sail- 
lant, c'est  la  guerre  implacable,  que  se  font  les  deux  idées r 
ou  plutôt  les  deux  doctrines,  libérale  et  catholique. 

Dès  lors,  il  serait  convenable  avant  d'accuser  l'Eglise 
des  maux  de  ce  malheureux  pays,  il  serait  convenable  de- 
voir si  des  doctrines  diamétralement  opposées  à  celles  qu'elle 
enseigne,  n'ont  pas  entamé  dans  une  mesure  assez  forte,  la 
foi  du  peuple  très  catholique. 


Ceux  qui  accusent  l'Eglise,  on  les  a  vus  à  l'œuvre  dans- 
ce  malheureux  pays;  on  a  vu  ce  qu'étaient  leur  tolérance, 
leur  liberté  et  leur  progrès  !  Dès  1812 ,  alors  que  la  guerre 
battait  son  plein,  les  Cortès  de  Cadix,  trouvaient  pratique  de 
proclamer  dans  une  constitution  restée  célèbre,  tous  les  prin- 
cipes* de  la  révolution  française.  C'était  jeter  les  germes, 
d'une  guerre  civile,  c'était  rendre  impopulaires  en  les  con- 
fondant avec  les  principes  exécrés,  les  réformes  d'ordre 
administratif  dont  dépendait  l'avenir  du  pays  ;  c'était  enfin 
dans  un  siècle  de  transformation  économique,  détourner  des 
œuvres  les  plus  indispensables,  l'esprit,  d'un  peuple  déjà  trop 
porté  aux  discussions  stériles. 

Ah  oui  !  Ils  ont  fait  de  belles  choses,  les  anticléricaux 
Espagnols,  et  si  leur  pays  est  resté  arriéré,  eux,  du  moins, 
ils  ont  marché  de  l'avant  ! 

Mendizabal,  un  de  leurs  grands  hommes  devenus  minis- 
tres, a  trouvé  moyen  de  faire,  un  demi  siècle  avant  ses  con- 
génères de  France,  cette  fameuse  liquidation  des  biens 
ecclésiastiques  qui  laissa  chez  le  peuple  une  impression  quel- 


LA    REVUE    FRANCO-AMÉRICAINE  333 

que  peu  déçue,  celle  qu'éprouvèrent  maints  spectateurs  du 
Ille  centenaire  après  le  passage  des  piepokets. 

Un  autre  de  leurs  chefs-d'œuvre  a  été  le  démembrement 
des  vieilles  provinces  nationales  en  provinces  minuscules, 
presque  aussi  réduites  que  les  départements  français.  Cette 
mesure  faisant  tout  dépendre  du  pouvoir  central,  brisait 
l'esprit  régional,  le  patriotisme  local  qui  avaient  fait  la  force 
invincible  du  pays  dans  sa  lutte  contre  Napoléon,  elle  dimi- 
nuait l'initiative,  et  rendait  beaucoup  plus  facile,  la  propaga- 
tion par  tout  le  territoire  des  malaises  que  ne  manquerait 
pas  d'éprouver  un  pouvoir  central  mal  affermi. 

C'est  tellement  le  cas  qu'un  vaste  mouvement  régiona- 
liste  a  pris  naissance,  il  y  a  quelques  années  en  Espagne, 
dans  les  quatre  provinces  les  plus  progressives  du  pays,  celles 
comprises  généralement  sous  le  nom  de  pays  catalan.  Aux 
dernières  élections,  la  solidarité  catalane,  formée  d'une 
coalition  de  républicains  et  de  carlistes,  a  obtenu  un  succès 
écrasant,  envoyant  du  coup  à  la  chambre  49  députés. 

Cette  initiative,  venant  d'une  région  qui  passe  à  bon 
droit  pour  l'une  des  plus  industrieuses  de  l'Europe  est  tout 
un  symptôme,  et  ce  sera  le  grand  mérite  du  gouvernement 
Maura,  d'avoir  compris  la  nécessité  de  cette  réforme  et  de 
l'avoir  entreprise  franchement  dans  un  projet  de  loi  que 
libéraux  et  radicaux  s'efforcent  en  vain  d'étouffer,  à  force 
d'obstruction. 

Là-bas  comme  ailleurs,  et  plus  qu'ailleurs,  les  anticlé- 
ricaux nourrissent  une  prédilection  toute  spéciale  pour  les 
questions  d'ordre  spéculatif,  les  phrases  ronflantes,  les  mots 
de  liberté,  de  progrès,  etc.  Mais  quant  à  envisager  les  pro- 
blèmes vitaux  du  pays  et  à  les  résoudre,  c'est  une  autre 
affaire.  Leur  presse,  et  disons  en  passant  qu'ils  contrôlent 
presque  tous  les  journaux  du  pays,  leur  presse  n'a  qu'un  but  : 
arracher  au  peuple  la  foi  de  ses  pères,  et  pour  atteindre  ce 
but  rien  n'est  épargné.  Tous  les  jours,  l'Heraldo  de  Madrid, 
El  Imparcial,  El  Libéral,  El  Pais,  et  une  foule  d'autres, 
servent  à  leurs  lecteurs  un  plat  de  calomnies  où  l'ignorance 
le  dispute  à  la  méchanceté. 

Dans  ces  conditions  là,  il  semble  qu'un  juge  impartial, 
constatant  que  le  pays  est  arriéré  et  voulant  découvrir  la 
cause  véritable  de  cette  décadence,  ira  demander  à  l'école 
antireligieuse  et  à  la  maçonnerie  toute  puissante,  une  bonne 
partie  du  compte  qu'il  se  préparait  à  exiger  de  l'Eglise. 


334  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Un  observateur  impartial  constatera  que  la  partie 
septentrionale  du  pays,  celle  où  se  sont  le  mieux  conservées 
les  vieilles  traditions  catholiques,  est  à  la  fois,  la  plus  virile, 
la  plus  laborieuse  et  la  plus  progressive,  il  constaterait  aussi 
que  les  catholiques,  si  on  en  excepte  les  Carlistes  qui  ne  sont 
qu'une  minorité,  ont  accepté  loyalement  les  institutions  par- 
lementaires garantissant  les  libertés  de  la  presse  et  des  cultes, 
chères  à  l'école  libérale  et  que  s'il  n'en  tenait  qu'à  eux,  les 
diverses  factions  politiques  trouveraient  une  base  d'entente 
pour  travailler  en  commun  au  relèvement  du  pays. 

Avant  de  terminer  cette  dissertation  déjà  trop  longue, 
il  est  bon  d'insister  sur  les  nombreux  motifs  qui  font  espérer 
en  l'avenir  de  la  grande  nation  latine.  L'Espagne,  pauvre, 
affaiblie,  vaincue,  a  gardé  à  un  haut  degré  le  sentiment  de 
la  fierté  nationale.  Le  peuple  que  tant  de  vicissitudes  ont 
rendu  sceptique,  ne  croit  plus  à  l'honnêteté  de  ses  gouverne- 
ments, mais  il  a  confiance  en  lui-même.  Lors  des  dernières 
guerres  coloniales,  l'Espagne,  encore  sous  le  coup  des  ruines 
accumulées  par  un  siècle  de  malheurs  trouva  moyen  d'en- 
voyer à  Cuba  230,000  hommes  et  d'obtenir  pour  payer  cette 
entreprise  la  somme  énorme  de  $300,000,000. 

Aujourd'hui,  ses  finances  restaurées,  son  industrie  et  son 
commerce  renaissants,  son  jeune  roi  plein  de  vaillance,  tout 
s'unit  pour  lui  faire  espérer  un  meilleur  avenir.    ; 

Donat  Fortin. 


Le  Canada  et  son  immigration 


Le  parlement  s'est  occupé — mais  pendant  quelques  heures 
seulement — de  la  politique  qu'il  entend  suivre  au  sujet  de 
l'immigration.  De  toutes  les  questions  qui  ont  été  discutées 
par  les  représentants  du  peuple,  pendant  la  dernière  session, 
c'est  peut-être  celle-là  qui  avait  la  plus  d'importance.  En 
effet,  plus  que  les  grandes  entreprises — et  la  nation  en  a  déjà 
de  formidables  sur  les  bras — l'.mmigration,  selon  qu'elle  sera 
bonne  ou  mauvaise,  va  exercer  sur  la  nation  toute  entière  une 
influence  capable,  au  besoin,  de  modifier  son  caractère  eten 
quelque  soi  te  de  changer  sa  destinée.'^  ja§  jjj|;  OMS$^:^?S  '4 

Après  tout  ce  n'est  pas  sans  laison  que  les  esprits  se  sont 
alarmés  à  la  vue  de  cttte  vague  sans  cesse  croissante  qui  d'an- 
née en  année  envahissait  nos  vastes  p  aines  del  Ouest  et  jetait 
sur  nos  bords  les  fils  d'à  peu  pi  es  toutes  les  laces  de  l'Europe. 
Sans  doute,  il  nous  faut  des  bi  as  pour  cultiver  le  sol,  nous  avons 
besoin  que  des  hommes  nouveaux  et  nomb:  eux  viennent 
suppléer,  dans  not  c  pays,  à  ce  besoin  de  développement  au- 
quel l'augmentation  naturelle  de  notre  population  ne  peut 
plus  suffire.  Mais  encoie  faut-il  que  les  nouveaux  venus  ne 
prennent  pas,  pa  leur  nombre,  le  caractère  d'envahisseurs, 
que  l'augmentation  de  not  e  population  par  l'immigratio 
n'implique  pas  le  débo:  dément  des  vieux  éléments  qui  ont  dé- 
voilé au  monde  les  îichesses  cachées,  le-  chances  exception- 
nelles, que  leur  pays  offre  aux  pionniers  de  l'avenir. 

D'ailleuis,  les  craintes  exprimées  par  plusieuis  ont  fini 
par'  êtie  paitagées  par  nos  gouvernants  eux-mêmes  qui,  s'ils 
n'ont  pas  modifié  dans  leurs  lignes  essentielles  les  lois  cana- 
diennes su  l'immigration,  ont  exercé  sur  leur  application 
une  surveillance  plus  soutenue.  Les  résultats  obtenus  ont 
déjà  prouvé  que  si  le  gouvernement  a  pu,  pour  le  moment, 
avoir  raison  en  maintenant  sa  politique  d'immigration,  ceux 
qui  avaient  des  ciaintes  en  face  des  événements  constatés 
n'avaient  pas  tout-à-fait  tort. 

D'autre  part,  la  question  reste  toujours  ouverte,  suscep- 
tible de  se  modifier  avec  les  conditions  économiques  du  pays, 


336  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

mais  toujours  également  importante.  Et  c'est  un  peu  de 
tout  cela  qu'à  la  demande  du  directeur  de  la  Revue  Franco- 
Américaine,  j'invite  le  lecteur  à  causer  pendant  quelques  pages. 
Le  Canada,  richement  doté  de  ressources  agricoles,  fo- 
restières et  minières,  serait  d'après  un  économiste  "  la  der- 
nière réserve  de  l'humanité,  sa  derniè.e  frontière." 

Grâce  aux  deux  grandes  races  qui  vivent  sur  le  sol  cana- 
dien, nous  élevons  un  magnifique  édifice  national  dans  lequel 
les  peuples  des  Etats-Unis,  et  de  l'Europe  viennent  chercher 
l'aisance  et  la  liberté. 

Le  peuple  canadien  doit  avoir  des  aspirations  communes. 
Pour  atteindre  ce  noble  but,  nous  devons  exercer  une  vigilance 
spéciale  au  point  de  vue  du  caractère  des  immigrants.  Ils 
doivent  désirer,  comme  nous,  la  prospérité  matérielle  et  mo- 
rale du  Canada.  C'est  l'héritage  qu'ils  doivent  transmettre 
à  leurs  enfants  sur  ce  sol  jeune  et  hospitalier. 

Pour  la  sélection  des  immigrants  nous  avons  de  grandes 
traditions  à  suivre.  Nous  devons  nous  inspirer  des  enseigne- 
ments de  notre  histoire  ;  nous  devons  évoquer  un  passé  plein 
de  gloire  et  rappeler  les  exemples  des  fondateurs  du  Canada. 
Fustel  de  Coulanges  écrit  :  "  Le  passé  ne  meurt  jamais  com- 
plètement pour  l'homme.  L'homme  peut  bien  l'oublier  mais 
il  le  garde  toujours  en  lui.  Car,  tel  qu'il  est  à  chaque  époque, 
il  est  le  produit  et  le  résumé  de  toutes  les  idées  antérieures. 
S'il  descend  en  son  âme,  il  peut  retrouver  et  distinguer  ces 
différentes  époques  d'après  ce  que  chacune  d'elles  a  laissé 
en  lui." 

Nous  devons  appliquer  ces  principes  à  notre  histoire  et 
jeter  un  regard  sur  nos  traditions. 

Les  immigrants  de  la  Nouvelle-France  étaint  choisis 
avec  les  soins  les  plus  minutieux.  Dans  les  veines  de  nos  pères 
circulait  le  sang  le  plus  noble  et  le  plus  généreux  de  la  France. 
Nos  ancêtres  venaient  de  la  Normandie,  de  l'Anjou,  de 
la  Picardie,  de  la  Bretagne,  de  ces  provinces  fortes,  morales, 
aimant  la  religion,  la  liberté  et  la  France. 

Les  hommes  qui  présidaient  aux  destinées  de  la  France 
dans  le  siècle  de  Louis  le  Grand,  désiraient  fonder  au  delà 
des  mers,  une  autre  France  ;  comme  une  expansion  du  pays 
natal. 

Aussi  se  montraient-ils  très  sévères  dans  le  choix  des  co- 
lons. Le  Canada-Français  fut  l'œuvre  de  grands  patriotes 
et  de  profonds  législateurs. 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  337 

Le  Canada-Français  fut  l'œuvre  des  meilleurs  paysans 
de  la  France  ;  hommes  doués  des  plus  hautes  qualités  mo- 
rales, physiques  et  civiques,  entreprenants,  industrieux,  bra- 
ves et  vertueux. 

Les  documents  historiques  nous  démontrent  que  les  fem- 
mes françaises  envoyées  dans  la  Nouvelle-France  par  les  soins 
de  Richelieu,  de  Colbert,  de  Talon,  de  Laval,  étaient  choisies 
avec  la  plus  grande  prudence. 

L'œuvre  des  filles  émigrées  du  17ème  siècle  mérite  l'ad- 
miration des  moralistes  les  plus  austères. 

Tous  les  historiens  prouvent  la  noblesse  de  l'origine  des 
Canadiens-Français.  Aussi  ont-ils  pu  grandir,  prospérer,  se 
multiplier  au  milieu  des  épreuves  et  consacrer  toute  l'énergie 
de  l'âme  nationale,  toutes  les  forces  de  leur  puissante  orga- 
nisation physique  et  morale  au  progrès  du  Canada.  Claudio 
Jannet,  parlant  de  la  supériorité  morale  des  éléments  qui  ont 
fondé  la  colonie  canadienne  dit  :  "  Depuis  Champlain  jusqu'au 
dernier  jour  de  la  domination  française,  les  gouvernements 
de  la  colonie  se  sont  toujours  préoccupés  d'en  exclure  les  in- 
dividus d'une  moralité  douteuse." 

Selon  un  orateur  :  "  Ce  qui  fait  aujourd'hui  notre  hon- 
neur et  notre  force,  ce  n'est  pas  simplement  de  tirer  notre  ori- 
gine de  la  France,  mais  d'être  issu  d'elle  au  moment  le  plus 
glorieux  de  son  histoire  et  quand  la  main  qui  agita  notre  ber- 
ceau se  prêtait  encore  aux  gestes  divins." 

Après  la  cession  du  Canada  à  l'Angleterre,  la  race  anglo- 
saxonne  grandit  à  nos  côtés.  Au  terme  de  la  guerre  de  l'in- 
dépendance américaine  en  1783,  les  Loyalistes  de  l'Empire- 
Uni,  fidèles  serviteurs  du  trône  de  l'Angleterre  durant  la  ré- 
bellion, persécutés  par  leuis  frères  révoltés,  affluèrent  par 
milliers  dans  les  provinces  canadiennes.  D'après  un  écrivain  : 
"  Les  loyalistes  ont  fourni  au  Canada  le  meilleur  sang  dont  les 
treizes  colonies  américaines  pouvaient  s'éno/gueillir."  Ces 
immigrants  furent  les  fondateurs  du  nouvel  empi  e  britannique 
en  Amé  ique.  Leurs  progrès  furent  constants  et  dignes  d'ad- 
miration. 

Aussi  sommes-nous  fiers  de  leurs  succès.  M.  Hall  dans 
son  magnifiique  volume  intitulé  "  L'immigration,"  écrit  : 
"  Nous  devons  nous  rappeler  que  les  premiers  habitants  de  la 
Nouvelle-Angleterre  furent  choisis  avec  le  plus  grand  soin." 
C'est  de  l'idéalisme,  peut-on  di  e  :  Non,  c'est  notie  histoire  ; 


338  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

notre  grande|histoire.  Et  quand  ses  pages  sont  remplies  de 
faits  héroïques,  on  doit  les  mettre  sous  les  yeux  de  nos  popu- 
lations. 

Je  reconnais  l'importance,  la  nécessité  des  efforts  du 
Gouvernement  et  du  Parlement  afin  de  favoiiser  une  immi- 
gration désirable.  Sans  doute,  les  descendants  des  Fiançais 
et  les  descendants  des  Loyalistes,  ou  mieux  des  Canadiens, 
sont  les  plus  aptes  à  développer  les  ressources  du  Canada. 

Si  nous  voulons  suivre  nos  grandes  traditions  nationales 
nous  devons  surtout  encourager  l'immigration  des  classes 
agricoles.  Dans  toutes  les  provinces  de  'a  confédération 
nous  avons  des  milliers  d'acies  des  meilleuis  terres.  Grâce 
à  leur  fertilité,  elles  sont  destinées  à  devenir  les  pouivoyeuses 
de  l'Europe  et  de  l'Oiient.  Nous  voulons  des  agiiculteurs 
pour  ensemencer  nos  terres  inoccupées  afin  d'augmenter  le 
volume  de  nos  produits  et  d'ace,  oîtie  notre  lichesse  nationale. 
Dans  plusieurs  pays,  nous  pouvons  recruter  des  immigrants 
agricoles  recommandables.  Dans  la  noble  position  de  cul- 
tivateur ils  sauront  développer  nos  ressources  nationales. 

Les  autorités  ont  adopté  à  l'égard  de  l'agriculture  dans 
la  province  de  Québec  une  politique  recommandable.  Je  la 
mentionne  en  lisant  une  lettre  de  M.  René  Dupont.  Cette 
correspondance  est  adressée  aux  rédacteurs  de  la  presse  ca- 
nadienne : 

Monsieur  le  rédacteur, — Pour  activer  le  mouvement  ve:s 
la  province  de  Québec,  le  ministère  de  l'Intérieur  vient  d'au- 
toriser l'o  ganisation  d'une  branche  de  renseignements  pour 
les  te  res  déjà  cultivées  et  qui  sont  disponibles,  de  manière 
à  renseigner  toutes  les  personnes  désireuses  de  faire  l'acqui- 
sition de  ces  terres. 

Jusqu'à  présent,  ces  renseignements  manquaient,  quoi- 
que souvent  nous  ayons  eu  des  demandes  pour  l'achat  des 
te:;:  es  déjà  avancées.  Cette  bi anche  de  se:  vice  se:  a  àjla 
disposition  de  tous  ceux  qui  désirent  fai:e  l'acquisition  de 
de  fe  me  dans  n'impo  te  quelle  section  du  pays,  ou  de  ceux 
qui,  pour  une  iaison  ou  pour  une  autre,  ont  des  te:  les  disponi- 
bles. 

A  titre  de  renseignement,  je  vous  inclus  un  blanc  que  nous 
tiansmettons  à  tous  ceux  qui  ont  des  teues  à  vende,  et  je 
se  ais  très  heuieux  si  vous  t  ouviez  moyen,  dans  vos  p:  écier  ses 
colonnes,  de  donner  un  bon  mot  à  nos  compati iotes  au  si  jet 
de  ce  mouvement  nouveau. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  339 

Vous  remerciant  à  l'avance  pour  l'intérêt  que  vous  pre- 
nez au  mouvement  de  colonisation  et  pour  les  services  que 
vous  voulez  bien  rendre  à  la  cause,  j'ai  l'honneur  de  vous 
prier  de  croire  aux  sentiments  les  plus  distingués  de 

Votre  tout  dévoué, 

RENE  DUPONT, 

Agent  de  colonisation.'7 

Le  relèvement  et  le  classification  des  terres  disponibles  peu- 
vent produire  de  bons  résultats  suitout  dans  les  localités  où 
l'émigration  des  nôtres  aux  Etats-Unis  a  fait  un  toit  incal- 
culable à  l'agriculture.  Cette  politique  peut  nous  aider  dans 
l'œuvre  du  rapatriement. 

Les  ouvriers  de  ferme,  les  serviteurs  et  les  servantes  for- 
ment une  classe  d'immigrants  recommandables  si  les  autorités 
savent  les  choisir  avec  soin.  Et,  sur  ce  point,  on  me  permettra 
de  citer  l'opinion  du  député  de  mon  comté  à  l'assemblée  pro- 
vinciale, une  opinion  que  je  partage  entièrement  : 

"  L'agriculteur,  dit-il,  (1)  souffre  du  manque  de  main- 
d'œuvre.  Il  est  bien  difficile  de  se  procurer  des  garçons  de 
ferme  et  des  servantes,  malgré  les  prix  élevés  qui  sont  offerts. 
C'est  un  état  de  choses  qui  nuit  à  l'exploitation  de  nos  terres 
et  tend  à  décourager  les  cultivateurs.  Il  serait  grand  temps 
pour  le  gouvernement  d'organiser  un  mouvement  pour  venir 
au  Canada  des  ouviiers  de  ferme,  qu'il  serait  assez  facile  de 
trouver  en  France  et  en  Belgique,  si  des  effoits  sérieux  et 
persistants  étaient  faits,  La  question  est  tarés  séiieuse.  Elle 
existe  même  à  l'état  aigu  clans  cersaines  localités." 

Dans  la  province  d'Ontano  le  ministre  de  T'Intérieur  a 
sous  son  contrôle  plusieurs  agents  dont  les  fonctions  consis- 
tent à  placer  des  garçons  de  ferme  chez  les  cultivateurs.  _Je 
lisais  dans  la  "  Patie  "  le  9  mars  : 

(Dépêche  spéciale  à  la  "  Patrie.") 

11  Ottawa,  9. — Comme  la  "  Patrie  "  l'annonçait  il  y  a 
quelques  jours,  l'honorable  M.  Oliver,  à  la  demande  de  mi- 
nistres de  langue  fi  ançaise,  à  résolu  de  nommer  dans  chaque 
comté  de  la  province  de  Québec,  un  agent  chargé  de  trouver 


(1)  M.  Caron,  député  de  l'Islet,  à  l'Assemblée  de  Québec. 


340  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

gratuitement  des  situations,  comme  journaliers  de  ferme 
ou  domestiques,  aux  émigrants  désirant  s'établir  dans  la  pro- 
vince. Cette  décision  sera  d'un  grand  avantage  à  la  classe 
agricole  de  même  qu'aux  agents  d'immigration  qui  pourront 
s'entendre  avec  les  agents  provinciaux  et  procurer  exactement 
la  classe  d'immigrants  nécessaire. 

D'après  sa  décision  le  ministre  de  l'Intérieur  vient  de 
nommer  vingt  agents  dans  Québec  et  les  autres  seront  choisis 
sojs  peu. 

Depuis  cette  date  de  nouveaux  agents  ont  été  choisis. 
L'agriculture  souffre  du  manque  de  main-d'œuvre  dans  la 
province  de  Québec.  Le  président  de  la  Société  de  Coloni- 
sation et  de  Repatriement  de  Montréal,  disait  en  janvier  1908  : — 
"  La  détermination  que  nous  avons  piise,  a  eu  pour  bon  ré- 
sultat d'aider  les  cultivateuis  à  se  procurer  de  la  main-d'œuvre, 
et  à  un  certain  nombre  de  familles  à  s'assurer  les  services  de 
domestiques.  Nos  bureaux  ont  placé  ainsi  plusieurs  centaines 
d'ouvriers  de  ferme  et  de  domestiques  sans  compter  qu'ils 
ont,  en  même  temps,  fourni  aux  particuliers  et  aux  industriels 
l'occasion  de  profiter  par  leur  entremise  du  même  avantage." 

Dans  quelques  localités,  nos  journaliers  vont  redouter  la 
compétition  des  ouvriers  de  feime  venant  de  l'étranger.  Un 
des  citoyens  les  plus  distingués  du  comté  que  j'ai  l'honneur 
de  représenter,  m'écrivait  la  semaine  dernière  : — "  L'hono- 
rable monsieur  Oliver  a  résolu  de  nommer  dans  chaque  comté 
de  la  province  de  Québec  un  agent  chargé  de  îeciuter  des  ou- 
vriers de  ferme  et  des  domestiques  afin  d'aider  nos  cultiva- 
teurs à  se  procurer  la  main-d'œuvre  nécessaire.  Ce  mouve- 
ment, entrepris  dans  un  noble  but,  n'augmenterait-il  pas 
l'exode  des  nôtres  vers  les  villes  et  vers  les  centres  industriels 
des  Etats-Unis  ?  N'introduirons-nous  pas  dans  nos  paroisses 
des  socialistes  et  des  anticléricaux  ?  N'y  a-t-il  pas  danger 
d'introduire  des  éléments  qui  briseront  l'harmonie  entre  le 
clergé  et  les  fidèles  ?  " 

Je  soumets  cette  lettre  à  l'attention  du  public  croyant 
qu'elle  renferme  des  opinions  dignes  d'être  étudiées.  Le 
Gouvernement  doit  être  bien  prudent  dans  le  choix  et  la  dis- 
tribution de  ses  agents.  Ceux-ci  ne  doivent  introduire  au 
milieu  de.  nos  populations  morales  que  des  immigrants  dont 
les  bons  antécédents  sont  connus. 

Le  15  avril  1907,  je  demandais  au  Gouvernement  de  faire 
les  efforts  les  plus  énergiques  et  les  plus  généreux  afin  de  fa- 
voriser le  recrutement  d'immigrants  français  et  belges  dési- 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  341 

rables.  Le  ministère  a  adopté  une  politique  plus  active  à 
l'égard  de  la  France.  Il  a  nommé  trois  nouveaux  agents 
d'immigration.  Des  mesures  paraissent  avoir  été  prises  en 
vue  d'une  distribution  plus  large  de  littérature  et  de  rensei- 
gnements. Le  ministre  de  l'Intérieur  s'est  acquis  le  concours 
actif  de  plusieurs  agences  d'immigration  française.  Celles-ci 
reçoivent  une  commission  quand  elles  envoient  au  Canada 
des  immigrants  appartenant  à  quelque  classe  spéciale. 

Dans  le  passé,  les  gouvernements  canadiens  se  sont  cru 
obligés  de  recourir  au  système  des  primes,  pour  favoriser  et 
et  encourager  l'immigration.  On  offiit  des  primes  aux  agents 
de  compagnies  de  navigation  pour  assurer  le  recrutemen 
d'immigrants  dans  les  îles  Britanniques.  A  cette  époque 
la  Nouvelle-Zélande,  l'Australie,  la  République  Argentine 
dépensaient  des  sommes  très  élevées  pour  maintenir  un  sys- 
tème d'assistance  à  l'immigration.  Les  colonies  australiennes 
payaient  en  tout  ou  en  bonne  partie  le  transport  des  immigrants 
désirables.  L'Argentine,  le  Chili,  le  Brésil  utilisaient  la  même 
méthode.  Les  Etats-Unis  exerçaient  une  immense  attrac- 
tion sur  les  populations.  Les  autorités  canadiennes  crurent 
trouver  une  bonne  méthode  dans  l'assistance  à  l'immigration, 
au  moyen  de  commission.  Mais  les  représentants  des  Agences 
d'Immigration  n'ont  malheureusement  aucun  intérêt  à  s'oc- 
cuper du  caractère,  de  la  moralité  des  immigrants,  les  agents 
qui  reçoivent  une  commission  doivent  avoir  pour  souci  natu- 
rel d'envoyer  le  plus  grand  nombre  possible  d'immigrants  au 
Canada.  Que  leur  importe  le  caractère  !  Que  leur  importe 
la  moralité  de  nos  populations  !  J'en  suis  convaincu,  le  Gou^ 
vernement  abandonnera  bientôt  cette  politique.  A  l'heure 
de  la  crise  commerciale  et  monétaire,  on  redoute  la  suspension 
des  primes  à  l'égard  des  immigrants,  mais  je  crois  que  la  crise 
commerciale  a  plutôt  consolidé  notre  crédit  commercial  à 
l'égard  des  autres  peuples. 

Durant  l'année  fiscale  1906-1907  nous  avons  reçu  34,659 
immigrants  des  Etats-Unis.  Le  montant  payé  en  primes 
aux  Etats-Unis  ne  s'est  élevé  qu'à  $4,743.00,  et  ces  immigrants 
américains  nous  ont  apporté  une  valeur  de  quaiante  millions 
de  piastres.  Durant  les  neuf  mois  de  l'année  fiscale  1906- 
1907,  235,328  immigrants  .sont  entrés  dans  notre  pays  et  nous 
avons  accordé  une  prime  pour  20,492  immigrants.  Nous 
pourrions  obtenir  de  bons  résultats  aux  Etats-Unis,  dans 
les    Iles    Britanniques,    dans     l'Europe     continentale,     sans 


342  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

recourir  au  système  des  primes.  En  effet ,  les  conditions 
économiques  du  Canada  subissent  d'heureuses  modifications. 
Notre  pays  grandit  merveilleusement  au  milieu  des  nations 
civilisées.  Son  nom  est  déjà  très  fameux  dans  plusieurs  con- 
trées et  bientôt  le  Canada  pourra  rivaliser  avec  les  Etats-Unis 
^omme  centre  d'attraction  pour  les  immigrants. 

Dans  tous  les  pays  où  nous  étendons  le  champ  de  notre 
action  agricole,  commerciale  et  industrielle,  nous  devons  avoir 
des  agents  d'immigration  et  des  agents  de  commerce  qui  com- 
prennent nos  besoins  et  nos  aspirations.  Ces  agents  peuvent 
donner  des  conférences,  des  renseignements  à  toutes  les  classes 
de  la  société.  Ils  doivent  être  instruits,  renseignés  sur  nos 
ressources,  nos  lois,  nos  conditions  économiques.  Ils  doivent 
être  honnêtes,  progressifs,  capables  d'aider  au  développement 
de  nos  relatons  sociales,  commerciales  et  industrielles.  Un 
journaliste  écrivait  avec  raison  le  7  avril  :  "  Une  commission 
composée  d'hommes  renseignés  sur  la  situation  de  notre  com- 
merce et  qui  irait  s'instruire  sur  les  marchés  du  monde  des 
débouchés  à  faire  à  nos  produits  et  des  occasions  offertes  à  nos 
importateurs,  contribuerait  à  accroître  rapidement  et  profita- 
blement  notre  commerce  extérieur,  qui  a  déjà  manifesté  de- 
puis quelques  années  une  si  prodigieuse  force  d'expansion. 
Elle  activerait,  à  l'étranger,  la  demande  pour  nos  marchan- 
dises, et  en  diffusant  le  connaissance  de  nos  ressources  natu- 
relles, dirigerait  incidemment  vers  nous  un  courant  continu 
et  abondant  de  capital  nouveau  et  d'immigration  éminem- 
ment désirable." 

On  peut  aussi  envoyer  à  l'étranger  des  délégués  spé- 
ciaux— des  immigrants  qui  ont  réussi  dans  notre  contrée. 
Sur  le  sol  natal,  ils  raconteront  leurs  succès  et  formeront  la 
meilleure  classe  de  nos  agents  d'immigration.  Attirons 
davantage  les  journalistes  étrangers  et  les  membres  des 
Chambres  de  Commerce  des  Etats-Unis  et  de  l'Europe.  Ces 
distingués  visiteurs  admireront  nos  richesses  naturelles,  le 
diront  à  leurs  compatriotes  et  nous  recevrons  de  bons  immi- 
grants. Les  expositions  de  nos  produits  dans  les  villes  et 
villages  deviennent  aussi  un  facteur  important  dans  le  labeur 
de  l'immigration. 

Les  populations  des  Etats-Unis  -et  des  îles  Britanniques 
connaissent  assez  bien  nos  ressources  et  nos  conditions  éco- 
nomiques. Hier,  la  presse  canadienne  nous  annonçait  un 
grand    mouvement    d'immigration    des    Etats-Unis    vers    le 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  343 

Canada.  Les  immigrants  américains  sont  pour  la  plupart 
des  fermiers  jouissant  d'une  certaine  aisance.  Parmi  ces 
immigrants  nous  comptons  bon  nombre  de  Canadiens.  Les 
progrès  réalisés  dans  notre  agriculture  entraînent  vers  le 
Canada,  les  Canadiens  du  Michigan,  du  Wisconsin,  du  Minne- 
sota, du  Dakota. 

Les  Canadiens-Français  sont  allés  chercher  aux  Etats- 
Unis,  cette  vie  industrielle  intense  dont  jouissent  nos  voisins. 
La  province  de  Québec,  grâce  à  l'enseignement  technique, 
au  développement  de  ses  richesses  agricoles,  forestières  et 
minières  est  destinée  à  devenir  un  grand  centre  industriel. 
Le  développement  de  nos  industries  favorisera  spécialement 
T  œuvre  du  rapatriement.  Dans  cette  masse  humaine  qui 
s'agite  au  sein  des  grandes  cités  américaines,  dans  cet  immense 
creuset  où  se  mélangent  les  races,  les  Canadiens-Français 
expatriés  ont  conservé  les  traits  distinctifs  de  notre  génie 
national.  Leurs  idées,  leurs  sentiments,  leurs  aspirations 
sont  assez  conformes  à  nos  idées,  à  nos  sentiments  et  à  nos 
aspirations.  Les  Canadiens-Français  rapatriés  comptent  au 
nombre  de  nos  meilleurs  immigrants. 

Les  économistes  anglais  font  une  sage  observation  à 
l'égard  des  immigrants  des  îles  Britanniques  qui  se  rendent  au 
Canada.  D'après  Gerald  Adams,  nos  agents  d'immigration 
ne  font  pas  un  travail  assez  sérieux  dans  les  districts  ruraux 
de  l'Angleterre.  C'est  là  que  l'on  pourrait  atteindre  les  cul- 
tivateurs anglais.  Les  expositions  de  nos  produits  dans  les 
districts  ruraux  rendent  les  services  les  plus  précieux.  Le 
traité  franco-canadien  favorisera  dans  une  certaine  mesure, 
l'immigration  française  si  nous  savons  profiter  des  avantages 
de  cette  convention  commerciale  :  "  C'est  le  devoir  de  la 
France  d'aider  ses  fils  lointains." 

Si  la  faible  natalité  de  la  France  lui  interdit  d'envoyer 
un  grand  nombre  d'immigrants  dans  notre  pays,  si  les 
conditions  économiques  lui  permettent  de  garder  ses  fils,  elle 
doit  nous  envoyer  des  capitaux  afin  de  multiplier  les  affaires 
françaises  surtout  dans  la  province  de  Québec. 

Nous  devrions  établir  un  consulat  ou  un  commissariat 
en  Belgique  où  nous  pouvons  recruter  les  meilleures  classes 
d'immigrants  agricoles.  Cette  suggestion  pourrait  peut-être 
attirer  l'attention  du  Gouvernement. 

Les  connaissances  sur  nos  ressources  n'ont  pas  pénétré 
dans  toutes  les  classes  sociales  de  la  Belgique.     Sur  cette  terre 


344  LA   REVUE    FRANCO-AMÉRICAINE 

pour  ainsi  dire  française  nous  pouvons  recruter  de  bons  immi- 
grants agricoles,  des  garçons  de  ferme  intelligents  et  des  in- 
dustriels doués  d'une  grande  habilité.  Ce  système  est  peut-êtie 
dispendieux,  mais  il  s'agit  de  rechercher  la  solution  d'un  pro- 
blème national.  La  question  sociale  l'emporte  sur  la  ques- 
tion matérielle. 

M.  Leroy-Beaulieu  constate  que  le  Canada  est  aujourd'hui 
le  pays  qui  offre  le  plus  d'attrait  aux  immigrants  et  se  déve- 
loppe le  plus  vite  au  point  de  vue  agricole  surtout." 

Après  l'exposition  de  Liège,  je  lisais  dans  la  Revue  Econo- 
mique et  Internationale  : 

"  L'exposition  des  produits  canadiens  nous  révèle  ou 
nous  rappelle  qu'il  y  a  là,  au  nord  de  cet  immense  continent 
américain,  des  territoires  abondamment  pourvus  de  toutes 
les  richesses  de  la  nature,  occupés  par  une  population  peu 
nombreuse,  mais  énergique,  entreprenante,  résolument  décidée 
à  faire  fructifier,  avec  le  concours  étianger,  des  trésors  enfer- 
més dans  le  sol.  Il  y  a  là  pour  les  pays  à  population  trop 
dense  de  vastes  débouchés,  d'autant  plus  dignes  d'attirer 
l'attention  que  le  climat  y  est  salubre  et  tempéré.  L'étranger 
est  étonné  des  réalités  actuelles  et  des  possibilités  de  l'avenir 
du  Canada." 

Nous  pouvons  lui  démontrer  nos  progrès  dans  la  trans- 
portation,  dans  la  construction  des  voies  ferrées,  électriques, 
télégraphiques  et  téléphoniques,  dans  l'amélioration  de  nos 
voies  fluviales,  dans  l'épargne,  dans  les  industries  agricoles, 
forestières  et  minières. 

L'immensité  et  la  fertilité  des  terrains  agricoles,  la  richesse 
de  nos  forêts,  la  richesse  de  nos  minéraux  ;  "  le  fer  et  le  char- 
bon surtout,  qui  sont  les  muscles  et  le  sang  de  l'industrie  mo- 
derne," le  développement  de  nos  industries,  la  jouissance  de 
la  liberté  religieuse  et  politique,  la  grandeur  de  l'enseignement 
chrétien,  les  heureuses  conditions  économiques  et  sociales, 
l'harmonie  subsistant  entre  l'Eglise  et  l'Etat,  entre  le  capital 
et  le  travail,  entre  le  patron  et  l'ouvrier,  entraînent  les  popu- 
lations vers  le  Canada. 

On  critique  quelquefois  avec  amertume  la  loi  réglemen- 
tant l'immigration  canadienne.  Bien  appliquée,  notre  légis- 
lation concernant  nos  immigrants  paraît  répondre  aux  besoins 
économiques  et  sociaux  de  la  nation.  Elle  renferme  les  dis- 
positions nécessaires  pour   éloigner  les  mauvais  immigrants. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  345 

L'examen  médical  devient  de  plus  en  plus  en  plus  sérieux 
au  moins  à  Québec.  "  D'après  le  rapport  de  M.  Bryce  (page 
120)  1,422  immigrants  furent  détenus  à  l'hôpital  de  Québec 
durant  l'année  fiscale  1904-1905.  Durant  l'année  fiscle  1906- 
1907,  523  immigrants  seulement  furent  détenus  à  l'hôpital 
de  Québec.  L'examen  dans  les  ports  européens  est  plus  sé- 
rieux et  nous  en  bénéficions.  Aux  Etats-Unis  on  impose  une 
pénalité  de  $100  aux  compagnies  de  navigation  qui  transpor- 
tent volontairement  ou  sans  inspection  suffisante  des  personnes 
atteintes  de  tuberculose,  d'épilepsie,  de  maladies  contagieuses 
quand  elles  prennent  place  sur  le  navire."  Il  est  quelquefois 
très  difficile  de  se  rendre  compte  parfaitement  de  létat  phy- 
sique, mental  et  moral  d'un  immigrant  lors  de  l'examen.  Nous 
pouvons  renvoyer  les  immigrants  non  recommandables. 

Et  puis  le  choix  des  immigrants  ne  peut  se  faire  d'une  façon 
judicieuse  sans  le  secours  d'une  inspection  médicale  rigou- 
reuse. Qu'est-ce  que  nous  faisons  sous  ce  rapport  ?  Le  docteur 
J.  D.  Page,  a  pris  charge  de  l'hôpital  des  immigrants  à  Qué- 
bec en  1904.  Avant  cette  date,  il  n'y  avait  pas  de  système 
scientifique  d'inspection  médicale.  Bien  que  deux  méde- 
cins fussent  préposés  à  l'inspection,  le  Gouvernement  n'avait 
pas  de  maison  de  détention  pour  les  immigrants  malades  ou 
sujets  à  l'observation.  Depuis,  reconnaissant  la  nécessité 
d'une  organisation  médicale  effective,  on  a  ajouté  aux  fonc- 
tions de  médecin  de  l'hôpital,  l'office  de  médecin  en  chef  du 
port  de  Québec.  Le  docteur  Page  a  organisé  sérieusement  le 
service  d'inspection  médicale  à  Québec.  Je  suis  en  position 
d'affirmer  que  le  bureau  d'inspection  médicale  des  immigrants 
à  Québec,  n'est  pas  inférieur  à  ceux  que  nous  pouvons  visiter 
dans  les  ports  américains.  Notre  loi  concernant  les  immigrants 
dit  :  "  Il  n'est  permis  de  débarquer  en  Canada  à  nul  immi- 
grant qui  est  faible  d'esprit,  épileptique,  dément."  Ceux 
qui  ont  de  l'expérience  dans  la  pratique  médicale  savent  com- 
bien il  est  quelquefois  difficile  de  faire  le  diagnostic  de  l'épi- 
lepsie.  Certains  individus,  conservant  toute  leur  intelligence, 
ont  rarement  des  crises  épileptiques.  On  sait  aussi  combien 
il  est  difficile  de  reconnaître  la  tuberculose  lors  de  sa  première 
période.  Le  médecin  est  obligé  de  faire  une  auscultation  pro- 
longée et  répétée,  souvent  il  est  obligé  de  recourir  à  plusieurs 
examens  bactériologiques.  Au  sujet  de  l'aliénation  men- 
tale et  de  la  criminalité,  les  hommes  versés  dans  la  science 
légale  savent  combien  il  est  difficile  dans  un  procès  criminel 
de  faire  le  diagnostic  de  l'état  mental  d'un  accusé. 


346  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Sans  doute  il  serait  plus  prudent  de  fermer  les  portes  de 
notre  jeune  et  entreprenant  pays  aux  immigrants  dont  nous 
ne  pouvons  pas  connaître  les  antécédents.  Celui  qui  désire 
entrer  dans  notre  pays  devrait  être  porteur  d'un  certificat 
établissant  qu'il  n'a  commis  aucun  crime  impliquant  turpitude 
morale.  Ce  certificat  pourrait  être  décerné  par  le  greffier 
d'un  tribunal,  par  un  magistrat  intègre,  ou  un  ministres  des 
cultes.     Là  encore,  nous  pourrions  redouter  la  substitution. 

On  loue  souvent  avec  enthousiasme  les  lois  restrictives  des 
Etats-Unis  à  l'égard  des  immigrants.  Il  me  parait  impossible 
de  comparer  nos  conditions  économiques  avec  celles  de  nos 
voisins.  Notre  immigration,  au  point  de  vue  du  caractèfre, 
de  la  moralité,  ne  me  paraît  pas  inférieure  à  celle  qui  se  rend 
aux  Etats-Unis.  Jadis  les  peuples  forts,  robustes  du  nord 
et  de  l'Ouest  de  l'Europe  émigralent  en  grand  nombre  aux 
Etats-Unis.  Depuis  1890,  ces  conditions  se  sont  modifiées, 
et  les  immigrants  des  pays  du  Nord,  c'est-à-dire  les  plus  facile- 
lement  assimilables  ne  dominent  plus  dans  les  statistiques 
de  l'immigration  américaine.  Depuis  1890,  les  peuples  du 
Sud  et  de  l'Orient  de  l'Europe  inondent  les  Etats-Unis.  Comme 
le  dit  Leroy-Beaulieu  :  "  L'énorme  accroissement  des  immi- 
grants tend  à  introduire  des  éléments  beaucoup  plus  hété- 
rogènes, plus  difficiles  à  assimiler,  plus  pauvres,  moins  ins- 
truits, plus  arriérés  à  tous  les  points  de  vues."  Ainsi  les 
Etats-Unis  recevaient  en  1907  : 

Italiens 238,000 

De  la  Russie 258,443 

De  T Autriche-Hongrie 338,452 

Remarquons  que  les  Etats-Unis  en  1907  recevaient  seule- 
ment 56,637  immigrants  de  l'Angleterre. 

C'est  là  un|fait  grave,  dit  Leroy-Beaulieu  ;  toutefois  les 
éléments  nouveaux  qui  arrivent  ainsi  depuis  quelques  années 
n'ont  pas  encore  eu  le  temps  d'exercer  une  influence  sensible 
sur  le  peuple  américain.  Et  la  masse  de  celui-ci  est  mainte- 
nant si  considérable  qu'il  n'en  sera  peut-être  pas  modifié  bien 
profondément  à  l'avenir. 

Nos  immigrants  viennent  en  grand  nombre  des  Etats- 
Unis,  de  la  Germanie,  de  la  France,  de  la  Belgique  et  des  îles 
Britanniques. 

Je  ne  désire  pas  critiquer  avec  trop  d'amertume  les  immi- 
grants qui  nous  viennent  de  la  Russie,  de  l'Italie,  de  la  Hongrie, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  347 

de  l'Autriche  et  de  la  Roumanie,  mais  dans  mon  humble  opinion, 
notre  immigration  est  plus  homogène  ou  aussi  homogène  que 
celle  de  nos  voisins. 

L'assimilation  des  races  dans  notre  immense  territoire 
et  notre  jeune  pays  est  un  problème  social  de  la  plus  haute 
importance.  Les  Slaves  orientaux  et  méridionaux  compren- 
nent lentement  nos  institutions  et  nos  aspirations,  mais  les 
populations  des  Etats-Unis,  des  îles  Britanniques,  de  la  France 
et  de  la  Belgique,  jouissent  dans  la  mère  patrie  du  régime 
représentatif,  comprennent  vite  le  fonctionnement  de  nos  ins- 
titutions. Les  populations  anglaise  et  française  retrouvent 
ici  la  langue  toujours  aimée.  Ils  l'entendent  dans  les  temples, 
dans  les  palais  de  justice  et  dans  le  Parlement  canadien. 

Dans  le  grand  labeur  de  l'immigration,  je  redoute  l'amour 
du  gain,  la  passion  du  pécule.  Certains  spéculateurs,  dé- 
sirant acquérir  promptement  une  grande  fortune,  demandent 
naturellement  d'ouvrir  largement  les  portes  du  Canada  à 
toutes  les  populations.  Ces  hommes  exercent  une  influence 
néfaste  dans  notre  société.  Nous  ne  voulons  pas  recevoir 
ceux  qui  ne  travailleraient  pas  au  progrès  de  la  nation. 

Je  lis  dans  la  "  Patrie  "  du  18  mars  1908  : 

"  Le  département  Fédéral  de  l'immigration  a  établi  une 
règle  nouvelle  en  vertu  de  laquelle,  après  le  15  avril  prochain, 
les  immigrants  qui  nous  seront  envoyés  d'Angleterre  par  les 
sociétés  philantropiques,  seront  immédiatement  déportés  s'ils 
n'ont  eu  soin  de  se  munir  d'un  certificat  du  bureau  canadien 
d'immigration  de  Londres,  attestant  qu'ils  pourront  devenir 
des  citoyens  utiles." 

Bien  appliqué,  ce  règlement  pourra  détourner  de  notre 
paye  des  immigrants  non  recommandables.  Les  autorités 
affirment,  par  leur  action,  par  une  réglementation  plus  sévère, 
que  nous  avons  reçu  dans  le  passé  des  immigrants  non  dési- 
rables. La  situation  est  même  devenue  si  grave  que  le  lieu- 
tenant-gouverneur de  la  province  de  Québec  s'est  cru  en  droit 
de  prononcer  les  paroles  suivantes  :  "  L'accroissement  de  la 
criminalité  dans  certaines  parties  de  la  province,  surtout  celles 
où  se  porte  particulièrement  l'immigration,  préoccupe  vive- 
ment mon  gouvernement  et  il  est  fermement  résolu  à  ne  rien 
négliger  pour  assurer  la  sécurité  des  personnes  et  de  la  pro- 
priété." Ces  paroles  alarmantes  prononcées  par  un  homme 
d'une  grande  expérience,  par  un  ancien  magistrat,  doivent 
éveiller  notre  attention. 


348  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Le  Canada  possède  d'immenses  ressources.  Les  fils  du 
sol  et  les  immigrants  de  bonne  mœuis,  de  bonne  santé  et  par- 
faitement en  état  de  pourvoir  à  leur  propre  subsistance  peu- 
vent subsister  de  nos  îichesses  nationales. 

Les  nouvelles  générations  d'immigrants/f  devenant  de 
plus  en  plus  fortes,  de  plus  en  plus  nombreuses,  seront  peut- 
être  un  jour  les  maîtresses  du  Canada. 

Si  nos  immigrants  s'inspirent  des  idées  du  christianisme, 
nous  pourrons  obtenir  justice. 

Nous  méritons  d'être  respectés  par  les  peuples  qui  vien- 
nent habiter  le  Canada. 

En  effet,  nous  avons  toujours  montré  une  grande  géné- 
rosité à  l'égard  des  immigrants.  En  1831,  la  législature  du 
Bas-Canada  proclamait  l'émancipation  de  juifs  en  les  ad- 
mettant à  l'égalité  de  tous  les  droits  civils  et  politiques. 

En  1847,  des  milliers  et  des  milliers  d'Irlandais,  fuyant 
la  famine  qui  sévissait  en  Irlande  se  portèrent  veis  le  Canada. 
La  maladie  fit  de  nombreuses  victimes.  Les  nôtres  leur  pro- 
diguèrent tous  les  soins  nécessaires.  Ils  sacrifièrent  leur 
vie  pour  les  sauver.  Nous  devons  éprouver  les  mêmes  senti- 
ments, la  même  sympathie  à  l'égard  des  bons  immigrants. 

Mais,  fallut-il  pour  cela  retarder  quelque  peu  le  peuple- 
ment de  nos  vastes  domaines  colonisables,  nous  ne  devons  pas 
sacrifier  la  qualité  du  nombre  des  immigrants.  Et  si  nous 
voulons  bien  rester  maîtres  chez  nous,  notre  premier  devoir 
est  tout  d'abord  de  voir  à  ce  que  notre  hospitalité,  pour  être 
large  et  généreuse,  ne  devienne  pas  un  moyen  d'asservisse- 
ment qui  puisse  un  jour  être  dirigé  contre  les  vieux  éléments 
qui  ont  découvert  et  fait  le  pays. 

Dr.  Eugène  Paquet, 

Député  de  VIslet  au 

parlement  fédéral. 


"  Québec,  8  janvier,  1908. 


Les  Canadiens-Français  de  l'Etat  de 
New  York 


Discours  prononcé  à  la  convention  franco -américaine  d'Al- 
hany,  N.Y.,  le  4  août  1884.  par  le  Rev.  F.  X.  Chagnon, 
curé  de  Champlain.  Quelles  sont  les  forces  et  quels 
sont  les  meilleurs  moyens  capables  de  procurer  aux  Ca- 
diens -français  de  cet  Etat  la  vitalité  domestique,  sociale 
et  religieuse? 

J'assiste  pour  le  7ème  fois  aux  Conventions  Nationales 
de  l'Etat  de  New  York.  C'est  avec  un  sentiment  difficile  à 
exprimer  que  je  vois  cette  présente  réunion,  nombreuse,  et 
composée  d'hommes  honorables,  instruits  et  remplis  de  pa- 
triotisme pour  la  grande  cause  que  nous  venons  tous  défen- 
dre ici.  Le  but  de  nos  conventions,  MM.  les  délégués,  est 
grand,  important',  rempli  de  responsabilités.  Les  fondateurs 
ont  dû  s'imposer  de  grands  sacrifices  pour  parvenir  aux  ré- 
sultats bienfaisants  que  nous  constatons  aujourd'hui.  Ils 
ont  combattu  les  préjugés  populaires  ;  ils  ont  dû  combattre 
également  l'apathie  d'un  grand  nombre,  et  donner  une  di- 
rection sage,  religieuse  et  vraiment  nationale  à  ces  assem- 
blées populaires. 

C'est  au  prix  de  sacrifices  de  temps  et  d'argent  qu'ils  ont 
pris  en  mains  les  intérêts  de  leurs  compatriotes  émigrés. 
Mais,  grâce  à  Dieu,  la  Providence  divine  qui  conduit  les 
mouvements  des  peuples,  a  béni  leurs  efforts.  Tout  n'est 
pas  fait,  MM.  Au  contraire,  il  nous  reste  une  tâche  encore 
bien  lourde  !  Par  nos  conventions ,  nous  avons  bien  fait 
pénétrer  dans  tous  les  centres  canadiens  de  cet  Etat,  cette 
idée  féconde  :  qu'ils  nous  faut  rester  canadiens-français,  ca- 
tholiques, tout  en  demeurant  loyaux  sujets  américains.  Mais, 
que  deviendront  ces  nouvelles  générations  qui  s'élèvent  au 
milieu  de  nous?  Ces  enfants  canadiens-français,  issus  de 
familles  catholiques,  conserveront-ils  la  Foi  de  leurs  parents? 
Parleront-ils  toujours  la  langue  de  leurs  ancêtres?  Voilà  le 


350  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

problème  immense  que  nous  avons  à  résoudre  !  Voilà  une 
question  que  nous  devons  étudier  avec  tout  le  respect  et  le 
patriotisme  que  nous  pouvons  trouver  dans  nos  âmes  ! 

La  question  est  large,  elle  renferme  en  réalité,  tout  le 
programme  national  des  Canadiens  de  ce  pays.  Je  compte 
que  je  ne  serai  pas  seul  à  la  traiter.  Je  vois  à  mes  côtés  un 
bon  nombre  de  compatriotes  compétents  ;  je  vois  de  vieux  vé- 
térans de  nos  conventions  nationales.  J'ai  raison  d'espérer 
qu'ils  compléteront  ce  que  je  vais  entreprendre.  M.  le  Pré- 
sident, en  préparant  les  considérations  que  je  vais  communi- 
quer à  cette  assemblée,  j'ai  recueilli  toutes  les  informations 
possibles  sur  la  situation  actuelle  des  Canadiens-français  de 
l'Etat  de  New  York.  Je  me  suis  posé  une  série  de  questions 
auxquelles  je  vais  répondre  brièvement,  mais  avec  ordre  et 
sincérité. 

1.  Quel  est  le  nombre  actuel  des  Canadiens-français,  ca- 
tholiques dans  l'état  de  New  York? 

2.  Depuis  quel  temps  cette  immigration  est-elle  com- 
mencée ? 

3.  Quelles  ont  été,  pour  le  plus  grand  nombre,  les  véri- 
tables raisons  de  cette  immigration? 

4.  Quelle  est  aujourd'hui  la  véritable  situation  matérielle, 
morale  et  religieuse  des  Canadiens-français  de  l'Etat? 

5.  .Quelles  sont  les  forces  et  quels  sont  les  moyens  capa- 
bles de  procurer  à  ces  compatriotes  la  vitalité  domestique,  so- 
ciale et  religieuse. 

Pour  répondre  convenablement  à  la  première  question, 
j'ai  consulté  les  recensements  officiels  de  la  nation;  j'ai  com- 
pilé les  statistiques  des  divers  rapports  de  la  convention  de 
Plattsburgh  ;  puis,  j'ai  consulté  un  bon  nombre  de  prêtres, 
missionnaires  qui  ont  le  soin  spirituel  de  nos  compatriotes. 
Et  voici  ma  réponse  :  l'état  de  New- York  est  divisé  en  soix- 
ante comtés,  subdivisé  en  1000  ou  1200  towns.  Pour  les  fins 
religieuses,  il  y  a  six  diocèses  catholiques  romains,  renfermant 
.1  425,00  âmes,  soumises  à  l'autorité  religieuse  de  six  évêques, 
un  archevêque,  un  cardinal;  1052  prêtres  sont  chargés  de  la 
desserte  des  missions.  Sur  ce  nombre  on  compte  aujourd'hui 
soixante-dix  prêtres  canadiens  ou  français  qui  s'occupent  spé- 
cialement des  Canadiens.  Il  y  a  sûrement  de  nos  compa- 
triotes dans  tous  les  comtés  et  toutes  les  towns  de  l'Etat.  Un 
nombre  de  sept  ou  huit  milles  sont  dispersés  dans  le  congré- 
gations religieuses  de  nationalités  différentes. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  351 

Suivant  l'opinion  de  plusieurs  membres  éminents  du 
clergé,  il  y  a  bien  dix  à  douze  mille  canadiens  ou  descendants 
de  parents  canadiens  qui  ont  abandonné  leur  Foi  ou  la  pra- 
tique de  toute  religion.  C'est  une  marge  douleureuse  que 
nous  devons  constater  pour  mieux  exciter  notre  zèle  au  service 
de  la  grande  cause  que  nous  avons  entreprise.  Ce  sont  de 
malheureux  enfants  égarés  que  nous  pouvons  encore,  pour 
un  bon  nombre,  ramener  au  bercail  par  le  ministère  du  mis- 
sionnaire parlant  leur  langue.  Tous  les  jours,  nous  avons  la 
preuve  que  les  premières  autorités  religieuses  comprennent  ce 
besoin. 

Pour  le  moment ,  il  faut  le  déclarer  avec  douleur  : .  ces 
dix  à  douze  mille  brebis  égarées  ne  sont  plus  des  Canadiens- 
français,  parlant  la  langue  de  leurs  pères,  et  ils  s'en  font 
gloire  pour  leur  plus  grande  honte  !  '  Nous  ne  pouvons  plus 
les  représenter  dans  les  assises  de  nos  Conventions  Natio- 
nales. 

Voici  les  chiffres  aussi  exacts  que  possible  que  je  soumets 
avec  confiance  à  la  convention,  comme  représentant  la  véri- 
table population  canadienne  française  de  l'état  de  New  York. 

En  général  je  donne  le  nombre  moindre  de  chaque  centre. 

Familles.  Ames. 

:\ew  York 800  5,500 

Brooklyn 309  1,500 

Albany 180  1,200 

Troy-Est 400  2,500 

Troy-Ouest ■ 300  1,500 

Cohoes 900  6,800 

Glens  Falls 300  1,500 

Sandy  Hill 150  1,000 

Fort  Edward,  Fart  Ann 100  500 

Mechanicsville 100  500 

Whitehall 200  1,200 

Olnsteadville 100  500 

Crown  Point,  Eliz.  Town 150  800 

Keeseville  &  Peru 350  1,800 

Black  Brooke,  &  Mis 300  1.500 

Ausable  Forks 150  100 

Hedford 600  3,500 

Rogersfield 300  1,500 

Dannemora 200  1,000 


352  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Coopersville 200  1,000 

Rouses  Point 100  500 

Champlain 350  1,825 

Cciota  &  West  Chazy 300  1,509 

Mooers  Forks 350  1,750 

Altona 300  1,500 

Ellenburgh 250  1,200 

Cherubusco 150  750 

iualone 550  3,200 

Titusville 75  300 

Trout-River 150  750 

Constable... . 100  500 

Fort  Covington 100  500 

Massena  et  Mis 200  1,000 

Postdam * , 100  500 

Brushton 125  600 

Brashers,  Mis 100  500 

Constableville 150  750 

Ogdensburgh 500  2,500 

Watertown... 200  1,000 

Clayton 200  1,000 

Cap  Vincent 100  500 

Gouverneur. 75  300 

Baldwinsville .... 150  700 

Onondaga ;    "200  1,000 

Oswego 400  2,000 

Syracuse 300  1,500 

btica 150  750 

Ballston 150  750 

v  v  aterville 150  750 

Rochester ........    300  1,500 

Buffalo '.'.' 400  2,000 

Platteburgh 850  5,000 


Total 13,745       74,285 


Voilà,  messieurs,  le  bilan  de  notre  force  numérique. 
C'est  peu,  me  direz-vous,  à  côté  des  cinq  millions  d'âmes 
appartenant  à  d'autres  nationalités.  C'est  peu,  si  nous 
laissons  ces  75,000  descendants  Canadiens-français  s'assi- 
muler  à  un  peuple  qui  ne  pourra  jamais  faire  de  nous  que  des 
citoyens    médiocres    ou    nuisibles.     Mais    cette    force  sera 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  353 

grande  pour  le  bien,  féconde  pour  les  œuvres  sociales  et  re- 
ligieuses, si  elle  demeure  fidèle  à  sa  mission;  elle  sera  puis- 
sante par  sa  multiplication,  si  nous  savons  nous  approprier, 
les  qualités  énergiques  du  caractère  saxon,  et  conserver  tou- 
jour  nos  mœurs  pures,  et  notre  foi  religieuse.  Notre  his- 
toire nationale  nous  a  glorieusement  enseigné  ce  que  60,000 
âmes,  courageusement  unies  dans  une  même  pensée  de  foi 
et  de  dévouement,  pouvaient  accomplir  dans  l'espace  d'un 
siècle  !  Eéunissons  nos  forces  par  l'union  et  le  sacrifice. 
Emparons-nous  de  suite,  car  le  temps  presse,  des  meilleurs 
moyens  de  protection,  et  l'avenir  redira  dans  cinquante  ans, 
ce  que  75,000  Canadiens-Français  de  l'état  de  New  York  ont 
fait  depuis  1884. 

Je  passe  à  la  deuxième  question,  M.  le  Président. 
L'émigration  canadienne  dans  cet  Etat  est-elle  bien  an- 
cienne ? 

C'est  un  fait  historique,  admis  de  tous,  que  les  premiers 
missionnaires  du  Canada  et  les  découvreurs  français  furent 
les  premiers  à  parcourir  le  territoire  de  l'état  de  New  York 
et  y  implanter  la  civilisation  chrétienne.  Nous  avons  des 
droits  au  sol  que  nous  foulons,  comme  à  la  protection  du 
drapeau  étoile  !  Il  y  a  deux  cent  quarante  ans,  nous  apprend, 
l'hon.  F.  Woods,  un  missionnaire  français  venait  se  réfugier 
à  l'endroit  précis  où  cette  ville  d'Albany  est  construite,  et 
que  l'on  appelait  alors  Fort  Orange.  A  la  fondation  de  la 
première  église  catholique  de  cette  ville  nous  voyions  des 
Canadiens-Français  agir  comme  vieux  citoyens  catholiques 
de  ce  pays.  Pierre  Morange  est  encore  un  Canadien-Fran- 
çais, marchand  de  grande  réputation,  et  citoyen  d'Albany, 
prenant  une  part  active  à  la  réception  du  général  Lafayette. 
îhii  1609  le  capitaine  Samuel  de  Champlain  découvrait  le  lac 
qui  porte  son  nom,  en  même  temps  qu'il  étudiait  avec 
science  un  grand  nombre  de  postes  qui  forment  aujourd'hui 
le  comté  Clinton,  le  comté  le  plus  canadien  de  tout  l'Etat. 
Nous  y  sommes  22,000  âmes  sur  une  population  de  50,000. 

C'est  à  l'époque  malheureuse  des  troubles  de  37-38, 
qu'une  émigration  plus  forte,  plus  régulière  forma  les  centres 
de  New  York  cité,  d'Oswego,  de  Fort  Covington,  de  Mas- 
sena,  d'Ogdensburgh,  de  Champlain  et  de  Plattsburgh.  Un 
petit  groupe  d'Acadiens  avait  déjà  formé  une  petite  mission 
religieuse  sur  les  bords  de  la  rivière  Chazy,  que  les  pères 
jésuites  du  fort  Laprairie  visitaient  anuellement. 


354  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Vers  1858  une  autre  émigration  canadienne  commença 
à  se  diriger  vers  Troy  et  Cohoes  où  elle  forme  aujourd'hui 
un  élément  qui  est  le  cinguième  de  la  population  totale. 

Plattsburgh,  Ogdensburgh,  Oswego,  et  les  towns  en- 
vironnantes furent  les  principaux  centres  où  se  portèrent  nos 
infortunés  compatriotes,  fuyant  les  forces  et  les  tyranies 
anglaises.  Buffalo  a  également,  reçu  une  émigration  cana- 
dienne très  ancienne. 

Maintenant,  messieurs,  vous  dire  que  la  plupart  de  nos 
compatriotes  émigrés  dans  cet  Etat  avaient  des  motifs  loua- 
bles de  le  faire,  c'est  chose  facile  à  démontrer. 

Les  premiers  ne  cherchaient  qu'à  découvrir  de  nouvelles 
terres  afin  d'ajouter  de  nouveaux  fleurons  à  la  couronne  de 
France.  Ils  avaient  pour  compagnon  le  véritable  soldat  de 
la  croix,  le  missionnaire  Eécolet  ou  Jésuite,  et  leurs  courses 
et  découvertes  seront  toujours  les  plus  belles  pages  de  l'his- 
toire américaine.  Parkman,  malgré  ses  préjugés  sectaires, 
rend  cet  hommage  à  nos  pères  premiers  pionniers  de  cet 
Etat,  qu'ils  furent  les  vrais  civilisateurs  de  l'Amérique. 

Que  penser,  que  dire  de  la  conduite  des  victimes  de  37  ! 
malgré  l'erreur  de  leur  noble  et  généreuse  résistance  ;  est-il 
possible  de  ne  pas  bénir  la  Providence,  qui  a  fourni  un  re- 
fuge assuré  à  ces  pauvres  familles  canadiennes  fuyant  devant 
le  feu,  le  fer  et  la  proscription.  Honneur!  reconnaissance  à 
ce  magnanime,  Martin  VanBuren,  président  alors  de  la 
nation  américaine,  qui  offrit  à  nos  malheureux  proscrits,  le 
sol,  l'industrie  et  la  protection  d'un  peuple  généreux  ! 

Ceux  de  nos  frères  qui  vinrent  chercher  la  rémunération 
du  travail  dans  les  usines  de  Troy  et  Cohoes ,  doivent  leur 
abandon  de  la  Patrie  à  l'incurie  des  gouvernements  d'alors 
qui  s'épuisaient  dans  des  luttes  stériles,  au  lieu  de  réunir 
leurs  forces  en  faveur  de  la  grande  cause  de  la  colonisation. 

Sans  doute,  qu'il  ne  faut  pas  méconnaître  que  les  vices 
de  l'intempérance  et  du  luxe  ont  chassé  plus  d'une  famille 
canadienne  de  leurs  fertiles  terres  pour  en  faire  des  esclaves 
du  capitaliste  américain;  mais  en  vérité,  qu'avons-nous  fait 
en  Canada  pour  les  retenir?  La  presse  d'alors,  les  orateurs 
publics,  les  gouvernements  eux-mêmes,  par  leurs  organes 
les  plus  autorisés,  ne  cessaient  de  jeter  l'anathème  à  ces  pau- 
vres enfants  de  la  Patrie  qui  ne  fuyaient  que  devant  la 
misère  morale  et  matérielle.  Euinés  par  l'imprévoyance  et 
le  vice  de  son  chef  ,combien  de  familles  canadiennes  n'ont- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  355 

elles  pas  quitté  leur  cher  Canada  en  versant  des  larmes 
amères  !  Tout  était  prévu ,  déterminé  dans  les  desseins  de 
Dieu  !  La  Providence  divine  à  su  tirer  le  bien  du  mal. 
Jetons  un  voile  d'oubli  sur  ces  causes  diverses  et  parfois  mal- 
heureuses qui  nous  ont  conduit  sur  cette  terre  libre  des 
Etats-Unis,  et  travaillons  à  l'unisson  à  sauver  du  naufrage 
ce  que  le  Seigneur  a  toujours  béni  :  notre  foi,  notre  langue, 
expression  fidèle  de  nos  croyances,  et  nos  bonnes  mœurs!... 

La  situtation  présente  des  Canadiens-français  de  l'Etat 
de  New-York  n'est  pas  enviable  sous  plus  d'un  rapport..  En 
général  nous  sommes  dominés  et  souvent  exploités  par 
l'habile  et  puissant  capitaliste.  Si  on  excepte  les  comtés  de 
Clinton,  St-Lawrence,  Lewis  et  Oswego,  où  nous  trouvons 
un  bon  nombre  de  fermiers  canadiens  relativement  à  l'aise, 
la  masse  des  autres  centres  n'est  encore  qu'une  pauvre  classe 
de  travailleurs. 

La  moralité  de  ces  populations  est  certainement  supé- 
rieure à  celle  de  toutes  les  autres  nationalités.  Le  plus 
grand  malheur  de  notre  élément  c'est  le  manque  d'instruc- 
tion, source  multiple  d'infériorité  vis-à-vis  la  nation  amé- 
ricaine. Les  écoles  publiques  de  ce  pays,  en  outre  de  leurs 
dangers  pour  la  morale  et  la  Foi,  sont  aujourd'hui  une  faillite 
comme  système  d'enseignement,  et  notre  population  cana- 
dienne, plus  que  toutes  les  autres,  a  subi  l'ignorance,  source 
première  de  ses  abaissements. 

Notre  situation  religieuse  s'est  améliorée  considérable- 
ment depuis  dix  ans.  Nous  avons  soixante-dix  prêtres  mis- 
sionnaires, canadiens,  français  ou  belges  qui  ravivent  la  Foi 
de  nos  compatriotes,  les  organisent  en  congrégations,  bâtis- 
sent des  églises,  et  leur  rendent  l'instruction  religieuse  plus 
facile,  plus  attrayante  en  leur  communiquant  dans  la  belle 
langue  française.  Mais  vingt-cinq  missionnaires  canadiens 
de  plus  trouveraient  dans  notre  état  un  grand  bien  spirituel 
à  faire.  Il  ne  se  passe  pas  un  mois  sans  que  nous  saluions 
l'arrivée  parmi  nous,  d'un  confrère  venu  du  Canada.  Dans 
le  mois  prochain,  Mgr.  l'Evêque  d'Ogdensburgh  bénira  trois 
jolies  petites  églises,  destinées  uniquement  au  service  des 
Canadiens. 

En  général  nos  compatriotes  aiment  leur  Eglise  et  s'at- 
tachent facilement,  à  leurs  prêtres.  Ce  qui  les  touche  davan- 
tage, ce  sont  les  cérémonies  religieuses,  comme  on  les  faisait 
au  Canada.     Il    y  a  des  besoins    bien  grands    que    nos  Sei- 


356  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

gneurs  les  Evêques  comprennent  parfaitement,  mais  qu'ils 
ne  peuvent  pas  toujours  satisfaire  ;  mais  à  côté  nous  avons 
de  belles  espérances  pour  l'avenir,  et  des  consolations  ac- 
tuelles. 

Je  m'aperçois  MM.,  que  j'ai  déjà  été  long.  Je  ne  ferai 
qu'indiquer  nos  forces  et  les  moyens  que  nos  devons  prendre 
si  nous  voulons  procurer  une  plus  forte  vitalité  à  l'élément 
canadien  des  Etats-Unis. 

Nos  forces,  nous  les  trouverons  d'abord  dans  "ce  signe 
de  la  Foi  catholique  que  l'Eglise  a  déposé  sur  nos  fronts  à 
notre  entrée  dans  le  monde,  et  dans  cette  belle  langue  fran- 
çaise que  nos  ancêtres  ont  déposée  sur  nos  lèvres."  Soyons 
franchement  chrétien  et  attachés  à  l'enseignement  de  l'E- 
glise de  Dieu,  et  nous  seront  inébranlables  comme  le  roc  sur 
lequel  repose  cette  Eglise  divine  !  Parlons  français  et  tou- 
jours on  nous  distinguera  honorablement  parmi  les  autres 
nationalités  ! 

Nous,  Canadiens-français,  catholiques,  nous  aurons  la 
vitalité  domestique  en  portant  le  respect  le  plus  grand  pos- 
sible à  ce  contrat  conjugal,  institué  par  Dieu,  surnaturalisé 
par  Notre  Seigneur  Jésus-Christ,  et  devenu  la  base  sacrée 
de  tout  bonheur  domestique.  Le  divorce  matrimonial  a  été 
inventé  pour  le  malheur  et  le  châtiment  domestique  des  peu- 
ples corrompus  !  Il  ne  convient  nulle  part  au  peuple  cana- 
dien. En  garde  donc,  chers  compatriotes,  contre  cette 
erreur  funeste,  sanctionnée  par  les  lois  de  ce  pays!  Le  di- 
vorce est  une  peste  qui  apportera  au  sein  de  vos  familles  la 
désolation  religieuse  et  sociale. 

La  vitalité  domestique,  nous  la  trouverons  encore  dans 
la  pratique  de  l'économie,  éloignant  de  nous  les  vers  rongeurs 
du  luxe  et  l'abrutissement  de  l'intempérance.  Soyons  pré- 
voyants dans  nos  affaires  de  chaque  jour  ;  ayons  cette  noble 
et  légitime  ambition  de  sortir  de  notre  état  d'infériorité.  Et 
pourquoi  pas,  MM.,  n'avoir  pas  cette  ambition? 

Nous  avons  l'intelligence,  nous  aimons  le  travail;  on 
nous  reconnaît  l'habilité  dans  toutes  les  industries  !  D'où 
vient  donc  que  nous  ne  pourrions  pas  parvenir,  comme  les  re- 
présentants de  tous  les  autres  peuples,  à  commander  le  ca- 
pital, à  créer  des  établissements  de  commerce,  à  avoir  notre 
part  aux  charges  publiques?  Ah  !  c'est  que  nous  manquons 
souvent  de.  cette  noble  fierté  gauloise  qui  faisait  dire  à  un 
roi  de  France  cette  belle  parole  devenu  un  axiome  français  : 
tout  est  perdu  fors  l'honneur! 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  357 

Maintenant,  comment  aurons-nous  la  vitalité  sociale? 
Par  l'instruction  générale  de  ces  générations  nombreuses  qui 
s'élèvent  dans  nos  familles  canadiennes  !  C'est  l'école  fran- 
çaise, anglaise,  et  catholique  qu'il  nous  faut!  Là,  est  tout 
le  programme  de  notre  amélioration  sociale.  Si  nous  ne 
mettons  pas  à  cette  question  vitale,  toute  notre  énergie  et 
tout  notre  dévouement  nous  sommes  perdus  à  la  Foi  et  a 
tout  espoir  de  progrès  social  !  Cette  vérité  importante  au- 
jourd'hui  elle  est  admise  par  tout  Canadien  digne  de  ce  nom  ! 
Il  faudrait  tout  un  livre  pour  la  développer  convenablement. 
Prêchons  la  tous  avec  force.  Dans  une  cause  aussi  sacrée, 
tout  chrétien  doit  se  faire  apôtre  !  Un  troisième  moyen  c'est 
de  prendre  une  part  plus  active,  plus  consciencieuse,  aux 
affaires  publiques  de  notre  patrie  d'adoption.  La  naturali- 
sation dans  cet  état  n'est  pas  un  besoin  considérable,  vu  que 
le  grand  nombre  des  nôtres  sont  citoyens  par  naissance  en 
droits  acquis  depuis  longtemps.  En  1880,  dans  le  comté 
Clinton,  il  n'y  avait  que  700  voteurs  étrangers  sur  13,000. 

Instruisons-nous  bien  sur  la  valeur  des  partis  politiques 
qui  se  disputent  le  pouvoir  dans  ce  pays.  Lisons  les  jour- 
naux, préférablement  ceux  publiés  aux  Etats-Unis;  formons, 
parmi  nous,  des  sociétés  de  bienfaisance,  nationales,  des 
clubs  d'amusements  honnêtes.  C'est  par  là  que  nous  nous 
connaîtrons  davantage,  et  que  nous  apprendrons  combien  il 
est  nécessaire  de  nous  protéger.  Les  écoles  du  soir  sont  pos- 
sibles dans  tous  les  villages,  et  si  les  travailleurs  savaient 
s'en  servir  nous  verrions  bientôt  un  progrès  social  parmi  eux. 

Enfin  MM.,  la  vitalité  religieuse,  nous  l'aurons  toujours 
parmi  les  Canadiens  émigrés  tant  que  le  bon  prêtre  canadien 
se  trouvera  au  milieu  d'eux,  partageant  leur  vie,  parlant  leur 
langue,  et  les  réchauffant  sur  le  sein  de  leur  mère  divine, 
l'Eglise  Catholique!  Il  y  a  cependant,  des  dangers  bien 
grands  à  éviter.  Les  mariages  mixtes,  la  lecture  des  mau- 
vais journaux  et  des  livres  hérétiques,  la  fréquentation  des 
églises  protestantes  et  surtout  mes  chers  amis,  l'affiliation  à 
ces  sociétée  ténébreuses  où  l'on  attire  un  trop  grand  nombre 
hélas  '  de  nos  malheureux  compatriotes.  Défions-nous  de 
cet  étendard  trompeur  qu'on  arbore  sous  nos  yeux  :  on  y 
inscrit  "science  et  charité,"  et  cependant  c'est  un  signe  de 
ralliement  et  de  guerre  contre  les  doctrines  et  les  traditions 
de  l'Eglise  Catholique.  Nous  l'aurons  cette  vitalité  reli- 
gieuse en  produisant  des  œuvres  de  charité.     Nous  l'aurons, 


358  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

si  nous  sommes  catholiques  pratiquants,  mais  non  des  catho- 
liques libéraux,  prétendant  élargir  les  dogmes  de  l'Eglise, 
et  adoucir  la  sévérité  de  ses  règles  de  morale.  Ceux-là 
n'on  jamais  apporté  aucune  force  à  l'Eglise  catholique  ;  au 
contraire,  ils  deviennent  bientôt  matérialistes,  ils  tombent 
rapidement  dans  cette  infidélité  religieuse  que  nous  voyons 
régner  au  milieu  de  nous  pour  la  perte  de  la  nation  améri- 
caine. 

Voila  nos  forces  nationales  ;  voilà  quelques-uns  des  dan- 
gers qui  menacent  notre .  existence  comme  Canadiens-fran- 
çais et  catholiques. 

Conservons  notre  Foi,  notre  langue,  nos  mœurs  et  nos 
belles  traditions  et  l'avenir  sera  sûrement  à  nous. 

F.  X.  Chagnon, 

Prêtre  Mis. 


Revue  des  faits  et  des  œuvres 


La  convention  acadienne 

La  convention  nationale  des  acadiens,  cette  autre  branche 
de  la  famille  française  en  Amérique,  aura  lieu  les  19e  et  20e 
jours  du  mois  courant,  à  Saint-Basile  de  Madawaska.  Tous 
nos  vœux  de  succès,  comme  toutes  nos  sympathies  sont 
d'avance  acquis  à  ces  patriotes  qui  vont  discuter  les  intérêts 
religieux  et  nationaux  de  leur  race,  étudier  les  problèmes 
douloureux  d'une  situation  religieuse  imméritée  qui  attend 
toujours  une  solution  dans  le  sens  de  la  justice,  prendre  les 
mesures  que  nécessitent  les  besoins  d'une  lutte  qui  ne  peut 
se  terminer  qu'avec  le  triomphe  du  droit,  repasser  un  peu  le 
chemin  parcouru,  faire  le  décompte  des  victoire  et  des  dé- 
faites, puis  déposer  aux  pieds  de  la  patronne  nationale  lejs 
profonds  espoirs  de  leur  race.  Cette  convention  acadienne, 
comme  plusieurs  autres  qui  l'ont  précédée,  n'obtiendra  pas 
sans  doute  les  résultats  immédiats  que  plusieurs  années  de 
travaux  et  de  souffrances  ont  déjà  mérités  à  la  petite  nation 
acadienne.  Pourtant,  elle  accomplira  une  œuvre  féconde  et 
belle  parce  qu'elle  témoignera  de  la  vie  intense,  du  Catholi- 
cisme ardent,  de  ces  preux  qui  ont  survécu  à  la  déportation, 
de  cette  race  héroique,  qu'un  poète  a  déjà  couronnée  dans  sa 
sublime  Evangeline. 

Pendant  un  séjour  que  nous  avons  fait  aux  Etats-Unis  nous 
avons  eu  le  plasir  et  l'honneur  d'assister  a  une  convention 
qui  était  tenue,  cette  année-là,  à  Waltham,  Mass.  Ce  que 
nous  avons  vu  à  cette  convention,  ce  que  nous  y  avons  enten- 
du a  laissé  dans  notre  âme  de  canadien-français  une  impression 
que  rien  ne  pourra  effacer.  Nous  en  avons  rapporté  la  con- 
viction qu'une  race  qui  donne  de  telles  preuves  d'attachement 
à  sa  foi  et  à  ses  traditions  a  déjà  prouvé  ses  droits  à  l'immor- 
talité ;  et  que  si  elle  devait  un  jour  menacer  de  disparaître, 
les  peuples  devraient  s'entendre  pour  la  sauver  afin  de  sauver 
avec  elle  la  pesée  héroïque  qui  fait  l'âme  des  petits  peuples. 

On  a  déjà,  avec  des  intentions  évidemment  sympathiques, 
conseillé  aux  acadiens  de  se  fusionner  avec  le  groupe  plus 


360  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

considérable  des  canadiens-français.  Ce  conseil  fut  repoussé 
et  peu  s'en  est  fallu  qu'il  n'ait  détruit  à  tout  jamais  la  possi- 
bilité d'établir  des  relations  plus  étroites  entre  ces  deux 
branches  cousines  de  notre  race.  Même,  pouvons-nous  dire 
que  le  malentendu  n'a  pas  duré  et  que  nous  nous  entendons 
aujourd'hui  comme  nous  devrions  le  faire?  Il  est  sûr,  dans 
tous  les  cas,  que  notre  amitié  y  gagnerait  à  être  plus  chaude 
et  plus  confiante. 

Après  tout,  ce  que  nous  voulons,  c'est  le  succès  de  notre 
famille  française  et  catholique  d'Amérique.  Et  notre  succès 
ne  sera  que  plus  grand  si  nous  le  remportons  en  conservant 
chacun  de  notre  côté  le  caractère  dictinctif  de  chacun  des 
membres  de  notre  famille  ;  notre  histoire  n'en  sera  pas  moins 
belle  pour  contenir  dans  des  cadres  voisins,  mais  séparés,  les 
touchantes  épopées  des  Plaines  d'Abraham  et  de  Grand-Pré. 

Aussi,  à  la  veille  de  cette  convention  que  vont  tenir  nos 
frères  acadiens,  leur  offrons-nous,  à  part  nos  félicitations  pour 
le  courage  avec  lequel  ils  savent  vivre  et  grandir,  les  vœux 
ardents  que  nous  formons  pour  que  se  lèvent  sur  leur  groupes 
les  jours  de  justice,  de  liberté,  de  grandeur  et.de  paix  qu'ils 
appellent  de  toutes  leurs  âmes,  pour  que  se  réalisent  lefe 
espoirs  de  paix  religieuse  qu'ils  conservent  au  même  titre  que 
leurs  traditions  ancestrales,  pour  qu'ils  atteignent  enfin  ce 
port  de  bonheur  vers  lequel  ils  tendent  toujours  avec  leur 
inébranlable  foi,  les  yeux  tournés  vers  cette  étoile  sublime 
dont  l'emblème  orne  d'un  point  d'or  les  trois  couleurs  de  leur 
drapeau. 

Les  travaux  de  la  convention  ont  été  partagés  entre  quatre 
commissions  qui  s'occuperont  des  sujets  suivants  : — 1.  Ensei- 
gnement du  français  dam  les  écoles  ;  2.  Agriculture  et  colo- 
nisation ;  3.  La  presse  acadienne  ;  4.  Relations  des  acadiens 
des  Provinces  Maritimes,  des  Etats-Unis  et  de  la  Province  de 
Québec. 

Chaque  paroisse  acadienne  (ou  groupe  d'Acadiens)  est  au- 
torisée et  priée  d'envoyer  quatre  délégués  spéciaux  au  Con- 
grès ;  et  chaque  succursale  de  la  Société  Mutuelle  l'Assomp- 
tion, d'en  envoyer  deux. 

Le  Congrès  s'ouvrira  par  le  saint  sacrifice  de  la  messe  ;  puis 
les  commissions  se  mettront  à  l'œuvre,  chacune  séparément. 

Tl  y  aura,  pour  l'assemblée  générale,  des  discours  pronon- 
cés par  les  principaux  orateurs  de  l'Acadie  et  du  Canada, 
entre  autres  par  M.  Henri  Bourassa,  présentement  en 
Europe. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  361 

Vie  Franco-Américaine.— L'hon.  A.  J.  Pothier,  de  Woon- 
socket,  R.  I. 

Au  banquet  de  la  Chambre  de  Commerce  Franco-Améri- 
caine donné  à  Boyden-Heights  (Khode-Island) ,  l'honorable 
M  Aram-J.  Pothier,  ancien  lieutenant-gouverneur,  a  pro- 
noncé un  important  discours. 

On  en  lira  avec  intérêt  et  profit  les  principaux  passages,  que 
nous  reproduisons  ci-dessous,  parce  qu'ils  donnent  la  note 
juste  : 

"  Nous  avons  besoin,  beaucoup  besoin  de  ces  réunions  qui 
permettent  aux  éléments  les  plus  sérieux  de  notre  population 
de  se  rencontrer.  Jusqu'ici  le  sentiment  a  gouverné,  illusion- 
né même,  nos  groupes. 

"  Nous  avons  chanté  sur  tous  les  tons  la  note  patriotique; 
il  le  fallait  et  nous  devons  continuer  la  note  patriotique  vraie  : 
mais  cette  note  ne  suffit  plus  :  il  faut  la  discussion  loyale  de» 
problèmes  qui  nous  concernent  particulièrement,  et  des  pro- 
blèmes politiques  ou  sociaux  qui  absorbent  la  pensée  améri- 
caine. 

"  Tout  en  restant  attashées  aux  traditions  nationales,  il  ne 
faut  nas  oublier  que  nous  sommes  Américains,  que  la  patrie- 
américaine  est  bien  notre  patrie  et  celle  de  nos  descendants,, 
que  le  civisme  nous  impose  des  obligations,  qu'il  faut  bien 
remplir. 

"Il  ne  faut  pas  oublier  que  notre  situation  a  changé  depuis 
quarante  ans  :  que  de  pauvres  émigrés  que  nous  étions  alors, 
nous  sommes  devenus  des  propriétaires,  que  notre  propriété 
paroissiale  et  autre  se  chiffre  dans  les  millions,  que  nos 
groupes  sont  plus  stables,  plus  considérés  et  que  nous  devons, 
à  cause  de  ce  progrès,  entrer  sérieusement  dans  la  vie  améri- 
caine, protéger  nos  intérêts  tont  en  travaillant  à  la  grandeur 
de  la  République. 

"  La  démocratie  américaine  repose  sur  l'ordre,  et  l'ordre 
découle  des  cœurs  fiers  et  croyants.  Un  peuple  qui  travaille, 
qui  croit  et  espère,  est  un  peuple  heureux  et  prospère.  Tra- 
vail et  Foi  ;  n'est-ce  point  la  devise  des  Canadiens-français, 
de  cette  race  de  pionniers  qui,  les  premiers,  creusèrent  le  sillon 
Je  la  civilisation  sur  ce  continent?  En  restant  fidèles  à  cette 
devise,  ne  comptons-nous  pas  parmi  les  citoyens  les  plus  dési- 
n  blés  de  cette  République  de  travailleurs,  de  cette  République 
qui  ne  reconnaît  d'autre  aristocratie  que  celle  du  mérite  par 
le  travail? 


362  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

' 'Honorons  le  travailleur,  respectons  le  bras  qui  frappe 
l'enclume,  mais  encourageons  davantage  le  cerveau  organi- 
sateur qui  dirigera  ce  bras  et  fera  jaillir  les  étincelles  du  génie 
canadien.  Tous  les  efforts  des  hommes  d'affaires  doivent 
tendre  à  l'organisation  des  forces  réelles,  mais  incohérentes 
de  notre  race  en  Amérique. 

"  Il  faut  d'abord  savoir  apprécier  le  talent,  la  capacité  des 
nôtres  dans  toutes  les  sphères  ou  carrières  et  s'unir  ensuite 
pour  faire  fructifier  ce  talent  et  cette  capacité  en  leur  appor- 
tant le  secours  de  notre  influence  personnelle  et  de  nos  capi- 
taux. 

"  Nous  avons  l'éducation  industrielle  depuis  40  ans,  et  pour 
avoir  des  chefs  d'industrie,  il  faut  maintenant 'une  concentra- 
tion de  capitaux.  Les  sommes  considérables  enfouies  ou  per- 
dues dans  les  mines  inconues  ou  dans  les'  spéculations  ha- 
sardeuses du  marché  de  Panurge,  auraient  suffi  pour  doter  la 
Nouvelle-Angleterre  d'industries  profitables,  dirigées  par  les 
nôtres. 

"  Comment  profiter  de  cette  éducation  ou  expérience  tech- 
nique des  nôtres,  n'est-ce  point  là,  messieurs  des  Chambres 
de  Commerce  franco-américaines  de  l'Est,  un  sujet  qui  mérite 
votre  considération?" 

La  fraternité  latine— Le  Messager  de  S.  Paulo,  (Brésil). 

Le  Messager  de  S.  Paulo  (Brésil),  journal  français, 
grand  format,  célébrait,  le  14  juillet,  le  neuvième  anniver- 
saire de  sa  fondation.  Son  numéro-anniversaire  qui  nous 
arrive  avec  sa  toilette  toute  fraîche,  première  page  aux  trois 
couleurs  françaises,  est  remplie  des  témoignages  d'approbation 
et  d'estime  adressés  d'un  peu  partout  à  son  directeur,  M. 
Hollender  II  suffit  de  lire  ces  billets  de  fête  pour  se  con- 
vaincre que  notre  confrère  ne  se  contente  pas  d'exercer  autour 
de  lui  une  influence  marquée,  mais  qu'il  a  su,  de  plus,  s'attirer 
de  solides  amitiés,  ce  dont  nous  le  félicitons  très  sincèrement. 

Nous  sommes  un  lecteur  assidu  du  Messager  qui,  soit 
dit  en  passent,  a  fait  à  la  "Revue  Franco- Américaine"  un 
accueil  chaleureux  pour  lequel  il  voudra  bien  agréer  nos  sen- 
timents de  profonde  gratitude.  Sa  lecture  nous  a  fait  deviner 
le  rôle  important,  mais  peu  connu  chez  nous,  joué  par  3a 
presse  de  langue  française  sud-américaine  ;  elle  nous  fait 
presque  espérer  la  réalisation  d'un  des  articles  de  notre  pro- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  363 

gramme  qui  est  de  contribuer  pour  notre  part  à  cette  frater- 
nité lat'ne  qui  imprime  à  la  civilisation  de  notre  d  uble  con- 
tinent le  caractère  de  son  génie,  et  qui  a  promené  le  dévoue- 
ment français  de  la  Baie  d'Hudson  à  la  Nouvelle  Orléans 
et  aux  états  sud- Américains. 

Pour  le  moment,  qu'il  nous  suffise  de  joindre  nos  vœux  à 
ceux  qu'a  déjà  reçus,  et  en  aussi  grand  nombre,  au  confrère 
lointain  dont  l'anniversaire  nous  réjouit  autant  qu'elle  nous 
encourage  à  poursuivre  l'œuvre  que  nous  avons  entreprise. 

Mgr  Scollard  et  les  canadiens, 
français  de  son  diocèse. 

Ceux  qui  ont  cru  que  le  choix  de  Mgr.  Scollard,  comme 
évèque  du  diocèse  du  Sault  Ste-Marie,  à  peu  près  entièrement 
canadien-français,  n' entraînerait  pas  des  difficultés  sérieuses 
viennent  d'être  cruellement  désabusés.  Un  incident  sur- 
venu à  Blind  River  au  sujet  de  la  nomination  d'un  curé 
irlandais  pour  une  paroisse  en  très  grande  majorité  cana- 
dienne-française a  mis  à  jour  les  premiers  griefs.  Le  voile 
déchiré  nous  a  laissé  depuis  voir  d'autres  misères,  qu'une 
longue  expérience  nous  permettait  d'attendre  pour  les  avoir 
rencontrées  ailleurs,  notamment  aux  Etats-Unis,  dans  des 
conditions  à  peu  près  semblables.  C'est  ainsi  qu'un  corres- 
pondent signe  Alexis  adressait,  le  7  juillet  dernier,  le  re- 
flexions suivantes  au  journal  le  Temps  d'Otawa  : 

"  Dans  une  correspondance  parue  dans  la  Presse  du  5 
septembre  1907,  en  réponse  à  "Justus,"  Sa  Grandeur  Mgr.. 
Scollard;  comme  syndics,  Mgr.  Scollard;  comme  secrétaire, 
çais  de  Warren  étaient  enchantés  de  leur  curé  irlandais,  le 
Eév.  M.  Crawley. 

"  Or.  si  tel  est  le  cas,  Sa  Grandeur,  n'aura  probablement 
aucune  objection  à  répondre  aux  trois  questions  suivantes  : 

1er — Quel  est  le  nom  de  l'individu  qui,  en  "sous-main" 
fait,  en  ce  moment,  circuler  une  requête  pour  l'envoi  de  M. 
Legault,  instituteur  de  l'école  séparée  de  Warren? 

2e — Combien  de  Canadiens-français,  dans  la  province  de 
Warren,  n'ont  pas  fait  leurs  pâques  en  1908;  et  pourquoi? 

3e — Pourquoi  le  H.  M.  Crawley,  qui  parle  très  mal  fran- 
çais, reste-t-il  à  la  tête  de  la  paroisse  de  Warren  qui  ne  compte 
que  dix  familles  irlandaises? 

"  Passons  maintenant  à  North  Bay. 


364  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"  Dans  la  même  correspondance,  Monseigneur  disait  qu'il 
y  avait  deux  classes  de  français  dans  l'école  séparée  de  North 
Bay.  Ici,  j'adme  mieux  croire  que  8a  Grandeur  s'est  mal 
exprimée  ou  que  la  correspondance  a  été  mal  traduite  en 
français,  car  tout  le  monde  sait  que  la  langue  française  "est 
bannie  de  l'école  de  North  Bay,  qui  a  pour  président  Mgr. 
Scollard;  comme  syndics,  Mgr.  Scollard;  comme  serrétaire, 
Mgr.  Scollard  et  comme  trésorier,  Mgr.  Scollard  ! 

La  commission  scolaire,  qui  se  compose  exclusivement  de 
Mgr.  Scollard  ne  veut  pas  permettre  aux  enfants  canadiens- 
français  d'apprendre  le  catéchisme  dans  leur  propre  langue. 
On  leur  impose  le  catéchisme  anglais.  Tout  récemment,  un 
brave  père  de  famille  a  dû  déchirer  un  catéchisme  anglais 
qu'on  avait  imposé  à  son  fils  qui  ne  comprenait  goutte  de  la 
langue  anglaise. 

'''  Et  l'on  pourrait  être  assûz  naïf  pour  croire  que  Mgr. 
Scollard  aime  les  Canadiens-français  jusqu'au  point  de  leur 
accorder  ce  que  la  justice  la  plus  élémentaire — quand  elle  est 
exempte  de  préjugés — ne  saurait  refuser? 

"  L'ardeur  de  r^irishillcation"  de  Mgr.  Scollard  ne  s'ar- 
rête pas  là.  Supprimer  le  français  dans  l'église  et  dans 
l'école,  voilà  qui  est  autant  de  pris,  mais  il  faut  s'occuper 
d'antre  chose.  Monseigneur  fait  des  efforts  en  ce  moment 
pour  qu'un  compatriote,  un  Irlandais,  soit  nommé  juge  à 
Sudbury,  pour  le  nouveau  district  judiciaire  composé  presque 
exclusivement  de  Canadiens-français.  On  voit  le  jeu  d'ici. 
Il  faut  espérer  que  les  hommes  politiques  d'Ottawa  ouvriront 
les  yeux  à  temps  et  qu'ils  ne  souffriront  pas  que  l'on  vienne 
perpétrer  une  monstrueuse  injustice.  Que  l'on  nomme  un 
canadien-français  comme  juge  à  Sudbury  et  que  le  candidat 
de  Mgr.  Scollard  aille  à  London,  Ont.,  étudier  le  français  du 
bi-lingues  du  Nouvel-Ontario." 

Nous  avons  pu  constater  nous-mêmes  pendant  notre  séjour 
à  Ottawa,  l'exactitude  de  queloues-uns  des  faits  cités  par 
Alexis.  Qu'il  nous  suffise  pour  le  moment  de  citer  l'article 
que  le  rédacteur  du  "Temps"  à  consacré  à  cette  question  et 
qu'il  a  publie  le  même  jour  que  la  correspondance  citée  plus 
haut      Voici  comment  s'exprimait  le  "Temps"  : 

"  Mgr.  Scollard,  évêque  du  diocèse  du  Sault-Sainte-Marie, 
et  curé  de  North-Bay,  explique  à  sa  façon,  d'après  le  Globe, 
le  Oanada  et  le  Citizen,  l'incident  malheureux  de  la  célébra- 
tion de  la  fête  Saint-Jean-Baptiste  à  North  Bay. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  365 

"  Le  moins  que  nous  puissions  dire,  après  avoir  puisé  nos 
renseignements,  à  source  absolument  sûre,. c'est  qu'il  joue 
sur  les  mots,  ne  dit  pas  toute  la  vérité,  et  emploie  des  ex- 
pressions malheureuses  et  même  blessantes  a  l'adresse  des 
Canadiens-français  de  North  Bay. 

'  '  Dans  sa  lettre  en  réponse  à  la  protestation  des  cent  vingt 
Canadiens-français  de  North-Bay,  l'évêque  qualifie  l'incident 
de  '  '  malentendu  trop  insignifiant  pour  justifier  la  publicité 
qu'on  lui  a  donnée." 

"  Comment!  Mgr.  Scollard  aurait-il  voulu  que  les  Cana- 
diens-français de  North  Bay  eussent  enduré  l'insulte  sans 
protester,  et  protester  publiquement.  Car  c'est  une  insulte 
réelle  qu'on  leur  a  faite  et  non  pas  un  simple  malentendu 
qui  a  eu  Heu. 

'  Voici  des  faits  qui  contredisent  les  dires  de  Mgr.  Scol- 
lard. Les  Canadiens-français  n'ont  pas  célébré  leur  fête  le 
dimanche,  et  avaient  préparé  une  belle  messe  en  musique. 
Tout  était  rgélé  entre  Sa  Grandeur,  son  premier  vicaire,  qui 
est  irlandais,  et  son  deuxième  vicaire  qui  est  Canadiens-fran- 
çais. 

11  Mais  voici  que  pendant  la  semaine  Sa  Grandeur  s'absente 
de  North  Bay.  Le  dimanche,  28,  le  chœur  français  se  pré- 
sente au  jubé  de  l'orgue  pour  exécuter  la  messe  qu'il  avait 
préparée  et  les  autres  chants  religieux  de  circonstance,  mais 
il  s'en  voit  refuser  l'entrée  par  M.  Hughes,  le  directeur  du 
chœur  ordinaire,  qui  dit  n'avoir  pas  reçu  d'ordres.  Les  Ca- 
nadiens-français indignés  sortent  de  l'égli  e,  et  le  vicaire  ir- 
landais monte  en  chaire  et  fait  une  sortie  virulente  contre  les 
Canadiens-français  qu'il  qualifie  d'ignorants  et  de  malap- 
pris.    Il  s'en  est  fallu  peu  qu'il  ne  les  ait  traités  de  païens. 

'  Mgr.  Scollard  a  beau  faire,  il  y  a  là  plus  qu'une  rivalité 
entre  deux  chœurs  ainsi  qu'il  le  dit  dans  sa  lettre  au  Globe 
et  au  Canada  Tout  prouve  qu'il  y  a  de  la  part  des  Irlandais 
une  grande  inimitié  à  l'égard  des  Canadiens-français  dans  le 
diocèse  de  Mgr.  Scollard,  comme  dans  les  autres  diocèses 
d'Ontario  ou  les  évêques  sont  irlandais.  Tous  sont  animés 
du  même  esprit  :  la  haine  de  la  langue  française  et  son  écrase- 
ment, non  seulement  dans  l'exercice  du  culte,  mais  dans  les 
écoles.  Les  exemples  foisonnent.  Ici  on  persécute  un  insti- 
tuteur français  comme  à  Warren,  d'où  on  veut  le  faire 
chassor  ;  là  on  défend  d'enseigner  aux  petits  Canadiens  le 
catéchisme  en  français;  à  Toronto,     on     défend  aux  élèves 


366  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

françaises  d'un  couvent  d'écrire  à  leurs  parents  en  français; 
et  à  Sturgeon-Falls,  il  ya  deux  ans,  Mgr.  Scollard  lui-même 
a  fait  tout  ce  qu'il  a  pu  pour  empêcher  l'établissement  d'une 
école  séparée  bilingue  par  des  sœurs  parlant  la  langue  fran- 
çaise. Mais  les  Canadiens-français  de  Sturgeon-Falls  ont 
résisté,  persisté,  et  ont  gagné  laur  point. 

1  '  La  même  lutte  va  se  répéter  à  North-Bay  où  les  Cana- 
diens-français ont  décidé  d'établir  une  école  séparée  bilingue. 
Mgr.  Scollard  a  commencé  par  vouloir  les  décourager.  Il 
leur  a  dit  qu'ils  ne  pourraient  pas  trouver  les  institutrices 
munies  des  certificats  nécessaires,  que  le  gouvernement  ne 
voyait  pas  d'un  bon  œil  l'établisement  de  ces  sortes  d'écoles 
où  renseignement  se  donnait  surtout  en  français,  etc.  Mais 
les  Canadiens-français  de  North-Bay  se  sont  adressés  à  la 
Supérieure  des  fille-  de  la  Sagesse,  qui  dirige  l'école  des 
Canadiens-français  à  Sturgeon  Falls,  et  celle-ci  a  fait  répon- 
dre qu'elle  pourrait  fournir  tous  les  sujets  qualifiés  dont  on 
aurait  besoin,  pourvu  que  l'évêque  ne  fasse  pas  d'objection  à 
l'établissement  de  l'école. 

"  lies  choses  en  sont  là,  et  si  nous  avions  un  avis  a  don- 
ner à  nos  compatriotes,  c'est  celui  de  tenir  ferme,  et  ils 
réussiront  à  gagner  leur  point.  D'ailleurs,  il  n'y  a  pas  que 
des  Sœurs,  obligées  de  se  soumettre  aux  volontés  de  l'évêque 
du  diocèse  pour  enseigner  dans  les  écoles  bi-lingues  d'Ontario  ; 
il  y  a  des  institutrices  laïques  qui  possèdent  toutes  les  qualités 
et  tous  les  certificats  voulus.  M.  le  curé  Desjardins  de  Sud- 
bury,  a  bien  su  en  trouver  pour  les  écoles  de  cette  paroisse. 

"  De  tous  ces  faits  et  incidents  qui  se  passent  depuis 
quelques  années  dans  ]e  nord  d'Ontario,  il  ressort  évidem- 
ment que  la  lutte  est  engagée  pour  la  prédominance  dans 
cette  partie  du  pays  entre  l'élément  canadien-français  et 
l'élément  irlandais  catholique-  Celui-ci  est  infiniment  moins 
nombreux,  mais  beaucoup  plus  agressif  et  haineux  de  tout 
ce  qui  sent  le  français.  A  nos  compatriotes  de  résister 
paisiblement  mais  fermement.  A  eux  de  maintenir  en  fon- 
dant des  écoles  et  des  églises  où  l'on  parle  la  langue  fran- 
çaise, les  positions  défensives  qu'ils  occupent  déjà,  et  par  de 
nouveaux  efforts  en  gagner  de  nouvelles. 

"  De  leur  fermeté  à  défendre  leur  langue  dépendra  leur 
influence  auprès  des  gouvernements  et  dans  l'administration 
du  pavs.'.' 

Les  deux  articles  qui  précèdent  demandent  des  commen- 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  367 

taires  que  nous  devons  forcément  renvoyer  à  un  autre  numéro 
de  la  Revue  et  qui  seront  alors  faits  sous  la  signature  de  notre 
directeur.  Ce  qui  précède  suffirait  pour  nous  faire  croire 
que  le  Sault-Ste-Marie  est  situé  sur  quelque  point  de  la  Nou- 
velle Angleterre  où  les  mêmes  luttes  soulevées  pour  les  mêmes 
causes  tiennent  depuis  50  ans  nos  compatriotes  Franco- 
Américains  en  proie  à  des  misères  sans  nombre.  Il  n'y  aurait 
que  quelques  noms  à  changer  pour  se  retrouver  en  face  de 
rirlando-saxonisme  de  Hartford  ou  de  Portland. 

Il  faudra  évidemment  revenir  là-dessus  et  nous  y  revien- 
drons 

A  propos  d'immigration  française 

Nous  empruntons  à  la  Vérité,  de  Québec,  l'extrait  sui- 
vant d'une  lettre  publiée  par  le  correspondant  canadien  de 
V Univers,  de  Paris.  Il  s'agit  de  l'immigration  française 
au  Canada. 

"  Que  la  plupart  de  ceux  qui  se  résignent  à  quitter  la 
vieille  France,  dit-il,  se  dirigent  vers  la  nouvelle,  au  lieu 
d'aller  porter  leurs  pénates  dans  l'Amérique  espagnole. 
C'est  volontiers  mon  vœu.  Mais  les  Canadiens  verraient-ils 
de  bon  œil  une  immigration  française  un  peu  considérable? 
Je  ne  le  crois  pas.  Rappelons-nous  que  la  Nouvelle-France 
est  en  réalité  l'ancienne  France,  qu'elle  a  échappé  aux  bou- 
leversements de  89,  qu'elle  est  demeurée  attachée  à  l'idéal 
des  saint  Louis  et  des  Louis  XIV. 

'  Le  clergé  qui  l'a  façonnée,  a  voulu  en  faire  une  petite 
nation  catholique  et  française  au  milieu  du  grand  Tout  anglo- 
saxon.  C'est  pour  ne  pas  manquer  ce  but  qu'il  a  refuséi 
l'annexion  aux  Etats  Unis  à  la  fin  du  XVI Ile  siècle,  qu'il 
a  lutté  sans  merci  contre  l'Angleterre  pour  la  conservation 
de  ses  institutions,  de  ses  écoles,  de  sa  langue.  Or  ce  peuple, 
conservé  dans  le  giron  de  l'Eglise  au  prix  de  tant  de  sacrifices 
et  de  combats,  faudra -t-il  qu'il  vint  en  contact  avec  les  fils  de 
Voltaire,  avec  cette  France  issue  de  la  Révolution,  la  France 
des  Combes,  des  Clemenceau,  des  insulteur^  du  Pape? 
Faudrait-il  qu'on  apprît  maintenant  au  Canada  à  vénérer  les 
Renan  et  les  Berthelot? 

1  Sans  doute.  le  clergé  sait  fort  bien  que  tous  les  Français 
ne  sont  pas  des  impies  ;  qu'il  peut  lui  venir  d'excellents 
Bretons,  d'excellents  Normands,  comme  il  lui  en  est  venu 


368  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

dans  le  passé.  Mais  on  ne  peut  demander  une  profession  de 
foi  à  chaque  nouvel  immigrant.  Une  immigration  considé- 
rable amènerait  très  problablement  un  lot  de  mécréants  ! 
Ensuite  les  Combes  et  les  Clemenceau  ont  réussi  à  donner 
un  si  mauvais  renom  à  la  France  auprès  de  l'étranger  ? 
Même  les  bons  Français  sont  soupçonnés  d'être  infectés, 
sans  qu'ils  s'en  doutent,  du  microbe  révolutionnaire.  Ajou- 
tez que  bon  nombre  de  Canadiens,  surtout  dans  les  sphères 
gouvernementales  et  les  classes  instruites,  ne  répugnent  pas 
tellement  à  certaines  idées  anticléricales. 

"  Un  afflux  d'immigrants  Français  menacerait  de  faire 
progresser  l'esprit  d'insubordination,  peut-être  l'esprit  de 
scepticisme  et  d'incrédulité,  sinon  de  haine  à  l'Eglise. 

"  Pour  toutes  ces  raisons,  et  d'autres,  que  je  ne  puis 
développer  ici,  ma  conviction  est  que  les  immigrants  fran- 
çais, inspireraient  de  la  défiance  dans  la  province  de  Québec, 
et  auraient  beaucoup  de  déboires.  Ils  seraient  peut-être 
mieux  dans  l'Ouest,  où  ils  pourraient  former  des  groupements 
homogènes,  quelque  chose  comme  des  paroisses  ou  des  com- 
munes.    Mais  réussiraient-ils?" 

Le  troisième  centenaire  de  Québec 

11  faudra  assez  de  temps  pour  tirer  les  conclusions  qui  se 
'dégagent  des  manifestations  qui  viennent  d'avoir  lieu  à  Qué- 
bec. Deux  questions  se  posent  à  celui  qui  a  suivi  de  près 
l'organisation  des  fêtes  ou  qui  a  pu  coudoyer  les  personnages 
qui  ont  été  mêlés  à  l'engrenage  officiel.  Le  troisième  cen- 
tenaire a-t-il  été  la  démonstration  impérialiste  voulue  par 
Lord  Grey?  Les  Canadiens-français  ont-ils  réussi  à  sauver, 
à  travers  les  étreintes  du  protocole ,  le  caractère  dont  ils  vou- 
laient orner  l'hommage  préparé  à  la  mémoire  du  fondateur 
de  Québec? 

Au  fond,  des  deux  côtés,  on  a  raison  de  se  déclarer  satisfait. 
Et  le  journaliste  anglais  qui  a  dit  que  deux  fêtes  avaient  été 
célébrées  simultanément  à  Québec  est  bien  près  d'avoir  donné 
la  note  juste.  D'ailleurs,  il  fallait  s'attendre  un  peu  à  cela. 
Les  uns  ont  glorifié  Champlain  et  les  héros  Canadien-fran- 
çais tandis  que  les  autres,  dans  les  discours  officiels,  ont 
proclamé  la  naissance  du  "Greater  Empire."  Comme  ques- 
tion de  fait,  le  troisième  centenaire  a  laissé  tout  le  monde  ce 
qu'il  était,  les  Canadiens-anglais  plus  anglais,  les  Canadiens- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  369 

français  plus  français,  tous  plus  canadiens,  si  c'est  possible, 
mais  personnes  plus  impérialiste  qu'il  n'était  auparavant. 

Nous  parlons  en  général,  car  il  y  a  bien  eu  quelques  excep- 
tions qu'il  faut  chercher  parmi  ceux  qui,  occupant  des  postes 
plus  en  vue,  ont  cru  qu'ils  devaient  faire  preuve  d'une  condes- 
cendance voisine  de  la  faiblesse.  C'est  ainsi  que  certains 
personnages  qui  n'ont  pas  trouvé  un  bout  de  ruban  ou  de 
drapeau  pour  décorer  leurs  maisons  aux  fêtes  pourtant  bien 
nationales  de  Mgr.  de  Laval ,  ont  fait  beaucoup  de  frais  de 
décorations  pour  l'inauguration  des  Champs  de  Batailles. 
Mais  ce  sont  là  des  questions  de  détail  sur  lesquelles  nous 
reviendrons. 

Léon  Kemner. 


Vieux  articles  et  vieux  ouvrages 


Pages  Oubliées. — Voici  quelques  pages  délicieuses,  choisies 
dans  l'œuvre  d'Armand  Silvestre,  et  qui  mettent  en  lumière 
ses  qualités  de  conteur  et  de  poète  : 

Le  Clavecin 

Je  le  revois  encore  dans  le  grand  salon  de  G-randbourg, 
en  l'hospitalière  maison  où  je  passais  mes  vacances  d'écolier, 
d'où  l'on  descendait  jusqu'à  la  Seine,  en  face  de  Soisy-sous- 
Etioles,  par  un  long  jardin  en  pente,  aux  charmilles  paral- 
lèles au  fleuve,  savamment  étagées  par  un  élève  de  Le  Nôtre, 
une  grotte  ici  toute  nacrée  intérieurement  de  coquillages,  un 
belvédère  là  aux  vitraux  de  couleur  interrompant  seulement 
la  belle  harmonie  des  parterres,  paradis  automnal  où  je  volais 
des  raisins  aux  treilles,  où  la  petite  Eve  brune  qu'était  déjà 
ma  cousine  Marthe  m'attendait  déjà  sous  les  pommiers. 

Je  le  revois  faisant,  près  d'une  large  fenêtre  aux  rideaux 
à  ramages  d'un  ton  délicieusement  fané,  si  bien  partie  du 
mobilier  vieillot  dont  des  housse  cachaient,  par  endroits,  la 
ruine,  étoffes  usées  aux  coins  dans  des  ossatures  dédorées,  le 
clavecin  qu'on  n'avait  pas  ouvert  depuis  que  notre  grand' 
tante  Paule  était  morte,  le  clavecin  dont  les  notes  aigrelettes 
perlaient  péniblement  sous  les  doigts  maigres  et  blancs, 
veinés  de  bleu  jusqu'aux  ongles,  de  la  chère  trépassée,  quand, 
de  Lulli  ou  de  Rameau  elle  réveillait  les  cadences  douces  et 
surannées,  rythmant  son  propre  rêve  au  caprice  de  sa  mé- 
moire, l'oreille  tendue  à  sa  propre  musique  comme  si  le  souf- 
fle des  anciens  aveux  y  passait  encore,  adorable  vraiment  la 
petite  vieille  dont  les  yeux  se  rallumaient  et  qui,  vaguement, 
souriait  à  d'invisibles  images,  comme  si  des  absents  chers 
étaient  accourus  pour  la  venir  entendre. 

Quand  on  l'avait  emportée,  à  travers  le  grand  jardin, 
jusqu'à  la  porte  cochère  tendue  de  noir,  il  nous  avait  sem- 
blé, à  Marthe  et  à  moi,  que  le  clavecin  avait  gémi  tout  seul, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  -371 

très  faiblement,  sous  la  psalmodie  traînarde  des  chantres. 
Et,  depuis,  nous  n'avions  plus  osé  y  toucher,  bien  qu'on 
nous  le  défendit. 

* 

*  * 

Mais,  ce  jour-là,  nous  étions  en  veine  de  profanations. 
On  nous  avait  punis  tous  les  deux  et  laissés  seuls,  à  la  mai- 
son, pendant  que  le  reste  de  ses  hôtes 'était  parti,  en  deux 
carrosses  pleins  jusqu'aux  garde-crottes  pour  la  fête  d'Es- 
sonnes,  fort  réputée,  en  ce  tempslà,  pour  son  commerce  de 
pain  d'épice.  Rien  ne  nous  était  plus  sacré,  après  un  châ- 
timent qui  nous  paraissait  démesuré,  sinon  injuste,  et  nous 
sentions,  contre  une  société  qui  nous  traitait  ainsi,  un  levain 
d'amertume  monter  en  nous,  qui  se  devait  traduire  par  quel- 
que acte  franchement  insurrectionnel. 

Livrés  à  nous-mêmes,  dans  le  grand  logis  vide, — car  les 
domestiques  eux-mêmes  étaient  de  la  partie, — nous  n'avions 
que  l'embarras  du  choix.  C'est  sur  le  clavecin  que  se  porta 
notre  besoin  de  sacrilège.  Après  en  avoir  découvert  les 
touches  jaunes  et  grises,  et  branlotantes  comme  des  dents 
d'aïeule,  les  sons  qu'en  tiraient  .nos  quatre  mains  étant  à 
peine  assez  intenses  pour  effaroucher  une  souris,  nous  sou- 
levâmes le  dessus  de  l'instrument  pour  le  rendre  plus  sonore, 
mettant  à  nu  les  cordes  dont  quelques-unes,  tout  à  fait  dé- 
tendues, •  cinglaient  les  autres  quand  leur  tour  venait  de 
vibrer.  Et  nous  n'avions  de  témoins  à  cette  mauvaise  action 
que  les  petits  amours  joufflus  dont  les  parties  planes  du  vieil 
instrument  étaient  adornées,  peints  autrefois  par  quelque 
disciple  obscur  de  Boucher. 

*  * 

La  large  fenêtre,  aux  rideaux  à  ramages  d'un  ton  déli- 
cieusement fané,  était  grande  ouverte  auprès  de  nous,  don- 
nant sur  un  énorme  massif  de  pivoines  déjà  défleuries.  Com- 
ment un  rouge-gorge — ce  sont  de  si  familiers  oiseaux — la 
traversa-t-il ?  A  la  poursuite  de  quelque  insecte,  sans  doute  ; 
mais  nous  faisant  une  peur  terrible  et  pleine  d'instinctifs  re- 
mords, il  entra  dans  le  salon  et  se  mit  à  voleter  aux  murailles, 
affolé  et  froissant  aux  tentures  ses  jolies  ailes  grises,  sans 
retrouver  son  chemin.  Nous  n'avions,  ni  l'un  ni  l'autre, 
Marthe  et  moi,  la  cruauté  ordinaire  aux  enfants,  et  on  nous 
avait  appris  à  aimer  les  bêtes.     L'idée  ne  nous  vint  donc  pas 


372  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

de  faire  captif  l'oiseau  éperdu,  mais  de  l'aider  à  recouvrer  sa 
liberté. 

Malheureusement  de  plus  en  plus  effarouché,  il  se 
cognait  maintenant  au  plafond  ou  se  pendait  aux  rideaux, 
haletant,  les  petites  flammes  de  son  gosier  palpitant  comme 
celle  d'un  flambeau  au  vent  du  soir.  Marthe  eut  l'idée  qu'il 
le  fallait  délicatement  saisir  dans  un  filet  à  papillon,  dont 
le  tissu  léger  ne  lui  pouvait  faire  aucun  mal,  et  de  l'emporter 
ensuite  dans  le  jardin  où  le  grand  air  rouvrirait  bientôt  ses 
ailes  lassées.  Et,  tous  les  deux,  nous  courûmes  dans  le  ves- 
tibule pour  chercher  le  filet.  Mais,  quand  nous  revînmes, 
le  rouge-gorge,  sans  doute  mieux  avisé  quand  nous  l'eûmes 
débarrassé  de  notre  présence,  était  certainement  parti  par  h 
croisée  toujours  grande  ouverte,  car  dans  aucun  angle  de  la 
muraille,  dans  le  pli  d'aucun  rideau  nous  ne  le  pûmes  dé- 
couvrir. 

* 
*     * 

Et  ayant  refermé  la  fenêtre,  cette  fois-là,  afin  que  la 
tentation  ne  le  prit  pas  de  revenir,  nous  allions  nous  remettre 
au  clavecin,  quand  le  roulement  de  deux  carrosses  bondés 
sur  la  route,  nous  avertit  que  les  amateurs  de  la  fête  d'Es- 
sonnes  allaient  rentrer.  Brusquement  nous  recouvrîmes  les 
touches  jaunes  et  grises  du  vieil  instrument  et  nous  rabat- 
tîmes le  dessus,  avec  un  petit  nuage  de  poussière  .semblant 
l'haleine  des  petits  amours  joufflus  que  ce  mouvement  insolite 
avait  essoufflés.     Il  était  temps. 

Le  salon  était  plein,  un  instant  après,  de  toilettes  pou- 
dreuses, affalées  sur  les  housses  des  fauteuils,  d'une  gaieté 
évidemment  destinée  à  augmenter  notre  regret,  et  d'une 
odeur  de  pain  d'épice  qui  nous  donnait  faim.  Il  était  tard, 
d'ailleurs,  déjà.  Le  soleil,  incendiant  les  vitres  de  la  large 
fenêtre,  se  couchait  derrière  Draveil,  traînant  de  grands  fils 
d'or  rouge  sur  la  Seine,  où  des  chalands  aux  cabines  fleuries 
descendaient  lentement  dans  une  buée  rose. 

Or,  cette  nuit-là  ;  je  ne  dormis  pas.  Ma  cousine  Marthe 
m'avait  fait  de  la  peine  en  me  quittant.  J'en  étais  déjà 
très  amoureux  et  il  ne  m'en  fallait  pas  beaucoup,  d'elle, 
pour  me  faire  souffrir.  Peut-être  avait-elle  retiré  trop  tôt 
sa  petite  main  de  la  mienne,  ou  le  bonsoir  qu'elle  m'avait  dit 
avait-il  eu  moins  de  tendresse  qu'à  l'accoutumée:  enfin, 
j'étais  très  malheureux. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  373 

Le  sommeil  fuyant  mes  paupières,  je  quittai  ma  cham- 
bre sans  faire  de  bruit,  et,  nu-pieds,  je  descendis  dans  le 
grand  salon,  sans  flambeau,  sachant  qu'à  cette  heure,  il 
était  largement  illuminé  par  la  lune.  Celle-ci,  en  effet,  y 
tendait  comme  une  grande  nappe  blanche  sur  le  parquet, — 
telle  une  fée  pour  le  repas  mystérieux  des  Elfes  qui  rouvrent 
les  corolles  close  des  volubilis  pour  y  boire.  Et  des  rayons 
perdus,  comme  des  flèches  d'argent,  se  piquaient,  çà  et  là, 
dans  les  rideaux,  aux  angles  des  meubles  usés,  des  lueurs 
plus  attendries,  plus  vivantes  semblant  courir  sur  le 
clavecin. 

Mais,  à  peine  entré,  une  émotion  effroyable,  inattendue, 
tenant  autant  de  la  peur  que  de  la  surprise,  me  prit  à  la 
gorge,  pendant  que  le  poids  de  mes  cheveux  semblait  s'al- 
léger au-dessus  de  mon  front.  Le  clavecin  jouait  :  il  jouait 
tout  seul  !  Un  air,  non.  Mais  beaucoup  d'airs  qui  sem- 
blaient se  croiser  et  s'interrompre  les  uns  les  autres,  les 
cordes  gémissant  dans  toutes  leur  longueur  sous  un  glisse- 
ment subtil,  un  bruit  étranger  à  celui  des  cordes,  un  frôle- 
ment douloureux  et  saccadé  contre  le  bois  accompagnant  les 
égratignures  de  cuivre,  tous  ces  sons  se  mêlant,  se  renflant, 
s 'amoindrissant  suivant  des  harmonies  bizarres,  en  une  mé- 
lodie etoujours  commencée,  toujours  interrompue,  comme  on 
en  entend  dans  les  rêves  qui  vous  angoissent. 


* 
*     * 


J'étais  bien  sûr  que  ma  cousine  Marthe  et  moi  nous  avions 
fermé  le  piano.  Si  quelqu'un  en  eût  joué,  d'ailleurs,  je 
l'eusse  aperçu  dans  cette  obscure  clarté  qui  venait  de  la  lune. 
L'ombre  de  la  tante  Paule, — nous  nous  imaginons  les  om- 
bres transparentes  dans  la  nuit  —  me  hantait.  Nous 
l'avions  peut-être  gravement  offensée,  la  bonne  petite  vieille, 
en  touchant  à  son  clavecin  ! 

Parfois,  cette  musique  étrange  se  taisait,  et  j'en  éprou- 
vais comme  un  soulagement.  Mais  je  n'osais  m'en  aller. 
Je  voulais  être  sûr  qu'elle  était  bien  finie  et  ne  recommençait 
pas.  Mais  elle  recommençait  avec  des  strideurs  plus  éper- 
dues, avec  des  caresses  plus  douloureuses  sur  le  bois  et  un 
grincement  plus  aigu  des  cordes.  Et  je  restais  toujours  là. 
Et  ce  fut  seulement  au  matin,  quand,  dans  le  grand  salon, 
les  tentures  se  rosèrent  doucement,  le  réveil  semblant  mon- 
ter, des  eaux  de  la  Seine,  sur  l'onde  tremblante  des  vapeurs 


374  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

que  le  clavecin  se  tut,  si  longtemps  que  je  me  sentis  délivré 
du  charme. 

Quand  je  contai,  le  lendemain,  la  chose  à  ma  cousine 
Marthe,  elle  se  signa  et  jugea,  comme  moi,  qu'elle  était 
grave  et  que  nous  ferions  bien  de  nous  confesser  quand  le 
curé  d'Evry  viendrait  déjeuner  à  la  maison.  Or,  il  vint  le 
jour  même,  et  pour  une  demande  qui,  vraiment,  touchait  à 
la  fatalité.  L'harmonium  de  sa  petite  église  étant  en  répa- 
rations, il  venait  voir  si  le  vieux  clavecin  de  notre  grand' 
tante  Paule  ne  pourrait  servir  à  accompagner  les  vêpres  du 
lendemain,  qui  était  jour  férié.  Marthe  et  moi,  nous  nous 
regardions  avec  stupeur. 

Comme  on  lui  faisait  observer,  tout  en  lui  accordant  de 
grand  cœur,  que  l'instrument  était  en  bien  mauvais  état,  le 
bonhomme  demanda  la  permission  de  l'ouvrir  pour  juger  lui- 
même  de  l'état  des  cordes.  A  peine  l' eût-il  fait,  qu'il  poussa 
un  cri  d'étonnement. 
— Venez  voir  !  fit-il. 

Sur  les  cordes,  étendu,  un  petit  oiseau  mort,  aux  ailes  con- 
vulsées, aux  pattes  raidies,  gisait...  Marthe  et  moi  nous  com- 
prenions seuls.  Nous  avions  enfermé  le  malheureux  rouge- 
gorge  dans  le  clavecin  où  il  s'était  abattu  pendant  que  nous 
cherchions  un  filet  à  papillons.  C'était  son  agonie  dans  ce 
cercueil  sonore  que  j'avais  entendue  toute  la  nuit! 

Quand,  après  l'avoir  retiré  on  posa  le  petit  cadavre  sur 
le  rebord  de  la  large  fenêtre  où  le  vent,  souffla,  inutile,  dans 
ses  ailes  inertes,  je  ne  sais  pas...  mais  il  nous  sembla,  à 
Marthe  et  à  moi,  que  notre  grand 'tante  Paule  mourait  une 
seconde  fois  et  que  d'invisibles  prêtres  chantaient  dans  le 
grand  jardin. 


Prise  de  voile 


Dans  la  paisible  rue  où  je  passe  souvent 

Un  jour  d'hiver,  devant  la  porte  d'un  couvent, 

Je  vis,  avec  fracas,  s'arrêter  des  carrosses. 

Tous  les  chevaux  portaient,  ainsi  que  pour  des  noces, 

Une  rose  à  l'oreille  ;  et  les  laquais  poudrés 

Et  superbes,  tout  droits  sur  leurs  mollets  cambrés, 

Se  tenaient  à  côtés  des  portières  ouvertes, 

D'où  sortaient,  de  velours  et  d'hermine  couvertes, 

Des  femmes  au  regard  de  glace,  au  front  hautain. 

Je  vis  descendre  aussi,  sur  ce  trottoir  lointain, 

Des  vieillards  abritant  de  lévites  fourrées. 

Leurs  poitrines  de  croix  et  d'ordres  chamarrées, 

Des' prélat °  violets,  un  cardinal  romain, 

Enfin  le  monde  altier  du  faubourg  Saint-Germain. 

Tous  ces  patriciens,  aux  grand  airs  durs  et  roides, 

Se  firent  sur  le  seuil  des  politesses  froides, 

Puis,  après  maint  salut  se  cédant  le  pas. 

Entrèrent  dans  l'église  en  mettant  chapeau  bas. 

Et,  lorsque  fut  enfin  la  foule  disparue 

Et  qu'il  ne  resta  plus  dans  la  petite  rue 

.wae  les  carosses  lourds  aux  panneaux  blasonnés, 

En  écoutant  causer  deux  drôles  galonnés, 

Je  sus  qu'il  s'agissait  d'une  prise  de  voile. 

Ainsi  c'est  ton  rayon  suprême,  ô  pure  étoile, 

C'est,  ô  candide  fleur,  ton  suprême  parfum, 

Qui  réunissent  là  tout  ce  monde  importun  ! 

Que  t'apporte-t-il  donc?     Une  pitié  banale. 

Lorsque  offrant  à  Jésus  ton  âme  virginale, 

Tu  viendras,  le  front  pâle  et  les  membres  tremblants, 

Telle  qu'une  épousée,  en  tes  longs  voiles  blancs, 

Lorsque  tu  jureras,  d'une  voix  frémissante, 

D'être  pauvre  toujours,  chaste,  humble,  obéissante, 

Que  tu  sentiras  un  frisson  dans  tes  os 


376  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

Au  froid  contact,  au  bruit  sinistre  des  ciseaux 
Coupant  brutalement  tes  boucles  parfumées, 
Que  se  passera-t-il  dans  les  âmes  gourmées 
De  ces  heureux  du  jour,  de  tous  ces  contentés, 
Qui,  jusqu'aux  pieds  de  Dieu,  traînent  leurs  vanités? 
De  quel  enseignement  sera  ton  sacrifice? 
L'un  à  quelque  folie  et  l'autre  à  quelque  vice 
Eetourneront  sans  doute  au  sortir  de  ce  lieu, 
Pauvre  fille,  où  tu  viens  de  dire  au  siècle  adieu. 
Ce  soir,  lorsque,  ayant  bu  jusqu'au  fond  le  calice, 
Lasse  d'être  à  genoux,  saignant  sous  ton  cilice, 
Et  laissant  jusqu'au  sol  tes  mains  jointes  tomber. 
Tu  frémira«,  craignant  un  jour  de  succomber 
Sous  le  faix  écrasant  de  tes  saintes  fatigues, 
Ces  hommes  replongés  déjà  dans  leurs  intrigues, 
Ces  femmes  se  parant  pour  un  plaisir  nouveau, 
T'oublieront  dans  ton  cloître  ainsi  qu'en  un  tombeau  ! 

Mais  j'ai  tort,  ô  ma  ^œur  !  mon  âme  peu  chrétienne 

Ne  sait  pa    s'élever  au  niveau  de  la  tienne. 

C'est  parce  que  le  monde  est  justement  'ainsi 

Que  ta  jeunesse  en  fleur  va  se  faner  ici. 

Pour  tout  le  mal  commis  par  les  hommes  impies, 

Tu  t'offres  en  victime  innocente  et  l'expies. 

Dans  la  triste  balance,  au  dernier  jugement, 

Tu  crois  qu'il  suffira  peut-être  seulement, 

Pour  voir  se  relever  le  plateau  des  scandales, 

Du  poids  de  tes  cheveux  répandus  sur  les  dalles. 

Tu  vas  veiller,  jeûner,  languir,  mais  tu  le  veux. 

Dans  toute  leur  rigueur  accomplis  donc  tes  vœux. 

Le  fardeau  des  péchés  du  monde  est  rude  et  grave, 

Ma  pauvre  sœur  !  Pour  tous  les  tyrans  sois  esclave  ; 

Sois  chaste,  ô  sainte  enfant  pour,  tous  les  corrompus. 

François  Coppé. 

(Récits  et  élégies) 


Quarante    minutes  de  Retard 


En  gare  des  Aubrais,  vers  six  heures  du  so  r,  en  été.  Sur 
le  quai,  une  dizaine  de  personnes  attendent.  Un  emp  oyé 
passe  et  dit  à  haute  voix  :  "  Le  train  de  Paris  a  quarante 
minutes  de  retard."  Les  voyageurs  se  dispersent  alors  avec 
ennui.  Deux  dames,  qui  se  d  rigent  chacune  de  son  côté  vers 
la  salle  d'attente,  arrivent  ensemble  à  la  porte.  Elles  se  re- 
gardent ;  l'une  s'écrie  :  '  Jeannette  !  "  l'autre  répond  : 
"  Noémi  '  .  Et,  après  une  seconde  d'hésitation,  elles  tom- 
bent dans  les  bras  Tune  de  l'autre. 

noemi. — Comment  !  c'est  toi  ? 

jeannette. — Oui.  Je  ne  crois  pas  encore  que  ce  soit 
nous  !  J'ai  besoin  de  m'y  faire. 

noemi. — Est-ce  que  tu  me  trouves  changée  ? 

jeannette. — Je  te  trouve  tout  de  même.     Et  toi  ? 

noemi. — Moi,  je  t'aurais  reconnue  à  cinquante  pas.  Oh  ! 
crois-tu  ?  Ce  hasard 

jeannette. — En  effet  !  Ah,  méchante  fille  ! 

noemi. — Pou-  quoi  me  dis-tu  ça  ? 

jeannette. — Tu  le  demandes  ?  Toi  qui  devais  m  écrire  ! 
Tous  les  mois 

noemi. — Eh  bien,  et  toi  ?  Toutes  les  semaines  !  L'as-tu 
fait? 

jeannette. — Oui.     Trois  semaines. 

noemi. — Et  après. 

jeannette. — Ah  dame  !  Après  ?  Mais  moi,  tu  sais  qu'é- 
crire ça  n'a  jamais  été  mon  fort.  Toi,  au  contraire,  tu  adorais 
faire  les  lettres.     Aussi,  tu  es  bien  plus  coupable  ! 

noemi. — Enfin,  laissons  ça.     Te  voilà  donc  ! 

jeannette. — Nous  voici,   dans   cette  gare,   après...... 

combien  déjà  ? 

noemi. — Attends  que  je  calcule.  Tu  avais,  toi,  à  la  fin 
de  ta  classe  supérieure  ?.  . .  . 

jeannette. — Se  ze  ans  et  demi.     Et  toi  dix-sept. 

noemi. — Nous  avons  quitté  le   couvent  ensemble,      ça 
nous  fait,  .dix-sept,  .vingt-sept,  .trente-sept,  .et  puis. .    ça 
nous  fait. . 


378  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

jeannette. — Vingt-quatre  ans,  ma  chérie 

noemi. — Vingt-quatre  ans  !  Oui.  Mais  alors  tu  en  as  qua- 
rante ? 

jeannette. — Et  toi  quarante  et  un,  ma  bonne  petite. 

noemi. — Comme  c'est  arrivé  vite  ! 

jeannette. — Très  vite.    Plus  que  le  rapide  de  Paris. 

noemi  — Nous  sommes  deux  presque  vieilles  dames. 

jeannette. — J'en  ai  peur.    Qu'es-tu  devenue  ? 

noemi. — Tu  ne  le  sais  pas  ? 

jeannette..  .Mais  non  !  Et  toi  aussi,  tu  n'es  pas  au 
courant  de  mes  affaires,  j'en  suis  sûre  ?  Nous  nous  sommes 
quittées  en  nous  jurant  de  nous  écrire,  de  ne  jamais  nous  per- 
dre de  vue. .  Et  puis. .  rien.  Personne  n'a  donné  signe  de 
vie. 

noemi. — C'est  vrai.    Eh  bien,  je  suis  mariée. 

jeannette. — Moi  aussi.    As-tu  des  enfants  ? 

noemi. — Une  fille. 

jeannette. — Moi,  un  garçon.  Je  devrais  avoir  aussi  une 
fille.  ...  Je  l'ai  perdue. 

noemi. — Pauvre  amie     Comment  t'appelles-tu  ? 

jeannette  — Madame  Leroux.    Et  toi  ? 

noemi. — Comtesse  de  Précy.    Où  demeures-tu  ? 

jeannette. — Impasse  des  Jacobins. 

noemi. — Où  prends-tu  ça  ?  Du  côté  de  Passy  ? 

jeannette. — C'est  à  Angers. 

noemi. — Tu  n'habites  pas  Paris  ? 

jeannette. — Non.    Ça  t' étonne  ? 

noemi. — Que  fait  donc  monsieur  Leroux  ?  C'est  le  préfet  ? 
Tu  es  la  préfète  ? 

jeannette. — Non.  Il  est  professeur  de  rhétorique  au 
lycée  d'Angers,  monsieur  Leroux. 

noemi. — Tu  m'en  diras  tant  ! 

jeannette. — Toi,  tu  habites  Paris,  alors  ? 

noemi. — Six  mois  seulement,  Cours-la-Reine.  Le  reste 
du  temps  à  Précy,  la  terre  de  ma  belle-mère,  dans  l'Orne.  Ou 
bien  nous  nous  offrons  un  voyage.  L'année  dernière,  nous 
avons  fait  le  Monténégro.  Très  curieux.  Je  te  le  conseille, 
quand  tu  auras  un  moment  de  libre  ? 

jeannette. — Tu  ne  te  moques  pas  de  moi  ? 

noemi. — Oh,  Jeannette  ! 

jeannette. — Je  croyais.  Le  Monténégro  !  Ah,  Sei- 
gneur !    Nous  avons  bien  d'autres  choses  à  penser. 

noemi. — Tu  n'es  pas  heureuse  ? 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  379 

jeannette. — Moi  !  Très  heureuse. 

noemi. — Même  à  Angers  ? 

jeannette. — Même.  Tu  n'aimes  pas  la  province,  je 
vois  ? 

noemi. — Si.  Pendant  l'été,  en  passant.  Mais  j'aurais 
trouvé  assez  naturel  que  tu  ne  fusses'  pas  heureuse  à  Angers. 
On  a  déjà  tant  de  mal  à  l'être  à  Paris  ! 

jeannette. — Ça  ne  dépend  pas  de  l'endroit  qu'on  habite, 
va. 

noemi. — De  quoi  donc  ? 

jeannette. — Du  mari  qu'on  a. 

noemi. — Alors,  toi,  c'est  la  perle  ? 

jeannette. — Ne  plaisante  pas.  C'est  le  meilleur ^des 
hommes. 

noemi. — Tant  que  ça  ? 

JEANNETTE. — Oui. 

noemi. — Tu  l'aimes  ? 

jeannette. — Je  l'adore. 

noemi. — Allons  !  (Elle  pousse  un  soupir.)    C'est  très  beau. 

jeannette. — Pourquoi  soupires-tu  ?  Quel  drôle  d'air  tu 
as  \  Est-ce  que  toi  ?. . 

noemi. — Oh,  moi,  je  n'ai  pas  lieu  de  me  plaindre.  J'ai 
épousé  le  fiancé  de  mes  rêves  de  jeune  fille.  Aussi,  le  mari 
que  j'ai,  je  ne  l'ai  pas  volé. 

jeannette. — Il  est — Il  n'est,  .pas  gentil  pour  toi  ? 

noemi.— Ni  gentil  ni  laid. 

jeannette. — Comment  ?  ;fn: 

noemi. — H  n'est  rien.    Il  n'est  pas  là.    Il  est  sorti.    Tou- '* 
jours  dehors,  au  cercle,  aux  courses,  en  voyage,  à  bicyclette,    ; 
à  cheval.  .  C'est  un  homme,  à  toute  minute  du  jour,  qui  vient 
de  partir  on  qui  va  rentrer.    Je  suis  la  femme  d'un  absent. 

JEANNETTE. — Suis-le. 

noemi. — Il  n'aime  pas  ça.  Il  m'a  déclaré  :  "  Je  me  suis 
marié  pour  être  seul." 

jeannette. — Comme  tu  dois  t'ennuyer  ! 

noemi. — Plus  maintenant.  En  tous  cas,  moins.  Beaucoup 
moins.  3 

jeannette. — Avec  quel  ton  tu  disJçaJfTu  m'inquiètes  , 
et  tu  me  fais  de  la  peine  !  .  ^j 

noemi.— Il  n'y  a  pas  de  quoi.    Ma  viejestfmanquée,   s 
voilà  tout.     Parlons  de  la  tienne.     Raconte-moi.  JjQuel    est 
ton  genre  d'existence  ?  • 

jeannette. — Oh  !  bien  simple. 


ta* 


380  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

noemi. — Quelles  sont  vos  dist:  actions,  à  Angers  ? 

JEANNETTE. — Nos  fc  avaUX. 

noemi. — Mais  en  deho  s  du  tn  avail  ? 

jeannette. — Il  ne  novs  leste  guère  de  loisir.  Tu  n'ima- 
gines pont  ce  que  c'est  qu'une  classe,  et  une  rhétoiique  !  à 
bien  faire,  quand  on  pi  end  son  métier  à  cœur,  comme  Hemi  ! 
C'est  bien  absorbant,  va. 

noemi. — Continue. 

jeannette. — Les  leçons,  les  devoi  s  à  corriger,  .la  p:é- 
paration  des  textes.     J'ai  beau  l'aider  un  peu.  . 

noemi. — Tu  l'aides  ? 

jeannette.— Oh  !  si  ça  peut  s'appeler  aider  !.  .C'est-à- 
dire  que  je  conige  la  composition  des  élèves.  Pas  toutes.  Il 
y  en  a  qui  sont  trop  fo  tes  pour  moi. 

noemi. — Vous  faites  ça  le  soir  ? 

jeannette. — Gêné  alement,  oui,  après  le  dîner.  On 
allume  la  petite  lampe .  . 

noemi. — Une  fois  que  tu  as  couché  l'enfant  ?.  .  Je  vois  ça 
d'ici. 

jeannette. — Oh  !  Il  se  couche  bien  tout  seul.  Gaston 
a  seize  ans. 

noemi. — Seize  ans  !  Déjà  !  Tu  as  un  fils  de  seize  ans  ! 

jeannette. — Mais  dame  !  Tu  nous  vois  donc  toujouis 
au  couvent  des  Anges  ?  Et  ta  fille,  quel  âge  a-t-elle  ? 

noemi. — Douze  ans  et  demi.  Elle  est  venue  un  peu  tard. 
Elle  ne  pouvait  pas  se  décide  . 

jeannette.— Elle  te  donne  de  la  satisfaction  ? 

noemi. — Oh,  r  es  mignonne  !  cha  mante  ! 

jeannette.— Comment  l 'as-tu  appelée  ? 

noemi. — Madeleine.  Raconte-moi  donc  encoie.  Alois 
vous  corrigez  les  devoirs  des  élèves,  sous  rabat-jour,  à  côté 
l'un  de  l'autre  ? 

jeannette. — Oui.  On  ma  que  les  barbarismes  au  crayon 
rouge.     Ou  bien  Hem  i  me  fait  la  lecture. 

noemi. — Des  romans  qui  viennent  de  paraître  ? 

jeannette. — Non.  Il  n'aime  pas  beaucoup  ça.  Moi 
je  n'en  suis  pas  folle.  Il  me  lit  de  l'histoire.  Du  Michelet. 
Tu  connais  ? 

noemi. — J'ai  parcouru.  .  .un  peu.  Un  jour,  aux  bains  de 
me,  dans  la  bibliothèque  de  l'hôtel,  il  y  avait  un  tome  dépa- 
reillé.    C'est  t  es  foit  ;  et,  dis-moi,  les  vacances  ?.  . 

jeannette. — Nous  voyageons. 

noemi. — A  la  bonne  he  u  e  !    As-tu  été  en  Espagne  ? 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  381 

jeannette. — Non.     Nous  ne  quittons  pas  la  France. 

noemi. — C'est  ce  que  tu  appelles  voyage  ;  ? 

jeannette. — Tout  de  même.  L'an  passé  nous  avons  été 
au  mont  St-Michel.     Tu  connais. 

noemi. — Non.  Mais  je  connais  les  Baléares,  la  Suède, 
le.. 

jeannette. — Et  puis,  quelquefois  l'été,  quand  il  ne  fait 
pas  trop  chaud,  nous  allons  à  Pa  is,  comme  des  étrangers. 
Henri. me  p  omène  dans  les  vieux  qua  tiers, — il  sait  beaucoup, — 
nous  ret  ouvons  les  de  nie  es  t  aces  du  passé.  C'est  bien 
intéressant  !  Et  puis,  ça  fo  me  l'esp  it  de  Gaston.  Il  ado  e 
son  pè  e,  cet  enfant  ! 

noemi. — Pou  quoi  n'est-il  pas  avec  toi  ? 

jeannette. — Il  est  inte  ne  à  Pa  is. 

noemi. — Tu  t'en  es  séparée  ?    Depuis  quand  ? 

jeannette. — L'année  de  nié  e.  Henri  l'a  voulu.  Pour 
qu'il  fit  une  bonne  rhétorique  et  une  solide  philosophie.  Là- 
bas,  au  lycée  d'Angers,  avec  le  nom  de  son  père,  il  était  top 
gâté.  Tandis  qu'à  Paris,  à  Louis-le-Grand,  il  n'est  plus  un 
privilégié  :  c'est  un  élève  comme  tout  le  monde.  Oh  !  ça 
nous  a  été  très  dur  !  Et  à  lui  aussi.     Mais  il  le  fallait. 

noemi. — Qui  est-ce  qui  le  p  omène,  ce  g- and  garçon,  les 
jou^s  de  congé  ? 

jeannette. — Nous  avons  de  vieux  amis  dans  l'Université. 

noemi. — Oui,  mais  en  deho  s  de  l'Université,  veux-tu 
que  j'aille  le  voir  et  que  je  m'en  occupe  un  peu  ? 

jeannette. — Tu  es  t  op  bonne. 

noemi. — Ca  me  fera  plaisr.     Tu  dis  qu'il  est  gentil  ? 

jeannette. — La  perfection.     Une  âme  cha  mante. 

noemi. — Eh  bien  alo  s,  c'est  un  bonheur  !  Je  te  ferai 
connaît  e  mon  petit  Madelon  aussi.  Tu  verras  quelle  bave 
petite  nature  de  femme  ça  p  omet.  Oh  !  elle  ne  tient  pas  de 
son  pèe,  celle-là  !  Ma  bonne  chérie  !  Si  ^u  savais  comme 
je  suis  contente  de  t'avoir  letouvée  ! 

jeannette. — Moi  aussi,  va  ! 

noemi. — Il  me  semble  que  c'est  une  nouvelle  période 
dans  ma  vie,  comme  si  not  e  vieille  amitié  de  petites  filles 
allait  reprend  rc  et  recommencer  pour  ne  plus  jamais  cesser, 
ni  s'interrompre. 

jeannette. — Ah  !  je  le  veux  bien  !  Te  rappelles-tu  les 
Saints-Anges  ? 

noemi. — Oui. 


382  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

jeannette. — La  cour  du  cloître  avec  son  beau  cèdre, 
les  pots  de  fleurs  des  reposoirs .  . 

noemi. — La  classe  de  couture  ? 

jeannette. — La  maîtresse  de  solfège  et  de  chant  sacré  ? 

noemi. — La  mère  générale,  si  âgée  qu'elle  avait  l'air  d'une 
vieille  fée  en  cornette,  et  qu'on  allait  la  voir  dans  sa  chambre 
parce  qu'elle  ne  bougeait  plus  de  son  fauteuil  ? 

jeannette. — Oui  !    Et  toutes  nos  anciennes  amies  ? 

noemi. — Les  deux  petites  sœurs  de  la  Guadeloupe,  qui 
étaient  si  jolies  ? 

jeannette. — Rose  et  Beitha  ?  Après  toi,  c'étaient  celles 
que  j'aimais  le  mieux.     Je  ne  sais  pas  ce  qu'elles  sont  devenues, 

noemi. — Il  y  avait  aussi  une  petite  fille.  . 

jeannette. — Oui.     Enfin,  tout  ça  est  bien  loin  ! 

noemi. — Et  bien  près  aussi.  Je  n'ai  qu'à  descendre  dans 
mon  cœur,  les  jouis  de  tnstesse,  pour  retrouver  tout  comme 
autrefois.  Je  ferme  les  yeux,  je  me  retiens  de  vivre  et  j'y  suis. 
Je  revois  la  couleur  spéciale  du  ciel  entrevu,  le  matin,  par  les 
vasistas  du  doitoir,  le  soleil  qui  venait  quotidiennement,  à 
la  même  heure  caresser,  la  statue  de  la  Vierge,  dans  sa  niche 
étoilée  d'or.  Je  me  rappelle  le  bruit  de  mes  pas  le  long  des 
corridors  frais,  le  silence  éternel  de  toute  la  grande  maison 
à  de  certaines  heures  !  Tout  au  plus,  par-ci  par-là,  entendait- 
on  la  petite  gamme  lointaine  d'une  classe  de  piano,  .un  coup 
de  cloche,  ou  le  soupir  d'un  harmonium. 

JEANNETTE. — Oh  !   Oui. 

noemi.— Est-ce  qu'il  ne  t'est  pas  arrivé,  dans  ce  temps- 
là,  quand  tu  étais  seule  et  que  tu  traversais  une  des  cours 
désertes,  ou  un  des  parloirs  vides,  .de  t'arrêter,  toute  frisson- 
nante et  saisie,  émue, sans  savoir  pourquoi,  et  d'écouter,  dans 
l'attente,  comme  s'il  allait  tout  à  coup  se  passer  quelque  chose  ? 
Quoi  ?  On  n'en  sait  rien.  Mais,  dans  ces  minutes-là,  on  vit 
doublement,  on  éprouve  des  émotions  instinctives,  délicates 
et  profondes.  J'y  ai  réfléchi  depuis.  Je  crois  bien  qu'à  ces 
minutes,  c'est  notre  âme  d'enfant  qui  se  dégage  et  se  révèle 
à  nous-mêmes.     Il  nous  passe  une  étincelle  divine. 

jeannette. — J'ai  senti  cela.  Et  souvent  !  Et  je  vais 
plus  loin  que  toi.  J'ai  eu  alors  la  perception  mystérieuse  et 
instantanée,  moi,  que  je  me  regretterais  plus  tard  telle  que 
j'étais  à  cette  seconde.  J'avais  beau  dire  et  penser  sérieuse- 
ment que  ça  n'était  pas  bien  gai  d'être  au  couvent,  et  rêver 
ardemment  d'en  sortir,  .et  pleurer  parfois  la  nuit  dans  mon 
lit.  .Ça  ne  fait  rien.  .J'ai  senti  maintes  fois,  mieux  que  cela, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  383 

j'ai  su,  à  n'en  pas  douter,  su  de  source  certaine  que  jamais 
quoi  que  pût  me  donner  plus  tard  la  vie  pour  de  bon,  je  ne 
serais  aussi  pleinement,  aussi  parfaitement  heureuse  qu'à 
cet  âge.     Et,  depuis,  j'ai  vu  que  je  ne  me  trompais  pas. 

noemi. — Pourtant,  tu  viens  de  me  dire  ?.  . 

jeannette. — Je  ne  me  plains  pas,  sans  doute!  Je  suis  aussi 
heureuse  qu'on  peut  l'être.  Grand  Dieu  !  Mais  ce  n'est  plus 
ça  !  J'ai  à  vivre  à  présent.  Quand  nous  étions  petites,  il 
semblait  qu'on  vécût  pour  nous.  C'était  nos  parents  qui 
s'ocupaient  de  ça.  Nous,  nous  avions  rien  à  faire  :  qu'à 
rire,  à  avoir  de  bonnes  joues  et  être  "  la  première,"  s'il  y 
avait  moyen.  Pas  de  soucis,  pas  de  chagrins,  pas  de  res- 
ponsabilités, même  pas  de  deuils.  Car,  par  une  grâce  mer- 
veilleuse, les  morts,  même  de  nos  plus  proches  parents,  glissent 
sur  nos  fronts  et  nos  cœurs,  et  nous  n'en  perdons  pas  une  mi- 
nute de  récréation.  Ah  !  qui  me  rendra  donc  l'âme  que 
j'avais  de  huit  à  douze  ans  !  Où  est-elle  allée  ?  C'est  pourtant 
la  même  que  j'ai,  et  c'en  est  une  autre.  Et,  cependant,  je 
le  répète,  je  bénis  Dieu,  je  suis  aussi  heureuse  qu'une  honnête 
femme  peut  l'être  ici-bas. 

noemi. — Alors,  qu'est-ce  que  tu  dirais.  .  ? 

jeannette. — Si  j'étais  à  ta  place  ? 

noemi. — Oui. 

jeannette. — Ma  pauvre  mignonne,  va  !  Embrasse-moi. 
Je  devine  bien  des  choses.  Console-toi  avec  ta  fille.  .  Pense 
à  bien  la  maiier  suitout. 

noemi. — C'est  cela  qui  me  préoccupe.  . 

jeannette. — Fais  attention.  Dans  ton  monde,  c'est 
dangereux.  . 

noemi. — Aussi,  j'ai  là-dessus  une  ferme  volonté.  .  Ma- 
demoiselle n'épousera  que  celui  que  je  lui  choisirai ..  Ça  ne 
sera  pas  un  monsieur  dans  le  genre  de  ceux  qui  m'ont  fait 
rêver.  .Je  lui  voudrais  un  honnête  et  loyal  garçon,  qui  ne  fût 
pas  Parisien,  ou  le  moins  possible .  .  dans  le  genre  de  ce  que 
sera  ton  gaiçon.  .Mais  j'y  songe  !  S'il  tient  vraiment  ce  qu'il 
promet  d'être.  . 

jeannette—  Il  le  tiendra,  sois-en  sûre. 

noemi.— Me  le  donnes-tu  ? 

jeannette. — Pour  ta  fille  ? 

NOEMi. — Oui. 

jeannette. — Nous  avons  le  temps  d'y  songer.     Tu  es 
bien  toujours  la  même  !  Ardente  et  emportée. 
noemi. — Me  le  donnes-tu  ?  Réponds. 


384  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

jeannette. — Tu  es  très  riche. 

NOEMI. — Et  toi  ? 
JEANNETTE. — Pas  du  tout. 

noemi. — Tant  mieux  pour  ton  fils,  alors.  Il  fait  un  beau 
rêve. 

jeannette. — Et  toi,  qu'est-ce  que  tu  fais,  en  ce  cas  ? 
noemi. — Le  bonheur 'de  ma  fille.     Ça  vaut  bien  un  peu 
d'argent.     Voilà  qui  est  entendu. 

jeannette,  qui  ne  peut  s'empêcher  de  sourire. — Tu  vas, 
tu  vas  !.  . 

noemi. — Me  refuses-tu  ?  Ah  !  p;  ends  ga  de  ! 
jeannette. — Non.     Mais.  . 

noemi. — Quand  tu  amas  vu  Madelon,  tu  en  i affoleras. 
Aussitôt  de  retour  à  Paris,  je  vais  conquérir  ton  fils,  il  devient 
l'enfant  de  la  maison,  .et  je  l'élève  en  se.ie  chaude  pour  ma 
fillette.  (Sifflet.)  Tiens.  Je  crois  que  voilà  mon  t  ain.  Tu 
ne  le  prends  pas  ? 

jeannette. — Non,  je  viens  de  Paris.  Je  vais  à  Oiléans, 
voir  une  vieille  tante. 

noemi. — Alois  on  t'éciit  :  Madame  Leroux,  impasse  des 
Jacobins,  Angers  ? 

jeannette. — Parfaitement.     Et  toi  ? 

noemi. — Soixante-sept,  Coui  s-la-Reine.     Embrasse-moi, 
chérie.     Que  je  t'aime  !  Cette  cause. ie  m'a  fait  du  bien.     Rap- 
pelle-toi ce  que  je  te  prédis  !  Nos  enfants  s'épouseront. 

jeannette. — Nous  en  reparle  ons.  En  tous  cas,  à  bien- 
tôt.    J'irai  te  voir  à  mon  prochain  voyage. 

noemi. — Avec  ton  maii  ? 

jeannette. — Bien  entendu. 

l'employé. — Prenez  garde,  mesdames.  Un  peu  en  anière 
s'il  vous  plait  ? 

noemi. — Ils  s'épouseront.     D'ailleurs,  c'est  mon  idée. 

jeannette. — Mais,  .et  ton  mari  ? 

noemi. — Il  faudra  bien  qu'il  en  passe  pav  où  je  veux. 

jeannette. — Pourtant.  . 

noemi. — C'est  moi  qui  ai  la  fortune. 

l'employé. — Les  voyageurs  pour  Pâtis  !  en  voituie  ! 

jeannette.— Au  revoir  ! 


noemi. — Au  revoir  ! 


Henri  Lavedan, 
de  Y  Académie  française. 


Laquelle  des  Deux  ? 


(Saynète  pour  la  Sainte-Catherine) 

louise,  26  ans. 
annette,  17  ans. 

Louise  est  entrée  sans  brait  dans  la  chambre  d'Annette,  et  elle  s'arrête, 
interdite,  en  voyant  sa  sœur  en  larmes. 

Louise. — Quest-ce  que  tu  as?     Pourquoi  pleures-tu? 

Annette,  très  ennuyée  d'être  surprise. — Ça  n'est  rien. 
Là,  c'est  fini. 

Louise. — Dis-moi  pourquoi  tu  pleures,  mon  chéri? 

Annette. — Je  ne  sais  pas.  C'est.  .  .nerveux.  C'est  le 
temps. 

Louise. — Allons  donc!  Je  vais  te  le  dire,  moi.  C'est 
pour  hier. 

Annette. — Hier? 

Louise — Ne  cherche  pas  à  me  tromper.  C'est  à  cause 
de  la  réponse  que  papa  et  maman  ont  donnée  hier  à.  .  . 

Annette,  avec  précipitation. — A  ce  jeune  homme?  Mais 
non.  .  .  jamais  de  la  vie. 

Louise — Parfaitement  si... à  M.  Paul  Raynaud,  qui 
t'avait  demandée. 

Annette. — Je  te  jure. . . 

Louise. — Ne  jure  donc  pas.  C'est  bien  inutile  de  fein- 
dre avec  moi,  va,  avec  ta  grande  sœur.     Ai-je  deviné  juste? 

Annette,  avec  effort,  et  bas. — Oui,  je  l'aurais  parié 
(La  prenant  par  le  cou.)  Embrasse  vite,  et  plus  fort  que 
ça.  C'est  absolument  bête  et  nigaud,  tu  sais,  de  te  faire  du 
chagrin  pour  des  machines  pareilles,  pour  un  petit  mon- 
sieur .  .  . 

Annette. — Un  mari  ! 

Louise. — La  belle  histoire!  Un  mari  de  perdu,  dix  de 
retrouvés. 

Annette. — Pas  tant  que  ça!  Tu  es  bonne,  toi,  tu  en 
parles  à  ton  aise  ! 

Louise. — Que  veux-tu  dire? 

Annette  — Rien.     Sinon  que  je  commence  à  en  avoir 


386  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

assez...  (Sa  voix  tremble.)  Je  suis  humiliée.  (Elle 
pleure.) 

Louise. — Qu'est-ce  qui  t'humilie? 

Annette. — Cela,  tiens  !  D'être  toujours  demandée  et 
jamais  accordée.  On  finit  par  le  savoir  dans  le  monde... 
partout,  à  Paris,  et  même  en  province. . .  et  ça  me  fait  du 
tort  ;  on  n'y  comprend  rien,  on  se  dit  :  "Qu'est-ce  qu'il  y  a? 
Quelque  chose  d'énorme,  évidemment."  On  croit  peut- 
être  que  j'ai  des  infir. . .  des  infirmités  cachées!  (Elle 
pleure.  ) 

Louise,  la  câlinant. — Es-tu  sotte,  mon  gros  chat  !  Tou- 
jours demandée. . .  Et  tu  te  plains  !  Qu'est-ce  que  tu  dirais 
donc  si  tu  étais  à  ma  place,  moi  qu'on  ne  demande  jamais, 
qui  passe  inaperçue,  comme  si  je  n'existais  pas?  Hein?  Tu 
ne  trouves  rien  à  répondre  ? 

Annette. — Je  pleurerais  dix  fois  plus  si  j'étais  toi,  voilà 
tout  ! 

Louise. — Ça  m'avancerait  bien  !  Crois-tu  que  c'est  ça 
qui  me  ferait  monter  plus  tôt  à  l'autel?  Allons,  ne  te  tra- 
casse pas,  et  essuie  tes  yeux.  D'ici  très  peu  de  temps — re- 
tiens ce  que  je  te  dis — tout  ça  va  changer. 

Annette,  incrédule. — Oh  ! 

Louise. — Il  n'y  a  pas  de  oh  !  Ça  va  changer,  parce  que 
j'ai  pris  un  grand  parti.  Quand  je  suis  entrée  tout  à  l'heure 
dans  ta  chambre,  je  venais  justement  pour  te  l'annoncer. 
Es-tu  plus  calme? 

Annette. — Oui,  mais  je  ne  devine  pas. 

Louise. — Ecoute.  Je  t'aime  de  tout  mon  cœur,  tu  le 
sais  ? 

Annette. — Et  moi,  donc! 

Louise. — Tu  es  bien  sûre  que  je  ne  suis  pas  jalouse  de 
ma  petite  Nette?  Tout  ce  qui  t 'arrive  d'heureux,  même  si 
c'est  un  peu  à  mes  dépens,  ah!  Seigneur!  j'en  suis  plus 
contente  encore  que  si  ça  m 'arrivait  à  moi  ! 

Annette. — Tu  es  bonne. 

Louise. — Je  ne  suis  pas  bonne,  tu  m'ennuies.  Eh 
bien!  malgré  ça,  j'ai  remarqué,  depuis  quelques  années,  une 
chose  qui  me  vexe  beaucoup. . .  Oh  !  mais  beaucoup. .  .C'est 
qu'on  te  demande  toujours  en  mariage,  toi,  mâtine,  et  jamais 
moi.     On  t'a  demandé  onze  fois  depuis  deux  ans  et  demi. 

Annette. — Toi  aussi,  sois  juste? 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  387 

Louise. — Une  fois,  moi,  M.  de  Châteaublanc,  qui  avait 
soixante  ans. . .  et  qui  boitait. 

Annette. — Mais  très  riche  !  Aussi  riche  au  moins,  à 
lui  tout  seul,  que  mes  onze  à  moi  réunis  ! 

Louise  — C'est  vrai  ;  il  faut  bien  avoir  quelque  chose. 
Enfin,  ça  n'est  pas  à  comparer  avec  toi.  Tous  les  jeunes, 
tous  ceux  qui  étaient  bien,  qui  m'aurait  plu  à  moi,  c'est  toi 
qu'ils  demandaient.  Toujours  Annette.  Jamais  ce  paquet 
de  Louise. 

Annette. — Tu  me  fais  de  la  peine. 

Louise. — Tais-toi,  mignon.  Chaque  fois,  ça  s'est  passé 
avec  père  et  mère  de  la  même  façon. — "Madame,  monsieur, 
disait  le  jeune  homme  ému  (ou  la  personne  respectable  qu'il 
avait  envoyée  à  sa  place),  j'ai  l'honneur  de  vous  demander 
la  main  de  votre  fille. — Louise?  lançait  maman  qui  a  une  si 
grande  envie  de  me  caser. — Non,  Annette,  répondait  le  jeune 
homme  ému  (ou  la  personne  respectable), — Alors,  n'allons 
pas  plus  loin,  monsieur,  déclarait  papa.  Vous  n'êtes  pas  le 
premier  qui  demandiez  Annette  ;  mais  c'est  une  décision  ir- 
révocable chez  nous  de  ne  pas  marier  la  cadette  avant  l'aînée. 
Quand  Louise  sera  établie,  noous  verrons.  D'ici  là,  nous 
avons  le  regret.  .  .  "  Et  le  jeune  homme  ému  (ou  la  personne 
respectable)  partait  navré.  Dans  les  premiers  temps,  je  n'y 
faisais  pas  trop  attention.  Je  me  disais  :  "C'est  un  hasard. 
Mon  tour  va  venir.  Un  de  ces  quatre  matins,  j'aurai  ma, 
série,  moi  aussi."  Et  puis,  je  t'en  moque,  les  mois  pas- 
saient; elle  n'arrivait  jamais,  ma  série;  c'était  la  tienne  qui 
grossissait . . .  Annette . . .  Annette ...  Us  voulaient  tous  An- 
nette.  Tu  comprends  qu'à  moins  d'être  bouchée,  dame! 
j'ai  fini  par  m'en  apercevoir. .  .   et  par  comprendre. . . 

Annette. — Et  tu  m'en  veux? 

Louise,  pince-sans  rire. — A  mort  ! 

Annette,  alarmée. — Ce  n'est  pas  de  ma  faute,  je  te  jure. 
Je  n'ai  jamais  rien  fait  pour. . . 

Louise,  avec  élan. — Oh  !  non  bijou  !  Mais  je  le  sais 
bien  !  T'en  vouloir  !  Ah  !  là  là  !  Seulement,  j'ai  été  forcée  de 
m'avouer  que  je  ne  plaisais  pas.  C'est  embêtant,  c'est  le 
comble  du  déshonneur...  tout  ce  que  tu  voudras.  Mais 
c'est  comme  ça.     Au  bal,  "ils"  ne  m'invitent  jamais. 

Annette. — Us  font  bien  mieux  que  ça  ! 

Louise. — Oui,  oh!  je  sais.  "Us  causent"  les  valses 
avec  moi,  au  lieu  de  les  danser.     Si  tu  t'imagines  que  je  suis 


388  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

dupe?  A  notre  époque,  vois-tu,  quand  les  messieurs  pré- 
fèrent la  conversation  d'une  jeune  fille  au  plaisir  de  la  tenir 
dans  leurs  bras,  c'est  pas  bien  bon  signe  pour  elle!  Bref, 
voilà  ce  que  je  me  suis  dit  :  "Pourquoi  père  et  mère  s'obsti- 
nent-ils à  refuser  Annétte  à  tous  ceux  qui  la  leur  deman- 
dent?"— Parce  qu'ils  pensent  que  ça  me  ferait  du  tort  si 
Annette  se  mariait  avant  moi,  et  que  j'aurais  encore  plus  de 
mal,  ensuite,  à  "trouver,"     Est-ce  ça? 

Annette. — Quand  ce  serait,  ils  ont  bien  raison.  Tu  es 
l'aînée.     C'est  toi  qu'on  doit  épouser  d'abord. 

Louise. — Oui.  Mais  à  une  condition  :  c'est  que  je 
plaise.     Or,  je  déplais. 

Annette. — Peux-tu  dire?... 

Louise. — Je  déplais,  puisqu'on  me  laisse  pour  compte, 
et  que  je  suis  déjà  à  la  fin  de  ma  vingt-sixième  année  ! 

Annette. — Aux  derniers  les  bons  ! 

Louise. — Non.  Je  ne  m'illusionne  pas.  Aussi,  le  seul 
moyen  d'en  sortir,  ai-je  pensé,  c'est  de  ne  pas  me  marier. 
-l-u  j'y  suis  désormais  résolue. 

A  n  nette  .  — Toi  ? 

Louise. — Mon  Dieu,  oui.  A  quoi  bon  m'entêter?  Je 
me  sens  l'étoffe  d'une  vieille  fille.  Tout  à  l'heure,  après  le 
dîner,  je  vais  annoncer  la  chose  à  papa  et  à  maman.  Ils  in- 
sisteront un  peu,  par  affection,  par  politesse,  parce  qu'ils 
m'aiment  bien  dans  le  fond;  mais,  en  eux-mêmes,  ils  m'ap- 
prouveront, et  d'ici  une  semaine  au  plus,  nos  amis,  nos  re- 
lations, tout  le  monde  saura  que  Louise  Durocher  a  renoncé 
à  être  une  dame. 

Annette. — Tu  es  folle.  .  .  Je  suis  suffoquée  ! 

Louise. — Alors  ma  petite.  .  .  alors,  les  onze  jeunes  gens 
qui  dépérissent  depuis  deux  ans  qu'ils  ont  été  si  mal  reçus 
(sans  parler  du  douzième  d'hier,  de  ce  Paul  Raynaud,  qui  ne 
t'est  pas  indifférent,  si  j'en  crois  mon  petit  doigt  de  grande 
sœur) ,  avant  quinze  jours  ils  vont  rappliquer  tous  à  la  mai- 
son pour  te  redemander.  Tu  n'auras  plus  que  l'embarras 
du  choix,  et  père  et  mère  seront  forcés  de  te  lâcher.  Voilà, 
mon  chou.  Tu  vois  que  tu  étais  une  petite  cruche  de  pleu- 
rer? Eh  bien!  tu  n'ouvre  pas  la  bouche?  Tu  ne  m'em- 
brasse pas?     A  quoi  penses-tu? 

Annette,  très  émue — Je  pense.,  je  pense  que  c'est 
tellement  beau .  .  .  tellement  sublime  et  gentil . .  . 

Louise. — Vas-tu  recommencer  à  faire  l'oie? 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  389 

Annette. —  ...Que  je  ne  le  veux  pas.  Non,  je  n'ac- 
cepte pas  que  tu  te  sacrifice  ainsi  pour  moi, 

Louise. — Mais  je  ne  me  sacrifie  pas  ! 

Annette. — Je  serais  une  misérable  si  je  te  laissais. 

Louise." — Zut!  Bonsoir.      (Fausse  sortie.) 

Annette  — Ne  t'en  va  pas. 

Louise. — Alors,  cesse  de  dire  des  bêtises. 

Annette. — Je  ne  suis  pas  si  gamine  que  tu  penses,  va, 
Louison  !     Je  suis  capable,  moi  aussi,  de  bien  des  choses  ! 

Louise. — Mais  j'en  suis  sûre,  mon  poulet.  Je  connais 
ton  cœur.  Si  tu  étais  à  ma  place,  je  paries  que  tu  agirais  de 
même. 

Annette. — Oui.     Oh  !    certainement. 

Louise. — Tu  vois  bien?  C'est  si  naturel!  Je  suis  un 
obstacle,  un  empêtro.     Je  suis  laide,  et  tu  es  jolie.  . . 

Annette. — Pas  vrai.  Tu  as  des  cheveux  sUperbes,  et 
le  coiffeur  t'en  a  offert  deux  cent  francs. 

Louise. — Je  suis  vieille  et  tu  es  jeune. 

Annette. — Je  te  ratrapperai  bien  vite. 

Louise. — Tu  as  cinquante  mille  francs  de  plus  que  moi, 
de  notre  oncle  André. . .  Enfin,  tu  as  tout  et  moi  rien. 

Annette. — Je  proteste. 

Louise. — Bien...  ou  pas  grand'chose.  A  quoi  bon  te 
barrer  la  route?  Ce  que  je  fais  est  tout  simple,  et  il  n'y  a 
même  pas  à  me  remercier.     N'en  parlons  plus. 

Annette. — Si,  parlons-en.  Et  sais-tu  la  vérité?  Veux- 
tu  la  savoir?  S'il  y  en  a  une  de  nous  deux  qui  doit  se  sacri- 
fier. . .  eh  bien  !  c'est  moi  ! 

Louise. — Allons,  bon  ! 

Annette,  exaltée. — Oui,  moi! 

Louise. — Voilà  une  autre  affaire,  à  présent! 

Annette. — Mais,  dame!  vois:  puisque  c'est  toujours 
moi  qu'on  demande  et  jamais  toi,  c'est  donc  ma  présence 
seule  qui  est  cause  de  tout  le  mal.  Je  t' éclipse,  je  te  porte 
ombrage. . . 

Louise. — Tu  es  folle  ! 

Annette. — Si  je  disais,  moi,  de  mon  côté,  que  je  refuse 
de  me  marier,  que  je  veux  rester  fille,  ça  remettrait  tout  en 
place,  et  ils  seraient  bien  forcés,  eux,  là,  les  douze  qui  sou- 
pirent ,  de  se  rabattre  alors  sur  toi . . . 

Louise. — Ou  sur  une  autre.  Ah  !  ma  pauvre  petite 
naïve  ! 


390  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

An  nette. — Naïve  ou  non,  je  n'en  démords  plus.  C'est 
moi  qui  tiens  à  ne  pas  me  marier.     Est-ce  clair? 

Louise. — Non,  c'est  moi  l'aînée. 

Annette. — Moi,  la  cadette. 

Louise. — Ecoute,  veux-tu?  Nous  allons  tirer  à  pile 
ou  face? 

Annette. — Oh  !  non  !  Ce  n'est  pas  le  sort  et  le  hasard 
qui  doivent  régler  des  cho~ses  aussi  graves. 

Louise.— Le  sort  et  le  hasard,  c'est  le  bon  Dieu  !  La 
Providence  peut  aussi  bien  nous  éclairer  avec  un  petit  sou. 
(Elle  a  sorti  un  sou  de  sa  poche.) 

Annette. — Tu  as  raison.  Pile,  c'est  moi  qui  doit  rester 
fille  . 

Louise. — Par  conséquent,  moi,  c'est  face.  (Ella  s'ap- 
prête à  lancer  le  sou.) 

Annette. — Attends!    (Elle  fait  un  signe  de  croix.) 
Va!     (Le  sou  est  lancé.) 

Louise,  qui  a  vu  la  première. — Face  !  J'ai  gagné.  Je 
ne  me  marierai  jamais  ! 

Annette,  triste. — Oh,  ma  pauvre  petite.  (Elle  a  les 
larmes  aux  yeux.) 

Louise,  fébrile  ,V embrassant  avec  un  peu  trop  de  ner- 
vosité.— Mais  ris  donc  Nette;  c'est  la  première  fois  que  j'af 
de  la  chance  ! 

Henri  Lavedan, 
de  V Académie  française. 


L'idée  de  Mlle  Jeanne 


Par  S.   BOUCHEMT 


(Suite) 


Lie  peintre,  sans  calculer  que  c'était  peut-être  là  pour 
Pierre  un  sujet  bien  élevé,  se  laissa  entraîner  un  jour  à  par- 
ler de  l'art  tel  qu'il  le  comprenait,  reproducteur  fidèle  de  la 
nature,  mais  sachant  y  mettre  ce  reflet  de  pensées  supérieures 
qui  constitue  l'idéal  et  que  le  talent  le  plus  exercé  ne  peut 
trouver,  s'il  n'a  pas  sa  source  dans  l'âme. 

— Mais,  dit-il  en  s 'interrompant  tout  à  coup  en  riant,  de 
de  quoi  m'avisé-je  de  te  parler  là,  petit  Pierre  !  C'est  affaire 
à  nous  autres,  les  barbouilleurs  de  toiles,  de  connaître  ces 
impressions  et  d'éprouver  cette  sensation  du  beau  suprême 
qui  vient  de  la  compréhension  complète  de  l'œuvre  de  Dieu. 

— Vous  croyez  que  je  ne  vous  comprends  pas,  répliqua 
Pierre,  très  grave.  C'est  vrai,  je  ne  sais  pas  bien  parler,  je 
ne  sais  pas  dire  ce  que  je  sens.  Mais  je  sens  tout  de  même, 
allez  !  Ca  bouillonne  en  dedans  de  moi  comme  l'eau  dans 
la  machine  à  vapeur  de  l'usine.  Des  fois,  je  pleure  tout  seul 
de  ne  pas  pouvoir  dire,  même  à  Mlle  Jeanne,  .ce  que  j'ai  en 
moi,  ça  me  brûle  ;  mais  tout  de  même  c'est  très  doux  et  ça 
me  fait  bien  du  bonheur. 

Le  peintre  regarda  Pierre  avec  étonnement.  Jamais  le 
jeune  homme  ne  s'était  encore  autant  ouvert.  Ses  yeux 
brillaient  étrangement,  fixes  toujours,  mais  non  plus  comme 
autrefois  dans  une  immobilité  hébétée  et  insensible.  On  y 
sentait  la  vie,  l'intelligence,  la  foi,  la  révélation  d'une  âme 
ardente,  d'une  flamme  intense  et  cachée. 

— Oui,  reprit-il  à  mi-voix  et  comme  se  parlant  à  lui-même 
dans  une  absorption  extatique,  c'est  si  beau  tout  ça.  .ces 
arbres  que  le  bon  Dieu  fait  naître  et  grandir,  qui  sont  tous 
les  mêmes  et  dont  pas  un  ne  ressemble  à  l'autre;  ces  ver- 
dures qui  s'entremêlent  et  dont  chacune  a  sa  douceur  spé- 
ciale ;  ces  brins  d'herbe  gros  comme  des  fils  et  dont  le  moin- 
dre est  une  merveille;  ces  oiseaux,  ces  insectes,  tous  ces 
êtres  presque  invisibles  qui  respirent,  qui  vivent  et  qui  té- 


392  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

moignent  de  l'infinie  puissance  du. Créateur  du  ciel  et  de  la 
terre;  cet  air  fluide  qui  enveloppe  tout,  qu'on  sent  sans  le 
voir  et  qui  passe  sur  vous  comme  une  caresse  ;  cette  lumière 
qui  descend  du  ciel  bleu  et  éclaire  toutes  choses  en  laissant 
quelques  parties  dans  l'ombre  comme  pour  mieux  faire  ad- 
mirer son  éclat  là  où  elle  paraît.. Oh,  que  c'est  beau  tout 
cela,  et  que  Dieu  est  grand  de  l'avoir  fait  et  bon  de  nous  en 
faire  jouir  ! 

Il  s'arrêta,  haletant,  le  visage  inspiré,  les  mains  jointes, 
semblant  continuer  dans  une  prière  silencieuse  son  hymne 
d'admiration  émue. 

M.  Saint- Yves  se  garda  de  le  troubler.  Il  le  regardait 
plongé  dans  son  extase,  les  narines  frémissantes,  l'air  ray- 
onnant, vraiment  beau — une  révélation. 

— Est-ce  donc,  se  disait-il,  que  l'œuvre  de  Jeanne  serait 
encore  plus  grande  qu'on  ne  croyait  !  Aurait-elle  fait  naître 
un  penseur,  un  poète  ou  un  artiste?.  .Et  tu  dis  que  tu  ne  sais 
pas  parler,  mon  Pierre  !  murmura-t-il. 

Ce  mot,  prononcé  à  mi-voix,  réveilla  le  jeune  homme.  La 
flamme  de  ses  regards  tomba.     Il  sourit  doucement  et,  se 
levant  : 
— Il  faudrait,  dit-il,  ranger  notre  petit  couvert. 

Paisiblement,  il  se  mit  à  son  humble  besogne  sans  plus 
rien  ajouter.  On  eût  dit  un  autre  homme.  Vainement  M. 
Saint- Yves  essaya  de  le  faire  causer  encore.  Il  répondit  des 
paroles  banales,  insignifiantes,  prononcées  d'une  voix  rede- 
venue hésitante.  A  un  seul  moment,  le  peintre  ayant  pro- 
noncé le  nom  de  Jeanne,  Pierre  s'écrira  : 

— Oh  !  Mademoiselle  ! 

Il  ne  joignit  même  pas  son  nom.  Mais,  en  articulant  ce 
mot,  il  y  mit  une  expression  d'une  incroyable  intensité. 
Toute  son  âme  semblait  s'y  concentrer.  La  même  flamme 
que  tout  à  l'heure  illumina  un  instant  ses  yeux.  Puis  de 
nouveau  tout  s'éteignit. 

M.  Saint- Y  vos  rentra  au  château  profondément  ému,  son- 
geur. Il  ne  parla  à  personne  de  la  scène  des  bois.  Il  était 
résolu  à  tenter  une  épreuve,  mais  préférait,  pour  le  cas  d'un 
échec  n'initier  personne  à  son  entreprise  et  à  son  espérance. 
Pierre  le  devança  dans  son  projet.  Le  lendemain,  l'artiste 
avait  annoncé  qu'il  irait  passer  la  journée  à  Lyon  pour  y 
visiter  le  Musée  de  peinture,  collection  magnifique  digne 
de  la  seconde  ville  de  France,  qui  a  vu  naître  Meissonnier 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  393 

et  Pu  vis  de  Cha  vannes.  Pierre  demeura  seul.  Il  était 
agité,  tourmenté,  nerveux.  Il  semblait  en  proie  à  une  pensée 
fixe  et  troublante.  Le  matin,  il  se  rendit  à  la  Clairière  des 
fées  et  y  demeura  longtemps.  Puis,  comme  ne  pouvant  plu^ 
résister  à  la  tentation  qui  l'obsédait,  il  rentra  précipitamment 
et  on  auurait  pu  le  voir,  lui  l'être  si  droit  et  si  candidement 
honnête,  se  glissant  subrepticement,  comme  craignant 
d'être  surpris,  dans  la  pièce  où  était  installé  l'atelier  de  M. 
Saint-Yves. 

La  porte  close,  il  prit  un  panneau  de  bois  parmi  ceux 
dont  le  peintre  s'approvisionnait  pour  ses  esuisses,  le  mit 
sur  le  chevalet,  saisit  le  palette  encore  prête  de  la  veille  et 
qu'il  était  chargé  de  nettoyer  et,  sans  hésiter,  comme  poussé 
par  une  force  invisible,  il  posa  sur  le  bois  le  pinceau  chargé 
de  couleur.  Ce  fut  alors  comme  un  accès  de  fièvre,  une  crise 
d'hallucination.  Quatre  heures  durant,  sans  s'arrêter  un 
instant,  sans  détourner  la  tête,  Pierre  peignit,  peignit.  Sous. 
sa  brosse  inhabile,  dont  il  ne  connaissait  le  maniement  que 
pour  avoir  vu  travailler  M.  Saint- Yves,  les  tons  se  mélan- 
ge ai nt  heurtés,  incohérents,  les  lignes  s'enchevêtraient  dans, 
un  desordre  inextricable,  c'était  un  affreux  gâchis  dont  il 
eur  été  impossible  de  démêler  l'intention  et  le  sens.  Mais- 
tout  à  coup  dans  ce  chaos,  véritable  produit  d'une  imagina- 
tion en  délire,  la  lumière  se  fit,  les  lignes  se  dessinèrent,  les. 
tous  se  fondirent.  Du  barbouillage  informe  sortit  un  site 
précis  qui  peu  à  peu  s'affirma,  la  "Clairière  des  fées  • 
éclairée  d'un  jour  rose,  invraisemblable  et  cependant  déli- 
cieux. Au  milieu  du  ciel  étonnamment  léger  et  diaphane 
une  forme  blanche  passait  qui  avait  des  ailes  d'ange.  .C'était 
une  œuvre  d'une  audacieuse  incorrection.  La  progression 
des  plans  n'était  pas  observée,  le  feuillage  était  presque  bleu, 
dans  certains  endroits  les  herbes  se  dressaient  droites  comme 
des  piquets,  le  tronc  des  arbres  avait  des  profondeurs  noires 
brutales;  et  pourtant  tout  cela  vivait,  sentait  l'inspiration, 
disait  la  Nature  comprise  et  surtout,  par  une  précieuse  tradi- 
tion du  Maître  étudié  à  son  insu,  étajt  noyé  dans  l'air  pur 
et  respirait. 

Pierre  était  absorbé,  perdu  dans  son  travail  à  ce  point» 
qu'il  n'entendit  ni  la  porte  s'ouvrir,  ni  M.  Saint-Yves  s'apro- 
cfyer  de  son  escabeau.  Le  peintre  eut  un  sursaut  et  leva  les 
bras  au  ciel,  stupéfait  et  ravi.  Puis  il  ressortit  sur  la  pointe 
du  pied.     Quelque  temps  après,  il  revint  accompagné  de  M. 


394  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Viviers  et  de  Jeanne.  Cette  fois  leur  entrée  fit  du  bruit  et 
Pierre  tressaillit,  brusquement  réveillé.  Il  se  dressa  d'un 
mouvement  effaré,  épouvanté,  comme  un  criminel  surpris  au 
milieu  de  l'accomplissement  de  son  forfait.  Mais  il  n'eut  le 
temps  de  rien  dire.  M.  Saint- Yves  l'avait  pris  dans  ses  bras 
et,  l'y  serrant,  s'écriait  : 

— Oh  !  mon  enfant  ! . . .  mon  enfant  !  Tu  seras  un  grand  ar- 
tiste, et  la  gloire  de  ma  carrière  sera  d'être  ton  maître. 

Puis,  se  tournant  vers  Jeanne. 

Sois  bénie,  Jeanne,  dit-il.  .c'est  ton  œuvre  ! 
Jeanne  pleurait  et  M.   Viviers  s'était  détourné  pour  qu'on 
ne  vit  pas  qu'il  en  faisait  autant. 

Le  tableau  fut  transporté  au  château  et  exposé  au  salon. 

— Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  dit  du  bout  des  lèvres  Casi- 
mir quand  il  le  vit. 

— Ca?  répondit  M.  Saint- Yves,  c'est  le  premier  chef- 
d'œuvre  de  mon  fils  dans  l'art.  Zeuxis,  qui  vivait  du  temps 
de  Périclès,  l'aurait  trouvé  ce  qu'il  est,  dans  son  incorrection 
— admirable. 

VIII 

Quatre  ans  après,  la  famille  Viviers  se  trouvait  un  soir 
réunie  dans  le  salon  attendant  l'annonce  imminente  du 
dîner. 

Il  y  avait  un  assez  grand  changement  chez  la  plupart  de 
ses  membres.  Si  M.  Viviers  avait  toujours  sa  même  figure 
calme  et  douce,  gracieuse  et  sérieuse,  sa  barbe  et  sa  cheve- 
lure étaient  passées  du  blond,  longtemps  gardé,  à  un  gris  pré- 
curseur du  blanc,  qui  s'approchait.  Mlle  Marois  avait  fait 
de  notable  progrès  dans  les  voies  de  la  rotondité. 

Henry  devenait  un  bel  adolescent  dont  les  traits  prenaient, 
comme  dessin  et  comme  expression,  une  grande  similitude 
avec  ceux  de  son  père,  et  c'est  bien  ce  qu'il  avait  de  mieux 
à  faire.  C'était  un  brave  garçon  qui  se  conservait  intact 
dans  sa  vie  familiale  et  laborieuse,  au  point  de  vue  indus- 
triel s'entend.  Car  s'il  connaissait  à  fond  les  mystères  du 
tissage  et  du  brochage,  l'art  de  mélanger  intelligemment 
dans  les  trames  les  fils  de  soie,  et  savait  déjà  parfaitement 
manœuvrer  un  métier  Jacquard,  on  doit  reconnaître  qu'au 
point  de  vue  classique  il  n'avait  pas  acquis  un  très  gros  ba- 
gage aux    leçons  de  M.    Casimir    Lombre.     Peut-être  bien 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  395 

était-ce  la  faute  de  celui-ci  qui  donnait  à  Périclès  un  peu  trop 
d'attention  et  n'en  accordait  à  son  élève  qu'une  part  insuffi- 
sante. 

M.  Casimir  était,  de  tous,  le  moins  changé.  Il  avait  le 
même  air  dédaigneux  des  autres  et  satisfait  de  lui-même. 
La  seule  modification  survenue  en  lui  était  que  son  nez  et 
son  menton  à  barbe  roussâtre  manifestaient  une  tendance, 
de  plus  en  plus  accentuée  et  inquiétante,  à  se  rapprocher 
l'un  de  l'autre.  On  pouvait  prévoir  que  cela  finirait  par  une 
collision,  ou  tout  au  moins  par  une  conjonction,  non  sans 
danger  pour  sa  bouche  qui  se  trouverait  obstruée  par  cette 
alliance  anormale. 

Mais  quelqu'un  qui  s'était  modifié  du  tout  au  tout,  c'était 
Jeanne.  Le  bouton,  déjà  si  charmant,  était  devenu  une 
fleur  éclatante  de  fraîcheur  et  de  grâce.  La  gamine  aux 
mouvements  garçonniers,  aux  allures  indépendantes,  parfois 
un  peu  trop  exubérantes,  avait  fait  place  à  la  jeune  fille, 
enjouée  toujours,  mais  sérieuse,  douce  et  calme.  Son  cœur 
d'or  seul  n'avait  pas  changé.  Quel  souffle  avait  passé  sur 
elle  pour  que  la  Jeannette  d'autrefois,  si  récalcitrante  aux 
devoirs, — surtout  à  ceux  des  vacances, — eût  été  prise  tout  à 
coup  d'un  amour  singulier  de  l'étude? — Son  intelligence 
très  vive  avait  rapidement  réparé  le  temps  perdu.  Depuis 
longtemps  elle  jouait  avec  les  difficultés  classiques,  qui  jadis 
l'effrayaient  tant.  Mlle  Marois  était  fière  d'une  telle  élève  et 
certes,  c'eût  été  à  bon  droit  si,  en  réalité,  c'eût  été  son  œuvre. 
Mais,  la  main  sur  la  conscience,  bonne  Hermance,  n'est-il 
pas  vrai  que  depuis  longtemps  les  rôles  étaient  retournés  et 
que,  sans  vous  en  apercevoir,  c'est  vous  qui  receviez  de 
Jeanne  la  science  qu'elle-même  puisait  dans  les  livres?  Mais 
gloire  à  vous  quand  même  !  Car,  si  vous  aviez  été  impuis- 
sante à  donner  à  l'enfant,  confiée  à  vos  soins,  la  science  que 
vous  ne  possédiez  pas,  vous  lui  aviez  donné  ces  qualités  que 
vous  possédiez  au  plus  haut  degré  :  la  bonté  profonde  et  îa 
piété  que  rien  ne  peut  ébranler. 

Jeanne,  maintenant,  jouait  du  piano  comme  une  virtuose 
et  chantait  d'une  voix  mélodieuse  et  pure,  sans  peut-être 
une  méthode  très  sévère,  mais  avec  ce  sentiment  sans  lequel 
l'art  le  plus  consommé  n'est  rien.  Elle  dessinait  aussi  :  ce 
goût  l'avait  prise  un  beau  jour  brusquement,  au  moment  où 
ii  y  a  quatre  ans, — quatre  ans  déjà! — M.  Saint-Yves  et 
Pierre,  devenu  son    élève,  étaient    partis  pour    Paris.     Elle 


396  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

avait  sans  rien  dire  acheté  des  crayons,  du  papier,  des  cou- 
leurs et  s'était  mise  à  copier  des  fleurs,  ses  amies,  ses  sœurs, 
qu'elle  avait  sous  ses  yeux.  Sans  maître,  sans  leçon,  d'ins- 
tinct, elle  faisait  des  aquarelles  charmantes  que  son  père  finit 
par  prendre  comme  modèles  pour  l'atelier.  Mais  un  jour 
elle  se  rebiffa  et  déclara  qu'elle  ne  voulait  pas  travailler  pour 
rien  et  entendait  figurer  parmi  les  ouvriers  de  la  fabrique. 
M.  Viviers  accéda  en  souriant.  Chaque  samedi,  dès  lors, 
elle  alla  à  la  paye,  avec  les  autres,  fière  et  joyeuse,  et,  chaque 
dimanche,  M.  le  Curé  pouvait  compter  jusqu'au  dernier  cen- 
time du  salaire  de  la  dessinatrice  qui  lui  était  fidèlement 
remis  pour  les  pauvres. 

Ces  travaux  remplissaient  le  temps  de  Jeanne,  et  il  ]e 
fallait,  car  ce  temps  lui  paraissait  quelquefois  bien  long. 
Plus  d'une  fois,  seule,  elle  allait  par  le  parc,  gagnait  la 
"Clairière  des  fées"  et  y  restait  de  longs  instants  à  rêver,  à 
se  souvenir,  à  espérer  peut-être ..  .  Puis  chaque  semaine,  à 
un  jour  fixe  et  à  l'heure  du  facteur,  elle  allait  chez  Dubreuil 
avec  un  intérêt  ému  :  c'était  le  jour  où  arrivait  une  lettre  de 
Pierre.  N'était-il  pas  bien  naturel  qu'elle  suivît  avec  sym- 
pathie le  progrès  de  celui  que,  dans  une  inspiration  chari- 
table, elle  avait  appelé  à  la  vie  de  l'intelligence?. .  .De  loin 
en  loin  même,  c'était  pour  elle  une  joie  qu'elle  ne  cachait 
pas — pourquoi  l' aurait-elle  cachée? — elle  recevait  des  nou- 
velles directes  du  jeune  Dubreuil  adressées  à  "sa  chère  bien- 
faitrice." Puis  c'étaient  des  billets  bref s— oh  !  très  brefs, 
trop  brefs  ! — de  M.  Saint-Yves  :  "Pierre  gagne  tous  les  jours. 
Pierre  se  développe  étonnamment...  Pierre  sera  un  grand, 
grand  artiste,  bien  plus  fort  que  moi. . .  Si  ceïa  continue,  je 
serai  jaloux  de  Pierre. . .  J'ai  montré  des  essais  de  pierre  à 
Jules  Breton  et  à  Harpignies  :  ils  n'en  reviennent  pas  et  ne 
veulent  pas  croire  qu'il  y  a  deux  ans  notre  enfant  ne  savait 
pas  lire." 

Deux  fois ,  dans  de  courtes  vacances ,  Pierre  était  revenu 
à  Montbuel,  méconnaissable  lui  aussi...  C'était  maintenant 
un  grand  beau  jeune  homme,  à  la  tenue  réservée  et  distin- 
guée, à  la  fine  démarche,  au  parler  élégant,  qui  n'avait  plus 
rien  du  Pierre  d'autrefois,  si  ce  n'est  la  persistante  limpidité 
de  son  regard  qui  disait  la  persistante  limpidité  de  son  âme 
En  cela  il  méritait,  mais  dans  un  tout  autre  sens,  le  titre 
qu'on  lui  donnait  jadis:   c'était  toujours  Pierre  l'innocent. 

nomme  il  y  a  cependant  d'étranges  contradictions  en'  ce 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  397 

monde!  Il  y  avait  entre  l'artiste  débutant  et  la  fille  de  M. 
Viviers  un  lien  qui  ne  pouvait  se  rompre.  La  bienfaitrice 
pas  plus  que  le  bénéficiaire  ne  pouvaient  oublier  le  service 
rendu,  et  quand  ils  se  revirent,  au  lieu  de  l'expansion  juvénile 
ei;  joyeuse  qu'on  aurait  entendue,  ils  étaient  restés  en  face 
l'un  de  l'autre  rouges,  intimidés,  troublés,  n'osant  presque 
rien  se  dire  et  ne  se  parlant  que  des  yeux,  quand  de  loin  en 
loin  ils  osaient  les  lever  l'un  sur  l'autre.  On  serait  même 
descendu  au  plus  profond  de  ces  deux  cœurs  naïfs  et  simples 
qu'on  n'y  aurait  pas  trouvé  l'explication  de  ce  phénomène 
singulier.  Jeanne  ne  reprenait  sa  vivacité  de  pensées  que 
quand  le  wagon  emportait  Pierre  vers  Paris  et  alors  elle  lui 
disait,  mais  trop  tard  et  sans  que  maintenant  il  pût  rien  en- 
tendre, tout  ce  qu'elle  s'était  promis  de  lui  dire;  et  Pierre, 
pendant  que  la  locomotive  roulait,  se  souvenait  avec  déses- 
poir de  tout  ce  qu'il  avait  projeté  de  conter  à  Jeanne  et  qui, 
elle  présente,  s'était  envolé  de  son  esprit.  Des  banalités 
seules  avaient  fait  leur  entretien  et,  par  un  facile  accord,  ils 
avaient  soigneusement  évité  de  jamais  causer  isolément 
ensemble,  comme  si  l'un  et  l'autre  renfermait  en  lui  un 
secret  qu'il  eût  craint  de  laisser  échapper  dans  le  tête  à  tête... 

Au  moment  même  où  on  annonça  le  dîner,  un  domestique 
remit  un  télégramme  à  M.  Viviers.  C'était  un  fait  trop  fré- 
quent pour  troubler  personne.  Mais  après  avoir  lu,  M. 
Viviers  s'écria  ; 

— Ah  !  mon  Dieu  ! 

— Qu'y  a-t-il?  fit  Jeanne  inquiète. 

Pour  toute  réponse,  son  père  lut  : 

"Pierre  première  médaille  au  Salon.     Suis  fou  de  joie. 
Arriverons  tous  deux  demain.     Saint-Yves." 

— Vite,  Henri,  cours  chez  Dubreuil  lui  annoncer. . . 

Mais  Henry  n'était  déjà  plus  là.  On  l'aperçut  qui  bon- 
dissait sur  la  pelouse,  franchissant  d'un  élan  les  parterres 
fleuris,  courant  comme  un  faon  échappé  vers  la  maison  du 
surveillant. 

M.  Viviers  s'exclama,  Mlle  Marois  fit  chorus.  Casimir  ne 
dit  rien.  Mais  comme  il  pinça  plus  violemment  ses  lèvres, 
son  menton  et  son  nez  semblèrent  essayer  de  se  donner  l'ac- 
colade :  c'était  encore  prématuré.  Jeanne  ne  fut  pas  plus 
loquace  et  l'on  aurait  pu  croire  qu'elle  n'avait  pas  entendu 
la  grande  nouvelle,  si  elle  n'était  pas  devenue  toute  pâle  à 
son  annonce.     Elle  était  pourtant  très  émue,  très  nerveuse 


398  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

même  :  car,  après  dîner,  elle  saisit  dans  ses  bras,  du  moins 
autant  qu'elle  le  put,  Mlle  Marois  qui  ne  comprit  rien  à  ce 
subit  besoin  d'expansion,  et  elle  l'embrassa  avec  une  in- 
croyable ardeur,  en  disant  fébrilement  : 

— Oh  !  ma  chérie  !  ma  chério  ! 

Après  quoi  elle  disparut.  ,  Mais  quand  elle  revint,  elle 
avait  les  yeux  rouges. 

Comme  on  était  au  billard,  Casimir  et  Henry,  Mlle  Marois 
et  Jeanne,  M:  Viviers  s'étant  éloigné,  Henry,  qui  volon- 
tiers remplissait  le  rôle  d'enfant  terrible,  demanda  brusque- 
ment à  M.  Lombre  : 

— Monsieur,  quand  on  a  une  première  médaille  au  Salon, 
c'est  qu'on  est  ou  qu'on  sera  un  grand  peintre,  n'est-ce  pas? 

— Oh  !  dit  sèchement  le  précepteur,  ces  récompenses-là  ne 
signifient  pas  grand 'chose,  au  fond.  Le  mérite  peut  y  être 
pour  quelque  chose,  mais  les  recommendations  y  sont  aussi 
pour  beaucoup. 

— Enfin,  continua  le  jeune  Viviers,  qui  tenait  à  son  idée, 
mettons  que  ce  soit  le  mérite  qui  soit  justement  récom- 
pensé. Pierre  sera  donc  un  grand  peintre.  Etre  un  grand 
peintre,  c'est  une  fameuse  position.  .  .  On  gagne  beaucoup 
d'argent? 

— Cela  dépend,  répondit  Casimir  avec  un  air  de  dédain. 
Oui,  si  l'on  a  du  talent  et  .surtout  de  la  vogue. . .  Car,  pour 
les  artistes,  la  vogue,  tout  est  là.  On  ne  leur  demande  pas 
comme  dans  les  belles-lettres  d'avoir  de  l'acquis,  de  longues 
études  préalables,  de  la  vraie  science.  Etre  à  la  mode,  pour 
eux,  c'est  l'essentiel. 

— Alors,  reprit  Henry  persistant,  on  devient  un  homme 
célèbre,  un  grand  homme ...  comme  M.  Saint-Yves .  .  . 
Officier  de  la  Légion  d'honneur,  Membre  de  l'Institut,  c'est 
rudement  chic. 

— Oui,  fit  encore  le  précepteur  d'un  ton  rageur,  il  y  a  des 
artistes  qui  ont  de  la  chance. 

— Et  quand  un  artiste  a  de  la  chance,  il  peut  faire  un  beau, 
beau  mariage...  Ain  si  Pierre,  quand  il  sera  un  grand  peintre... 

— Tais-toi!...  Tais-toi  donc!  s'écria  Jeanne  qui  se  leva,, 
écarlate,  et  mit  la  main  sur  la  bouche  de  son  frère. 

— Vous  êtes  fou,  Henry,  dit  sévèrement  le  précepteur. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  399 

IX 

Deux  personnes  furent  grandement  troublées  de  cet  étrange 
propos  du  jeune  Viviers,  qui  pitouvait  que  s'il  n'était  pas  très 
savant,  il  était  du  moins  très  malin  et  savait  deviner  non 
seulement  ce  qu'on  ne  lui  disait  pas,  mais  ce  que  les  inté- 
ressés ignoraient  eux-mêmes  :  Ce  furent  Jeanne  et  M.  Casi- 
mir Lombre. 

La  première,  secouée  par  les  paroles  de  son  frère  comme 
par  une  étincelle  électrique,  saisit  Mlle  Marois  par  la  main 
et  l'entraîna  dans  le  parc.  Là,  d'un  pas  nerveux,  précipité, 
que  la  pauvre  institutrice  avait  toutes  les  peines  du  monde  à 
suivre,  et  à  travers  l'obscurité,  qu'elle  n'aimait  pas  du  tout 
— mais  que  ne  fait  pas  faire  le  dévouement  à  son  élève  ! — 
Jeanne  l'emmena,  sans  mot  dire,  à  la  Clairière  des  fées." 

La  jeune  fille,  il  faut  bien  l'avouer,  ne  savait  pas  trop  ce 
qu'elle  faisait.  Lorsqu'on  présente  brusquement  une  lu- 
mière à  un  être  depuis  longtemps  plongé  dans  les  ténèbres, 
il  éprouve  tout  d'abord  un  saisissement  violent,  un  éblouisse- 
ment  qui  lui  fait  mal.  Il  faut  un  moment  pour  s'habituer 
à  la  clarté,  même  si  on  la  bénit. 

Par  une  mystérieuse  affinité  fraternelle,  Henry  venait  de 
traduire  exactement  la  pensée  inconsciente  qui  remplissait 
le  cœur  de  Jeanne,  sans  qu'elle  se  la  fût  jamais  formulée. . . 
Pierre,  quand  il  sera  un  grand  peintre,  pourra  très  bien 
épouser  ma  sœur. . . 

Et  alors,  dans  sa  marche  rapide,  sans  lâcher  la  main, 
fébrilement  serrée,  de  la  pauvre  Mlle  Marois  toute  haletante, 
Jeanne  vit  la  véritée  lumineuse  et,  repassant  en  quelques 
instants  les  quatre  dernières  années  de  sa  vie,  elle  comprit: 
elle  aimait  Pierre. 

Pitié  d'abord,  charité,  accomplissement  presque  miracu- 
leux d'une  œuvre  jugée  impossible,  sympathie  toute  naturelle 
pour  le  pauvre  être  transformé  par  elle  et  par  elle  donné  à  la 
vie,  qui  était  son  œuvre,  sa  chose,  son  bien,  souvenir  ému 
des  prières  faites  côte  à  côte  en  un  jour  sacré,  joie  du  triom- 
phe obtenu,  joie  des  succès  subséquents,  orgueuil  de  la  gloire 
qui  se  préparait  pour  celui  qu'elle  avait  en  quelque  sorte  créé, 
oui,  Jeanne  avait  eu  tous  ces  sentiments  et  les  avait  éprou- 
vés avec  l'intensité  ardente  de  sa  tendre  et  vive  nature  ; 
mais  tous,  elle  le  comprenait  à  présent,  avaient  leur  origine 


400  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

dans  un  seul  sentiment  qui  les  résumait  tous:  le  grand,  le 
saint,  le  pur  amour. 

Et.  comme  les  deux  marcheuses  étaient  arrivées  à  la 
*' Clairière  des  fées,"  Jeanne,  incapable  de  se  contenir  plus 
longtemps,  dit,  cria  presque  à  Mlle  Marois  : 

—Je  l'aime  !  je  l'aime  ! 

Emotion  de  la  surprise,  émotion  de  la  course,  Mlle  Marois 
ne.  put  rien  répondre. 

Mais  au  même  moment,  un  large  rayon  de  lune  passa  au 
travers  des  arbres  et  vint  envelopper  l'angélique  tête  de 
Jeanne,  caresse  du  ciel  qui  avait  entendu  et  bénissait  son 
aveu,  et,  au  même  instant,  dans  le  fourré  voisin,  un  rossignol 
lança,  au  milieu  du  silence,  sa  modulation  la  plus  harmo- 
nieuse, moins  pure  et  moins  douce  encore  que  la  prière  qui 
jaillissait  du  cœur  de  la  jeune  fille. 

L'impression  de  M.  Casimir  Lombre  fut  beaucoup  moins 
sentimentale.  Il  ne  demanda  point  pour  faire  ses  réflexions 
ni  la  romanesque  hospitalité  d'une  clairière  des  bois,  ni  le 
mélodieux  accompagnement  du  rossignol.  Il  alluma  pro- 
saïquement un  cigare,  s'étendit  dans  sa  chambre  sur  un  vaste 
canapé  et  se  mit  à  songer  avec  queloue  inquiétude. 

Casimir  Lombre  était  ambitieux,  très  ambitieux,  autant 
que  personnel,  et  ce  n'est  pas  peu  dire.  Depuis  longtemps 
il  caressait  un  rêve  ;  oh  !  non  un  rêve  d'amour — son  cœur 
n'était  susceptible  de  tendresse  que  pour  lui-même — mais  un 
rêve  de  fortune.  Il  nourrissait  l'espoir  d'épouser  Jeanne,  et 
surtout  sa  dot.  Les  charmes  de  la  jeune  fille  le  laissaient 
fort  indifférent,  mais  non  ceux  de  sa  cassette. 

Assurément,  il  y  avait  quelque  effort  à  faire,  et  il  y  avait 
une  assez  grande  distance  entre  la  fille  du  grand  industriel 
de  Montbuel  et  un  simple  précepteur  à  250  francs  d'appointe- 
ments mensuels.  Mais  cette  distance  était  comblée,  aux 
yeux  de  Casimir,  d'abord  par  sa  vanité  prétentieuse,  ensuite 
par  Périclès.  Personnellement,  il  n'hésitait  pas  à  se  con- 
sidérer comme  irrésistible  le  jour  où  il  daignerait  se  déclarer 
et,  si  les  avantages  de  sa  personne  ne  suffisaient  pas,  il  y 
joindrait  ceux  de  la  célébrité.  Car,  avant  peu,  il  allait  être 
célèbre  :  cela  était  immanquable.  L'histoire  de  l'illustre 
Athénien  touchait  à  son  terme.  Il  avait  même  déjà  corrigé 
les  épreuves  de  l'introduction.  Le  volume  paraîtrait  avant 
trois  mois.  Le  remettre  à  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres    et  obtenir    le  grand    prix  réservé    au  travail 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  401 

-d'histoire  le  plus  remarquable,  c'était  tout  un.  Ce  serait  la 
porte  de  l'Institut  entr'ouverte  pour  lui.  Il  la  forcerait  tout 
à  fait  par  quelque  autre  ouvrage.  Il  pensait  déjà  à  la  vie  de 
Cimon,  fils  de  Miltiade,  rival  de  Périclès.  Le  voila  donc 
membre  de  l'Académie.  C'était  une  assez  jolie  perspective 
à  offrir  à  la  fille  d'un  simple  fabricant  de  soieries  qui,  en  dé- 
finitive, avait  été  ouvrier  dans  sa  jeunesse  et  ne  savait  pas  un 
mot  de  grec. 

Une  union  avec  Mlle  Viviers  lui  paraissait  donc,  son  im- 
mense amour-propre  aidant,  une  chose  fort  simple  à  réaliser 
quand  il  le  voudrait,  et  il  était  à  cet  égard  d'autant  plus 
tranquille  qu'aucun  concurrent  ne  paraissait  à  l'horizon. 
Jeanne  avait  dix-neuf  ans  et  jamais,  du  moins  à  sa  connais- 
sance, il  ne  s'était  présenté  aucun  candidat  à  sa  main.  Si, 
pourtant,  il  avait  été  question  d'un,  quelque  temps  avant. 
Mais  Mlle  Viviers  l'avait  écarté  aussitôt,  presque  sans  ex- 
amen, et  même  Casimir  s'était  demandé  s'il  n'était  pas  pour 
quelque  chose  dans  cette  résolution  rapide.  Hé  !. . .  hé  !.. . 
Vraiment,  il  n'était  pas  mal  dans  ce  portrait  de  face,  qu'il 
avait  devant  lui,  mieux  encore  dans  cet  autre  de  trois 
quarts ...  Mlle  Viviers  n'aurait  pas  mauvais  goût...  Toute0 
les  jeunes  filles  n'ont  pas  le  privilège  d'avoir  sous  la  main 
l'auteur  de  la  vie  de  Périclès  !. . .  Justement,  il  était  visible 
que  les  dispositions  de  Jeanne  avaient  changé  du  tout  au  tout 
depuis  quelques  années.  Elle  lui  épargnait  ses  moqueries 
d'autrefois,  simples  boutades  d'enfant  gâtée.  Si  elle  ne  lui 
témoignait  pas,  encore  aujourd'hui,  une  sympathie  très  vive, 
c'était  le  résultat  d'une  réserve  toute  naturelle...  Allons! 
la  chose  irait  toute  seule. 

Et  voilà  que  tout  à  coup  ce  petit  barbouilleur  de  tableaux, 
cet  idiot — car  enfin  il  n'en  démordrait  pas,  malgré  l'appa- 
rence cette  maladie  était  incurable — ce  Pierre  Dubreuil,  fils 
d'un  gendarme,  d'un  portier,  venait  se  mettre  à  la  traverse 
d'un  projet  qui  pourrait  le  faire  riche  à  50,000  francs  de 
rente  !     Halte  là ,  mon  maître  !     A  nous  deux  ! 

Du  reste,  ces  craintes  étaient  certainement  chimériques. 
M.  Viviers  avait  trop  de  bon  sens  pour  commettre  une 
pareille  folie.  Tout  cela  venait  d'un  mot  échappé  à  un 
gamin,  et  Casimir  s'endormit  paisiblement,  bercé  par  un 
doux  rêve  où  il  se  voyait  conduisant  Jeanne  à  la  Mairie— 
l'église  lui  était  bien  égale! — avec,  comme  témoins,  Périclès 
et  Cimon,  les  deux    ennemies,  réunies  dans    une  touchante 


402  LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

réconciliation,  autour  de  M.  Lombre,  membre  de  l'Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres. 

Quoi  qu'il  en  fût,  Casimir  jugea  prudent  de  tâter  un  peu 
le  terrain  auprès  de  M.  Viviers  et,  le  lendemain,  le  trouvant 
justement  seul  qui  réfléchissait,  assis  sur  un  banc  du  parc,  il 
s'approcha,  décidé  à  aborder  la  question  avec  sa  profonde 
diplomatie  emprunté  aux  hommes  politiques  de  la  Grèce. 

Il  ne  pouvait  mieux  tomber.  M.  Vivier  était  de  l'humeur 
la  plus  charmante  et  la  plus  expansive.  La  pensée  qu'il 
allait- revoir  son  vieil  ami  toujours  cher  et  Pierre  triomphant 
le  mettait  tout  en  joie.  Peut-être  même  avait-il  d'autres 
sujets  de  satisfaction  plus  intime. 

L'entretien  s'engagea  donc  très  cordial  et  prit  tout  de 
suite  un  tour  qui  ne  pouvait  que  plaire  infiniment  à  Casimir. 
Sans  qu'il  sût  à  quel  propos,  M.  Viviers  se  mit  à  faire  une 
lo  gue  théorie  pour  lui  démontrer  l'inanité  de  certains  pré- 
jugés sociaux. 

— Il  serait  ridicule  à  notre  époque,  dit-il  suivant  une  pen- 
sée que  le  précepteur  ne  pouvait  pas  diviner,  de  créer  une 
aristocratie  d'argent  alors  que  l'aristocratie  de  naissance  est 
dépouillée  de  ses  privilèges.  Que  suis- je  donc,  moi  qui  vous 
parle?  Un  ouvrier,  fils  d'ouvriers.  Simple  canuts,  mon 
grand-père  et  mon  père.  J'ai  débuté  canut  comme  eux, 
bien  heureux  les  jours  où  je  gagnais  3  fr.  50.  J'ai  eu  plus 
de  chance,  même,  si  l'on  veut,  un  peu  plus  de  talent  que 
d'autres.  C'est  un  motif  à  moi  de  remercier  Dieu,  mais  non 
une  raison  de  faire  le  fier.  Ne  suis-je  pas  l'égale  de  mes 
ouvriers?  Henry  est  leur  camarade,  Jeanne  gagne  comme 
les  autres  jeunes  filles  du  village  son  salaire  hebdomadaire. 
Voilà  ce  qu'il  faut,  voilà  ce  qui  honore  :  le  travail  ! 

Casimir  approuvait  de  la  tête  et  du  geste,  faute  de  mieux. 
Ces  doctrines  libérales  répondaient  à  merveille  à  ses  propres 
vue^.  M.  Viviers,  qui  les  émettait  si  nettement,  ne  pourrait 
plus  lui  objecter  sa  fortune  ou  son  rang  quand  il  lui  parlerait 
de  sa  fille  et,  voyant  le  terrain  ainsi  préparé,  Casimir  allait 
serrer  la  question,  se  lancer  sur  une  grande  œuvre,  sur  Péri- 
clès,  l'avenir  qui  l'attendait,  puis  indiquer,  tout  au  moins, 
ses  espérances  matrimoniales,  quand  M.  Viviers  reprit,  con- 
tinuant le  cours  de  ses  idées  intimes  : 

— Ce  petit  Pierre  !  le  voilà  sacré  grand  artiste  !  Vous  rap- 
pelez-vous, Monsieur  Lombre,  le  jour  de  l'arrivée  des  Du- 
breuil,  quand  nous  avons  vu  pour  la  première  fois  ce  pauvre- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  403 

innocent  qui  s'est  sauvé,  effarouché  par  nos  nouveaux  visa- 
ges, et  que  Jeanne  l'a  ramené  par  la  main  rassuré,  dompté , 
conquis?  Voyez  comme  on  se  trompe  !  Vous  croyiez  alors, 
et  ma  foi  !  je  puis  bien  l'avouer,  je  croyais  aussi  comme  vous, 
sans  rien  dire,  que  son  état  était  incurable.  Dieu  a  fait  un 
miracle  et  s'est  servi  de  ma  Jeannette  pour  l'accomplir.  Il 
avait  ses  desseins . . . 

M.  Viviers  se  tut  et  resta  pensif,  laissant  Casimir  fort 
embarrassé  et  cherchant  un  moyen  de  lui  démontrer  que  les 
desseins  de  Dieu  était  qu'il  lui  donnât  sa  fille  et  sa  fortune. 
Mais,  même  pour  un  érudit  comme  lui,  la  preuve  n'en  était 
pes  facile  à  faire.  Il  essaya  cependant  et  se  mit  à  battre  les 
buissons  en  faisant  de  grandes  phrases  pompeuses,  où  les 
mots  "je"  et  "moi"  revenaient  avec  une  fréquence  extrême 
et  qui  auraient,  sans  nul  doute,  convaincu  le  père  de  Jeanne 
s'il  les  avaient  écoutées  ;  par  malheur,  il  n'écoutait  pas,  con- 
tinuant à  converser  avec  lui-même.  Brusquement,  il  se  leva 
en  murmurant  une  phrase  que  Casimir  ne  saisit  pas  tout 
entière,  mais  où  il  distingua  les  expressions  de  charité,  de 
Providence  et  d'amour. 

— C'est  une  occasion  manquée,  se  dit  le  précepteur,  mais 
j'en  retrouverai  une  autre. 

Hélas!  non,  il  ne  la  retrouva  pas  et  n'eut  pas  même  le 
temps  de  la  chercher.  Quand  les  voyageurs  furent  arrivés  et 
tandis  que  Pierre  était  au  milieu  des  siens,  M.  Saint- Yves 
s'enferma  avec  son  ami  et  causa  longtemps.  Il  lui  dit  com- 
ment, de  son  œil  habitué  à  scruter  les  secrets  de  la  nature  efc 
aussi  ceux  des  cœurs,  il  avait  vu  ce  que  nul  ne  voyait,  ce  que 
ne  comprenait  même  pas  Pierre  et  Jeanne,  ces  deux  enfants 
candides  qui  s'ignoraient  eux-mêmes  ;  il  lui  dit  les  aveux 
qu'il  avait,  mot  par  mot  en  quelque  sorte,  forcé  Pierre  à  lui 
faire  et  qui  avaient  été,  pour  le  jeune  Dubreuil,  moins  une 
confession  qu'une  découverte  faite  dans  son  propre  cœur; 
il  lui  dit  aussi  le  projet  qu'il  apportait  tout  préparé,  pour  le 
soumettre  à  Dubreuil,  et  par  lequel  il  allait  faire  de  Pierre 
son  fils  adoptif,  lui  laissant  ses  biens, — modestement,  il 
n'ajouta  pas:  et  son  talent;  et,  comme  avec  lui  la  gaîté  ne 
perdrait  jamais  ses  droits,  il  conclut  avec  une  solennité  de 
comédie  : 

— Monsieur  Viviers,  j'ai  l'honneur  de  vous  demander  la 
main  de  Mlle  Jeanne  Viviers,  votre  fille,  pour  mon  fils  adop- 
tif Pierre  Dubreuil. 


404 


LA  REVUE  FRÀNCO-ÀÀfËRIcÀlNE 


— Et  Jeanne  fit  M.  Viviers. .  .Elle  ne  m'a  rien  dit... 

— Ô  fabricant  borné,  perdu  dans  les  soieries,  père  aveugle, 
tu  n'as  donc  pas  su  lire  dans  les  yeux  de  notre  Jeannette, 
quand  Pierre  est  arrivé  tout  à  l'heure?. .  .Tiens,  regarde. . . 
la  voilà  qui  traverse  la  pelouse ,  allant  cher  Dubreuil . . . 
C'est  l'amour  qui  passe...  Mais  il  n'y  a  que  nous  autres, 
les  artistes,  qui  apercevions  ces  choses-là. 

— Crois-tu,  dit  M.  Viviers  en  souriant.  .  .Je  suis  donc  un 
artiste  aussi,  car  il  y  a  longtemps  que  j'ai  vu  et  compris. 
Mais  j'attendais  l'heure.  Et,  quoique  aveugle,  je  vois  ce 
que  tu  ne  vois  pas  :  c'est  le  rayon  de  soleil  qui  descend  de 
là-haut  sur  ma  Jeanne.  C'est  le  bénédiction  de  Dieu  qui  se 
pose  sur  mon  enfant. 


FIN. 


En  deux  mots 


Par  CHAMPOL 


I. 

I.TONSIEUR   URBAIN  DE  LAMOTHE 

Caissier  à  h  Banque  de  France,  8,  rue  Vaneau,  Paris. 
"Kecho   (Tonkin),  12  juillet,  189.. 

"  Je  t'ai  toujours  dit  que  tu  as  la  vocation  de  la  poule  qui: 
coi  ve  des  canards.  Te  voilà  agité,  affolé,  aux  cent  coups  ;  tu 
passes  des  nuits  sans  sommeil  ;  tu  m'écris  huit  pages  de  repro- 
ches, tout  cela  parce  que  j'ai  fait  une  excellente  traversée  et 
que  j'ai  négligé  de  t'en  informer  en  arrivant  ici  Mais, 
mon  omi,  cela  allait  de  soi  !  Nous  n'en  sommes  plus  au 
temps  patriarcal  où  l'on  faisait  son  testament  avant  de  mon- 
ter en  diligence. 

"  Que  dirais-tu  donc  si  tu  voyais  les  Pavillons-Noirs  déV 
boucher  derrière  moi  dans  les  bambous  pendant  que  je  sur- 
veille mon  poste?  Allons,  mon  vieux,  du  courage!  Je  fais 
de  mon  mieux  pour  te  garder  ton  petit  Henri,  malgré  les 
piègés  ennemis  et  les  inconvénients  du  climat. 

Notre  cuisine  est  large  et  soignée;  je  ne  m'ennuie  pas- 
trop,  car  j'ai  de  bons  camarades,  et  ici  on  se  lie  vite  avec  tout 
ce  qui  est  Européen.     On  parle  de  fièvres  dans  la  province 
voisine,  mais  c'est  moi  qui  m'en  moque,  avec  mon  hygiène. 
Je  Reviens  d'une  sagesse  à  faire  peur  ! 

"  Ah  !  pendant  que  je  parle  c(e  ma  sagesse  du  jour,  n'oublie 
pas  les  petites  folies  de  la  veille.  Passe  chez  le  banquier  de 
la  place  Louvois  êl  tâche  <!<■  payer.  Surtout,  ne  donne  pas 
mon  adresse. 

l'A  papa0  Tl  a  le  don  de  t'occuper,  et  je  t'en  .félicita, 
car  tu  ne  sais  pas  être  seul,  ("est  une  manie  chez  toi,  mais 
<'iitin  on   ne  se  refait   pas.     gi  mon  père  pouvait    m'envoyer* 


406  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

quelques  subsides,  je  ne  les  refuserais  pas.  Il  le  peut,  et 
toi,  mon  cher  aîné,  tu  es  une  vraie  mère.  Un  père  et  une 
mère,  cela  facilite  bien  des  choses. 

"  Vu  ta  qualité  de  mère,  j'ai  des  petites  nouvelles  confiden- 
tielles à  te  donner,  ce  que  je  ferai  avant  le  départ  du  paque- 
bot. Après  cette  lettre-ci,  écris,  si  tu  veux,  mais  n'attends 
pas  de  moi  une  prose  régulière  ni  surtout  fréquente  ;  on  ne 
peut  s'assujettir  au  travail  supplémentaire  dans  les  conditions 
où  nous  sommes  ici  :  le  loisir  est  notre  hygiène  nécessaire. 

'  '  14  juillet  . .  Je  voulais  continuer  le  chapitre  du  cœur  et 
te  demander  de  m 'éclairer  de  ta  haute  raison,  mon  vieil  ami. 
«Cette  maudite  fête  nationale  est  venue  se  mettre  au  travers 
de  mes  bonnes  intentions.  Je  crois  que  je  vais  devoir  agir 
d'après  mes  propres  lumières  ;  pourtant  le  cas  est  grave. 

"  Bon  On  me  dit  qu'il  est  temps  de  livrer  mes  pattes  de 
mouche  au  paquebot.     Vite,  mille  tendresses." 

Un  pâté  suivait,  puis  un  paraphe  illisible,  témoignant  de 
la  hâte  avec  laquelle  le  sous-lieutenant  Henri  de  Lamothe 
avait  dû  couper  court  à  ses  épanchements  épistolaires. 

Urbain  en  fut  d'autant  plus  oontrairié  qu'il  pouvait  rai- 
sonnablement espérer  la  suite  au  prochain  numéro.  Son 
jeune  frère  avait  horreur  de  la  correspondance  qu'il  considé- 
rait comme  une  marque  de  souvenir  et  d'amitié  tout  à  fait 
superflue,  et,  lorsque  Henri  de  Lamothe  trouvait  une  chose 
ennuyeuse  et  gênante,  il  °vait  l'habitude  de  s'en  débarrasser, 
sans  plus  ample  réflexion,  et  surtout  sans  se  demander  si  les 
autres  seraient  de  son  avis. 

'  Pauvre  enfant!  il  n'a  pas  de  tête!"  disait  avec  un  mé- 
lange d'admiration  et  de  pitié  le  modeste  et  pacifique  Urbain 
qui  n'avait  d'autre  espérance,  d'autre  souci  dans  la  vie  quel 
ce  frère,  plus  jeune  que  lui  de  quinze  ans,  aussi  beau,  aussi 
brillant,  aussi  léger  qu'il  était  lui-même  sérieux,  tranquille, 
sans  éclat  et  sans  prétention. 

Il  avait  remplacé  auprès  d'Henri  leur  mère,  morte  depuis 
longtemps:  il  l'avait  gâté,  couvé,  surveillé,  sermonné,  con- 
seillé depuis  son  bas  âge  jusqu'au  jour  où  le  jeune  sous-lieute- 
L  p' était,  sur  sa  demande,  embarqué  pour  le  Tonkin,  lais- 
sant le  pauvre  Urbain  seul  au  monde,  seul  derrière  son  guichet 
de  la  Banque  de  France,  sans  autre  consolation  que  de  songer 
à  l'absent  et  de  payer,  sur  ses  économies,  les  petites  dettes 
que  son  jeune  frère  laissait  toujours  un  peu  partout. 

'*  Cher  enfant,  il  n'a  pas  de  tête  !  répétait  le  bon  Urbain, 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  407 

alignant  les  louis  aux  créanciers,  qui,  remis  de  belle  humeur, 
répondaient  avec  empressement  : 

"  Mais  il  a  si  bon  cœur!" 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  triste  dans  la  vie  d'Urbain,  c'était 
chaque  «oir  le  retour  à  la  maison  paternelle. 

M.  de  Lamothe,  qui  avait  déserté  son  foyer  tant  que  ses 
forces  et  ses  moyens  le  lui  avaient  permis,  s'y  voyait  mainte- 
nant c'oué  par  la  vieillesse  et  les  infirmités.  D'homme  léger, 
frivole,  aimablement  égoïste,  il  s'était  transformé  en  vieillard 
grincheux,  morose,  cyniquement  préoccupé  de  sa  seule  per- 
snonne.  Les  vies  gaies  et  brillantes  ont  de  ces  fins  maus- 
sades. Ne  pouvant  plus  avoir  aucun  plaisir,  M.  de  Lamothe 
s'offrait  de  nombreuses  manies.  Ses  habitudes  étaient  de- 
venues les  seuls  mobiles  de  son  existence,  et  lui  semblaient 
devoir  régler  exclusivement  celle  des  autres.  Ouvrir  la  porte 
un  peu  brusquement,  être  en  retard  ou  en  avance,  le  déranger 
en  quoi  que  ce  fût  étaient  de  ces  offenses  de  lèse-personnalité 
que  les  égoïstes  finissent  par  prendre  au  sérieux  et  faire 
prendre  au  sérieux  par  les  êtres  dévoués  qui  les  entourent 
d'ordinaire. 

Urbain  ressemblait  à  sa  mère,  une  pauvre  créature  pleine 
d'abnégation  et  de  délicatesse,  morte  écrasée  sous  ce  joug. 
Parfois,  depuis  le  départ  d'Henri,  il  lui  semblait  aussi  qu'il 
allait  succomber  sous  ce  poids  qu'aucune  affection,  aucune 
espérance  ne  l'aidaient  plus  à  porter. 

Le  soir,  lorsque,  après  avoir  terminé  avec  son  père  une 
dixième  partie  de  piquet,  il  s'échappait  pour  aller  fumer  un 
cigare  en  arpentant  le  trottoir  paisible  de  la  rue  Vaneau,  il 
avait  beau  se  dire  philosophiquement:  "Que  veux-tu,  mon 
vieux,  c'est  le  devoir!"  le  devoir  lui  semblait  parfois  insup- 
portable. 

Il  lui  prenait  de  vagues  regrets  de  s'être  ainsi  desséché 
derrière  son  guichet,  de  n'avoir  jamais  vécu  pour  lui-même, 
d'avoir  abdiqué  les  rêves,  les  joies,  les  ambitions  les  plus 
légitimes  de  l'homme,  tout  cela  pour  un  rôle  inutile  de 
mère  sans  enfant 

Quelquefois  déjà,  ces  pensées  qu'il  qualifiait  d'égoïstes  lui 
étaient  venues,  poignantes,  pendant  les  longues  soirées  où 
Henri  le  laissait  en  tête  à  tête  avec  M.  de  Lamothe,  préfé- 
rant à  sa  société  la  plus  petite  distraction  ;  mais  un  sourire 
de  soa  frère  les  chassait  vite  et  il  se  disait,  le  regardant  avec 
orgueil  et  concentrant  °ur  lui  toutes  les  tendresse-  qu'il 
n'avais  pu  épancher  au  dehors  : 


4Q$  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"  C'est  lui  qui  est  mon  avenir,  mon  bonheur!  c'est  à  lui 
que  j'appartiens.  Il  se  trouvera  bien  dans  sa  vie  des  mo- 
ments où  il  aura  besoin  de  moi.  Il  se  mariera,  il  aura  des 
enfants,  et  je  ne  mourrai  pas  tout  seul,  abandonné  dans  mon 
coin  comme  une  vieille  inutilité." 

A  présent  Urbain  se  demandait,  sans  oser  espérer  de  plus  : 

"  Quand  reviendra-t-il,  s'il  revient?" 

Son  père,  après  s'être  un  peu  agité  de  ne  plus  voir  Henri, 
comme  il  en  avait  l'habitude,  avait  éprouvé  une  grande  con- 
solation à  faire  son  cabinet  de  toilette  de  la  chambre  de 
l'absent  ■  il  était,  du  reste,  trop  occupé  de  stjs  rhumatismes 
pour  se  tourmenter  d'autre  chose. 

Dix-huit  mois  s'étaient  cependant  écoulés  sans  apporter 
d'autres  nouvelles  du  sous-lieutenant,  et  Urbain,  rongé  d'an- 
goisse, tâchait  de  se  mettre  en  colère  en  se  répétant  que  la 
négligence  seule  de  son  frère  était  la  cause  de  ses  inqpié- 
tudes. 

"  Quel  sans-cœur  !  se  disait-il.  C'est  vrai  qu'il  m'avait 
prévenu  de  son  silence.  Mais  me  laisser  dix-huit  mois 
sans  un  mot!     Peut-être  une  lettre  s'est-elle  perdue." 

Chaque  fois  que  les  journaux  parlaient  de  soulèvements  au 
Tonkin,  de  choléra,  de  fièvre  pernicieuse,  le  sang  d'Urbain  se 
glaçait  dans  ses  veines,  ses  yeux  se  faisaient  hagards  en  dévo- 
rant les  noms  des  vxictimes,  et  une  joie  âpre  l'étreignait  en 
n'y  voyant  que  des  inconnus.  Il  avait  fini  par  ne  plus  oser 
lire  un  journal. 

"  Du  reste,  se  disait-il,  je  serais  prévenu  si  ..,  mais  non. 
Parbleu!  lès  militaires  en  font  bien  d'autres,  et  reviennent 
sains  et  saufs.     Je  suis  une  poule  mouillée,  décidément." 


(A  suivre,) 


LA  SOCIETE  DE 
LA  REVUE  FRANCO-AMERICAINE 

27  RUE  BUADE,  QUEBEC. 


L'ILLUSTRATION 

Supplément  de  "La  Revue  Franco- Américaine" 


Première  Année,  No.  6. 


Septembre-octobre,  1908. 


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LE  MARECHAL  DE  LEVIS 


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Colonisation  et  Agriculture  au  Canada 


UNE  FAMILLE    D  ORIGNAL. 


un  "campement!!  d'indien.s. 


VUE  DE  LA  RIVIERE  KEEPAWA. 


PREMIERE  HABITAI  ION  DE  COLON. 


A  nos  abonnés 


Le  présent  numéro  complète  le  1er  volume  de  la  Revue 
Franco-Américaine  et  est  publié  pour  les  mois  de  septembre 
et  d'octobre. 

Nous  prenons  cette  mesure  afin  d'obvier  aux  retards  trop 
considérables  apportés  dans  la  publication  des  deux  dernières 
livraisons  de  la  Revue,  et  dûs  à  des  circonstances  absolument 
en  dehors  de  notre  volonté,  accident,  surcroit  d'ouvrage  chez 
nos  imprimeurs,  etc. 

Cependant  nos  abonnés  ne  perdront  rien  au  changement; 
ils  y  gagneront,  d'autre  part,  une  livraison  plus  prompte. 

L'abonnnement  de  l'année  comprendra  les  douze  numéros 
composant  des  deux  volumes  de  la  Revue.  Les  abonnements 
au  lieu  d'être  renouvelables  le  1er  avril  ne  le  seront  que  le  1er 
mai. 

Entre  temps,  nous  allons  faire  subir  à  notre  revue  certaines 
améliorations  projetées  depuis  quelques  mois  qui  la  rendront 
plus  digne  encore  de  l'encouragement  très  généreux  qui  lui  a 
été  donné  jusqu'ici. 

L'Administration* 


After  the  Winter 

(Le  Renouveau) 


C'est  l'hiver,  hélas  !  et  sur  la  nature 

Le  givre  a  jeté  son  linceul  glacé. . . 

Au  morne  horizon  de  la  plaine  obscure, 

Le  ciel,  pâle  et  sombre,  est  comme  affaissé. 

Toute  voix  se  tait,  aucun  bruit  n'éveille 
La  forêt  muette  en  ses  profondeurs  : 
Comme  en  un  tombeau  la  terre  sommeille, 
Et  pas  un  rayon  ne  vient  des  hauteurs. . . 

Le  temps  fait  un  pas — Avril  nait — la  vie 
Eeprend  sous  l'azur  son  vol  glorieux  ; 
Tout  n'est  que  parfum,  lumière,  harmonie, 
Tout  vit,  tout  sourit  de  la  terre  aux  cieux. 

Et  pour  opérer  ces  métamorphoses, 
Rendre  son  sillon  à  l'épi  vermeil, 
Ses  chants  à  l'oiseau,  leur  éclat  aux  roses, 
Il  n'a  rien  fallu. .  .qu'un  peu  de  soleil. 

Un  plus  rude  hiver  atteint  l'âme  humaine 
Quand  sous  ses  regrets  tout  s'échappe  et  fuit, 
Qu'elle  cherche  en  vain  sa  route  incertaine, 
Perdant  au  hasard  ses  pas  dans  la  nuit. 

Sentir  à  tout  vent  chanceler  son  être, 

De  vivre  ou  mourir  n'avoir  nul  émoi, 

Se  dire  à  tout  mot:  "Que  sais-je?"  ou  "Peut-être", 

Vivre  sans  espoir  et  mourir  sans  Foi . . . 

Est-il  rien  qui  soit  plus  lourd  en  ce  monde 
Que  porter  ainsi  le  poids  de  son  cœur 
Sans  avoir  d'appuis  où  l'âme  se  fonde. . . 
Proie  insouciante  du  destin  moqueur? 


426  .  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

L'âme  ne  meurt  pas.     Un  jour,  ô  surprise  ! 
L'aube  luit  plus  blanche  en  un  ciel  plus  pur  : 
Le  flot,  moins  ému,  tiédit  sous  la  brise, 
L'horizon  lointain  s'ouvre  dans  l'azur. 

Durant  de  longs  mois  la  terre  endormie 
Se  réveille  et  chante  avec  le  zéphyr  ; 
L'arbre  qu'on  croyait  maudit  pour  la  vie 
Beprend  sa  couronne  et  va  refleurir. 

Et  j'entends  frémir  avec  un  bruit  d'ailes, 
A  l'ombre  que  font  ses  rameaux  touffus, 
Les  nobles  espoirs,  les  amours  fidèles, 
L'essaim  lumineux  et  pur  des  Vertus. . . 

Au  souffle  puissant  des  grandes  pensées, 
Comme  un  luth  touché  par  un  archet  d'or, 
S'il  retrouve  un  jour  ses  cordes  brisées, 
Le  cœur,  rajeuni,  bat  et  vibre  encore. 

Et  pour  qu'au  foyer  renaisse  la  flamme 
Qui  doit  rallumer  le  feu  sur  l'autel, 
Pour  qu'elle  revive,  il  ne  faut  à  l'âme 
Qu'un  rayon  de  Dieu,  soleil  éternel! 

Maurice  de  Pradel. 


Les   Fêtes  de    1908    à   Québec  et 
l'Impérialisme  Anglais 


Ce  n'est  pas  même  un  article  de  revue,  c'est  un  volume 
qu'il  faudrait  pour  raconter  dans  leurs  détails  les  événements 
qui  se  sont  déroulés  à  Québec  pendant  les  mois  de  juin  et 
juillet  1908. 

Fêtes  de  Laval  et  fêtes  du  Troisième  Centenaire  ont  revêtu 
un  cachet  de  solennité  qui  a  étonné  jusqu'aux  plus  enthou- 
siastes ;  elles  ont  pris  une  signification  qui  se  résume,  en  dépit 
de  tous  les  efforts,  surtout  les  dernières,  en  une  apothéose 
de  la  race  française  fondatrice  du  Canada.  Dès  le  mois  de 
juin,  au  pied  du  monument  Laval,  on  le  sentait  dans  les  dis- 
cours ;  l'épopée  canadienne-française  était  la  source  où  chaque 
orateur  allait  puiser,  nos  héros  étaient  les  héros  fêtés,  notre 
histoire  était  l'histoire  que  chacun  acclamait*.  Cette  première 
semaine  patriotique  et  religieuse,  "  la  grande  semaine,*' 
comme  on  l'appelle  depuis,  préparait  admirablement  les 
esprits  pour  les  solennités  qui  devaient  se  dérouler,  un  peu 
plus  tard,  sous  les  yeux  ravis  du  Prince  de  Galles.  Et  l'on  se 
demande  encore  si  les  deux  manifestations  n'en  faisaient 
réellement  pas  qu'une  seule  et  si  ceux  qui  se  sont  contentés 
d'assister  à  l'une  ou  à  l'autre  ne  sentent  pas  qu'ils  n'ont  vu 
qu'une  partie  du  spectacle. 

Une  même  idée  les  a  dominées  toutes  les  deux — l'idée  de 
la  patrie  canadienne,  plus  grande,  plus  aimée.  Et  si  dans 
les  dessous  que  cachaient,  d'ailleurs,  admirablement  les 
splendeurs  du  Troisième  Centenaire,  cherchait  à  prendre 
racine  une  conception  nouvelle  de  notre  politique  nationale, 
les  déclarations  publiques  des  orateurs  et»  des  personnages 
officiels  ont  accentué  de  façon  à  ne  pas  s'y  méprendre  les 
sentiments  cultivés  par  tous  les  groupes  de  la  nation,  les 
espoirs  comme  les  sentiments  de  l'élément  canadien-français 
qui  a  été  de  droit  le  héros  des  fêtes.  Et  si  tout  le  monde  est 
retourné  chez  soi,  les  uns  plus  français,  les  autres  plus  an- 
glais, personne  n'a  pu  se  défendre  du  charme  des  relations 
nouées  entre  amis  nouveaux,  ennemis  d'hier,  et  de  l'espoir 


428  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

en  des  jours  de  paix  et  d'union  que  seuls  des  malentendus 
regrettables  ou  une  fausse  conception  des  intérêts  nationaux 
avaient  pu  retarder  jusqu'à  ce  jour.  Ce  résultat  seul  serait 
déjà  un  digne  couronnement  de  fêtes  comme  celles  auxquelles 
dous  venons  de  participer. 

Aussi,  afin  de  mieux  graver  dans  la  mémoire  des  lecteurs 
de  la  Revue  le  souvenir  de  cette  page  de  notre  histoire,, 
résumant  toutes  les  autres  et  lue  devant  nous,  avons-nous  cru 
opportun  de  réunir  en  quelques  pages,  déclarations  et 
opinions,  comptes-rendus  et  anecdotes  dont  le  groupement 
est  de  nature  à  donner  une  expression  bien  nette  et  bien 
vivante  à  ce  qui  a  été  fait  et  dit. 

*       * 
* 

Les  fêtes  de  Laval  ont  débuté  par  une  manifestation 
comme  il  ne  s'en  est  vu  nulle  part  de  plus  grandes  où  de  plus 
belles.  M.  Pierre  Gerlier,  le  sympatique  et  brillant  délégué 
de  la  jeunesse  catholique  française  au  congrès  des  Jeunes 
catholiques  canadiens-français  en  fait  la  description  suivante  : 

"  La  semaine  qui  s'est  écoulée  du  21  au  28  juin  marquera 
une  date  mémorable  dans  les  annales  de  Québec,  et  les  événe- 
ments qui  l'ont  remplie,  de  l'aveu  de  tous  ceux  qui  en  furent 
témoins,  ajouteront  une  belle  page  à  l'histoire  déjà  si  glo- 
rieuse de  la  race  Canadienne-Française.  Ce  ne  fut  pas 
seulement,  en  effet,  une  succession  de  fêtes  splendides  et  de 
grandioses  cérémonies.  Le  décor  sans  doute  était  mer- 
veilleux, l'appareil  extérieur  émouvant.  Mais  ce  qui  faisait 
par  dessus  tout  la  beauté  de  ces  solennités  inoubliables,  c'est 
que  l'on  y  sentait  palpiter  le  cœur  de  tout  un  peuple  ;  car 
elles  étaient  par  essence  la  manifestation,  l'exaltation  des 
deux  sentiments  qui  résument  l'âme  canadienne  :  la  foi  et  le 
patriotisme. 

"  C'est  sa  foi,  robuste  et  touchante,  que  la  cité  de  Québec 
affirmait  le  21  juin  dans  l'admirable  procession  de  la  Fête 
Dieu;  c'est  son  patriotisme,  inspiré  de  la  foi,  qu'elle  témoi- 
gnait en  célébrant  magnifiquement  le  23  juin  la  fête  de 
Saint  Jean-Baptiste,  fête  nationale  des  Canadiens-Français  ; 
c'est  tout  ensemble  son  patriotisme  et  sa  foi  qu'elle  mani- 
festait en  inaugurant,  le  25  juin,  au  milieu  de  féeries  incroya- 
bles, la  statue  du  Vénérable  François  de  Montmorency-Laval, 
premier  évêque  de  Québec,  et  apôtre  de  la  Nouvelle-France. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  429 

11  Je  n'oublierai  jamais  l'impression  que  j'ai  ressentie  en 
débarquant  à  Québec  le  dimanche  matin.  L'arrivée  par  le 
Saint-Laurent  est  ravissante,  et  l'accueil  de  nos  camarades 
Québecquois  avait  été  si  sincèrement  cordial  que  j'étais  ému 
avant  même  de  pénétrer  dans  la  ville  de  Champlain.  Mais 
cette  émotion  ne  fit  que  croître  lorsque,  ayant  gravi  les 
rues  escarpées  et  pittoresques  du  vieux  quartier,  nous  arri- 
vâmes dans  la  cité  haute,  où  déjà  s'organisait  la  procession 
du  Très  Saint- Sacrement. 

"  La  ville  tout  entière  était  somptueusement  décorée.  Ce 
n'était  que  tentures,  oriflammes,  arcs  de  triomphe,  bande- 
rolles  où  se  lisaient  de  touchantes  invocations.  Pas  une 
maison  qui  ne  fut  ornée  :  les  plus  modestes  rivalisaient  avec 
les  plus  riches,  et,  détail  frappant,  les  protestants  eux-mêmes 
avaient  tenu  à  embellir  leurs  demeures.  Ajoutez  à  cela  que, 
pour  la  première  fois  depuis  mon  arrivée  en  Amérique,  je 
n'entendais  autour  de  moi  que  du  français, — ce  joli  langage 
canadien,  émaillé  d'expressions  normandes,  qui  résonne  si 
délicieusement  à  nos  oreilles, — et  que,  dans  la  profusion  de 
drapeaux  qui  flottaient  sur  cette  foule  immense,  je  voyais 
dominer  le  drapeau  tricolore,  dont  on  saisit  avec  une  si  vive 
intensité  le  symbolisme  lorsqu'on  l'aperçoit  hors  de  chez  vous, 
et  vous  devinerez  tous  les  sentiments  qui  se  pressaient  dans 
mon  âme  en  présence  d'un  tel  spectacle. 

"  Il  faut  renoncer  à  décrire  ce  que  fut  la  procession.  La 
cité  tout  entière  était  réunie,  et,  plus  encore  que  le  nombre 
incommensurable  des  fidèles,  l'unanimité  de  sentiment  que 
l'on  sentait  en  eux  donnait  à  cette  assemblée  je  ne  sais  quoi 
de  saississant  et  de  grandiose.  Tous  les  éléments  de  la 
société  étaient  représentés  :  l'autorité  religieuse  par  seize 
archevêques  et  évêques,  venus  de  toutes  les  provinces  cana- 
diennes, l'autorité  civile  par  le  premier  ministre  du  Dominion, 
que  l'on  voyait  au  premier  rang  derrière  le  dais,  escorté  de 
tous  les  ministres  de  la  province,  des  membres  de  la  magis- 
trature, de  la  municipalité,  de  l'Université  et  des  grands 
corps  publics;  puis  la  foule,  où  toutes  les  classes  et  tous  les 
âges  étaient  confondus  dans  un  même  sentiment  de  recueille- 
ment et  d'adoration  ;  c'était  bien  le  peuple  chrétien  vivant 
sa  foi,  et  faisant  à  Jésus-Hostie  le  plus  triomphant  cortège 
que  l'on  pût  imaginer. 

"  Durant  quatre  heures,  le  majestueux  défilé  se  déroula 
dans  les  rues  de  Québec  sur  une  longueur  de  plus  de  trois 


430  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

kilomètres.     Il  était  une  heure  environ  lorsque  le  dais,  sorti  à 
9  heures  précises,  rentrait  dans  la  cathédrale." 

"  Ce  fut  l'instant  le  plus  émotionnant.  La  foule  était 
rassemblée  sur  l'immense  place  de  l'Hôtel  de  Ville.  Sou- 
dain, sous  la  coupole  étincellante  de  lumière  qui  surmontait 
le  porche  de  la  basilique,  l'ostensoir  apparut,  porté  par  Mgr 
Sbaretti,  délégué  apostolique.  Le  peuple  entier  tomba  à 
genoux;  tous  les  fronts  s'inclinèrent,  et  il  y  eut  une  minute 
de  silence  d'une  incomparable  solennité.  Puis,  spontané- 
ment, de  toutes  les  poitrines  un  chant  jaillit,  impressionnant 
et  grave  :  Te  Deum  laudamus." 

Le  lendemain  c'est  le  dévoilement  de  la  statue  de  Mgr.  de 
Laval  par  Son  Excellence  lord  Grey,  gouverneur-général  du 
Canada.  Puis,  après  le  dévoilement,  les  discours  com- 
mencent, chaleureux,  où  l'on  entend  les  voix  reunies  de  la 
France  catholique  et  de  la  généreuse  Angleterre  chanter  à 
l'envie  le  patron  des  canadiens-français  et  le  premier  évêque 
de  la  Nouvelle  France. 

Mgr  Eoy,  l'éloquent  coadjuteur  de  l' évêque  de  Québec, 
jette  à  la  foule  frémissante  réunie  à  ses  pieds,  ces  paroles 
de  fière  espérance  où  se  résume  la  pensée  des  siens  : 

"De  quoi  se  réjouit  cette  grande  âme,  que  nous  sentons 
planer  en  ce  moment  sur  le  rocher  de  Québec? 

"  N'est-ce  pas  de  retrouver  ici,  après  deux  siècles,  une  race 
qui  n'a  pas  menti  à  ses  nobles  origines?  Un  peuple  qui, 
dans  les  viriles  ardeurs  d'une  maturité  qui  approche,  reste  à 
genoux  aux  pieds  du  Dieu  qui  a  béni  son  berceau ,  et  qui  garde 
au  cœur  la  généreuse  et  sainte  ambition  d'être  toujours,  dans 
les  terres  du  Nouveau-Monde,  le  loyal  et  intrépide  chevalier 
du  Christ? 

'  Il  me  semble,  qu'à  cette  heure  mémorable,  le  saint 
évêque,  du  haut  de  ce  Cap  Diamant,  où  la  nature  et  la  Provi- 
dence lui  avaient  taillé  dans  le  roc  un  trône  colossal,  et  où 
il  planta  d'un  geste  si  fier  et  si  énergique  la  houlette  du  vrai 
pasteur,  embrasse  d'un  regard  joyeux  et  d'un  cœur  recon- 
naissant l'immense  domaine  que  son  zèle  d'apôtre  soumit 
jadis  à  l'empire  de  Jésus-Christ. 

De  l'Atlantique  au  Pacifique,  de  l'Océan  Glacial  au  Golfe 
du  Mexique,  la  croix  s'est  promenée  triomphante,  et  elle 
dessine  aujourd'hui  partout  sur  ces  horizons  infinis  le  signe 
salutaire  de  l'espérance.  Plus  de  cent  houlettes  se  sont  ajou- 
tées à  la  houlette  de  Laval,  jalonnant  ces  routes  glorieuses 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  431 

par  où  l'Evangile  et  la  civilisation  sont  allés  à  la  conquête 
de  tout  un  continent,  et  gardant  à  la  foi,  à  l'Eglise  et  au 
Christ  les  peuples  nouveaux  entrés  au  bercail. 

"  Il  est  donc  venu  ce  règne  du  Christ  que  Mgr  de  Laval 
souhaitait  avec  tant  d'ardeur,  et  pour  lequel  il  se  déclarait 
anxieux  de  sacrifier  sa  vie.  Et  voilà  pourquoi,  en  répétant 
aujourd'hui,  au  pied  de  ce  monument  la  prière  victorieuse: 
Le  Christ  triomphe,  le  Christ  règne,  le  Christ  commande, 
nous  résumons  les  plus  ardents  désirs  du  grand  évêque  et 
nous  louons  toutes  les  œuvres  de  sa  vie. 

"Mais,  M.  F.,  pour  que  cette  prière  soit  un  hommage  com- 
plet à  St- Jean-Baptiste  et  à  Mgr  de  Laval,  il  ne  suffit  pas 
qu'elle  les  glorifie  l'un  et  l'autre  en  redisant  la  grandeur  de 
leurs  desseins  et  en  faisant  briller  l'éclat  de  leurs  actions. 
Il  faut  encore  qu'elle  dépose  à  leurs  pieds  les  sincères  et 
généreuses  résolutions  du  peuple  qui  les  vénère  ;  il  faut  qu'elle 
leur  dise  notre  désir  bien  arrêté  de  garder  intact  le  précieux 
dépôt  qui  nous  a  été  confié,  de  toujours  coopérer  aux  desseins 
de  la  Providence  sur  nous,  et  aux  grâces  de  choix  dont  il  lui 
a  plu  de  nous  combler. 

'  '  Il  faut  encore  que  dans  ce  chant  de  triomphe ,  qui  raconte 
notre  passé,  vibre  et  s'affirme  l'ardente  et  virile  résolution 
d'une  race  que  se  souvient  ;  d'une  race  qui  sait  que  toutes 
ses  gloires  sont  faites  des  triomphes  de  Jésus-Christ  sur 
elle  ;  d'une  race  qui  jure  de  ne  jamais  forligner,  de  ne  jamais 
souiller  les  lys  de  France  ni  profaner  la  croix  du  Christ  plan- 
tée en  bonne  terre  française  et  catholique  par  Champlain  et 
Laval  ;  d'une  race  enfin  qui  est  fermement  décidée  de  garder 
son  bras  armé  pour  faire  ici  les  beaux  gestes  de  Dieu." 

Plus  tard,  c'est  lord  Grey  qui  dit: 

"  Honneur  au  Séminaire  de  Québec,  berceau  de  l'Univer- 
sité Laval,  d'où  sont  sortis  tant  d'hommes  distingués  qui  ont 
contribué  de  leur  très  large  part  au  progrès  du  Canada. 

"Je  me  réjouis  à  la  pensée  que  la  libéralité  des  institu- 
tions britanniques  a  toujours  protégé  et  encouragé  l'œuvre 
de  Mgr  de  Laval.  Sa  Sainteté  Pie  X,  dans  cette  lettre  qui, 
comme  vous  l'avez  dit,  restera  l'un  des  documents  les  plus 
précieux  de  notre  histoire  religieuse  et  politique,  l'a  reconnu, 
et  vous  savez  que,  grâce  à  une  protection  toute  spéciale, 
l'Eglise,  chez  vous,  jouit  d'une  liberté  plus  grande  peut-être 
que  partout,  et  cette  protection  toute  spéciale  a  mérité  de 


432  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

votre  part,  je  me  plais  à  le  reconnaître,  une  loyauté  inalté- 
rable envers  la  Couronne  britannique. 

1  ■  Nous  vivons  dans  une  confédération  où  catholiques  et 
protestants  sont  véritablement  sur  un  pied  de  parfaite  égalité. 

1  '  Je  forme  des  vœux  pour  que  tous  les  éducateurs  du  Ca- 
nada enseignent  à  la  génération  de  demain  la  grande  leçon 
de  tolérance  et  de  paix,  sans  lesquelles  aucune  société  ne  sau- 
rait subsister.  C'est,  d'ailleurs,  cette  leçon  salutaire  de  con- 
corde et  d'harmonie  qui  devra  se  dégager  des  grandes  fêtes 
du  troisième  centenaire  dont  celle-ci  est  l'heureux  prélude." 

C'est  tous  les  évêques  de  Québec  que  l'on  croit  entendre 
lorsque  Mgr  Bégin,  leur  vénéré  successeur,  dans  cette  élo- 
quence de  sereine  beauté  qui  est  comme  un  reflet  de  son  âme, 
fait  l'éloge  du  grand  apôtre.  La  métropole  ne  devra  pas 
oublier  ce  discret  avertissement  tombé  de  ses  lèvres  : 

"L'Eglise  de  Québec,  mère  de  toutes  celles  qui  ont  surgi 
de  l'immense  diocèse  où  travailla  Mgr  de  Laval,  n'.i 
cessé  de  donner  l'exemple  de  la  fidélité  que  nous 
devons  à  Dieu,  à  nous-mêmes  et  à  nos  rois.  Mgr  de 
Laval  avait  ici  trop  activement  collaboré  à  l'œuvre  politique 
et  religeuse  que  la  France  avait  entreprise  sur  cette  terre 
d'Amérique,  pour  qu'il  ne  nous  apprît  pas,  dès  l'origine,  et 
pour  toujours,  à  unir  dans  nos  âmes  canadiennes  l'amour  de 
l'Eglise  et  l'amour  de  la  patrie,  le  respect  de  l'autorité  divine 
et  celui  de  l'autorité  royale.  Ces  leçons,  nous  ne  les  avons 
pas  oubliées.  Les  évêques  si  nombreux,  accourus  aujourd'hui 
à  Québec,  au  berceau  de  leurs  églises,  n'ont  cessé  de  faire 
revivre,  après  leurs  courageux  prédécesseurs,  les  sentiments 
très  nobles  que  leur  inspire  l'exemple  de  Mgr  de  Laval  ;  ils 
n'ont  cessé  de  répandre,  avec  la  foi  dont  ils  sont  les  apôtres, 
les  vertus  civiques  que  leur  a  laissées  en  héritage  le  premier 
évêque  de  Québec. 

"  Si  le  clergé  canadien  fut  si  loyal  pendant  les  années  qui 
suivirent  la  douloureuse  séparation,  et  s'il  fut  le  plus  ferme 
appui  de  l'autorité  nouvelle  qui  s'exerçait  sur  des  citoyens, 
sur  des  fils  du  sol  dont  aucune. épreuve  ne  pouvait  abattre  la 
fierté,  c'est  que,  lui  aussi,  ce  clergé  patriote,  recueillait  comme 
un  legs  précieux  les  fortes  inspirations  qui  ont  passé  du  cœur 
de  Laval  dans  l'âme  vaillante  de  nos  générations  secerdo- 
tales." 

Après  le  représentant  du  roi,  après  le  représentant  de 
l'Eglise,  après  M.  Turgeon  parlant  au  nom  du  peuple  cana- 


LA  REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  433 

dien-français,  c'est  la  voix  de  la  France  catholique  que   l'ou 
entend,  M.  Gerlier  : 

"  Comment,  dit-il,  ne  serais-je  pas  ému  jusqu'au  fond  de 
l'âme  au  spectacle  des  sentiments  que  je  sens  palpiter  dans 
tout  un  peuple,  et  lorsque,  dans  le  merveilleux  déploiement 
d'oriflammes  dont  se  pare  la  ville  de  Québec,  hier  pour 
adorer  son  Dieu,  aujourd'hui  pour  acclamer  son  Pontife,  je 
vois,  à  côté  du  drapeau  britannique,  emblème  du  loyalisme 
des  Canadiens-français,  flotter  le  drapeau  tricolore,  symbole 
de  leur  gratitude  toujours  fidèle  et  de  leur  indéfectible 
amour. 

"Peut-être  cette  affirmation  vous  surprendra-t-elle ,  et 
j'entends  déjà  votre  reproche.  Ne  saviez-vous  pas,  me  direz- 
vous  qu'il  en  était  ainsi?  Avez-vous  pu  douter  un  jour  du 
cœur  des  fils  de  Champlain? 

"Oh!  non,  Messieurs.  La  France  n'a  pas  cette  ingrati- 
tude de  répondre  à  leur  attachement  par  de  l'oubli.  Elle  sait 
qu'ils  partagent  ses  joies,  ses  tristesses,  elle  sait  que  leur  cœur 
bat  avec  le  sien.  Mais,  si  forte  que  soit  cette  conviction  dans 
nos  âmes,  elle  prend  en  des  heures  comme  celle-ci  une  am- 
pleur inusitée  qui  les  subjugue.  Car  autre  chose  est  la 
connaissance  qui  persuade,  autre  chose  la  vision  qui  émeut. 
Et  je  l'éprouve  bien  aujourd'hui,  où,  sans  doute,  je  ne  sais 
pas  avec  plus  de  certitude,  mais  où  je  sens  avec  plus  d'émo- 
tion ,  que  partout  où  a  passé  la  France ,  rien  ne  saurait  effacer- 
de  l'histoire  le  prestige  chevaleresque  de  sa  figure  et  la  trace 
lumineuse  de  son  génie. 

'  '  Aussi  bien  tout  dans  cette  fête  concourt-il  à  nous  rap- 
peler la  double  communauté  de  nos  origines  et  de  notre  foi. 

"  C'est  d'abord  le  nom  seul  de  celui  que  nous  exaltons,  le 
vénérable  François  de  Montmorency-Laval,  grand  surtout  par 
l'ardeur  de  son  zèle  apostolique  et  par  l'éclat  de  sa  vertu,  mais 
illustre  aussi  par  la  lignée  à  laquelle  il  se  rattache,  et  par 
tout  ce  qu'évoque  de.  valeur  française  le  blason  des  Mont- 
morency. 

"  Et,  lorsque,  parmi  les  délégations  accourues  pour  solen- 
niser  ces  assises,  j'aperçois  l'uniforme  à  jamais  glorieux  des 
zouaves  pontificaux,  puis-je  oublier  qu'aux  heures  sombres 
de  1867,  répondant  à  l'appel  du  pape,  qu'avec  un  égal  en- 
thousiasme ils  saluaient  comme  leur  chef  et  leur  père,  les  fils 
de  la  vieille  et  de  la  Nouvelle  France  mêlèrent  joyeusement 
sur  les  champs  de  bataille  un  sang  également  généreux  et 
pur  ! 


434  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"  Cette  union-là,  Messieurs,  celle  que  crée  l'unité  de  la 
foi  catholique,  elle  demeurera  indestructible  entre  nous." 

Ces  fêtes  qui  ont  duré  trois  jours  se  terminent  par  une 
dernière  manifestation  où  se  mêlent  les  prières  ardentes  et 
les  airs  nationaux. 

Elles  sont  suivi  du  congrès  des  jeunes  catholiques  cana- 
diens-français, superbe  manifestation  où  se  dessinent  déjà, 
dans  les  accents  de  voix  plus  jeunes  et  plus  fraîches,  les  es- 
poirs de  la  race  en  de  glorieux  lendemains.  Et  ce  sont  les 
jeunes,  on  le  sait,  qui,  après  avoir  chanté  les  derniers  chants 
des  grandes  manifestations  de  juin,  devaient  ouvrir,  par  de 
solennelles  affirmations  prononcées  au  pied  du  monument 
Champlain,  les  fêtes  inoubliables  préparées  à  la  mémoire  du 
Père  de  la  patrie  canadienne. 

Les  fêtes  du  Troisième  Centenaire  ont  eu  un  caractère 
tout-à-fait  différent  de  celui  des  fêtes  de  Laval.  Cela  se 
comprend  assez  facilement  lorsqu'on  se  rappelle  la  tournure 
qu'on  leur  a  données  à  la  dernière  minute,  au  but  politique 
ajouté  à  celui  qu'elles  devaient  avoir  dans  la  pensée  de  leurs 
organisateurs.  Du  troisième  centenaire  de  la  fondation  de 
Québec,  d'une  fête  préparée  à  la  mémoire  de  Samuel  de 
Champlain,  un  amour  subitement  empressé  et  venu  de  haut 
lieu  a  voulu  faire  une  manifestation  conviant  à  d'impériales 
agapes  les  races  qui  composent  la  population  canadienne. 

Tout  d'abord,  on  a  voulu  plus  que  cela.  t>ous  le  couvert 
d'un  vaste  projet  de  nationalisation  des  Champs  de  batailles 
des  Plaines  d'Abraham  et  de  Sainte-Poye,  lord  Grey,  un  im- 
périaliste anglais  très  habile  et  souvent  très  aimable,  comptait 
jeter  les  bases  d'une  entente  resserrant  plus  étroitement  les 
liens  qui  unissent  les  colonies  britanniques  à  la  métropole ,  et 
inaugurer  ce  qu'il  appelait  déjà  lui-même  avec  satisfaction  le 
"greater  empire."  A  son  avis,  ce  n'était  plus  Champlain, 
ce  n'était  plus  la  fondation  de  Québec  qu'il  fallait  célébrer, 
mais  bien  la  naissance  de  la  nation  canadienne.  C'est  au 
fond  ce  qui  est  arrivé,  mais  pas  avant  que  l'on  ait  réussi  à 
mettre  de  côté,  en  face  d'énergiques  protestations,  l'idée 
saugrenue  de  conve  tr  toute  la  céléb  ation  en  une  apothéose 
de  la  conquête  de  1759,  du  triomphe  de  Wolfe  sur  Montcalm 
et  de  Miiiray  sur  Lévis.     Et  tout  ce  qui  est  resté  des  projets 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  435 

primitifs  ça  été  la  parade  des  armées  de  Wolfe  et  Montcalm 
comme  clôture  des  spectacles  historiques. 

Mais,  dans  toutes  les  manifestations  de  ce  genre,  et  surtout 
si  elles  prennent  les  proportions  que  l'on  a  données  au 
Troisième  Centenaire  de  Québec,  l'idée  maîtresse  de  ceux 
qui  mènent  la  fête  ne  tient  pas  toujours  de  très  près  aux 
grandes  manifestations  populaires,  aux  spectacles  de  la  rue, 
à  la  réjouissance  publique.  C'est  dans  les  grandes  fonctions 
officielles,  dîners  d'État,  présentations  d'adresses,  visites 
extraordinaires,  que  l'on  s'efforce  de  donner  du  corps  et  une 
direction  à  l'idée  maîtresse  des  manifestations,  de  donner  le 
sens  voulu  à  l'enthousiasme  de  la  foule.  Aussi  le  dîner 
d'État  qui  devait  être  la  clef  de  voûte  des  fêtes  était-il  appelé 
ouvertement  par  nombre  de  journalistes  anglais,  par  certains 
organisateurs  eux-mêmes  le  "  grand  dîner  impérial".  Si  ce 
dîner  n'a  pas  été  tout-à-fait  et  très  ouvertement  ce  que  l'on 
voulait  qu'il  fût,  il  n'en  a  pas  moins,  au  fond,  justifié  le  nom 
qu'on  lui  avait  donné.  On  a  pu  s'en  convaincre  plus  tard 
au  ton  dont  la  presse  anglaise  du  pays  et  de  Londres  en  a 
fait  le  compte-rendu. 

Ici  encore  c'est  dans  les  discours  qu'il  faut  chercher  l'âme 
de  la  démonstration. 

Et  d'abord  l'adresse  présentée  au  Prince  de  Galles  par  le 
Premier  Ministre  du  Canada,  Sir  Wilfril  Laurier: 

'  Votre  Altesse  Royale,  nous  n'en  saurions  douter,  par- 
tagera notre  manière  de  voir  en  ce  qui  concerne  l'opportunité 
de  faire  en  sorte  que  le  théâtre  de  ces  exploits,  et  particuliè- 
rement le  champ  de  bataille  où  Montcalm  et  Wolfe  se  sont, 
avec  une  égale  valeur,  disputé  la  suprématie,  soit  mis  à  part 
afin  de  perpétuer  chez  les  Canadiens-français  et  anglais,  la 
mémoire  des  hauts  faits  dont  les  deux  races  s'enorgueillissent 
à  juste  titre. 

C'est  pour  présider  à  cette  grande  solennité  que  nous 
avons  invité  Votre  Altesse  Royale  à  se  joindre  à  nous  au 
moment  actuel.  Nous  regrettons  que  les  circonstances  nous 
aient  privés  du  vif  plaisir  de  souhaiter  la  bienvenue  à  Son 
Altesse  Royale  la  Princesse  de  Galles  dont  la  gracieuse  et 
attrayante  personnalité  a  conquis  tous  les  cœurs  canadiens. 

"  Nous  espérons  que  votre  séjour,  beaucoup  trop  limité  au 
milieu  de  nous,  sera  agréable  à  Votre  Altesse  Royale,  et  qu'à 
votre  retour  dans  la  mère  patrie,  vous  transmettrez  au  roi 
l'assurance  de  notre  fidélité  à  toute  épreuve,  de  notre  inalté- 


436  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

rable  dévouement  et  de  notre  unanime  et  ferme  intention  de 
faire  notre  part  pour  favoriser  les  intérêts  du  grand  empire 
auquel  nous  nous  glorifions  d'appartenir." 

Et  le  prince — le  "  Prince  Charmant",  comme  on  l'appelait 
pendant  les  fêtes — de  répondre  : 

"J'apprécie  hautement  l'honneur  et  la  responsabilité  qui 
m'incombent  comme  représentant  du  souverain  qui,  ayant 
sans  cesse  présent  à  l'esprit  l'attachement  inébranlable  de 
ses  sujets  canadiens,  suit  avec  un  intérêt  affectueux  tout  ce 
qui  touche  à  la  prospérité  et  au  développement  de  leur  pays. 
Je  me  fais  une  véritable  joie  d'avoir  en  cette  occasion  le 
double  privilège  de  me  joindre  à  vous,  d'abord  comme  repré- 
sentant du  roi,  puis  en  mon  nom  personnel,  afin  de  célébrer 
le  300ème  anniversaire  de  la  fondation  dé  votre  glorieuse 
cité  par  Samuel  de  Champlain.  Avec  quel  intérêt  profond 
je  viens  prendre  part  avec  vous  aux  cérémonies  imposantes 
des  quelques  jours  qui  vont  suivre,  fêtes  au  cours  desquelles 
le  passé  et  le  présent  vont  nous  apparaître  sur  un  théâtre 
d'une  beauté  naturelle  incomparable. 

■  Comme  au  temps  de  mes  précédentes  visites  au  Canada, 
je  trouve  ici  à  Québec  les  preuves  non-équivoques  de  l'attache- 
ment profond  des  sujets  franco-canadiens  pour  le  roi.  Leur 
fidélité  éprouvée  dans  les  jours  sombres  et  difficiles,  jours 
heureusement  bien  loin  de  nous,  est  un  des  plus  éclatants 
hommages  qu'il  soit  possible  de  rendre  au  génie  politique  du 
gouvernement  de  l'Angleterre.  Sa  Majesté,  ainsi  que  tous 
ceux  qui  s'intéressent  à  l'heureux  développement  des  insti- 
tutions britanniques,  éprouve  une  satisfaction  extrême  à  la- 
pensée  que  les  Canadiens  d'origine  française  travaillent  de 
concert  avec  leurs  compatriotes  d'origine  britannique  pour 
assurer  la  prospérité  et  le  brillant  avenir  du  Dominion. 

"  Moi  aussi  je  suis  d'avis  qu'il  convient  de  préserver, 
comme  un  souvenir  impérissable  pour  les  générations  pré- 
sentes et  futures,  les  Plaines  d'Abraham  consacrées  par  la 
mémoire  des  temps  passés,  et  je  félicite  cordialement  du  suc- 
cès qui  a  couronné  leurs  patriotiques  efforts  tous  ceux  qui  se 
sont  employés  à  cette  œuvre  pieuse." 

C'est  le  premier  échange  de  gracieux  procédés,  la  première 
note  donnée  dans  ce  concert  d'entente  cordiale  et  de  com- 
mune allégresse  qui  va  durer  dix  jours.  Le  prince  a  du  coup 
conquis  tous  les  cœurs.  Et  nous  n'oublirons  jamais,  pour 
notre  part,  la  figure  réjouie  d'un  brave  compatriote  que  les 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  437 

préparatifs  des  fêtes  alarmaient  un  peu,  quand  il  arriva  aux 
quartiers-généraux  des  journalistes,  quelques  minutes  après 
le  débarquement  du  Prince,  en  s  '  écriant  :  "Le  Prince  a 
parlé  français!"  La  nouvelle,  répandue  dans  toute  la  ville, 
déride  tous  les  fronts,  dissipe  toutes  les  inquiétudes,  et  il  me 
semble  que  le  soir,  dans  ces  inombrables  parades  des  per- 
sonnages historiques,  les  voix  chantaient  les  airs  nationaux 
avec  plus  de  douceur,  avec  une  émotion  plus  profonde  et 
plus  confiante. 

Le  lendemain  on  entre  dans  le  vif  de  la  fête.  Arrivée  du 
Don  de  Dieu,  démonstration  officielle  au  pied  du  monument 
Champlain.  Cette  fois,  c'est  la  ville  qui  présente  ses  hom- 
mages au  Prince,  puis  viennent  les  représentants  de  la 
France,  des  Etats-Unis,  du  Canada.    M.  Garneau  dit: 

"  Réunis  au  pieds  du  monument  du  glorieux  fondateur  de 
la  patrie  Canadienne,  le  cœur  rempli  des  souvenirs  héroïques 
de  trois  siècles  d'une  existence  qui  ressemble  plus  souvent  à 
l'épopée  qu'à  l'histoire,  les  Canadiens-français  éprouvent  un 
sentiment  inexprimable  d'orgueil  patriotique  et  de  recon- 
naissance envers  les  deux  grandes  nations  qui  ont  tour  à  tour 
présidé  à  nos  destinées  :  la  France  toujours  aimée,  à  qui  ils 
sont  redevables  de  la  Vie  et  de  leurs  grandes  traditions  : 
l'Angleterre,  qui  les  a  laissés  libres  de  grandir  en  gardant  leur 
foi,  leur  langue  et  leurs  institutions  et  qui  les  a  dotés  d'un 
régime  constitutionnel  fondé  sur  la  plus  grande  somme  de 
libertés,  et  qui  est  sans  contredit,  le  plus  beau  et  le  plus  par- 
fait au  monde. 

"  Pour  nous  tous  Canadiens,  de  toutes  les  origines,  ce  sen- 
timent s'accroît  encore  en  présence  de  ce  déploiement 
fastueux  à  l'honneur  de  l'immortel  Champlain,  en  présence 
de  cet  hommage  rendu  à  la  jeune  et  .vigoureuse  nation  qui, 
née  d'hier,  grandit  à  vue  d'œil  dans  des  espaces  immenses, 
assez  vastes  pour  contenir  un  empire  nouveau." 
Le  prince,  avec  une  grâce  toute  royale,  répond  : 
"  J'éprouve  une  satisfaction  profonde  à  célébrer  avec  vous 
le  300ème  anniversaire  de  la  fondation  de  Québec  par  l'im- 
mortel explorateur  dont  la  statue,  érigée  à  si  juste  titre  en  ce 
lieu,  commande  un  panorama  que  son  ardente  imagination 
elle-même  eût  eu  peine  à  concevoir. 

M  Tout  en  me  plaisant  à  reconnaître  que  nous  célébrons 
tout  particulièrement  en  ce  jour  la  fête  de  Québec,  je  ne 
perds  cependant  pas  de  vue  que  cette  célébration  intéresse 


438  -         LA  REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

aussi  la  nation  canadienne  qui  toute  entière  prend  sa  part  de 
nos  réjouissances.  Que  dis-je,  ce  n'est  pas  ce  vaste  Do- 
minion seul  qui  vient  en  ce  jour  honorer  la  mémoire  du 
grand  Champlain.  La  Mère-Patrie  elle  aussi  revendique 
l'honneur  de  s'associer  à  cet  hommage,  et  des  points  les  plus 
reculés  de  l'empire,  nos  compatriotes,  à  l'effet  de  célébrer  son 
immortel  souvenir,  ont  député  des  représentants  que  je  suis 
heureux  de  voir  aujourd'hui  parmi  nous. 

"D'autres  terres  également  sont  justement  fières  de  la 
renommée  de  Champlain.  Entre  toutes,  le  grande  nation 
à  laquelle  il  devait  allégeance,  qu'il  aimait  passionnément,  a 
délégué  pour  assister  à  vos  imposantes  cérémonies  l'un  des 
plus,  brillants  de  ses  représentants." 

Le  vice-président  des  États-Unis,  M.  Fairbanks  : 

"  La  célébration  du  troisième  centenaire  de  Québec  est 
un  fait  qui  intéresse  tous  les  États-Unis,  profondément.  De 
Québec,  de  nombreux  explorateurs  ont  pris  la  route  des  im- 
menses étendues  de  l'Ouest,  pour  explorer  un  territoire  qui 
fait  maintenant  partie  des  États-Unis.  Ils  ont  laissé  comme 
vestiges  de  leur  passage  sur  notre  territoire  une  empreinte 
indélébile  sur  notre  pays. 

"  Trois  cents  ans,  c'est  court,  pour  la  France  et  l'Angle- 
terre :  et  cependant,  dans  cette  période,  tient  toute  l'histoire 
du  Canada  et  celle  de  l'Amérique  anglo-saxonne.  Ici  ont 
eu  lieu  de  grandes  batailles,  mais  aujord'hui,  les  navires  de 
guerre  ancrés  dans  ce  port,  appartenant  à  trois  diverses 
nations,  témoignent  de  la  paix  qui  les  réunit  en  ce  jour  gran- 
diose, et  de  leur  amitié  sincère. 

'  '  Je  vous  apporte  les  félicitations  du  Président  et  du 
peuple  des  États-Unis,  qui  se  réjouissent  des  progrès  du 
Canada.  '  ' 

Puis  c'est  le  représentant  de  la  France  qui  prend  la  parole  : 

"  Au  nom  de  la  France  j'adresse  le  plus  respectueux  hom- 
mage à  la  mémoire  des  morts  glorieux  qui  ont  fondé  le  Cana- 
da, contribué  à  sa  grandeur  et  su  faire  épanouir  les  mêmes 
vertus  qui  attireront  aux  Canadiens  l'estime  universel. 

"  De  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  nous  applaudissons  avec 
une  ardente  sympathie  à  l'union  qui  dans  le  Canada  s'est 
réalisée  entre  deux  races  faites  pour  s'entendre,  chacune  ap- 
portant à  l'œuvre  commune  les  qualités  qui  lui  sont  propres. 

"En  France,  comme  au  Canada,  on  cite  avec  une  légitime 
fierté  le  nom  de  Champlain  qui  fut  vaillant  soldat,  adminis- 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  439 

trateur  éminent  et  habile  diplomate.  Son  initiative  hardie 
a  eu  pour  résultat  de  conquérir  un  nouveau  domaine  à  la  civi- 
lisation, de  créer  une  nouvelle  patrie  pour  les  enfants  de  la 
Grande  Bretagne  et  de  la  France." 

L'hon.  M.  Turgeon,  dans  un  discours  finement  ciselé, 
teriaine  cette  fête  d'éloquence  patriotique  et  humanitaire. 
Parlant  au  nom  des  canadiens-français  il  dit  : 

"  On  a  compris,  que  la  conservation  de  l'élément  et  de  la 
langue  française,  n'était  pas  une  cause  de  danger,  mais  un 
gage  de  grandeur,  de  progrès  et  même  de  sécurité  ;  que  la 
Confédération  canadienne  est  semblable  à  la  ruche  dont  parle 
Marc-Aurèle  :  ce  qui  est  utile  à  l'abeille  profite  à 'la  ruche  en- 
tière ;  que  le  dualisme  national,  suivant  l'heureuse  expres- 
sion de  Lord  Dufferin,  n'est  pas  un  obstacle  au  développe- 
ment d'une  jeune  nation  qui  a  tout  à  gagner,  en  conservant 
l'héritage  littéraire  et  social  qu'elle  tient  de  .deux  des  plus 
grands  peuples  de  l'Europe.  Cette  conception  est  juste, 
car  qu'est-ce  qu'une  nation?  La  nation  suppose-t-elle  l'unité 
de  verbe?  La  nation  moderne  a  été  formée  des  éléments  les 
plus  divers.  Voyez  l'Angleterre,  la  France,  la  Suisse  et  la 
Belgique.  Chacun  de  ces  pays  a  été  un  vaste  creuset,  où  se 
sont  fusionnés,  sous  l'action  du  temps,  et  des  influences  am- 
biantes, ses  éléments  constitutifs.  Il  y  a  quelque  chose  de 
supérieur  à  la  langue  et  à  la  race  :  c'est  la  volonté,  l'unité 
morale,  l'unité  d'esprit,  la  concordance  de  vues,  c'est  avoir 
les  mêmes  aspirations  idéales,  être  dévoués  aux  mêmes 
œuvres  de  progrès.  Chaque  élément,  chaque  groupe  ethni- 
que, ne  peut  se  développer  qu'en  développant  ses  dons 
naturels  et  ses  qualités  propres.  Ne  cherchez  pas  à  le  séparer 
de  son  passé,  à  lui  donner  en  quelque  sorte  une  autre  âme, 
car,  suivant  un  mot  devenu  justement  célèbre,  vous  n'en 
feriez  que  des  déracinés!" 

Le  samedi  soir,  (25  juillet)  dîner  d'Etat  auquel  prennent 
part  les  membres  de  toutes  les  délégations  afficielles.  C'est 
pour  plusieurs  "  la  fête  impériale  ",  c'est  là  que  va  se  signer 
l'acte  de  naissance  du  "  greater  empire".  Toutes  les  co- 
lonies sont  là  représentées  et  l'on  veut  si  bien  être  sûr  que  ce 
qui  pourra  en  être  livré  au  public  sera  parfaitement  exact, 
qu'on  refuse,  cette  fois,  l'admission  aux  journalistes,  et  un 
sténographe  officiel  est  chargé  de  préparer  le  compte  rendu 
qui  sera,  la  nuit  même,  télégraphié  aux  quatre  coins  du 
monde. 


440  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

La  nature  impérialiste  de  ce  dîner  repose  surtout  dans  le  fait 
qu'il  a  réuni  à  une  même  table,  sous  les  yeux  du  fils  du  roi, 
en  présence  des  représentants  de  puissances  amies,  les  délé- 
gués de  tous  les  gouvernements  autonomes  de  l'empire  bri- 
tannique. C'était  comme  une  revanche,  discrète  et  timide, 
de  l'échec  subi  par  l'impérialisme  à  la  conférence  coloniale 
de  Londres.  On  y  a  plutôt  Pair  de  sauver  les  apparences 
qu'affirmer  nettement  une  idée. 

C'est,  en  somme,  le  Prince  de  Galles  qui  a  touché  de  plus 
près  l'idée  chère  à  lord  Grey  lorsqu'il  a  dit  : 

'  Le  trois-centième  anniversaire  de  la  fondation  de  Qué- 
bec a  pris  une  importance,  non  seulement  locale,  mais  il  a 
occasionné  une  démonstration  d'une  importance  nationale, 
même  impériale.  (Appl.).  Nous  nous  réjouissons  que,  de 
tous  les  points  de  la  terre,  des  grandes  puissances  autonomes, 
de  l'Australie-,  de  la  Nouvelle-Zélande,  de  l'Afrique,  on  se 
soit  intéressé  au  troisième  centenaire  de  Québec." 

Sir  Wilfrid  Laurier  porte  un  toast  aux  colonies  autonomes, 
à  chacune  desquelles  il  adresse  quelques  mots  d'éloges,  puis 
il  adresse  des  paroles  gracieuses  aux  nations  amies  de  l'An- 
gleterre qui  ont  tenu  à  être  représentées  aux  fêtes  de  Qué- 
bec.    Il  proclame  la  douceur  du  régime  britanique  : 

"  Plus  je  vieillis,  et  plus  j'apprécie  la  sagesse  de  cette  con- 
stitution anglaise  sous  laquelle  je  suis  né  et  j'ai  grandi,  et 
sous  laquelle  j'ai  vieilli,  et  qui  donne  aux  différentes  parties 
de  l'empire  leurs  gouvernements  libres  et  individuels. 
(Appl.)  C'est  notre  fierté  de  dire  que  le  Canada  est  le  pays 
le  plus  libre  du  monde.  (Appl.)  C'est  notre  orgueil  de  dire 
que,  dans  notre  pays,  fleurit  au  plus  haut  degré  la  liberté 
sous  toutes  ses  formes,  la  liberté  civile,  la  liberté  religieuse. 
Cela  peut  n'être  pas  apparent,  à  qui  ne  regarde  que  super- 
ficiellement ce  qui  se  passe  ici.  Le  fait  que  le  Canada  est 
une  colonie  ne  diminue  pas  la  véracité  de  ce  que  je  viens  de 
dire.  Le  mot  "  colonie  "  ne  renferme  désormais  aucun  sens 
d'infériorité.  Nous  reconnaissons  l'autorité  de  la  Cou- 
ronne Anglaise,  et  nulle  autre.  Ce  privilège  n'est  pas  toute- 
fois le  nôtre  seulement,  il  est  aussi  celui  d'autres  colonies 
autonomes,  qui  ont  ce  soir  des  représentants  ici,  et  qui  nous 
ont  dépêché  des  envoyés  afin  de  nous  aider  à  célébrer  les  glo- 
rieux exploits  des  fondateurs  de  cette  colonie,  ainsi  que  les 
faits  d'armes  de  Wolfe  et  de  Montcalm,  de  Murray  et  de 
Lévis. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  441 

"11  n'y  a  que  deux  seules  manières  de  gouverner  un  peuple. 
L'une  en  foulant  aux  pieds  toutes  ses  libertés;  l'autre,  en 
sachant  s'attirer  la  confiance  du  peuple  par  l'appel  à  ses  senti- 
ments de  justice  et  de  liberté  :  la  politique  de  la  conciliation. 
Et  c'est  cette  dernière  qui  fut  la  politique  de  l'Angleterre." 

Après  Sir  Wilfrid'  Laurier  des  discours  som,  prononcés  par 
lord  Dudley,  pour  l'Australie,  le  comte  de  Ranfurley,  pour 
la  Nouvelle-Zélande,  Sir  Henri  de  Villiers  pour  la  Colonie  du 
Cap  (Afrique  du  sud),  Sir  Lomer  Gouin,  premier  ministre 
de  la  Province  le  Québec,  Sir  James  Whitney,  premier 
ministre  de  la  Province  d'Ontario.  C'est  alors  que  ce  der- 
nier, rappelant  le  mot  célèbre  d'un  homme  d'Etat  canadien 
s'est  écrié  :   "  Je  suis  un  Canadien-français  parlant  anglais  !" 

Le  dîner  se  termine  par  le  toast  au  gouverneur-général  que 
propose  le  Prince  de  Galles.  Lord  Grey  a  donc  le  dernier 
mot.  Il  en  profite  pour  affirmer  une  dernière  fois  l'idée  qui 
lui  est  chère.  Il  remercie  avec  effusion  toutes  les  parties  des 
possessions  britanniques  qui  ont  voulu  souscrire  à  son  œuvre 
et  pour  l'intérêt  porté  à  "la  conservation  des  champs  de 
bataille  Québécois,  comme  terre  sacrée  de  l'empire." 

Que  l'idée  impérialiste  ne  soit  pas,  tout  le  long  des  fêtes, 
ouvertement  très  intense,  cela  est  évident.  Mais  nous  la 
trouvons  partout  mêlée  à  tant  de  sentiments  qui  lui  sont 
étrangers  tout  en  ne  la  repoussant  pas,  qu'elle  peut  se  vanter, 
en  somme,  d'être  dans  tout  cela  vivante  et  tenace.  Ceux  qui 
la  prônent,  s'ils  ne  peuvent  pas  se  vanter  de  lui  avoir  fait 
faire  beaucoup  dechemin,  peuvent  au  moins  se  flatter  d'avoir 
pu  la  mêler  à  la  fête  nationale  de  ceux-là  mêmes  qui  jusqu'ici 
lui  avaient  témoigné  le  plus  d'indifférence.  Et  ce  fait  seul, 
pour  des  gens  qui  savent  attendre  tout  aussi  bien  qu'ils  savent 
conserver  le  terrain  gagné  ("What  we  hâve,  we  hold)  n'est 
pas  un  mince  encouragement  pour  le  tenants  d'une  politique 
grosse  de  surprises  sinon  de  conflits  sanglants  ou  de  violentes 
récriminations.  On  a  peut-être  compris  que  le  temps  n'est 
pas  encore  venu  de  mettre  à  réalisation  le  grand  projet  d'u- 
nion rêvé  par  l'Angleterre  qui  se  sent  un  peu  fatiguée  de 
porter  seule  le  riche  mais  lourd  fardeau  de  ses  conquêtes 
à  travers  le  monde.  Mais  si  l'on  admet  cela, 
c'est  très  certainement  tout  ce  que  l'on  veut  encore  admettre  ; 
et-  nous  entendrons  bientôt  parler  encore  de  cette  idée  im- 
périaliste que  désormais  l'on  voudra  acclimater  chez  nous 
après  l'y  avoir  introduite  sous  le  haut  patronage  de  l'héritier 
du  Trône. 


442  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Ceux  qui  ne  virent  tout  d'abord  dans  l'idée  de  Chamber- 
lain qu'un  ballon  d'essai,  et  ne  s'inquiétèrent  pas  davantage 
des  résultats  qu'elle  pourrait  avoir  n'ont  pas  compté  avec  ce 
côté  du  caractère  anglais  qui  le  trouve  éternellement  acces- 
sible aux  appels  du  chauvinisme,  même  si  ce  dernier  avait 
pour  seul  effet  de  donner  à  la  métropole  une  prise  plus  ferme 
sur  des  possessions  qui  sont  pourtant  siennes  déjà  et  que  per- 
sonne ne  lui  dispute  plus. 

Il  a  passé  beaucoup  d'eau  sous  les  ponts  de  Londres  depuis 
la  conquête  du  Canada.  Le  peuple  anglais  n'a  pas  changé 
et  ses  parlements  sont  encore  soucieux  de  poursuivre  les  tra- 
ditions de  la  nation  conquérante,  de  conserver  l'idéal  national 
qui  semble  se  complaire,  même  de  nos  jours,  à  revoir  son 
auguste  origine  jusque  dans  la  vieille  et  poudreuse  solennité 
de  son  mécanisme  administratif.  Officiellement  l'Angleterre 
a  gardé  ses  perruques  blanches  comme  elle  a  gardé  ses  lords. 
Les  moyens  d'action  seuls  ont  changé. 

En  1755,  c'est  à  coup  de  crosse  de  fusil  que  l'on  a  chassé 
les  Acadiens  de  leurs  foyers.  Et  c'est  un  désir  de  sécurité 
anglo-saxonne  qui  avait  inspiré  ce  crime. 

Plus  tard,  les  différents  modes  de  gouvernement  donnés 
au  Canada,  toujours  avec  la  même  idée  en  vue,  n'ont  pas  tous 
été  également  paternels.  Si,  avec  le  temps,  la  main  de  fer 
s:est  gantée  de  velours  elle  n'en  est  pas  moins  restée  très 
ferme.  Si  le  langage  est  devenu  plus  courtois  il  ne  tend  pas 
moins  aux  mêmes  fins,  et  nous  doutons  fort  que  le  mot  "  co- 
lonie "  soit  interprété  en  Angleterre  comme  Sir  Wilfrid  Lau- 
rier a  eu  le  courage  de  l'interpréter  pendant  les  fêtes  du 
troisième  centenaire. 

Un  des  meilleurs  résultats  des  fêtes  de  Québec  aura  encore 
été,  après  tout,  de  mettre  en  contact  plus  intime  deux  élé- 
ments de  notre  population  ne  se  connaissant  que  très  peu  ou 
très  mal,  et  que  des  intérêts  politiques  mesquins  avaient  trop 
souvent  lancés  l'un  contre  l'autre.  Et  si,  même  en  pour- 
suivant un  .autre  but ,  on  a  créé  une  union  plus  parfaite  entre 
nos  populations  françaises  et  anglaises ,  on  a  assuré  pour 
l'avenir,  dans  notre  patrie,  le  règne  d'une  justice  plus  large 
et  d'une  concorde  plus  complète— les  réjouissances  de  notre 
peuplé  n'auront  pas  été  vaines,  et  les  sacrifices  qu'il  aura 
faits  auront  contribué  à  une  œuvre  vraiment  patriotique. 

J.  L.  K.  Laflamme. 


Comment  se   Développe   une    Province 
par    l'Agriculture 


Il  y  avait  jadis  une  race  d'hommes  qui  vivaient  librement 
dans  le  vaste  pays  que  Cartier  avait  divisé  en  royaume  de 
Saguenay,  de  Canada  et  d'Hochelaga;  c'était  ces  féroces 
indiens  que  nous  ne  connaissons  plus  aujourd'hui  que  dans 
les  romans  d'aventures  et  dont,  tout  au  plus,  nous  voyons 
mourir  à  nos  portes  les  derniers  survivants,  enveloppés  dans 
le  manteau  de  leur  gloire  ancestrale.  Pauvres  débris  !  A 
ces  fiers  enfants  des  bois  qui  possédaient  autrefois  le  pays 
tout  entier,  il  ne  reste  plus  que  quelques  petits  coins  de  terre 
où  la  civilisation  même,  leur  commune  ennemie,  est  venue 
les  relancer.  Ceux  que  nous  voyons  encore  aujourd'hui, 
derniers  restes  des  puissantes  tribus  iroquoise,  huronne  et 
montagnaise,  se  sont  accommodés  à  leur  nouvel  état  de  vie; 
insensiblement  ils  ont  perdu  leurs  habitudes ,  leur  langue  ; 
toutes  les  vieilles  traditions  si  suavement  entachées  de  la 
poésie  des  choses  anciennes.  Mais  ces  pauvres  fidèles  des 
Manitous  conservent  toujours  quand  même  leurs  goûts 
nomades  ;  la  grande  vie  errante  et  libre  les  fascine.  Ils  ne 
veulent  pas  s'attacher  à  leur  demeure  d'un  jour  et,  quand 
vient  l'hiver,  ils  s'en  vont  là-bas,  bien  loin,  dans  le  nord 
immense,  avej  les  bêtes  sauvages,  où  ils  sont  bien. 

Le  jour  où  le  premier  colon  français,  débarqué  sur  nos 
rives,  a  abattu  le  premier  arbre  et  jeté  en  terre  le  premier 
grain  de  blé,  les  vieilles  races  indiennes  ont  dû  céder  le  pas, 
reculer  et  disparaître.  Ils  étaient,  les  vieux  sauvages,  des 
nomades  et  des  chasseurs  ;  il  fallait  au  Canada  des  sédentaires 
et  des  laboureurs.  Ceux-ci  se  sont  résignés  à  leur  sort,  fata- 
listes toujours  ;  ceux-là  vivent  pleins  de  foi  et  d'espérance  en 
l'avenir  tout  souriant...  Autrefois,  dans  la  forêt,  c'était  le 
wigwam  de  l'indien  ;  aujourd'hui,  c'est  le  petit  campe  de  bois 
rond  du  colon.  Dans  les  plaines,  autrefois,  c'était  d'affreux 
cris  de  guerre  et  de  mort  jetant  la  consternation  dans  les  vil- 
lages ;  c'est  aujourd'hui  le  chant  mâle  et  vigoureux  de  l'habi- 


444  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

tant  regagnant  son  logis  un  soir,  où  la  brise  australe  souffle 
avec  la  plus  exquise  douceur  et  où  s'épandent  sur  les  champs 
blonds  les  derniers  rayons  du  soleil  de  six  heures.  Le  roman 
romanesque  a  disparu  pour  faire  place  au  roman  réel,  com- 
bien plus  beau  et  plus  intéressant  ! 

C'est  le  roman  du  travail  le  plus  persévérant,  de  l'effort  le 
plus  patient  et  le  plus  énergique  pour  la  prise  de  possession 
d'une  terre  farouche  et  sauvage  qui  résiste  et  qui  s'entête  ; 
c'est  le  roman  du  colon  qui  lutte  sans  merci  avec  la  forêt  et. 
qui  finit  par  nous  ouvrir  ce  pays  à  force  de  travail  et  de  priva- 
tions ;  c'est  le  roman  de  tous  les  champions  de  la  colonisa- 
tion en  notre  pays,  ces  martyrs,  oserons-nous  dire,  qui  ont 
arrosé  le  sol  que  nous  foulons  de  leurs  sueurs  et  de  leurs 
larmes  souvent;  qui,  sensibles  comme  nous  pourtant,  n'ont 
pas  craint,  pour  nous  donner  un  brillant  héritage,  de  s'en- 
foncer dans  les  forêts,  à  plusieurs  lieues  des  grands  centres, 
sans  chemins,  sans  aucun  moyen  de  communication,  sans 
voisins  ;  de  vivre  loin  du  médecin,  loin  du  prêtre.  C'est  le 
roman  de  l'énergie,  c'est  le  roman  du  travail;  c'est  aussi  le 
roman  de  la  foi  et  de  l'espérance.  Dites,  en  est-il  un  plus 
beau  ? 

"  Ce  sera  l'honneur  de  la  colonisation  française,  dit  M. 
"Gabriel  Hanotaux,  de  l'Académie  Française,  d'avoir  été 
"  surtout  agricole.  Partout  où  l'élément  français  s'est  im- 
' 'planté  dans  le  monde:  au  Canada,  à  la  Louisiane,  il  a 
"subsisté  par  l'agriculture;  il  a  reculé  ou  disparu  avec  elle.  v 
On  trouverait,  ici,  matière  à  de  longues  discussions,  si  l'on 
établissait  un  parallèle  entre  la  colonisation  française  et  la 
colonisation  britannique.  Disons  que  si  les  Anglais  enten- 
dent mieux  peut-être  que  les  Français  le  "  commerce  aux 
colonies",  ces  derniers,  par  contre,  prennent  mieux  et  plus 
vite  solide  attache  au  sol  dans  les  pays  nouveaux.  C'est  au 
Canada  surtout,  où  se  développèrent  ensemble  colonie  fran- 
çaise et  colonie  anglaise  que  nous  pouvons  faire  facilement  la 
comparaison.  Les  Français,  au  Canada,  furent  si  prompte- 
ment  assimilés  aux  exigences  de  leur  situation,  au  mileu  de 
la  nature  sauvage,  qu'on  eût  pu  croire  qu'ils  avaient  été 
formés  tout  exprès  pour  être  les  découvreurs  de  ce  pays  et  les 
pionniers  de  la  civilisation  en  ces  contrées  barbares.  Le 
colon  anglais,  au  contraire,  plus  froid,  d'un  caractère  plus 
casanier  et  mercantile,  a  été  gauche  et  embarrassé  devant  la 
brutalité  de  la  forêt.     Il  n'a  eu  d'expansion  et  de  puissance, 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  445 

à  vrai  dire,  que  lorsqu'il  réussit  à  créer  autour  de  lui  cette 
atmosphnère  britannique,  ce  home,  sans  lequel  l'Anglais  ne 
peut  rien  faire.  Placés  dans  les  mêmes  circonstances,  les 
deux  colons,  anglais  et  français,  sont  également  industrieux 
et  laborieux.  Seulement,  le  français  a  plus  d'esprit  de  res- 
source et  se  défend  mieux  contre  les  difficultés  et  les  misères 
de  l'imprévu. 

Avec  cette  nature  souple,  ce  feu  généreux,  cet  esprit 
audacieux  qui  caractérisent  le  colon  français,  le  travail  ne 
languit  pas  et  bientôt  surgissent  les  œuvres. 

Aussi,  à  peine  Champlain  venait-il  de  faire  son  apparition 
dans  les  forêts  séculaires  du  Canada,  qu'une  société  d'hommes 
vaillants  et  industrieux,  actifs  et  entreprenants,  surgirent  de 
tous  les  points  de  la  France  pour  fonder  cette  colonie  qui, 
sans  trop  tarder,  devait,  dit  un  économiste,  "attirer  les 
"regards  des  grandes  puissances  du  monde. " 

Les  progrès  du  défrichement  furent  considérables,  malgré 
les  luttes  que  ces  premiers  colons  eurent  à  soutenir  contre 
les  attaques  incessantes  des  aborigènes.  Mais,  à  mesure  que 
la  civilisation  pénétrait,  abritée  par  l'étendard  de  la  croix, 
l'immigration  française  se  faisait  plus  nombreuse  et  les  géné- 
rations se  succédaient  en  se  transmettant  religieusement 
l'héritage  traditionnel  de  la  foi  catholique  et  de  la  possession 
du  sol.  Bientôt,  le  difficile  était  fait.  Il  s'était  créé  une 
génération  née  dans  la  contrée,  familiarisée  avec  ses  difficul- 
tés et  ses  dangers  comme  avec  ses  ressources.  Il  n'y  avait 
plus  donc  qu'à  avancer,  car,  dès  que  les  familles  commencent 
à  se  dédoubler  et  à  envoyer  dans  des  terres  nouvelles  des 
enfants  du  pays,  la  colonisation  prend  une  assiette  solide,  un 
cours  régulier  de  développement. 

Il  faut  dire  aussi  que  l'installation  des  immigrants,  opéra- 
tion difficile  et  compliquée  dans  la  plupart  des  colonies,  était, 
au  Canada,  heureusement  très  simplifiée.  La  salubrité  du 
pays,  l'abondance  des  bois  de  construction,  sur  toutes  les. 
terres,  la  facilité  du  défrichement  de  ces  bois,  la  simplicité 
rustique  même  des  mœurs  et  des  besoins  des  immigrants, 
tout  concourait  à  faciliter  l'opération. 

En  outre,  chacun  apportait  généreusement  sa  pierre  à 
l'édifice  national.  Tout  le  monde  s'adonna  à  l'agriculture. 
Depuis  le  temps  que  l'on  fondait  des  provinces,  des  colonies 
en  mettant  à  contribution  toutes  les  branches  du  commerce, 
il  était  urgent  de  savoir  si,  pour  le  même  objet,  le  laboureur 


446  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

pouvait  remplacer  le  commis  ou  le  colporteur.  Les  grands 
seigneurs  de  ce  territoire  donnèrent  l'exemple  en  se  mettant 
eux-mêmes  aux  travaux  des  champs.  Ils  formèrent,  chacun 
autour  de  soi,  un  noyau  de  société,  et  bientôt,  on  vit  surgir 
sur  les  bords  du  Saint-Laurent,  un  nombre  de  pittoresques  et 
beaux  villages  qui  sont  aujourd'hui  comme  autant  de  trophées 
attestant  nos  droits  à  revendiquer  le  sol  colonisé  par  nos  pères 
et.  que  nous  tenons  d'eux  à  titre  d'héritage  national.  Ce 
serait  ce  sol  que  l'on  verrait  ne  plus  nous  appartenir?  La 
patrie,  la  patrie  vivante,  celle  que  chacun  porte  en  son  cœur, 
est  indestructible  comme  l'âme  humaine  ;  elle  renait  comm-:: 
elle  et,  participant  à  sa  sublime  nature,  elle  s'échappe  immor- 
telle de  l'étreinte  de  la  tyrannie  et  des  détours  de  la  politique. 
'Nous  gardons  notre  patrie  en  conservant  religieusement  en 
nos  cœurs  le  souvenir  de  nos  pieux  ancêtres.  Ils  en  sont 
dignes  et  nous  avons  raison,  certes,  d'en  être  fiers. 

Car  la- population  de  la  province  de  Québec  n'a  pas  eu  pour 
origine,  comme  on  l'a  prétendu  quelquefois,  des  aventuriers, 
des  hommes  de  hasard,  des.  individus  déclassés  qui  avaient 
à  choisir,  dans  leur  pays,  entre  la  prison  perpétuelle  et  le 
Canada  où  on  les  déportait.  Nous  en  avons  déjà  trop  de 
cette  légende.  Nous  tenons  notre  origine  d'une  immigra- 
tion saine,  d'un  élément  intégral  de  la  nation  française.  Nos 
ancêtres  étaient  des  paysans,  des  soldats,  des  bourgeois  et  des 
seigneurs.  Ils  formaient  une  colonie  dans  le  sens  vrai  du 
mot  :  et  cette  colonie  était  formée  de  paysans  emportant  avec 
eux  les  mœurs,  les  habitudes,  la  langue  et  les  croyances  de 
leur  canton  paternel  ;  de  militaires ,  officiers  et  soldats  qui , 
une  fois  licenciés,  venaient  s'établir  sur  le  sol,  apportant  un 
surplus  de  force,  de  courage  et  de  vertus  chevaleresques  qui 
rendait  à  ce  petit  peuple  l'esprit  de  sacrifice  chose  si  simple, 
si  naturelle,  que  nul  n'en  est  surpris,  ne  s'en  prévaut  et  ne 
s'en  flatte.  Ah  !  il  serait  heureux  que  l'on  prit  aujourd'hui 
autant  de  soin  à  recruter  les  immigrants  que  l'on  va  chercher 
pour   peupler  nos   centres   colonisateurs. 


La  colonie  canadienne  est  fondée.  Il  ne  reste  plus  mainte- 
nant qu'à  la  voir  prospérer  et  grandir.  Tous  y  mettent  la 
main  généreusement.  Mais  une  classe  d'hommes  se  sur- 
passe, ici,  en  dévouement  et  en  abnégation.     C'est  le  clergé 


LA  REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  447 

canadien.  Ah  !  nous  devons  gros  à  ces  héros  de  la  foi  et  de 
la  civilisation  en  notre  pays.  Tandis  que  chaque  âme  cana- 
dienne ouvre  dans  sa  solitude  un  inviolable  sanctuaire  à  la 
patrie;  tandis  que  les  hommes  politiques,  les  publicistes  du 
temps  et  toute  la  tête  intellectuelle  de  la  nation  s'applique  à 
défendre  le  pays  et  à  développer  ses  forces  ;  tandis  que  le 
peuple,  ce  fonds .  inépuisable  de  l'humanité,  s'en  va  crois- 
sant de  jour  en  jour,  se  sacrifiant  obscurément  sans  même 
connaître  la  vertu  de  son  sacrifice  ;  le  clergé  accomplit  avec 
calme  et  douceur  son  œuvre  de  paix  et  de  régénération.  De 
tous  ses  constants  efforts  sortira  bientôt  cette  belle  institu- 
tion de  la  paroisse  canadienne-française  qui  sera  la  raison  de 
notre  survivance  et  de  notre  multiplication  sons  la  domina- 
tion française,  la  condition  de  notre  grandeur  future;  qui 
sera  la  cellule-mère  où  se  formera  une  race  d'un  immense 
avenir  ;  une  terre  de  Gessen  où  un  peuple  se  multipliera  pour 
se  conserver  à  lui-même  le  salut  et  le -donner  à  toute  l'Amé- 
rique du  Nord.  Plus  tard,  lorsque  les  colons  du  Saint-Lau- 
rent pleureront  leur  séparation  d'avec  la  France,  pour  eux 
une  mère;  lorsque  l'aristocratie  même,  qui  présidait  à  la 
défense  de  la  colonie,  aura  repassé  la  mer  et  les  aura  laissés 
seuls  en  disant  aux  prêtres  et  aux  religeux  :  "Désormais, 
vous  serez  les  nobles  du  pays  "  les  malheureux  abandonnés 
se  serreront  autour  de  leurs  chefs  spirituels  et  leur  diront,  en 
effet ,  à  leur  tour  :  '  '  Vous  êtes  notre  roi  et  notre  noblesse  !  '  ' 
Et  le  prêtre  devint  le  roi  et  le  noble  ;  désormais  les  colons  lui 
transportent  l'affection  qu'ils  avaient  pour  le  roi  et  la  considé- 
ration qu'ils  avaient  pour  le  noble. 
Ce  fut  leur  salut  et  leur  force. 

"  Comme  la  religion  fut  un  de  leurs  principaux  mobiles, — 
'  aux  Canadiens — dit  M.  E.  Eameau,  l'instrument  visible  de 
1  cette  union  de  cette  force,  de  ce  patriotisme  fut  le  clergé. 
'  Ce  corps  éminent  et  respectable  qui  avait  déjà  joué  un  si 
'  grand  rôle  dans  la  formation  de  la  colonie,  resta,  au  milieu 
'de  la  fuite  commune,  ferme  et  inébranlable  à  son  poste,  à  la 
'  tête  de  ses  ouailles  ;  il  demeura  en  ce  pays  le  seul  débris 
'  de  l'aristocratie  sociale,  pour  consoler,  soutenir  et  diriger 
1  le  bon  vouloir  et  le  courage  inexpérimenté  de  ce  peuple 
'abandonné.  Il  ne  fut  point  au-dessous  de  cette  tâce  ;  ni 
'  la  crainte  des  violences,  ni  l'obsession  des  intrigues,  ni  la 
'séduction  des  promesses,  ne  purent  jamais  le  faire  dévier; 
la    diplomatie  astucieuse    du    gouvernement    anglais  suc- 


448  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

*"  comba  devant  cette  honnêteté  simple  mais  ferme     d'une 
''conscience  droite  et  convaincue." 

Et  le  même  écrivain  ajoute  plus  loin  :  "On  ne  saurait 
"accorder  trop  d'éloges  au  clergé  canadien,  et  quoi  qu'il 
"  arrive,  sa  mémoire  est  désormais  inséparable  de  l'histoire 
"de  ce  peuple  dont  il  est  un  des  principaux  fondateurs,  et 
"  dont  il  a  été  incontestablement  le  soutien  et  ie  sauveur  dans 
"les  temps  modernes." — (La  France  aux  colonies,  E. 
Rameau) . 

"Partout,  dit  à  son  tour  M.  Lefebvre  de  Bellefeuille,  le 
"prêtre  a  suivi  le  premier  colon  et  quelquefois  l'a  devancé.  .  . 
"le  prêtre  pénètre  toute  la  société  canadienne,  toute  l'histoire 

du  Canada;  ses  œuvres  se  retrouvent  partout,  et  avec  lui, 
"on  voit   l'Eglise   Catholique   qui,   après   avoir  fondé   notre 
'  peuple  le  conserve  encore  et  le  protège  dans  les  luttes  qu'il 
"  soutient."—  (Revue  Canadienne  T.VI.  p.   717). 

Aussi,  dans  cette  œuvre  sacrée  de  la  colonisation,  le  curé 
ne  continuait-il  pas  l'œuvre  commencée  par  les  religeux 
Jésuites?  Ces  derniers  furent  aussi  les  colonisateurs  du 
Canada.  A  côté  des  forts  qui  garantissaient  la  sécurité  des 
colons  et  de  leurs  premières  moissons  sur  le  sol  canadien,  les 
missionnaires  s'appliquaient  à  fixer  aux  travaux  de  l'agricul- 
ture et  les  tribus  vagabondes  des  sauvages  et  les  familles  des 
immigrés  français. 

Le  Père  Buleux,  arrivé  aux  Trois-Rivières  dans  les  pre- 
miers jours  de  juillet  1635,  n'eût  rien  de  plus  pressé,  après 
avoir  fondé  l'église  de  la  Conception,  que  d'appliquer  ses 
nouveaux  paroissiens  à  la  culture  de  la  terre.  Il  écrivait,  peu 
de  temps  après  son  arrivée  : 

"  Si  Capitanas  vivait  encore  (Capitanas  était  un  chef 
"indien,  ami  des  Français)  il  favoriserait  sans  doute  ce 
"  que  nous  allons  entreprendre  ce  printemps  pour  pouvoir 
"rendre  les  sauvages  sédentaires  petit  à  petit.  Comme  ces 
"  pauvres  barbares  sont  dès  longtemps  accoutumés  à  être 
"fainéants,  il  est  difficile  qu'ils  s'arrêtent  à  cultiver  la  terre 
"  s'ils  ne  sont  secourus.  Nous  avons  donc  dessein  de  voir 
''si  quelque  famille  veut  quitter  ses  courses;  s'il  s'en  trouve 
"  quelqu'une,  nous  employerons,  au  renouveau,  trois  hommes 
"  à.  planter  du  blé  d'inde  proche  de  la  nouvelle  habitation  de 
"  Trois-Rivières  où  ce  peuple  se  plait  grandement.  Quant 
"  aux  hommes  que  nous  désirons  employer  pour  leur  assis- 
tance, M.  de  Champlain  nous  a  promis  qu'il  nous  en  accom- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  449 

"  modéra  de  ceux  qui  sont  en  l'habitation  des  Trois-Rivières. 
"  Nous  satisferons  pour  les  gages  et  pour  la  nourriture  de 

ces  ouvriers  à  proportion  du  temps  que  nous  les  occuperons 
"à  défricher  et  cultiver  avec  les  sauvages.     Si  je  pouvais  en 

entretenir  une  douzaine ,  ce  serait  le  vrai  moyen  de  gagner 
"  les  sauvages." — (Relations  de  1635,  p.  20). 

Ce  que  les  Jésuites  firent  aux  Trois-Rivières  d'autres  mis- 
sionnaires non  moins  méritants,  le  firent  à  Québec,  à  Tadou- 
sac,  à  Montréal,  tout  le  long  du  Saint-Laurent  et  ailleurs  :  au 
Mississipi  jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans.  Dans  le  vieux 
"Royaume  du  Saguenay  ".,  les  seuls  défrichements  qui  s-- 
:fiont  faits  dans  l'espace  de  deux  siècles,  où  tout  ce  domaine 
était  livré  au  monopole  et  au  privilège  des  traiteurs,  ont  été 
faits  par  les  Jésuites.  Ces  religeux,  du  reste,  ne  furent-ils 
pas  les  premiers  meuniers  du  Canada? 

Un  jour,  à  Subiaco,  en  Italie,  un  Goth  qui  travaillait,  mal- 
habile à  son  métier,  laissa  tomber  sa  cognée  au  fond  d'un  lac. 
Saint  Benoit  était'  là.  Il  fait  un  miracle  et  la  cognée  revint 
-du  fond  du  lac  se  remettre  entre  les  mains  de  l'ouvrier  : 
"Prends  ton  fer,  dit  Benoit,  au  bûcheron  barbare,  prends, 
"travaille  et  console-toi." 

Paroles  symboliques,  sécrie  M.  de  Montalembert,  où  l'on 
"aime  à  voir  comme  un  abrégé  des  préceptes  et  des  exemples 
"  prodigués  par  l'ordre  monastique  à  tant  de  générations  et 
"  de  races  conquérantes." 

"Prends  ton  fer,  travaille  et  console-toi  ",  ont  pu  dire 
•à  chacun  de  nos  colons  de  la  Nouvelle-France  les  religieux 
Jésuites  et  les  prêtres,  humbles  curés  de  nos  compagnes. 
Lorsque  l'on  constate  d'une  manière  si  vive  dans  le  passé  de 
notre  pays  et  encore  aujourd'hui,  cette  union  si  parfaite  du 
prêtre  et  du  colon,  la  bonne  entente  qui  a  toujours  existé 
entre  eux,  on  est  tenté  de  prendre  pour  devise  à  notre  pays, 
ces  mots  empruntés  aux  moines:  "  Cruce  et  aratro,  par  la 
«croix  et  la  charrue." 

* .     * 
* 

Nous  sommes  en  1700. 

C'est  dans  les  comtés  actuels  de  Québec,  Montmorency  et 
Portneuf  que  se  trouvait  alors  le  foyer  principal  de  la  coloni- 
sation. La  ville  de  Québec  était  entourée  dé  Seigneuries 
et  les  seigneuries  qui  se  trouvaient  rënierméjès  dans  le  comté 


450  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

de  Kamouraska  constituaient  le  groupe  de  colons  le  plus  im- 
portant. Là,  résidait  essentiellement  la  force  de  la  nation; 
ce  comté  comptait  à  lui  seul  plus  de  5,400  âmes,  les  deux  tiers 
alors  de  toute  la  population.  En  remontant  le  Saint-Lau- 
rent, déjà  aussi  des  établissements  importants  commençaient 
h  s'échelonner  sur  les  deux  rives,  tout  le  long  du  fleuve.  La 
rive  sud,  où  de  grandes  seigneuries  étaient  situées,  formait 
un  pays  très  fertile  qui-  attira  immédiatement  un  grand 
nombre  de  colons,  malgré  le  voisinage  des  Iroquois  qui, 
dans  .la  suite,  firent  subir  de  grave  désastres  à  ces  établisse- 
ments. Toujours  en  remontant  le  fleuve,  un  peu  au  nord- 
ouest  de  ces  seigneuries,  on  trouvait,  enfin,  la  colonie  sul- 
picienne  de  Montréal  qui,  déjà,  voyait  le  pays  se  peupler  au 
nord  et.au  sud  du  fleuve.  Montréal  était  alors  le  point  ex- 
trême de  la  colonization . . .  Alors  éclata  cette  sanglante 
guerre  anglo-française  qui,  pendant  plus  de  quinze  ans,  eût 
des  effets  désastreux  pour  la  colonie.  La  fatale  conséquence 
de  cette  guerre  fut  de  paralyser  et  même  de  ruiner  la  coloni- 
sation dans  les  districts  avancés  qui,  par  la  douceur  du  climat; 
et  la  fertilité  du  sol,  offraient  précisément  au  pays  le  plus 
d'avantages.  Les  Iroquois  poussés  par  les  Anglais,  jaloux 
et  inquiets  des  établisssements  français,  détruisirent,  dans 
leurs  différentes  incursions,  non  seulement  les  cultures  et  les 
habitations,  mais  même  une  partie  de  la  population.  Les 
seigneuries  de  tout  le  district  de  Montréal  souffrirent  considé- 
rablement de  ces  désastres.  Heureusement  le  district  de 
Québec,  abrité  par  la  luttte  même  de  ses  postes  avancés  jouît 
d'une  grande  tranquilité  et  vit  se  reporter  sur  lui  le  peu  d'es- 
sor que  prit  le  Canada  durant  ces  fâcheuses  années.  Néan- 
moins sous  M.  de  Callières  qui  se  montra  non  moins  sérieux 
et  intelligent  que  M.  de  Frontenac  à  qui  il  venait  de  succéder, 
le  pays  commença  à  réparer  ses  pertes.  Assurés  désormais 
du  calme  et  de  la  sécurité,  les  habitants  des  seigneuries  du 
pays  dévasté  rentrèrent  dans  leurs  héritages  ravagés.  Ils 
reprirent  leurs  travaux  avec  opiniâtreté  et  ramenèrent  après 
quelques  années  leurs  paroisses  au  point  de  développement  où 
elles  étaient  vingt  ans  avant  la  guerre. 

Néanmoins,  si  l'on  jouissait  de  quelque  tranquillité  de  la 
part  des  sauvages,  on  conservait  plus  d'une  inquiétude  du 
côté  des  Anglais  avec  qui  la  France  était  toujours  en  guerre. 
Le  traité  d'Utrecht,  en  1713,  assura,  enfin,  après  vinçt-huit 
ans  de  troubles,  une  paix  complète  au  Canada.     Mais  autre 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  451 

chose  paralysa  encore  la  colonisation  :  l'incurie  du  gouverne- 
ment français  qui  se  refusait  à  tout  effort,  à  toute  dépense 
extraordinaire  pour  la  colonie.  Il  n'envoyait  pas  de  colons 
et  entretenait  à  peine  le  garnison  du  pays.  L'immigration, 
réduite  à  presque  rien  durant  la  guerre,  était  toujours  peu 
considérable  et  la  colonie,  laissée  à  elle-même,  dût  trouver 
dans  ses  propres  fonds  l'essor  de  son  développement. 
Quelques  années  plus  tard,  l'immigration  française  commence 
à  reparaître,  il  est  vrai,  peu  à  peu,  mais  elle  est  abandonnée 
à  sa  propre  initiative. 

A  cette  époque,  l'expansion  territoriale  se  manifeste  surtout 
dans  la  province  de  Québec,  sur  la  rive  sud  du  fleuve,  et  les 
premiers  établissements  de  la  Eivière-Ouelle,  de  la  Rivière- 
du-Loup  et  de  l'Ile  Verte  datent  de  cette  période.  Cepen- 
dant, les  vieilles  seigneuries,  qui  envoyaient  une  partie' de 
leur  jeunesse  dans  des  établissements  naissants :  et  surtout 
dans  l'Ouest,  semblaient  péricliter.--- 

Jusqu'en  1740,  le  bienfait  de  la  paix  continua  pour  les 
colons  du  Canada,  mais  sauf  les  progrès  qui  s'accomplirent 
antérieurement  par  le  développement  des  travaux  de  la  popu- 
lation, on  peut  dire  qu'ils  n'en  tirèrent  aucun  bénéfice.  La 
France  continuait  son  système  d'abstention  et  d'inertie;  et 
Monsieur  le  Régent  dépensait  en  quelques  soupers  fins  des 
sommes  qui  eussent  doublé  les  forces  de  la  colonie.  Le  *eu 
était  à  la  maison,  du  reste,  et  l'on  ne  s'occupait  guère  des 
"écuries",  comme  devait  le  déclarer  un  ministre,  trop 
spirituel,  quelques  années  plus  tard. 

Voici  l'année  1744.  En  Europe,  on  est  au  fort  de  la 
funeste  et  inutile  guerre  de  Sept  Ans.  L'Angleterre  prend 
naturellement  parti  contre  la  France  et,  chez  nous,  le  dé- 
veloppement si  favorable  et  si  vigoureux  que  nous  avons  sig- 
nalé, commence  dès  lors  à  être  entravé  par  les  expéditions 
et  les  inquiétudes  que  déterminèrent  les  armements  anglais. 
"  C'est  ainsi,  dit  un  historien,  que  le  Canada  payait  pour  les 
"  folies  de  la  cour  de  Versailles,  sans  jamais  en  avoir  reçu 
"ni  aide  ni  profit."  Cette  guerre  de  1744  n'occasionna,  il  est 
vi ai,  par  elle-même,  que  du  trouble  et  des  fatigues  aux  Ca- 
nadiens. Les  Anglais  n'opérèrent  que  dans  les  établissements 
maritimes  du  Golfe  et  la  prompte  paix  de  1748  mit  bientôt 
fin  aux  hostilités.  Mais  cette  perturbation,  jetée  dans  la 
colonie,  n'était  que  le  prélude  de  la  guerre  fatale  de  1755 
où    elle    devait    succomber.     Les   inquiétudes    ne    cessèrent 


452  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

même  jamais,  chez  les  colons,  dans  l'intervalle  des  deux 
guerres.  Cette  paix  ne  fut,  en  Amérique,  qu'une  trêve 
armée,  et  le  Canada  ne  vit  point  renaître  l'heureux  essor  qu'il 
avait  commencé  à  prendre. 

On  comprend  que  la  colonisation  devait  souffrir  de  cette 
pénible  crise.  Tout  de  même,  de  1739  à  1754,  on  concède 
encore  quinze  seigneuries  nouvelles  et  six  augmentations 
d'anciennes.  Celle  qui  avait  été  accordée  en  1754  à  M.  de 
la  Corne,  dans  le  comté  actuel  d'Yamaska,  est  la  dernière 
que  créa  l'administration  française.  Désormais  d'autres 
soins  et  de  terribles  soucis  ne  laisseront  plus  de  temps  poul- 
ies paisibles  occupations  du  développement  colonial. 

Au  moment  de  la  lutte  finale,  en  1755,  le  Canada  pouvait 
compter  66,000  âmes,  plus  environ  4  ou  5,000  colons,  Voya- 
geurs, chasseurs  et  traiteurs,  répandus  dans  les  colonies  de 
l'Ouest  et  parmi  les  nations  sauvages. 

Les  Anglais,  eux,  se  préparaient  derechef  à  la  lutte. 
Jamais  on  ne  vit  en  Amérique  un  déploiement  de  force  et 
un  acharnement  comparables  à  leurs  efforts.  En  France,  on 
ne  voyait  rien  ;  on  ne  voulut  rien  voir,  et  les  forces  que  l'on 
daigna  envoyer  en  Amérique  furent  illusoires  en  présence 
des  armements  immenses  de  l'Angleterre. 

Voilà  le  bilan  de  la  situation  de  la  colonie  française  au 
moment  où  commence  la  grande  guerre.  Il  n'entre  pas  dans 
le  plan  de  notre  travail  de  relater  ici  les  derniers  instants  de 
cette  colonie,  la  plus  belle,  mais,  hélas  !  la  plus  négligée  que 
la  France  ait  jamais  eue  entre  les  mains. .  .  Deux  ans  après, 
en  1760,  on  cédait  la  Louisianne  à  l'Espagne  et  la  puissance 
française  disparaissait  de  l'Amérique  du  Nord  pour  toujours. 

*       * 

* 

Une  superbe  incurie  vient  de  faire  perdre  à  la  France  l'occa- 
sion la  plus  favorable  d'agrandissement  et  de  puissance.  Dr. 
cette  belle  colonie,  tout  lui  est  enlevé  en  un  jour.  Le  beau 
rêve  de  Eichelieu,  de  Colbert  et  de  Vauban  de  faire  une 
nouvelle  France  forte  et  heureuse  n'a  pas  été  réalisé. 
"  Lorsque  l'on  refléchit  à  toute  cette  puissance  perdue,  dit 
"  M.  E.  Eameau,  lorsque  l'on  étudie  dans  notre  histoire  les 
<{  visées  creuses,  les  ambitions  irrationnelles,  les  passions 
"  misérables  auquelles  on  a  sacrifié  à  grands  frais  ce  magni- 


LA    REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  453 

14  fique  avenir,  le  cœur  se  soulève  de  regret  et  d'indignation 
contre  la  politique  et  le  système  qui  ruinèrent  les  forces  de 
"  la  France  et  la  contraignirent  aux  tristes  nécessités  de  la 
"révolution." 

Les  Anglais  sont  désormais  nos  maîtres.     Notre  résistance 
a  été  héroïque  ;  de  suprêmes  et  patriotiques  efforts  ont  épuisé 
le  dernier  homme  et  le    dernier    écu.     Que    vont    devenir 
maintenant  les  pauvres  colons  canadiens-français  si  brusque- 
ment séparés  de  la  mère-patrie?     Ah!  elles  sont -bien  loin 
aujourd'hui  la  douce  Bretagne  et  la  grasse  Normandie  !.. . 
La  Providence  veille.  C'est  alors  qu'entre  en  action  le  clergé 
canadien  qui  commence  son  œuvre  de  paix  et  de  consolation. 
Nous  l'avons  dit,  les  colons  français,  abandonnés  par  leur 
mère   nourricière,  maltraités   d'abord    par    leurs     nouveaux 
maîtres,  se  tournent  vers  l'Eglise  et  identifient  pour  ainsi 
dire  leur  vie  nationale  avec  leur  vie  religieuse.     C'est  l'his- 
toire du  pauvre  malheureux  dont  la  vie  est  brisée  par  les 
deuils  et  les  souffrances  et  qui  va  puiser  la  force  et  la  conso- 
lation à  la  source  de  toute  force  et  de  toute  consolation.     De 
cette  identification  sortira  la  paroisse  canadienne-française. 
Et  alors,  aussitôt,  se  révèle  la  fin  providentielle  de  ce  change- 
ment de  domination:  "Si  la  race  française,  dit  Don  Paul 
1  Benoit,  avait  pris,  sans  contradiction,  cette  expansion  que 
'  semblait  annoncer  ses  débuts  de  colonisation  sur  le  Saint- 
1  Laurent  et  sur  le  Mississipi,  elle  aurait  acquis  une  puis- 
1  sance  magnifique,   mais,  croyons-nous,  toute  humaine  et 
'  terrestre,  comme  peut  l'être  celle  des  nations  qui  ont  une 
'vocation     moins     haute,     une    puissance     brillante    mais 
;  caduque  et  éphémère,  parcequ'elle  n'aurait  pas  répondu  k 
1  sa  mission  particulière.     Dieu  veut  que  la  nation  française 
1  ait  un  splendide  essor  dans  l'Amérique  du  Nord,  il  lui  a  dit 
'  comme  à  Abraham  :  '  '  Vous  vous  multiplierez  comme  les 
'étoiles  du  ciel."     Mais  cette  multiplication,  comme  celle 
'd'Abraham  et  de  Jacob,  aura  lieu  en  Egypte  et  sous  le  joug 
'de  Pharaon,  nous  voulons  dire  sous  la  domination  d'une 
'  race  étrangère  qui  a  des  destinées  moins  hautes." 

Les  familles  canadiennes,  une  fois  remises  des  secousses 
de  la  guerre,  se  multiplièrent  et  s'étendirent  dans  les  sei- 
gneuries où  elles  étaient  clairsemées.  Les  plus  anciens  can- 
tons continuèrent  de  déverser  leur  jeunnesse  dans  les  sei- 
gneuries moins  peuplées  et,  pendant  que  les  Anglais  s'éver- 
tuaient à  inventer  de  petites  roueries  vexatoires  pour  absorber 


454  LA   REVUE   FRANCOrAMÉRICAINE 

leur  nationalité,  les  Canadiens  la  consolidèrent  de  la  ma- 
nière la  plus  sûre  et  la  plus  forte,  en  formant  une  masse 
serrée,  homogène,  incessamment  croissante  par  une  progres- 
sion irrésistible. 

La  population  française  devint  compacte  sur  les  bords  du 
Saint-Laurent  et  forma,  sur  chaque  rive,  deux  chaînes  bien 
liées  de  solides  établissements. 

Tout  allait  donc  bien  pour  nos  colons.  La  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  si  orageuse  en  Europe,  fut  au  contraire,  très 
calme  au- Canada  jusqu'à  la  guerre  des  Etats-Unis,  en  1812. 
L'Angleterre  ne  pouvait  disposer  à  cette  époque  que  de  forces 
très  restreintes.  Elle  chercha  donc  à  s'attacher  les  Cana 
diens,  à  s'assurer  leur  concours  ;  et  elle  y  réussit.  Les  milices 
canadiennes  se  levèrent  avec  zèle  et,  presque  étrangères 
depuis  plus  d'un  demi-siècle  au  métier  des  armes,  elles  retrou- 
vèrent toute  l'énergie  et  la  verve  militaire  qui  les  avaient 
illustrées  naguère  et  qui  semblaient  être  naturelles  au  sang 
français.  La  paix  suivit,  en  Amérique,  celle  qui  fut  conclue 
dans  toute  l'Europe  après  la  chute  de  Napoléon. 

Jusque  là,  on  peut  dire  que  les  colons  canadiens-français 
s'étaient  parfaitement  conservés  eux-mêmes.  Là  plupart 
ignoraient  complètement  la  langue  du  vainqueur  qu'on  avait 
songé  d'abord  à  leur  imposer.  Ils  étaient  arrivés  en  se  mul- 
tipliant et  en  se  poussant  à  remplir  tout  le  cadre  des  anciennes 
seigneuries.  Mais  en  ce  moment,  ils  se  trouvèrent  arrêtés  par 
de  funestes  préjugés.  Ils  se  tenaient  attachés  non  seulement 
à  leur  langue  et  à  leur  usages,  niais  jusqu'à  la  tenure  sei- 
gneuriale avec  sens  et  rentes.  Ils  préféraient  subdiviser  à 
l'infini  avec  leurs  enfants  les  propriétés  qu'ils  possédaient 
dans  les  seigneuries,  plutôt  que  d'aller  se  tailler  quelque  do- 
maine dans  les  townships,  circonscriptions  territoriales  éta- 
blies par  les  Anglais  dans  les  districts  encore  inhabitées. 
C'était  assurément  une  mesure  fâcheuse  dans'  un  pays  où 
l'hiver,  long  et  rigoureux,  rend  nécessaire,  pour  la  culture 
de  chaque  ferme/une  plus  grande  étendue  de  terrain. 

On  ne  connaissait  pas  le  pays  au-delà  de  la  ligne  seigneu- 
riale de  sa  paroisse,  et,  disons-le,  le  gouvernement,  en  outre, 
n'avait  encore  rien  fait  pour  la  colonisation..  Il  vint  donc 
un  temps  où  ces  lacunes,  jointes  à  une  suite  de  mauvaises 
récoltes,  forcèrent  les  enfants  à  s'éloigner  et  à  chercher  de 
l'espace,  si  l'on  ne  voulait  pas  voir  la  gêne  se  faire  sentir 
dans  la  proportion  de  l'accroissement  de  la  population  rurale. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  455 

Il  se  fit  d'énormes  trouées  et  l'on  quitta  le  pays  en  masse 
pour  aller  chercher  fortune  de  l'autre  côté  des  frontières. 

Malgré  cela,  un  bon  nombre  de  jeunes  gens,  plus  intelli- 
gents que  les  autres,  allèrent  s'établir  dans  les  cantons  a  voi- 
sinant les  seigneuries  ;  la  Providence  aidant,  on  commença 
à  voir  poindre  d'importants  établissements  dont  la  plupart 
aujourd'hui  sont  devenus  de  beaux  eomtfés.  Le  courage  et 
l'amour  du  travail  de  ces  vrais  colons  ne  manquèrent  pas  de 
trouver  de  nombreux  imitateurs.  L 'exemple  était  donné. 
Toutes  les  grandes  paroisses  d'alors  envoyèrent  leur  contin- 
gent de  colons  dans  ces  nouveaux  établissements.  C'est  à 
cette  époque  que  commencèrent  à  se  former  de  cette  manière 
les  beaux  comtés  de  Eimouski,  du  Saguenay  et  du  Lac  Saint- 
Jean.  Honneur  à  ces  vaillants  pionniers  auquels  il  a  fallu 
un  courage  et  une  persévérance  inouis  en  face  de  grands  et 
nombreux  obstacles. 

Cependant,  le  gouvernement  pressé,  sollicité,  commença, 
enfin,  en  1845,  à  s'occuper  plus  énergiquement  de  la  coloni- 
sation. De  grandes  routes  et  différents  chemins  d'em- 
branchement furent  tracés  et  ouverts  aussitôt.  Les  citoyens 
de  Québec  et  de  Montréal  s'occupèrent  aussi  d'accélérer  la 
marche  de  la  colonisation.  Des  associations  se  formèrent- 
dans  le  but  de  faciliter  aux  colons  les  moyens  d'établissement  ; 
de  nombreux  mémoires  furent  adressés  au  gouvernement. 
Bref  !  on  déploya  partout  beaucoup  de  zèle  et  d'ardeur.  Les 
colons  des  cantons  nouveaux  reprirent  confiance  et  se  ber- 
cèrent des  douces  illusions  d'un  meilleur  avenir.  Mais 
comme  toutes  les  entreprises  qui  ne  reposent  que  sur  l'en- 
thousiasme celle-ci  manqua  d'activité.  Une  nouvelle  crise 
devint  imminente  et  l'on  vit  se  manifester  d'une  manière 
très  alarmante  la  fièvre  de  l'émigration  aux  Etats-Unis.    ' 

*       * 
* 

Quelles  que  furent  les  causes  de  ce  fatal  mouvement,  le  mal 
était  constant  et  les  beaux  cantons  se  dépeuplaient  à  vue 
d'œil.  On  s'émût  d'un  peu  partout.  Le  prêtre,  constant 
ami  du  peuple,  s'empressa,  avec  ce  zèle  qui  le  caractérise, 
d'élever  la  voix  pour  demander  protection.  Une  convention 
de  douze  missionnaires  des  Cantons  de  l'Eest  eut  lieu  le  31 
mars  1851  pour  s'occuper  de  l'état  où  se  trouvaient  les  nom- 


456  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

breux  colons  de  ce  vaste  territoire  et  un  important  mémoire 
fut  préparé  par  eux  pour  être  transmis  ensuite  au  gouverne- 
ment. Chaque  page  de  ce  mémoire  est  frappée  au  coin  du 
patriotisme  le  plus  pur.  On  demandait  au  gouvernement  de 
nouveaux  chemins  pour  la  colonisation,  les  moyens  de  pro- 
curer à  la  jeunesse  canadienne  des  terres  à  des  conditions 
avantageuses  ;  on  le  priait  d'écarter  les  obstacles  qui  em- 
pêchaient l'établissement  des  terres  nouvelles,  d'améliorer 
les  voies  déjà  ouvertes  et  d'y  établir  même  un  système  per- 
manent de  voirie.  Le  gouvernement  prit  la  chose  au  sérieux 
et  institua  un  comité  spécial  "  pour  s'enquérir  des  causes 
"qui  empêchent  et  retardent  la  colonisation."  L'on  mit 
peu  de  temps  à  les  trouver.  Les  principales  étaient  :  le 
manque  de  communications,  le  mauvais  système  de  voirie 
qui  existait  et,  par  dessus  tout,  le  système  anti-national  de 
la  vente  d'immenses  quantités  de  terre  à  des  particuliers  qui 
ne  voulaient  pas  la  colonisation  du  pays,  mais  seulement  l'ex- 
ploitation du  peuple  colonisateur. 

En  même  temps,  de  nombreuses  entreprises  particulières 
venaient  s'adjoindre  aux  efforts  du  gouvernement  pour  dé- 
tourner le  courant  d'émigration  à  l'étranger.  Une  société 
opéra  sur  les  immnses  territoires  du  Saguenay  et  du  Lac 
St.  Jean.  Bientôt,  une  foule  de  jeunes  gens  forts  et  vigou- 
reux se  frayèrent  courageusement  la  route  et,  en  peu  de 
temps,  un  commencement  d'établissement  s'offrit,  dans  ces> 
solitudes,  aux  regards  étonnés  des  paroisses  d'alentour. 
L'élan  était  donné  ;  l'œuvre  colonisatrice  ne  fit  qu'avancer 
en  cette  contrée.  Aujourd'hui,  la  vallée  du  Lac  Saint-Jean 
est  un  vaste  territoire  peuplé  de  50,000  âmes. 

Une  opération  analogue  fut  aussi  effectuée  en  même  temps 
dans  le  sud  du  comté  de  Dorchester.  Le  séminaire  de  Qué- 
bec ouvrit  aussi  à  grands  frais  des  chemins  dans  l'intérieur 
des  montagnes  de  Montmorency.  Pendant  ce  temps,  la 
presse  canadienne  ne  restait  pas  en  arrière  ;  elle  s'efforçait 
de  faire  ressortir  combien  il  y  avait  d'incertitudes,  d'illusions, 
dans  l'émigration  aux  Etats-Unis.  On  souleva  la  question 
des  améliorations  agricoles  ;  on  étudia  avec  plus  de  sympathie 
les  méthodes  agricoles  apportées  par  les  Anglais.  Les  socié- 
tés d'agriculture  se  créèrent  et  se  multiplièrent  si  rapidement 
qu'il  est  peu  de  localités  aujourd'hui  qui  n'aient  pas  les  leurs  ; 
l'enseignement  agricole,  jusque  là  fort  négligé,  entra  dans 
le  cours  usuel  des  études.     Ajoutons  que  la  création  de  nom- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  457 

breuses  sociétés  de  colonisation  datant  de  cette  époque , 
témoigna  hautement  de  l'importance  que  toute  la  population 
accordait  au  défrichement  et  à  la  culture  des  terres  incultes. 
Bien,  à  coup  sûr,  n'est  plus  propre  à  seconder  les  e -forts  de 
l'administration  et  à  faire  avancer  rapidement  la  colonisation 
que  la  formation  de  ces  sociétés  pour  venir  en  aide  au  co- 
lons pauvres.  Car  ce  n'est  pas  tout  pour  nos  défricheurs  de 
pouvoir  pénétrer  facilement  dans  la  forêt.  Ils  s'y  rendent 
pour  la  plupart  dans  un  état  voisin  du  dénuement.  C'est  là 
que  se  fait  sentir  le  besoin  du  secours  ;  et  c'est  là  que  l'on 
peut  apprécier  la  charitable  influence  des  sociétés  de  coloni- 
sation, quand  elles  sont  bien  dirigées.  Le  gouvernement  a 
toujours  contribué  à  la  formation  de  ces  sociétés  de  secours. 
Et  les  vrais  amis  de  la  colonisation  out  vu  là  un  motif  d'en- 
couragement suffisant  pour  forcer  les  classes  aisées  à  par- 
ticiper à  cette  œuvre  de  philanthropie  et  de  patriotisme. 

Xous  avons  cru  bon  de  donner  ces  détails  pour  faire  voir 
comment  s'opère  le  travail  du  progrès  chez  ces  peuples  dont 
T accroissement  rapide  nous  étonne.  Sans  doute,  les  cir- 
constances particulières  de  leur  situation,  la  grande  étendue 
de  terre  dont  ils  disposent  leur  viennent  singulièrement  en 
aide  ;  mais  il  est  bon  que  l'on  sache  comment  l'activité  de 
chacun  s'y  emploie,  avec  une  énergie  qui  laisse  loin  derrière 
elle  l'apathie  et  l'indifférence  des  sociétés  engourdies  du 
vieux  monde.  Dans  notre  développement,  nous  avons  em- 
prunté un  peu  de  l'intelligence  des  Américains,  laquelle  est 
marquée,  il  est  vrai,  d'un  peu  de  particularisme,  mais  qui  se 
donne  toute  avec  zèle  aux  affaires  générales.  Et  c'est  pour- 
quoi notre  développement  a  été  si  rapide. 

Aujourd'hui,  nous  récoltons  le  fruit  des  travaux  de  tous  ces 
pionniers  qui  ont  parcouru  tout  le  continent  semant  partout 
l'amour  du  sol  natal.  Le  champ,  qu'ils  ont  ouvert  à  notre 
activité  est  vaste  et,  comme  ils  nous  ont  fait  les  travaux  plus 
faciles  et  plus  rémunérateurs,  avec  de  l'énergie  et  de  la  pré- 
voyance, l'avenir  est  plein  de  promesses. 

On  ne  peut  nier  que  la  conquête  de  l'aisance  qui  représente, 
(M,  Europe,  les  travaux  réunis  d'une  famille  pendant  plusieurs 
générations,  est  ici,  la  plupart  du  temps,  l'œuvre  d'un  seul 
individu.  Voyons  ces  belles  fermes  si  jolies  qu'elles  ressem- 
blent à  de  riches  villas  de  citadins,  qui  entourent  nos  villes  et 
qui  apparaiss-nt  ça  ei  là  dans  les  campagnes  les  plus  reculées; 
informons-nous  quels  en  sont  les  propriétaires  et  nous"  serons 


458  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

étonnés  d'apprendre  combien  il  y  en  a  qui  appartiennent  à  des 
nouveaux  venus  arrivés  sans  autre  capital  que  leurs  deux 
bras.  Ceux-là,  comme  nos  pères,  n'ont  pas  eu  peur  du  tra- 
vail et  du  Canada.  Bien  qu'il  reste  encore,  dans  la  province 
de  Québec,  d'immenses  pans  de  forêt  à  défricher,  il  ne  faut 
pas  s'imaginer  qu'elle  est  un  pays  encore  sauvage,  reparée 
d'indiens  anthentiques  et  des  bêtes  sauvages,  sorte  de  Sibérie, 
comme  le  croient  certains  Européens  à  l'imagination  facile 
et  à  l'épiderme  frileux.  La  civilisation  du  vieux  monde, 
transplantée  ici,  il  y  a  plus  de  deux  siècles,  s'y  est  dévelop- 
pée et,  à  mesure  que  la  population  s'est  multipliée,  que 
l'éducation  s'est  répandue,  que  les  communications  trans- 
atlantiques sont  devenues  plus  fréquentes,  l'Europe  nous  a 
transmis  ses  habitudes,  ses  goûts  et  jusqu'à  son  luxe.  Nous 
ne  sommes  donc  pas  des  Peaux-Rouges  ;  nous  sommes  les 
fils  des  pionniers  de  la  Nouvelle-France,  agriculteurs  par 
droit  de  naissance,  vivant  de  la  terre  de  qui  nous  attendons 
richesse  et  prospérité. 


La  terre,  l' agriculture  !   '• 

"Oui;  s'écrie  le  recorder  de  Montigny  qui  a  écrit  tant  de 
"  jolies  choses  sur  la  colonisation,  oui,  l'agriculture  est  l'état 
"de  ce  peuple  qui  s'est  implanté  si  mystérieusement  dans 
"  ces  quelques  arpents  de  neige!" 

C'est  une  noble  vocation  que  celle  de  nourir  le  genre  humain 
en  travaillant  en  société  avec  l'auteur  de  la  nature  qui  exé- 
cute même  la  partie  la  plus  difficile  de  l'œuvre.  Le  Canada 
est  un  pays  agricole  et  toute  l'histoire  de  sa  colonisation  cons- 
titue un  beau  panégyrique  de  l'agriculture.  C'est  pourquoi  on 
se  plait  à  présager  pour  le  Canada ,  pour  la  province  de  Québec 
en  particulier,  un  heureux  avenir.  Chez  nous,  chacun  peut 
dire  sans  honte  :  Pater  meus  agricola.  Le  même  sol  qui 
nous  donne  ses  trésors,  les  refusait  autrefois  aux  sauvages 
parceque  les  sauvages  ne  voulaient  pas  le  cultiver;  aussi, 
aujourd'hui,  le  plat  de  sagamité  des  Algonguins  et  des  Iro- 
quois  a  été  remplacé  par  du  bon  pain  et  du  beurre  qui  sent 
bon  avec  aussi  du  fromage  que  l'Europe  nous  dispute. 

"  Les  peuples  adonnés  à  la  culture  du  sel,  dit-on,  ont  pour 
"  eux  la  richesse,  le  nombre  et  la  durée." 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  459 

Toutes  les  nations  de  la  terre,  du  reste,  ont  été  faites  par 
l'agriculture.  C'est  elle  qui  a  développé  les  grands  peuples 
de  l'antiquité.  Nous  voyons,  chez  les  Komains,  les  Cin- 
cinatus  et  les  Fabricius  quitter  la  charrue  pour  l'épée  puis 
retourner  à  leurs  moissons  après  la  victoire.  Chez  les  Grecs, 
Cérès  avait,  la  première,  cultivé  les  champs;  on  l'adorait 
partout.  Les  bergers  avaient  pour  protecteur  le  divin  Apol- 
lon qui,  le  premier,  avait  gardé  les  troupeaux.  L'élégant 
Xénophon  affirme  que  "  l'agriculture  est  le  premier  des 
"  arts  "  et  il  n'admet  pas  "  qu'un  homme  libre  puisse  trou- 
"  ver  une  occupation  plus  digne  de  lui."  Aux  extrêmes 
limites  de  l'antiquité,  les  Hébreux  eux-mêmes  n'adoraient- 
ils  pas  l'agriculture  dans  l'image  d'un  veau  d'or?  Ils 
oubliaient  Jéhovah  dans  les  jouissances  des  fruits  de  la  terre. 
Le  culte  de  l'agriculture  varia  de  forme  avec  le  temps  et  les 
mœurs,  mais  il  se  retrouve  chez  tous  les  peuples  païens  qui 
ont  fait  marque  dans  l'histoire. 

Plus  tard,  pendant  plus  de  deux  siècles,  les  barbares,  vic- 
torieux des  Romains,  ravagèrent  l'Europe.  Quand  le  calme 
fut  rétabli,  ces  pillards  qui  n'avaient  plus  rien  à  piller,  de- 
mandèrent à  la  terre  le  pain  qu'ils  ne  pouvaient  plus  acheter 
à  prix  d'or  ou  conquérir  par  le  fer;  alors,  les  moines  fixèrent 
au  sol  ces  peuples  vagabonds. 

Et  si  nous  nous  transportons  dans  "l'Ile  des  Saints", 
nous  entendrons  Lingard,  le  grand  historien  de  l'Angleterre, 
nous  dire:  "  Il  est  impossible  de  ne  pas  rapporter  briève- 
"ment  ce  que  les  moines  on  fait  en  Angleterre  pour  l' agri- 
culture ;  impossible  de  ne  pas  rappeler  le  parti  qu'ils  ont  su 
*■  tirer  de  tant  d'immenses  régions  incultes  et  inhabitées, 
'  '  couvertes  de  forêts  et  entourées  de  marécages . . .  La  moitié 
"au  moins  de  la  Northumbrie  était  envahie  par  des  landes 
"et  des  bruyères  stériles;  la  moitié  de  l'Est-Anglie  et  une 
"  partie  considérable  de  la  Mercie  étaient  couvertes  par  des 
"forêts  presque  inacccessibles.  Partout  les  moines  substi- 
"  tuèrent  à  ces  déserts  inhabités  de  gras  pâturages  et  d'abon- 
"  dantes  moissons."  Et  M.  de  Montalembert ,  qui  rapporte 
"ce  texte,  ajoute:  "Ces  moines  laboureurs,  éleveurs,  et 
"  nourisseurs  furent  les  véritables  pères  de  l'agriculture 
"  anglaise  devenue  et  demeurée,  grâce  à  leurs  traditions  et 
"  à  leurs  exemples,  la  première  agriculture  du  monde." — 
(Moines  d'Occident,  I.  V.  p.  173). 

Il  en  fût  de  même  pour  la  France,  défrichée  aussi  par  les 


460  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

moines,  qui  a  grandi  et  prospéré  à  côté  de  sa  rivale,  et  qui 
sera  puissante  aussi  longtemps  que  chez  elle  l'agriculture 
restera  florissante.  Un  de  ses  ministres,  Sully,  n'aimait-il 
pas  à  répéter  souvent  ce  mot  bien  connu  :  '  '  Pâturage  et 
"  labourage  sont  les  mamelles  de  la  France." 

Bref  !  toutes  les  autres  nations  modernes  qui ,  dans  les  deux 
mondes,  ont  aujourd'hui  la  plus  grande  prospérité,  sont  des 
nations  adonnées  à  l'agriculture.  La  Belgique  est  cultivée 
comme  un  jardin,  et  il  n'est  pas  de  pays  plus  prospère  peut- 
être  que  la  petite  Belgique.  Là,  les  laboureurs,  qui  sont  la 
majorité,  sont  la  garantie  du  pays  et  de  la  religion.  L'agri- 
culture fait  de  même  la  fortune  de  l'Allemagne  et  de  la 
Russie  où  le  peuple  des  campagnes  demeure  si  simple  et  si 
robuste,  si  attaché  au  sol  et  si  laborieux.  C'est  donc  l'agri- 
culture qui  a  fait  les  peuples  de  l'antiquité  ;  c'est  elle  qui  est 
la  mère  de  nos  grands  états  modernes.  Ce  n'est  pas  le  seul 
de  ses  bienfaits. 

Tout  le  monde  s'accorde  avec  l'expérience  pour  affirmer 
que  l'agriculture  est  la  nourricière  naturelle  des  races  fortes. 
Elle  constitue  aussi  le  milieu  le  plus  favorable  au  développe- 
ment d'une  santé  robuste.  Cherchons  où  se  trouvent  les 
tempéraments  de  fer,  les  types  de  haute  stature  ;  cherchons 
où  se  trouve  et  le  sang  vif,  et  les  joues  roses  et  le  teint  ver- 
meil ;  cette  santé  qui  affleure  dans  une  peau  fine ,  cette  vie 
qui  pétille  dans  les  yeux,  cette  âme  forte  chevillée  au  corps 
qu'elle  anime,  nous  trouverons  que  tout  cela  réside  surtout 
à  la  campagne,  chez  les  populations  agricoles.  Et  si  la  vie 
des  champs  fait  des  hommes  de  tempérament  robuste,  elle 
fait  des  générations  fortes,  capables  de  concevoir  et  d'agir 
avec  vigueur,  de  revêtir  même  la  cuirasse  et  de  porter  avec 
honneur  l'étiquette  nationale.  "Salut,  disait  Virgile,  salut, 
"terre  d'Italie,  mère  féconde  et  des  moissons  et  des  héros  !" 
Salve,  magna  parens  frugum  saturnia  tellus  magna 
virum  ! 

(Georg.  Lit.  IL  171). 

Mais,  à  Dieu  ne  plaise,  que  nous  restreignions  le  per- 
fectionnement de  l'homme  au  développement  physique.  Au- 
dessus  de  l'ordre  matériel  se  superpose  l'ordre  intellectuel  et 
moral  et  nous  osons  affirmer,  si  l'on  entend  l'agriculture 
comme  il  faut,  et  si  l'on  n'exige  point  non  plus,  une  culture 
trop  spéciale  de  l'esprit,  que  la  vie  du  laboureur  est  favorable 


TA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  461 

au  développement  des  facultés  intellectuelles.  "Si  le  labou- 
'  reur,  dit  le  P.  Herbreteau,  S.J.,  n'est  pas  plus  savant  que 
'  les  autres  travailleurs,  si  même  il  a  moins  de  cette  faconde 
■  citadine  que  l'on  rencontre  dans  les  grands  centres,  en 
'  revanche,  il  semble  garder  le  privilège  de  la  droiture  d'esprit 
'  et  du  bon  sens.  L'équilibre  des  facultés  se  perd  plus 
'aisément  dans  le  tumulte  des  villes  ;  la  juste  pondération 
'des  humeurs,  au  contraire,  et  les  solutions  toujours  égales 
'  se  conservent  mieux  dens  les  campagnes.  Enfin,  s'il  est 
'  vrai,  selon  l'antique  adage  que  la  perfection  de  l'homme 
'  comporte  une  âme  saine  dans  un  corps  sain,  mens  sana  in 
'  corpore  sano,  il  ne  semble  pas  que  nulle  part  en  dehors  de 
'  l'agriculture  on  en  trouve  mieux  et  les  éléments  et  les  con- 
'  ditions." 

Prouverons-nous,  en  outre,  que  l'agriculture  est  un  milieu 
spécialement  favorable  au  développement  du  sens  moral  et 
religeux  d'un  peuple?  "  Tout  est  plein  de  Dieu  à  la  cam- 
'  pagne,  a  dit  un  poëte  païen  ;  c'est  l'action  divine  que  l'on 
"croit  sentir  et  entendre  dans  cette  germination  profonde 
"  sous  nos  pieds  dans  les  guérêts  et  sur  nos  têtes  dans  les 
"bourgeons."  Le  laboureur  sème  et  Dieu  arrose  et  fait 
pousser.  Tous  deux  travaillent  en  commun.  Prouverons- 
nous  encore  que  l'agriculture  est  la  gardienne  de  la  foi  et 
des  bonnes  mœurs  ?  Le  poëte  de  Mantoue  disait  encore  : 
La  sainte  pudeur,  chassée  de  partout,  avait  pris  demeure  à 
la  campagne." 

Gasta  puditiam  servat  domus. 

(Georg.  Lib.  IL  p    523). 

Et  Columelle  disait  à  son  tour:  "  La  vie  des  champs  est 
"proche  parente  de  la  sagesse  si  même  elle  n'en  est  pas  la 
"sœur." 

Ah  !  aimons  donc  la  vie  des  champs,  aimons  l'agriculture. 
-  Laboureurs,  aimez  vos  laborieux  travaux  et  surtout  l'agri- 
"  culture  instituée  par  le  Très-Haut!"  disait  Salomon  dans 
sa  sagesse  . 

Aimons  notre  cher  Canada,  aimons  notre  belle  province  de 
Québec  que  l'agriculture  a  faite  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 
N'en  désertons  jamais  le  sol.  Tandis  que  la  vie  vagabonde 
et  instable  des  ouvriers  est  une  école  d'irréligion  et  de  vices, 
une  désorganisation  de  la  famille,  la  désunion  entre  ceux  qui 


462  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

sont  faits  pour  s'aimer,  la  vie  de  famille,  à  la  campagne,  fait 
l'éducation  des  enfants,  garde  leur  jeunesse  et  prépare  leur 
avenir. 

Fils,  restez  chez  vous!  Que  ce  chez  vous  soit  la  ferme 
toute  blanche  et  coquette  ou  la  modeste  cabane  de  bois  rond. 
Restez  chez  vous  !  Le  chez  vous  de  vos  pères ,  plus  tard ,  le 
chez  vous  de  vos  enfants  et  de  vos  arrière-petits-enfants . . . 
Pères,  gardez  vos  fils!  conduisez-les  souvent,  là-bas,  en  haut 
du  champ  et,  en  remettant  à  chacun  d'eux,  la  pioche,  la 
charrue  ou  la  faucille,  dites-lui,  comme  Saint-Benoit  au 
bûcheron  barbare:  "Prends  ton  fer,  mon  fils,  travaille  et 
console-toi.". . .  "  Voici  ton  gagne-paix  ;  fais  comme  moi  et 
':'  tu  seras  heureux.  Vois-tu  cette  terre?  elle  sera  à  toi 
"  lorsque  mes  vieux  membres  tremblants  ne  me  permettront 
"  plus  de  la  cultiver.  Alors,  ne  la  laisse  pas  mourir,  cette 
'  '  pauvre  grande  amie  ;  ne  vas  pas  la  laisser  dormir  au  bon 
"  soleil,  tandis  que  nos  outils  des  champs  se  rouilleront. 
"Garde,  mon  fils,  toute  ta  vie,  comme  moi,  ton  titre  d'ha- 
"  bitant,  les  goûts  simples,  l'amour  de  Dieu  et  la  paix  du 
"cœur." 

Damase  Potvin. 


L'histoire  des  Acadiens— Comment 
on  la  écrite  (1) 


Le  30  avril,  1857,  la  Maison  d'Assemblée  de  la  Nouvelle- 
Ecosse  passa  la  résolution  suivante  : 

Que  Son  Excellence  le  Gouverneur  soit  respectueuse- 
ment requis  de  faire  examiner,  préserver  et  mettre  en  ordre 
f examine,  préserve  and  arrange),  soit  pour  références,  soit 
pour  publication,  les  pièces  et  documents  les  plus  propres  à 
faire  connaître  notre  histoire  et  les  progrès  sociaux  de  cette 
province,  et  cette  Chambre  en  paiera  les  frais."  > 

L  année1  suivante,  l'Assemblée  autorisa  le  lieutenant-gou- 
verneur à  se  procurer  "  en  Angleterre,  toutes  les  pièces  offi- 
cielles requises  par  le  Commissaire  des  Archives  et  copie  de 
toutes  les  dépêches  et  documents  nécessaires  pour  compléter 
les  liasses." 

Un  autre  vote  de  la  Chambre  donna  au  Commissaire  dçs 
Archives  l'autorité  et  les  fonds  nécessaires  pour  faire  copier, 
à  Québec,  tous  les  documents  publics  et  privés  qui  se  ratta- 
chent à  la  première  période  de  l'histoire  de  l'Acadie. 

Enfin,  en  1865,  sur  la  recommandation  d'un  comité  spé- 
cial, le  Commissaire  des  Archives,  reçut  l'autorisation  de 
faire  un  choix  parmi  les  documents  historiques  en  sa,  posses-- 
sion,  et  d'en  publier  un  volume  "in-octavo." 

Muni  de  toute  cette  autorité,  Akins  publia,  en  1869,  un 
volume  de  755  pages.  Malheureusement  ce  volume  est  moins 
de  nature  à  faire  connaître  "  l'histoire  et  les  progrès  sociaux, 
de  la  Nouvelle-Ecosse"  qu'à  justifier  l'expulsion  des  Aca- 
diens  de  la  Nouvelle-Ecosse,  en  1755,  et  à  mettre  sous  le  plus 
mauvais  jour  ce  que  le  compilateur  appelle  "les  empiète- 
des  autorités  françaises  du  Canada  sur  les  territoires  de  la 
la  Nouvelle-Ecosse."   (2). 


(1)  Mémoire  présenté  par  le  Sénateur  Pascal  Poirier  à  la  convention 
nationale  des  Acadiens,  à  St.  Basile  de  Madawaska  les  19  et  20  août  1908. 

(2)  "  That  His  Excellency  the  Governor  be  respectfully  requested  to 
cause  the  ancient  records  and  documents  illustrative  of  the  history  and 
progress  of  society  in  this  province,  to  be  examined,  preserved  and  arranged 
either  "  for  référence  or  publication,  as  this  Législature  may  hereafter  dé- 
termine, and  that  this  house  will  provide  for  the  same." 

(Akins  Préface,  p.  1.) 


464  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

C'est  une  œuvre  de  parti  pris  que  Akins  a  faite,  et  non  pas 
une  compilation  historique  impartiale,  telle  que  le  demandait 
h  vote  de  la  Chambre. 

Lui-même  l'avoue  presque. 

"  Quoiqu'on  ait  écrit  volumineusement,  dit-il  à  la  page  2 
de  sa  préface,  au  sujet  de  l'expulsion  des  Acadiens,  cette 
question,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  a  fait  l'objet  de  peu  de 
recherches,  et  il  en  est  résulté  que  "  la  nécessité  de  leur  dé- 
portation "  n'a  pas  été  clairement  saisie,  et  que  les  raisons 
qui  l'ont  déterminée  ont  été  souvent  mal  comprises."    (1) 

C'est  en  suivant  ce  plan  bien  arrêté,  et  dans  ces  dispositions 
d'esprit  que  Akins  a  préparé  puis  publié,  en  1869,  son  recueil 
de  "  Sélections  from  the  Public  Documents  of  the  Province 
of  Nova  Scotia  ",  mieux  connu  sous  la  rubrique  de  "  Nova 
Scotia  Archives." 

Or,  cette  compilation  renferme,  on  peut  dire,  à  peu  près 
toute  la  source  historique  où  les  écrivains  de  langue  anglaise 
vont,  la  plupart  de  bonne  foi,  puiser  les  données  qui  leur 
servent  à  écrire  l'histoire  du  grand  Dérangement. 

Dans  l'intérêt  de  la  vérité  historique,  il  eût,  mieux  valu 
ne  rien  publier  du  tout  que  de  donner  au  jury,  au  public,  un 
plaidoyer,  une  suite  de  faits,  "  ex  parte  ". 

L'esprit  de  parti  pris  a  manifestement  guidé  Akins  dans 
tout  le  cours  de  ses  recherches,  et  a  présidé  au  choix  des 
pièces  qu'il  a  publiées.  Nous  l'avons  vu  déclarer  lui-même 
dans  sa  préface  que,  jusqu'à  lui,  "  la  nécessité  de  la  dépor- 
tation des  Acadiens  n'a  pas  été  clairement  comprise  ",  the 
necessity  for  their  removal  has  not  been  clearly  perceived.  ' 
C'est  pour  la  fajire  percevoir  à  sa  façon  qu'il  a,  ou  publié,  ou 
omis,  ou  éliminé,  suivant  le  besoin  de  sa  thèse,  les  documents 
publics  qu'il  a  trouvés  à  Halifax. 

Sans  y  être  autorisé  par  la  Législature,  de  compilateur 
qu'il  avait  été  nommé,  il  s'est  fait  lui-même  docteur  en  his- 
toire. 

Quelques  exemples  feront  voir  quel  compilateur  il  est,  et 
quel  docteur  en  histoire  il  fait. 

Il  omet,  dans  la  publication  des  documents  qui  se  rap- 
portent au  traité  d'Utrecht,  une  certaine  lettre  très  impor- 


(1)  "  Although  much  has  been  written  on  the  subject.  yet,  until  lately, 
if.  has  indergone  little  actual  investigation,  and  in  conséquence,  the  neces- 
sity for  their  removal  has  not  been  clearly  perceived,  and  the  motives  which 
led  to  its  enforceinent  hâve  been  often  misunderstcod." 

P.  11. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  465 

tante  de  Costabelle  à  Nicholson  et  les  ordres  souverains,  de 
la  reine  Anne  au  gouverneur  de  la  Nouvelle-Ecosse,  dont  de 
la  Eonde  était  porteur. 

Ces  ordres,  arrêtées  entre  Louis  XIV  de  France  et  la  reine 
Anne  d'Angleterre,  modifient  essentiellement  le  traité 
•d'Utrecht,  quant  à  la  situation  des  Acadiens  et  au  droit  qui 
leur  y  est  accordé  de  se  retirer  de  la  Nouvelle-Ecosse;  ils 
constituaient  la  "  magna  charta  "  de  nos  malheureux  aïeux, 
laquelle  fut  ignorée,  quarante  deux  ans  plus  tard,  par  Law- 
rence et  Belcher. 

Six  documents  d'une  extrême  importance  se  rapportant  aux 
tentatives  qui  furent  faites,  en  1720,  sous  le  gouverneur 
Phillips,  pour  faire  prendre  aux  Acadiens  le  serment  d'allé- 
geance à  la  couronne  d'Angleterre,  et  qui  consistent  en  deux 
mémoires  des  Acadiens  d'Annapolis  et  de  Grand  Pré,  en 
•une  lettre  du  père  Justinien,  en  une  lettre  du  gouverneur  de 
Louisbourg,  en  une  lettre  collective  des  Acadiens  au  gouver- 
neur de  Louisbourg,  ne  paraissent  pas  dans  les  "  Sélections 
from  public  Documents"  d'Akins  ;  ils  en  ont  été  intention- 
nellement omis.  La  preuve,  c'est  que  quatre  de  ces  pièces 
se  trouvaient,  en  1769,  et  se  trouvent  encore,  aujourd'hui,  à 
Londres,  à  côté  d'autres  qui  furent  copiées  et  publiées  par  le 
compilateur  néo-écossais.  Par  exemple,  en  n'en  trouve 
plus  une  trace  à  Halifax  ! .  .  . 

A  Phillips  succéda,  en  1722,  Poucet  au  gouvernement  de 
la  Xouvelle-E cosse.  Ce  fut  une  période  de  paix  et,  jusqu'à 
un  certain  point,  de  bonne  entente  :  Doucet,  homme  juste, 
quoique  sévère,  ne  trouve  guère  de  plaintes  à  adresser  aux 
Lords  du  Commerce  au  sujet  des  Acadiens.  C'est  plutôt  le 
-contraire.  Akins  dont  elle  ne  faisait  apparemment  pas  l'af- 
faire, passe  sous  silence  toute  la  correspondance  officielle 
échangée  entre  Doucet  et  Londres. 

Autre  exemple,  Akins  reproduit  quinze  lettres  du  général 
Amerst,  cinq  du  gouverneur  Pownal,  trois  du  gouverneur 
Phips,  toutes  adressées  au  gouverneur  Lawrence,  toutes  de 
la  plus  haute  importance,  puisqu'elles  se  rapportent  à  l'expul- 
sion des  Acadiens  et  aux  événements  de  cette  époque,  mais 
il  ne  publie  aucune  des  réponses  de  Lawrence  à  ces  lettres. 
Pourquoi  cela?  Ces  réponses  ne  se  retrouvent  plus  nulle 
part.     Qui  les  a  l'ait  disparaître ?Q.ui  les  a  détruites? 

Léa  t'vénrments  de  1755,  les  plus  passionnants  pour  l'his- 
torien, sont  presque  entièrement  passés  par  le  compilateur. 


466  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

11  laisse  dans  les  ténèbres  des  faits  historiques  et  sociaux  " 
du  plus  haut  intérêt. 

Les  instructions  données  à  Akins  par  la  législature  étaient 
de  faire  une  compilation  des  "  pièces  et  documents  les  plus 
propres  à  faire  connaître  l'histoire  et  les  progrès  sociaux  de 
la  province  de  la  Nouvelle-Ecosse." 

Ce  n'était  pas  une  histoire  de  l'Acadie  qu'il  était  chargé 
de  faire  ;  mais  de  ramasser  des  matériaux  servant  à  cette  his- 
toire. Un  des  points  principaux  à  éclaircir  est  la  question 
du  serment  prêté  par  les  Acadiens  à  la  couronne  d'Angleterre r 
question  difficile  à  résoudre.  Akins  la  résout  sans  hésitation 
aucune  et  pour  la  résoudre  il  sort  tout  à  fait  de  son  rôle  de 
compilateur  "  obligato." 

"Jusqu'à  cette  période  (1730)  écrit-il  en  note  au  bas  de 
la  page  266,  les  habitants  .de  l'Acadie  n'avaient  prêté  absolu- 
ment aucun  serment  ;  sauf  ceux  des  environs  de  Port-Royal, 
qui  avaient  pris  un  sarment  d'allégeance  sans  condition." 

Voilà  une  proposition  qu'il  serait  bien  malaisé  de  prouver, 
de  même  que  celle-ci:  "Le  gouverneur  Philipps,  à  son  re- 
tour à  Annapolis,  en  1730,  amena  enfin  le  peuple  à  prêter 
spontanément  un  serment  sans  restriction  "  "  Governor  Phil- 
ipps, on  his  return  to  Annapolis,  in  1730,  brought  the  people, 
at  last ,  to  take  an  unconditional  oath  willingly  '  ■ ,  qui  est  con- 
tredite par  tout  le  monde,  les  Lords  du  Commerce,  les  Aca- 
diens et  les  gouverneurs  anglais  eux-mêmes,  y  compris  Law- 
rence. 

L'assertion  suivante  rentre  dans  la  même  catégorie  de 
faits  allégués  sans  preuve  et  plutôt  à  l' encontre  des  preuves  : 

"  Le  nom  de  Français  Neutres  (french  neu trais)  si  souvent 
donné  aux  Acadiens  dans  les  documents  publics  ;  leur  déné- 
gation constante  d'avoir  jamais  prêté  un  serment  sans  res- 
triction, dénégation  souvent  confirmée  par  leurs  prêtres, 
firent  tomber  les  gouverneurs  de  Halifax,  en  1749,  et  à  dif- 
férentes autres  époques,  dans  l'erreur  de  croire,  que  les  Aca- 
diens, en  effet,  n'avaient  jamais  prêté  à  la  couronne  britan- 
nique qu'un  serment  d'allégeance  conditionnel." 

Rien,  dans  tout  le  volume  des  "  Nova  Scotia  Archives  ", 
ne  justifie  cette  assertion,  et  cependant  Akins,  pour  les  besoins 
de  sa  thèse,  l'affirme  hardiment. 

Comme  la  plupart  des  pièces  officielles  qui  se  rapportent 
aux  Acadiens  à  nartir  de  1710.  sont  de  provenance  anglaise, 
par  conséquent,  bien  sujettes  à  aucune  nartialité  vis-à-vis  d<>s 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  467 

français,  ces  pièces  devraient  être  au  moins  reproduites  in- 
tégralement même  et  surtout  lorsqu'elles  donnent  la  version 
française  des  événements. 

Pour  écrire  l'histoire  avec  impartialité,  aussi  bien  que  pour 
juger  une  cause,  il  faut  entendre  les  deux  cptés,  les  côtés 
multiples  de  la  question. 

Or,  pour  que  la  compilation  de  Akins  fût  vraisemblable- 
ment complète,  pour  qu'elle  répondît  à  l'intention  de  Howe 
et  des  autres  législateurs  de  la  Nouvelle-Ecosse,  il  faudrait 
que  les  documents  omis  et  qui  se  peuvent  encore  trouver,  soit 
à  Halifax,  soit  à  Londres,  fussent  retrouvés  et  imprimés. 

Il  faudrait  davantage  :  les  documents  de  provenance  fran- 
çaise, l'autre  côté  de  la  question.  Il  s'en  trouve  en  assez 
grand  nombre,  à  Québec,  à  Paris,  aux  archives  de  la  Ma- 
rine, et  des  copies  à  Ottawa.  Avec  tous  les  documents  essen- 
tiels on  pourrait  très  aisément  trouver  matière  à  un  second 
volume  des  '  \  Nova  Scotia  Archives  '  ' ,  aussi  intéressant , 
peut-être,  que  le  premier,  en  tous  cas,  désormais  nécessaire. 

Les  Acadiens  réunis  en  congrès  ne  sont  pas  les  seuls  qui 
ont  à  se  plaindre  du  volume  de  Akins  et  de  l'usage  qui  a  été 
fait  des  archives  de  Halifax. 

Déjà  en  1820,  l'historien  Haliburton,  grand  juge  de  -a 
Nouvelle-Ecosse,  jetait  ce  cri  d'alarme: 

"  Les  archives  de  Halifax  ressemblent  à  un  mystère  que 
Ton  cherche  à  cacher,  et  pour  le  peu  qu'on  en  connait,  il  v 
a  lieu  de  croire  que  des  papiers  importants  appartenant  à  di- 
verses époques  ont  disparu  en  tout  ou  en  partie  !" 

Ce  qui  n'était  d'abord  que  des  doutes,  devint,  dans  la 
suite,  une  conviction,  chez  le  grand  écrivain. 

"  Il  est  très  remarquable,  dit-il,  dans  son  "  Histoire  de  la 
Nouvelle-Ecosse  ",  vol.  1,  page  196,  de  voir  qu'on  ne  puisse 
trouver  aucune  trace  de  cet  événement  important — la  dis- 
persion des  Acadiens — dans  les  archives  du  Secrétaire  d'Etat 
de  Halifax.  Je  n'ai  pu  découvrir  si  la  correspondance  y  a 
été  conservée,  et  si  les  ordres,  rapports  et  mémoires  y  ont 
"jamais  été  entrés  dans  les  cahiers.  Les  détails  de  cette  af- 
faire semblent  avoir  été  soigneusement  cachés,  quoiqu'il  ne 
soit  pas  facile  d'en  trouver  la  raison,  à  moins  que  les  intéres- 
sés n'aient  eu  honte  de  leur  acte,  comme  ils  le  devaient 
bien"... 

Une  lettre  de  Hameau  de  Saint-Père,  l'auteur  de  '  La 
France  aux  Colonies  "  et  d'"  Une  colonie  féodale  en  Amé- 


468  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

rique  " — histoires  de  l'Acadie  l'une  et  l'autre — adressée  à 
l'abbé  Casgrain  en  1860,  jette  quelque  lumière  sur  les  agisse- 
ments des  gardiens  des  archives  de  Halifax. 

"J'arrivai  en  septembre  â  Halifax.  Mon  ami,  M-  Bea- 
mish  Murdock,  m'obtint  la  permission  de  consulter  les  ar- 
chives du  gouvernement,  et  on  m'assigna  un  rendez-vous 
pour  le  lendemain.  Je  me  présentai  à  l'heure  dite  ;  on  me 
montra  sur  une  table  un  certain  nombre  de  registres  et  de 
volumes  ;  mais  on  me  prévint  qu'il  m'était  interdit  d'en  pren- 
dre aucune  copie  ni  extrait.  En  conséquence  je  ne  devais 
avoir,  ni  plume,  ni  crayon.  On  me  plaça  près  d'une  table 
qui  était  au  milieu  d'une  salle  dans  laquelle  travaillaient  huit 
ou  dix  commis  ;  on  ne  me  donna  aucun  siège,  afin  que  je  ne 
puisse  pas  m' asseoir,  et  qu'aucun  de  mes  mouvements  ne  put 
échapper   aux   employés." 

Rameau  de  Saint-Père,  introduit  par  l'historien  Beamish 
Murdock,  était  venu  de  Fiance  à  Halifax  compulser  les  docu- 
ments officiels  devant  servir  à  son  histoire  de  FAcadie. 

L'abbé  Casgrain,  Fauteur  d'un  "  Pèleiinage  au  pays  d'E- 
vangeline  "  et  de  plusieurs  autres  ouvrages  historiques  consi- 
dé  ables,  ayant  à  traiter  de  la  dispersion  des  Acadiens  fut  frap- 
pé, comme  Halibuiton  et  Rameau,  par  le  nombre  et  l'impor- 
tance des  lacunes  qui  émaillent  les  "  Nova-Scotia  Archives  "'. 
Il  se  rendit  à  Londres  pour  y  faire  des  études  comparatives  au 
"  Biitish  Muséum  "  et  au  "  Public  Record  Office  ".  Laissons- 
lui  la  parole. 

"  Le  "  Choix  des  Documents  "  (Sélections  from  Public 
Documents  or  Nova-Scotia  Archives)  a  été  évidemment  fait 
en  vue  de  justifier  le  gouvernement  de  la  Nouvelle-Ecosse  de 
la  dépoitation  des  Acadiens.  Pour  cela  on  a  éliminé  systé- 
matiquement et  laissé  dans  l'ombre  les  pièces  les  plus  compro- 
mettantes, celles  qui  pouvaient  le  mieux  établir  les  droits  des 
Acadiens.  Qu'on  remarque  bien  que  le  compilateur  n'a  pas 
droit  de  plaider  ignorance,  car  il  indique  lui-même,  en  plusieurs 
endroits,  qu'il  a  étudié  les  pièces  officielles  du  "  Public  Record 
Office  "  afin  de  les  confronter  avec  celles  d'Halifax." 

"  J'ai  confronté  à  mon  tour  la  compilation  d'Halifax  avec 
les  originaux  du  "  Public  Record  Office  "  et  j'ai  constaté  des 
omissions  considé  ables  et  tellement  essentielles  qu'elles 
changent  complètement  la  face  des  choses  "...  .J'ai  acquis  la 
preuve  que  nos  soupçons  n'étaient  que  trop  fondés.  (1) 

(1)  "  Un  pèlerinage  au  pays  d'Evangeline,"  p.  39. 


LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE  469 

Enfin,  Richard  n'est  pas  moins  explicite.  A  la  page  13, 
vol.  1,  de  son  grand  ouvrage,  il  déclare  "  qu'il  n'hésite  pas  à 
affirmer  que  les  documents  (contenus  dans  les  Nova-Scotia 
Archives)  ont  été  choisis  avec  la  plus  grande  partialité,  et  dans 
le  dessin,  mal  déguisé  dans  la  préface  même,  de  collectionner 
toutes  les  pièces  qui  peuvent  justifier  la  déportation  des 
Acadiens."  (1) 

Pascal  Poirier 


(2)  Ce  mémoire  fut  suivi  par  l'adoption  à  l'unanimité  des  voix  du  congrès 
des  résolutions  suivantes  : 

"  Il  est  proposé  par  le  sénateur  Poirier  et  secondé  par  le  sénateur  Comeau: 

"  Attendu  qu'il  est  juste  et  désirable  que  l'histoire  de  notre  pays  soit  écrite 
selon  les  faits,  et  qu'à  cette  fin,  les  pièces  et  documents  où  les  historiens 
vont  puiser  soient  fidèles,  impartiaux  et,  autant  que  possible,  complets. 

"  Et  attendu  que  le  recueil  connu  sous  le  titre  "  Sélections  from  the 
public  documents  of  the  Province  of  Nova  Scotia,"  ou  simplement,  "Nova 
Scotia  Archives,"  recueil  collectionné,  ordonné  et  publié,  en  1869,  sous  l'au- 
torité de  la  législature  de  la  Nouvelle-Ecosse,  et  dans  lequel  les  historiens 
qui  traitent  le  sujet  du  "Grand  Dérangement"  de  1755,  prirent  presque 
tous  leurs  renseignements,  est,  (ainsi  qu'il  appert  par  le  Mémoire  ci-contre) 
de  parti  pris,  partial  et  incomplet,  quant  à  la  période  historique  qu'il  couvre; 

Hr.solu: — "Le  congrès  acadien  prie  respectueusement  Son  Honneur  le 
lieutenant-gouverneur  en  Conseil,  l'honorable  Conseil  Législatif  et  la  maison 
d'assemblée  de  la  Nouvelle-Eccsse.de  vouloir  bien  instituer  une  commission 
chargée  de  reviser  et  de  compléter  sans  parti  pris,  impartialement,  sans 
omission  de  pièces  essentielles  et  dans  un  large  esprit  de  vérité  historique, 
le  recueil  des  "  Nova-Scotia  Archives." 


Revue  des  faits  et  des  œuvres 


Acadiens  et  Canadiens-Français. 
Un   discours   de   Mgr  Mathieu. 

Nous  parlons  ailleurs  de  l'union  des  groupes  acadiens  et 
canadiens-français  qui  a  été  applaudie  au  récent  congrès  de 
St-Basile.  Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  leur  donner  ici 
les  principaux  passages  du  discours  prononcé  à  cette  occasion 
et  sur  ce  sujet,  par  Mgr  O.  E.  Mathieu,  de  l'Université 
Laval  : 

"  Nous  avons  la  même  origine.  Nous  sommes  les  descen- 
dants de  cette  belle  race  d'hommes  qui  quittèrent,  il  y  a 
déjà  des  siècles,  le  beau  pays  de  France  pour  venir  sur  les 
rives  inhospitalières  de  nos  fleuves  et  de  nos  rivières,  lever  le 
signe  de  la  Eédemption,  la  croix  du  Christ  qui  partout  où  elle 
a  été  plantée  et  respectée  a  toujours  abrité  des  peuples  civilisés 
et  heureux. 

"Nous  sommes  les  fils  de  la  France,  de  ce  peuple,  fou 
sublime,  qui  seul  conserve  le  privilège  de  verser  son  sang 
généreux  pour  une  idée  ;  nous  sommes  les  fils  de  la  France 
qui,  même  à  l'époque  de  ses  malheurs,  arrachait  à  un  em- 
pereur teuton  cet  éloge:  Si  j'étais  Dieu  et  si  j'avais  deux 
fils,,  je  ferai  l'aîné  Dieu  et  l'autre  roi  de  France  ;  qui  malgré 
ses  misères,  donne  son  or,  soutient  à  elle  seule  autant  et  plus 
encore  que  toutes  les  nations  catholiques  réunies,  les  grandes 
œuvres  de  l'Eglise,  qui  donne  à  Jésus  le  sang  de  ses  enfants 
pour  la  prédication  de  l'Evangile  dans  les  pays  infidèles  dans 
une  proportion  unique,  puisque  sur  cent  missionnaires  à 
l'étranger,  quatre -vingt  sont  français. 

1  '  Non  seulement  nous  avons  la  même  origine  ;  nous  avons 
la  même  religion,  nous  sommes  les  enfants  de  la  même  Eglise 
et  nous  sommes  également  fiers  de  lui  appartenir.  De  tous 
les  drapeaux,  celui  de  l'Eglise,  notre  Mère,  est  le  plus  glo- 
rieux. Voilà  vingt  siècles  qu'il  mène  l'humanité  à  tous  les 
héroïsmes  ;  il  la  mène  à  toutes  les  gloires  de  la  terre  ;  il  la 
mène  à  la  gloire  éternelle.     Notre  histoire  de  famille,  l'his- 


la  revue  franco-Américaine  471 

toire  de  l'Eglise  catholique  est  une  longue  chaîne  de  vertus, 
de  sacrifices,  de  bienfaits  où  brillent,  comme  des  rubis  et  des 
diamants,  les  grandes,  Us  divines  actions  des  saints.  Nous 
pouvons  être  fiers  de  notre  passé  et  nous  comprenons  ce  mot 
d'un  docteur:  "Il  convient  au  chrétien  de  porter  le  front 
haut." 

"  De  plus,  nous  parlons  la  même  langue,  et  cette  langue 
française,  c'est  un  diamant  d'un  prix  inestimable,  c'est  une 
œuvre  d'art  travaillée  par  les  siècles,  d'une  beauté  à  nulle 
autre  pareille,  accessible  à  toutes  les  hautes  pensées  comme 
à  tous  les  nobles  sentiments.  Nous  la  gardons  comme  un 
héritage  sacré  que  nous  nous  sommes  transmis  de  génération 
en  génération,  intact  et  sans  souillure. 

"Sans  doute,  nous  parlons  aussi  l'anglais';  nous  ne  voulons 
pas  être  de  ceux  qui  croient  à  la  vérité  de  cette  maxime  : 
"  Whoever  speaks  two  languages  is  a  rascal."  Nous  pra- 
tiquons plutôt  une  partie  des. théories  de  Charles  Quint  qui 
disait  qu'on  devrait  parler  l'italien  aux  oiseaux,  l'allemand 
aux  chevaux  et  aux  chiens,  l'anglais  aux  hommes,  le  français 
aux  femmes,  et  l'espagnol  à  Dieu.  Nous  ne  savons  pas 
toutes  ces  langues  ;  mais  nous  apprenons  celles  qui  peuvent 
nous  être  utiles,  les  deux  que  nous  regardons  comme  un  devoir 
de  savoir  dans  un  pays  comme  le  nôtre. 

"Et  peut-on  raisonnablement  nous  faire  un  reproche  de 
parler  le  français  dans  un  pays  soumis  à  la  Couronne  britan- 
nique? 

1  L'unité  morale  d'un  peuple  ne  consiste  pas  dans  ce  fait 
irréalisable  dans  nos  sociétés  modernes,  que  tous  les  citoyens 
parlent  la  même  langue  et  pensent  de  même  en  religion. 
Non,  l'unité  morale  pour  un  peuple,  elle  est  dans  ceci  que 
tous  les  individus  dont  la  réunion  forme  une  nation,  soient 
pénétrés  de  l'idée  qu'ils  constituent  un  agrégat,  un  groupe- 
ment distinct  de  tous  les  agrégats,  de  tous  les  groupements 
qui  existent  dans  le  monde  ;  qu'ils  aient  conscience  de  former 
un  corps  ;  qu'ils  soient  pénétrés  de  ce  sentiment  qu'aucun 
des  éléments  dont  se  compose  ce  corps,  dont  ils  sont  comme 
les  molécules,  ne  puisse  en  être  séparé  sans  que  tout  le  reste 
du  corps  n'eu  so*t  atteint,  n'en  soit  affaibli  et  n'en  souffre 
pour  toujours  comme  d'une  véritable  amputation  ;  qu'ils 
regardent  cetre  intangibilité  de  territoire  et  des  hommes 
comme  chose  sacrée  et  qu'ils  soient  à  chaque  instant  prêts 


472  LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

à  se  lever  tous,  oubliant  les  querelles  particulières,  chaque- 
fois  qu'une  main  sacrilège  tenterait  de  la  violer. 

"  L'unité  morale  d'un  peuple,  elle  est  dans  la  croyance  et 
le  dévouement  de  ce  peuple  à  la  patrie.  Quand  un  peuple  sait 
tout  ce  que  ce  mot  de  patrie  veut  dire;  quand  chacun  dans 
un  pays  se  sent  prêt,  dès  que  la  patrie  sera  menacée,  à  sacri- 
fier ses  intérêts  les  plus  chers,  sa  vie,  celle  de  ses  enfants; 
quand  chacun  a  foi  en  elle ,  quand  chacun  a  pour  elle  un  amour 
poussé  jusqu'à  l'abnégation  et  au  suprême  holocauste  ;  quand 
tous  ont  cette  idée  profondément  gravée  dans  la  tête  et  ce  sen- 
timent profondément  ancré  dans  le  cœur,  ils  peuvent  en 
dehors  de  là  penser  ce  qu'ils  voudront,  parler  comme  ils  le 
désireront  ;  ils  possèdent  l'unité  morale  et  forment  une  nation. 

"  Et  voyez  ce  qui  se  passe  dans  l'Empire  britannique. 
Dans  la  partie  septentrionale  de  l'Ecosse,  on  ne  parle  que  le 
gaéique.  Et  ces  écossais  sont-ils  moins  loyaux  que  les- 
irlandais  qui  font  usage  de  la  langue  anglaise? 

"Dans  le  pays  de  Galles,  on  parle  deux  langues  à  peu  près 
également.  Mais  ceux  qui  parlent  le  Gallois  ne  sont  pas 
moins  loyaux  que  les  habitants  des  districts  où  l'anglais  est  en 
usage. 

"Dans  les  Iles  de  la  Manche,  le  français  prédomine  et  nulle 
part  ailleurs  le  Roi  n'a  de  plus  fidèles  sujets. 

"Ainsi  en  est-il  au  Canada.  Nous,  nous  sommes  loyaux 
parceque  d'abord  c'est  notre  devoir  et  ensuite  parce  c'est 
notre  intérêt. 

"C'est  là  du  reste  ce  que  comprennent  bien  tous  ceux  qui 
nous  connaissent. 

"Ainsi,  il  y  a  cinquante  ans,  quand  les  évêques  de  la  Pro- 
vince de  Québec  voulurent  fonder  une  Université,  Lord  Elgin 
consentit  à  les  aider.  Savez-vous  quelles  sont  les  deux  raisons 
que  ce  distingué  Gouverneur  donna  au  Parlement  anglais  et 
protestant  de  notre  mère  patrie  pour  obtenir  une  charte  aux 
pouvoirs  les  plus  étendus?  Il  dit  à  ses  concitoyens  que  nous 
voulions  fonder  une  université  pour  pourvoir  conserver  nos 
enfants  français  et  catholiques.  Et  ces  anglais  comprirent 
que  plus  nous  serions  fidèles  à  notre  foi  et  à  notre  sang,  plus 
nous  serions  fidèles  à  la  cause  de  l'Angleterre. 

"  Ce  gouverneur,  aux  vues  larges  et  éclairées,  savait  peut- 
être  le  mot  de  l'empereur  romain  qui  voulait  faire  apostasier 
des  chrétiens.  La  plupart  avait  refusé  d'offrir  de  l'encens 
aux  idoles,  mais  quelques  uns  avaient  fléchi  devant  les  tour- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  473 

raents  et  l'Empereur  commanda  de  les  mettre  à  mort  car, 
disait-il  :  "  Celui  qui  est  infidèle  à  son  Dieu  ne  sera  jamais 
fidèle  à  son  Roi." 

1  '  Ce  gouverneur  connaissait  notre  histoire  ;  il  savait  ce 
qui  s'était  passé  ici  en  1775  et  en  1812;  il  savait  que  si  le 
drapeau  anglais  flotte  encore  aujourd'hui  sur  le  Canada,  c'est 
aux  français  du  Canada  qu'on  le  doit.  Il  savait  qu'en  1775, 
quand  des  anglo-saxons  du  Sud  se  dirigèrent  vers  Québec 
dont  à  peu  près  toute  la  population  était  française,  Carleton 
lança  une  proclamation  ordonnant  à  tous  ceux  qui  ne  vou- 
laient pas  combattre  pour  le  Roi  de  sortir  de  la  ville.  Et  pas 
un  seul  français  ne  sortit  ;  tous  prirent  les  armes  et  la  colonie 
fut  sauvée. 

Ce  Gouverneur  savait  qu'en  1812  quelqu'un  vint  trouver 
le  Général  américain  pour  lui  tenir  ce  langage  :  '  !  Prenez 
garde,  ces  français  sont  de  braves  soldats."  "  Bah!  répon- 
dit avec  dédain  le  général,  je  les  connais;  ils  ont  été  élevés 
par  des  prêtres;  ils  ne  savent  que  prier."  La  bataille  s'en- 
gagea et  de  Salaberry,  nouvel  Epaminondas,  repoussa  avec 
éclat  une  armée  beaucoup  plus  nombreuse  que  la  sienne.  Ces 
canadiens  savaient  prier,  sans  doute,  et  ils  avaient  besoin  de 
savoir  prier  pour  lutter  comme  des  lions  à  l'ombre  d'un 
drapeau  encore  teint  du  sang  de  leurs  ancêtres.  Ils  avaient 
été  formés  par  des  prêtres  qui  leur  avaient  enseigné  surtout 
à  respecter  l'autorité,  même  quand  elle  a  tort. 

"Ce  Gouverneur  se  rappelait  peut-être  ces  paroles  que  le 
général  Murray  adressait  au  Parlement  d'Angleterre:  "Je 
me  glorifie  de  l'accusation  portée  contre  moi  d'avoir  protégé 
chaudement  et  avec  fermeté  les  sujets  canadiens  du  Roi  et 
d'avoir  gagné  à  son  Souverain  l'affection  de  ce  peuple  brave 
et  intelligent  dont  l'émigration,  si  elle  arrivait  jamais,  cause- 
rait une  perte  irréparable  à  l'Empire." 

"Et  ce  qu'étaient  nos  ancêtres,  nous  le  sommes,  nous  fran- 
çais et  catholiques.  Et,  Dieu  merci,  le  Roi  le  sait.  Il  y  a 
trois  ou  quatre  ans,  un  homme  d'Etat  anglais  quittait  son 
pays  pour  venir  visiter  le  Canada  et  il  disait  à  Edouard  VII 
avant  de  partir  :  "Je  vais  aller  visiter  le  Canada  et,  à  mon 
retour,  je  vous  dirai  ce  qu'il  faut  penser  de  la  loyauté  des 
français  canadiens."  Le  Roi  sourit  à  ces  paroles  et  répondit  : 
"  Ne  perdez  pas  votre  temps  à  cela;  ces  français  canadiens, 
je  les  connais  ;  ce  sont  les  meilleurs  sujets  de  l'Empire." 


474  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"Nous  pouvons  donc  continuer  à  parler  le  français  et  à 
pratiquer  notre  religion.  Et  plus  nous  serons  fidèles  à  ces 
deux  devoirs  sacrés,  plus  nous  mériterons  l'estime,  le  respect 
de  nos  concitoyens  au  jugement  sain,  au  cœur  bien  né,  de 
ceux  en  un  mot  qui  sont  capables  de  connaître  leurs  intérêts 
et  les  nôtres. 

"Et  pour  qu'il  en  soit  ainsi,  continuez  à  envelopper  vos 
prêtres  de  votre  affection,  à  les  entourer  de  respect,  à  leur 
témoigner  votre  confiance.  Ils  vous  aiment  sincèrement  ; 
ils  ne  montent  chaque  jour  à  l'autel  que  pour  vous  bénir, 
pour  attirer  sur  vous  la  grâce  qui  coule  du  ciel  avec  le  sang  de 
l'Agneau  ;  ils  ne  montent  en  chaire  que  pour  distiller  sur  vous 
la  vérité  que  J.  C.  est  venu  apporter  au  monde.  Ils  n'appar- 
tiennent à  aucun  parti.  Leur  ministère  est  haut  et  miséri- 
cordieux comme  la  croix  qui  domine  tout  ce  qui  passe  et 
jette  ses  bras  à  droite  et  à  gauche  afin  d'amener  tous  les 
hommes  à  Jésus-Christ.  Si  quelqu'un  leur  demande  de  quel 
parti  ils  sont,  tous  vous  répondront,  avec  St.  Vincent  de 
Paul  :  "  Nous  sommes  du  parti  de  Dieu  et  des  pauvres." 

"Et  pour  qu'il  en  soit  ainsi,  aimez  vos  maisons  d'éducation  ; 
aidez  à  leur  développement  par  un  attachement  sincère,  par 
un  entier  dévouement,  par  vos  prières.  Et  rappelez-vous 
que  c'est  à  vos  prêtres  que  vous  devez  ces  maisons  d'éduca- 
tion dont  vous  êtes  fiers  parce  qu'elles  sont  la  force  et  la  gloire 
de  notre  race  au  Canada. 

"Où  serait  le  Séminaire  de  Québec  sans  Mgr  de  Laval,  où 
serait  le  collège  de  Lévis  sans  Mgr  Déziel?  Où  serait  le 
collège  de  Ste-Anne  sans  M.  l'abbé  Painchaud?  Où  serait 
le  séminaire  de  Eimouski  sans  Mgr  Tanguay?  Où  serait 
le  collège  de  Caraquet  sans  Mgr  Allard?  Où  serait  le  col- 
lège de  Memramcook  sans  le  bon  Père  Lefebvre?  Où 
seraient  la  plupart  des.  couvents  et  des  écoles  dans  la  Pro- 
vince de  Québec  et  dans  les  Provinces  Maritimes  sans 
l'Eglise?  A  la  première  page  de  l'histoire  de  toutes  ces 
maisons  d'éducation  se  trouve  écrit  en  lettres  d'or  le  nom 
d'un  prêtre  qui  en  est  le  fondateur.  Ce  nom  parfois  est  in- 
connu de  ceux  qui  bénéficient  de  l'œuvre  mais  il  est  connu 
de  Dieu  qui  donne  à  ses  fidèles  sujets  la  récompense  promise 
à  ceux  qui  usent  leur  vie  à  la  formation  des  enfants  :  "Fulge- 
bunt  sicut  stellae  in  perpétuas  aeternitates." 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  475 

Le  congrès   Acadien 

Nos  frères  acadiens  ont  tenu  leur  congrès  national  à  St- 
Basile  dans  le  cour  du  mois  d'août.  Malgré  certaines  cir- 
constances en  dehors  de  la  volonté  des  organisateurs,  ce  con- 
grès a  obtenu  un  succès  complet.  Les  acadiens  y  ont  puisé 
une  force  nouvelle  pour  les  luttes  qu'ils  soutiennent  avec 
tant  de  courage  pour  la  conservation  de  leur  nationalité. 

Pour  la  première  fois,  peut-être,  dans  les  assises  aca- 
diennes,  l'idée  d'une  union  plus  intime  avec  les  canadiens- 
français  y  a  été  accueillie  avec  faveur  et  applaudie. 

"L'Evangéline,"  journal  acadien  de  Moncton,  N.B.,  si- 
gnalait ce  fait  à  ses  lecteurs  dans  des  termes  que  nous  tenons 
à  rapporter  ici.     "L'Evangéline"  disait: 

"  Ce  Congrès  fut  remarquable  par  l'union  de  tous  ceux  qui 
y  assistèrent.  Des  Canadiens  français  éminents  s'y  trou- 
vaient. Nous  ne  mentionnerons,  en  passant,  que  Mgr 
Mathieu,  Becteur  de  l'Université  catholique  de  Québec  (dite 
Université  Laval)  qui  sut,  par  son  grand  tact,  par  la  bonté 
de  son  cœur,  cimenter  à  tout  jamais  les  liens  formés  entre  les 
de'iix  grands  peuples  français  de  l'Amérique  du  Nord  :  les 
Canadiens-français  et  les  Acadiens.  Mgr  Mathieu  reconnut 
nos  droits  de  peuple,  dont  les  plus  précieux  pour  nous  sont 
notre  nationalité  distincte  ;  notre  GFêtie  Nation  a  Jé|  ;  notre 
hymne,  le  plus  beau  des  hymnes  parmi  toutes  les  nations  et 
Tune  des  plus  belles  hymnes  de  l'Eglise  ;  notre  drapeau  enfin. 
Inutile  que  nous  nous  appesantissions  sur  la  portée  de 
cet  acte  venant  d'un  prélat  aussi  distingué  et,  certes,  auto- 
risé... Mais  disons-lui,  disons  à  tout  l'épiscopat  canadien- 
français  si  aimé  du  Souverain  Pontife,  toute  la  vive  gratitude 
de  nos  âmes,  toute  la  reconnaissance  de  l'Acadie,  la  figliuo- 
lina  de  l'Eglise  comme  la  France  catholique  en  est  toujours 
la  fille  aînée. 

"Et  que  d'autres  Canadiens-français  éminents! 

"Parmi  les  nôtres  vivant  sur  terre  d'exil,  saluons  avec 
émotion  le  vénérable  et  vénéré  M.  Breaux,  juge  suprême  de 
la  Louisiane,  cette  autre  Acadie  où  se  trouvent  plus  de  cent 
mille  des  nôtres;  puis  l'hon.  Sénateur  M.  Therriault,  la  dis- 
tinction unie  à  la  bienveillance,  et  dont  la  noble  simplicité 
met  à  l'aise  du  premier  coup  l'humble  travailleur  des  champs 
comme  l'homme  du  monde  le  plus  raffiné." 

"Et  que  d'autres  aussi  î 


476  LA   REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

11  Donnons  un  souvenir  tout  plein  d'affection  à  nos  bien- 
aimés  Acadiens  du  Madawaska  américain  :  plus  de  cinquante 
pour  cent  de  la  population  de  Van  Buren  et  plus  de  quatre- 
vingt-dix  pour  cent  de  celle  de  la  Grande-Ile,  Me.,  ont  pris 
part  à  nos  grandes  assises  et  ce  fait  touchait  profondément. 

'  '  Les  Canadiens-français  du  Madawaska  suivirent  les  déli- 
bérations avec  le  même  intérêt  que  les  Acadiens. 

"  Par  tout  ce  qui  s'est  fait  ou  passé  à  Saint-Basile,  nous 
pouvons  répéter  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  : 

"Le  Congrès  du  Madawaska,  en  1908,  a  cimenté  pour 
jamais  l'union  des  deux  grands  peuples  français  de  l'Amé- 
rique du  Nord,  dont  la  devise  unique  a  été  toujours,  est 
aujourd'hui  et  sera  à  jamais  sur  ce  sol  libre:  GESTA  DEI 
PEK  FKANCOS!" 


La  Macédoine  et  les  capitulations 

Sous  ce  titre  M.  L.  Nemours  Godré  fait,  dans  "l'Univers" 
de  Paris,  les  reflexions  suivantes  sur  les  récents  événement» 
politiques  que  sont  déroulés  en  Turquie  : 

'  '  Le  programme  des  '  '  Jeunes  Turcs  '  ' ,  comme  celui  de 
tous  les  partis  jeunes,  est  assez  ambitieux.  Deux  de  ses  arti- 
cles mettent  en  légitime  émoi  les  chancelleries  européenes,. 
ce  sont,  d'abord  :  celui  qui  prétend  écarter  toute  ingérence 
étrangère  pour  les  réformes  de  la  Macédoine,  et,  ensuite t 
celui  qui  demande  l'abolition  des  capitulations. 

"  On  comprend  fort  bien  la  susceptibilité  du  parti  national 
des  "Jeunes  Turcs"  sur  cette  double  question.  Il  nous 
semble  pourtant  que  c'est  aller  bien  vite  en  besogne.  Les- 
réformes  obtenues  en  Macédoine  et  qui  sont  d'ailleurs  à  peine 
commencées,  malgré  le  temps  qu'on  y  a  mis,  ont  été  arra- 
chées au  gouvernement  d'Abd-ul-Hamid  par  l'accord  una- 
nime des  Puissances,  pour  remédier  aux  troubles  endémiques 
et  profonds  de  cette  province  de  l'empire  turc.  Quant  aux 
capitulations,  toutes  les  Puissances  chrétiennes  sont  inté- 
ressées à  leur  maintien  à  cause  du  peu  de  confiance  qu'inspi- 
rait la  justice  du  despotisme  ottoman.  C'est  une  garantie 
séculaire  pour  les  Européens  résidant  au  milieu  de  l'empire 
turc  et  à  laquelle  ni  la  France  ni  les  autres  Puissances  ne 
,  renonceront  que  le  jour  où  elles  seront  convaincues  de  la  sin- 


LA   REVUE  FRANCO-AMERICAINE  477 

cérité  et  de  la  durée  de  la  transformation  qui  paraît  devoir 
s'accomplir  en  Turquie.  C'est  donc  par  là  que  les  "  Jeunes 
Turcs  "  doivent  commencer.  Qu'ils  prouvent  à  l'Europe 
qu'ils  sont  véritablement  désireux  et  capables  de  donner  h 
leur  pays  le  gouvernement  juste  et  libéral  qu'ils  annoncent. 
Et  devant  l'évidence  du  fait,  il  n'y  aura  plus  lieu  de  mainte- 
nir ces  garanties  que  le  régime  des  sultans  rendaient  légi- 
times et  nécessaires. 

"  Nous  le  disons  d'autant  plus  volontiers  qu'au  point  de 
vue  catholique  il  y  a  peu  de  pays  où  la  liberté  religeuse  soit 
plus  respectée  qu'en  Turquie.  Nos  missionnaires,  nos  cou- 
vents jouissent  là-bas  d'un  respect  et  d'une  tolérance  qui  font 
honte  au  régime  persécuteur  de  notre  République  maçon- 
nique. Mais  cet  état  de  fait  n'allait  point  sans  des  excep- 
tions qui  ont  été  célèbres  et  qui  pouvaient  légitimer  d'histo- 
riques précautions.  N'oublions  pas  qu'Abd-ul-Hamid,  qui  a 
toujours  été  très  favorable  personnellement  aux  œuvres  catho- 
liques françaises,  et  qui  fut  toujours  très  respectueux  des 
privilèges  du  Saint-Siège,  a  cependant  dans  son  histoire  la 
tache  rouge  du  massacre  de  300,000  Arméniens." 

*       * 
* 

La  grève  générale  en  France 

Voici  la  seconde  partie  d'un  remarquable  article  que  le 
comte  A.  de  M  un,  de  l'Académie  française,  publie  dans 
Y  Echo  de  Paris  : 

"  Sans  doute,  la  grève  générale  a  échoué  jusqu'ici.  Le  réfé- 
rendum des  ouvriers  boulangers  vient  encore  de  tromper  les 
espérances  de  la  Confédération.  Sur  1,980  votants,  il  y  a  eu 
848  voix  pour  la  grève,  1,040  contre.  Il  a  dépendu  de  200 
ouvriers  que  Paris  fût  sans  pain.  On  se  rassure  avec  cela  ; 
moi,  je  trouve  que  c'est  très  effrayant. 

"  Les  minorités,  résolues  et  dirigées,  viennent  toujours  à 
bout  des  majorités.  On  le  sait  bien  à  la  Confédération  géné- 
rale, et  c'est  pourquoi,  dit  M,  Pouget,  l'organisation  syndi- 
cale doit  être  la  négation  du  système  des  majorités.  "  Car, 
dit-il,  si  on  voulait  tenir  compte  des  majorités,  le  mouvement 
ouvrier  pourrait  prendre  une  autre  direction  que  celle  que  lui 
donnent  les  syndicats  révolutionnaires." 


478  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

"  Qu'il  y  ait,  parmi  les  ouvriers,  un  grand  nombre  de  bons 
travailleurs,  ennemis  des  grèves  politiques,  j'en  suis  très  con- 
vaincu. Mais,  comme  ils  n'ont  pas  de  véritable  organisation 
corporative  qui,  en  leur  donnant  la  force  morale  et  écomique, 
permette  l'entente  entre  eux  et  les  patrons,  ils  vont  na- 
turellement à  la  seule  organisation  qui  existe,  et  qui  est  une 
organisation  de  guerre  sociale.  Là,  on  leur  fera  bien  voir, 
en  dépit  de  leurs  votes,  que,  suivant  le  mot  de  M.  Pouget, 
on  n'admet  pas  "pour  le  mouvement  ouvrier  d'autre  direc- 
tion que  celle  des  syndicats  révolutionnaires." 

"  La  Fédération  des  mineurs  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais, 
très  puissante,  très  bien  organisée  et  très  raisonnable,  y  est 
venue  comme  les  autres,  avec  ses  80,000  membres.  Mon 
collègue  Basly  a  beau  dire  qu'ils  ne  se  laisseront  pas  faire  la 
loi,  c'est  une  illusion  de  révolutionnaire  assagi.  L'influence 
de  la  majorité  sera  annulée  par  le  despotisme  de  la  minorité. 

Les  typographes  donnaient,  hier,  un  bien  frappant  exem- 
ple de  cette  tyrannie  des  violents.  Leur  Fédération  a  pour 
secrétaire  général  un  homme  de  haute  valeur,  que  j'ai  le 
plaisir  de  connaître,  et  avec  qui,  malgré  les  profonds  dissen- 
timents qui  nous  séparent,  j'ai  eu  les  meilleures  relations. 
C'est  M.  Keufer.  Comme  le  comité  central  de  la  Fédération 
du  livre  a  refusé  de  prendre  part  à  la  grève  de  protestation 
contre  les  événements  de  Villeneuve  Saint-Georges,  son  secré- 
taire général  a  été  aussitôt  exécuté  dans  une  réunion  de  la 
Bourse  du  travail.  On  lui  a  dit  brutalement:  "Nous  ne 
pouvons  garder  à  notre  tête  une  momie  :  laissez  la  place  à 
d'autres." 

"  Toute  l'histoire  des  journées  de  la  Révolution  n'est  pas 
autre  chose  que  la  victoire  d'une  minorité  audacieuse  sur  des 
majorités  passives. 

"Ainsi,  quand  j'entends  dire  que  la  bourgeoisie  se  défendra, 
qu'elle  ne  se  laissera  pas  exproprier,  comme  la  noblesse  de 
l'ancien  régime,  je  me  permets  de  n'en  rien  croire.  Elle 
ne  se  défendra  pas,  d'abord  parce  qu'elle  n'a  et  ne  veut  avoir 
ni  chefs,  ni  discipline,  ni  organisation,  rien,  enfin,  de  ce 
qu'ont  ses  adversaires,  et  puis,  pour  une  autre  raison,  plus 
profonde  et  plus  décisive. 

"C'est  que,  comme  la  noblesse,  elle  a,  en  grande  majorité, 
failli  à  sa  mission.  Maîtresse,  du  pouvoir  industriel,  elle  en 
a  usé  pour  établir  sa  puissance  économique,  non  pour  donner 
satisfaction  aux  justes  revendications  des  ouvriers  pour  secon- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  479 

der  et  diriger  leurs  aspirations  légitimes,  pour  assurer,  par 
l'organisation  professionnelle,  la  paix  dans  le  monde  du  tra- 
vail. Elle  a  opposé  aux  réformes  nécessaires,  à  la  législa- 
tion sociale,  au  mouvement  corporatif,  la  plus  aveugle  résis- 
tance elle  a  fait  du  régime  individualiste  sa  place  forte,  et  c'est 
lui  qui  s'écroule  aujourd'hui.  Elle  espère  encore  le  sauver 
par  l'essai  de  la  défense  patronale  ;  il  est  trop  tard  !  elle  ne  fera 
que  hâter  la  guerre  sociale. 

"  Maîtresse  du  pouvoir  politique,  elle  a  accepté,  encouragé, 
accompli  de  ses  propres  mains,  dans  ce  pays,  la  destruction 
violente  de  la  vie  religeuse.  Elle  a  vu  s'élever  et  grandir  la 
tyrannie  des  sectaires,  en  accusant  de  cléricalisme  ceux  qui 
voulaient  s'y  opposer.  Elle  s'aperçoit  aujourd'hui  que  l'école 
sans  Dieu  forme,  sous  des  maîtres  athées,  l'armée  du  socia- 
lisme et  elle  recule  effrayée.  Il  est  trop  tard  !  Elle  a  vu 
sans  s'émouvoir  spolier  les  religieux  et  exproprier  l'Eglise,  en 
accusant  de  réaction  ceux  qui  voulaient  les  défendre,  elle  a 
soutenu  de  ses  votes,  de  son  influence,  de  son  argent  des 
hommes  qui  ont  ordonné  ces  violences.  Aujourd'hui,  elle 
entend  se  dresser  contre  elle  même,  au  nom  des  mêmes  prin- 
cipes, la  menace  d'expropriation,  et  elle  a  peur.  Il  est  trop 
tard. 

"  C'est  la  loi  de  l'histoire.     M.  Clemenceau  n'y  peut  rien. 

*       * 

* 

L'incident  de  Toulon 

Plusieurs  marins  ont  été  tués  au  cours  d'un  accident  sur- 
venu sur  un  vaisseau,  la  Couronne.  Pour  des  raisons  fort 
équivoques  M.  Thompson,  ministre  de  la  marine,  en  France, 
n'a  pas  voulu  que  le  clergé  catholique  prit  place  dans  le 
cortège  aux  funérailles  officielles  des  victimes  toutes  catho- 
liques. 

L'incident  ne  manque  pas  d'importance  et  la  Journal  des 
Débats  l'apprécie  comme  suit  : 

"L'Etat  se  met,  une  fois  de  plus,  dans  une  piteuse  pos- 
ture. M.  Thompson  proteste  contre  toute  arrière-pensée  de 
sectarisme,  et  nous  croyons,  en  effet,  qu'il  n'est  pas  fier  outre 
mesure  d'avoir  mérité  les  compliments  de  la  Lanterne.  Tl 
n'aurait  pas  demandé  mieux,  dit-il,  que  d'assurer  aux  vie- 


480  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

times  de  la  Couronne  les  prières  de  l'Eglise  et  ne  se  serait 
nullement  trouvé  gêné  d'y  assister.  Mais  c'est  la  présence 
officielle  du  clergé  dans  le  convoi  funèbre  qui  lui  a  paru  in- 
acceptable. Pourquoi?  Quand  M.  Thompson  assiste  à  un 
enterrement  privé,  la  présence  du  clergé  ne  le  met  pas  en 
fuite,  il  tient  à  nous  l'assurer.  C'est  fort  bien.  Mais  pour- 
quoi les  choses  changent-elles  d'aspect  et  revêtent-elles  un 
caractère  tragique,  s'il  s'agit  d'obsèques  faites  aux  frais  de 
l'Etat?  Du  contact  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  doit-il  jaillir  une 
étincelle  capable  d'électrocuter  un  ministre?  Cette  catas- 
trophe pourrait  se  produire,  en  effet,  par  le  temps  d'an- 
ticléricalisme maladif  où  nous  vivons.  Mais  elle  est  de  celles 
qu'il  faut  savoir  affronter.  La  peur,  peut-être  justifiée,  de 
M.  le  ministre  de  la  marine  ne  fait  honneur  ni  à  son  courage 
civique  ni  à  l'intelligence  politique  dont  il  croit  la  Chambre 
capable." 

Les  élections  fédérales 

La  dissolution  des  chambes  fédérales'  et  les  élections 
générales  qui  auront  lieu  dans  tout  le  pays  le  26  octobre  vont 
pendant  quelques  semaines  mettre  beaucoup  d'activité  dans 
notre  vie  publique. 

Le  peuple  écoutera  nombre  d'orateurs  lui  parler  de  pro- 
grammes nouveaux,  d'oeuvres  accomplies,  tous  se  proclamant 
également  soucieux  de  l'intérêt  du  pays.  Les  conditions  par- 
ticulières ou  se  trouve  la  population  du  Canada,  par  suite  de 
la  diversité  des  races  qui  la  composent,  rend  parfois  assez  diffi- 
cile la  tâche  de  se  retrouver  au  milieu  de  tant  de  harrangues, 
de  discerner  le  faux  du  vrai,  d'apprécier  avec  justice  les  actes 
des  gouvernements  ou  les  promesses  de  ceux  qui  aspirent  à  la 
direction  des  affaires.  Pourtant,  c'est  le  peuple  qui  jugera 
en  dernier  ressor  et  c'est  sur  lui  que  retombera,  en  somme, 
toute  la  responsabilité  d'avoir  choisi  un  bon  ou  un  mauvais 
gouvernement.  Et  s'il  est  vrai  que  "  les  peuples  ont  les  gou- 
vernements qu'ils  méritent  "  l'électeur  canadien  devra  bien 
songer  à  la  gravité  de  l'acte  qu'il  va  accomplir  lorsqu'il  dépo- 
rera  son  bulletin  dans  l'urne  électorale.  ►  *  ► 

Au  fond,  il  importe  moins  que  le  parti  au  pouvoir  soit 
rouge,  bleu  ou  de  toute  autre  couleur  que  d'avoir  à  Ottawa 
des  députés  de  valeur,  des  hommes  de  caractère  qui  repré- 
sentent non  seulement  les  intérêts  immédiats  de  leurs  com- 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  481 

mettants  mais  encore  et  surtout  les  intérêts  de  toute  leur  pro- 
vince, et  s'il  en  est  besoin,  les  aspirations  de  leur  race.  Ce 
devoir  est,  pour  les  députés  de  la  province  de  Québec  d'une 
importance  exceptionnelle,  parce  qu'ils  représentent,  en  dépit 
de  l'influence  du  présent  ou  des  gloires  du  passé,  un  élément 
national  qui  est  en  minorité  dans  la  confédéiation.  Il  nous 
faut  à  Ottawa  des  députés  avertis,  courageux,  capables  de 
déjouer  toutes  les  surprises,  capables  de  maintenir  les  solides 
traditions  parlementaires  qui  de  Caitier  à  Laurier  ont  fait  jouer 
le  premier  rôle  à  notre  province  dans  les  conseils  de  la  nation. 

Dans  tous  les  pays  de  régime  constitutionnel  l'opinion 
devient  de  plus  en  plus  indépendante;  cette  tendance  est  même 
très  sensible  dans  notre  pays  depuis  quelques  années.  Cela 
veut  dire  que  si  les  victoires  électorales  deviennent  plus  diffi- 
ciles, plus  onéreuse  également  devient  la  tâche  de  l'homme 
public,  soucieux  de  remplir  tous  les  devoirs  de  sa  charge. 

Nous  formons  des  vœux  pour  que  le  sciutin  du  26  octobre 
soit  digne  de  notre  peuple  et  donne  une  nouvel  élan  au  pro- 
grès phénoménal  qui  a  été  le  lot  du  Canada  depuis  les  dernières 
années. 

Léon  Kemner. 


Vieux  articles  et  vieux  ouvrages 


Mémoire  sur  la  situation  des  Canadiens-Français  aux 
Etats-Unis  de  l'Amérique  du  Nord,  par  Monseigneur  A. 
Racine,  évêquede  Sherbrooke. — Paris,  Librairie  del'GËuvre 
de  Saint-Paul,  6  rue  Cassette,  1892. 

Rome,  29  février  1892. 

A  Son  Éminence  le  Cardinal  Ledochowski,  Préfet  de  la 
S.  G.  de  la  Propagande. 

I. — La  question  de  savoir  comment  doivent  être  traités 
les  Canadiens  aux  États-Unis  de  l'Amérique  du  Nord  dans 
l'intérêt  de  leur  foi  et  celui  de  la  religion  en  général  occupe 
actuellement  bien  des  esprits. 

Voici  quelle  est  sur  ce  point  notre  opinion,  que  nous  savons 
sincère,  que  nous  croyons  modérée.  Faisant  taire  toutes  les 
voix  de  la  sympathie,  laissant  de  côté  toutes  les  raisons  de 
détail,  nous  n'envisagerons  que  la  plus  grande  somme  de 
bien  à  obtenir. 

II. — Nous  ne  parlerons  pas  ici  de  l'opportunité,  de  la  con- 
venance ou  de  la  nécessité  qu'il  y  aurait  de  nommer  aux 
États-Unis  des  Évêques  de  leur  origine  dans  les  diocèses  où 
les  Canadiens  sont  la  grande  majorité  de  la  population  catho- 
lique :  c'est  un  point  délicat,  gros  de  difficultés,  présentant 
des  aspects  divers,  que  nous  laissons  à  l'étude  des  intéressés, 
en  particulier  au  zèle  apostolique  de  ceux  qui  ont  reçu  dans 
ce  vaste  pays  la  mission  de  régir  l'Eglise  de  Dieu,  et  sur- 
tout à  la  sagesse,  à  la  clairvoyance  et  à  la  prudence  du  Saint- 
Siège. 

Que  les  Ëvêques  soient  sympathiques  à  leurs  ouailles  cana- 
diennes, qu'ils  ne  heurtent  en  rien  leurs  usage  légitimes,  on 
ne  peut  demander  davantage. A  la  rigueur,  il  n'est  pas  même 
nécessaire  qu'ils  possèdent  leur  langue.  Mais,  dans  ce  der- 
nier cas,  il  nous  semble  qu'il  serait  plus  que  convenable  qu'il 
y  eût  auprès  d'eux  un  grand  vicaire  ou  un  prêtre  important 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  483 

capable  de  les  entendre,  afin  de  leur  donner  facilité  et  con- 
fiance dans  leurs  rapports  avec  l'autorité  épiscopale. 

Mais,  avant  tout  et  par  dessus  tout,  ce  qu'il  importe,  c'est 
que  les  Canadiens  aient  pour  curés  ou  pour  missionnaires  des 
prêtres  qui  sachent  bien  leur  langue,  qui  comprennent  leurs 
mœurs,  qui  soient  au  fait  de  leurs  aspirations,  entrent  au  con- 
traire volontiers  dans  le  courant  d'idées  qui  leur  est  propre, 
favorisant  le  développement  de  leurs  institutions  particu- 
lières, toutes  les  fois  qu'elles  ne  sont  pas  contraires  aux  lois 
du  pays.  Ainsi  le  veulent,  ce  nous  semble,  le  bien  de  ces 
populations  et  le  bien  de  la  religion  catholique. 

III. — Le  fait  seul  de  l'émigration,  de  la  transplantation 
d'un  peuple,  sur  une  terre  étrangère,  du  sol  où  il  a  pris  nais- 
sance et  a  longtemps  vécu,  ébranle  chez  lui  l'organisme 
moral  trop  profondément,  pour  qu'il  oit  prudent  d'accroître 
l'intensité  de  ces  ébranlements  par  des  attaques  inutiles  à 
de  vieilles  et  fortes  traditions.  Il  en  est  ainsi  pour  tous  les 
peuples,  mais  nous  croyons  pouvoir  affirmer  que  la  chose 
existe  a  fortiori  pour  le  peuple  Canadien-français,  à  raison 
des  circonstances  particulières  dans  lesquelles  il  est  né  et  il 
a  grandi. 

Arraché,  en  quelque  sorte  au  sortir  de  l'enfance,  aux  rela- 
tions avec  la  mère-patrie,  voyant  son  pays  cédé  à  une  nation 
puissante  qui  ne  partageait  pas  sa  foi,  n'entretenant  guère 
de  commerce  avec  le  monde  extérieur,  ayant  à  concentrer 
ses  forces  pour  conserver  son  existence  nationale  et  religieuse , 
le  peuple  Canadien  a  dû  vivre  à  l'écart,  de  sa  vie  propre, 
retiré  au  sein  de  ses  campagnes  et  de  ses  mœurs  patriarcales  ; 
pour  résister  aux  séductions  et  aux  attaques  de  l'hérésie,  pour 
s'emparer  du  sol  et  étendre  autour  de  lui  ses  colonies,  il  s'est 
attaché  à  son  admirable  système  paroissial,  il  a  fondé  malgré 
les  plus  grands  obstacles  ses  écoles  françaises  où  le  catholi- 
cisme règne  en  maître,  il  s'est  réuni  en  masse  compacte  sous 
la  direction  de  ses  prêtres  qu'il  entoure  du  respect  que  l'on 
doit  à  des  amis  bienfaisants,  à  des  protecteurs,  à  un  père  ;  en 
sorte  que  la  Canadien-français  s'est  habitué  à  regarder  ses 
coutumes,  sa  langue,  ses  traditions  et  sa  discipline  comme  le 
dépôt  d'un  héritage  sacré,  et  même  le  prolongement  extérieur 
de  ses  croyances.  Qui  s'attaque  à  cet  ensemble  de  choses  qui 
lui  sont  chères,  indirectement  s'attaque  à  sa  foi.  Sa  force  de 
résistance  devant  le  protestantisme,  devant  l'athéisme,  devant 
rindifîérentisme  est  grande;  mais  ôtez-lui  cet  entourage  pro- 


484  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

tecteur  de  ses  vieilles  coutumes,  il  en  est  de  lui,  pouvons- 
nous  dire,  comme  de  Samson  :  il  est  déjà  au  pouvoir  de  l'en- 
nemi. 

Les  exemples  de  cette  triste  expérience  ne  sont»  que  trop 
fréquents.  Lorsque  les  Canadiens-français  n'ont  pas  dans 
leur  voisinage  de  prêtres  qui  leur  administrent  les  sacrements 
et  leur  donnent  l'instruction  dans  leur  langue,  trop  souvent 
ils  cessent  de  fréquenter  l'église  régulièrement,  et  petit  à 
petit  ils  glissent  dans  l'indifférence  la  plus  complète. 
Imposez-leur  des  prêtres  qui  sont  adverses  à  leurs  traditions, 
ils  deviennent  mécontents,  insubordonnés,  incontrôlables;  et 
leur  cœur  se  trouve  ouvert  aux  plus  mauvaises  influences  de 
l'hérésie.  Pour  ces  causes,  avant  qu'il  n'y  eût  un  évêque  à 
Burlington,  le  Vermont.  a  vu,  parlant  l'anglais  et  protes- 
tantes, de  nombreuses  familles  dont  les  pères  étaient  fran- 
çais et  catholiques.     Le  mal  une  fois  causé  est  irréparable. 

Au  contraire,  donnez-leur  des  prêtres  zélés  qui  parlent  leur 
langue  et  qui  connaissent  leurs  mœurs,  et  vous  aurez,  comme 
on  le  voit  aujourd'hui  dans  un  très  grand  nombre  de  centres 
manufacturiers  de  la  nouvelle  Angleterre,  des  Congrégations 
ferventes,  généreuses,  qui  bâtissent  des  églises  superbes,  des 
écoles  catholiques  séparées,  des  couvents,  des  institutions  de 
bienfaisance  et  de  charité,  faisant  fleurir  la  foi  au  milieu  des 
circonstances  quelquefois  très  difficiles.  Un  mode  d'être  qui 
produit  d'aussi  bons  effets  mérite  d'être  conservé. 

IV. — L'homme  échappe  difficilement  aux  influences  du 
milieu  dans  lequel  il  vit;  comme  malgré  lui,  il  en  subit  les 
doctrines  et  les  habitudes. 

Quelles  sont  les  doctrines  qui  ont  généralement  cours,  pour 
la  grande  masse  de  la  population,  dans  le  monde  intellectuel 
et  moral  des  États-Unis?  les  doctrines  du  protestantisme,  de 
l'indifférence  religieuse  ou  de  l'athéisme.  La  soif  de  l'or 
domine  tout,  la  fièvre  des  richesses  envahit  presque  toutes  les 
âmes;  et  ce  courant  matérialiste  est  favorisé  par  ce  qu'on  y 
voit,  par  Ce  qu'on  y  entend,  par  le  système  des  écoles  com- 
munes qui  est  de  soi  pour  la  jeunesse  catholique  une  cause  de 
ruine  ou  d'affaiblissement  de  la  foi.  S'il  y  a  de  nobles 
exceptions,  c'est  le  cas  de  dire  que  l'exception  prouve  la 
règle  générale. 

Quelles  sont,  genei aliter  loquendo,  les  habitudes  du  pays? 
des  habitudes  de  confortable,  de  vie  aisée  et  facile,  de  jouis- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  485 

sances  matérielles,  ou  de  travail  fiévreux  à  la  poursuite  de  la 
fortune.      Virtus  post  nummos. 

Ayant  à  se  mouvoir  au  sein  d'une  pareille  atmosphère,  il 
est  bien  difficile  pour  les  catholiques  de  n'en  pas  subir  les  in- 
fluences délétères  au  moins  quelque  peu,  et  tout  en  con- 
servant l'intégrité  de  la  foi,  même  un  zèle  très  vif  pour  la 
religion,  de  ne  pas  se  laisser  aller  inconsciemment  aux  mœurs, 
pratiques  et  aux  tendances  intellectuelles  de  leurs  compatri- 
otes. N'arrive-t-il  pas  quelquefois  que,  loin  de  chercher  à. 
se  défendre  contre  ces  tendances,  ils  ne  les  favorisent  par  la 
trop  grande  sympathie  qu'ils  professent  pour  les  manières 
d'être  de  la  société  américaine,  imprégnée  après  tout  de  la 
morale  protestante  et  d'un  tolérantisme  énervant.  On 
compte  par  milliers  les  âmes  que  cet  indifterentisme  en 
matière  de  croyance  religieuse  a  enlevées,  aux  États-Unis,  à- 
la  vraie  foi.  Et  si,  dans  ces  derniers  temps,  la  religion  a 
pris  un  grand  accroissement,  cela 'n'est  pas  dû  précisément 
aux  conversions  qui  se  sont  faites  dans  l'élément  protestant, 
mais  bien,  plutôt,  à  l'immigration  catholique  qui  arrivait,  à 
flots  pressés,  de  l'Irlande,  de  l'Allemagne,  du  Canada  et,, 
depuis  quelques  années,  de  l'Italie.  L'organisation  rapide 
de  ces  forces  éparses  par  un  épiscopat  habile  et  la  constatation 
retentissante  de  cette  importance  numérique  jusqu'ici  incon- 
nue, ont  pu  faire  croire  à  la  propagande  envahissante  do 
l'Église  au  sein  des  populations  américaines  mais  malheu- 
reusement, on  ne  peut  se  le  cacher,  le  nombre  des  perversions 
dépasse  de  beaucoup  celui  des  conversions. 

Or,  contre  l'envahissement  de  ces  influences  pernicieuses .. 
leurs  coutumes  et  leur  langue  pour  les  Canadiens-français,  en 
les  tenant  à  l'écart,  sont  un  rempart,  une  digue  puissante, 
digue  et  rempart  qu'il  est  sage  de  maintenir  et  de  fortifier, 
bien  loin  de  travailler  à  les  abattre.  On  voit  se  produire, 
chez  eux,  pour  les  mêmes  causes,  les  mêmes  résultats  que 
l'on  constate  chez  les  Maronites  du  Liban,  ou  chez  les  fidèles 
Polonais  de  la  Prusse  ou  de  la  Russie. 

V. — "  Mais,  dit-on,  si  tous  les  catholiques  parlaient  l'an- 
glais aux  États-Unis,  la  desserte  serait  bien  plus  facile." 

Peut-être,  mais  ils  ne  le  parlent  pas.  Va-t-on  exposer  leur 
foi,  pour  une  plus  grande  facilité  de  desserte?  Le  Saint- 
Esprit  a  accordé  le  don  des  langues  aux  apôtres,  et  non  aux 
nations.     C'est  au   piètre  à  apprendre  la  langue  des  popu- 


486  LA  REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

lations  que  son  zèle  porte  à  évangéliser,  et  non  aux  popula- 
tions à  apprendre  celle  du  prêtre.  Chaque  jour  on  voit  les 
missionaires  s'initier  aux  idiomes  des  tribus  chez  lesquelles 
ils  ont  entrepris  de  porter  la  bonne  nouvelle  :  ils  attendraient 
longtemps  leur  conversion,  s'ils  exigeaient  que  ces  tribus, 
pour  entendre  les  vérité0  du  salut,  apprissent  leur  propre 
langue,  que  ce  fût  ou  le  français  ou  l'anglais.  L'Eglise  a 
pour  but  principal  de  former  des  citoyens  pour  le  ciel,  et  non 
d'entreprendre  de  fusionner  pour  des  motifs  d'intérêt  tem- 
porel, en  une  seule,  les  diverses  nationalités,  qui  peuvent 
exister  dans  un  même  pays. 

Mais,  ajoute-t-on,  fatalement  l'anglais  doit  devenir  la 
langue  de  l'Amérique  du  Nord.  Il  vaut  autant  commencer 
à  le  parler  dès  maintenant." 

Eh  bien  !  dans  ce  cas-là,  laissons  faire  le  temps.  N'allez 
pas  plus  vite  que  l'évolution  naturelle  des  idées.  D'ici  là,  en 
ne  heurtant  pas  imprudemment  les  sentiments  de  la  généra- 
tion présente,  en  se  pliant  à  ses  goûts,  conservez  sa  foi,  afin 
que  cette  seconde,  ou  cette  troisième  génération  qui,  d'après 
quelques-uns,  doit  nécessairement  parler  l'anglais,  professe 
encore  le  catholicisme.  Dans  tous  les  cas,  tant  que  l'émigra- 
tion du  Canada  aux  Etats-Unis  durera  sur  une  échelle  aussi 
considérable  qu'aujourd'hui,  il  est  impossible  d'amener  la 
masse  de  la  population  canadienne  à  parler  l'anglais.  Eé- 
ussiriez-vous  à  angliciser  la  jeune  génération,  vous  resteriez 
toujours  en  face  des  personnes  âgées  et  des  nouveaux  arriv- 
ants ;  et  le  problème  à  résoudre  serait  toujours  à  recommen- 
cer, avec  les  mêmes  difficultés,  avec  les  mêmes  dangers  pour 
la  foi.  Allons,  sachons  prendre  les  choses  comme  elles  sont, 
laissons  à  l'avenir  ses  énigmes,  et  pour  le  moment  employons 
les  moyens  les  plus  efficaces  pour  sauver  les  âmes. 

Lorsque,  vers  1820,  les  Irlandais,  forcés  par  la  maladie  et 
la  famine  de  quitter  leur  patrie,  émigrèrent  au  Canada,  les 
Evêques  de  Québec  et  de  Montréal  s'empressèrent  de  leur 
donner  des  prêtres  de  leur  nation,  ou  au  moins  des  prêtres 
qui  savaient  bien  leur  langue  ;  car  alors  les  prêtres 
irlandais  étaient  rares  dans  notre  pays.  Et  depuis,  les 
quelques  paroisses  anglaises  qui  existent  dans  le  Canada  fran- 
çais, ont  continué  à  être  desservies  par  des  curés  de  langue 
anglaise  ;  dans  leurs  écoles  le  catéchisme  est  enseigné  en 
anglais  ;  l'anglais  est  prêché  dans  leurs  églises  ;  et  ces  groupes, 
de  population  hétérogène,  enclavés  dans  une  majorité  fran- 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  487 

çaise,  se  développent  selon  leurs  coutumes,  heureux,  satis- 
faits. Pourquoi  les  Canadiens,  aux  États-Unis,  ne  seraient- 
i]s  pas  traités  comme  le  sont  les  Irlandais  au  Canada?  Ils 
le  sont,  à  notre  connaissance,  dans  certains  diocèses  :  aussi  la- 
religion  y  prendre  chaque  jour  un  essor  nouveau. 

VI. — Avant  de  terminer,  nous  indiquerons  brièvement,  en 
faveur  de  cette  politique  de  bienveillance  paternelle,  quel- 
ques motifs  d'intérêt  général  : 

1.  Cet  esprit  si  profondément  catholique  aes  populations 
canadiennes,  si  on  sait  le  conserver  avec  ses  garanties  actu- 
elles, peut  servir  de  contrepoids  à  l'esprit  d'indifférentisme 
qui  pénètre  de  toutes  parts  le  peuple  de  la  république  amé- 
ricaine, et  devenir  avec  le  temps  un  bon  levain  dans  la  masse 
de  la  nation. 

2.  L'énergie  et  la  générosité  avec  lesquelles  les  Canadiens 
bâtissent  et  soutiennent  leurs  écoles  françaises  et  catho- 
liques, et  leurs  principes  invétérés  sur  la  question  des  écoles 
séparées,  peuvent  être  d'un  grand  appoint  et  d'un  puissant 
secours  aux  évêques  américains  dans  les  efforts  qu'ils  feront, 
selon  les  temps  et  les  circonstances,  pour  mettre  en  pratique 
sur  ce  sujet  les  décrets  du  troisième  Concile  de  Baltimore. 

3.  Le  zèle  et  l'esprit  d'apostolat  qui  sont  un  des  traits  ca- 
ractéristiques de  la  race  française  en  Amérique,  le  grand  nom- 
bre de  prêtres,  de  religieuses,  de  missionnaires  qui  sont  sortis 
de  son  sein,  démontrent  qu'il  est  de  bonne  politique  de  con- 
server, sous  la  forme  qui  lui  est  propre,  cette  pépinière  de 
vocations  sacerdotales  et  religieuses,  qui  a  tant  fait  dans  les 
deux  siècles  passés  et  qui  fait  tant  encore  à  l'heure  présente 
pour  l'extension  du  nom  chétien  sur  le  nouveau  continent. 

4.  La  croissance  rapide  des  Canadiens,  quand  on  leur  per- 
met de  se  développer  librement  à  l'ombre  de  leurs  institu- 
tions paroissiales,  fera  que,  avant  longtemps,  le  catholicisme 
dominera  dans  plusieurs  États  de  la  grande  Képublique.  Sur 
ce  sujet  de  la  puissante  natalité  des  Français  d'Amérique, 
pour  l'information  de  Votre  Eminence,  nous  annexons  à  ce 
mémoire  deux  opuscules,  courts,  précis,  nourris  de  faits  et  de 
chiffres  :  Du  mouvement  de  la  population  catholique  dans 
V Amérique  Anglaise,  et  Colonies  canadiennes!  Ils  sont  d'un 
penseur,  d'un  chercheur  infatigable,  d'un  esprit  philosophique 
qui  sait  remonter  des  effets  à  la  cause,  d'un  chrétien  solide, 
M.  E.  Eameau  de  Saint-Père,  Paris,  France. 


488  LA  REVUE   FRANCO-AMÉRICAINE 

5.  Enfin,  les  sentiments  profondément  catholiques  et 
romains  des  Canadiens-français,  qui  ont  échappé  par  le  bon- 
heur de  circonstances  providentielles,  aux  erreurs  gallicanes 
ainsi  qu'aux  influences  du  jansénisme,  du  protestantisme  et 
de  l'athéisme  moderne,  à  un  moment  donné,  dans  des  con- 
jonctures difficiles  que  pourrait  faire  naître  l'avenir  en  Amé- 
rique, certainement  seraient  d'un  grand  secours  au  triomphe 
des  vues,  de  la  politique  et  des  directions  de  la  Curie  Ro- 
maine. 

VII. — Pour  toutes  ces  raisons,  nous  concluons  qu'il  im- 
porte, tant  pour  le  bien  de  la  religion  en  général  que  pour 
celui  des  Canadiens  en  particulier  : 

1.  Qu'on  laisse  les  Canadiens  des  États-Unis  se  développer 
avec  leur  langue,  leurs  coutumes  et  leurs  traditions  ; 

2.  Même  qu'il  serait  à  souhaiter  que  l'on  favorisât  ce  dé- 
veloppement traditionnel,  vu  qu'il  est  chez  eux  une  sauve- 
garde et  une  protection  pour  leur  foi  ; 

3.  Que,  pour  atteindre  ce  but,  on  leur  donne  des  curés  ou 
des  missionnaires  qui  sachent  bien  leur  langue,  qui  connais- 
sent leurs  mœurs,  et  qui  soient  sympathiques  à  leurs  ma- 
nières de  faire  ; 

4.  Enfin  que,  autant  qu'il  sera  possible,  ces  curés  ou  ces 
missionnaires  appartiennent  à  leur  nationalité  ;  nous  ne  con- 
sidérons pas  ce  dernier  point  comme  étant  d'une  nécessité 
absolue,  mais  bien  d'une  importance  très  grande.  En  effet, 
si,  en  général,  les  Canadiens  n'avaient  pas  à  la  tête  de  leurs 
paroisses  des  prêtres  de  leur  race,  la  défiance  finirait  par  se 
mettre  parmi  eux  ;  de  là  une  source  de  misères  interminables 
et  pour  les  supérieurs  ecclésiastiques  et  pour  les  subordon- 
nés. 

Dans  l'espérance  que  Votre  Eminence  trouvera  réservé  et 
modéré  cet  exposé  de  notre  manière  de  voir  sur  cette  ques- 
tion complexe  et  délicate,  nous  demeurons  avec  la  considé- 
ration la  plus  haute  et  le  plus  profond  respect, 

De  Votre  Eminence, 

Eminentissime  Seigneur, 

Les  très  humbles  et  très  dévoués  serviteurs. 

Antoine,  Êv.  de  Sherbrooke. 
J.-B.  Proulx,  pr  ,  sec. 


Entre  Chien  et  Loup 


Comédin  en  un  acte 


PERSONNAGES  :; 

Diane  de  Limeuil,  jeune  veuve,  27  ans    .    «      Mlles  Marthe  Brandes 

Une  femme  de  chambre Marguerite  Caron 

Guy  de  Lustrac,  célibataire,  32  ans.      .     .    ,     'M.  Dumeny 

A  Paris,  de  nos  jours. 

La  scène  représente  un  petit  boudoir  trèo  élégant.  Abondance  de  meuble! 
bas  et  capitonnés,  de  paravents,  de  plantes,  de  tables  chargées  de  oibe- 
lots.  Au  fond  une  cheminée  avec  pendule  et  thermomètre  accroché 
près  de  la  glace. — A  droite,  une  chaise  longue. — A  gauche,  un  fauteuil 
vide. — Le  jour  commence  à  baisser.  F* 

SCENE  PREMIERE 

DIANE,   pUÙ   UNE   FEMME  DE   CHAMBRE 

Diane.  (Elle  est  à  demi  étendue  sur  la  chaise  longue  et 
semble  rêver.) — Ah  !  Dieu  !. .  .Cet  après-midi  m'a  paru  inter- 
minable ! .  . .  Quelle  heure  peut-il  bien  être  ?  ( Elle  s'étire  ner- 
veusement et  sonne.) 

La  femme  de  chambre,  entrant. — Madame  la  comtessejà 
sonné  ?  ■ 

Diane. — Apportez  la  lampe  :  on  n'y  voit  plus  pour  lire. 

La  femme  de  chambre. — Bien,  madame.     (Fausse  sortie.) 

Diane. — Au  fait,  non  ;  n'éclairez  pas  encore.  Est-il  venu 
des  visites  ? 

La  femme  de  chambre.— Quelques-unes,  madame. 

Diane. — Vous  avez  répondu  que  je  suis  souffrante  ? 

La  femme  de  chambre,  dissimulant  une  légère  ironie,  sous 
une  apparence  de  respect  irréprochable. — J'ai  répondu  que 
madame  a  une  migraine  épouvantable. 

Diane,  s' asseyant  sur  la  chaise  longue  et  haussant  les 
épaules. — Qui  vous  a  chargée  de  dire  :  "  épouvantable  "  ? 
Comme  vous  avez  peu  d'intelligence  !  J'ai  donné  l'ordre  de 
recevoir  dans  le  cas  où. .  .quelqu'un  insisterait.  Naturelle- 
ment, si  vous  racontez  que  je  suis  à  l'agonie.  .(D'un  ton  plus 
doux.)    Personne  n'a  insisté  ? 


490  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

La  femme  de  chambre. — Pardon,  madame . . . 

Diane,  vivement. — Ah  !  vous  voyez  !  Et  qui  donc,  je 
vous  prie  ? 

La  femme  de  chambre. — Mme  la  baionne  de  Vernantçs. 
Mais  j'ai  pensé. . . 

Diane,  rassurée. — Oh  !  ma  chère,  comme  vous  avez  bien 
fait  !  Elle  m'aurait  tuée  avec  sa  voix  glapissante. .  .Qui  est 
venu  encore  ? 

La  femme  de  chambre,  à  part,  froissée. — Ah  !  je  n'ai  pas 
%  d'intelligence  !  (Haut.)  Les  cartes  sont  dans  l'antichambre,  si 
madame  veut  les  voir . . . 

Diane. — Hé  !  mon  Dieu,  tâchez  de  vous  en  souvenir. 
(La  femme  de  chambre  fait  semblant  de  se  creuser  la  mémoire.}- 
Voyons  :  Mme  de  Tantavel  ?     (Signe  négatif.)    Mme  de  Pon- 
tussan  ? 

La  femme  de  chambre. — Elle  est  venue. 

Diane. — Mme  de  Saint- Armel  ? 

La  femme  de  chambre. — Venue  aussi. 

Diane,  feignant  de  chercher. — Monsieur ...  M.  de  Lustrac  ? 

La  femme  de  chambre,  à  fart,  voulant  se  venger.— Oui  ! 
Nous  y  voilà,  enfin  !  (Haut.)  M.  le  marquis  de  Lustrac  ?. . . 
Voyons  donc.  . .  (Elle  feint  aussi  de  chercher.) 

Diane. — Eh  bien  ? 

La  femme  de  chambre,  a  part,  de  même. — Non  !  Je  ne 
suis  qu'une  sotte  !  (Haut.)  Il  est  peut-être  bien  venu. 

Diane,  avec  dépit. — Franchement,  mademoiselle,  vous  avez 
la  mémoire  bien  courte.  Allez  chercher  les  cartes.  (Seule.) 
C'était  bien  la  peine  de  fermer  ma  porte  à  tout  le  monde  pour 
lui  réserver  son  tête-à-tête.  Au  reste,  de  la  façon  dont  il  en 
profite  ! .  . .  (Six  heures  sonnent.) 

La  femme  de  chambre,  apportant  des  cartes. — M.  le  mar- 
quis n'est  pas  venu.     Je  le  confondais  avec  M.  de  Pragnère. 

Diane,  haussant  les  épaules. — Jolie  ressemblance  ! — Quelle 
heure  vient  de  sonner  ?  Six  heures  ?  (A  part.)  Je  ne  le 
verrai  pas  ce  soir  ! 

La  femme  de  chambre,  Radoucissant. — Oh  î  la  pendule 
avance  de  vingt  minutes. 

Diane,  mouvement  de  satisfaction. — Vous  croyez  ?  (Signe 
affirmatif.)  Allons  !  je  vais  rester  un  peu  tranquille.  C'est 
bien,  ma  petite. 

La  femme  de  chambre,  à  part. — Bon  !  la  voilà  radoucie. 
Mais  pourvu  que  M.  de  Lustrac  vienne  !. . . 

Diane. — (Elle  va  Rasseoir  dans  le  fauteuil  vide,  de  Vautre 


LA  REVUE  FRANCO-AMKRICUV::  491 

côté  de  la  cheminte,  et  tisonne  sans  rien  dire.) — Suis-je  assez 
ûdicule  !  (Elle  se  lève  et  s'accoude  à  la  cheminée.)  Car,  enfin, 
tous  les  hommes  qai  m'approchent  sont  plus  ou  moins .  . .  occu- 
pés de  moi.  Et  même,  en  comptant  bien.  .  .(Elle  compte  sur 
ses  doigts),  j'en  trouverais  trois  ou  quatre  qui  en  sont.  .  .un  peu 
plus  qu'occupés.  Même,  l'un  d'eux  a  l'insupportable  manie  de 
vouloir  m' épouser  contre  vent  et  marée. — Un  seul  homme  ne 
fait  pas  attention  à  moi,  ou,  du  moins,  il  me  traite  en  "  bon 
camarade  ",  comme  il  dit,  ce  qui  est  pire.  .  .et  précisément, 
cet  homme-là. . .  (Elle  frappe  du  pied  avec  colère)  j'ai  beau  faire: 
je  ne  pense  qu'à  lui  !  Voilà  bien  l'esprit  de  contradiction  des 
femmes  !.  .  .(Plus  bas,  avec  sentiment.)  Si,  seulement,  j'étais 
sûre  que  l'esprit  de  contradiction  est  le  seul  coupable.  (Elle 
pose  le  front  sur  sa  main  et  soupire.) 

SCENE  II 

DIANE,    UNE  FEMME  DE   CHAMBRE,   puis  GUY 

La  femme  de  chambre. — M.  le  marquis  de  Lustrac  de- 
mande si  madame  la  comtesse  veut  bien  le  recevoir. 

Diane. — Vous  avez  dit  que  j'ai  la  migraine  ? 

La  femme  de  chambre. — Oui,  madame. 

Diane,  avec  ■  une  satisfaction  mal  dissimulée. — Et  M.  le 
marquis  a  insisté  ? 

La  femme  de  chambre,  jeu  de  physionomie. — Enormément 
insisté,  madame.    Aussi,  j'ai  cru  pouvoir. . . 

Diane,  vivement. — C'est  bien  :  faites  entrer.  (La  femme 
de  chambre  sort.  Diane  arrange  ses  cheveux,  se  remet  sur  sa 
chaise  longue,  et  prend  une  pose  indiquant  la  souffrance.) 

Guy,  entrant. — Vous  avez  la  migraine  ? 

Diane. — Ah  !  je  souffre  le  martyre  ! 

Guy. — J'ai  mal  fait  d'entrer,  alors  ? .  . .  Ce  n'est  pas  ma 
faute  :  je  m'en  allais  déjà.  Mais  votre  femme  de  chambre  m'a 
offert  de  s'informer  si  vous  étiez  mieux,  et .  . . 

Diane,  très  vexée. — Enfin,  cette  bécasse  vous  a  fait  entier 
malgré  vous.     Dites-le  tout  de  suite. 

Guy. — Eh  bien  !  vous  êtes  d'une  jolie  humeur,  ce  soir  ! 

Diane. — Je  voudrais  vous  passer  ma  migraine,  pour  voir 
un  pgu  de  quelle  humeur  vous  seriez. 

Guy. — Oh  !  quant  à  cela .  . .  vous  me  la  passerez,  vot:  e 
migraine.  (Il  consulte  le  thermomètre.)  Vingt  degrés!... Et 
des  parfums  d'une  violence  !...(//  aspire  Vair  bruunmment avec 
ses  narines.) 


492  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Diane,  lui  tendant  un  de  ses  gants  de  Suède. — Vous  n'aimez 
pas  cette  odeur  ?  (M',  de  Lustrac,  après  s'être  assuré  qu'on  ne 
le  voit  pas,  baise  le  gant  avec  une  tendresse  passionnée.) 

Guy,  rendant  le  gant,  très  froidement). — Non. 

Diane,  un  peu  triste. — C'est  pourtant  vous  qui  me  l'avez 
rapportée  d'Orient.  Vous  ne  vous  en  souvenez  plus  ?  (Il  fait 
signe  que  non.)  Enfin,  mon  pauvre  ami,  allez- vous-en,  si  vous 
avez  peur  d'être  malade. 

Guy,  s' installant  dans  le  fauteuil. — Chère  madame,  quand 
j'ai  visité  les  Indes,  il  y  a  trois  ans,  le  choléra  emportait  plusieurs 
milliers  de  personnes  par  jour.  Cela  ne  m'a  point  fait  partir 
une  heure  plus  vite. 

Diane,  avec  ironie. — Allons  !  décidément,  les  fléaux  ne 
vous  effraient  pas.  Seulement,  puisque  vous  restez,  je  vous 
prierais  de  sonner  pour  qu'on  apporte  une  lampe.  Cette  demi- 
obscurité  n'est  pas  convenable. 

Guy. — Oh  ! .  . .  pas  convenable .  . .  Avec  un  autre,  c'est  pos- 
sible. Mais,  avec  un  bon  camarade  comme  moi .  . .  (Mme  de 
Limeuil  fait  un  geste  de  dépit.)  Voyons  !  n'êtes- vous  pas  de 
mon  avis  ?  D'ailleurs,  je  ne  connais  pas,  pour  causer,  d'heure 
comparable  à  celle  qu'on  nomme  :  entre  chien  et  loup. 

Diane. — Cela  dépend  beaucoup  du  sujet  de  la  causerie. 
En  principe,  j'aime  voir  la  figure  des  gens  qui  me  parlent.  Et 
puis... entre  chien  et  loup  (Elle  frisonne  légèrement),  ces 
mots  sinistres  m'ont  toujours  donné  un  frisson.  Il  me  semble 
voir  une  grosse  bête,  avec  des  oreilles  pointues,  de  longues 
dents  et  des  yeux  qui  brillent  dans  l'ombre . . . 

Guy,  s' oubliant  un  peu. — Oui,  voilà  pour  le  loup.  Mais  le 
chien  ?..  .le  chien  vigilant,  fidèle,  prêt  à  mourir  pour  protéger 
celle  qu'il  aime,  ne  demandant  rien  qu'une  pauvre  petite  caresse, 
de  temps  en  temps  ?  (Mme  de  Limeuil,  légèrement  émue,  lui 
tend  la  main,  qu'il  serre  en  résistant  a  V envie  de  la  baiser.) 

Diane. — Il  va  sans  dire  que  cet  animal  désintéressé  est 
votre  symbole,  d'après  vous  ? 

Guy,  debout  devant  la  cheminée. — Esc-ce  que  vous  ne 
trouvez  pas  ? . . . 

Diane. — Que  vous  êtes  le  modèle  de  l'espèce  ?  Ah  !  non, 
par  exemple  !  Vous  n'avez  qu'une  idée  en  tête  :  me  faire 
croquer  par  le  loup. 

Guy,  cherchant  a  comprendre. — Croquer  par  le  loup  ?. . . 
Ah  !  vous  parlez  de  ce  pauvre  Roger  d'Oncieux,  que  vous  faites 
mourir  de  chagrin  ? 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  493 

Diane,  imitant  M.  de  Lustrac. — "  Ce  pauvre  Roger  d'On- 
cieux  !. .  .  "  Dirait-on  pas  qu'un  sort  injuste  l'accable,  parce 
que,  dès  son  premier  mot,  je  ne  me  suis  pas  évanouie  de  joie, 
à  la  pensée  de  devenir  Mme  Roger  d'Oncieux  ! 

Guy. — Oh  !  dès  le  premier  mot.  .  .Nous  n'en  demandions 
pas  tant.  Mais  voilà  dix-huit  mois  qu'il  est  dit,  ce  premier 
mot  !    Et  vous  êtes  toujours  veuve. 

Diane,  s'étirant  avec  ennui. — Mon  cher  monsieur  de  Lus- 
trac, s'il  vous  plaît,  donnez-moi  vacance  pour  aujourd'hui. . . 
Vous  êtes  un  charmant. . ."  camarade  ",  un  habile  rhéteur,  et, 
par  votre  esprit,  vous  communiquez  de  l'intérêt  aux  causes  les 
plus  ingrates.  Mais  franchement,  dans  vos  visites  à  peu  près 
quotidiennes . . . 

Guy,  vivement. — Si  vous  trouvez  que  je  viens  trop. . . 

Diane,  de  même. — Oh  !  non.  (Plus  froidement.)  Vous 
m'avez  mal  comprise.  Continuez  vos  visites.  Mais  si  vous 
pouviez — quelquefois — me  parler  d'autre  chose  que ...  de  l'a- 
mour immense  que  votre  ami  ressent  pour  moi  ? 

Guy. — C'est  le  meilleur  des  hommes  ;  ce  serait  tout  juste- 
ment le  mari  qu'il  vous  faut.  Il  vous  adore  (Ranimant)  avec 
une  sorte  de  crainte,  comme  on  adore  l'être  tout-puissant  qui 
peut  faire,  d'un  mot,  le  bonheur  ou  le  malheur  de  notre  vie. 
(Avec  une  passion  contenue.)  Vous  êtes  si  séduisante  et  si 
belle  ! 

Diane,  étonnée. — Ah  ! 

Guy,  reprenant  son  flegme. — Voilà  comment  il  parle  de  vous. 

Diane,  avec  ironie. — Ah  !  c'est  votre  ami  qui  parle. . . 
Je  lui  en  ai  une  obligation  extrême. 

Guy. — Mais,  quand  il  est  près  de  vous,  le  pauvre  garçon 
devient  incapable  d'articuler  une  phrase  qui  ait  le  sens  commun. 

Diane. — Et,  pour  se  dédommager,  il  m'assassine  de  ses 
lettres. 

Guy. — Dame  !    En  certains  cas,  il  vaut  mieux  écrire. 

Diane. — Surtout  quand  un  confident  zélé  se  trouve  là, 
juste  à  point  pour  lire  la  prose  de  l'absent  et  en  faire  valoir  les 
qualités. .  .incendiaires.  Si  vous  croyez  que  votre  manège 
m'échappe  !. .  .Tenez,  voulez- vous  que  je  vous  dise  ?  Eh  bien! 
c'est  un  imbécile,  votre  ami  ! 

Guy. — Pourquoi  ? 

Diane. — Je  m'entends. 

Guy,  soupirant  avec  conviction. — Ah!... comme  je  com- 
prends que  certaines  femmes  rendent  imbéciles  ceux  qui  les 
approchent  ! 


494  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Diane. — Il  faut  croire  que  je  ne  fais  point  partie  de  ces 
"  certaines  femmes  ",  car,  vous  conservez  pleinement  votre 
liberté  d'esprit  en  ma  présence. 

Guy. — Peuh  !. .  .Moi,  je  ne  compte  pas  :  je  suis  un  sau- 
vage. 

Diane. — Un  sauvage. . .  un  sauvage. .  .  Vous  n'étiez  point 
si  sauvage,  dans  le  temps,  avec  Mme  d'Ingrande  ! 

Guy. — (Il  se  met  à  marcher  de  long  en  large,  les  mains  dans 
ses  poches). — Ce  n'était  pas  la  même  chose. 

Diane,  s' accoudant  sur  une  chaise  longue. — Ah  !  oui.  . . 
Elle  était  irrésistible,  celle-là  ;  tandis  que  moi.  . . 

Guy,  marchant  toujours. — Allons  !  pas  tant  de  malice ~! 
Vous  savez  bien  que  vous  avez  fait  dix  fois  plus  de  victimes 
que  Mme  d'Ingrande. 

Diane. — Seulement,  elle  réalisait  mieux  que  moi  votre 
type  idéal  ;  voilà  ce  que  vous  voulez  dire  ?  Mon  Dieu  !  ces 
choses-là  ne  se  discutent  point. 

Guy,  ^arrêtant  devant  Mme  de  Limeuil  et  Ranimant  à 
mesure  qu'il  parle. — Mme  d'Ingrande  n'approche  pas  de  votre 
beauté  ;  de  votre  esprit,  encore  moins.  Quant  à  l'élégance  et 
au  charme  naturel,  je  ne  vous  compare  même  pas  l'une  à  l'autre. 
Chacun  de  vos  mouvements  est  une  grâce.  Vous  êtes  plus 
qu'une  femme  séduisante  :  vous  êtes  la  séduction. 

Diane,  étonnée. — Ah  ! 

Guy.  (Sans  entendre,  il  laisse  tomber  ses  bras  d'un  air 
découragé,  regarde  dans  le  vide  devant  lui,  et  murmure,  comme  se 
parlant  à  lui-même.) — Malheureusement  !. .  . 

Dian"e,  V observant.— Il  y  a  un  mais  f  Vous  avez  découvert 
en  moi  quelque  monstruosité  physique  ou  morale  qui  vous  glace? 

Guy,  s' asseyant  dans  le  fauteuil  et  tisonnant. — Si  j'avais 
découvert. .  .ce  que  vous  dites,  croyez- vous  que  j'aurais  pa- 
tronné, comme  j'ai  fait,  la  candidature  de  mon  meilleur  ami  ? 
Plus  qu'un  ami  !  Je  ne  connais  pas  de  nom  pour  exprimer  le 
dévouement  que  j'ai  pour  ce  brave  cœur. 

Diane,  très  animée,  prenant  la  pose  assise. — Bon  !  Nous  y 
voilà  encore  !  Mais,  je  vous  prie,  laissons  là  M.  d'Oncieux  et 
veuillez  m'expliquer  pourquoi  vous  avez  dit  tout  à  l'heure 
(L'imitant)  :  "  Malheureusement  !. . ." 

Guy. — Si  vous  comptez  guérir  votre  migraine  en  mettant 
vofc  nerfs  dans  cet  état  ! . . . 

Diane. — Le  meilleur  moyen  de  les  calmer,  c'est  de  me 
répondre. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  495 

Guy. — Je  ne  sais  même  plus  ce  que  je  voulais  dire.  Nous 
en  étions  à  Mme  d' Ingrande. . . 

Diane. — Et  vous  ajoutiez,  en  parlant  de  moi  :  u  Ce  n'est 
pas  la  même  chose." 

Guy. — Soyez  tranquille.  S'il  y  a  une  différence  entre  vous 
deux,  elle  n'est  point  à  son  avantage. 

Diane. — Si,  puisqu'elle  vous  subjuguait^tandis  que  je  suis 
pour  vous  "  un  bon  camarade." 

Guy,  se  levant. — Par  exemple,  ceci  est  prodigieux  !  Me 
voilà,  maintenant,  obligé  d'être  amoureux  de  vous  ! 

Diane,  se  levant. — Non  ;  mais  vous  êtes  obligé  de  me  dire 
quelle  raison  spéciale  vous  avez  de  ne  pas  l'être. 

Guy. — Eh  bien  !  je  suis  amoureux  de  vous,  là  !  Etes-vous 
contente  ? 

Diane. — Pas  de  mots  en  l'air.  Tout  à  l'heure,  après  une 
tirade  flatteuse  sur  mon  compte,  vous  avez  dit  (L'imitant)  : 
"  Malheureusement' !  "  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  Répon- 
dez, ou  tout  est  fini  entre  nous. 

Guy. — Si  quelqu'un  vous  entendait,  il  pourrait  croire  qu'il 
y  a  quelque  chose  de  commencé. 

Diane. — Adieu,  monsieur  de  Lustrac  !  Si  vous  partez  en 
voyage,  emmenez  votre  ami,  votre  incomparable  (Avec  moque- 
rie.)    Roger  d'Oncieux. 

Guy,  se  laissant  tomber  dans  le  fauteuil  avec  un  geste  de 
lassitude. — Eh  !  c'est  lui,  justement. . . 

Diane,  frappant  du  pied. — Encore  ! . . . 

Guy. — Mais,  sapristi  !  puisque  vous  voulez  que  je  parle, 
donnez-moi  le  temps  de  m'expliquer.  (Diane  se  rassied.) 
Roger  vous  aime  à  la  folie.  (Elle  hausse  les  épaules.) — Ce  n'est 
pas  ma  faute,  n'est-ce  pas  ? — Il  est  d'une  timidité  et  d'une 
modestie  ridicules. — Ce  n'est  pas  ma  faute  non  plus  ?  Et,  avec 
cela,  jaloux.  .  .  comme  tous  ceux  qui  aiment. 

Diane. — Il  s'y  prend  tôt,  pour  être  jaloux  !    Et  alors  ? 

Guy. — Alors,  sachant  que  vous  me  permettez  de  vous  voir 
souvent.  .  . 

Diane. — Oh  !  bien,  si  cela  doit  lui  faire  plaisir,  je  peux 
vous  donner  un  certificat,  comme  quoi  vous  n'avez  jamais 
marché  sur  ses  brisées. 

Guy. — N'empêche  qu'il  s'est  mis  martel  en  tête.  J'ai  vu 
le  moment  où  il  aurait  fallu  me  couper  la  gorge  avec  lui. 

Diane. — Massacre  bien  inutile  !    Et  alors  ? 

Guy. — Alors,  j'ai  fait  ce  que  vous  auriez  fait  à  ma  place. — 


496  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

Je  lui  ai  juré,  sur  l'honneur,  que. .  .que  je  serai  toujours  un 
frère  pour  vous. 

D  ane,  outrée,  mais  se  contenant. — Vraiment  ?  Vous  avez 
fait  cela  !  (Un  silence.)  Eh  bien  !  politesse  pour  politesse. 
Vous  pourrez  lui  dire  tout  à  l'heure,  de  ma  part,  que,  selon 
toute  apparence,  je  serai  toujours  une  sœur  pour  lui. 

Guy. — Je  ne  pourrai  pas  lui  faire  la  commission  ce  soir  : 
il  est  chez  lui,  à  la  campagne. 

SCENE  III 

LES  MEMES,  LA  FEMME  DE  CHAMBRE 

La  femme  de  chambre.  Elle  entre  et  présente  à  sa  maî- 
tresse une  lettre  sur  un  plateau. — Le  courrier  de  madame  la 
comtesse. 

Diane,  prenant  la  lettre  et  la  posant  sur  le  guéridon. — Bien  ! 
(La  femme  de  chambre  fait  mine  de  se  retirer.) 

Guy,  à  part. — C'est  de  lui,  peut-être.  (Haut,  à  Mme  de 
Limeuil.)     Vous  ne  demandez  pas  une  lampe  ? 

La  femme  de  chambre. — A  l'instant,  monsieur  le  marquis. 

Diane,  sévèrement. — Monsieur  le  marquis  me  permettra 
de  vous  dire  devant  lui,  mademoiselle,  que  vous  êtes  à  mon 
service  et  non  pas  au  sien.  Vous  apporterez  la  lampe  quand 
je  sonnerai. 

La  femme  de  chambre,  à  part,  après  avoir  considéré  les 
deux  autres  personnages  d'un  air  de  pitié. — C'est  pourtant  d'y 
voir  clair  qui  leur  manque,  à  ces  deux-là.  Et  c'est  sur  moi 
que  madame  détend  ses  nerfs  !  Oh  !  les  maîtres  !    (Elle  sort.) 

SCENE  IV 

GUY,  DIANE 

Guy,  après  un  silence. — Vous  n'êtes  pas  curieuse  de  voir 
qui  vous  écrit  ? 

Diane,  à  part. — Avec  quel  plaisir  je  le  battrais  !  (Haut, 
tâtant  la  lettre  dans  tous  les  sens.)  Votre  cœur  ne  vous  le  dit 
pas  ?  (Ironiquement.)  C'est  LUI  !  C'est  le  seul  être  que  vous 
aimez  au  monde,  c'est  Roger  d'Oncieux  ! 

Guy. — Comment  le  savez-vous  ? 

Diane. — Oh  !  soyez  tranquille,  ce  n'est  pas  mon  cœur . 
Je  sens  le  cachet  sous  mes  doigts.    Votre  ami  est  le  seul  homme 
en  France  qui  se  serve  encore  de  cire  pour  fermer  ses  lettres. 


LA   REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  497 

Guy. — J'espère  que  vous  voudrez  bien  me  donner  de  ses 
nouvelles,  avant  que  je  vous  quitte. 

Diane,  ironiquement. — Quoi  !  vous  ne  le  voyez  pas  tous  les 
jours  ! 

Guy. — J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  qu'il  est  chez  lui, 
à  la  campagne.     Depuis  son  départ,  il  ne  m'a  pas  écrit. 

Diane,  de  même. — Alors,  je  comprends  vos  angoisses. 
Nous  allons  les  calmer.  Sonnez  pour  qu'on  éclaire.  (Il  presse 
le  bouton.)  Mais,  d'abord,  veuillez  répondre  à  une  dernière 
question.. de  simple  étude  psychologique.  (Après  avoir  pré- 
paré sa  phrase.)  Depuis  que  vous  travaillez  au  bonheur  d'un 
autre, — Dieu  sait  avec  quel  noble  désintéressement, — vous 
n'avez  pas.  .regretté  une  seule  fois,  .de  ne  point  travailler 
pour  votre  compte  ? .  .  (M.  de  Lustrac  s'assied  dans  le  faueuil 
et  reprend  les  pincettes.  Au  même  instant,  la  femme  de  chambre 
apporte  une  lampe,  la  pose  sur  le  guéridon,  baisse  le  store  de  la 
glace  sans  tain  et  se  retire,  tout  cela  pendant  un  silence.)  Allons  ! 
répondez.  Je  vous  promets  de  ne  plus  vous  fatiguer  jamais 
avec  ma  psychologie. 

Guy,  tisonnant  toujours. — Eh  bien  !  voilà  une  question  ! 
Vous  ferez  sagement  de  ne  pas  la  poser  à  tout  le  monde. 

Diane. — Mais  d'abord  je  ne  puis  la  poser  qu'à  vous,  qui 
êtes  seul  dans  ce  cas.  Ensuite,  croyez-vous  que  je  resterais 
une  demi-heure  avec  "  tout  le  monde,"  dans  un  salon  à  peine 
éclairé  ?  Qu'est-ce  que  vous  disiez  vous-mêmes,  tout  à 
l'heure  ?  C'est  précisément  parce  que  vous  n'êtes  pas  tout  le 
monde,  que  vous  m'intéressez  et  que  je  vous  étudie.  Je  tâche 
de  découvrir  en  quoi  vous  êtes  moins,  .mettons  moins  bête 
que  les  autres.     Allons  !  j'écoute. 

Guy,  après  un  court  silence. — Je  vais  vous  répondre  par 
un  apologue.  Vous  passez  tous  les  jours  dans  la  rue  de  la  Paix. 
En  voyant  les  saphirs  et  les  perles  à  la  devanture  des  bijoutiers, 
songez-vous  à  les  mettre  dans  votre  poche  ? 

Diane,  avec  conviction. — Ah  !  ça,  oui,  par  exemple  ! 

Guy,  cachant  son  trouble  sous  un  ton  de  galanterie  banale. — 
Allons  !  mon  apologue  tourne  contre  moi.  Il  était  mal  choisi, 
d'ailleurs,  car  les  pierres  les  plus  précieuses  sont  faites  pour 
votre  beauté,  tandis  que  je  serais  le  dernier  des  fous  d'élever 
mon  rêve  jusqu'à  la  comtesse  de  Limeuil,  tout  serment  à  part. 

Diane,  d'abord  très  sérieuse,  puis  affectant  de  rire. — C'est 
bien  :  me  voilà  fixée.     Mon  Dieu  !  quel  joli  madrigal  !  Ah  ! 
ah  !  ah  !  .  .Et  quelle  modestie  !..  Ah  !  ah  !  ah  !.  .C'est  à 
mourir  de  rire .  .  (Sa  voix  change,  et  elle  se  met  à  sangloter  dans 
son  mouchoir.     M.  de  Lustrac,  éperdu,  la  contemple  en  se  fai- 


498  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

sant  violence  pour  ne  pas  tomber  à  ses  pieds.)  Je  vous  demande 
pardon.  (Elle  s'essuie  les  yeux  rapidement.)  Cette  maudite 
migraine  m'a  mis  les  nerfs  dans  un  état  !.  .Et  puis,  voilà  ce 
que  c'est  que  de  causer  "  entre  chien  et  loup."  (Elle  tend  à 
Guy  la  lettre  qu'elle  vient  de  recevoir.)  Tenez,  mon  ami,  prenez 
vous-mêmes  les  nouvelles  qui  vous  intéressent.  (M.  de  Lus- 
trac  hésite.)  Oh  !  il  n'y  a  pas  d'indiscrétion.  Vous  êtes  son 
confident,  .et  mon  frère..  .Allons,  lisez  ! 

Guy,  lisant  tout  haut. — "  Madame,  quand  vous  recevrez; 
ces  lignes,  je  ne  serai  plus.  ."(Il  s'interrompt  brusquement.) 

Diane,  effrayée. — Grand  Dieu  !  il  s'est  tué  ? 

Guy,  très  troublé. — Non.  (Il  continue  à  lire  tout  bas,  et, 
subitement,  tombe  aux  genoux  de  Mme  de  Limeuil.)  Oh  !  Diane  î 
comme  je  vous  aime  !.  .et  comme  il  y  a  longtemps  !.  . 

Diane,  confondue. — Vous  m'aimez  ? .  .  Vous  ? 

Guy. — Elle  ne  le  voyait  pas  ! 

Diane,  très  simplement,  un  peu  bas. — J'avais  cru  le  voir, 
plus  d'une  fois.  Mais,  depuis  un  instant,  j'étais  certaine  de 
m 'être  déçue.  Quand  on  fait  de  si  belles  phrases,  c'est  qu'on 
a  le  cœur  parfaitement  libre. 

Guy,  couvrant  de  baisers  la  main  de  Mme  de  Limeuil. — 
Et  voilà  ce  qui  vous  a  fait  pleurer  ! — Oh  !  chères  larmes  ! 

Diane,  retirant  sa  main. — Vous  perdez  la  tête,  monsieur  T 
Vous  oublier  la  devanture  du  bijoutier,  c'est-à-dire  vos  serments 
à  Roger  d'Oucieux. 

Guy,  se  relevant,  et  reprenant  la  lecture  de  la  lettre. — Ecoutez 
ce  qu'il  écrit  :  "  Quand  vous  recevrez  ces  lignes,  je  ne  serai 
"  plus  en  France.  Dans  la  solitude  où  je  me  suis  enfermé, 
"  j'ai  pu  réfléchir,  et  j'ai  vu  clair.  Vous  ne  m'aimerez  jamais, 
"  parce  que  vous  en  aimez  un  autre.  Lustrac  vous  dira!  le 
"  nom  de  cet  homme  heureux.  Pauvre  excellent  ami  !  Je 
"  lui  écris  par  le  même  courrier  pour  lui  rendre  certaine  parole 
"  qu'il  m'a  donnée.  .  "  (Pendant  cette  lecture,  Mme  de  Limeuil 
s'est  levée  et  s'est  approchée  de  M.  de  Lustrac,  pour  lire  en  même 
temps  que  lui.  Aux  derniers  mots,  il  passe  doucement  son  bras 
autour  de  la  taille  de  la  jeune  femme.) 

Diane,  le  repoussant  avec  indignation. — Monsieur  !  Qui 
vous  permet  ? 

Guy,  retombant  aux  genoux  de  Mme  de  Limeuil, — Oh  l 
Diane  !  je  vous  aime  tant  !.  .Pardonnez-moi  ! 

Diane. — Jamais  !  jamais  je  ne  vous  pa  donne  ai.  .  de 
n'avoir  pas  manqué  à  votre  serment  ! 

Guy. — Ma  chèie  femme  bien  aimée  ! 

Léon  de  Tinseau. 


En  deux  mots 


Par  CHAMPOL 


(Suite) 


Un  matin  du  mois  de  février,  au  moment  de  partir  pour  la 
Banque,  il  trouva  sur  la  table  de  l'antichambre  une  lettre  por- 
tant le  timbre  du  ministère  de  la  guerre  et  adressée  à  son 
père.  Tout  devint  obscur  autour  de  lui.  Haletant,  les  mains 
trempées  d'une  sueur  froide,  il  l'ouvrit  à  tâtons.  Puis, 
comme  tracée  avec  des  lettres  de  feu,  il  relut  trois  fois,  sans 
la  comprendre,  cette  phrase  : 

'■'  M.  de  Lamothe  est  prié  de  se  présenter  au  ministère  de 
la  guerre  pour  une  communication  urgente  concernant  sa 
famille." 

Il  lui  semblait  qu'un  coup  attendu  depuis  longtemps  venait 
de  le  frapper,  et  que  ce  coup  l'avait  tué.  Il  s'affaissa  sur  une 
chaise.  Il  sentait  un  grand  vide  dans  sa  tête  et  ne  pensait 
rien.  Les  yeux  fixés  sur  le  tapis,  il  en  comptait  les  fleurs, 
machinalement,  sans  pouvoir  s'en  empêcher. 

"  Est-ce  que  Monsieur  est  souffrant?"  lui  demanda  en 
passant  son  vieux  domestique  Laurent. 

Urbain  leva  la  tête,  le  fixa  avec  un  sourire  d'idiot,  ouvrit 
la  bouche  sans  parler  ;  puis  son  regard  tomba  sur  la  lettre 
qu'il  tenait  encore  à  la  main.  Il  tressaillit,  se  leva  d'un 
mouvement  antomatique,  prit  son  chapeau,  et,  laissant  grande 
ouverte  derrière  lui  la  porte  de  l' appartement,  descendit 
l'escalier,  de  l'allure  régulière  et  inconsciente  d'un  som- 
nambule. 

11  ne  se  rappela  jamais  comment  il  avait  fait  le  trajet  de  la 
rue  Vaneau  à  la  rue  Saint-Dominique.  Quand  il  reprit  un 
peu  possession  de  lui-même,  il  était  dans  une  salle  d'attente 
du  ministère,  en  face  d'un  huissier  bienveillant,  qui,  après 
avoir  lu  la  lettre  qu'il  tenait  tout  ouverte,  lui  prodiguait  des 
encouragements. 

— C'est  un  fils  que  vous  avez  dans  l'armée?  Au  Tonkin 
peut-être?  Il  ne  faut  pas  vous  agiter  comme  celn.  Ce  n'est 
peut-êtr?  rien  du   tout!     Les  parents  des  militaires     sont 


500  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

sans  cesse  appelés  ici  pour  la  moindre  chose.  On  veut  pro- 
bablement vous  demander  un  renseignement ...  ou  vous  dire 
que  le  jeune  homme  a  fait  quelque  bêtise . . . 

Ces  paroles  semblèrent  réveiller  Urbain.  Il  passa  le  main 
sur  son  front,  comme  quelqu'un  qui  a  fait  un  mauvais  rêve, 
en  balbutiant  : 

— Vous  croyez?     Moi  je  pensais  qu'il  était... 

Il  ne  put  prononcer  le  mot  de  mort,  ce  mot  qui  ne  sem- 
blait pouvoir  s'appliquer  à  ce  beau  garçon,  si  gai,  si  heureux 
de  vivre  auquel  il  avait  dit  adieu  deux  ans  auparavant,  mais 
dont  l'image  radieuse  ne  l'avait  pas  quitté. 

— Mais  non  !  mais  non  !  continuait  le  consalateur.  Appro- 
chez-vous du  feu  :  je  vais  aller  demander  si  on  peut  vous  rece- 
voir.    Allons,  prenez  ce  fauteuil. 

Urbain  grelottait.  La  chaleur  du  feu  le  rappelait  à  lui, 
mais  il  crut  défaillir  de  nouveau  quand  l'huissier,  rouvrant 
la  porte,  lui  dit  : 

— Veuillez  me  suivre. 

Il  hésita  à  se  lever,  à  quitter  cette  dernière  ombre  d'espoir 
qui  lui  restait  pour  se  trouver  en  face  de  la  réalité  terrible. 

— Voulez-voub  un  verre  d'eau?  lui  demanda  le  vieil  huis- 
sier, le  voyant  pâle  comme  un  homme  qui  va  s'évanouir. 

— Non,  merci,  je  vous  suis. 

Urbain  se  maîtrisa  par  un  tel  effort  qu'il  entra  presque 
calme  dans  le  cabinet  où  l'attendait,  assis  derrière  un  grand 
bureau,  un  colonel  aux  cheveux  blanc,  à  la  figure  très  rouge, 
à  l'air  à  la  fois  rébarbatif  et  bienveillant  d'un  homme  peu 
sensible,  ennuyé  d'avoir  une  mauvaise  nouvelle  à  annoncer. 

— Vous  êtes  M.  de  Lamothe? 

Urbain  baissa  affirmativement  la  tête.  Il  n'avait  pas  la 
force  de  répondre. 

— Vous  avez  un  fils  au  Tonkin,  M.  Henri  de  Lamothe? 

Il  acquiesça  de  nouveau.  N'était-il  pas  le  vrai  père 
d'Henri? 

— Lieutenant  au . . . 

— Non!  Monsieur,  s'écria  vivement  Urbain,  entrevoyant 
une  espérance.     Sous-lieutenant... 

— Ah!  dit  le  colonel  étonné.  Vous  êtes  sûr?...  Il  y  a 
eu  dernièrement  ? . . . 

— Dernièrement...  murmura  Urbain.  Je  n'ai  pas  lu  les 
journaux. 

— Sa  nomination  date  du  14  novembre  dernier. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  501 

— C'est  possible,  soupira  douloureusement  Urbain,  voyant 
sa  dernière  illusion  en  déroute. 

— J'ai  le  regret  de  vous  informer  que  nous  venons  de  rece- 
voir un  télégramme  contenant  de  fâcheuses  nouvelles. 

Urbain  écarquilla  les  yeux,  hébété,  comme  un  condamné 
qui  regarde  le  couperet. 

— Monsieur,  votre  fils  est  tombé  jeudi  dans  une  embuscade, 
il  a  été  grièvement  blessé. 

Urbain  se  redressa,  s'avança  sur  son  interlocuteur,  et  d'une 
voix  stridente  qui  le  fit  sursauter  : 

— Il  est  mort  !  Allons  !  dites-le  !  Je  ne  puis  plus  sup- 
porter ! 

— C'est  vrai,  dit  brusquement  le  colonel.  Il  faut  bien  que 
vous  sachiez  la  vérité  :  Il  est  mort. 

Urbain  chancela,  comme  assommé,  et  n'entendit  que  va- 
guement le  colonel  qui  lui  disait,  après  quelques  paroles  de 
consolation  toutes  militaires  : 

— La  veuve  et  l'enfant  de  votre  frère  s'embarqueront  dans 
quelques  jours  pour  la  France.  ■ 

Urbain  avait  des  éblouissements  :  il  s'appuyait  sur  le  bureau 
pnn>.  ne  pas  tomber  et  restait  immobile,  sans  voix,  oubliant 
complètement  l'existence  du  colonel,  et  n'ayant  de  la  sienne 
propre  qu'une  notion  très  confuse. 

Au  bout  d'an  moment,  le  colonel  commença  à  s'agiter,  à 
tousser;  puis,  ne  voyant  aucune  fin  probable  à  cette  scène, 
appuya  le  doigt  sur  un  timbre. 

L'huissier  reparut,  annonçant  un  autre  visiteur. 

— Ah!  pardon!  bégaya  Urbain,  cherchant  instinctivement 
son  chapeau. 

L'huissier  le  lui  remit  sur  la  tête,  et  le  remorqua  jusqu'à 
la  sortie. 

Une  fois  la  porte  refermée  sur  eux,  Urbain  s'arrêta  et  dit 
d'une  voix  sourde  : 

— Vous  savez ...  il  est  mort  ! 

Puis  il  retomba  dans  son  absorption  douloureuse,  saisis- 
sant au  hasard  ces  lambeaux  de  phrase  : 

— Je  vous  comprends . . .  Pauvre  Monsieur  ! . . .  moi  aussi 
.  .  .mon  fils  unique.  .  .tué  à  Gravelotte. 

On  le  mit  dans  un  fiacre  et  il  se  retrouva  dans  sa  maison. 

Le  cocher  ouvrit  la  portière.  Urbain  descendit  et  lui  ten- 
dit, sans  regarder,  la  première  pièce  de  monnaie  qu'il  trouva 
dans  sa  poche. 


502  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE 

— Il  manque  dix  sous  !  réclama  grincheusement  le  cocher. 

Urbain  prit  au  hasard  une  autre  pièce,  la  lui  donna  et, 
sans  remarquer  son  salut  satisfait,  se  précipita  sous  la  porte 
cochère  et  grimpa  quatre  à  quatre  son  escalier. 

— Qu'est-ce  qu'il  a?  observa  le  concierge,  qu'une  maladie 
d'estomac  avait  rendu  très  malveillant.  On  lui  aura  flanqué 
un  suif,  à  la  Banque.  Qui  sait  s'il  n'a  pas  fait  quelque 
détournement?...  Il  a  l'air  de  quelqu'un  qui  a  perdu  la 
boule.     C'est  grave!     Ca  sonne  très  mal! 

II 

Arrivé  chez  lui,  Urbain  courut  dans  sa  chambre  et  s'y 
enferma.  Son  cœur  gonflé  lui  semblait  sortir  de  sa  poitrine. 
Sa  douleur  immense,  inconsolable,  put  enfin  éclater.  Ce  fut 
terrible,  il  cria,  il  pleura,  il  se  roula  sur  son  lit,  il  heurta  sa 
tête  contre  les  murs.  Les  ardeurs,  les  énergies,  les  révoltes 
de  sa  jeunesse,  les  forces,  les  regrets,  les  espérances  de  son 
âge  mûr,  les  tendresses  de  son  cœur,  les  rêves  de  son  esprit, 
son  passé  sans  joie,  son  avenir  sans  but,  ses  souvenirs  amers 
ou  joyeux,  tout  ce  qui  dormait  depuis  si  longtemps  presque 
inconnu  de  lui-même,  au  fond  de  son  cœur,  tout  ce  qu'il 
avait  étouffé,  apaisé,  oublié,  comprimé  jusque-là  avec  tant  de 
peine,  se  réveillait  soudain,  hurlait,  se  tordait,  rugissait, 
brisait  le  frein,  bondissait  hors  de  lui,  s'exhalait  en  plaintes 
désespérées,  en  cris  de  fureur,  en  appels  déchirants  de  mère 
qui  a  perdu  son  enfant. 

La  tempête  se  rassasia  enfin  de  sa  propre  violence  et  s'a- 
paisa quand  elle  eut  entièrement  dévasté  cette  âme  en  en 
déracinant  toutes  les  illusions,  toutes  les  tendresse  et  la  lais- 
sant vide,  désolée,  aride  comme  un  désert.  Le  calme  qui 
suivit  fut  encore  plus  affreux. 

Farouche,  Urbain  regarda  en  face  sa  destinée,  et  se  dit 
avec  un  ricanement  de  désespéré  : 

— Heureusement  que  quand  on  n'a  plus  rien  en  ce  monde, 
on  peut  le  quitter  ! 

La  voix  de  son  père,  aiguë  et  gémissante,  vint  l'arracher 
à  lui-même.  Le  vieillard  réclamait  impérieusement  son 
déjeuner  et  s'étonnait  du  retard  de  son  fils. 

Le  vieux  Laurent,  qui  pressentait  une  catastrophe,  vint 
frapper  timidement  à  la  porte  d'Urbain  en  l'avertissant  que 
M.  de  Lamothe  était  à  table. 


LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINE  503 

Pour  la  première  fois,  Urbain  se  souvint  que  son  père  ne 
savait  encore  rien.  Le  vieillard  avait  depuis  si  longtemps 
abdiqué  les  sentiments  et  les  devoirs  de  son  rôle  paternel 
qu'il  fallait  toujours  à  ses  enfants  un  effort  de  mémoire  pour 
lui  en  reconnaître  les  prérogatives. 

La  communication  qu'Urbain  ne  pouvait  plus  différer  ne 
fut  pas  un  des  épisodes  les  moins  pénibles  de  cette  doulou- 
reuse journée. 

Le  vieillard  se  répandit  en  lamentations  sur  les  inconvé- 
nients résultant  pour  lui-même  de  cette  catastrophe,  se  plai- 
gnant amèrement  que  ses  enfants,  pour  lesquels  il  s'était 
toujours  sacrifié,  n'eussent  jamais  voulu  écouter  ses  conseils. 
Qu'est  ce  qu'Henri  avait  été  faire  au  Tonquin?  Pourquoi 
ne  l' avait-il  pas  consulté  avant  de  s'exposer  à  des  dangers 
inutiles?  Il  n'avait  trouvé  que  ce  qu'il  cherchait...  Et 
maintenant  c'était  lui,  le  pauvre  père,  vieux  et  souffrant,  qui 
payait  cette  imprudence  par  des  émotions  capables  d'attrister 
et  même  d'avancer  la  fin  de  ses  jours.  Ce  pauvre  garçon 
n'avait  jamais  été,  d'ailleurs,  qu'un  cerveau  brûlé,  un  fils 
sans  respect ,  sans  soumission . . . 

Urbain,  du  reste,  était  pis  encore.  N'avait-il  pas  usurpé 
le  rôle  de  son  père,  le  reléguant  dans  l'ombre,  où  il  souffrait 
en  silence,  trop  fier  pour  se  plaindre?. . .  Cette  usurpation 
d'un  droit  sacré,  auquel  on  n'attente  jamais  en  vain — non, 
jamais  ! — était  la  cause  première  de  ce  qui  arrivait  aujour- 
d'hui. Urbain  avait  perdu  son  frère  en  le  détournant  de  la 
déférence  filiale,  en  l'accoutumant  à  ne  prendre  conseil  que 
de  son  aîné.  Et  quels  conseils,  grand  Dieu  !  Pour  sûr, 
c'était  Urbain  qui  l'avait  envoyé  au  Tonkin  !  Quelle  res- 
ponsabilité !  Lui,  le  père  offensé,  il  s'en  lavait  les  mains, 
Dieu  merci!  Il  pardonnait  même  à  Henri,  pauvre  enfant! 
Mais  Urbain  était  trop  coupable.  Et,  non  corrigé  par  cette 
catastrophe  dont  il  était  la  vraie  cause,  il  continuait  d'ex- 
ercer à  tort  et  à  travers  une  autorité  qu'il  accaparait.  Ne 
venait-il  pas  encore,  avec  un  manque  de  cœur  et  de  tact  qui 
eût  sauté  aux  yeux  de  tout  autre,  de  se  permettre  d'ouvrir 
une  lettre  qui  ne  lui  était  point  adressée,  et  de  se  rendre  au 
ministère  sans  même  prévenir  son  père,  le  premier,  le  seul 
qui  fût  à  considérer  là-dedans;  car,  enfin,  qu'est-ce  que  la 
douleur  d'un  frère  auprès  de  celle  d'un  père?. . . 

Du  reste,  Urbain  n'avait  même  pas  été  capable  de  se  faire 
montrer  la  dépêche,  de  savoir  quelques  détails. . . ,  il  n'avait 
pas  même  songé  à  en  demander. . . 


504  LA  REVUE  FRANCO-AMÉRICAINB 

Froid,  navré,  écœuré,  Urbain  laissait  passer  ce  torrent 
d'égoïsme.  De  tout  ce  qu'avait  dit  son  père,  il  ne  retint  que 
les  derniers  mots. 

— C'est  vrai,  dit-il,  je  n'ai  su  aucun  détail.  Je  retournerai 
demain  au  ministère,  à  moins  que  vous  ne  vouliez  bien  y 
aller  vous-même ... 

Le  vieillard  repartit  de  plus  belle  : 

— A  son  âge  !  avec  sa  bronchite  !  l'exposer  aux  émotions 
d'une  course  pareille  !  aux  courants  d'air  !  Lui  refuser  le 
moindre  des  égards  qu'on  accorderait  au  dernier  des  étran- 
gers dans  une  situation  aussi  douloureuse  !  Ah  !  l'on  était 
bien  malheureux  d'être  vieux,  malade,  abandonné  à  la  merci 
d'un  fils  sans  délicatesse  ! 

Urbain  ne  put  retourner  au  ministère  que  le  surlendemain. 
Une  fièvre  violente  l'avait  saisie,  mais  la  prostration  qui  suc- 
céda lui  procura  quelques  heures  de  repos  forcé,  au  sortir 
desquelles  il  se  trouva  plus  calme.  Son  malheur  l'écrasait, 
mais  ne  le  surprenait  plus.  L'huissier  le  reconnut  à  peine. 
Pendant  ces  deux  jours,  ses  tempes  avaient  grisonné,  son 
corps  maigre  s'était  voûté  ;  des  plis  amers  formés  dans  son 
visage  et  l'accent  brisé  de  sa  voix  lui  donnaient  dix  ans  de 
plus. 

Le  même  colonel  le  reçut  et  lui  communiqua  la  dépêche 
officielle  annonçant  le  décès  du  lieutenant  Henri  de  Lamothe , 
mort  en  arrivant  à  l'hôpital  de  Hanoï  d'une  blessure  reçue 
dans  une  escarmouche  contre  les  pirates.  La  dépêche  se 
terminait  ainsi:  "La  veuve  et  l'enfant  du  lieutenant  de 
Lamothe  seront  prochainement  embarqués  à  destination  de 
Marseille  à  bord  du  Sydney,  sur  lequel  leur  passage  est 
assuré." 

Cette  dernière  phrase  plongea  Urbain  dans  une  profonde 
stupéfaction. 

— Mais,  objecta-t-il,  le  lieutenant  de  Lamothe  n'a  jamais 
été  marié  ! 

Le  colonel  relut  la  phrase. 

— Vous  êtes  sûr  que  Monsieur  votre  fils?... 
-Ce  n'est  pas  mon  fils,  c'est  mon  frère. . .   Il  n'était  pas 


marie. 


(A  suivre.) 


TABLE  DES  MATIERES 


TOME    PREMIER 


(  Nos.  I  à  VI  ) 


A  Page 

Anti  alcoolisme — Ce  que  boivent  les  savants,  les  écrivains,  les  artistes. .  72 

Action  (V)  Sociale  Catholique  et  son  journal 75 

Aux  Canadiens  des  Etats-Unis  (poésie) 241 

A  propos  d'immigration  française 367 

After  the  minier  (poésie) 425 

Acadiens  et  Canadiens-français,  discours  de  Mgr  O.  E.  Mathieu 470 

B 

Bibliographie  :  Hull,  son  origine,  ses  progrès,  son  avenir 237 

Dictionnaire  historique  des  Canadiens  et  des  métis  français  de  l'Ouest .  239 

C 

Chez  le  pharmacien,  (Nouvelle) 216 

Chronique  artistique  : — Le  concert  de  Berthe  Roy  à  Québec 320 

Canada  {Le)  et  son  immigration 335 

Convention  acadienne 359 

Centenaire  (Le  IHe)  de  Québec 368 

Comment  se  développe  une  province  par  l'agriculture 443 

Congrès  acadien  (Le) 475 

D 

Discours  (Un)  franco-américain  : — M.  Pothier,  de  Woonsocket,  R.  I. . .  179 


E  Page 

Espagne  (L')  catholique  et  le  progrès 329 

Elections  fédérales 480 

Entre  chien  et  loup,  (Nouvelle) 489 

En  deux  mots  (Roman) 405  à  408,  499  à  504 


Forestiers  Indépendants  : — Question  de  taux  et  de  garanties 183 

François  Coppée 266 

Fréchette  (Louis) 268 

Fraternité  (La)  latine 362 

Fêtes  (Les)  de  1908  à  Québec  et  V impérialisme  anglais 427 

G 

Grève  (La)  générale  en  France 477 

H 

Hallo,  Sam  !  (Revue  fantaisiste) 43 

Histoire  des  acadiens  (U)  : — Comment  on  l'a  écrite 463 


Idée  de  Mlle  Jeanne  (U),  (Roman) 

65  à  71,  150  à  160,  220  à  236,  321  à  328,  391  à  404 

Incident  de  Toulon  (U) 479 


Journalisme  Canadien-français,  (I) 169 

(II) 252 


La  littérature  canadienne  et  les  Franco-Américains 9 

La  religion  et  les  assimilateurs,  dans  la  N.-A 82 

L'Indépendance  du  Canada  français  : — Un  beau  et  bon  livre 89 

La  puissance  de  V association  et  la  faiblesse  des  classes  laborieuses 94 

Le  premier  phonographe  (Nouvelle) 143 

Les  tentatives  d'assimilation  dans  la  Nouvelle  Angleterre  et  leurs  résultats.  161 

La  société  neutre  au  double  point  de  vue  national  et  religieux 244 

L'Envers  de  l'amour  (un  article  du  "  Sun  ") 269 

laquelle  des  deux  (Saynète) 385 


M  Page 

Monument  Laval  (Le).: — Une  fête  vraiment  nationale  pour  les  Cana- 
diens-français   79 

Mascarade  de  lettres 177 

Mgr  Paul  Eugène  Roy 182 

Macédoine  (La)  et  les  capitulations 476 

P 

Projet  (Un)  vice-royal  : — L'Ange  de  la  Paix  et  les  Plaines  d'Abraham.  .  77 

Politique  anglaise  : — La  retraite  de  M.  Campbell-Bannerman 122 

Les  idées  en  France  : — Les  droits  des  morts  jugés  par  juifs  et  protestants.  123 

L'Ange  de  la  Paix  sur  la  citadelle 124 

Les  droits  du  français  : — Une  pétition  de  l'A.  C.  J.  C.  F 126 

Fonctionarisme  : — Les  examens  de  concours  et  les  services  de  l'adminis- 
tration   127 

Le  théâtre  à  Québec  : — Interdiction  d'une  pièce  de  Sardou 128 

Perditio,  (Nouvelle) . 147 

Protestantisme  (Le)  et  tes  Franco-Américains 185 

Petite  France  (Un  drame) 256 

Pornographie  et  licence  au  théâtre 271 

Pages  oubliées  : — Le  clavecin 370 

Prise  de  voile  (poésie) 375 

Q 

Québec  : — Aperçu  historique 21 

Aspect  général 104 

Terrasse  Dufferin! 106 

Les  monuments 109 

Eglises  et  couvents 190 

Edifices  publics,  hôpitaux,  etc 274 

Quarante  minutes  de  retard  (saynète) 377 

R 

Réponse  des  faits  : — Supériorité  des  Anglo-Saxons  et  les  Canadiens- 
français  dans  la  Province  d'Ontario 172 

S 

Sentiment  (Le)  national  dans  la  mutualité 13 

Scollard  (Mgr)  et  les  Canadiens-français  de  son  diocèse 363 


T  Page 

Troisième  (Le)  Centenaire  de  Québec  et  le  projet  de  Grey 188 

V 

Vieux  articles  et  vieux  ouvrages  : — La  dette  des  Etats-Unis  envers  les 
Canadiens-français,  54  ;  Etude  sur  les  Acadiens,  62  ;  les  Canadiens 
de  l'Ouest,  131,  207  ;  Notes  historiques  sur  l'Eglise  catholique  dans 
l'Orégon,  136  ;  Notre-Dame  des  Canadiens  et  les  Canadiens  des 
Etats-Unis,  139  ;  Un  article  "de  "  L'Abeille  "  publié  en  1849  sur 
l'immigration  des  Canadiens-français  aux  Etats-Unis,  315  ;  Les 
Canadiens-français  de  l'Etat  de  New- York,  (discours,  1884),  349  ; 
Mémoire  sur  la  situation  des  Canadiens-français  aux  Etats-Unis  de 
l'Amérique  du  Nord, '. 482 

Vie  franco-américaine  : — L'hon.  A.  J.  Pothier,  de  Woonsocket 361 

Z 
Zola  au  Panthéon %te 273 


AP       La  Revue  franco- américaine 


21 

RA5 
t.l 


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