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La Revue
Franco- Américaine
LA SOCIETE DE
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
27 RUE BUADE, QUEBEC.
La Revue
Franco- Américaine
Première année.
Tome I. Avril 1908. !
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Québec.
27 rue Buade.
flp
Personnages en vue
S
SIR L. A. JETTE
Lieutenant-Gouverneur de la province
de Québec.
■■
LE TRÈS HONORABLE SIR WILFRID LAURIER
Premier Ministre du Canada.
L'HONORABLE LOMER GOUIN
Premier Ministre de la province de Québec.
L'HONORABLE A. TURGEON M. GEORGES GARNEAU
Ministre des Terres et Forêts. Maire de Québec.
Membresjde la Commission nommée par le gouvernement fédéral pour l'établisse-
ment d'un parc à Québec et pour la célébration des fêtes du troisième centenaire
de la fondation de Québec.
L'HONORABLE P. H. ROY
L'HONORABLE P. E. LeBLANC
Président de la chambre des députés [ Chef de l'opposition conservatrice, à
de'Jafprovince de Québec, député du l'Assemblée Législative de la province
comté de St. Jean. de Québec, député du comté de Laval.
M. A. GALIPEAULT
Echevin de la ville de Québec et
Président du Comité de Police.
M. L.-A. CARRIER
député par le comté de Lévis au
parlement fédéral.
L'HONORABLE C.-E. DUBORD
conseiller législatif pour la
province de Québec.
M. G.-A. VANDRY
Directeur des Grands Magasins
Z. Paquet.
L'HONORABLE JUGE BOSSÉ
Juge de la Cour du Banc du Roi.
L'HON. L. A. TASCHEREAU
Ministre des Travaux Publics et du
Travail de la province de Québec.
SIR FRANÇOIS LANGELIER
Juge en chef division de Québec de la
j Cour Supérieure.
M. GEORGES TANGUAY
"Ex-Maire de Québec, député par le
comté du Lac Saint- Jean à l'as-
semblée Législative de la
province de Québec.
L'Hi
îver a
Québec
LA PECHE A LA "PETITE MORUE.— Cabanon installé sur la glace pour
le bénéfice des pêcheurs. A l'intérieur se trouve l' orifice percé dans la
glace où les pêcheurs jettent l'hameçon.
LTROIS PARFAITS COMPAGNONS.
VIE DE MAQUIGNONS.— "Essayons le poulain !"
COURSE IMPROVISEE.— En route pour le village.
LES PRECURSEURS DES BRISE-GLACE— "Glissez, mortels,
n'appuyez pas ! "
LA GLISSADE EN RAQUETTES.
UN ACCIDENT.
LA BERNE. — Un incident du carnaval. Haut le raquetteur
POUR SAUTER LES CLOTURES LES RAQUETTEURS FONT
LES JEUNES S'AFFIRMENT.
UN JEUNE APPRENTI DE LA
RAQUETTE.
OU LES INTERETS SE PARTAGENT.— (Vieille gravure.)
Avis au public
La Revue Franco-Américaine n'a pas la prétention de combler
une lacune ; elle se contente de prendre tout simplement sa place
au sole il, en promettant de se rendre utile, et avec l'espoir d'atti-
rer l'attention des Canadiens-Français, qu'ils habitent le Canada
ou les Etats-Unis, sur certaines questions d'un intérêt national.
Les fondateurs, en en faisant une revue littéraire, économique
et sociale, manifestent, sans doute, l'intention d'aborder un
nombre très varié de sujets, comme on pourra le constater par
le programme-prospectus publié dans le présent numéro.
Mais leur but principal, est de concentrer plus spécialement
leurs efforts sur les questions d'intérêt pratique qui affectent
d'une façofr plus immédiate notre organisation nationale, nos
devoirs comme race, nos états de services et les droits qu'ils
nous confèrent, en un mot, notre rôle comme race française.
Les développements merveilleux que prend chaque jour notre
pays, la marée montante de l'immigration qui envahit les
vastes plaiies de l'ouest et déplace d'année en année le centre
de notre activité nationale sont des avertissements que les
maîtres du sol ne peuvent feindre d'ignorer, et cela, les membres
du groupe français moins que les autres. C'est le progrès qui
passe ; il faut le suivre ou se résigner à être infailliblement
écrasé par lui. Quel rôle voulons-nous jouer, quelle position
voulons-nous occuper dans ce XXième siècle qu'on nous montre
si plein de promesses ? Nous ne pouvons répondre à cette
question qu'en consultant notre passé, en nous demandant si nous
avons marché du même pas que ceux qui nous entourent et, si
nous, nous sommes h issésdevi ncer, en recherchant les moyens
à prendre pour rejoindre la colonne principale de la nation.
L'étude de nos questions économiques au point de vue
canadien-français nous révélera plus d'un état de choses à
améliorer, plus d'une situatioa à corriger, plus d'un programme
à compléter. S'il est vrai, et rien ne prouve que ce ne soit pas
vrai, qu'une race, pour être puissante, " doit posséder les ins-
titutions qui reçoivent ses épargnes ", nous étudierons à ce
point de vue les causes de nos succès et de nos échecs. Nous
verrons si, dans notre monde financier, nous occupons la position
que nous garantissait notre titre de maîtres du sol. Où est
allée notre épargne, quelle est l'importance de nos banques.
6 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
de nos institutions financières comparées aux institutions fon-
dées par ceux qui sont arrivés bien après nous dans le pays ?
Les sociétés nationales sont une source de force, un moyen
d'action que personne n'ose plus mettre en doute. Qu'est-ce
que nous avons fait sous ce rapport ?
L'étude de cette question nous permettra de constater les
progrès de la mutualité parmi nos populations, puis aussi, de
reconnaître que si la fraternité ne nous a pas laissés indifférents,
elle nous a trop souvent poussés à d'étranges égarements.
On verra là comment notre influence a été livrée à nos adver-
saires, et quels moyens nous devons prendre pour la reconquérir.
Les Canadiens des Etats-Unis
Les différents articles de notre programme-prospectus em-
brassent toute l'action canadienne-française dans l'Amérique
du Nord, et partant une attention spéciale sera accordée au
vigoureux rejeton de notre race qui a déjà poussé de profondes
racines, à côté de nous, dans la fiévreuse république américaine.
Et il ne sera pas sans intérêt, pour les fervents de la cause
nationale, d'étudier dans les détails l'œuvre splendide accom-
plie dans la république américaine par 1,500,000 des nôtres ;
de voir comment ils savent prouver leur loyauté envers le
drapeau et les institutions de la république, tout en restant
attachés à leur foi, leur langue et leurs coutumes ; faisant
lentement la conquête d'une large place dans la politique, le
commerce et l'industrie de leur nouvelle patrie ; S3mant par
centaines les écoles, les églises, les sociétés de bienfaisance et
de secours mutuel dans la Nouvelle- Angle terre, se montrant
partout les plus fermes soutiens de l'Eglise en dépit, trop
souvent, du mauvais vouloir de ceux-là mêmes qui auraient
dû les encourager et les aider dans la réalisation de leur idéal.
Cinquante années de luttes pour l'existence et pour la foi, cin-
quante années de progrès malgré la persécution religieuse,
voilà ce que La Revue Franco-Américaine se fera un devoir de
raconter et de mettre en pleine lumière. Et cette tâche, on le
sait, lui sera rendue d'autant plus facile et d'autant plus
agréable que son directeur aura, pour l'aider, les souvenirs de
plusieurs années de travaux et de luttes au milieu même de ce
groupe vigoureux et si profondément patriotique.
Nous présentons donc au public, avec confiance, cette Revue
Franco-Américaine dont le seul but est d'être utile et dont la
devise, à l'égard de nos compatriotes, sera celle d'un roi fameux:
" Je sers ". — La Direction.
Programme-prospedlus
La Revue Franco-Américaine traitera de toutes les actualités
littéraires, historiques, artistiques, sociales, etc., roman, nou-
velles.
Les questions inscrites à son programme comme sujets spé-
ciaux d'étude peuvent se subdiviser comme suit :
Economie Politique : Finance, industrie, capital, travail,
ressources naturelles du pays, moyens de les exploiter, unions
ouvrières, syndicats de patrons, production, répartition et'
consommation des richesses, économie rurale.
II
Mouvement Social et Religieux : Influence du Christia-
nisme dans le développement du Nouveau Monde, conditions
du catholicisme au Canada et aux Etats-Unis au point de vue
de l'élément canadien-français, influence de la religion pour la
conservation des races, leurs droits, leurs œuvres, leurs espé-
rances ; progrès et échecs de l'Eglise dans l'Amérique du Nord
avec causes et remèdes à apporter ; anti-alcoolisme, hygiène,
économie sociale, etc.
III
Histoire : Recherches historiques établissant le rôle joué
jar l'élément français en Amérique, puis, d'une façon plus
générale, par l'élément latin dans les deux hémisphères ; his-
toire des groupes français du continent tant au Canada que dans
la République Américaine, depuis les découvreurs jusqu'à nos
jours.
IV
Politique : Rôle des races dans la formation des groupes
ethniques de l'Amérique du Nord, le Canada et les Etats-Unis,
8 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
mœurs politiques, constitutions, préjugés, conception de la
liberté, droits des gens, etc., administration fédérale et pro-
vinciale.
V
Mutualité: Organisation et fonctionnement des sociétés
de bienfaisance et de secours mutuel, évolution des systèmes,
responsabilités encourues, échecs, succès, moyens à prendre
pour assurer l'avenir, 'statistiques de vitalité et de mortalité,
etc., le principe national et religieux dans la mutualité, erreurs
commises sous ce rapport dans le passé, l'association comme
moyen d'action, etc.
VI
Patriotisme : Rôle que peut jouer la race canadienne-
française sur le continent, sa mission, son développement au
milieu de circonstances adverses, les vertus civiques qui font
sa force, la conscience qu'elle doit avoir de sa dignité et de son
droit d'égalité avec ses voisins ; le rôle joué par 1,500,000 des
nôtres dans la civilisation américaine, etc.
La Revue, essentiellement consacré9 aux intérêts canadiens-
français, s'efforcera, en outre, de tenir ses lecteurs au courant
du mouvement des idées dans le monde, en accordant une
attention plus spéciale aux relations de notre groupe avec la
mère patrie — de là son titre de Revue Franco- Américaine.
Philosophie, littérature, économie politique, histoire, religion,
voilà en résumé et à grands traits quels seront les sujets qui
lui donneront le ton et le but de son travail.
Ajouter à cela la chronique des modes, des arts libéraux, du
commerce, des opérations de bourses, banques, assurances de
vie, etc.
La Revue sera catholique.
La Littérature canadienne et les Franco-
Américains
Des relations qui ont existé de tout temps entre les cana-
diens de notre vieille province et ceux des Etats-Unis, les
relations littéraires sont peut-être les plus fortes et les plus
constantes.
Les Franco-Américains de la Nouvelle Angleterre lisent
nos journaux et nos revues, ils achètent nos livres, ils vont
entendre les conférenciers que nous leur envoyons.
Et on peut presque dire qu'ils se sont, en maintes occa-
sions, montrés plus soucieux de tout ce qui touche à nos pro-
ductions littéraires, que nous ne l'avons fait nous-mêmes au
Canada.
Evidemment, — ces productions littéraires étant relative-
ment rares, j'assimile ici à la littérature, ce qui n'y touche
que de loin et de très loin parfois, nos journaux ou nos con-
férenciers.
Mais, sous quelque forme que ce soit, il n'en est pas moins
vrai que tout cela leur apporte quelque chose de notre pensée,
de la forme que nous tâchons de lui donner; et tout cela,
c'est littérature, jusqu'à un certain point.
Si vraie, si réelle est cette communauté de sentiments lit-
téraires et d'intérêts artistiques, parmi les canadiens des
deux côtés de la frontière, que M. Abder Halden, en ses
essais de critique sur notre littérature, a consacré tout un
chapitre à Henri d'Arles, un écrivain de la Nouvelle-An-
gleterre que nous connaissions déjà en la province de Québec
et dont nous avons avec joie accueilli la fraternité.
31 y a là, croyons-nous, une nouvelle raison d'espérer en
l'avenir de notre littérature ; et l'aide que nous pouvons at-
tendre de nos compatriotes des Etats-Unis est aussi assuré
qu'important.
Dans ma courte carrière d'écrivain canadien-français, j'ai
toujours remarqué avec une certaine philosophie que nos
10 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
efforts littéraires sont soulignés plus fortement, et reconnus
plus librement par ces confrères d'outre-frontière.
Et je n'hésite pas à dire que les éloges les plus spontanés
et les plus forts nous viennent très souvent des journaux
franco-américains .
Et cela s'étend à ceux qui nous ont précédés.
Tandis qu'au Canada, au sein même du petit cercle de lit-
térateurs qui luttent entre deux bouchées de vie quotidienne,
on renie notre passé littéraire pour se donner l'air d'avoir
tout inventé, dans la Nouvelle- Angleterre , nos œuvres sont
plus lues, plus goûtées, moins oubliées : je parle là des œuvres
de quelques-uns de nos vieux écrivains, poètes et historiens,'
chroniqueurs et romanciers, qui sont encore les meilleurs
souvenirs de notre histoire littéraire.
De plus, si l'on aime à nous lire, chez ces compatriotes de
là-bas, c'est surtout quand nous traitons du pays, de nos tra-
ditions, de notre langue et de nos espoirs.
Je crois que l'on a peu souci, en ces petites villes éton-
nantes de l'est américain, de nos imitations plus ou moins
colorées de cette école névrosée dont la France nous envoie
périodiquement quelques échos.
Ce qui convient à un peuple jeune comme le nôtre, à un
peuple dont les premiers développements demandent des
efforts virils et énergiques, ce ne sont pas une versification
d'hôpital et des impressions sublimées dans le vague et l'in-
défini.
C'est une littérature saine et vigoureuse, germée au pays.
Nous l'avons déjà dit et nous le maintenons ; l'influence
de certaines tendances littéraires de la France actuelle ;e
peut qu'être préjudiciable à nos jeunes écrivains.
Elles les éloignent du milieu où nous vivons, pour les porter
à des .enthousiasmes et à des visions que la plupart des nôtres
ne peuvent comprendre; ou si nous les comprenons, l'imi-
tateur n'ayant pas cessé d'être le "servile pecus" dont parlait;
Horace, elles ne peuvent nous intéresser vraiment que pour
•des raisons d'estime ou de sympathie, qui n'ont qu'un
caractère littéraire très vague.
Je ne crois pas qu'il y ait possibilité d'une littérature
nationale qui ne soit pas basée sur une communion d'idées
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 11
«t de tendances entre l'écrivain et les lecteurs auxquels il
s'adresse. . .
Et c'est précisément parce que les Franco-Américains ont
continué à aimer ce qui, dans nos œuvres littéraires, leur
parle du Canada, que nous pouvons compter sur eux pour
développer une littérature canadienne.
* * *
On a en maintes occasions, signalé les obstacles auqueh
se heurtent les espoirs de ceux qui ont foi en cet avenir : la
comparaison des œuvres françaises, la dualité des langues au
Canada, la nécessité du pain quotidien à laquelle ne saurait
répondre le seul travail littéraire au Canada, la disproportion
entre l'éducation du peuple et l'érudition graduelle de nos
écrivains, et autres.
Mais nous ne devons pas non plus faire preuve d'impa-
tience.
Nous voyons dans l'histoire que le développement artis-
tique a toujours suivi, chez les peuples, le développement
économique.
Ce n'est que lorsqu'un peuple a acquis surabondamment
de richesses, qu'il peut se payer le luxe d'une vaste société
d'écrivains et d'artistes.
Aussi, — quoique ceux que leur destinée pousse invincible-
ment aux arts ne doivent .pas s'en détourner, — à l'heure
actuelle il importe surtout que nous travaillions à procurer,
par l'amélioration constante des méthodes de culture, par
une poussée commerciale et industrielle intense, notre puis-
sance, notre vitalité économiques.
Et c'est là matière d'éducation, éducation par l'école et
éducation par la presse.
Tandis qu'une classe choisie d'écrivains continuera nos
traditions littéraires et que les lecteurs grandiront en nom-
bre, d'année en année, nos progrès économiques rendront
possible notre épanouissement littéraire.
Il faut d'abord que nous apprenions à être puissants de la
force qui fait les peuples; l'exploitation intelligente de leurs
ressources.
Ce n'est que lorsque nous aurons conquis cette puissance
que nous pourrons espérer la puissance littéraire et artistique.
En attendant, soyons soucieux du peu que nous avons et
n'oublions pas dans quelles conditions nous l'avons acquis.
12 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Ne méprisons pas notre passé littéraire : aimons-le pour la
sincérité de l'effort et le caractère national qu'on y retrouve.
Et continuons de marcher dans cette voie, qui peut nous
mener quelque part, au lieu de nous arrêter à cueillir sur le
bord de la route quelques pâles fleurs, dont la graine est
venue en notre terre' apportée sur les ailes d'un vent loin-
tain, et qui n'auront de parfum qu'un jour.
Il nous faut une littérature nationale, qui exprime l'idéal
commun des Canadiens de notre . province et des Franco-
Américains de la Nouvele-Angleterre : travaillons-y dès
maintenant, sans nous lasser. Et n'oublions pas que notre
développement économique est essentiellement nécessaire à
ce développement littéraire.
Il y a là un vaste champ pour nos éducateurs.
Fernand Rinfret
Le sentiment national dans le mutualité
C'est de toutes les questions d'intérêt national celle qui,
nous ne savons trop pourquoi, attire le moins l'attention de
nos compatriotes. Et, lorsque nous affirmons cela, nous tenons
compte de ce qui a été fait de bien dans ce sens parmi les nôtres.
Comme question de fait, la mutualité est fort en honneur
dans la plupart de nos villes et de nos centres, mais elle l'est
surtout à cause de ses avantages matériels. A tel point que,
peu à peu, elle est devenue une question de boutique, une mar-
chandise que les recruteurs colportent pour le compte du plus
offrant, sans se soucier des principes de haute portée morale
qui s'y rattachent, quelquefois même sans s'inquiéter du côté
matériel dont on ne voit pas, ou dont on ne veut pas voir, les
éléments de faiblesse et d'incertitude. Le travail, alors, au
lieu d'avoir ce caractère de bienfaisance et de patriotisme dont
il a besoin pour être complet et vraiment mutualiste, ne s'arrête
plus que devant une formule : recruter des membres, recruter
des membres à tout prix.
Limiter ainsi la question c'est ouvrir la porte toute grande à
des abus tous les jours plus nombreux, sans compter que c'est
jeter inconsidérément sur le bord du chemin un de nos plus
sûrs moyens d'activité nationale. On le comprendra mieux
lorsqu'on aura mesuré toute la profondeur de l'abîme creusé
chez nous par l'œuvre néfaste d^s mutualités cosmopolites.
C'est une idée de ralliement national et d'action patriotique,
— j'allais dire que c'est l'instinct de la conservation — qui inspira
à Ludger Duvernay la fondation de notre société St Jean-
Baptiste, la première de nos mutualités canadiennes-françaises.
Encore, cette société n'est-elle qu'une mutualité essentielle-
ment et exclusivement patriotique parce qu'elle n'a pas encore
songé à étendre son action jusqu'au secours mutuel qui est
pourtant son corollaire naturel et nécessaire. Mais, à l'époque
de sa fondation et plus tard, lors de sa réorganisation, on ne
songeait qu'au besoin immédiat de créer une idée nationale en
vue de luttes futures, puis aussi de fournir un point de ralliement
aux esprits quelque peu troublés par les tragiques événements
de 1837-1838. On cédait surtout devant la nécessité de se
sentir les coudes, de grouper les volontés, de retremper les
14 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
courages en montrant les rangs plus serrés et plus forts pour
la luttrî, d'établir entre les cœurs les liens indissolubles d'une
amitié jurée en face des mêmes idéaux et des mêmes dangers.
Ce fut une œuvre splendide qui répondit parfaitement à la
pensée de ses fondateurs et donna des fruits abondants. Que
le temps, et avec le temps, des conditions nouvelles de vie
sociale et nationale aient indiqué qu'il fallait étendre plus loin
une sphère qui ne suffit plus aux besoins de notre époque, c'est
ce qui est peut-être encore discutable. C'est, dans tous les cas,
ce qu'il serait temps de discuter. Nous aurons, du reste, l'oc-
casion de poser ce problème devant nos lecteurs dans une
étude subséquente.
Pour le moment, qu'il nous suffise de noter les circonstances
dans lesquelles les patriotes ont songé à s'armer de l'association.
Un peu plus tard, et sur un terrain où les luttes n'ont pas
cessé d'être ardentes, les Canadiens-français émigrés aux Etats-
Unis demandèrent à la société mutuelle la cohésion indispen-
sable pour revendiquer des droits imprescriptibles et sauver du
naufrage le dépôt sacré de la foi et des traditions ancestrales.
Les conditions économiques particulières où ils se trouvaient
de l'autre côté des frontières les portèrent à organiser une
œuvre qui, tout en réunissant toutes les qualités patriotiques
des organisations connues au pays, offraient à leurs familles,
sous forme de secours matériels, la protection qu'ils en atten-
daient dans un domaine purement moral. C'est que le besoin
de s'aider les uns les autres dans la lutte pour la vie apparaissait
à leurs yeux aussi impérieux que la nécessité de grouper leurs
forces pour revendiquer, trop souvent contre des coreligion-
naires, des privilèges que la très large constitution "américaine
ne leur défendait pas de réclamer. D'autre part, ils eurent
bientôt sous les yeux, surtout depuis 1868, l'exemple de leurs
concitoyens d'autre origine multipliant dans tous les Etats des
sociétés populaires sous des noms plutôt pompeux qui révé-
lèrent plus tard des tendances quelquefois troublantes.
Mais les Franco-Américains — c'est le nom dont se réclament
aujourd'hui nos compatriotes des Etats-Unis — n'avaient pas
attendu que cet exemple leur fût donné pour se mettre eux-
mêmes à l'œuvre et pour organiser chez eux le secours mutuel
et la défense de la nationalité. En 1868, alors que fut fondée
la première société de bienfaisance américaine, les nôtres pos-
sédaient déjà une vingtaine, ou tout près, de sociétés de secours
mutuel parfaitement organisées et donnant les premiers indices
d'un développement qui devait, durant les vingt-cinq années
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 15
qui suivirent, prendre des proportions formidables. La plus
vieille de leurs sociétés de St. Jean-Baptiste, celle de New York,
qui vit encore, fut fondée en 1850. Ils avaient la société de
Lafayette, en 1848, à Détroit, Michigan. Avant même 1840,
Ludger Duvernay publiait un journal français dans le Vermont,.
à St-Albans.
La liste suivante des sociétés franco-américaines, toutes fon-
dées avant 1870, nous prouve que le mouvement mutualiste
parmi les nôtres, quels que fussent les motifs qui lui donnèrent
naissance, était déjà sérieux et plein de promesses pour l'avenir:
1848. — Société de Bienfaisance Lafayette, Détroit Mich.
1850. — Société St- Jean-Baptiste, New York.
1859.— Société St-Joseph, Burlington, Vt.
1860.— Société St-Jean-Baptiste, Oswego, N. Y.
1864. — Société St-Jean-Baptiste, Pittsfield, Mass.
1864. — Société St-Jean-Baptist 3, Springfield.
1865. — Société St-Jean-Baptiste, West Meriden, Cona.
1867.— Société St-Jean-Baptiste, Biddjford, Main'1.
1867. — Union Canadienne-Française St-Paul, Minn.
1868. — Société St-Jean-Baptiste, Lowell, Mass.
1868. — Société St-Jean-Baptiste, Worcester, Mass.
1868. — Société St-Jean-Baptiste, Woonsocket, R. I.
1868. — Association Canadienne-Française, Concord, N. Y.
1868.— Société St-Jean-Baptiste, Burlington, Vt.
1868.— Société St-Jean-Baptiste, Cohoes, N. Y.
1868.— Société St-Joseph, Cohoes, N. Y.
1868. — Association St-Jean-Baptiste, Albany, N. Y.
1869.— Société St-Jean-Baptiste, Fall-River, Mass.
1869. — Société St-Jean-Baptiste, Marlboro, Mess.
1869. — Société St-Jean-Baptiste, Vergennes, Vt.
1869. — Institut Canadien-Français, Biddeford, Maine.
Et nous en omettons d'importantes afin de ne pas donner à
cette énumération des proportions par trop considérables.
En résumé, l'idée mutualiste a suggéré aux Franco- Américains
la fondation de sociétés qui, groupées par décades, se repar-
tissent comme suit : 21 de 1860 à 1870 ; 52 de 1870 à 1880 ;
130 de 1880 à 1890. Pendant cette période, l'année 1885 en
fournit 27 à elle seule. Depuis 1890 jusqu'à 1900, le mouve-
ment ne s'est guère ralenti, mais si le nombre des sociétés
nouvelles n'a pas augmenté dans la proportion formidable de
la décade précédente, c'est que, tout d'abord l'émigration
16 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
canadienne-française vers les Etats-Unis devint moins active
et que, d'un autre côté, le zèle des patriotes s'appliqua surtout
à remplir les cadres splendides qu'on avait bâtis pendant les
derniers vingt-cinq ans. Aujourd'hui, dans la Nouvelle-
Angleterre, et même dans l'Ouest, le mouvement des sociétés
a pris une tournure plus pratique, en ce sens qu'il tend à rendre
plus complet le contact entre les groupes, et qu'il est en train
de créer, au moyen d'une foule d'organisations autonomes mais
unies, une force nationale qui imposera le respect et garantira
un avenir que même les plus enthousiastes ne regardaient pas
sans inquiétude.
Les résultats obtenus dans cette direction sont déjà consi-
dérables, à tel point que les Franco- Américains possèdent dans'
leurs sociétés nationales fédératives, l'Union Saint-Jean-Bap-
tiste d'Amérique, l'Association Canado-Américaine et l'Ordre
des Forestiers Franco-Américains, pour citer les trois plus
importantes, des associations dignes de prendre place au premier
rang de la mutualité américaine. Même, l'Union St-Jean-
Baptiste d'Amérique, au dire des commissaires d'assurance de
plusieurs Etats, offre le type le plus complet d'assurance fra-
ternelle qui soit connu aux Etats-Unis. Au Canada, le même
progrès s'est accompli avec les sociétés admirables que sont les
Artisans Canadiens-Français, l'Alliance Nationale, l'Union St-
Joseph, des sociétés qui, disons-le, devraient recevoir l'encou-
ragement unanime de tous les Canadiens-français, tout comme
les sociétés franco-américaines que nous venons également de
nommer devraient pouvoir compter sur l'appui unanime et
enthousiaste de tous nos compatriotes établis de l'autre côté
de la frontière. De là à établir, au moyen de nos sociétés, des
relations plus intimes et surtout plus suivies entre ces deux
groupes égaux de notre nationalité il n'y a qu'un pas, et ce
pas ne saurait plus être fait trop tôt.
Si les limites de cet article nous le permettaient, nous prou-
verions facilement qu'au strict point de vue financier, que par
la force même de leurs systèmes et les garanties qu'elles offrent
à leurs membres, nos sociétés nationales ne laissent pas même
aux amants de la mutualité cosmopolite l'excuse d'avoir cherché
ailleurs des avantages qu'ils ne trouvaient pas chez eux. Mais
cette étude nous entraînerait trop loin. D'ailleurs, l'idée
même qui a présidé à la fondation des sociétés de secours
mutuel nationales, devrait suffire à convaincre que c'est de
leur côté que nous devons diriger nos efforts, que c'est sous leur
bannière que nous devons chercher secours et protection.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 17
D'autant plus qu'en agissant ainsi nous contribuons à consolider
les forces de notre race et que nous faisons, pour ainsi dire,
d'une pierre deux coups. On serait émerveillé, si on pouvait
constater tout ce que nos sociétés ont accompli, au Canada
comms aux Etats-Unis, pour la conservation de la langue et
de la foi chez les nôtres, pour la conservation des coutumes et
des traditions ancestrales, pour la défense des droits du faible,
pour la sauvegarde des intérêts essentiels à notre vie nationale !
Pourtant, si tout cela a pu être accompli pendant que des mil-
liers de compatriotes portaient à des organisations toujours
indifférentes quand elles ne nous étaient pas hostiles, leurs
épargnes et leur dévouement, quel n'eut pas été la splendeur
de l'œuvre accomplie sous l'effort unanime de tous ! C'est une
erreur de jugement, dira-t-on, qui a parmis l'exode de tant des
nôtres vers des mutualités qu'ils ne connaissaient même pas,
mais erreur fatale entre toutes, erreur capable de tuer une race
plus vigoureuse que la nôtre, si nous n'avions eu le contrepoids
de nos organisations propres. Un oubli, diront d'autres.
Qu'importe le nom si le résultat est le même ! " Des peuples,
dit Montesquieu, sont tombés des plus hauts sommets de la
civilisation à la ruine et à la servitude pour s'être abandonnés
pendant deux générations." Depuis deux générations, quels
progrès ont accompli les Canadiens-français ? Il y en a de
notables, mais à quel prix ont-ils été obtenus ?
On aura beau dire, le sentiment de la race ne se dépouille pas
comme un vieil habit. Il n'est pas un accessoire de convention
que l'on puisse sacrifier au premier caprice venu, que l'on puisse
céder devant un intérêt même considérable. Il a poussé dans
le cœur de l'homme des racines trop profondes, il le rattache
par trop de fibres vivantes à ce passé plein d'ancêtres dont il
est la continuation et dont il est, malgré lui, orgueilleux, pour
qu'il ne se sente pas tressaillir éternellement de cette sève qui
le féconde à travers les siècles. Ceux-là mêmes qui le répu-
dient, pour le compte de quelque innovation fascinante, en
sentent encore toute la force, et le premier cri du cœur viendra
démentir les paroles dont ils avaient cru sceller l'apostasie de
leur sang. Les Anglais, qui s'y connaissent, ont dit fort bien :
" Le sang est plus épais que l'eau !" Et on sait si cet axiome
est toujours présent à leur mémoire.
Du reste, les exemples ne manquent pas qui prouvent la
vitalité de ce sentiment plus fort que les révolutions et les
conquêtes, et qu'on retrouve encore dans la cendre éteinte de
tant d'autres choses sacrées, langue, foi, coutumes, traditions,
18 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
emportées dans le tourbillon des circonstances et des conditions
politiques. Les autres disparaissent, celui-là reste. Après
plusieurs siècles d'évolution, de progrès nr.téiiel et de change-
ments incessants, nous retrouvons encore aux Etats-Unis,
vivace et fier, le sentiment de la race proclamé par un chef
d'Etat fameux qui vénère le souvenir épique de ses ancêtres
hollandais établis à New Amsterdam.
Pourquoi croirait-on, après cela, que le sentiment national
est chose futile et qu'on a tort de le faire intervenir dans le
domaine de notre organisation sociale. Nous vouelrions l'en
chasser que nous ne le pourrions pas. Et les mesures que nous
pourrions prendre contre lui ressembleraient beaucoup au pro-
cédé de ce roi de l'antiquité qui voulut enchaîner la mer.
" Le sang est plus épais que l'eau ", dans les organisations
mutualistes comme ailleurs. C'est une vérité que nous ren-
controns tous les jours sur notre route et dont nous ne semblons
pas vouloir faire notre profit.
Le fait que les sociétés de secours mutuel sont des collecti-
vités, indique déjà suffisamment qu'elles agiront d'une certaine
façon selon qu'elles seront composées de membres appartenant
à telle ou telle nationalité. S'il s'agit d'une organisation cos-
mopolite, c'est le groupe national le plus nombreux qui lui
imprimera son caractère. On y distribuera bien, pour l'amour
de l'harmonie, les charges de façon à contenter tous les groupes,
mais la direction immédiate, le rôle prépondérant, est toujours,
réservé au groupe plus nombreux qui s'est donné pour mission
de donner le ton à la société. Qui a jamais prétendu que les
Forestiers Indépenelants n'étaient pas une société essentielle-
ment anglaise ? On ne songe même pas à nier qu'elle appar-
tienne d'assez près, par ses chefs, au groupe maçonnique.
Nous pourrions dire la même chose eles Forestiers Catholiques,
des Woodmen of the World, du Royal Arcanum, des Knights
of Columbus, de la Union Fraternal League, etc. Toutes ces
organisations se réclament d'un principe auquel elles donnent
des accents de clairon et qu'elles résument dans une formule :
" Brotherhood of M?n " (Fraternité de l'homme), une sorte de
réédition de ce cri de " Liberté, Eg ,lité, Fraternité," qui
ouvrit en Europe l'ère sanglante des révolutions et fit de la
déclaration des droits de l'homme le linceul ele la liberté.
Mais la formule était brillante et elle obtint du succès. Les
sociétés qui l'avaient inscrite sur leurs bannières recrutèrent
des membres par centaines dî mille, surtout parmi les éléments
plus faibles. Au fond, cette " fraternité de l'homme " tant
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 19
vantée ne sortit pas de la formule et nous pûmes voir chaque
organisation poursuivre discrètement le but que lui donnaient
ses chefs. Organisations anglaises, elles consolidèrent des inté-
rêts anglais, elles accomplirent une œuvre anglaise. Ce fait
fut surtout apparent aux Etats-Unis où nos compatriotes
Franco-Américains furent les premiers à souffrir de ce mode
nouveau de charité. L'attitude des Forestiers Catholiques
envers le congrès de Springfield, l'abolition de la langue fran-
çaise par les Forestiers d'Amérique, leur ouvrirent enfin les
yeux et provoquèrent des mouveni3nts de revendication natio-
nale qui révolutionnèrent, dans l'espace de quatre ou cinq
années, la mutualité franco-américaine. Le jour où pareil
réveil se produira dans la Province de Québec, au sujet de la
mutualité anglophone, ce jour-là l'esprit national aura brisé
une de ses plus fortes entraves ; nous aurons vu la fin des doc-
trines énervantes qui font de l'intérêt le premiar mobile des
actions ; nous aurons compris, enfin, qu'une race, pour être
forte, doit concentrer son énergie dans ses propres institutions,
et affirmer carrément son droit à l'existence. Du reste, cela
n'empêche ni les bonnes relations, ni le respect mutuel entre les
divers groupes ethniques qui composent une nation comme la
nôtre.
Après tout, nous avons cédé trop facilement devant cette
affirmation de M. Desmollins sur la " supériorité des Anglo-
saxons." Notre situation économique nous a peut-être pous-
sés, plus que d'autres, à accepter ce jugement pour décisif.
Pour notre part, nous préférons nous en tenir à la thèse de
M. Brunetière que nous devons être les artisans de notre propre
supériorité, en développant avec plus de soin les traits princi-
paux de notre caractère et en dessinant avec plus de netteté
notre figure nationale. Voici ce que disait l'illustre académi-
cien : " Les Anglo-Saxons, plus heureux que, nous en ce mo-
ment, et plus favorisés de la fortune, nous sont-ils supérieurs ?
Je n'en sais rien ; je ne le crois pas ; quelque chose en moi se
refuse à le croire. Mais cette " supériorité ", s'il me fallait la
reconnaître, je dirais hardiment et je montrerais aisément qu'ils
la doivent surtout à ce qu'ils sont, toujours et en tout demeurés
des Anglo-Saxons. Ce qu'ils sont et quoi qu'ils soient,
défauts et qualités mêlés et compensés, ils le sont pour avoir
mis à l'être une orgueilleuse obstination ; et si nous voulons
les imiter, la manière n'en est pas de les copier servilement, ni
de démarquer, pour ainsi dire, leurs habitudes, mais d'être
nous comme ils sont eux, Français comme ils sont Anglais ;
20 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
de persévérer dans la direction, d'abonder dans le sens de notre
propre histoire ; et ainsi, d'ajouter un anneau d'âge en âge à
la chaîne de nos traditions."
Voilà des paroles d'or qui devraient faire loi dans tous les
domaines de notre activité nationale. Qu'il nous suffise, en
ce moment, de les appliquer à la mutualité qui est, de nos jours,
une des plus puissantes manifestations de l'activité populaire.
En nous atteignant par ce côté, c'est au cœur que le saxonisme
nous frappe. Les tenants de la mutualité cosmopolite, toujours
à base Anglo-saxonne, invoquent très haut le prétexte qu'ils tra-
vaillent à l'entente cordiale des groupes tandis qu'ils visent
surtout à l'absorption des minorités. L'entente cordiale est
d'expression trop noble pour recourir à pareils moyens. Elle
n'est possible qu'entre des groupes qui se sentent égaux, elle
ne rapproche que des personalités distinctes. S'il en est autre-
ment, il n'y a plus que des vainqueurs et des vaincus. Une
mutualité essentiellement canadienne-française accomplira plus
pour l'entente cordiale des races au pays que tout le cortège
fantasmagorique des organisations qui nous arrivent de partout
et cherchent à se refaire, à nos]dépens, des échecs subis dans leurs
propres milieux. On admettra, enfin, que les Canadiens-
français ont tout à gagner en concentrant leur influence dans
des institutions qui leur soient propres. Leur loyauté aura
toujours cette suffisante ressource de lutter d'émulation, dans
la sphère qui leur est accordée, avec les éléments qui les
entourent, à savoir qui fera le plus et le mieux pour la gloire et
la prospérité du pays. Et les anglais eux-mêmes admettront
qu'en voulant les égaler, et sifpossible, les dépasser, nous leur
faisons le plus délicat comme le plus^précieux des compliments.
J. L. K.-Laflamme.
Québec
a)
Aperçu historique
Le 3 juillet 1608, Samuel de Champlain débarquait sur 1»
pointe de Québec pour y jeter les fondations de notre ville.
Dès son premier voyage en 1603, le grand découvreur avait
remarqué l'importance et la beauté exceptionnelle de l'en-
droit et, il n'hésita pas à venir y fixer son habitation,
"n'ayant pu trouver, dit-il, de lieu plus commode ni de
mieux situé que la pointe de Québec ainsi appelée des sau-
vages laquelle était rempli de noyers."
"Il était impossible en effet, écrit Laverdière, de mieux
placer le chef -lieu d'une colonie naissante. Un superbe
piomontoire formant une citadelle déjà presque achevée par
les mains de la nature; un vaste bassin, une rade profonde
où plusieurs flottes peuvent mouiller à l'abri des tempêtes,
un ensemble de beautés pittoresques comme on en trouve
peu dans le monde entier ; une position centrale , au bord
d'un fleuve majestueux et profond... tout devait faire ap-
prouver le choix que fit en cette occasion le père de la Nou-
velle-France."
Dès son arrivée, Champlain se mit à l'œuvre et la pre-
mière habitation de Québec ne tarda pas à s'élever, à la
basse- ville, à peu près sur le site actuel de l'église de Notre-
Dame-des- Victoires .
Comme il arrive presque toujours en de pareilles circons-
tances, les commencements furent difficiles et, pendant plu-
sieurs années, la jeune cité n'eut de ville que le nom.
L'arrivée des Eécollets (1615), de Louis Hébert (1617),
de Madame de Champlain (1620) et de quelques autres
familles vint y mettre un peu de vie et d'animation.
Dès 1615, on construisit, au fond du Cul-de-sac, la pre-
mière chapelle de Québec.
(1) Cet article est le premier d'une série que la Revue publiera sur Qué-
bec, ses monuments, églises, musées, sites historiques, etc., d'ici aux grande
fêtes du mois de juin et du mois de juillet. Nous devons à la très gracieuse
obligeance de M. l'abbé A. E. Gosselin, du séminaire de Québec, et à celle
de M. Ed. Marcotte, propriétaire de " l'Almanach de adresses pour Québec
et Lévis, " la faveur de publier l'article qui précède.
22 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Peu après, en 1619, les Kécollets commencèrent la con
struction de leur couvent de Notre-Dame-des-Anges près de
la rivière Saint-Charles, appelée jusque-là Cahir-Coubat par
les sauvages, sur les bords de laquelle, paraît-il, devait s'élever
la future cité que l'on avait déjà nommée Urbs Ludovica.
Mais la construction du fort Saint-Louis sur le cap Diamant
et la nécessité de grouper les habitants firent abandonner ce
premier plan. Ce n'est que longtemps après que l'on vit,
sur le premier site assigné à la cité de Champlain, s'étendre
le faubourg Saint-Boch.
Commencé en 1620, le fort Saint-Louis a subi dans le
cours des temps de nombreux changements. Il ne fut tout
d'abord qu'une simple demeure en bois à laquelle on travailla
de 1620 à 1624. En 1626, il fut rasé et on le reconstruisit
au même endroit, mais dans des proportions plus vastes.
Ce fort, qui dans l'intention de Champlain, avait été bâti
pour en imposer aux mécontents, devait tomber peu après,
avec la ville elle-même, aux mains d'ennemis plus redou-
tables que ne l'étaient les traiteurs.
En 1628, les Anglais, conduits par les frères Kirke firent
une première tentative du côté de Québec ; la fière réponse
de Champlain les empêcha d'avancer. L'année suivante,
instruits de l'état critique dans lequel se trouvait la ville, ils
vinrent sommer Champlain de la leur rendre. Le gouver-
neur, réduit à la famine, manquant de munitions, dut se ré-
signer à voir passer aux mains des Anglais un établissement
pour lequel il avait tant fait. Il se rendit en France avec
les habitants qui voulurent l'accompagner et Louis Kirke
prit possession du fort Saint-Louis qu'il habita de 1629 à
1632.
Le traité de Saint-Germain-en-Laye, en 1632, rendit le
Canada à la France et Champlain put revenir, en 1633, re-
prendre son ancien gouvernement, à Québec.
La chapelle de la basse-ville étant disparue, Champlain fit
bâtir à son retour en 1633, près du fort St-Louis, une cha-
pelle plus vaste, à laquelle il donna le nom de Notre-Dame
de-Eecou vrance .
Deux ans après, le 25 décembre 1635, Champlain décédait
à Québec, laissant avec des regrets sincères, le souvenir d'un
homme de bien, d'un chrétien convaincu et d'un excellent
administrateur.
24
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
25
Son successeur, M. de Montmagny, chevalier de Malte,
demeura douze ans à la tête du gouvernement du pays et
Québec 'fit des progrès sous son administration.
Peu après son arrivée, le gouverneur fit reconstruire en
pierre le fort Saint-Louis. Dans le même temps il en traçait
le plan de la ville et faisait alligner les rues.
Puis, dans la suite, il assiste ou prend part aux fondations
importantes qui eurent lieu à cette époque : c'est d'abord le
collège des jésuites qui s'élèvent sur le site qu'occupe aujour-
d'hui l 'Hôtel-de- Ville ; viennent ensuite les couvents des
Ursulines et des Hospitalières, le premier construit en 1641,
VIEUX CHATEAU ST-LOUIS, construit par M. de Montmagny— 1636-1648.
le second en 1644-45. Ces deux communautés, arrivées ie
1er août 1639, avaient été logées dans des maisons d'em-
prunt : les Ursulines dans un petit logement, à la Basse-
Ville, et les Hospitalières dans la maison de Messieurs de la
Cie des Cent Associés. Celles-ci, après avoir passé quelques
années à la mission de Sillery étaient revenues à Québec au
printemps de 1644.
M. de Montmagny vit encore, en 1647, les commence-
ments de la grande église, future cathédrale du premier
évêque de Québec, église qui devait remplacer la chapelle de
Notre-Dame-de-Becouvrance incendiée en 1640.
23 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Toutes ces constructions font voir que la population avait
augmenté à Québec. En effet, depuis 1634, les colons
étaient arrivés en plus grand nombre et bien que te, ville ne
fût pas très populeuse on y avait compté en 1640, 3 maria-
ges, 21 baptêmes et 2 sépultures.
M. d'Aillehoust qui remplaça M. de Montmagny n'eût
qu'à continuer l'œuvre de son prédécesseur ; mais il ne put
faire beaucoup, son gouvernement ayant été trop court. Il
fit pourtant travailler au fort Saint-Louis sous la protection
duquel les Hurons fugitifs devaient venir se placer quelques
années plus tard.
Sous MM. de Lauzon et de Charny-Lauzon, il ne se passa
rien de bien important à Québec.
Depuis 1632, la ville, aussi bien que les autres établisse-
ments avaient été desservis par les pères Jésuites aidés par
quelques rares prêtres séculiers comme MM. Nicolet, Le-
sueur de Saint- Sauveur, de Queylus, etc.
En 1659, sous le gouvernement de M. d'Argenson, Mgr.
de Laval arrivait à Québec avec quelques ecclésiastiques. —
Tout le monde connaît les difficultés qui s'élevèrent entre les
autorités civiles et religieuses, au sujet de la traite de l'eau-
de-vie. D'Avaugour, successeur de M. d'Argenson, fut rap-
pelé, et de Mésy nommé à sa place. L'année 1663 fut par-
ticulièrement remarquable à Québec ; sans parler du trem-
blement de terre qui, pendant plus de six mois, vint jeter la
terreur dans la colonie, rappelons seulement pour mémoire
l'abandon de la Nouvelle-France, par la Cie des Cent As-
sociés qui cède ses droits au Roi, l'établissement à Québec
d'un conseil souverain et la fondation du Grand Séminaire.
Les années suivantes furent marquées par un accroisse-
ment considérable de la population et par des améliorations
de tous genres. Ce n'est pas ici le lieu de rappeler l'œuvre
de Tracy, Talon et Courcelle. On en trouve les détails dans
nos historiens. Mais parmi les faits qui intéressent particu-
lièrement Québec, à cette époque, il convient de noter l'ar-
rivée du régiment de Carignan en 1665, la consécration de
l'église cathédrale de Québec et la pose de la première pierre
de la chapelle des Jésuites en 1666, la fondation du Petit
Séminaire en 1668, etc. Le recensement fait par Talon, en
1666 donnait à la ville une population de 547 âmes.
Et il ne faudrait pas croire que tout y fût à l'état rudimen-
taire ou sauvage. Les habitants manquaient ni de bonne
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 27
manières ni de distinction. Sans parler de plusieurs familles
remarquables qui habitaient Québec depuis assez longtemps,
l'arrivée du régiment de Carignan avait doté la ville d'un
bon nombre d'officiers distingués qui ne devaient pas peu
contribuer à donner à la société ce bon ton que l'on y re-
marquait alors. D'autre part, les moyens d'instruction
pour Ja jeunesse ne faisaient pas défaut : le collège des
Jésuites était bien organisé depuis plusieurs années et les
Dames Ursulines donnaient aux filles une éducation soignée.
Aussi bien, grâce à cette impulsion vigoureuse qu'on lui
avait donnée, Québec continua à grandir et à prospérer, non
pas, certes, à la manière de certaines villes qui surgissent
comme par enchantement, mais suivant les temps et les cir-
constances. Et pourtant les alertes et les malheurs ne lui
manquèrent pas. Passons rapidement sur les gouverne-
ments de Frontenac, de LaBarre et de Denonville et signa-
lons l'incendie de 1682 qui détruisit presque toute la basse-
ville de Québec, et en 1687, l'épidémie de rougeole qui s'at-
taquait aussi bien aux personnes âgées qu'aux enfants.
En 1690, sous la seconde administration de Frontenac,
Québec eut à repousser les attaques de l'Angleterre. Tout
le monde connaît cet épisode du siège de Québec en 1690 et
il n'est pas besoin de redire ici, ni la fière réponse de Fronte-
nac, ni la belle défense des habitants, ni la défaite de Phipps
qui dut retourner, après avoir laissé une partie de ses canons
sur les grèves de la Canardière.
Pour commémorer cet événement" on donna à l'église de la
basse-ville, terminée l'année .précédente et qui était dédiée à
l'Enfant- Jésus, le nom de Notre-Dame-de-la- Victoire , nom
qui fut changé en celui de Notre-Dame-des- Victoires après
la malheureuse expédition de Walker en 1711.
La seconde administration de Frontenac fut remarquable
encore par les travaux qui se rirent à Québec : mentionnons
seulement les réparations ou agrandissements de la cathé-
drale et du château Saint-Louis, la construction de la pre-
mière chapelle du Séminaire et du premier palais épiscopal
bâti par Mgr. de Saint-Valier.
A cette époque aussi on travailla aux fortifications de la
ville et l'on vit s'élever alors les portes Saint-Jean, Saint-
Louis et du Palais.
En 1693, Mgr. de Saint-Valier établissait l' Hôpital-Géné-
ral.
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LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
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30 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
A la mort de Frontenac en 1698, Québec comptait 1988
habitants.
1700-1760
M. de Callières qui succéda à Frontenac mourut à Québec
en 1703 et M. de Vaudreuil le remplaça.
Les premières années du 18e siècle furent, on peut direy
des années d'épreuves pour Québec. Les deux incendies du
Séminaire en 1701 et 1705, la grande picote en 1702, la ma-
ladie du pourpre qui, en 1710-1711, enleva plusieur prêtres
et une foule de citoyens, enfin l'incendie du palais de l'In-
tendant en 1713 furent autant de sujets de tristesse ou de
deuil pour les Québecquois.
En 1716, Québec pouvait passer pour un gros village : il
renfermait une population de 2,500 âmes.
Le recensement nous fait connaître les rues qui existaient
à cette époque ; leurs noms n'ont pas changé pour la plupart
et ce sont encore, à la Haute-ville : les rues Saint-Louis ,
Saint-Jean, Sainte-Anne, Du Fort, Desjardins, Buade, etc.r
et à la Basse-ville: les rues Sous-le-Fort, Sault-au-Matelot,
Champlain, Notre-Dame, etc.
En général, les marchands demeuraient à la basse-ville,
rue Notre-Dame.
Les travaux de fortifications peuvent compter parmi les
plus importants qui se firent à Québec de 1689 à 1759. Ces-
travaux qui furent dirigés par les ingénieurs Levasseur de
Nérée, Chaussegros de Léry, etc., et qui coûtèrent des som-
mes considérables ne furent complétés que sous le régime
anglais.
L'ancienne brasserie Talon devenue le palais de l'Inten-
dant fut incendiée nous l'avons dit, en 1713 : là avaient
habité Champigny, Beauharnois, les Raudot père et fils et
Bégon. Reconstruit peu après il fut de nouveau détruit par
le feu en 1726; toujours au même endroit, aujourd'hui la
brasserie Boswell, on érigea un autre palais plus grand et
plus beau que les précédents.
Les gouverneurs continuèrent à occuper le fort Saint-
Louis que Frontenac avait démoli en 1694 et reconstruit les
années suivantes. C'est là que moururent MM. de Fron-
tenac en 1698, de Calières en 1703, de Vaudreuil en 1725 et
de la Jonquière en 1752.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 31
Leurs corps inhumés d'abord dans l'église des Eécollets
furent transportés à la cathédrale après l'incendie qui dé-
truisit cette première église en 1796.
Les autres gouverneurs, MM. de Beauharnois, de la
Galissonnière, Duquesne, et Vaudreuil repassèrent en
France.
L'évêque de Laval avait presque toujours habité son sémi-
naire où il mourut en 1708.
Mgr de Saint- Valier demeura bien peu de temps dans le
palais épiscopal qu'il avait fait construire de 1694 à 1697.
Betenu en- Europe pendant 13 ans, (1700-1713) il alla, à
son retour, habiter l' Hôpital-Général où il mourut en 1727.
Son successeur immédiat ne vint jamais au Canada ; Mgr.
Dosquet y demeura peu ; Mgr. de l'Auberivière succomba à
la maladie douze jours après son arrivée à Québec, et Mgr de
Pontbriant, dernier évêque sous la domination française, alla
mourir à Montréal en 1760.
Les curés de Québec méritent aussi une mention particu-
lière. Les premiers desservants de Québec furent d'abord
les Eécollets ; puis de 1632 à 1659 ce furent les Jésuites.
En 1664, la paroisse fut érigée canoniquement et les curé»
en titre qui y exercèrent les fonctions curiales jusqu'en
1768 furent : MM. de Bernières, Dupré, Pocquet, Thiboult,
Boullard, Lyon de Saint-Ferréol , Plante et Eécher.
MM. Latour, Dartigues et Delbois bien que curés en titre
ne vinrent pas remplir leurs fonctions.
D'après le recensement de 1744, Québec comptait 997
ménages. Des rues nouvelles avaient été ouvertes : Saint-
François, St-Flavien, Laval, des Eemparts, etc., à la haute-
ville ; Saint-Charles à la basse-ville ; Saint-Eoch et Saint-
Valier du côté de Saint-Eoch.
Parmi les familles remarquables de l'époque, citons le»
Lanaudière, Péan, de Léry, Lnsignan, de Saint-Vincent, de
la Martinière, de la Fontaine, de Beaujeu, etc., etc. ; parmi
les marchands, Philibert, Eoussel, des Boches, Bernard,
Ei vérin, Bertea» t, etc. Les sculpteurs étaient représentés
par les quatre L^vasseur, les architectes par Mailloux, etc.
Le nom de Philibert que nous venons de citer nous rap-
pelle la légende du Chien d'or et ces quatre vers si bien con-
nus des Québecquois.
.32 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Je suis un chien qui ronge l'os
En le rongeant je prends mon repos
Un temps viendra qui n'est pas venu
Que je morde ray qui m'aura mordu.
On sait aussi ce qu'il faut penser de cette légende, et des
publications récentes ont déterminé ce qu'elle contenait de
vérité.
Les dernières années de la domination française furent
pénibles pour la colonie. La guerre qui devait se terminer
par la prise de Québec et par la perte de tout le Canada fut
entremêlée de revers et de succès. En 1756, arrivaient quel-
ques bataillons français ayant à leur tête, Montcalm, Lévis,
Baugainville, Bourlamarque , etc. Les grandes campagnes,
eurent lieu de 1755 à 1759 ; la famine se fit sentir à Québec
comme dans tout le pays et il fut un temps où le cheval était
servi à toutes les sauces. Ce fut aussi le temps où Bigot et
ses complices s'amusaient le mieux.
Au mois de juin 1759, Wolfe parut devant Québec avec une
flotte considérable. Les détails de ce siège sont trop connus
pour qu'il faille les rappeler ici. Mais le bombardement de
la ville, la bataille des plaines d'Abraham, le 13 septembre,
la mort de Wolfe ce jour même, celle de Montcalm le lende-
main matin, dans la maison du chirurgien Arnoux, ne sau-
raient être passés sous silence.
Le 18 septembre, la ville capitulait et les Anglais y entrè-
rent. Lévis, arrivé trop tard pour empêcher ce malheur ne
perdit pas courage et se prépara à prendre sa revanchee le
printemps suivant. La glorieuse bataille de Sainte-Foy lui
donna, un instant, l'espoir de reprendre la ville dont il com-
mença à faire le siège, mais l'arrivée des vaisseaux anglais
le força à regagner Montréal avec son armée.
Québec ne devait plus voir le drapeau français flotter sur
«es murs.
Domination Anglaise
Les trois années qui suivirent la capitulation de Montréal
furent des années d'attente. Les Canadiens, délivrés de la
guerre qui les avait ruinés et dont ils ne pouvaient soutenir
plus longtemps les lourdes exigences, généralement bien
traités par le gouvernement anglais, ne se sentaient pas trop
malheureux. Toutefois, une grande partie des habitants
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 23
espéraient encore que la France ne les abandonnerait pas à
l'Angleterre. Le traité de Paris vint leur enlever leurs der-
nières ilusions et de même que les militaires avaient quitté
Québec en 1759 et en 1760, ainsi plusieurs familles repas-
sèrent en France en 1763 et en 1764.
La ville avait considérablement souffert du bombarde
ment ; la plupart des édifices publics, la cathédrale, le Sémi-
naire, lé collège des Jésuites, le couvent des Eécollets, le
palais de l'Intendant étaient fortement endommagés ou en
partie détruits : la basse- ville n'était, à proprement parler,
qu'un monceau de ruines.
On s'occupa aussitôt que possible de remédier au mal.
Murray fit réparer lui-même un bon nombre de maisons pour
y loger ses troupes et en 1764, il vint demeurer au château
Saint-Louis auquel il avait fait faire les réparations les plus
urgentes.
Parmi les grands édifices d'alors plusieurs sont disparus
aujourd'hui : le palais de l'Intendant, le collège des Jésuites,
le couvent des Eécollets, le palais épiscopal, sont chose du
passé.
Les communautés religieuses comme les Ursulines,
l'Hôtel-Dieu, l'Hôpital général n'avaient pas trop souffert
<lu siège et continuèrent leurs œuvres de charité.
Le Séminaire ouvrit ses portes à la jeunesse étudiante en
1765 et sa chapelle, réparée, servit de cathédrale à l'évêque
de Québec, de 1767 à 1774.
Pendant six ans, le Canada n'avait pas eu d'évêque, et ce
n'est qu'en 1766, grâce à la recommandation de Murray,
que Mgr Briand put se faire sacrer évêque de Québec.
Les réparations à la cathédrale furent commencées en 1767
et se continuèrent durant plusieurs années.
L'année 1764 avait vu l'apparition de la Gazette de Qué-
bec, premier journal publié dans notre province.
En 1765 la population de la ville s'élevait à 8,967 âmes.
En 1766, Murray qui avait été sympathique aux Canadiens
fut relevé de son gouvernement. Son successeur, Carleton,
plus tard lord Dorchester, ne leur montra pas moins d'inté-
rêt et fut l'un des gouverneurs les plus populaires qu'ait eus
le Canada.
Comme son prédécesseur, il occupa le château Saint-
Louis.
34 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
En 1775, les Etats-Unis, en difficultés avec leur mère patrie
et ne pouvant porter les armes chez elle, firent invasion au
Canada. Le siège de Québec fut un des principaux épisodes
de cette guerre. Montréal et Trois-Bivières étaient déjà
tombés aux mains des américains ; Québec seul ne leur avait
pas encore ouvert ses portes. Carleton s'y réfugia confiant
dans la loyauté des habitants.
On sait quel fut le résultat de cette attaque. L'infortuné
Montgomery vint tomber sous les balles anglaises, à la bar-
rière Près-de-Ville, au pied du cap Diamant. C'était le 31
décembre.
De son côté, Arnold, qui venait du côté de Saint-Roch, fut
blessé grièvement et dut abandonner la partie tandis que ses
braves officiers et soldats attaqués des deux côtés par les
troupes anglaises se faisaient tuer ou tombaient prisonniers
au Sault-au-Matelot.
L'habilité de Carleton et la loyauté des Québecquois avaient
sauvé la ville.
En 1778, Haldimand vint prendre le gouvernement du
pays. Son administration qui parut détestable aux Cana-
diens mais dont, en toute justice, on ne saurait le rendre
seul responsable, ne fut marquée par aucun événement capi-
tal à Québec. Il suffira de noter qu'un nouveau corps de
logis fut ajouté au château Saint-Louis. C'est ce bâtiment,
commencé en 1784,' qui s'appellera plus tard le château Hal-
dimand, et qui, à part un intervalle de cinq années, servit
d'Ecole-Normale de 1857 à 1892.
Durant la dernière partie du 18e siècle on travailla aux
fortifications de Québec. Il ne peut être question d'en faire
ici l'historique ; rappelons cependant que la citadelle actuelle
a été faite de 1823 à 1832 et qu'elle a coûté 25 millions de
dollars. Mais il est une partie de ces fortifications que nous
ne pouvons passer sous silence : nous voulons parler des portes
que plusieurs se rappellent avoir vues.
La porte Saint-Louis bâtie sous Frontenac, en 1693,
dit-on, fut modifiée ou réparée en 1783; celle que nous
voyons aujourd'hui ne date que de 1873.
La porte Saint- Jean, construite elle aussi sous Fronte-
nac, fut rebâtie en 1791 et en 1867 et démolie en 1898.
La porte du Palais qui existait depuis le temps de Fron-
tenac fut refaite de 1823 à 1832 et démolie en 1864.
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
35
La porte Hope, élevée en 1786, à la côte de la Canoterie,
disparut en 1874.
PORTE ST-LOUIS actuelle, date de 1873, remplace celle
construite en 1693
La porte Prescott, bâtie en 1797, dans la côte de la Mon-
tagne, fut démolie en 1871.
VIEILLE PORTE ST-JEAN, construite sous Frontenac,
rétablie en 1791.
Quant à la porte Kent, elle n'a été construite qu'en 1879.
Les portes Saint-Louis et Kent sont très belles; on n'au-
36
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
rait pu en dire autant des anciennes à l'exception de celle du
Palais qui seule pouvait être un ornement pour la ville.
PORTE ST-JEAN, reconstruite en
1867, démolie en 1898
Carleton, devenu lord Dorchester, reprit son gouverne-
ment qu'il conserva de 1786 à 1791 et de 1793 à 1795. Il ne
PORTE DU PALAIS, existait depuis Frontenac, refaite de
1823 à 1832, démolie en 1864.
fut pas là pour inaugurer le régime constitutionel que l'An-
gleterre venait de nous accorder par l'Acte de 1791.
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
37
Ce fut Alured Clarke, qui fit, en décembre 1792, l'ouver-
ture des Chambres, dans l'ancien palais épiscopal que le
gouvernement avait loué en 1778. Ce palais fut vendu en
1831 avec le terrain y attenant au gouvernement de la pro-
vince. Les réparations et agrandissements qu'on y fit faire
de 1831 à 1852 ne laissèrent rien de l'ancien palais épiscopal.
En 1854, le Parlement fut incendié. On le reconstruisit en
briques en 1859-1860 et il brûla de nouveau en 1883. Le ter-
rain est devenu le joli petit parc Montmorency.
Les successeurs de Dorchester jusqu'en 1840, furent Pres-
cott, Milnes, Craig, Prévost, Richmond, Dalhousie, Aylmer,
PORTE HOPE, côte de la Canoterie élevée en 1786,
disparut en 1874.
Gosford et Durham. Ce fut l'époque des grandes luttes
entre le parti canadien et le parti anglais ; nous n'avons pas
à en parler ici.
La ville s'agrandissait peu à peu. En 1815 elle renfer-
mait une population de 18,000 âmes : les faubourgs s'éten-
daient sur les bords de la rivière Saint-Charles et sur le coteau
Sainte-Geneviève .
Saint-Roch, aujourd'hui l'un des quartiers les plus popu-
leux et les plus actifs de la ville, formait en 1829, un groupe
si considérable que les autorités religieuses n'hésitèrent pas
à l'ériger en paroisse.
38 hA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Le faubourg Saint-Jean-Baptiste demeura plus long-
temps uni à la cure de Québec : devenu desserte en 1849, il
ne fut érigé en paroisse distincte qu'en 1886.
Depuis ce temps d'autres paroisses ont été formées : Saint-
Patrice dont l'église, bâtie en 1831-32, fut érigée canoni-
quement en 1854 ; Saint-Sauveur en 1867 ; Saint-Malo en
1898; Jacques-Cartier en 1901.
Durant ce siècle non seulement la ville s'est agrandie
mais elle s'est embellie par la construction d'édifices publics
remarquables et par l'érection de monuments consacrés à la
mémoire de nos grands hommes.
En 1827-28 fut érigé, dans le jardin du Fort, le monument
Wolfe-Montcalm. On y lit l'inscription très simple mais
très belle qui suit :
Mortem Virtus Communem
Famam Historia
Monumentum Posteritas
Dédit.
En 1832, lord Aylmer consacra à la mémoire de Wolfe un
modeste marbre qui fut remplacé en 1849, par un autre
monument plus digne du héros.
En 1860 fut inauguré le monument des braves, sur le che-
min Saint-Foy, pour rappeler la mémoire de la bataille de
1760.
Une statue dé la reine Victoria fut placée dans le parc
Parent en 1897.
L'année suivante vit l'érection du monument Champlain,
érection qui donna lieu à de grandes et belles fêtes que per-
sonne n'a oubliées.
D'autres monuments situés en dehors de la ville sont dus
aussi en grande partie à la générosité des citoyens de Québec ;
tels sont, celui du P. Massé érigé à Sillery en 1870, et le
monument Cartier-Brebeuf, élevé sur les bords de la rivière
Saint-Charles en 1889.
Mais rien peut-être n'a plus contribué à l'embellissement
de la ville que la construction de la terrasse Dufferin.
Nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici ce
qu'en dit M. Ernest Gagnon dans son bel ouvrage sur ïe
Fort et le Château Saint- Louis :
"Lord Durham fit raser, dit M. Gagnon, en 1838, les
ruines du château incendié en 1834, et fit construire sur une
partie des fondements de l'ancien édifice, à environ 180 pieds
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 39
au-dessus du niveau de la basse-ville, une terrasse ou plate-
forme mesurant 160 pieds de longueur (du nord au sud) , avec
balustrade en bois du côté du fleuve. Cette terrasse fut
agrandie et construite dans sa forme actuelle, sur une lon-
gueur de 276 pieds, par l'honorable Mr. Chabot, alors minis-
tre des Travaux Puplics, en 1854, puis continuée en 1879,
jusqu'au pied du cap Diamant, par le gouvernement du
Canada et la ville de Québec, d'après les conseils de Lord
Dufferin. Elle a maintenant 1,400 pieds de longueur, du
nord au sud, c'est-à-dire depuis l'emplacement de l'ancien
château Saint-Louis jusqu'au pied de l'ouvrage le plus
avancé de la citadelle.
"La "plate-forme" chère aux Québecquois est connue de
toute l'Amérique à cause du panorama éblouissant que l'œil
y découvre de tous côtés. Depuis 1838 on lui a donné le nom
de Plate-forme Saint-Louis, Terrasse Durham, Terrasse
Frontenac, Terrasse Dufferin; pour tous les étrangers, elle
est l'unique, l'incomparable Terrasse de Québec, la prome-
nade aux vastes horizons, souvent animée par la présence
d'une foule joyeuse, toujours peuplée de rêveurs, d'artistes,
de poètes et de souvenirs."
Depuis un demi siècle et plus, de nombreuses fondations
de charité ou autres ont été faites à Québec et de beaux et
grands édifices se sont élevés dans la ville : il serait trop long
d'énumérer les uns et les autres : nommons seulement l'Ar-
chevêché 1844-47, le Couvent des Sœurs Grises fondé en
1849, et qui a pris tant d'extension depuis; l'Asile du Bon
Pasteur fondé en 1850 bâti en 1854, en partie; l'Université
Laval fondé en 1852 par le Séminaire de Québec, qui dès
1854, bâtit l'école de médecine et le pensionnat et commença
la construction du corps principal. En 1857 l'Ecole Nor-
male prit possession du vieux château Haldimand — Les
années de 1871 à 1873, virent, entre autres, les construc-
tions du Bureau de poste à la haute-ville, et de l'Hôtel-Dieu
du Sacré-Cœur à Saint-Sauveur. Peu après, en 1877, le
gouvernement de la province faisait commencer le palais
législatif, qui ne fut terminé qu'en 1880.
De 1880 à 1882, s'éleva le Grand Séminaire. En 1884,
les Pères de Saint-Vincent de Paul venaient prendre la
direction du Patronage, que la Société du même nom admi-
nistrait depuis 1861.
40 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Le Palais de justice fut ouvert en 1887, et le château
Frontenac inauguré en décembre 1893. Trois ans après, en
1896, c'était le tour de l'Hôtel-de- Ville placé sur le cite de
l'ancien collège des Jésuites ; enfin l'Auditorium fut inau-
guré en avril 1903.
En 1897-98 les Sœurs franciscaines élevaient leur couvent
et leur très belle chapelle et en 1901 les Frères Mineurs
commençaient leur monastère dont la chapelle vient d'être
terminée.
Nous aurions pu nommer encore des chapelles comme
celle du Séminaire et des Ursulines, des hospices comme
ceux de Sainte-Brigitte pour les Irlandais, et de Saint- An-
toine dans la paroisse de Saint-Eoch, l'Hospice Saint-Charles
dans l'ancien Hôpital de Marine, etc.
La population' anglaise et protestante a, elle aussi, ses
églises et ses institutions de charité. La cathédrale angli-
cane date de 1800 ; les autres, comme les chapelles ou églises
de la Trinité, Saint-Pierre, Saint-Paul, etc., sont de date
plus récente. Saint-Mathieu ne fut érigé en paroisse qu'en
1875, tandis que l'église Saint- André remonte au commence-
ment du 18e siècle, etc.
Les principales institutions de charité sont le Jeffery Haie,
The Female Orphan Asylum, The Finlay Asylum, etc., etc.
Le 19e siècle, de même que le siècle précédent, fut mar-
qué à Québec par de nombreuses calamités. On garde
encore le souvenir des épidémies du choléra en 1832, 1834,
1849, 1851 et 1854. A Québec, en 1832, la maladie enleva
au-delà de 3000 personnes, dit-on. Et en 1854, elle fit 3486
victimes.
Ajoutons à cela des incendies sans nombre, ce qui avalu a,
à Québec, pour un temps du moins, le surnom de ville des
incendies. Ceux du faubourg Saint-Eoch et du faubourg
Saint-Jean en 1845, à un mois d'intervalle, sont resté célè-
bres par le montant des pertes et par le nombre .des malheu-
reux qu'ils laissèrent sur le pavé. Il y eut encore d'autres
feux considérables en 1862 dans le quartier Saint- Jean ; eu
1866 et 1870, à Saint-Eoch ; en 1876, dans le quartier Mont-
calm. Mais aucun de ces incendies ne fut aussi désastreux
que celui qui détruisit une grande partie du faubourg Saint-
Jean en 1881.
Parmi les incendies particuliers peu ont laissé de plus
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 41
tristes souvenirs que celui du Théâtre Saint-Louis, le 13
juin 1846, où près de 50 personnes trouvèrent la mort.
Celui de la Chapelle du Séminaire, le 1er janvier 1888, fut
aussi considéré comme une calamité publique à cause de la
perte des tableaux précieux qu'elle renfermait.
Mais dans Québec où la charité est inépuisable les désas-
tres se réparent promptement et après l'incendie, un peu
plus tôt, un peu plus tard, la ville se révélait plus grande et
plus belle. Sans doute, sa population n'est pas encore au-
aujourd'hui celle des grandes villes mais elle augmente et de
51,109 âmes qu'elle était en 1861 elle a atteint, en 1901, le
chiffre de 68,940 âmes.
Nous n'avons pas parlé, dans ces courtes notes, des causes
qui, dans les cinquante dernières années, ont pu contribuer à
l'accroissement de la ville ; elles sont multiples, mais il n'en
est pas de plus effectives que l'établissement des lignes de
chemins de fer et de bateaux à vapeur.
Trois compagnies de chemins de fer ont leur terminus à
Québec : Pacifique Canadien, Québec et Lac Saint- Jean et
Québec Railway Light & Power Co.
Cette dernière n'a encore qu'un tronçon de ligne en de-
hors de la ville : c'est l'ancien Québec Montmorency et
Charlevoix entre Québec et Saint-Joachim ; à cette même
compagnie appartient aussi le tramway électrique inauguré à
Québec dans l'été de 1898.
Le premier convoi du Pacifique Canadien arriva à Québec
le 8 février 1879 ; la gare avait été construite l'année précé-
dente.
La voie entre Québec et le Lac Saint-Jean ne fut com-
plétée qu'en 1887 ; depuis plusieurs années elle se rend jus-
qu'à Chicoutimi.
Le premier bateau à vapeur qui sillonna les eaux du Saint-
Laurent fut probablement Y Accommodation. Il fit le
voyage de Montréal à Québec en 1809.
Il a été remplacé avantageusement, depuis, par les bateaux
de la Compagnie Richelieu qui sont de véritables palais flot-
tants.
Le Lauzon fut le premier bateau à vapeur qui traversa
régulièrement entre Québec et Lévis ; ce fut en 1818. Quel-
ques années plus tard, en 1831, le Lady Aylmer voyageait
entre Québec et Saint-Nicolas.
42
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Aujourd'hui, grâce à la compagnie de la Traverse, les
communications entre les deux rives sont faciles, en hiver
-comme en été. Le service régulier de ^plusieurs cabotiers,
durant la belle saison, ne contribue pas peu à faciliter les
transports et par suite à augmenter le commerce et la pros-
périté de la ville.
Depuis quelques années Québec a fait des progrès mais
il semble qu'une ère nouvelle va s'ouvrir bientôt. La con-
struction du Pont de Québec, malheureusement retardée par
la terrible catastrophe du mois de sepetmbre 1907, catastro-
phe qui a causé une centaine de pertes de vie et qui va coûter
des millions au pays, et d'autre entreprises considérables,
vont nécessiter des améliorations, des agrandissements, des
travaux importants. La ville, trop reserrée dans ses limites
actuelles, s'étendra peu-à-peu dans les campagnes environ-
nantes... Mais pour en arriver là, la bonne entente et le
concours de toutes les énergies sont nécessaires. Les Qué-
becquois ne failliront pas à leur devoir et, dans un avenir plus
ou moins rapproché, la vieille cité de Champlain aura acquis
l'extension et l'importance que lui assurent sa position et ses
avantages naturels.
A. E. Gosselin, ptre.
TOUR MARTELLO, sur les Plains d'Abraham.
Hallo, Sam !
Revue fantaisiste par Jean Valier.
PERSONNAGES :
Blagapart, journaliste, 25 ans ; très grand, mince, brun de poil et blond
d'espérances ; vêtement un peu " Montmartre ".
Samuel de Champlain, familièrement désigné ci-après sous le petit nom
de Sam ; porte le costume rigolo que tout le monde lui a vu dans les
processions de la Saint- Jean-Baptiste.
-Muflefin, correspondant spécial (du reste, les correspondants sont toujours
spéciaux) d'un grand journal populaire de Montréal. Trente ans,
calvitie qui suggérerait à Bazin un autre roman : " Le blé qui ne lève
plus."
Paulette, femme de Blagapart ; 20 ans, blonde, vive, tout à fait fin-de-
siècle, la vraie femme du journaliste qui ne gobe pas ses articles de fond.
La scène se passe d'abord à Québec. Sept heures du soir. La lumière
manque, il fait noir comme dans un four. Il tombe une neige épaisse, lente,
molle comme des petits chats de peuplier, et qui se change tout de suite en
•eau, sous prétexte qu'il y a des grilles d'égout dans les rues: c'est mars qui
s'en vient, comme d'habitude, nous faire accroire qu'il fera beau et chaud
au mois de mai. Les rares passants pataugent; par hasard [un tramway,
comme égaré, meugle un instant, puis disparaît. Blagapart, qui s'est at-
tardé au bureau de rédaction, met son paletot, s'enfonce un chapeau mou
noir sur les yeux, puis sort avec Paulette, qui est venue le chercher.
Blagapart. — (allumant une cigarette) Bien ! j'ai bouclé mon
article, allons-nous-en prendre l'air, ma petite Paulette. Diable!
encore de la neige. Le printemps s'avance, mais bien lente-
ment : il a des allures de " tricentenaire ", ce bon printemps.
H* Paulette. — Tout de même, c'est beau, J'aime mieux ça
que l'été. L'été, on cuit, puis ensuite, l'hiver, on gèle.
pv Blagapart. — Oui, c'est l'hiver de la médaille .. Hum !
(à part) J'espère que personne autre ne m'a entendu. (Il se
heurte à quelque chose) Maudit poteau de télégraphe ! Je
vous demande un peu pourquoi on est venu braquer cette
colonne à potence droit devant notre porte. C'est insensé.
Je réclamerai, je bûcherai dans le journal. (S} animant.) Je
•ferai toute une affaire ; s'il le faut, je jetterai un gouverne-
ment ou deux à bas pour abattre cette stupide colonne
(Il s'arrête surpris) Mais la colonne marche. . . .
44
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Paulette. — Mon Dieu ! . . qu'est-ce que c'est ?
Blagapart. — (épouvanté) C'est une coloi ne-fantôme !
La Colonne. — N'ayez pas peur, monseigneur, ne craignez
rien, belle marquise .... Le roi, mon maître ne vous veut pas
de mal ; au contraire , il désire le bonheur de tous les habi-
tants de ce pays.
Blagapart. — (Il se remet un peu.) Le roi, votre maître ?
Que diable chantez- vous là ? (à part.) Voilà un particulier
qui s'habille d'une singulière façon, (haut) Dites donc, mon
ami, savez- vous que le Mardi-gras est passé depuis quelques
semaines et qu'il est un peu tard pour faire des blagues.
Diable! encore de la neige.
La Colonne. — Je ne suis pas déguisé, monseigneur ; c'est
plutôt vous qui êtes accoutré un peu étrangement ....
Blagapart. — Mais, c'est vous le farceur. Regarde-moi ça,
Paulette: un chapeau à plumes, une culotte, un grand col, une
épée. C'est un mardi-gras, ni plus ni moins. Dis donc, mon
vieux, est-ce que tu ne serais pas un figurant échappé de la
mascarade à monsieur Lascelles ? Tu res embles à feu Cham-
plain comme si tu venais de dévaler de ton monument.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
45
La colonne. — Pas étonnant, je suis Champlain en personne.
Blagapart et Paulette. — Aie ! un revenant !
Blagapart. — (reprenant son calme) Ah ! voilà une bombe
pour mon journal. Hallo, Sam ! attends une minute que je
t'interviewe. (Très excite) Paulette, Paulette, vois-tu ça,
Champlain en personne, Samuel, Sam. Dégoise-moi ton his-
toire. Rentrons à la rédaction.
f^SAM. — Non, causons en nous promenant.
Blagapart. — Ça me va. Alors, dis-moi d'où tu viens, ce
que tu viens faire ....
Sam. — On parle beaucoup de vous autres de l'autre côté.
Alors comme je suis doué du pouvoir de me transporter où
je veux instantanément, je me suis dit : Allons voir comment
Tiens, une
chaise à porteurs illuminée'qui fout'
le camp toute seule
les choses se passent sur cette boule mal arrondie qu'est la
terre. Et je suis venu. ...
Blagapart. — (il lui serre la main) Merci d'être venu !
Sam. — Je ne suis pas venu pour rien. Comme je vous l'ai
dit, sur un signe, je puis me transporter, moi et mes interlo-
cuteurs, où bon me semble.
Blagapart. — C'est un phénomène de " transportation,"
comme eût dit feu Israël Tarte.
Sam. — Je veux donc profiter de l'occasion pour voir un peu
ce qui se passe dans le monde, et si madame. . . .la. . . .
Blagapart. — (regardant Paulette en souriant) Dites ma-
dame la comtesse, ça suffit, (à part) Puisque ça l'amuse, le
bonhomme, pourquoi ne pas se payer un peu de parchemin ?
Sam. — Avant de partir, il serait peut-être à propos que vous
46 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
me renseignassiez sur les quelques changements qui ont dû
survenir depuis le XVIe siècle. Ainsi, sous le bon roi Henri,,
mon maître, il y avait trois grandes forces : Le roi, les parle-
ments et le clergé.
Blagapart. — Aujourd'hui, il y a trois grandes farces : Le
parlementarisme, le socialisme et le journalisme ....
Sam. — (V interrompant) Tiens, une chaise à porteurs illumi-
née qui fout' la camp toute seule.
Paulette. — C'est un tramway.
Sam. — Qu'est-ce que c'est que ça un tramway ?
Blagapart. — Inutile d'expliquer, ça prendrait trop de
temps. Qu'il me suffise de te dire, mon cher Sam, que lo
monde a été bouleversé plusieurs fois depuis la fondation de
Québec, et que tout s'est amélioré. Ainsi, pour ne citer que
quelques-unes des plus merveilleuses inventions, nous avons
le télégraphe, grâce auquel nous pouvons communiquer au
loin. Je vais donner un exemple. Ainsi, je veux faire savoir à
mon agent à Montréal que je vends cent actions, disons, de la
compagnie des Cent- Associés, à 98. Je lui télégraphie :
Vendez 100 actions Cent-Associés à 98. J'attends une demi-
heure, après quoi je reçois la réponse suivante : Avons acheté
pour votre compte 1,000 actions Cent-Associés, à 105." Et
grâce au télégraphe, en un clin d'œil, je suis ruiné.
Sam. — Alors le télégraphe, ce n'est pas une bonne invention ?
Blagapart. — Cela ne dépend pas du télégraphe, mais de
mon agent, qui, en général, est une canaille. Vois-tu, le
courtier est aussi une de nos inventions modernes les plus es-
timées. On ne fait rien sans lui, mais il fait beaucoup avec
nous.
Sam. — Vous m'intéressez énormément. Maintenant, si vous
voulez, partons. Où allons-nous d'abord ?
Blagapart. — Je t'avoue que je suis un peu ému à l'idée
de me voir ainsi quitter le sol pour planer. Toi, Paulette,
qu'en dis-tu ?
Paulette. — Moi, ça m'amuse, je risque n'importe quoi.
Va pour l'Angleterre. Allons voir le roi. Tiens, un bout de
croissant. (Elle chante)
" Bonsoir, madame la lune " . . . .
Champlain fait un signe, on entend son épée cliqueter entre ses jambes,
et houp 1 les trois voyageurs sont partis.
Palais de Windsor, nuit complète, lumière au corps de garde.
Blagapart. — We wish to see the King.
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
47
Le Larbin. — Comprends pas.
Blagapart. — Comment, vous ne comprenez pas l'anglais.
En voilà une bonne par exemple.
Le Larbin. — Vous parlez français ? Il fallait le dire tout
de suite.
Blagapart. — C'est tout de même étonnant qu'on ne com-
prenne pas l'anglais chez le roi d'Angleterre.
Le Larbin. — Il n'y a rien d'anglais ici. Tout est français :
le cuisinier, le pâtissier, le boulanger, le dentiste, le médecin,
le lecteur, etc. Le roi parle un français tout à fait chic, il
t ime les choses françaises, la littérature française, la musique
française ; il fait tout à la française, et ce n'est guère que
pour aller en France qu'il file à l'anglaise.
Bonsoir, madame la lune
Blagapart. — Merci, mon vieux ; je suis content tout de
même de le savoir. Dis à Sa Majesté que tant qu'elle sera
comme ça, elle peut compter sur ma loyauté.
Paulette. — La Tamise est d'un gris. . . Allons voir un ciel-
plus clair. Que dites-vous de nous balader en Belgique,
monsieur de Champlain ?
Blagapart. — Ca ne vaut pas mieux, en ce moment, que les
bords de la Tamise. Du reste, Léopold ne doit pas être d'hu-
meur à recevoir de la visite ; dans l'affaire du Congo, le parle-
ment belge lui a proprement coupé l'herbe sous pied.
Paulette. — Il voulait peut-être tondre plus grand que la
largeur de sa langue. Si nous allions en Serbie ; un beau pays,,
la Serbie.
Sam. — Qui règne là-bas ?
Blagapart. — C'est l'usurpateur légitime. Non, la Serbie
ne me dit rien, Paulette.
48 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Sam.— La Suède ?
Blagapart.— Pas fameux, non plus ; il y a eu de la chicane.
On voulait en venir aux mains ; à preuve que la Norvège
était prête à relever le gant de Suède
Sam. — Je ne comprends pas beaucoup.
Paulette. — Ca ne m'étonne pas.
Blagapart. — Tiens, voulez-vous que je vous dise, ce que
nous avons de mieux à faire, c'est de nous diriger sur Paris
immédiatement.
Sam et Paulette. — C'est ça, va pour Paris.
Sam. — Allons voir la tour de Nesle !
Blagapart. — Tu ves la trouver allongée, mon v eux, sur-
tout depuis qu'Eiffel y a mis la main.
Un signe de Sam et ils repartent.
Paris. Minuit, le boulevard est grouillant de populo. Les camelots
crient les journaux du soir, les fiacres et les victorias encombrent la chaus-
sée; la rue, éblouissante de clartés, retentit du brouhaha du Tout-Paris qui
s'énerve de plaisir. Sam se frotte les yeux, Paulette les écarquille afin de
voir plus.
Sam. — C'est la première fois de ma vie que je viens à Paris . .
Blagapart. — C'est bien heureux pour toi, car sans cela,
tu le trouverais diablement changé.
Sam. — J'aimerais entrer au théâtre. Si nous allions à
THôtel-de-Bourgogne ?
Blagapart. — Démoli, mon vieux. Du reste, les théâtres
sont à la veille de fermer, il est minuit. Cherchons quelque
boui-boui, c'est plus amusant.
(Ils traversent la place de l'Opéra et entrent à " Olympia")
On joue une revue intitulée : " Aboulez les artistes."
Paulette. — Qu'est-ce que ça peut bien être, " Aboulez les
artistes ! "
Blagapart. — Tu vas voir, écoute plutôt.
(Une jolie chanteuse, pas très jeune quoiqu'au maillot, s'a-
dressant a un personnage qui représente le poète Rostand, chante)
Le Cyrano, Rostand, que tu nous a donné
Garde en son cercle étroit tes promesses encloses.
Au temps des souvenirs, poète un peu vanné,
Tu te crois arrivé peut-être, ou bien tu poses. . .
Toujours est-il que, pour Tune de ces deux causes,
Depuis l'Aiglon, nul oiseau dans l'air n'a plané,
Et que le Cyrano que tu nous a donné
Garde en son cercle étroit tes promesses encloses.
Ne laisse pas entrer l'oubli de toutes choses
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 49
Dans ton Cambo de blancs jardins environné.
Plutôt que de dormir pour calmer tes névroses,
Ponds-nous un petit coq, et, s'il chante du nez,
Deux Cyranos, au lieu d'un seul, nous seront nés.
Rostand. — Je ponds Cambo me semble
Sam. — Ça ne m'amuse pas. Il y a autre chose que je dési-
rerais voir à P^ris.
Blagapart. — Nous sommes à ta disposition ; parle Sam.
Sam. — Je voudrais voir la reine Ranavalo
Blagapart. — Pourquoi diable ?
Sam. — Pour voir si elle a quelque ressemblance avec les sau-
vages du Canada.
Blagapart. — C'est tout le contraire, mon cher Sam ; elle
est devenue Parisienne du coup. Pour elle l'exil c'est la patrie,
et une patrie chouette. Du reste, elle ne demeure pas tou-
jours à Paris.
Paulette. — D'autant moins que, malgré l'art des grandes
faiseuses, elle conserve trop l'apparence d'un Tanagra qui
aurait été cuit à Tananarive
Sam. — Elle n'est pas jolie ?
Paulette. — Oh ! pas du tout, il ne faut pas la voir de près.
Prenez-en ma parole, c'est une princesse qui y gagne à rester
lointaine.
Sam. — Je ne puis faire autrement que de suivre le conseil
d'une personne aussi jolie que madame la comtesse. . . .
(Blagapart et Paulette toussent).
Paulette. — Il se fait tard, si vous voulez, nous allons revoir
l'autre Normandie ....
Blagapart. — J'en suis, en route pour l'Amérique. Mais
dites-donc, si nous passions par New- York ?
Sam. — C'est entendu. Hop !
New York. Mêmes lumières et même mouvement qu'à Paris, sauf que
o'est plus heurté, plus colossal encore et . . . moins amusant. Sam, Pau-
lette et Blagapart errent dans les rues.
Blagapart. — Tiens, une belle maison.
Paulette. — (s' approchant) C'est marqué " Cooper " sur la
porte.
Blagapart. — (Il lit) Cooper, ingénieur. — Entrons.
Sam. — Il est tard pour déranger les gens.
Blagapart. — Les Américains, ça ne se couche pas ; leurs
banques sont ouvertes même la nuit.
(Ils sonnent, on vient ouvrir).
50 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Blagapart. — Voici nos cartes, introduisez-nous
Le Nègre. — Impossible ; monsieur Cooper est très occupé
en ce moment, il fait le mort dans une partie de bridge qui se
joue à Québec par le télégraphe.
(Ils s'en vont).
Sam. — Qu'est-ce que c'est que monsieur Cooper ?
Blagapart. — C'est un malheureux acrobate qui a fait un
faux pas sur la neuvième corde.
Sam. — Il la mérite ! Retournons à Québec. Hop !
(Un instant après).
Sam. — Où sommes-nous ?
Blagapart. — Sur les plaines d'Abraham.
Sam.— C'est désert ?
Blagapart. — Pas toujours. Tantôt à Paris, il était une
heure de la nuit, mais ici il n'est que huit heures. Dans quel-
ques heures les plaines seront peuplées, comptes-y, mon vieux
Sam. A la faveur de la nuit, tout ce qu'il y a de malfaiteurs
se réunira ici. C'est un lieu très agréable le jour, mais dange-
reux la nuit. Du reste, on songe à améliorer ....
Sam. — L'endroit ?
Blagapart. — Non, le sort de ces malheureux.
Sam. — On va les pendre ?
Blagapart. — Pas le moins du monde. On va rendre moins
dur leur métier. Les plaines vont être nivelées, ratissées afin
de rendre le chemin du crime aussi agréable que celui de la
vertu. On tracera des allées tortueuses, de vrais dédales, on
plantera des massifs touffus afin de faciliter la tâche du truand,
on placera des bancs pour lui permettre de se reposer, une fois
qu'il aura bien tapé sur le bourgeois ; tout cela va être embelli,
fignolé, enfin ce sera un splendide décor pour représenter des
drames vécus. Même, afin de ne pas tromper le public sur la
nature de ces améliorations et d'empêcher les gens paisibles de
s'y risquer, on parle d'y élever une statue monumentale.
Sam.— Comme la mienne ?
Blagapart. — Pas tout à fait. La statue aura des ailesr
emblèmes du vol ; elle aura l'air de s'élancer vers le ciel, de
quitter les plaines d'Abraham pour retourner au sein du même;
ça représentera un ange et ça s'appellera " L'Ange de l'Apache."
Paulette. — Ouf !
Sam. — J'ai soif.
Blagapart. — Moi aussi. Mais il y a une chose qui m'embête.
Paulette. — Quoi ?
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 51
Blagapart. — C'est que, tu sais, le samedi soir, les buvettes
sont fermées dès sept heures et ne sont rouvertes que le lende-
main, durant la grand'messe.
Sam. — Singulier !
Paulette. — J'ai une idée.
Blagapart. — Prête-la nous.
Paulette. — Allons faire une surprise à notre ami Muflefin,
le reporter de la. . . .
Blagapart. — (l'interrompant) Chut ! ne dis pas le nom du
journal, ça lui ferait trop de réclame. Ton idée est bonne.
Holà ! Sam, fouette ton cheval surnaturel.
Sam. — Tout de suite.
La maison de Muflefin. Très pauvre mais très honnête, la maison de
Muflefin. Muflefin va ouvrir en bras de chemise.
Muflefin. — Toujours farceur, ce bon Blagapart. Dis donc,
qui est-ce que tu as déguisé ainsi pour te payer ma tête ?
Paulette. — Ce n'est pas un déguisement, monsieur Muflefin,
monsieur est le. . . .marquis. . . .le comte. . . .le. . . .je ne sais
pas ....
Blagapart. — (bas à Paulette) La langue te fourche quand il
faut parler " de gueules ", hein la comtesse ?
Paulette. — Monsieur est le fondateur de Québec, que nous
avons rencontré tout à l'heure.
Muflefin. — Je suis très honoré de parler au fondateur
(à Sam, qui ne semble pas entendre).
... .Au vénérable fondateur de Québec. . . .Aie ! monsieur
de Champlain, vous ne m'entendez pas ?
Sam. — Hein ?
Muflefin. — Je dis que je suis très honoré de faire la con-
naissance du fondateur de Québec.
Sam. — De qui voulez- vous parler ?
Muflefin. — Mais c'est de vous. (A part). Il est modeste,
comme tous les hommes de valeur.
Sam. — Moi ? Je ne m'en serais jamais douté. Je crois que
vous faites erreur. ,
Muflefin. — Mais enfin, il est bien connu que vous avez fondé
Québec.
Sam. — Moi ? je n'ai jamais songé à cela. Je suis venu ici
comme employé de la compag] ie des Cent- Associés ; je tâchais
de vendre aux sauvages de la bimbeloterie, des affaires de quatre
sous pour des fourrures de plusieurs milliers de livres.
52 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Blagapart. — Il ne s'agit pas de ça, nous avons la gorge sèche.
Muflefin, au lieu de faire ta poire, donne-nous en pour la soif.
(Muflefin s'exécute et place sur la table plusieurs bouteilles).
Muflefin. — Là, servez-vous, pendant que je finis mon travail.
(Ils boivent à plusieurs reprises. Sam s'échauffe, Paulette rit à
belles dents, Blagapart est rêveur).
Sam. — (Il titube un peu). Mais, monsieur Muflefin, non seu-
lement vous écrivez, mais vous dessinez. Qu'est-ce que vous
faites là ?
Muflefin. — Un incendie. C'est l'incendie de demain que
je dessine pour mon journal. Vous voyez, j'ai fait le calcul
des pertes subies, des morts, etc., etc.
Sam. — Mais vous ne savez pas s'il y aura un incendie ....
Justement l'eau qu'il faut pour de petits navires.
Muflefin. — Il y en a toujours un ; il en faut un pour tous les
jours. On le prépare d'avance.
Sam. — C'est étonnant. Mais au fait, à force de vouloir de-
vancer, vous reculez.
Muflefin. — Comment ça ?
Sam. — Mais oui. L'incendie que vous dessinez pour demain,
vous le faites aujourd'hui, de sorte que demain, il sera déjà
vieux.
Muflefin. — (avec un sourire de pitié) Naïf ! Vous savez bien
que c'est sur les vieux portraits qu'on paraît le plus jeune.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 53
A propos, dites-moi donc, quelle idée vous avez eue de fonder
Québec ?
Sam. — Je vous ai dit que ce n'était pas moi. . . .
Muflefin. — Oui, oui, je sais. . . .la modestie. Mettons que
c'est vous. En tous cas, vous avez eu une singulière idée.
Pourquoi n'avez-vous pas fondé Montréal plutôt ? Montréal
est une bien plus belle ville, et puis son port a justement l'eau
qu'il faut pour de petits navires comme ceux que vous aviez.
Sam. — Oui, de notre temps, la marine était en enfance.
Patjlette. — Vous n'aviez pas des hommes comme l'empereur
d'Allemagne pour vous renseigner.
Sam. — L'empereur d'Allemagne ? qui est-il ?
Blagapart. — Un homme de bon conseil, et discret !
Sam. — (Très pompette) Mon cher monsieur Muflefin, je vous
remercie de votre hospitalité; vous êtes très aimable,. . . .mais
il est tard et je brûle d'aller raconter ce que j'ai vu. De ce que
je vais leur en boucher un coin !
Blagapart. — Le voilà qui parle argot. Tope-là, mon vieux
Sam.
Sam. — Adieu, il faut que je disparaisse,
Patjlette. — Monsieur le. . . .comte. . . .le marquis. . . .
Blagapart. — Appelle-le donc monsieur, tout court ; c'est
déjà beau.
Patjlette. — Monsieur de Champlain, qu'est-ce qui vous a plu
davantage à Québec ?
Blagapart. — (A part) Elle sera bien toujours la femme d'un
journaliste.
Sam. — Je vais vous le dire.
Il se tient sur le seuil de la porte, et avant de disparaître, il chante:
(Air du refrain de la Tonkinoise)
Y a qu'un'femme à qui je tienne,
C'est la Cana, c'est la Cana, la Canadienne;
Elle est jolie, elle est fraîche,
Puis — vous savez — pas pimbêche.
Contre elT pas d'danger qu'j'dégoise,
Ma Québéco, ma Québéco, ma Québécoise;
Je vais emporter aux cieux
Le souv'nir de ses beaux yeux.
Vieux articles et vieux ouvrages
(i)
La dette des Etats-Unis envers les canadiens-français. —
(The American Catholic Quartely Review, Vol. XI, No. 16—
Octobre 1879.)
I
Parmi les éléments qui ont pris part à l'exploration, l'oc-
cupation et le développement de la vaste partie du continent
couverte par notre drapeau, il en est un qui a été singulière-
ment oublié dans les calculs généraux, ou qui a été tout sim-
plement confondu avec l'émigration venue de la mère-patrie
d'Europe. C'est cet élément canadien-français si intime-
ment mêlé à notre histoire depuis au moins deux cents ans
et dont le passé serait un sujet de légitime orgueil pour
n'importe quelle race.
Fidèles à la politique d'exploration suivie par Champlain
et les religieux qui avaient adopté la règle de Saint-François
ou de la grotte de Manrèse, les générations successives de
Canadiens de naissance ont sillonné le continent dans toutes
les directions, portant courageusement leur part du fardeau
dans toutes les entreprises de découverte, de commerce ou de
guerre, dans le but de développer, fortifier et défendre leur
colonie. Sous leur impulsion, le Canada ou la Nouvelle-
France ne prit pas de l'extension seulement sur les cartes
françaises, mais, au moyen de postes militaires, de missions
(1) Note du Directeur. — La Revue Franco-Américaine publiera, sous ce
titre, les renseignements recueillis dans les vieux journaux, les vieux ouvrages
traitant du]|rôle jouéjpar notre élément en Amérique. Ce sera un des moyens
dejrefaire en chapitres^ éparés l'histoire de nos émigrations qui ont déjà
éloigné plus de 2,000,000 des nôtres de la Province de Québec pour les
grouper aux Etats-Unis, dans les provinces voisines ou les vastes territoires
de l'Ouest. On verra, de la*sorte, comment furent appréciés les hauts faits
de notre race par ceux qui en furent les témoins. De plus, cette compilation
de nos petites histoires permettra à nos différents groupes de se mieux con-
naître et surtout de s'estimer davantage en constatant que ni la distance,
ni le temps n'ont encore pu éteindre chez tous la communauté d'idéal et
d'aspirations.
L'étude que nous publions aujourd'hui est une traduction d'un article
de 1' " American Quarterly Review " consacré à l'ouvrage de M. Tassé sur
les Canadiens de l'Ouest. On y trouvera plusieurs considérations d'un inté-
rêt particulier pour nos compatriotes des Etats-Unis.
Le deuxième'article, consacré aux Acadiens, par M. Charles Le Goffic,
est emprunté à 1' " Ouvrier ", de Paris. 1er juin, 1901.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 55
et d'établissements agricoles tout autant que par l'influence
acquise sur les tribus indiennes, il étendit son action sur
presque tout le Maine et l'ouest des Etats de New York et
de Pennsylvanie, et même au-delà, vers le soleil couchant,
dans toute la vallée du Mississippi.
Les Canadiens ont traversé cette Amérique intérieure
''dans toutes les directions alors qu'elle n'était encore qu'une
immense solitude et dans toute sa sauvage et primitive
beauté." Les premiers ils ont franchi les Montagnes Ro-
cheuses et, poussés par leur esprit aventureux, ils ont les
premiers porté leurs pas des rives du Saint-Laurent à la cité
des Montézumas. Tout noyé et perdu dans les autres que
nous apparaisse cet élément de pionniers, pas même les rudes
noms anglo-saxons n'ont pu remplacer sur nos cartes ceux
que donnèrent les premiers explorateurs canadiens aux
rivières, aux lacs, aux montagnes et aux plateaux, au désert
immense et aux rapides tourbillonnants. Le Vermont ne peut
pas renier les parrains qui lui donnèrent son nom et qui bap-
tisèrent le lac et l'île qu'il y reclame. Ce n'est pas la race
anglaise qui donna à New York les noms de Chateauguay,
Ausable, St-Régis, Raquette, Rouse's Point et Chazy.
Presque Ile, Détroit, Lac Supérieur, le Lac D'en Haut du
sault Ste-Marie à Fond du Lac, Terre Haute, Des Moines, et
Terre Coupée, Mauvaise Terre, avec les noms de saints em-
pruntés au calendrier, rappellent ces Canadiens ; jusqu'aux
termes génériques de prairie, de portage et de voyageur, que
nous avons adoptés dans notre langue, les rappellent toujours
tout comme les noms indiens dont l'orthographe nous indique
encore la dérivation : Erié, Ohio, Iroquois, Illinois, Michi-
gan, Arkansas, Manitou et Huron.
Le saint patron du Canadien, nous ne savons ni comment
ni pourquoi, est Saint- Jean-Baptiste ; et si l'on se rappelle le
rôle qu'il s'est donné de parcourir les routes inconnues du
pays, le choix est très heureux, parce que l'Eglise donne le
Précurseur comme patron au voyageur, rappelant le cantique
de Zacharie et la prière qu'en '"suivant les exhortations du
Saint Précurseur Jean nous puissions arriver à celui qu'il
prêche, Jésus Christ." Ce n'est pas sans à-propos que le
pays des voyageurs honore l'anniversaire de la naissance de
ce grand saint comme sa fête patronale ; Jean Baptiste dé-
signe le Canadien comme Patrick désigne le fils d'Erin.
"Dans quel endroit du désert, s'écrie le Père de Smet, les
Canadiens n'ont-ils pas pénétré?"
56 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Juliette, né Canadien, accompagné par le Père Marquette,
remonta le Mississippi jusqu'à l'embouchure de l'Arkansas ;
Le Moyne d'Iberville atteignit l'embouchure de la rivière du
côté de la mer, en prit possession et y fonda la colonie de la
Louisiane qui devint puissante sous la direction de son
frère de Bienville. Les Canadiens accompagnèrent La Salle
au Texas ; Juchereau de St-Denis fonda Natchitoches , tra-
versa le désert jusqu'aux premiers postes espagnols et at-
teignit la ville de Mexico. Le Jésuite Canadien, Beaudoin,
convertit les Cris parmi lesquels il prêcha l'évangile pendant
plusieurs années. Bissot de Vincennes, né sur les bords du
Saint-Laurent, fonda le poste qui porte encore son nom, et
Varenne de la Vérandrye explora le haut Missouri et la ré-
gion des Montagnes Bocheuses jusqu'à la vallée de la Saskat-
chewan. Des forts furent établis à Makinac et Niagara par
le marquis Canadien de Vaudreuil.
Il y a plus de cent ans, une population canadienne était
déjà groupée autour de Oswego, Niagara et Port Duquesne.
Détroit était un établissement important de canadiens avant
que la colonisation anglaise ait traversé les Alléghanies.
Niagara, Fort St- Joseph, Kaskaskia, Mackinac, Fort Char-
tres, Cahokia, Carondelet, Ste-Geneviève, St-Philippe,
Prairie du Kocher, Vincennes, Sault Ste-Marie, St-Louis,
furent toutes des villes purement canadiennes ayant leur or-
ganisation régulière, reconnues par décrets officiels, ayant
églises, officiers civils, notaires, etc., leur vaillante popula-
tion cultivant la terre, faisant le commerce, tout en contri-
buant bravement leur part aux différentes opérations mili-
taires dans cette guerre si longue et si ardente qui ne fut
désastreuse pour la France que parce que la France et son
roi dissolu manquèrent de fidélité au Canada. La plus bril-
lante victoire qui, pendant cette guerre, racheta la gloire du
nom français fut remportée sur la Monogahéla par un cana-
dien, le Chevalier de Beaujeu, ce héros chrétien dont les der-
niers moments furent consolés par la conviction qu'il avait
noblement servi le pays de sa naissance et celui de ses an-
cêtres en taillant en pièces la plus belle des armées anglaises
qui aient essayé d'enlever à la France le royaume conquis
par ses fils canadiens.
L'élément canadien dans la Louisiane était considérable.
Le premier enfant blanc né en Louisiane fut celui de Claude
Jausset, un canadien. Un grand nombre s'y rendit par voie
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 57
du Mississipi, puis arriva aussi dans la Louisiane, où leurs
descendants forment encore un groupe vivant sur la Tèche,
une partie considérable de ces Acadiens que l'Angleterre
arracha à leurs doux foyers de la Baie de Fundy parce qu'ils
étaient des "papistes reconnus et irréductibles."
Jusqu'en 1763 le territoire couvert par ces établissements
français était reconnu comme formant le Canada et la
Louisiane, le pays des Illinois et tout le pays au sud faisant
officiellement partie de cette dernière colonie, bien que toute
la partie supérieure du Mississippi fût purement canadienne.
Ceci était non seulement réclamé par les français mais était
encore admis par les anglais. Des documents datés du
siècle dernier (XVIIIème) et conservés dans les archives de
la Pennsylvanie parlent de Fort Duquesne, aujourd'hui
Pittsburg, comme faisant partie du Canada.
La population canadienne établie aussi à bonne heure
dans l'Ouest n'est pas disparue, elle n'est pas éteinte. A la
chute des postes français, pendant la guerre, plusieurs de
ceux qui habitaient dans leurs environs se retirèrent, géné-
ralement dans les Illinois et à Détroit, et quand vint la chute
finale, quand le drapeau blanc de France fut baissé à Fort
Chartres par le canadien St-Ange de Bellerive, plus de la
moitié de la population des Illinois, supposant que le terri-
toire situé à l'ouest du Misissippi resterait colonie française,
traversa le fleuve et fonda les premiers établissements de-
l'Etat du Missouri ; le reste se rendit en Louisiane mais ne
quitta pas notre territoire actuel. Quelques-uns, découvrant
leur erreur, revinrent sur leurs pas, et pendant plusieurs an-
nées les Illinois restèrent territoire essentiellement canadien.
Si peu connu des anglais, en effet, et des colons établis sur
les bords de la mer, était le pays caché par les Monts Allégha-
nies dont chaque ruisseau et chaque sentier étaient familiers
aux canadiens, que les troupes anglaises destinées à l'occupa-
tion de Fort Chartres étaient très perplexes sur la route à sui-
vre pour se rendre à destination. Il ne pouvait être question
d'une marche à travers le pays inconnu qui séparait la côte
du Mississippi. Alors le major Loftus essaya, avec quatre-
cents soldats réguliers d'atteindre le fort en passant par la
Nouvelle Orléans ; il fut repoussé par les indiens cachés en
embuscade le long des rives du Mississipi. Le capitaine-
Pitman essaya de s'y rendre à la faveur d'un déguisement,
mais il perdit courage et abandonna le voyage. Le lieutenant
53 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Fraser ne réussit pas davantage et il dut essuyer de son mieux
les condoléances moqueuses que lui addressèrent les officiers
français et espagnols de la Nouvelle Orléans se réjouissant
fort de la déconfiture de ces militaires anglais si désireux
d'abattre le drapeau français. Et ce ne fut pas avant le
mois d'octobre 1765 que le capitaine Sterling, avec cent
hommes du Quarante-deuxième Montagnards, après une
marche pénible et prudente, avec Fort Pitt situé à la tête de
l'Ohio comme point de départ, atteignit le Fort Chartres qui
lui fut rendu par St-Ange de Bellerive.
Assuré par le gouvernement anglais du libre exercice de
leur droits religieux, les canadiens de l'Ouest reprirent leurs
occupations pacifiques ; ils devinrent les hommes de con-
fiance des officiers anglais et des compagnies de commerce
pour les nouvelles explorations, pour les négociations avec
les sauvages et la direction des tribus, et pour le développe-
ment des ressources du pays. Ils furent ainsi portés à se dis-
perser sur tout le territoire dé l'ouest.
Pendant notre guerre de l'Indépendance cet élément cana-
dien se rangea de divers côtés. La mission de Carroll,
Franklin et Chase au Canada en attira beaucoup à la cause
américaine surtout de ceux qui ne s'étaient jamais cordiale-
ment soumis à l'Angleterre. Des volontaires s'enrôlèrent en
assez grand nombre dans l'armée américaine pour y former
des régiments complets, et ceux-ci, après avoir bien servi
pendant la lutte, reçurent, à la fin de la guerre des conces-
sions de terrains dans le nord de l'Etat de New York où leurs
descendants vivent encore et forment le noyau de la popu-
lation d'origine canadienne. Le Eév. M. Lavalinière afficha
si ouvertement ses préférences pour les américains qu'il fut
expulsé du Canada et vint s'établir à New York.
Détroit fut gardé jalousement par les anglais auxquels la
guerre de Pontiac avait donné une leçon. Partout où s'é-
tendit la puissance des armes anglaises les pionniers cana-
diens et les tribus indiennes furent attachés au service de la
mère patrie (l'Angleterre). Dans l'Illinois et l'Indiana,
cependant, les canadiens accueillirent Clark avec joie, et
sous la direction du Eév. M. Gibault et du colonel Vigo ils
associèrent leur fortune à celle des colonies et conquirent le
Nord-Ouest pour les Etats Unis. La dette de reconnaissance
que le pays doit à ces Canadiens n'est pas petite et on n'en
a jamais bien apprécié toute la valeur. Pendant les opéra-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE ' O
liions qui suivirent un détachement canadien, engagé dans la
lutte contre l'ennemi commun, fut presque complètement
anéanti.
Quand l'Espagne déclara la guerre à l' Angleterre les
pionniers du Missouri furent en butte à l'hostilité des an-
glais, et la défaite infligée à l'ennemi sauvage qui tenta de
massacrer les habitant de la petite ville de Corpus Christi
est un des faits d'armes les plus brillants de la guerre de
l'indépendance.
Ducharme, le commandant de cette expédition contre un
village presque entièrement canadien était lui-même cana-
dien, et M. Tassé donne un précis de sa carrière dans un de
ses volumes.
De la sorte, cet élément canadien de l'ouest, qui avait perdu
sa nationalité française, se trouva partagé entre les trois
nations rivales — les américains, les anglais et les espagnols,
— et comme il comptait un grand nombre d'hommes auda-
cieux, actifs, absolument habitués à la vie des indiens et de
la frontière , ce groupe de Canadiens-français produisit plu-
sieurs soldats qui se distinguèrent au service de chaque
nation, et l'on vit fréquemment canadien lutter contre cana-
dien.
Pendant notre seconde guerre avec l'Angleterre il y eut
dans une certaine mesure répétition de cette anomalie. Les
canadiens de chaque côté de la frontière prirent part aux
opérations militaires sous les drapeaux de l'Angleterre et des
Etats Unis; même un certain nombre, dans ce dernier pays
cédant à de vieilles relations et restant fidèles à une première
allégeance, combattirent activement pour les intérêts anglais.
Les histoires ordinaires des Etats Unis ignorent plus ou
moins ces services que les canadiens ont rendus à notre
cause, mais qui n'en sont pas moins réels et importants —
grands à l'époque où ils furent rendus et grands dans leurs
conséquences.
Lorsque la paix fut rétablie, vint du Canada une émigra-
tion qui se continue encore et qui, à certaines époques, a at-
teint des proportions considérables. Dans l'ouest les an-
glais conservèrent quelques-uns des forts pendant plusieurs
années, y compris Détroit, et de cette façon exercèrent une
influence qui attira beaucoup de canadiens de ce côté ; puis
le commerce des fourrures, qui se développa rapidement
après l'achat de la Louisiane, excita la concurrence entre une
63 * LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
puissante compagnie commerciale anglaise et une maison
rivale de St-Louis, mais toutes deux comptèrent surtout sur
les canadiens comme voyageurs, trappeurs, et en général
pour leurs employés. Ces derniers devinrent à la fin les
pionniers du territoire situé entre la Baie Verte et la Colom-
bie. Et comme les Etats-Unis grandirent et acquirent le
territoire du trans-Mississippi, offrant à tous des foyers et un
champ d'activité, le Canada dont la population croissait
rapidement sans avoir les mêmes avantages, continua à con-
tribuer largement à l'immigration. "Aujourd'hui, dit M.
Tassé, les Etats qui possèdent les plus forts groupes de Ca-
nadiens sont l'Illinois, le Missouri, Te Michigan, le Wiscon-
sin et le Minnessota." Le Missouri, fondé par les Canadiens,
a conservé dans une large mesure les descendants de sa pre-
mière population. Dans l'Illinois la race canadienne se re-
trouve principalement à Chicago, Bourbonnais, Manteno,
Petites Iles, Ste-Anne, Erable, Moméni et Kankakee. Il y
a environ 20,000 canadiens dans le Minnesota et autant dans
le Michigan. Dans le Minnessota on les retrouve surtout à
St-Paul, les Chutes de St- Antoine, le Petit Canada, le Lac
qui Parle et l'Aile de Corbeau (Crow's Wing.) Le comté de
Monroe, Michigan, compte 8,000 canadiens et jls sont nom-
breux dans les comtés de Ste-Claire et de Macomb. Dans
le Wisconsin cette population est tout aussi nombreuse mais
beaucoup plus dispersée. Il y a aussi des milliers de cana-
diens dans l'Ohio, l'Iowa, le Dakota, le Montana, le Colo-
rado, le Kansas, l' Arizona, le Nouveau Mexique, la Cali-
fornie, l'Oregon et le territoire de Washington.
Dans l'est, New York et la Nouvelle Angleterre ont reçu
une immigration canadienne considérable, et dans plusieurs
centres manufacturiers, comme dans plusieurs centres de
pêcheurs, ce sont les canadiens qui dominent ; ils y possèdent
leurs propres églises, leurs écoles, leurs sociétés littéraires
et de bienfaisance, leurs journaux, et font preuve d'un es-
prit d'entreprise digne de tout éloge.
Ici encore, on s'est peu occupé de l'histoire de cet élément.
Nous en retrouvons quelque trace dans l'histoire du commer-
ce des fourrures, dans les relations des voyages de Mackenzie,
d'Henri et Harmon, dans l'"Astoria" d'Irving, dans les ré-
cits du canadien Gabriel Franchère, dans les relations des
voyages de Lewis et Clarke, de Pike et Long, dans School-
craft et Prémont ; mais ce ne sont que des études fragmen-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 61
taires où le voyageur, dans le cours de la description, dis-
parait et reparait tour à tour.
A la Société Historique du Wisconsin et à la constante
énergie de I'Hod. Lyman C. Draper dans la recherche et la
collection des souvenirs des premiers pionniers canadiens de
cet Etat, est dû le mérite d'avoir attiré l'attention, dans
notre pays, sur l'importance de cet élément et d'en avoir
fait une apréciation convenable en une sorte de complément .1
l'histoire de notre pays. La façon partiale, toute d'un côté,
d'écrire nos annales, qui appartient à l'école Cotton-Mather,
et qui s'est, dans une certaine mesure, continuée jusqu'à nos
jours, l'habitude de présenter nos guerres de frontières des
premiers jours comme le résultat inévitable de la férocité
innée des canadiens est maintenant reléguée dans le domaine
de la fable et des comtes de fées.
Evident, et appuyé par des documents authentiques, nous
apparait le fait que le Canada, dès l'origine, a cherché fré-
quemment et avec persistance, à établir des relations com-
merciales amicales avec les colonies anglaises, à éviter de
prendre part à toute guerre qui pourrait être allumée en
Europe, et à s'abstenir d'utiliser le concours des indiens
dans les hostilité qui pourraient devenir inévitables entre les
colonies limitrophes.
Les anciens écrivains de la Nouvelle Angleterre, trompeurs
et jugeant à faux, nous font de leurs Mason, Underhill,
Church, et des autres guerriers indiens des portraits de héros
chrétiens du type le plus pur, mais nous représentent sous
des couleurs à glacer le sang dans les veines les partisans
canadiens — Hertels, Joncaires, Le Bers, St-Castyns, Le
Moynes. Les écrivains n'ont jamais cherché à savoir ce
qu'étaient ces hommes. Les études et les publications ré-
centes de littérateurs canadiens nous permettent de voir ces
hommes sous leurs vraies couleurs, de faire la relation véridi-
que des événements en les comparant avec des récits quel-
quefois absolument opposés et profondément entachés de
préjugés nationaux et religieux.
Les Canadiens se distinguèrent dans leur propre pays et è
l'étranger. Nous n'en parlons que pour ce qui a trait à leurs
relations avec l'histoire et le progrès des Etats Unis, mais
nous pourrions rappeler dans ses détails la brillante carrière
du comte de Vaudreuil qui, par son habilité, sauva la flotte
française d'une destruction complète au Cap Finistère en
62 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
1748; nous pourrions parler du baron de Vaudreuil tué au
siège de Prague ; d'un autre Vaudreuil contribuant à la dé-
faite de Graves au large de Chesapeake ; de Beau jeu membre
de la flotte de D'Estaing et prenant part à la campagne de
Russie de Napoléon ; du baron Juchereau de St-Denis devenu
fameux comme ingénieur militaire et comme écrivain ; du
vicomte de Léry dont le nom est inscrit sur l'Arc de Triom-
phe de Paris.
Une étude sur les Acadiens. — (L'Ouvrier, Paris, ier Juin
IQOI.)
II
Je viens d'entendre, à la Société de géographie, une con-
férence de M. Dubcsc de Beaumont sur l'Acadie française.
L'Acadie fait partie de la Dominion du Canada. Les habi-
tants, par ordre du féroce colonel anglais Winslow, furent
déportés en masse, le 10 septembre 1755, sur cinq bâtiments
envoyés de Boston, qui les jetèrent à la côte près du cap
Savaral. La plupart périrent de faim ou de misère, et les
Anglais crurent avoir fait table rase des Acadiens. Ils se
trompaient.
L'amour de l'Acadie était si fortement ancré dans le cœur
des survivants, que deux ou trois mille d'entre eux trou-
vèrent moyen de regagner subrepticement leur pays natal.
Us se joignirent à ceux de leurs frères qui avaient échappé à
la férocité de Winslow et qui se cachaient dans les grottes du
littoral et dans les fourrés de l'intérieur. L'insurrection des
Etats Unis, qui éclata quelques années plus tard, détourna
d'eux l'attention de leurs oppresseurs. Ils purent se recon-
stituer par familles et par villages : ils n'étaient encore que
6,000. à la fin du xvmème siècle ; ils sont aujourd'hui 150,000,
tous catholiques qui forment une petite nation, ayant son
caractère propre, ses églises, ses écoles, ses collèges, ses jour-
naux^ ses députés au Parlement. La langue qu'ils parlent
et qu'on enseigne à leurs enfants est le français. Tel est
leur attachement pour la mère-patrie qu'au mois de septem-
bre de l'aimée dernière ils ont tenu une grande convention
nationale à l'effet de créer des sociétés de secours mutuels
exclusivement françaises, des banques populaires françaises,
et de nouer avec nos maisons de commerce françaises des re-
lations qui permissent aux produits de la métropole de lutter
avantageusement, sur leurs marchés, avec les produits amé-
ricains ou anglais.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 63
Bathurst, au fond de la baie des Chaleurs, est la principale
ville de l'Acadie française. D'après M. Dubosc de Beau-
mont, les rues y sont larges, régulières et coupées à angle
droit ; des magasins nombreux et bien approvisionnés les
bordent ; le commerce y est prospère et l'industrie suffisam-
ment développée. Les matériaux employés à la construction
des édifices de pierre sont généralement de toute beauté,
grâce aux admirables carrières de grès multicolore que ren-
ferment la Nouvelle-Ecosse ; pour la construction et la cou-
verture des maisons ordinaires, les Acadiens ont tiré du bois
un excellent parti. Ces maisons sont plus chaudes, plus
propres et réellement plus confortables que celles de la petite
bourgeoisie française ; tout au plus si M. de Beaumont re-
grette les criardes couleurs dont elles sont enduites et qui en
gâtent un peu 1 Acérieur.
A la grande- Anse, à Caraquet, etc., qui sont des localités
maritimes, notre compatriote a été surtout frappé par la
ressemblance des habitants avec les Français du littoral de
la Manche. Comme aspect et comme langage, les pêcheurs
acadiens ne diffèrent en rien, si on l'en croit, de leurs frères
des côtes normandes et bretonnes. Mais où sa surprise a
été la plus profonde, c'a été à Tignish, en apercevant des
Acadiennes en costume national. C'était comme une ré-
surrection du passé, une page d'histoire en action.
"Là, pour la première fois, dit M. de Beaumont, je vis
des Acadiennes habillées du costume qu'on portait encore il
y a une soixantaine d'années dans toute la Basse-Norman-
die : les jupes rayées de différentes couleurs, faites d'une
étoffe tissée à la maison et que, des deux côtés de l'Océan,
l'on appelle "droguet", sont identiques ainsi que le mouchoir
croisé sur la poitrine et la croix d'or pendant au bout d'une
chaine passée autour du cou. Quant au bonnet blanc et au
voile noir qui le recouvre, c'est la coiffure des bourgeoises du *
temps de Louis XIV."
Un siècle a donc suffi pour reconstituer, plus vivace que
jamais, cette petite nationalité acadienne que le colonel
Winslow, obéissant à l'ordre inhumain de son gouverne-
ment, croyait avoir détruite pour jamais. Ce n'était pas
seulement les hommes, mais les femmes et jusqu'aux enfants
qu'on avait arrachés du sol en les poussant à coup de crosse
vers la mer, en les entassant comme des troupeaux dans les
cales des navires. Longfellow, le grand poète américain,
$i LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
dans sa touchante épopée rustique d'Evangeline, a stigmatisé
ces odieux procédés de conquête, dont l'histoire n'avait pas
offert d'exemple jusqu'alors et qui resteront la honte de leurs
auteurs . . . Un argument dont abusent un peu les écrivains
étrangers est que, pour juger des mérites coloniaux de la
France, il n'y a qu'à faire le compte des colonies qu'elle a
successivement perdues au cours des siècles. Mais notre
cas est-il donc si exceptionel? L'Angleterre n'a-t-elle pas
vu l'indépendance des Etats-Unis se constituer sur les ruines
de son empire colonial? Les Portugais n'ont-ils pas perdu
le Brésil, les Espagnols leurs immenses possessions d'Amé-
rique? Pour juger congrûment de la valeur colonisatrice
d'une race, il est beaucoup plus logique de s'appuyer sur la
vitalité morale et intellectuelle de ses créations coloniales que
sur les conditions politiques où le hasard des armes les a
momentanément placés. L'exemple de l'Acadie française
est, à ce point de vue, souverainement expressif et péremp-
toire.
L'idée de Mlle Jeanne
Par S. BOUCHERIT
I
— Ainsi, Mademoiselle, c'est bien décidé par votre haute
sagesse. Bien que le monde entier entre en vacances, au-
jourd'hui, 1er août, et doive y rester pendant les mois que
Dieu a évidemment faits pour qu'on se repose, vous exigez
que je continue à travailler ! C'est une tyrannie !
Cette interpellation, d'une forme assez peu respectueuse
et prononcée sur un ton qui l'était encore moins, fut adresée
par Jeanne Viviers à son institutrice, Mlle Hermance Marois,
bonne grosse personne dont rien, dans l'extérieur ni la phy-
sionomie, ne révélait une disposition particulière à ce des-
potisme dont on l'accusait. Tout au contraire, son visage
calme et doux, entouré de boucles blanches d'une mode
surannée, respirait une mansuétude qui pouvait bien aller
parfois jusqu'à la faiblesse viv-à-vis d'une élève aussi gra-
cieuse qu'indisciplinée.
Jeanne Viviers était une enfant de quinze ans, charmante
avec sa masse de cheveux châtains, à reflets métalliques, qui
s'épandait librement en cascade sur ses épaules, encore un
peu anguleuses, avec ses yeux brillants et audacieux, ses
lèvres rouges comme une fleur de grenadier et son air à la
fois souriant et mutin, où il y avait le charme naissant de la
jeune fille et l'espièglerie de la gamine.
Elle avait un cœur d'or, une âme candide et pur comme le
plus pur cristal, un esprit d'une vivacité primesautière ,
plein d'imprévu et de piquant. Mais comme les plus par-
faites créatures ne sont pas sans défaut, Jeanne en possédait
un très accentué ; elle avait la plus profonde horreur da l'é-
tude. Le piano lui paraissait un instrument de torture, le
dessin un exercice qu'on devait réserver comme supplice ac-
cessoire aux prisonniers. La géographie et l'histoire lui
semblaient des choses pleines de mystères qu'elle préférait
ne pas approfondir. L'orthographe surtout était pour elle
un terrain broussailleux, semé de fondrières au milieu des-
66 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
quelles elle ne s'aventurait que d'un pas très hésitant. Elle
avait trouvé un moyen original de sortir de certaines diffi-
cultés grammaticales. Mlle Marois lui ayant, un jour, donné
un devoir hérissé de pluriels scabreux, elle avait passé outre
tout simplement et s'était bornée à écrire, à la fin de la page,
toute une ligne de S avec cette mention : "Pour mettre ou iî
en faudra."
On comprend qu'avec ces dispositions, l'annonce, que Mlle
Marois venait de lui faire, de travailler un peu, oh ! rien
qu'un peu, pendant la période officielle des vacances, lui
inspirait les réflexions les plus amères et presque des vel-
léités de révolte ouverte. Elle avait si bien compté sur deux-
mois de farniente absolu, sans autre souci que celui des pro-
menades à faire ou des parties à organiser avec son frère
Henry, à peu près aussi laborieux qu'elle !. . .Elle avait cru,
d'une foi si joyeuse, dire, pour soixante, jours, un complet
adieu aux méthodes et au lexiques, aux bouquins et aux
cahiers ! Elle s'était tant promis d'errer du matin au soir,
indéfiniment et sans but, sous les beaux ombrages du parc
qui entourait le château, ou, perspective plus séduisante
encore, comme marquée de plus d'indépendance, dans les
vastes bois voisins qu'un mur seul séparait de la propriété de
son père ! De tous les morceaux de chant qu'on lui faisait
apprendre et qui s'échappaient de sa mémoire aussi facile-
ment qu'ils y entraient, un seul vers lui demeurait toujours
présent, celui qui commence un des airs de Galathée :
"Ah ! qu'il est doux de ne rien faire"
Elle le répétait mentalement comme une espérance ten-
drement caressée, en attendant l'aurore du 1er août, jour^
béni où il deviendrait une réalité. Et voilà que la terrible
Mlle Marois lui signifia que "vacances" signifierait pour elle
diminution, et non suppression du travail abhorré et que,
même au milieu des plaisirs qui lui étaient laissés — vraiment
c'était encore heureux qu'on daignât lui en laisser un peu ! —
elle serait toujours poursuivie par le cauchemar de la table
d'étude ou du piano qui l'attendaient !
— Oui, Mademoiselle, je le répète, reprit-elle après un
instant où la colère avait silencieusement bouillonnée au de-
dans d'elle, l'organisation que vous avez réglée pour ces deux
mois constitue une véritable barbarie. Vacances et travail
sont deux mots qui hurlent d'être unis. On est en vacances
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 67
ou on n'y est pas ! Voilà le dictionnaire : tenez ! Je l'ouvre
et je lis : "Temps durant lequel les travaux cessent dans les
écoles." Ainsi parceque je suis élevée chez mon père, par
Mlle Hermance Marois, qui devrait être bonne et compatis-
sante pour moi, je serai privée du répit qu'on accorde à tous
les barbouillés de la classe municipale ! C'est une injustice
révoltante.
Et ma santé, ma pauvre petite santé, vous n'y pensez pas î
Elle n'y résistera pas, c'est certain. Je mourrai à la fleur
de mon âge, sous l'effort excessif de travail que vous m'im-
posez et vous aurez mon trépas sur la conscience.
— Non, ma chérie, vous ne mourrez pas, répondit l'institu-
trice que cette terrible perspective avait effrayée pendant une
seconde, mais que rassura vite la vue de la mine rose et res-
plendissante de Jeanne . . . Vous aurez tout le temps voulu
pour vous reposer et vous amuser ... Mais deux heures d'e-
xercices le matin et deux heures le soir ne feront que vous
rendre vos longues récréations plus douces. D'ailleurs, ce
n'est pas moi seule qui ait décidé qu'il en serait ainsi. C'est
votre père lui-même qui a fixé ce programme..
— Ah ! c'est père qui. . . exclama la jeune fille sans achever
sa pensée, mais d'un ton tout à coup radouci. . .Et est-ce que-
Henry travaillera aussi?
— Mais certainement ! il travaillera, mais d'une autre-
manière.
— Comment ?
— Votre père veut que chaque jour il aille passer deux
heures le soir et deux heures le matin dans les ateliers pour
s'initier successivement à tous les services de la fabrique.
— Mais j'irais bien aussi! s'écria Jeanne tentée. Il y a
à la fabrique autant d'ouvrières que d'ouvriers et on pourrait
bien m'apprendre, comme à Henry, le filage et le brochaga
de la soie.
— Ce n'est pas la même chose. Votre frère est destiné,
vous le savez, à aider plus tard votre père dans la direction
de la fabrique. Il est donc nécessaire qu'il commence à s'y
exercer de bonne heure. En lui donnant ce but pour occu-
per la liberté de ses vacances, M. Viviers agit sagement >
comme toujours. Tandis que vous...
— Moi, je n'aurai pas de fabrique à diriger, soupira Jeanne,
et il faudra continuer à me bourrer des haut faits de Philippe-
Auguste et des heureux effets des dièzes et des bémols. Le
68 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
sort des femmes est bien déplorable ! Est-ce que Henry
aura aussi des devoirs à faire?
— Non, mon enfant. Outre que ses études à l'atelier suffi-
ront, son précepteur a demandé à M. Viviers de lui permettre
de consacrer tout son temps à ses propres travaux.
— Ah oui ! fit- Jeanne en riant, les travaux de M. Lombre,
ses fameux travaux! son histoire de Périclès ! Qu'est-ce que
c'était donc que ce Périclès? Je ne me le rappelle plus bien
Mademoiselle.
— Un grec célèbre, répondit Mlle Marois, non sans une
certaine hésitation.
— Il y a longtemps qu'il est mort?
— Oh ! plusieurs siècle avant notre ère.
— Quel dommage que M. Lombre n'ait pas vécu de son
temps !
— Pourquoi cela?
— Mais parce qu'il aurait eu des documents plus certains
pour écrire son histoire, riposta la folle enfant, et puis parce
qu'il serait mort depuis longtemps comme son héros et que
nous serions privées de l'honneur de vivre avec lui.
— Oh, Jeanne! Pourquoi détestez-vous tant ce pauvre M.
Lombre?
— Je ne le déteste pas. Il m'horripile, voilà tout! Est-
ce que c'est français, Mademoiselle "horripiler"?
— Rigoureusement , oui. . .mais ce n'est pas du style noble.
— Ça, je m'en moque. . . je suis une bourgeoise. . . Est-ce
qu"' horripiler" prend un h?
—Oui.
— Eh bien ! ce Monsieur Lombre m'horripile avec un h.
Cela fut dit avec une mimique si drôle que Mlle Marois ne
put s'empêcher de rire ; au fond du reste, elle pensait exacte-
ment comme Jeanne et ne pouvait pas souffrir le précepteur,
pédant, vaniteux, qui la traitait de fort haut et comme une
personne sans conséquence.
— Mais quelles raisons, reprit-elle avec une apparente
sévérité revenue, d'en vouloir ainsi à M. Lombre?
— Oh! J'en ai des foules. D'abord il s'appelle Casimir. .
Casimir Lombre. Je vous demande un peu ! Quand on a
pour nom Lombre, on ne s'appelle pas Casimir. . . Mais ce
n'est pas ma raison principale.
— En effet, elle ne serait pas bien sérieuse.
— Ce que je lui reproche de beaucoup plus grave, c'est
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 69
d'être bouffi d'orgueil, plein de lui-même et d'avoir le cœur
sec comme un morceau de pierre.
— Et d'où tirez-vous, grande psychologue, vos affirmations
si positives?
— Ne vous moquez pas de moi, Mademoiselle. Je ne suis ni
petite, ni grande psy.. psycho... enfin, ce que vous avez
dit! Je suis très en l'air, c'est vrai; mais j'observe tout de
même, allez ! sans qu'on s'en doute, et je sais bien, à part
moi, faire mes petites réflexions. Eh bien ! j'ai observé que
M. Casimir Lombre. . . quel nom !. . . ne prononce pas deux
phrases sans dire: moi, je... Moi! pour lui, tout est là.
Dites-lui qu'il a fait une averse et que vous avez été mouillée.
Au lieu de s'apitoyer sur votre sort, tout aussitôt il vous ré-
pondra : Moi, j'avais un parapluie. Racontez-lui que vous
avez mal à la tête. . . moi, je vais très bien ! Moi ! toujours
moi!... Cela suffit pour coter un homme. L'autre jour,
quand il s'est absenté pendant vingt-quatre heures avec papa
et Henry... je suis entrée dans sa chambre avec Fanny
pour mesurer les rideaux . . . Voyons ! Dans votre chambre
vous avez les photographies de ceux que vous aimez, n'est-
ce pas? Il semble qu'il soit bon d'avoir ainsi près de soi le
portrait des êtres chers. Moi, j'ai papa, ma pauvre maman,
mon frère Henry, vous, ma bonne demoiselle, que j'aime
bien, quoique. je vous fasse souvent enrager... M. Lombre
a sept portraits. . . Tous de lui-même, de l'unique, du grand
Casimir. . . Casimir sur la cheminée, sur la console, sur les
murs ! Casimir les yeux inspirés, les cheveux au vent, pen-
sant probablement à Périclès . . . Casimir en uniforme de
collégien... Casimir de face, de profil, de tros quarts, avec
sa barbe, sans barbe... Casimir partout... Voilà pourquoi
je n'aime pas Casimir. . . Un homme qui se gobe autant que
ça, n'en faut plus !
— Jeanne ! Jeanne ! fit vivement l'institutrice enchantée
de trouver un prétexte pour ne pas témoigner son approba-
tion, quand donc vous déferez-vous de vos vilaines habitudes
et parlerez-vous correctement?
— Je pense correctement, c'est l'essentiel, riposta Jeanne
avec qui il était difficile d'avoir le dernier mot. Enfin lais-
sons ce Monsieur où il est. . . Qu'est-ce que nous allons faire
aujourd'hui pour notre premier jour de vacances? Car je
suppose bien que ni vous ni mon père ne pousserez la cruauté
70 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
jusqu'à me forcer à faire des études de syntaxe pour mon
premier jour de congé.
Ce fut M. Viviers qui répondit à la question de sa fille en
entrant dans la salle d'études. Jeanne ne lui gardait sans
doute pas rancune de sa décision au sujet des devoirs de
vacances, car légère comme une gazelle, elle bondit vers lui
et, l'enlaçant de ses deux bras, l'embrassa à pleine bouche.
— Je viens savoir, dit-il comment on se porte dans le
quartier des femmes. Ce matin, au saut du lit, j'ai dû me
rendre à Lyon, au magasin, et je n'ai pas voulu attendre au
déjeuner pour te dire bonjour.
Bien qu'à la manière dont il couvait s» fille des yeux en
lui adressant ces simples paroles, on comprenait l'immensité
de la tendresse de ce père, de même qu'il était facile de devi-
ner celle qu'il recevait de Jeanne, non seulement par son
joyeux baiser, mais par la soumission immédiate avec laquelle .
elle s'était inclinée devant la volonté, si dure qu'elle fût, de
M. Viviers pour les devoirs de vacances.
Il prit une chaise et se mit à deviser gaîment de choses et
autres. Le babil musical de sa fille, ses jets d'esprit parfois
si drôles , dans leur impétuosité spontanée , étaient le meilleur ,
le seul délassement que connût ce grand industriel absorbé
tout le jour dans un incessant labeur.
M. Viviers, parti de bas, était arrivé, jeune encore, a
une situation considérable dans la fabrication des étoffes de
soie. Il avait débuté jadis comme ouvrier. Soutenu par un
travail courageux et probe, aidé par une intelligence supé-
rieure, servi aussi par des circonstances heureuses, il était
monté d'échelon en échelon. I^e simple canut d'autrefois
avait fini par pouvoir, à force d'économies, acheter en propre
un métier Jacquard, puis deux, puis trois, et travailler pour
son compte, en employant même deux de ses anciens cama-
rades, artisans comme lui. Libre maintenant de suivre son
inspiration, plein d'idées neuves et originales, il composa,
en artiste véritable, d'étonnants brochages où se dessinaient,
par un jeu habile de soies, des bouquets de fleurs d'une
finesse et d'un goût exquis.
Si petit qu'il fût encore, il exposa, en 1878, des étoffes
merveilleuses, dont il avait inventé le dessin et fait lui-même
le tissage, qui firent révolution dans les procédés usités. On
fut tout étonné de voir ce nom nouveau surgir au milieu des
grands noms de l'industrie lyonnaise, et à l'admiration très
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 71
sincère que méritait son œuvre se joignit bientôt l'engoue-
ment pour cet ouvrier courageux dont l'œil illuminé disait la
haute valeur. Au lieu de se faire désirer, les capitaux vinrent
è. lui. Une société fut formée qui lui permit de monter une
fabrique où il pourrait appliquer en grand ses procédés. Il
s'y révéla chef aussi capable qu'il avait été bon ouvrier et ses
succès furent tels qu'il put, quelques années après, installer,
de ses seuls deniers, à Montbuel, à quelques kilomètres en
amont de Lyon, près des rives du Eône, une fabrique de
filage et de brochage de la soie qui est une des plus belles et
des plus perfectionnées de cette riche contrée. Près de trois
cents ouvriers des deux sexes y sont occupés.
Ses ateliers et ses enfants ! Tout était là pour M. Viviers.
On aurait pu dire qu'il les confondait dans sa tendresse. Les
uns comme les autres n'émanaient-ils pas de lui? Il ne pou-
vait pas se décider à quitter ni les uns ni les autres. Bien
qu'avec une rare faculté d'assimilation l'ancien ouvrier fût
devenu un homme du monde accompli, il ne cherchait aucun
plaisir hors de sa fabrique et loin de ses enfants. De ceux-
ci jamais il n'avait consenti à se séparer et il les faisait élever
près de lui. Veuf de bonne heure, il concentrait sur eux
toutes les affections de son cœur très tendre, sauf la part très
large qu'il donnait à ses ouvriers, ses enfants aussi, dont le
sort matériel et moral était sa constante préoccupation. Il
n'y eut jamais patron ni meilleur ni plus aimé. Ce n'est pas
dans les atelier de Monbuel que les fauteurs de grèves au-
raient eu beaucoup de succès.
— Ah! Jeannette, une nouvelle! dit-il au milieu de ses
propos. L'omnibus des magasins a ramené -ce matin Du-
breuil, cet ancien gendarme que notre ami Segaud m'a si
chaudement recommandé et qui va s'installer dans le pa-
villon comme garde, concierge, surveillant. Le nom m'est
égal, pourvu qu'il fasse bien son service. Il est en train
d'emménager.
— A-t-il une famille? demanda Jeanne.
— Je crois bien! Tout un tas d'enfants, des grands, des
moyens, des petits.
— Oh ! des petits ! exclama Mlle Viviers. Quel bonheur !
Je m'en occuperai. Ce sera très amusant.
(A suivre.)
Revue des faits et des œuvres
Antialcoolisme : Ce que boivent
les savants, les écrivains, les artistes
La croisade entreprise dans la province de Québec contre
l'alcoolisme, croisade qui a déjà enrôlé parmi ses apôtres les
plus dévoués, les têtes dirigeantes de la société, médecins,
membres du barreau ou de la magistrature, donne de l'actua-
lité à un travail tout récent auquel s'est livrée une publication
française très haute cotée.
Ce n'est pas tout d'enseigner au peuple qu'il ne doit point
faire usage d'alcool ou de boissons alcoolisées. La sagesse
de ce conseil deviendra beaucoup plus manifeste à son esprit,
sa raison se laissera plus facilement convaincre, si, à côté
des préceptes moraux qu'on lui cite, on met en même temps
sous ses yeux l'exemple, combien plus éloquent, des grands
citoyens qu'il admire et respecte déjà et qui mettent à profit
et en pratique les enseignements qu'on lui donne. C'est
ainsi qu'un confrère français nous apporte une gerbe de ces
exemples que nous offrons comme la preuve mise en action du
bien fondé de tout ce qui a été fait et dit pour la cause de la
tempérance en notre pays.
La " Revue " de Paris (1) s'est inquiétée de découvrir quel
usage on faisait de l'alcool, ou des boissons capiteuses dans
le monde de la pensée ou de l'art. " Les écrivains, a-t-elle
demandé, au cours d'une enquête qui restera fameuse, les
grands artistes, les savants, demandent-ils aux boissons ca-
piteuses, l'hallucination qui leur inspire le chef-d'œuvre
comme la force qui leur permet de le réaliser. C'est un pré-
jugé difficilement déracinable que celui-ci : innombrables
sont les honnêtes citoyens qui croient que Shakespeare a écrit
ses drames dans les tavernes, que Rembrandt peignait dans les
cabarets et qu'Alfred de Musset n'a commencé à avoir du talent
que lorsqu'il a été intégralement imbibé d'absinthe."
L'enquête de la " Revue " est nettement hostile à toute
boisson alcoolisée. Voici le résumé des opinions principales
qui ont été recueillies:
Pour M. Bekthelot, l'alcool ne doit jamais entrer dans un
régime régulier ; la boisson ordinaire du savant était l'eau
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 73
rougie — trois parties d'eau et une partie de vin, il ajoutait
au dîner, après le potage, un petit verre de Bordeaux vieux.
M. Saint Saens, préfère l'eau à toute boisson. " Si, dit-il,
je pouvais avoir de la vraie eau de source, bien pure et bien
fraîche, je la préférerais à toute autre boisson." — M. Claretie
" ne travaille jamais mieux que lorsqu'il est à jeun."
M. Ernest Hébert, donne la réponse curieuse que voici :
" Le vin, dit-il, la bière, le cognac, donnent une animation
passagère à la pensée, bientôt suivie d'une dépression para-
lysante en raison directe du degré d'excitation obtenu par les
boissons alcoolisées. Je bois de l'eau, et je m'en trouve bien.
M. Flammarion, ne travaille utilement au point de vue
de la composition, que le matin de huit heures à midi, après
son premier déjeuner, pris sans boisson avec deux œufs à la
coque.
Carolus Duran, ne boit guère que de l'eau.
Sully Prudhomme, buvait de l'eau mélangée de jus de citron.
Jules Lemaitre, ne boit que de l'eau ; il a gagné, dit-il,
à ce régime, un appétit très régulier." Henri Lavedan con-
sidère l'alcool comme la pire des boissons ; " couramment,
dit-il, je ne bois que de l'eau, glacée si possible." Victorien
Sardou ne peut pas supporter un demi- verre d'eau-de-vie ;
en revanche, il est buveur de café : trois fois par jour. Mau-
rice Barres : " A mon avis, pour bien travailler, il ne faut
pas de stimulant : il faut la possession paisible de soi-même.
L'idéal, c'est une belle nature, avec les fenêtres ouvertes à la
campagne. Jamais, jamais d'alcool."
M. de Freycinet a fait usage toute sa vie " d'eau rougie " ;
Mistral rappelle le dicton provençal : Veau fait devenir joli ; sa
mère, morte à quatre-vingts ans passé, ne buvait que de l'eau;
pour lui il boit du vin trempé d'eau aux deux tiers. Pour M.
Paul Bourget l'alcool à si faible dose soit-il pris et sous n'im-
porte quelle forme est un empêchement absolu au travail.
M. Emile Ollivier : " J'ai été toute ma vie un buveur d'eau,
ma femme et mes enfants ont suivi mon exemple. Eugène
Carrière ne croyait pas à l'alcool, le travail ne peut être que
le résultat d'équilibre moral, rien ne vaut les heures de clair-
voyance du matin qui suivent les veillées paisibles. Mme
Daniel-Lesueur ne boit que de l'eau. M. Pierre Loti :
" Je suis aux trois quarts musulman, je ne bois jamais d'alcool,
je ne bois même pas de vin." Benjamin Constant buvait
du thé de préférence. Reyer ne boit que de l'eau rougie ;
Victor Margueritte boit de l'eau généralement ; il résume
'74 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
• ainsi son opinion i^l'eau lave et désalt èrë,le vin tonifie ,ralcooLtue. '
Les partisans du vin sont la minorité : M. de Vogue est
président des Agriculteurs de France : " La France, dit-il,
est le pays qui a donné au monde, depuis longtemps, le plus
•de vin et le meilleur : ceux qui en usaient ont donné à ce
même monde la plus forte, la plus riche des littératures mo-
dernes. Cela me parait répondre à votre question." — Au-
guste Rodin " estime que le vin est une excellente chose." —
Jean Richepin : " En mangeant, je bois du vin ; l'alcool peut
exciter comme un coup de fouet." — Roll : " Ce que je bois ?
mais du vin, de la bière, de l'eau, au gré de ma fantaisie qui ne
se plierait à aucune exigence." — Dagnan-Bouveret : " Très
indifféremment, je bois du vin, de la bière ou de l'eau, sans
avoir jamais pu constater " si cela m'aidait ou me gênait."
Arrêtant là leur enquête, les auteurs de l'article terminent
en reconnaissant qu'il y a eu cependant deux hommes dont
l'œuvre a été effectuée sous l'influence du poison de l'alcool.
" Mais l'exception confirme la règle, disent-ils. En l'espèce,
elle la confirme d'une manière assez funeste. Ces deux hom-
mes ont eu une vie peu enviable, et ils sont morts jeunes et
tristement. L'un d'eux est Hoffmann ; l'autre est Edgar Poë.
u D'abord magistrat et musicien, Hoffmann ne commença à
écrire qu'après sa trentième année. S'inspirant du mesmé-
risme, il évoquait dans le délire de l'ivresse des personnages
fantastiques qui rappellent les prouesses des hypnotiseurs con-
temporains. Il passait toutes ses nuits au cabaret, et si ce
genre d'existence profita à son talent, l'existence fut brève et
le talent plus bref encore.
" L'esprit d'Hoffmann s'obscurcit promptement. Les der-
niers ouvrages du conteur sont loin de valoir les premiers.
Hitzig, son écuyer de gloire, l'avertissait qu'il devenait nuageux
et morne.
" Edgard Poë dut à l'alcool des visions et des terreurs dont
sa littérature est profondément impressionnée. Il connaissait
le vertige moral qui force à accomplir un acte que l'on réprouve,
Il le décrit dans le Démon de la perversité ; et il retrace, dans
le Chat Noir, les impulsions irrésistibles de l'alcoolique. D'au-
tres de ses contes rappellent les hallucinations du buveur.
La plupart de ses chef-d' œuvres ont été créés entre deux
crises de delirium tremens, chefs-d'œuvre étranges, certes.
Poé a dit que l'étrangeté était la beauté, et il a été un poète
beau, quoique étrange. Il y a donc eu deux génies alcooli-
ques. Nous n'en connaissons pas un de plus."
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 75
L'Action Sociale Catholique
et son journal
L'œuvre qui, depuis quelques mois a surtout attiré l'atten-
tion des canadiens-français, au Canada et aux Etats-Unis,
c'est la fondation à Québec, par Sa Grandeur Mgr Bégin, de
l'Œuvre de l'Action Sociale Catholique et du journal quotidien
qui en est l'organe. C'est une réponse admirable aux appels
de *Pie X qui veut " que l'action catholique s'organise et
s'exerce vigoureusement dans tous les pays." Chez nous,
dont la foi catholique est la première des traditions nationales,
c'est le commencement d'une ère où s'exercera plus active
et plus pratique la co-opération des laïques et des religieux
pour la sauvegarde des intérêts de l'Eglise. Fonder cette œuvre
c'était envisager hardiment l'avenir, tout en se rendant compte
•des dangers qui, pour ne pas être reconnus encore comme im-
médiats par plusieurs, n'en menacent pas moins notre société
canadienne dans ses oeuvres vives. Aussi le premier acte
de cette œuvre de l'Action Sociale Catholique, la fondation
du journal quotidien, fut-il accueilli avec la plus vive satis-
faction dans toute la province et fut-il, dès ses commence-
ments, l'objet d'une sa ction pontificale (Bref de Pie X, 27
mai 1907.) Depuis, le journal a reçu l'encouragement public
de sa Grandeur Mgr l'archevêque de Montréal, et il peut déjà
compte sur l'appui unanime de l'épiscopat canadien.
Sans cloute, l'œuvre de la presse catholique n'était pas tout-
à-fait inconnue parmi les Canadiens-français. Mais les pu-
blications, nombreuses il est vrai, qui faisaient déjà, et depuis
longtemps, une lutte vraiment digne d'éloges pour les prin-
cipes en matière de morale, d'éducation, de droit chrétien,
ne s'adressaient-ils encore qu'à un petit nombre de lecteurs.
Il fallait à l'œuvre nouvelle le concours nécesaire du journal
quotidien, de cet ami qu'on retrouve à tous les foyers et qui
nous fournit, avec la récréation du soir, la saine information
•et l'écho du bien à travers le monde.
Et il s'agit ici plutôt d'une œuvre de préservation. " Nous
ne pensons pas, dit Mgr Bégin, qu'il faille attendre que l'on
monte violemment à l'assaut des esprits pour organiser ici
les œuvres de défense/' L'Action Sociale Catholique consa-
crera la réunion de toutes les énergies dans le bien, le réveil
des esprits à l'intérêt du mouvement social chrétien dans l'uni-
vers, le sentiment, chez les catholiques, de la supériorité des
«enseignements de l'Eglise, même en matière de libre discus-
76 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
sion, et le désir de faire prévaloir cet enseignement parce que-
le meilleur et le plus sûr. Ce sera la formation d'un peuple-
catholique averti contre lequel s'acharneront en vain les doc-
trines subversives qui, chez tant de peuples ont tari, par l'aban-
don de l'idée religieuse, la source de la paix sociale et de la
véritable grandeur ; ce sera le maintien dans l'âme de notre
peuple, d'essence latine, de l'idéal qui a porté les races chré-
tiennes jusqu'aux plus hauts sommets de la gloire et qui est
un idéal catholique.
Le programme de l'Action Sociale Catholique, de Québec
comprendra deux parties distinctes :
1. L'enseignement dont les objets principaux seront de dé-
velopper le sens catholique, faire l'éducation de la conscience
sociale catholique, étudier les questions sociales, etc., au
moyen de cercles d'étude, conférences, congrès, et par la presse..
2. L'action par les associations religieuses, d'hygiène morale,
de bienfaisance, ouvrières, professionnelles, etc.
Ce programme est vaste sans doute ; il faudra plusieurs
années de travail et de zèle persévérant pour réaliser dans
toute sa mesure le rêve caressé par ceux-là mêmes qui en ont
tracé les lignes. Mais il a l'avantage de s'adresser à un peuple
neuf, conscient de ses devoirs et de sa mission, habitué a rece-
voir de ses directeurs religieux les conseils qui sauvent et qui,
à plusieurs époques de son histoire, lui ont permis de traverser
les crises les plus sérieuses et de conserver intact pendant
trois siècles le dépôt sacré de ses traditions et de sa foi.
Un penseur français a dit avec raison : " Pour qu'une na-
tion chrétienne soit florissante, la condition indispensable-
est qu'elle réalise l'idéal chrétien pour lequel elle a été conçue,
qui a présidé à son développement, qui lui a donné ses lois,
ses institutions, en un mot, sa civilisation tout entière. Ce
n'est jamais en dehors de ses traditions qu'il faut chercher
la grandeur d'une nation ? "
C'est dans la poursuite de cet idéal chrétien que le peuple
canadien-français a grandi, qu'il s'est développé. Jusque
dans ses heures les plus difficiles, et alors que l'horizon lui
apparaissait le plus sombre, il n'a pas cessé de reconnaître dans-
son idéal religieux la colonne de feu guidant ses pas vers la
terre promise.
L'œuvre dont on vient de le doter, et qu'il accueille avec une?
sorte de piété patriotique, n'est qu'une nouvelle manifesta-
tion de sa vitalité et de son énergie dans le bien.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 77
Un projet vice-royal.
L'Ange de la Paix et les
Plaines d'Abraham
Il est certaines faveurs que, même si elles partent de haut,
etlpeut être à cause de cela, vous acceptez avec la même
angoisse que si elles vous apportaient un message de malheur.
Vous les subissez en silence, du moins avec autant de bonne
grâce que possible, tandis que, dans votre for intérieur, vous
êtes tentés de maudire le sort qui s'acharne à vous vouloir
u tant de bien." Et tout ceci est dû à ce que pour certains
tempéramments, l'histoire et la tradition n'ont plus ce mérite
de garder pieusement hors de toute atteinte les rares " jardins
secrets " où les peuples, tout aussi bien que les individus,
aiment à cultiver discrètement quelques fleurs du passé, les
souvenirs tendres des premiers âges et des premières gloires.
C'est qu'on ne se rappelle pas assez souvent le mot de Musset —
u Les morts dorment en paix dans le sein de la terre — ainsi
doivent dormir nos sentiments éteints." C'est pour cela aussi
que nous voyons des amitiés nouvelles, escomptant très im-
prudemment des liens qui, sans cela seraient solidement ci-
mentés, trouver jusque dans leurs débordantes manifestations
de sympathie, le moyen de faire saigner des plaies que le temps
achevait de cicatriser.
Après tout, certains rapprochements, surtout lorsque se
sont, des rapprochements historiques, ne peuvent être faits
qu'avec d'infinies précautions, tandis que d'autres, il ne fau-
drait seulement pas songer à les faire. On le comprend bien
dans la province de Québec depuis le jour, où de par la faveur
vice-royale, le troisième centenaire de la fondation de Québec est
en train de devenir ce qu'un journaliste à fort bien appelé
" l'apothéose de la conquête."
Que l'idée soit fort louable de vouloir conserver les champs
de bataille des Plaines d'Abraham et de Ste Foye, il n'en
reste pas moins vrai que l'occasion choisie pour l'inaugura-
tion de ce champ sacré en un parc national est fort mal choisie,
et que le mode dont on veut mener cette entreprise à bonne
fin est plus mal choisi encore. -Et, au point de vue de l'his-
toire,ce projet qui coûtera des millions ne vaudra pas la pensée
généreuse qui a déjà réuni sur le socle d'un même monument
les deux noms héroïques de Wolfe et de Montcalm. De plus,
le troisième centenaire de Québec,en dépit des meilleures volon-
tés, ne peut évoquer, n'évoque pas une idée sœur de l'idée qui
est restée attachée au souvenir sanglant des Plaines et de
78 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Ste Foye. Malgré tout, et en dépit de tout ce que Ton pourra,
faire et dire, associer le souvenir de Wolfe à celui du troisième-
centenaire de Québec, c'est pour ceux qui le veulent, tenter la.
conquête du passé historique après ayoir conquis le sol et
s'être emparé du présent. Même au milieu des plus bril-
lantes solennités, dans tout le déploiement militaire que Ton
prépare, sous les yeux mêmes du Prince de Galles, rien n'em-
pêchera les anglais de ne pas voir autre chose que Wolfe es-
caladant le Foulon et victorieux jusque dans la mort ; tandis -
que rien non plus n'empêchera les Canadiens-français de voir
surtout, dans ce tableau subitement jeté devant leurs yeux,
Montcalm accourant de Beauport pour sauver Québec et
payant de sa vie ce suprême effort tenté pour garder la Nou-
velle-France ; puis à Ste Foye, la pensée canadienne-française -
n'évoquera encore que le souvenir de l'immortel Lévis tentant
inutilement la revanche et, irréductible, brûlant ses drapeaux
plutôt que de les rendre. Et à cette occasion, anglais et fran-
çais n'auront pas tort. Chacun admire dans l'histoire les-
pages et les héros qui réunissent le mieux sa pensée et ses
affections. Les anglais préfèrent Azincourt, et les Français,
Fontenoy.
Aussi, l'impression causée parmi les canadiens-français, par
le projet de Lord Grey qui veut intéresser tout l'empire à ce
qu'on appelle déjà d'une façon fort tapageuse le " Parc des
Batailles," a-t-elle été plutôt pénible. Et elle s'est mani-
festée au moment où le Parlement fédéral, à la demande de-
Sir Wilfrid Laurier, attribuait une somme de $300,000 pour
les fêtes du troisième centenaire et l'entretien des Champs
de bataille des Plaines d'Abraham et de Ste. Foxe. Tout le
monde aperçut la tournure très nettement anglaise que pre-
nait l'organisation. C'est alors que l'on commença de s'in-
quiéter et que H. Orner Héroux posa carément la question,
dans la " Vérité " en disant :
Nous n'avons point perdu l'espoir d'entendre un député -
canadien-français dire tout haut ce que tant de gens penseï t
tout bas, affirmer que c'est bien Champlain que l'on fêtera
cet été et non point les préludes de la domination anglaise,
et remettre au point les théories que l'on prône depuis quel-
ques semaines, à propos de paix et d'entente cordiale.
" L'Ange de la Paix dominera ros champs de bataille : :
disons donc une bonne fois quelle paix règne dans ce pays et
que nous n'en sommes pas encore réduits à baiser la main
qui nous frappe. Dans tout l'Ouest, découvert par nos aïeux,.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 79
civilisé par nos prêtres et nos pionniers, nos droits sont violés,
en dépit des plus solennelles promesses et des plus fermes
garanties. Notre langue est proscrite et nos écoles dépouillées
de leur caractère franchement catholique.
" Si Ton veut que, sans rancœur, nous puissions écouter
ceux qui nous parlent de concorde et d'harmonie, que Ton
nous rende justice, que l'on fasse exécuter les décisions du
Conseil Privé, que Ton traduise en actes l'égalité dont on a
plein la bouche.
" Autrement, nous ne verrons dans toutes ces déclamations,
d'où qu'elles viennent, qu'une sinistre farce et une féroce
ironie.
" Le député qui aura le courage de dire ces choses et quel-
ques autres, d'affirmer par exemple, que nous n'entendons
point laisser tourner en manifestation impérialiste une fête
essentiellement canadienne, ni permettre qu'on fasse l'histoire
de notre pays, se fera peut-être qualifier de tête chaude et
d'écervelé, mais il aura dit de rudes et salutaires vérités, et
il fera plaisir à beaucoup de monde.
" Et peut-être surtout à ceux qui, paralysés par la crainte
ou un respect mal compris, n'oseront point le dire tout haut."
La parole attendue fut prononcée dès le lendemain (5 février)
par M. Armand Lavergne, député de Montmagny, et approu-
vée par ses collègues, MM.' Paquet et Robitaille.
Sans doute, les quelques protestations discrètes qui ont
été soulevées, n'arrêteront pas les auteurs du projet. La
fête aura lieu, mais elle démontrera surtout que l'entente
cordiale des races dans notre pays ne doit pas reposer sur
quelques manifestations bruyantes d'une amitié qui, pour
être durable et solide, doit plutôt s'appuyer sur les droits
immuables de la justice et du " fair play " britannique. Et
jamais l'Ange de la Paix ne sera venu plus près de diviser
plus profondément ceux qu'il a mission de réunir.
Le monument Laval. — Une
fête vraiment nationale pour
les Canadiens-Français
Le dévoilement de la statue de Mgr de Laval, premier
évêque de Québec, aura lieu cet été et donnera lieu à des fêtes
dont il ne sera pas possible, Dieu merci, de méconnaître ni le
cachet ni le sens. Ce sera vraiment une fête canadienne-
française et, depuis que des circonstances empêchent de la
rallier au nom du fondateur de Québec, on. aime davantage
80 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
à y reporter l'attention. Aussi, quels noms furent jamais
plus dignes d'être réunis dans une célébration historique,
que ceux de Laval et de Champlain ! Ils résument à eux
seuls l'idée patriotique et religieuse qui présida sur ce conti-
nent à la naissance et au développement de notre race dont
ils sont, presque au même titre, les immortels fondateurs.
Du reste, il suffit de se rappeler le sentiment de vénération
nationale qui s'attache à ces fêtes (elles auront lieu les 23 et
24 juin,) au motif qui les a fait naître, à l'élan de générosité
qu'elles ont prévoqué parmi tous les fils de la Nouvelle-France,
pour se convaincre de leur importance. Le monument qui
sera dévoilé, c'est à une souscription nationale que nous le
devons, et à son dévoilement, on sentira qu'avec le grand
nom consacré par ce marbre et ce bronze, une idée, où chaque
canadien-français aura mis un peu de son cœur, s'épanouit
après une germination de trois siècles, s' élançant, féconde et
pure, vers de nouveaux espoirs. Pour le moment, d'autres
projets, représentant d'autres idées, sont en train d'attirer
l'attention ailleurs, mais les fêtes du 23 et du 24 juin ont pris
dans les âmes une place choisie — qu'on songerait en vain à
leur ravir. Elles constitueront vraiment un événement pour
tous ceux qui croient encore qu'avec les dates décisives, l'his-
toire des peuples ne recommence pas mais continue. A ceux-
là mêmes qui veulent façonner l'histoire aux besoins d'un
rêve impérialiste, elle rappellera que les traditions nationales
sont choses sacrées et que les vainqueurs doivent s'y arrêter
comme on s'arrête avec respect sur le seuil d'un temple. C'est
en vain qu'on tenterait de leur substituer des idéaux plus neufs.
Sans cela il faudrait cesser de croire que " l'histoire est la
mémoire du monde."
Léon Kemner.
L'ILLUSTRATION
Supplément de "La Revue Franco- Américaine "
Première Année, No. 2.
1er Mai 1908.
Personnages en vue
M
<y
o g
<
Hon. L.R.ROY, Hon. JULES ALLARD, Ministre de
Secrétaire de la province de Québec. l'Agriculture de la province de Québec.
Sir NAPOLEON CASAULT, ex-Juge-en- M. CHARLES LANCTOT, .^ssistant-Pro-
chef de la Cour Supérieure, président de cureur Général de la province, secrétaire
la Commission de Révision des Statuts de la Commission de Révision des Sta-
de la province de Québec. tuts de la province de Québec.
Hon. J. B. B. PREVOST, ex-ministre de
la Colonisation, député par le comté de
Terrebonne à l'Assemblé Législative de
Québec.
M. le Dr. a. JUBIIN, dep ité par le comté
de Québec-Est à l'Assemblée Législa-
tive de Québec, échevin de la ville de
Québec.
FELIX TURCOTTE, de la m:
Naz. Turcotte & Cie, de Québec.
Hon. E. B. GARNEAU, Conseiller Légis-
latif pour la province de Québec, chef de
la maison Pierre Garneau & Fils.
M. NAP. LA VOIE, Inspecteur de la
Banque Nationale, Québec.
.le Dr. ARfHUR ROUSSEaU, Pro-
fesseur à l'Université Laval, à Québec.
LT.^o,ROY, Co_ant du district ^Sa^ctfaln^tt^ut-
militaire de Québec, No. 7. bots, à Québec.
Lt-Col. EUG. FISET\ député ministre
de la Milice et de la Défense du Canada,
Ottawa.
M. C. J. L. LAFRANCE,
Trésorier de la ville de Québec.
M. R. P. LEMAY, architecte, échevin de M- LE DR- ARTHUR SIMARD, profes-
la ville de Québec. seur à l'Université Laval, à Québec.
POUR le SPORTSMAN
Nous publions aujourd'hui une série de gra-
vures qui sera d'un intérêt particulier pour les
sportsrrien, pour les amateurs de la pêche et des
grandes courses à travers les bois,
Ce sont les différentes péripéties d'une ex-
cursion à travers les rapides de nos rivières du
nord, courses en canot d'écorce, descentes des
rapides bouillonnants, pot-au-feu sur la lisière
des grands bois, puis les ravissantes captures
de l'hameçon, truites frétillantes, saumons
farouches, ouananiches, achigans, etc.
Les pêcheurs songent déjà aux longs plaisirs
que le sport leur réserve pour l'été; ils trou-
veront dans ces gravures comme un avant-
goût de leurs prochains exploits et reconnaî-
tront les fraîches senteurs des bois qui seront
bientôt couverts de feuilles et de fleurs sau-
vages.
Chargement des canots d'écorce
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T3
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I
I
La religion et les assimilateurs dans la
Nouvelle Angleterre
La presse canadienne-française a plusieurs fois ap-
porté à la province de Québec l'écho des luttes, souvent très
vives, soutenues aux Etats-Unis, non seulement par nos com-
patriotes Franco-Américains, mais encore par tous les groupes
catholiques dont la langue maternelle n'est pas l'anglais.
Allemands, polonais, italiens, portugais, canadiens-français
souffrent des mêmes abus de pouvoir, sont aux prises avec
les mêmes adversaires, résistent aux mêmes tentatives d'ab-
sorption. Dans la Nouvelle Angleterre, poser la question
comme nous venons de le faire dans le titre de cet article,
parler de "la religion et des assimilateurs " c'est évoquer
principalement l'histoire du groupe franco-américain, fort de
plus d'un million, en même temps que signaler à l'attention
du lecteur un état de choses dans l'église américaine d'une
invraisemblance telle que plusieurs ont pendant longtemps
refusé d'y croire. Certains événements plutôt récents, en
arrachant quelques masques et en mettant à nu certaines
plaies, ont posé la question en pleine lumière et sous son aspect
véritable, pour ceux qui veulent tuer les races comme pour
ceux qui prétendent les sauver.
Personne ne doute aujourd'hui, dans la Nouvelle- Angle-
terre, que l'épiscopat irlando-américain ne soit plus déterminé
que jamais à user de toute l'influence de l'Eglise pour amener
de force, et à brève échéance, la fusion de toutes les races
dans un élément qui ne parlerait plus que la langue anglaise.
Ce rêve fut caressé il y a cinquante ans et on sait quelles dé-
ceptions cruelles il réservait à ceux qui l'ont fait. Il y a vingt-
cinq ans, certains prélats prédisaient que de nos jours il ne
serait plus question de langue française dans la Nouvelle
Angleterre aussi bien que dans tous les Etats-Unis. Comme
question de fait, le français non seulement s'est maintenu
mais encore s'est développé là même où on prédisait sa ruine ;
et des évêques mêmes qui ne voyaient dans l'élément franco-
américain qu'un élément transitoire ont vu le nombre de
paroisses franco-américaines se tripler dans leurs propres
diocèses, et provoquer la formation de diocèses nouveaux ;
82 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
ils ont pu constater davantage, ils ont pu voir que le groupe
franco-américain avait fourni tous les éléments de progrès
catholique du dernier quart de siècle dans l'Est des Etats-
Unis où il devenait en même temps le plus solide pilier de
l'Eglise.
Sans doute, tous n'envisagent pas la situation des nôtres
aux Etats-Unis sous cet aspect. Et il faudra, longtemps
encore, invoquer l'éloquence des chiffres et des faits avant de
parvenir à faire la lumière sur cette question. Ah ! par ex-
emple, si l'on consentait à la dégager des multiples intérêts
matériels que l'on y déguise soigneusement sous je ne sais
quelles théories politico-religieuses, si on se décidait un bon
jour à ne plus l'envisager qu'aux seuls points de vue des droits
stricts et de la justice indéniable, elle serait bien près d'être
tranchée. Il est vrai que cela pourrait occasionner le déplace-
ment de certaines influences, l'écroulement de certaines am-
bitions, mais l'Eglise n'aurait qu'à se rejouir de tout cela,
tout en bénissant son divin fondateur d'avoir donné au monde
un nouvel exemple de sa sollicitude pour ceux qui observent
sa loi et pratiquent ses enseignements.
Mais, nous l'avons dit, trop de considérations sont ame-
nées de l'avant dans l'étude de ce problème pour que nous
puissions en espérer a solution immédiate ou même prochaine.
Nous ne sommes plus au temps où même dans la Nouvelle
Angleterre, les successeurs de Mgr de Cheverus pouvaient
bénéficier du développement de leur propre nationalité. De
nos jours, les tenants de l'américanisme assimilateur s'occu-
pent surtout de conserver une influence qu'ils sont prêts, au
besoin, à maintenir contre toutes les évolutions, et cela en
invoquant une sorte de patriotisme qu'ils ont inventé et dont
on ne leur sait nullement gré. L'indépendance absolue des
religions, voulue par la constitution américaine, rend inutile
le zèle outré que certaines sectes pourraient mettre à protéger
certains idéaux. Nous verrons, d'ailleurs, bientôt qu'au fond
ce patriotisme dont quelques prélats irlando-américains font
parade n'est pas toujours tout aussi désintéressé qu'on pour-
rait le croire.
Auparavant, nous allons noter le fait qu'avec le temps
cette question, cessant d'être locale et de se limiter à certains
diocèses, s'est peu à peu transportée sur une scène plus grande.
De griefs en griefs, de pétitions en pétitions, les Franco-
Américains ont été poussés à rechercher les décisions des tri-
bunaux supérieurs de l'Eglise. Ce furent d'abord les catho-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 83-
liques franco-américains de Fall River en appelant à Rome
d'une décision de feu Mgr Hendricken ; plus récemment
c'est le choix d'un évêque pour le diocèse de Portland, puis
pour le diocèse de Manchester, N. H., qui a attiré, à Rome même,
l'attention du Vatican. Alors des mémoires ont été présentés,
des chiffres ont été donnés, des articles de combat ont été
publiés, qui ont signalé au chef de l'Eglise l'influence consi-
dérable, le dévouement envers l'Eglise de cet élément franco-
américain qui, parmi tant d'autres aux Etats-Unis, ne deman-
dait que le libre exercise de son culte et le libre usage de sa
langue dans toutes les églises et les écoles bâties de ses mains
et payées de son argent.
Portée sur ce terrain, la question devait prendre une
tournure décisive. Les assimilateurs choisirent de lui donner
une tournure politique. Ils invoquèrent tout simplement au-
près des cardinaux la nécessité de maintenir d'excellentes
relations avec le pouvoir Civil de la grande république ; ils
donnèrent à entendre que, dans l'intérêt même de la religion,
l'Eglise devrait favoriser l'assimilation, un problème qui in-
quiétait de plus en plus les chefs de la nation américaine.
Ce côté de la question est exposé d'une façon très claire
dans une lettre qu'un prêtre canadien-français, après un assez
long séjour à Rome, écrivait sur les projets et les moyens
d'action des américanisants. Il serait inutile de donner des
noms. Qu'il nous suffise donc de garantir l'authenticité de
la lettre dont nous conservons, d'ailleurs, l'original. Ce do-
cument est daté de Paris, le 15 août, 1907. Nous citons :
" Je me suis laissé arracher par un confrère, avant mon
départ de Rome, la promesse de vous écrire la lettre que voici.
Ce confrère a eu plusieurs conversations avec un prélat romain
fréquemment approché par les américanisants, en raison de
la position qu'il occupe dans l'administration des affaires
d'Amérique. Mon confrère croit, avec quelque raison peut-
être, que les thèses développées au prélat romain sont les thèses
d'un peu tous les chargés d'affaires des Etats-Unis, et il se
demande si l'on est assez renseigné au Canada sur les procédés
dont font usage certaines gens pour mieux préparer l'assimi-
lation des Franco-canadiens. Il croit encore que ces éclair-
cissements pourraient peut-être donner matière à des mé-
moires ou à des articles de combat qu'il faudrait tâcher de
faire parvenir au point même où la bataille se livre. Je n'ai
pas à examiner la plausibilité de l'une ou l'autre de ces opinions.
Je me suis engagé à vous en écrire, et je m'exécute, comme bien
vous le pensez, de très bonne grâce.
84 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
" C'est au nom des plus grands intérêts de l'Eglise que les
Américanisants défendent à Rome leurs projets d'assimilation.
Les gouvernants américains, disent-ils, cherchent avant tout
la solution du suprême problème de la fusion des races. En
face de ces éléments divers que le vieux monde déverse sans
arrêt au sein de la République, ils cherchent le facteur tout-
puissant qui pourrait leur permettre de façonner un peuple,
ayant la même âme, la même mentalité, les mêmes mœurs.
Ce facteur suprême est demeuré jusqu'ici introuvable. L'Eglise
catholique seule, soutiennent les américanisants, pourrait
revendiquer l'honneur d'opérer ce grand travail. Aussi bien
si les hommes d'Etat américains découvraient en elle la puis-
sance d'assimilation et de cohésion, qui oserait prévoir tous
les progrès, toutes les grandes choses que l'Eglise catholique
pourrait alors accomplir, libre de toute entrave, secondée
même par la faveur toute-puissante des pouvoirs publics ?
Et pour atteindre ce but que faudrait-il en somme ? que les
ministres de l'Eglise deviennent eux-mêmes des assimilateurs
à outrance ? Non pas, on ne leur demande pas cette besogne —
mais que les prêtres s'occupent uniquement de leur ministère,
sans s'immiscer dans les coteries nationales séparatistes ;
qu'ils demeurent neutres, estimant que leur devoir, après tout,
ne leur impose que de sauvegarder la foi des leurs, et non de
compromettre l'avenir ,de l'Eglise dans des luttes bruyantes
pour le maintien de nationalités fatalement destinées à périr.
Si l'Etat, en effet, que plusieurs années de luttes intestines
commencent à émouvoir, découvre que l'Eglise catholique,
loin d'être la puissance de cohésion qu'elle se proclame, met
au contraire toute son énergie à maintenir la distinction des
races et à prolonger la vie des nationalités indépendantes,
revêches à l'esprit, aux mœurs américaines, il est fortement
à craindre que les politiques des Etats-Unis, se sentant traver-
sés dans leur œuvre surtout par l'Eglise, ne se retournent
violemment contre elle et ne recommencent l'ère des persé-
cutions. On va même jusqu'à mettre en avant les alarmes des
hommes d'Etat, regardant avec effroi la propagation de la
race française dans les régions voisines de Québec, et le secret
espoir que nous nourrissons de former un jour un état fran-
çais indépendant.
" A ceux qui osent répéter encore que le maintien de la
langue est le meilleur garant du maintien de la foi, on répond
qu'il en pouvait être ainsi, il y a quarante ou cinquante ans,
quand l'organisation religieuse n'était pas même ébauchée,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 85
que le canadien ignorait à peu près complètement la langue
anglaise, mais qu'il n'en saurait plus être de même, main-
tenant que le catholique est assuré de rencontrer partout un
pasteur de sa religion et qu'il n'est plus personne qui ne soit
en état d'entendre l'anglais, après quelques mois seulement
de séjour en Amérique.
" Aux idéalistes qui voudraient soutenir que l'on ne de-
mande après tout le maintien des nationalités que pour le plus
grand bien de la république américaine, la raison et l'expérience
prouvant qu'un élément perd toujours de sa valeur en per-
dant sa nationalité, on répond encore que l'assimilation peut
être une source de dégénérescence là où elle se fait au profit
d'une race inférieure, mais qu'elle est, au contraire, un instru-
ment de renfort et de relèvement là où elle se fait au profit
d'une race supérieure ou d'une race qui peut revendiquer
l'égalité de valeur. Le Canadien-français, l'allemand, le polo-
nais, ont tout à gagner au point de vue de leurs intérêts ma-
tériels, à adopter au plus tôt les robustes qualités ethniques
d'un peuple dont le progrès, — il faut bien modestement en
convenir — étonnent le monde, surtout, s'ils veulent bientôt
lutter à armes égales, et s'il veulent ne pas oublier que c'est
attirés par le prestige de ce peuple qu'ils ont quitté leurs
patries respectives.
" Voilà, aussi fidèlement que j'ai pu l'écrire, la thèse
des américanisants. Quels succès rencontre-t-elle dans le
monde officiel de l'Eglise ? Je ne saurais là-dessus rien affir-
mer de précis. Seulement quand on a touché de près, après
quelques mois de séjour en Europe, l'énorme prestige dont
jouit partout le nom américain, quand on songe aux moyens
matériels que les chargés d'affaires peuvent déployer, et qu'à
Rome, ainsi que dans toutes les chancelleries du monde, ce
sont les délégués de toutes sortes qui apportent la grosse
somme des renseignements on peut au moins conjecturer qu'il
faut porter la guerre sur les points mêmes où l'ennemi bataille.""
Cette lettre, écrite dans le mois d'août dernier, nous rap-
porte des impressions qui datent d'un peu plus loin. Elle
nous rappelle, en même temps, le premier exemple de l'ingérence
d'un attaché américain à Rome dans les affaires de l'Eglise.
Nous avons à peine besoin de rappeler la triste déconvenue
d'un certain Mr. Bcllamy Storer et de sa charmante épouse
86 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
qui s'étaient mis dans la tête d'obtenir un chapeau de cardinal
pour le bouillant archevêque de St. Paul, Minn., Mgr Ireland.
Mr. Storer a-t-il fait prévaloir auprès des cardinaux romains
la thèse que vient d'exposer notre correspondant ? Nous ne
le savons pas. Ce que nous savons c'est que M. Storer faisait
partie du service diplomatique et qu'il s'y occupait d'affaires
religieuses. La correspondance qu'il échangea avec le pré-
sident Roosevelt à ce sujet restera fameuse. Comme résultat
final nous pourrons peut-être constater que les diplomates
américanisants ont fait plus tort à l'Eglise avec cette seule
affaire que s'ils avaient favorisé la fondation de cinquante
églises et de cinquante écoles franco-américaines auxquelles,
soit dit en passant, personne ne s'oppose, aux Etats-Unis, à
part quelques évêques catholiques irlando-américains. M.
Storer, a, depuis, étalé ses sentiments aux côtés de l'arche-
vêque O'Connell dans des réunions de sociétés où l'on trou-
vait moyen d'allier l'idée irlandaise à l'idée américaine.
Pendant les quelques années que nous avons passées aux
Etats-Unis, nous avons plus d'une fois eu l'occasion de causer
de cette question franco-américaine avec des américains de
souche, éminents dans le commerce, la politique ou l'industrie.
Tous ont été unanimes à trouver étrange cette situation qui
est faite aux nôtres dans leur organisation religieuse ; tous,
avec le sens de justice qui est un des traits caractéristiques
de leur race, ont franchement exprimé l'opinion que même si tous
les Franco-Américains parlaient la langue anglaise, ils auraient
encore droit à des prêtres de même origine qu'eux, et que rien,
à leurs yeux, ne semble justifier cette prétention enracinée
en certains quartiers que l'élément irlandais doive avoir dans
la Nouvelle Angleterre le monopole de la direction catholique.
Aussi bien, ils sont nombreux les exemples que nous pour-
rions citer de hauts personnages se prononçant pour le main-
tien des traditions nationales chez les groupes qui forment
la nation. Une loi fédérale exige que pour devenir citoyen
américain chaque individu sache parler et écrire convenable-
ment l'anglais. Cela leur suffit. Et si l'on s'inquiète des
proportions que prend le mouvement d'immigration vers
les Etats, c'est qu'on y voit surtout une menace pour l'équi-
libre économique du pays, la menace d'une concurrence rui-
neuse sur le marché du travail pour les enfants du sol, sans
compter le danger que cette immigration n'apporte dans la
pays un élément social perturbateur. Et ici même, on ne
se gène pas de reconnaître et de dire que, depuis sa venue aux
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 87
Etats-Unis, l'élément irlandais, par exemple, a surtout été
un élément d'opposition, qu'il est aujourd'hui l'âme du parti
démocratique qui a donné naissance aux quatre ou cinq partis
radicaux qui existent dans la république.
Le président Roosevelt lui-même recommendait de donner
aux luthériens hollandais des pasteurs parlant leur langue.
Le gouverneur Guild, avec cette énergie savoureuse de
l'idée américaine, disait que le citoyen qui oublie son origine
u ne vaut pas son sel."
Le vice-président de la république M. Fairbanks procla-
mait que la république avait recruté dans tout le monde la
crème de toutes les races.
Quand a-t-on entendu les chefs politiques de la république
nier aux groupes nationaux le droit de parler leur langue dans
leurs églises et de l'enseigner dans leurs écoles sur le même
pied que l'anglais? D'un autre côté, nous en avons vu plusieurs
faire parade de leur connaissance du français et prononcer,
dans les manifestations franco-américaines, des discours qui
n'auraient pas déparé les lèvres de nos plus ardents patriotes.
Mentionnons, en passant, les noms de feu l'ex-sénateur
Hoar, le "grand old man " des Etats-Unis, du congressman
Butler Ames, du gouverneur Guild, de M. LaFollette, du
congressman Broussard, un des descendants d'une des plus
vieilles familles de la Louisiane, du gouverneur Curtis Guild,
du Massachusetts.
Pariant des Canadiens-Français, certains mêmes vont
jusqu'à revendiquer pour eux le droit de cité sur le continent
américain dont ils ont été les pionniers et les évangélisateurs.
C'est ainsi, que tout récemment, le sénateur Lodge, une des per-
sonnalités les plus marquantes de la politique américaine, disait :
" Après ces divers courants est venue la grande
immigration des Canadiens-Français, qui a apporté à notre
nationalité un élément très précieux et très considérable.
Aussi, dans une étude où il s'agit des moyens à prendre pour
restreindre l'immigration, ne faut-il pas tenir compte des
Canadiens. Eux sont américains comme nous et les plus an-
ciens sur ce continent. Ils sont les fils des fondateurs du pre-
mier établissement en ce pays, et leur venue aux Etats-Unis
n'est pas une immigration, mais le simple mouvement d'amé-
ricains qui traversent une ligne imaginaire pour se rejoindre
à d'autres américains."
Où est dans tout cela le désir intense de fusionner les
races ?
88 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Du reste, on a essayé de cette fusion aux Etats-Unis et
parmi ceux-là mêmes qui la prêchent aujourd'hui. On a
abouti à cette déclaration de Mgr McFaul, (1) évêque de
Trenton, New Jersey, qu'il devrait y avoir 40,000,000 de
catholiques aux Etats-Unis. Or, il y en a environ 13,000,000
dont 8,000,000 d'allemands, de polonais, de canadiens-fran-
çais et d'italiens. Où sont allés les autres ? Est-ce que
l'immigration irlandaise n'a encore fourni que 5,000,000
de citoyens à la république. Le Rev. Père Byrne (2) écrivait
en 1873 que de son temps il y avait au moins 15,000,000
d'irlandais dans la république américaine. Voilà certes,
un point qu'il faudra élucider un jour. Ce sera le meilleur
argument à apporter contre les théories des saxonisants.
Ce sera un réveil terrible que celui des pasteurs reconnais-
sant qu'ils ont détourné le troupeau du Maître des sentiers
de la foi et du salut.
Pas plus aux Etats-Unis qu'ailleurs la vraie religion du
Christ ne doit servir à l'application de théories politico-écono-
miques. Même si on lui demandait de le faire, elle ne pour-
-rait pas refuser de tendre sa main chargée de bénédictions,,
et d'ouvrir son cœur plein de tendresses éternelles, à ceux
de ses enfants que la rage du siècle poursuit et que blesse par-
fois encore l'ambition secrète de pasteurs aveugles.
J. L. K.-Laflamme.
(1) Discours prononcé à St. Louis, Mo., Etats-Unis, devant le " Germant
Catholic Cent rai verein, le 11 sept. 1904. Voir" The Review," St. Louis,.
Mo., du 22 sept. 1904.
(2) Irish Emigration to the United States : what it has been and what
it is, par le Rev. Stephen Byrne, O. S. D. — New York. The catholic So-
ciety 1873.
Un beau et bon livre
L'Indépendance économique du Canada français, Far Errol
Bouchette, Compagnie d'Imprimerie d'Arthabaska, 1907.
Voilà un beau et bon livre, et en librairie depuis deux ans
déjà!
Le sort des écrivains canadiens, — surtout ceux qui ont des
idées, — n'est pas toujours des plus enviables.
C'est une monnaie dont le cours n'est pas toujours à la
hausse dans notre pays que les idées, et ceux qui en sont por-
teurs doivent être pourvus d'une forte abnégation pour les
communiquer au public sous la forme du livre.
C'est ce qu'a fait M. Bouchette et je ne comprendrais pas
le silence fait par la grande presse autour de ce livre, si je ne la
connaissais assez pour savoir qu'un livre sérieux, d'une utilité
aussi évidente que l'ouvrage de M. Bouchette, ne méritera
jamais dans ses colonnes la réclame " barnumesque " d'un
concours du sac de sel ou des exploits de la brouette.
Il y a peut-être une raison de plus, c'est que ce livre dit de
rudes et salutaires vérités à beaucoup de ceux-là mêmes qui
entretiennent nos grands journaux ou sont entretenus par eux.
L'auteur avait déjà publié en articles dans la Revue
Canadienne les différents chapitres de son livre ; il les a
réunis dans un joli volume, dont l'excellente typographie
est due à une imprimerie d'Arthabaska, prouvant qu'on com-
mence chez nous à respecter la toilette, si nécessaire pourtant,
de nos livres canadiens.
Le titre du livre m'a tout de suite attiré, le nom de l'au-
teur m'a retenu, et j'ajouterai que l'œuvre elle-même m'a
séduit.
M. Bouchette est un travailleur et un patriote ardent.
Dans son modeste bureau d'assistant conservateur de la bibli-
othèque du parlement fédéral, il passe ses loisirs à chercher,
à creuser, n'ayant qu'un but, travailler à la suprématie mo-
rale, intellectuelle et matérielle de sa race. ^
Pour lui, le moyen, le seul, d'atteindre ce but est dans le
relèvement économique du Canada-français. Le salut est
dans la maîtrise par nos compatriotes de l'industrie chez nous.
C'est ce qu'il indique dans la première partie de son livre, et ce
90 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
qu'il nous avait'laissé entrevoir dans cette pensée de Schulze-
Gavernitz placée en tête de l'ouvrage:
" Toutes les aspirations sociales sont stériles sans le solide
fondement économique des grandes industries puissantes et
marchant dans la voie du progrès technique."
Pour M. Bouchette, si notre race veut arriver à se main-
tenir ? non, à vivre, c'est par le développement de l'indus-
trie.
La province de Québec occupe une position unique à ce
point de vue dans la confédération, et chaque groupe français,
dans les autres provinces, se sentirait nécessairement de la
prépondérance économique prise par la province-mère.
Dans Québec, les forces hydrauliques, les mines, les forêts
et les autres richesses naturelles, avec ce grand " chemin qui
marche," le Saint-Laurent, font à notre province un avenir
énorme, si nous savons secouer notre torpeur et entrer réso-
lument dans la voie du progrès industriel.
Nous sommes la clef de voûte de la confédération, elle
se tient politiquement par nous, elle ne vivra que de nous, si
nous le voulons bien.
La première chose à faire, d'après M. Bouchette, est
d'améliorer notre système d'instruction ; pas tant que notre
système d'éducation. Si j'ai bien compris l'écrivain et l'éco-
nomiste, ce n'est pas seulement à notre organisation scolaire
inférieure, mais surtout au défaut de suite et de fermeté
dans l'application de la loi, que nous devons nos illettrés,
et partant et plus encore le gaspillage du patrimoine ancestral
et de la richesse nationale.
"La réforme pour être sérieuse, dit-il avec M. Gérin,
devra porter sur ces trois points : les moyens d'existence
de la population, la formation de la classe ouvrière, la forma-
tion de la classe dirigeante."
Et comme il a raison! Le défaut de formation est une
de nos plus menaçantes faiblesses, avec, tout naturellement,
cet impérieusement premier des besoins, vivre.
A tout cela M. Bouchette, indique un remède : le dé-
veloppement chez nous de l'industrie.
Couronner les Laurentides d'usines, voilà le but, le rêve ;
demain la réalité et le salut.
Et pour cela, développer l'instruction primaire et créer
l'éducation : être de son siècle, c'est-à-dire, ne pas trop
se bercer aux songes du passé, et n'avoir pas surtout le défaut
de cette qualité essentiellement française, la logique : de
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 91
sorte que, puisque notre peuple est latin, le pousser vers le
génie latin, les arts, les lettres, les sciences même théorique-
ment, laissant la pratique et les affaires aux anglais, puisqu'ils
sont anglo-saxons, par conséquent ethniquement portés vers
celles-ci.
Le talent chez nous existe, à l'état latent beaucoup,
mais d'une existence incontestable ; notre population d'illet-
trés produit des ouvriers merveilleux d'ingéniosité et d'ap-
titudes ; quels patrons elle nous donnerait, si elle n'était
plus illettrée et poussée vers l'industrie par l'éducation tech-
nique et surtout industrielle, car il ne faut pas confondre les
deux.
Et quand ces usines seraient créées, quelle force pour nous,
quelle puissance pour le Canada-français ! Le travail assuré
à notre peuple, et avec lui, le pain, l'instruction, l'aisance
toujours, la richesse souvent !
Les enfants partis, près de deux millions, revenant au
pays, attirés par cela même qui les retenait à l'étranger.
Et pourquoi pas ? Notre province a tout cela dans son
sein, et en abondance : nos mines, nos chûtes d'eau, nos forêts,
nos tourbières, houilles noires, blanches, vertes ; tout cela
mis en exploitation, avec cet esprit d'entreprise sain et réglé
que donne l'instruction.
La forêt, le grand trésor canadien ! quelle page indi-
gnée consacrée à ceux qui la gaspillent, qui font de là où
étaient le salut et la vie, la perte et la mort.
Ecoutez M. Bouchette :
" La forêt ! Oui, c'est là notre grande richesse, ne l'oubli-
ons jamais. L'agriculture est intéressée à sa permanence au
même titre que l'industrie et nous conserverons nos champs
aussi longtemps seulement qu'existeront nos bois." Au Ca-
nada comme en Russie, dit M. Mélard, un expert en culture
forestière, la prospérité agricole est intimement liée à la
présence de grands massifs boisés, destinées à arrêter les vents
polaires." Ces paroles ont pour nous une extrême gravité.
Nous ne pouvons douter de leur vérité absolue, car dans cer-
taines régions nous sommes à même d'en constater la justesse.
"Il est absolument certain qu'en dévastant les forêts du
nord, les canadiens, surtout ceux de la province de Québec,
détruisent non seulement leur avenir industriel mais aussi
leur existence en tant que peuple agricole. Quand les mon-
tagnes et les hauteurs seront déboisées, nos rivières se trans-
formeront en torrents dévastateurs, notre beau Saint-Laurent
92 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
cessera d'être un fleuve de vie pour devenir un flot fatal char-
royant à l'océan tout le sol arable de sa vallée ; d'affreuses
tempêtes chargées de froidure achèveront de transformer
en désert le pays dénudé qui ne pourra plus nourrir ses habi-
tants. Voilà ce que nous réserve l'avenir, si nous dévastons
nos forêts. Elles s'étendent au nord sur une superficie de
plus de cinquante millions d'acres; au sud et dans les provinces
maritimes, on en trouve encore plus de quatre millions d'acres.
Au premier coup cl' œil et vues de loin, elles peuvent paraître
presqu 'intactes ; mais ce n'est qu'en apparence, du moins
dans tous les endroits accessibles. Le feu et la hache les amoin-
drissent incessamment. Quelque vastes qu'elles paraissent,
elles disparaîtront avant la génération qui grandit, si nous
n'y prenons garde.
" Que faut-il donc faire ? Devons-nous renoncer à les ex-
ploiter et à défricher la terre pour des fins agricoles ? Pas
du tout, l'exploitation intelligente et honnête, loin de nuire
à la forêt lui est bienfaisante; on peut s'en convaincre en
parcourant certaines exploitations particulières, surtout les
bois qui appartiennent à Sir Henri Joly de Lotbinière, ce vé-
ritable ami de son pays. Dans son domaine, très vaste pour
celui d'un particulier, il pratique la coupe réglée, et pour
chaque arbre qui tombe, il en fait surgir de terre, en variant
les essences, dix, vingt et cent. Ses gardes veillent nuit et
jour pour protéger les massifs contre les incendies. Puisse
cet homme de bien faire école, puissent tous les canadiens
s'inspirer de ses sentiments. Appelons de nos vœux ce mo-
ment ou personne ne pourra diminuer la forêt sans encourir
la réprobation publique. N'est-il pas clair que celui qui la
détruit est un parricide coupable d'une tentative contre l'ex-
istence même de la patrie ?
"Four protéger la forêt, la loi sera toujours impuissante
sans le secours de l'opinion publique. Quand celui qui coupera
un arbre inutilement ou sans le remplacer sera tenu pour un
ignorant ou un imbécile, quand le dévastateur de la forêt sera
noté d'infamie et montré du doigt par ses concitoyens, quand
celui qui y mettra le feu passera pour un aliéné dangereux
dont on demandera l'internement, quand le témoin d'un de
de ces forfaits et ne le dénonçant pas sera jugé aussi coupable
que l'agent actif du crime, alors seulement la loi cessera d'être
une lettre morte pour devenir efficace et active.
" Ainsi donc, si le mal doit continuer, ne nous avisons pas
d'en accuser les gouvernements qui sont nos mandataires
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 93
et qui seront toujours plus ou moins faits à notre image.
S'ils se montrent apathiques, le mal vient de nous; n'attendons
pas que d'autres fassent notre œuvre, car alors elle ne sera
peut-être jamais faite. Ce n'est que rarement qu'il surgit
parmi le peuple de ces âmes puissantes et droites, assez clair-
voyantes pour voir la vérité et assez justes pour l'imposer."
Je dédie ces lignes à nos ministres et à ceux qui disent
" quand il n'y aura plus de bois on aura trouvé autre chose
pour faire du papier."
Je n'ai pas pu résister au plaisir de citer toute la page, elle est
vraie et M. Bouchette a bien mérité pour l'avoir dite, car un
homme politique dirait la même chose qu'on ne l' écouterait
pas et qu'on lui attribuerait de faux motifs et des pensées
de derrière la tête.
M. Bouchette traite au long l'exploitation de la forêt
et l'organisation de l'industrie forestière, je ne peux rien citer
de ces pages, car tous les mots sont dans la moelle et il faut
les lire.
La conclusion du livre je la trouve ici : " Le Canada ne
conservera son indépendance économique et son autonomie
politique qu'à la condition de développer son industrie natio-
nale.
" Le Canada français ne conservera sa place au soleil que
s'il sait maintenir sa population nombreuse, saine, vigoureuse
et éclairée. Pour cela il lui faut de toute nécessité, s'empa-
rer de l'industrie forestière, dont la nature semble lui avoir
préparé le monopole."
C'est cela, et c'est tout le livre résumé. L'ouvrage de
M. Bouchette est un livre qu'on dévore et qu'on relit ensuite
à tête reposée. Qu'on s'en pénètre bien ; il marque le chemin
de l'avenir et de la race, comme la colonne de feu aux Hé-
breux allant vers la terre promise.
Ce devrait être un ouvrage de chevet pour tous ceux qui
pensent un peu à la patrie de temps à autres..
La langue dans laquelle il est écrit, (nous n'avons pas
qualité pour la juger), nous a paru être sobre, simple et claire.
Ces qualités sont bien françaises comme l'idée qui a inspiré le
livre de M. Bouchette.
Armand Lavergne.
La puissance de l'association et la faiblesse
des classes laborieuses
Bien que la puissance de l'association fût connue de la
plus haute antiquité, comme le témoignent les vestiges que
Ton en retrouve dans l'histoire de tous les peuples, cette force,
cependant, fut toujours plus ou moins contrai iée ou annulée
par les passions humaines, surtout par la jalousie engendrant
la crainte de voir son voisin bénéficier plus que soi de cette
même puissance. Sentant sa faiblesse, l'homme éprouve
le besoin de s'unir à son semblable pour triompher des obstacles
et fortifier ses moyens çl' action, mais cet instinct si naturel
est en paitie paialy.se par l'envie ou l'individualisme, fruit
le plus souvent d'une jalousie avouée ou inconsciente, qui le
porte à s'isoler de peur qu'un autre ne profite plus que lui des
bienfaits dont il a pourtant sa paît légitime. Mais certains
besoins ont vite fini par imposer l'association, d'abord sur le
terrain politique proprement dit, les individus se groupant
pour se protéger contre les agressions extérieures et s'assurer,
par des moyens que la collectivité seule pouvait utiliser
effectivement, l'usage ou la conservation des fruits de leur
travail individuel en même temps que la vie et la liberté,
le plus précieux de tous les biens. Plus tard, cette première
conquête sur l'envie qui isole, fut étendue à d'autres domai-
nes où l'individu ne pouvait se prémunir suffisamment contre
certaines éventualités inexoiables dans leur reproduction,
mais incertaines quant à la périodicité de leur manifestation.
C'est ainsi que les accidents sur terre et sur mer, la mort
même, firent naître l'assuiance ayant pour base l'association
de ceux susceptibles d'en être les victimes, et pour objet
d'atténuer les conséquences parfois désastreuses de ces éven-
tualités. Mais même dans ces nouvelles modalités de l'espiit
d'associaton apparaît encore le vieil égoïsme sous la foi me
de l'actionnaire désireux de s'enrichir aux dépens de ce même
esprit, en faisant payer à l'associé le piix de son intervention.
En effet, à quoi bon l'actionnaire clans l'assurance comme
ailleurs, du reste, quand c'est le sociétaire qui est tout, puisque
sans lui le premier ne songerait même pas à se grouper. Tel
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 95
est le rôle de Pun et de l'autre ? Ces rôles sont-ils si essen-
tiellement différents que l'associé ne pourrait pas remplir les
deux sans avoir à payer la rançon d'un profit parfois exorbi-
tant à celui qui s'interpose entre lui et la satisfaction du besoin
qu'il éprouve ? L'expérience a déjà démontré que l'associé
peut et doit remplir avantageusement ses deux rôles sans
intermédiaire, et que cette solution est la vraie. La tendance
depuis un demi siècle surtout est devenue de plus en plus ir-
résistible, et tout indique qu'elle finira par s'imposer.
Après être passé du domaine purement politique à celui
d'une prévoyance raisonnée contre les aléas que la nature
présente, l'esprit d'association a envahi un autre champ
d'activité. Avec la fin du dix-huitième siècle, mais surtout
avec le commencement du dix-neuvième, est apparue l'as-
sociation, non plus des personnes, comme auparavant, mais
bien des capitaux, exprimée par la compagnie à fonds social,
où le capital seul est prépondérant. Cette nouvelle mani-
festation de l'esprit d'association ne tarda pas à prendre un
prodigieux développement, grâce aux immenses avantages
qu'elle procurait à ses bénéficiaires, capitalistes moyens et
grands, avantages décuplés et agrandis par la puissance mul-
tipliée et, par là même, plus féconde des moyens qu'elle offrait.
Ici encore le même égoïsme, le même désir du fort de dominer
le faible, de l'asservir à ses fins économiques, comme il l'avait
autrefois asservi au temps de l'esclavage, se manifeste d'une
façon trop visible pour ne pas frapper l'esprit le moins éveillé.
Que cet égoïsme et ce désir soient conscients ou non, il importe
peu, leur existence est indéniable. Tout est là. Personne
n'osera sérieusement prétendre qu'il se soit jamais formé
une compagnie par actions, ou que même il se soit trouvé
un seul individu qui soit devenu actionnaire par pur amour
de son prochain. Loin de nous cependant la pensée de faire
ici le pr ocrés de ces sortes d'associations. Nous constatons
des faits en passant, tout en nous efforçant de dégager le
mobile qui a fait agir ceux qui ont pris part à ces manifesta-
tions d'un esprit éminement humain et bienfaisant. Nous
ne nions pas, non plus, les avantages que ces groupements
de capitaux ont procuré aux peuples au milieu desquels ils
se sont formés, par l'énergie merveilleuse qu'ils ont produite,
énergie qui a accompli des prodiges dans la lutte constante
que Pho me doit soutenir contre la nature. Prétendre le
contraire serait folie. Seulement, nous croyons que ce
n'est là qu'une phase dans Pévolution générale de l'humanité
96 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
vers une amélioration toujours plus grande dans son bien-
être matériel ; et que ce genre d'association est destiné à se
spécialiser à certaines activités économiques, ou à disparaître
peut-être graduellement, tout comme depuis cent ans l'en-
treprise individuelle recule de plus en plus dans bien des do-
maines, devant la force des collectivités parce qu'elle est une
force supérieure, mieux outillée, plus énergiquement orga-
nisée et, partant, plus en état d'atteindre un but à la fin
grandiose et avantageux.
Il va sans dire qu'à travers ces manifestations, fondées
Sur un intérêt égoïste, de l'esprit de l'association, d'autres
activités issues du même esprit, mais non plus animées des
mêmes tendances, se produisirent avec une certaine continuité,
et se développèrent même plus ou moins, grâce à la pensée
chrétienne d'abord, puis à ce sentin ent de fraternelle solidarité
qui sommeille toujours au fond du cœur de l'homme. C'est
ainsi que des associations n'ayant qu'un but, celui de faire
du bien à leurs membres, sans pour cela nuire à personne,
en dépouillant autrui de ce qui lui appartenait légitimement,
associations cherchant à protéger leurs adhérents sans pour
cela spéculer sur qui que ce soit, sociétés purement bienfai-
santes, ont presque de tout temps existé sous divers noms,
poursuivant des objets variés, mais surtout le secours en cas
d'accident, de maladie et, dans les cas de morts, d'aider
aux survivants ; cas de crise, en un mot, où l'individu isolé
est impuissant à se protéger d'une façon efficace. Si ces sortes
de groupements de personnes, les premiers en date, ne se sont
pas développés, comme on serait porté de le croire, et n'ont
pas acquis une force comparable à ceux réunissant les capi-
taux, on ne saurait, sans se tromper, en assigner la cause à une
faiblesse inhérente à la nature même de ces organismes. A
notre avis, cette insuffisance de développement est due au
manque de formation, à la mentalité de ceux qui étaient
appelés par leur situation ou leur besoin à former ces orga-
nismes et à les fortifier par leur concours, mentalité obscurcie
encore par le malheureux égoïsme dont nous retrouvons
partout la trace et par une invincible défiance. Nous croyons
avoir la preuve de la justesse cie cette opinion, dans ce qui se
passe de nos jours parmi les couches sociales les plus humbles.
Ne voyons-nous pas, depuis plus d'un demi siècle, les classes
laborieuses, plus éclairées, mieux renseignées et, partant,
jouissant d'une mentalité plus élargie où l' égoïsme fait place
à de généreux sentiments, où la défiance recule devant la
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 97
confiance, se grouper beaucoup plus qu'autrefois, comprendre
davantage qu'il est de leur intérêt de s'unir afin de fortifier
leur faiblesse, et créer même une véritable puissance par d'im-
posantes collectivités.
Leur reprochera-t-on, à ces classes laborieuses, d'avoir
fait fausse route en bien des cas, de ne pas avoir dirigé leurs
énergies de manière à en recueillir des fruits durables sur le
terrain économique, d'avoir usé des forces nouvelles qu'elles
s'étaient acquises en des luttes stériles, souvent désastreuses
pour leurs plus chers intérêts, que l'on pourrait répondre
que ces erreurs, — fussent-elles aussi réelles et aussi grandes
qu'on le prétend, — sont la résultante inévitable du manque
de foimation ; que c'est au contact des faits, des expériences
répétées que là, comme ailleurs, du reste, les jugements se
rectifient, la claire- vue s'élabore et que l'on finit par avoir
une conception nette des meilleurs moyens d'atteindre le
but désiré. Les mêmes errements, les mêmes extravagances,
les mêmes illusions et les mêmes déceptions se sont-ils
produits d'une autre façon clans le monde de la haute
finance et des associations à base capitaliste ? Qu'il suffise
de rappeler en passant le régime de Law, en France, au
temps où commençaient à poindre les sociétés par actions,
pour démontrer que la perfection ne s'acquiert pas du pre-
mier coup, si jamais on peut y atteindre ici-bas. Et pourtant,
les nombreux désastres que le régime capitaliste de la société
par action a semés et sème encore de nos jours n'ont pas, que
nous sachions, suggéré à personne la suppression totale et
définitive de ce mode d'association pour en revenir à l'ancien
individualisme.
Ajouterait-on que l'ignorance, la fraude et la malhon-
nêteté pourraient vicier les organismes populaires que les
classes laborieuses créeraient pour satisfaire à des besoins
autres que ceux prévus par les sociétés mutuelles existantes,
que nous répondrions que ces mêmes tares ravagent assez
les organisations à bases capitalistes pour ôter toute envie de
signaler cette appréhension comme un motif suffisant de
refuser l'existence et la liberté aux premiers. A-t-on jamais
rêvé de supprimer nos grandes ou moyennes sociétés à fonds
social parce que tous les jours il s'y trouve des gens qui en
font un mauvais usage aux dépens de leurs administrés ou
du public ? Non. On pèse le bien et le mal qu'elles font,
et comme on croit que la somme de bien l'emporte, on con-
tinue à se servir, de la façon la plus naturelle du monde, de
98 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
ce levier puissant de progrès matériel, sans qu'un seul sur
cent mille individus parmi nous se demande sérieusement
s'il n'existe pas un moyen tout aussi fécond, sans pourtant
favoriser et développer l'égoïsme comme le fait le régime
que nous avons dans notre monde économique. Et cepen-
dant, ce moyen existe, il s'est révélé par ses bienfaits partout
#où il a été appliqué, et bientôt son excellence se manifestera
à tous les esprits dans une clarté éblouissante, malgré les
luttes acharnées de ceux qu'il dépouillera de la néfaste do-
mination qu'ils exercent aujourd'hui. Et ce moyen, il ap-
partient aux classes laborieuses de s'en emparer.
La faute du monde du travail est de ne pas avoir compris
plus tôt que là était le vrai remède aux maux dont il souffre.
Au lieu d'avoir entrepris une lutte inégale avec le capital,
s'il eut, au contraire, conquis ce même capital par l'épargne,
et s'il eut appliqué ses énergies à se créer les organismes né-
cessaires à lui conserver l'entier contrôle de ce capital, la lutte,
cette fois, pour avoir été silencieuse et pacifique, aurait été
mille fois plus fructueuse. Que l'on songe un instant aux
souffrances, aux privations multiples, aux angoisses et, enfin,
aux dépenses directes ou autres, que représentent les milliers
de grèves qui ont été la suite des conflits ouvriers, et l'on
se convaincra vite qu'il n'en aurait pas fallu la millième partie
pour créer par l'épargne un capital se chiffrant par milliards,
capital que ces mêmes ouvriers auraient formé, auraient con-
trôlé, capital qui aurait été leur serviteur au lieu d'être leur
maître aux mains des autres. Dans cette hypothèse, plus
d'antagonisme entre ces deux mondes du travail et du ca-
pital, si indispensables l'un à l'autre, qu'on ne peut concevoir
l'existence de l'un sans que l'autre soit, pas plus que l'on peut
imaginer un effet sans cause, puisque le capital n'est après
tout, que du travail épargné et accumulé. L'antagonisme
disparu par la réunion dans les mêmes mains de ces deux
instruments de production, cet antagonisme né de l'égoïsme que
l'on retrouve toujours au fond de ces discordes ou de ces com-
bats économiques, il s'ensuit que l'harmonie naturelle entre
ces deux éléments s'établirait et se maintiendrait d'elle-même,
parce qu'alors on comprendrait enfin cette vérité qui saute
aux yeux : Que l'un et l'autre sont faits pour s'aider, non
pour lutter, non pour se nuire ou s'étrangler. Mais pour ré-
aliser une aussi heureuse conception, il faut l'organisation
intelligente et énergique des forces populaires, il faut que
les travailleurs de tous ordres sachent s'unir et fortifier leur
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 99
faiblesse individuelle par l'action concertée, par l'entente
commune, par une pensée et une discipline acceptées de tous,
tendant avec constance et énergie vers un même but, toujours
le même, jusqu'à ce qu'il soit pleinement atteint.
Cet accord des volontés, cette harmonie de l'effort, cette
persévérance qui seule est susceptible d'être féconde, sont-
ils possibles entre des milliers et des miliers de personnes
ayant une mentalité assez peu éclairée, en tout cas, fort dis-
semblable ? Utopie et chimère, prétendront les esprits égoïstes
qui régnent aujourd'hui et dont le regard ne saurait franchir
l'étroit horizon de leurs intérêts tout personnels, ou encore
les ignorants de ce qui se passe autour d'eux et qui comporte
de si précieux enseignements dans cet ordre d'idée. Pour-
quoi donc serait-ce là une chimère quand, depuis un demi
siècle, on a vu surgir un peu partout des milliers et des mil-
liers de groupements ouvriers qui, peu à peu, se sont rappro-
chés et ont fini par se fédérer en de gigantesques organisa-
tions de travailleurs répondant ainsi aux concentrations
capitalistes, véritables armées de part et d'autre d'une
puissance formidable à des titres divers, toujours prêtes à
s'entredétruire, comme si la vie n'était pas déjà assez difficile
à traverser et à conserver pour qu'il faille s'ingénier ainsi
à la rendre encore plus précaire et plus douloureuse. Si la
mentalité, dans tous les pays civilisés, a pu ainsi évoluer en
un demi siècle tout au plus, au point de délaisser dans une si
large mesure l'effort individuel, pour se rallier à l'énergie
collective du groupement de plus en plus nombreux, de
plus en plus étendu et de plus en plus fort, si cette mentalité
a su utiliser, après l'avoir bien comprise, la puissance de
l'association et l'a appliquée à des fins après tout égoïstes,
croyant erronément se protéger, pourquoi donc ne recon-
naîtrait-elle pas aujourd'hui son erreur et n'emploierait-elle
pas cette même puissance à faire le bien, mais cette fois-ci,
un bien réel sans causer de mal à qui que ce soit ? Pour-
quoi donc n'apprendrait-elle pas à remplacer le trop fameux
struggle for life, — le combat pour la vie, par Y Union pour la
vie, conception plus élevée, plus humaine, toute chrétienne
et bien supérieure à l'autre ? La première fait appel au sens
égoïste toujours facile à éveiller quand il semble sommeiller,
et avec lui, mille et un moyens que la justice, l'honnêteté
et la droiture ne sauraient admettre ; la seconde formule
implique, au contraire, un profond sentiment de solidarité,
de fraternité, d'aide réciproque puisque l'intérêt de tous
100 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
est le^domaine de chacun, et que l'individu y est protégé,
soutenu par la collectivité puisqu'il y va de son avantage
direct. Comme dans le corps humain composé d'innombra-
bles cellules et dont pas une seule ne peut souffrir sans que toutes
les autres s'en ressentent, de même aussi l'étroite union des
unités sociales amène la même influence réciproque, une
répercussion constante des unes sur les autres. Pourquoi
ne pas chercher à remplacer le détestable chacun pour soi par
le tous pour chacun, si beau et si élevé ?
L'ignorance, dira-t-on, offrira toujours un obstacle in-
franchissable à la réalisation d'une telle conception, ce qui
fait qu'elle n'est et ne peut être qu'un rêve. Mais l'ignorance
ne peut-elle pas être vaincue, sinon avec facilité et rapide-
ment, du moins avec du temps et de la persévérance ? Quand
cette ignorance devra lutter avec une vérité qui éclatera aux
yeux de tous, répondant aux secrètes aspirations de chacun,
réalisant une amélioration sans cesse désirée mais non at-
teinte, cette ignorance ne sera-t-elle pas déjà à demi vaincue ?
Le temps sera assurément un facteur important dans cette
évolution. Eh oui ! tout progrès réel ne s'accomplit pas du
jour au lendemain. Il faudra sans doute du temps, mais
n'est-il pas mille fois préférable d'utiliser celui qui passe à
préparer un avenir meilleur, en dissipant les ténèbres des
fausses idées, des préjugés et même des haines, que de l'em-
ployer à poursuivre une lutte stérile en bienfaits durables,
lutte plutôt effroyable par ses conséquences économiques,
dont nous n'avons vu jusqu'ici que les préludes car, qui peut
dire les désastres qu'elle sèmera ? Mais cette ignorance est-
elle, après tout, aussi enracinée, aussi profonde qu'on le dit ?
Les masses populaires ne nous donnent-elles pas, depuis cin-
quante ans, des exemples répétés de discipline et d'esprit
d'association qui comportent une certaine abnégation et qui
sont de nature à faire réfléchir ? N'y avons-nous pas la preuve
quelles comprennent les bienfaits de l'action concertée ?
Elles en ont vu la fécondité et les incontestables avantages
dans les applications restreintes qu'elles en ont faites, et cela
a suffi pour éclairer leur esprit plus qu'on ne saurait se le figurer
à première vue. Elles ont su emprunter aux autres classes
l'arme puissante de l'entente. Leurs unions syndicales,
leurs sociétés de secours mutuel, en un mot, leurs activités
croissant sans cesse dans le domaine des luttes industrielles
et de la prévoyance sociale ne nous permettent-elles pas de
prédire qu'elles sauront aborder, avec fermeté et succès, le
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 101
domaine économique afin de s'y faire la place légitime qui
leur appartient, le jour où on leur aura indiqué le but à at-
teindre et les moyens d'y parvenir.
Mais n'est-il pas étrange de constater qu'en Amérique
l'utilisation du formidable levier de l'association n'ait guère
franchi des limites assez restreintes après tout, puisqu'on
n'a pas encore songé à envahir hardiment le domaine des
activités réellement économiques de la consommation, de
la production et du crédit. Règle générale, les classes ou-
vrières n'ont cherché jusqu'ici à se prémunir par l'associa-
tion contre les conséquences des temps cle crise, seulement,
telles que la maladie qui prive la famille du gain cle son chef,
ou de la mort qui la dépouille de son seul soutien. L'assurance
sous quelque forme qu'on l'envisage, qu'elle soit indus-
trialisée comme clans les grandes compagnies à fonds social,
•où l'actionnaire et le manipulateur, qui se confondent souvent
dans le même individu, savent fort bien s'attribuer la part
du lion ; qu'elle soit plus fraternelle, moins égoïste, comme
•dans les sociétés de secours mutuel et les organismes à base
de solidarité, l'assurance sous ces deux aspects est une activité
qui n'a qu'un but restreint, celui de pourvoir à des besoins
accidentels et, par conséquent, formant l'exception, besoins
très dignes de la plus vive sollicitude, il est vrai, mais qui,
après tout, ne constituent que des exceptions.
Dans un autre ordre d'idée, l'ouvrier a voulu améliorer
encore sa situation par l'élévation de son salaire et la dimi-
nution des heures de travail, afin d'accroître celles du repos
dont une partie pourrait être utilisée par l'étude au dévelop-
pement de ses facultés intellectuelles. Pour réussir à accroître
son salaire ou ses ressources, il n'a rien imaginé de mieux
que la lutte, parfois même violente, contre l'employeur.
Pour que cette lutte lui offrit plus de chances de succès, il
recourut à la force de l'association. De là la formation de
ces nombreuses unions de tous métiers, de tous genres, cher-
chant un point d'appui plus puissant encore clans la fédération
nationale, d'abord, internationale ensuite. L'objet principal
de ces organismes est la lutte contre le capital, c'est-à-dire
le patron, qu'il soit représenté par un individu ou par une col-
lectivité, compagnie ou trust gigantesque, comme on en trouve
tant aux Etats-Unis. Mais ici encore, c'est la conflit possible,
sinon toujours probable ou inévitable, entre deux intérêts
antagonistes que l'on a en vue ; c'est la guerre pour laquelle
on s'arme cle part et d'autre pour les cas où les pourparlers,
102 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
les négotiations, qui correspondent aux efforts de la diplomatie
dans les relations entre peuples, n'aboutissent pas à une en-
tente plus ou moins instable. Les partis au conflit en per-
manence, qu'il soit à l'état aigu ou simplement latent, se
redoutant les uns les autres, redoublent de vigilance et
accroissent sans cesse leurs moyens d'action. Le trust, par
Paglomération des capitaux qui lui permet d'étrangler la
concurrence, et de se reprendre aux dépens du consommateur
s'il lui arrive de succomber dans la lutte avec le travail ; la
classe ouvrière, en groupant ses millions d'unités, en les dis-
ciplinant et en prélevant sur les gains de chaque jour une part
destinée à la création d'un trésor commun où elle puisera
le jour où éclateront les hostilités, c'est-à-dire, la grève. De
cette état de choses très sommairement esquissé, quel bien
peut résulter pour la société en général ? Peut-on nier
que ce régime qui, grâce à Dieu, n'est que transitoire, n'in-
flige au corps social tout entier des blessures profondes, et
que, pour une amélioration sensible, nous l'admettons, arra-
chée à l'égoïsme, il a fallu s'imposer des souffrances sans nom-
bre, des privations cruelles, d'autant plus cruelles que d'in-
nombrables victimes innocentes en étaient atteintes.
On pourrait peut-être finir par en prendre son parti, s'il
n'y avait pas une autre solution, toute pacifique celle-là,
toute bienfaisante, et essentiellement pratique. Or, cette
solution fondée sur la raison existe, et elle est à la portée
cle tous. Nous la trouvons encore et toujours dans l'associa-
tion, principe extraordinairement fécond, dont la merveil-
leuse souplesse d'application, — comme l'a affirmé M. Méline,
ancien premier ministre de Fiance, — permet d'atteindre les
résultats les plus inattendus et les plus avantageux. Il ne
s'agit que d'étendre les activités de l'association, d'y faire
appel dans un autre ordre d'idées, et pour cela, de créer des-
organismes qui répondent à un nouveau but, qui donnent pleine
satisfaction aux besoins économiques auxquels on pourvoit
aujourd'hui d'une façon si empiiique et, partant, si insuffi-
sante, puisqu'elle laisse toujours subsister la possibilité d'un
conflit probable et désastreux. Que la cause première re-
monte à l'ignorance ou à l'égoïsme individuel, cela est évi-
dent. L'essentiel est de se rendre compte de la nature du
mal afin d'en rechercher le vrai remède. L'histoire des ma-
nifestations cle l'esprit d'association, depuis près cle trois
quarts de siècles, contient de très précieux enseignements,
et il appartient à tous ceux qui veulent la réelle amélioration
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 103
de l'état économique des classes laborieuses de les leursig na-
ler.
Les capitaux ont été les premiers à se servir de ces ren-
seignements ; on peut aujourd'hui toucher du doigt les im-
menses bienfaits qu'ils en ont retirés. Ils ont su apprécier
de suite dans une claire-vue de l'avenir, les incomparables
avantages que ces renseignements leur réservaient. Peu à
peu, de son côté, le monde du travail, moins bien partagé
pour s'éclairer, a pressenti, lui aussi, que dans l'association
résidait une force merveilleuse dont sa faiblesse avait grand
besoin. Il lui a fait. d'abord appel pour se garantir, comme
nous l'avons vu plus haut, contre certaines éventualités d'un
ordre particulier, tenant surtout du caractère de la charité
ou de la simple prévoyance, mais n'entrant pas dans le do-
maine des faits économiques proprement dits. L'association
a aussi servi à masser les forces du travail et à en rendre l'ac-
tion effective dans ses luttes contre le capital. Voilà les deux
senlps grandes manifestations que' nous pouvons retracer sur
ce continent en ce qui touche les activités des classes labo-
rieuses. Mais est-ce à dire que ces manifestations soient
les seules qui existent ailleurs, dans le reste de l'univers civi-
lisé ? Les autres continents ne nous offrent-ils pas la preuve
que l'association peut venir efficacement au secours des "tra-
vailleurs autrement que par la société de secours mutuel
et l'union syndicale créée en vue surtout des conflits industriels ?
Loin de là, et le monde du travail, ailleurs, a fini par se rendre
compte, lui aussi, des immenses avantages que lui offrait
la concentration de ses forces sur le terrain économique. Les
exemples que lui donnaient le commerce et les industries
ont fini par le convaincre qu'il pouvait et devait recourir
au même moyen si efficace et si avantageux.
Nous nous proposons, dans un autre article, de faire con-
naître sommairement ce qui a été fait ailleurs sur le terrain
économique par les classes ouvrières elles-mêmes, les plus
faibles et, partant, les plus dignes de sollicitude.
Alphonse Desjardins.
Directeur Général de l'Action Populaire économique,
Président de la Caisse Populaire de Lévis»
Québec
Aspect général.— La Terrasse.
Les Monuments.
Toute description de cette ville serait serait incomplète si
elle ne commençait par cette entrée en matière que l'on retrouve
partout : " Québec, superbement situé sur un promontoire
formé au confluent du St. Laurent et de la rivière St. Charles "
Le guide de Bœdeker ajoute que "c'est peut-être la ville la plus
pittoresque de l'Amérique du Nord, et elle ravit l'admiration
du touriste le plus blasé tant par la hardiesse de son site que
par l'héroïsme de son histoire et le contraste que l'on y trouve
entre son aspect de vieille ville européenne et le caractère
de sa population."
Charles Marshall en donne une description qui permettra
d'en apprécier davantage toutes les beautés. Nous citons :
" Sans parallèle pour le pittoresque et la magnificence
de sa position sur le continent Américain, et pour le romanes-
que de ses relations historiques, Québec, solidement assise
sur ses hauteurs inexpugnables, est la reine des villes du Nou-
veau Monde.
" A ses pieds coule le majestueux St-Laurent, digne route
d'un grand empire, qui s'y rétrécit jusqu'à une largueur
d'environ deux milles, (1) pour prendre une largeur d'une
vingtaine de milles un peu plus bas et d'une quarantaine
dans le golfe. C'est du rétrécissement de la grande rivière
à ce point que la ville tire son nom, Québec, voulant dire
dans le language des indiens, " le détroit." A l'est de la ville,
la splendide rivière St. Charles roule ses eaux vers le grand
fleuve à travers une vallée richement fertile. Les eaux mêlées
des deux rivières se partagent ensuite pour enchâsser comme
un joyau la belle et somptueuse Ile d'Orléans.
" La .ville, vue de distance, s'élève solennelle et digne,
comme une grande pyramide d'édifices monumentaux. Ses
maisons groupées, hautes, irrégulières, à toits pointus, se
pressent tout le long de la rive puis grimpent vers les hauteurs
(1) Comme question de faitjla largeur dujfleuve devant Québeciue'idépasse
pas trois quarts de mille.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
105
sur le penchant de la falaise. Des masses immenses d'églises
de pierre, de collèges, d'édifices publics sui montés de mina-
rets étincellants, pe cent à t ave s la co iue des habitations.
La pureté de l'atmosphère permet d'employer le fer-blanc
pour recouvrir les toits et les clochers et la sombre apparence
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•s
des constructions de pierre est baignée dans un océan de lu-
mière. Au dessus de tout se prolonge la ligne sombre d'une
des fameuses citadelles de l'univeis, le Gibraltar de l'Amé-
rique."
A cette description enthousiaste faite par un écrivain
qui n'a pas les mêmes raisons que la population canadienne-
1C6
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
française d'admirer la ville, ajoutons cet indescriptible cachet
qui, pour nous, fait de Québec, la " ville aux souvenirs " et
le plus riche écrin de notre histoire.
Pénétrons dans la ville, après la rude ascension de la
Côte de la Montagne, et visitons les premiers joyaux de cet
écrin incomparable : la terrasse DufTerin et les monuments.
Terrasse Dufferin.
C'est une immense " plate forme " de bois longue d'un
quart de mille et large de 50 à 70 pieds, construite sur le bord
de la falaise, au sud-est de la ville et à 185 pieds au-dessus de
la Basse ville et du fleuve. La première partie en fut cons-
La terrasse de Québec.
truite par Lord Durham ; elle fut plus tard reconstruite et
considéiablement agrandie par lorci DufTerin et inaugurée
en 1879 par le Marquis de Lorne et la Princesse Louise. Cer-
tains ont conservé à sa partie nord le nom de terrasse Dur-
ham. D'ailleurs, depuis 1838, on l'a appelée successivement
Plateforme St-Louis, Terrasse Durham, Terrasse Frontenac."
" Pour les étrangers elle est Tunique, l'incomparable Terrasse
de Québec, la promenade aux vastes horizons, souvent ani-
mée par la présence d'une foule joyeuse, toujours peuplée
de rêveurs, d'artistes, de poètes et de souvenirs. La "plate-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 107
forme/' chère aux Québecquois est connue de toute l'Amé-
rique à cause du panorama éblouissant que l'œil y découvre
de tous côtés. " (1) Pour ce qui est du panorama qu'on y
peut contempler, surtout si, quittant la " plate forme " de
quelques verges on monte jusqu'à mi-hauteur la pente ga-
zonnée qui conduit à la citadelle, nous en empruntons la des-
cription à un article de M. Jean Lionnet, paru dans la Revue
Hebdomadaire de Paris (2) :
" Divisé d'un côté par l'île d'Orléans et tournant de
l'autre, le Saint-Laurent, triple ainsi, offre l'aspect de trois
bras de mer (3). Au fond, la chaîne des Laurentides monte
et descend, légère et indéfinie, clans des brumes d'été dont
ces cimes émergent comme des îles d'un lac. Le Saint-Lau-
rent, les montagnes, le ciel tout est bleu, mais de bleus divers,
qui se foncent ici, là-bas s'éclaircissent, qui enfin, vers l'ho-
rizon, symboles du rêve, se fondent en une nuance unique,
fluide, quasi-immatéiielle — aussi vague que le rêve même.
Et ils donnent à ce paysage démesuré d'Amérique une grâce
comparable à celle de nos plus tendres contrées. La lumière
qui l'éclairé ou, mieux, qui le pénètre, a la pureté et l'inten-
sité de la lumière méridionale. Oui, ce soleil-là, je l'ai vu
sur l'étang de Berre — ou, en Orient, sur la baie de Saint- Jean-
ci' Acre. Mais il caresse un monde jeune, aux contours moins
durs, aux champs rieurs ; un monde que l'on croirait sorti
à peine de l'océan primitif et tout frais encore du dernier
reflux.
" Nous descendons jusqu'à la promenade, jusqu'à la
large promenade où l'on marche sur des planches sonores.
Le Chateau-Frontenac, luxueux hôtel du Canadien Pacifique
qui se donne des airs de forteresse du riioyen âge, dresse à
l'un des bouts sa silhouette amusante. Un peu plus bas,
c'est la statue de Champlain, faite en France par un sculpteur
français. Même le socle est en pierre française, Mais, sous
un nouveau climat, cette pierre s'altère Bon sujet de
méditation pour cei tains novateurs impatients ! Il y a bien
des choses — et bien des idées — qui ne sont pas des articles
d'exportation.
(1) Une partie de la Terrasse a été condamnée depuis le désastreux
éboulis de 1889.
(2) Voyage au Canada. — Québec. Revue Hebdomadaire, 20 avril 1907.
(3) Québec est un mot sauvage qui signifie : détroit, rétrécissement.
(Voyez le très curieux ouvrage de M. Eugène Rouillard, Noms géographi-
ques de la proviuce de Québec et des provinces maritimes, empruntés aux
langues sauvages. Québec, 1906.) Note de M. Lionnet.
*'^v:: I!
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 109
" En flânant, en admire, à loisir le fleuve et les Laurentides;
on respire abondamment comme au bord de la mer et Ton
épiouve la même sensation de vivifiant bien-être.
" Il en est ainsi clans toute la ville haute. On s'y croirait
en bateau — ou même en ballon. L'atmosphère n'est pas
celles des cités ordinaires ; il faut gagner le port pour se sentir
rentré dans la vie commune, revenu à quelque Havre moins
vaste, mais d'une semblable activité commerciale. Au pied
de la citadelle et au niveau du Château-Frontenac, on plane.
u On n'y conçoit qu'une existence de paix physique et
intellectuelle, magnifiée par des pensées larges comme les
hoiizons. Si Amérique signifie industiies fiévreuses, génie
des entreprises matéiielles, monomanie du gain, combien peu
améiicain est donc ce Québec supérieur ! Ah ! restons-y le
plus longtemps possible : l'âme française formule ici le vœu
de saint Pierre au Thabor."
Les Monuments
Champlain (i)
L'idée d'élever un monument au fondateur de Québec
fut discutée en diverses occasions durant les derniers cinquante
ans. En 1890, la société Saint- Jean-Baptiste résolut de
mettre ce projet à exécution. Une assemblée de citoyens
fut convoquée dans ce but et on nomma un comité dont le
président fut l'honorable juge Chauveau. On distribua des
listes de souscriptions et en moins de deux ans on réalisa la
somme de $17,000,00, somme qui fut portée à $30,000.00
par une décision du comité. Le site du monument fut choisi
le 20 février, 1895, et le 23 mai 1896, le comité confia la cons-
truction du monument à MM. Chevré et LeCardonnel, le pre-
mier sculpteur, le deuxième architecte, de Paris. La construction
du piédestal fut commencée le 15 juin, 1898. Tous les maté-
riaux furent importés de France. Les gradins sont en granit
des Vosges, et le piédestal en pierre de Château Landon.
Champlain est debout sur le sommet, chapeau en main, sa-
luant la terre canadienne. La statue a 14 pieds et 9 pouces
de haut et pèse 6926 livres. Sur le piédestal est un haut relief
(1) Extrait de " Québec under two flags " de MM. Doughty et Dionne.
MONUMENT CHAMPLAIN.— Sur la Terrasse.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 111
de bronze de supe.be apparence : une femme représentant
la ville insciit sur une tablette les travaux du fondateur ;
à sa droite le génie de la marine sous la forme d'un enfant
rappelle le fait que Champlain fut mai in avant d'être gou-
verneur ; au-dessus de ce groupe la Renommée, les ailes dé-
ployées, proclame à sons de trompette la gloire du grand fran-
çais et semble inviter les jeunes canadiens-français à marcher
sur ses traces.
Au loin on peut voir le piofil de la cathédrale de Québec,
surmontée d'une croix. Plusieurs cartouches portant les
armes du Canada, de Québec et de Brouage, ville natale de
Champlain, complètent le munument.
L'inscription est la suivante :
Samuel de Champlain
Ne a Brouage, en Saintonge, vers 1567 ;
Servit a l'Armée sous Henri IV
En qualité de Maréchal des Logis ;
Explora les Indes Occidentales de 1569 a 1601,
l'Acadie de 1604 a 1607 ;
Fonda Québec en 1608 ;
Découvrit le Pays des Grands Lacs ;
Commanda plusieurs expéditions contre les iroquois
de 1609 a 1615 ;
Fut successivement Lieutenant-Gouverneur et Gou-
verneur de la Nouvelle France,
Et mourut a Québec, le 5 Décembre, 1635
La statue de bronze fut placée sur son piédestal le 1er
août, 1898 et fut dévoilée le 21 septembre de la même année
par Son Excellence Lord Aberdeen, Gouverneur Général du
Canada, en présence de 50,000 personnes.
Le monument Champlain est situé à l'extrémité nord de
la Terrasse Dufferin.
Wolfe-Montcalm:
Le monument Wolfe-Montcalm est situé dans le jardin
du Gouverneur, à l'ouest de la Terrasse Dufferin. C'est une
colonne de granit érigée en 1828, reconstruite en 1871 et por-
tant les inscriptions suivantes :
Sur la face :
m
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Moi\e rt, Virtus, Co nmuaem,
Fanam Hi;;toria,
Monumentum Posteritas
Dédit.
Sur l'arrière
H us j usée
Monumenti in Memoriam virorum illustrium,
; WOLFE et MONTCALM
Fundamentum P. C.
Georgius, Cornes de Dalhousie:
In septentrionalis Americae partibus
Ad Britannos pertinentibus
Sumrnam rerum administrans :
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
113
Opus per multos annos praetermissum,
Quid duci egregio convenientius
Auctoritate promovens, examplo stimulans,
Munificentia fovens
Die novambris xv.
A. D. MDCCCXXVII.
Georgio IV, Britanniarum Rege,
Monument aux soldats d'Afrique. — Sur l'Esplanade.
Ce monument a le mérite unique, de réunir dans une
même gloire le souvenir de deux généraux morts pendant la
même bataille en se disputant la victoire. Wolfe vainqueur,
gagna à l'Angleterre sa plus belle colonie. Montcalm vaincu,
vit en mourant les derniers jours de la puissance française
dans le Nouveau Monde
114 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Guerre d'Afrique :
Monument élevé sur l'Esplanade, près de la Porte Saint-
' Louis, à la mémoire des soldats canadiens de Québec, morts
sous les drapeaux anglais pendant la guerre sud-africaine.
Fut dévoilé le 15 août, 1905. M. Jean Lionnet dans la Revue
Hebdomadaire, en dit ce qui suit :
" Mais en sortant du Club de la Garnison, siti_é en face,
sur la rue St-Louis, Ton voyait sur la place le monument
élevé à la mémoire des soldats morts clans l'Afrique du Sud :
un guerrier au costume colonial, sous prétexte de brandir
un drapeau, soulevait péniblement, avec un manche à balai,
une espèce de lourd matelas. Et il fallait bien reconnaître,
hélas ! que ce n'était point l'œuvre d'un sculpteur normand
ou manceau — ou canadien-français."
Short-Wallick:
Le monument Short-Wallick, élevé à la mémoire d'un
officier et d'un soldat anglais morts en combattant l'incendie
qui dévastait le quartier de Saint-Sauveur le 16 mai, 1889.
Il est situé sur la Grande Allée en face du manège militaire.
Wolfe :
Ce monument est situé près de la prison de Québec.
C'est une colonne ronde surmontée d'un sabre et d'un cnsquc
Sur un des côtés du piédestal on lit ces mots :
Hère died
Wolfe
Victorious
Sept. 13, 1759
inscrits en relief en bas de la colonne.
Reine Victoria:
Ce monument situé dans le Parc Victoria sur les bo ds
de la rivière Saint-Charles. C'est une statue de bronze peu
réussie. Fut dévoilé par Lord Aberdeen, en 1897.
LA REVUE FRANCO -AMERICAINE
115
MONUMENT WOLFE. Plaines d'Abraham.
Le Révérend Père Massé
Ce monument est élevé à Sillery à l'endroit même où
fut construite la premièie chapelle par le Commandeur de
Sillery en mémoire du Père Ennemond Massé, le premier
jésuite missionnaire qui desservit cette mission appelée dans
le temps la mission Saint- Joseph de Sillery. Il fut inauguré
le 26 juin, 1870.
116 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE .
Général Montgomery
Il s'agit ici d'une simple inscription placée sur le cap,
au-dessous de la citadelle et marquant l'endroit exact ou
tomba le général américain Montgomery, le 31 décembre,
1775, pendant une attaque dirigée contre Québee. C'est
Inscription placée sur lé cap au dessous de la citadelle, en mémoire du
général américain Richard Montgomery
un épisode de l'indépendance des Etats-Unit. Les patriotes
américains qui n'avaient pu engager les canadiens à épouser
leur cause résolurent de s'emparer du Canada, contre lequel
ils lancèrent des troupes commandées par Arnold et Mont-
gomery. A cette occasion la loyauté des Canadiens sauva
le Canada à l'Angleterre. L'inscription commémorant cet
événement ne contient que ces mots : " Hère Montgomery
fell, Dec, 31st, 1775." En 1904, deux nouvelles inscriptions,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 117
commémorant le même événement, furent placées par une
société historique de Québee, l'une sous le cap Diamant et
l'autre dans la Banque Molson à l'encoignure des rues St.
Pierre et St. Jacques.
Jacques Cartier
Ce monument d'une nature très originale est situé au
confluent des rivières St-Charles et Lairet, à quelque distance
du pont Dor chester actuel. L'idée de ce monument fut lancée
en 1885 par le Cercle Catholique de Québec. On voulait
ériger un monument aux mémoires du découvreur de Québec
et des Rev. Pères jésuites de Brebœuf, Massé et Lalemant,
ce monument devant comprendre une reproduction exacte
de la croix plantée par Jacques-Cartier, le 3 mai, 1536. Ce
projet de monument fut réalisé en 1887.
Ce monument de Jacques-Cartier ressemble beaucoup,
par sa forme au cippe funéraire des anciens. Sa hauteur est
d'environ 25 pieds y compris le tertre sur lequel il est installé.
Il est construit, partie en gneiss laurentien et partie en pierre
de Deschambault. Il est revêtu de plusieurs inscriptions
dont les suivantes :
Jacques Cartier
et ses hardis compagnons
les Marins
de la Grande Hermine
de la Petite Hermine et de l'Emerillon
:rent ici l'i
de 1535-36
" Le 3 mai 1536 Jacques-Cartier planta à l'endroit où il
avait passé l'hiver, une croix de 35 pieds de hauteur portant
un écusson à fleurs-de-lys et l'inscription suivante :
Franciscus Primus
Dei Gratia Francorum
Rex Régnât."
118
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Jacques-Cartier, découvreur du Canada, 1535.
" Le 23 septembre 1625, les Pères Jean de Brébœuf,
Ennemond Massé et Charles Lalemant prirent solennellement
possession du terrain connu sous le nom de Fort Jacques-
Cartier pour y ér ger la première résidence des Jésu tes mis-
sionnaires à Québec.'
La dédicace du monument Jacques-Cartier eut lieu le 24
juin 1889 au milieu d un immense concours de peuple. Ce
jour-là, une messe fut célébrée par le Cardinal Taschereau sur
le site même du monument.
y
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 119
La Colonne de Ste-Foy
Ce monument commémoratif de la bataille du 28 avril 1760
(Ste-Foy, chevalier de Lé vis, commandant les français et le
général Murray, commandant les anglais) est situé sur le
chemin de Ste-Foy, à l'endroit même où fut livrée la bataille,
-tout près du " moulin de Dumont "_. Il sera compris dans le
" parc national " projeté par lorcl Grey. En Tannée 1864, à
la demande de la Société St-Jean-Baptiste de Québec qui avait
pris l'initiative de le faire ériger au moyen de souscriptions
populaires, le monument fut déclaré propriété publique, d'après
un acte de la Législature. Le terrain du monument est devenu
propr été pr ovine aie à dater du 1er juillet 1867 ; le monument
lui-même appartient à la province de Québec, bien que l'en-
tretien en ait été laissé à la Société St-Jean-Baptiste de Québec.
On lira avec intérêt les notes suivantes que lui consacrait
«n 1901, M. Ernest Gagnon, alors secrétaire du département
des travaux publics (1) :
" Le 'monument des braves de 1760 ' a été construit
d'après un dessin de M. Charles Baillargé, de Québec. On
nous permettra de répéter ici une description que nous en avons
déjà donnée.
" Ce monument consiste en une colonne de bronze cannelée,
placée sur un piédestal de belles proportions dont les coins
soutiennent quatre mortiers également en bronze. La face du
piédestal qui donne sur le chemin Ste-Foy porte cette inscrip-
tion : " Aux braves de 1760. — Erigé par la société Saint-Jean-
Baptiste de Québec, 1860." Du côté de la ville, le nom de
Murray se dessine en relief au-dessus des armoiries de l'An-
gleterre ; du côté de Ste-Foy, celui de Levis se lit au-dessus
des emblèmes de la vieille France. En arrière, un bas-relief
représente le célèbre moulin de Dumont, qui fut tour à tour
occupé par les Anglais et les Français, et définitivement enlevé
par les grenadiers de la reine, sous le commandement de M.
d'Aiguebelles, après un combat furieux contre les montagnards
écossais du colonel Fraser.
" Une statue de Bellone, de dix pieds de hauteur, cadeau du
prince Jérôme-Napoléon, cousin de Napoléon III, couronne le
monument, déjà haut de soixante-cinq pieds. Le bas de la
statue est tourné vers la ville, tandis que la tête, au contraire,
(l)Rapport général du Commissaire des Travaux Publics de la Pro-
vince de Québec, pour l'année finissant le 30 juin 1901.
120
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
est tournée vers cette partie du champ de bataille qu'occupait
l'armée française au matin du 28 avril. Entre les épaules et
les hanches, il y a un mouvement d'une grande hardiesse, et
le buste parait littéralement tordu. La Victoire hésitante,
comme on a appelé ce beau bronze, semble prendre à regret
une direction nouvelle, et ses regards persistent à se tourner
vers les troupes si longtemps et encore une fois victorieuses
dont les clairons ne devront plus résonner sur les remparts de
la capitale de la Nouvelle-France.
Monument des Braves sur le chemin Ste-Foye.
" Les ossements humains trouvés sur l'emplacement du
moulin de Dumont, en 1854, avaient été transportés en grande
pompe à la cathédrale de Québec, et, avant leur inhumation à
l'endroit où s'élève aujourd'hui la colonne commémorative,
l'archevêque Turgeon, dans une cérémonie extrêmement solen-
nelle, avait prononcé sur ces restes des combattants rivaux les
paroles d'espérance et de foi en la résurrection de la liturgie
catholique.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 121
"L'année suivante, le 18 juillet 1855 le général Rowan,
administrateur, gouverneur intérimaire du Canada, posait la
pierre angulaire du " monument des braves de 1760 ", en pré-
sence de M. de Belvèze, commandant de la corvette u La
Capricieuse ", le premier vaisseau de guerre français qui eût
remonté le fleuve Saint-Laurent depuis 1759 ; en présence aussi
du 60e régiment d'infanterie, avec drapeaux, d'un corps d'ar-
tillerie, d'un détachement de marins de la corvette française,
l'arme au bras, d'un groupe de Hurons de Lorette portant le
costume de guerre, et d'une foule immense de spectateurs.
Ce fut à cette occasion que M. Chauveau, père, prononça
le célèbre discours dont voici la péroraison et qui jeta un si vif
éclat sur la renommée alors naissante de l'illustre orateur.
" Guerriers que nous vénérons, vous avez payé votre
dette à la patrie, c'est à nous de payer la nôtre. Votre journée
est remplie, votre tâche laborieuse et sanglante est terminée,
la nôtre à peine commence. Vous vous êtes couchés dans la
gloire, ne vous levez pas ! Pour nous, quels que soient nos
aspirations, notre dévouement, notre courage, Dieu seul sait où
et comment nous nous coucherons. Mais vous, dormez en paix
sous les bases de ce monument, entourés de notre vénération,
de notre amour, de notre perpétuel enthousiasme dormez
_._ jusqu'à ce qu'éclatent dans les airs les sons d'une trom-
pette plus retentissante que celle qui vous sonnait la charge,
accompagnée des roulements d'un tonnerre mille fois plus for-
midable que celui qui célébrait vos glorieuses funérailles ; et
alors tous, Anglais et Français, grenadiers, montagnards, mili-
ciens et sauvages, vous vous lèverez, non pas pour une gloire
comme celle que nous, faibles mortels, nous entreprenons de
vous donner, non pas pour une gloire d'un siècle ou de plusieurs
siècles, mais pour une gloire sans terme et sans limites, et qui
commencera avec la grande revue que Dieu lui-même passera
quand les temps ne seront plus."
La Revue des faits et des œuvres
Politique anglaise ; La retraite de M. Campbell-
Bannerman et l'avènement de M. Asquith.
Sir Henry Campbell-Bannerman, dont la santé inspirait
depuis plusieurs mois de sérieuses inquiétudes,, vient de résigner
ses fonctions de premier ministre dans le parlement anglais.
Il a été remplacé, comme cela était prévu, d'ailleurs, par M.
Asquith, qui remplissait dans le ministère les fonctions de
chancelier de l'échiquier (ministre des Finances).
La National Review nous donne, à ce propos, une analyse
" des tendances et des idées " du nouveau premier ministre
auquel elle hésite à promettre un avenir plein de succès. Cela
tient, paraît-il, à ce que le nouveau premier ne partage pas sur
plusieurs points les opinions de son prédécesseur, à ce que tous
deux, dans le même parti, étaient chefs de groupes que la
Review appelle " les libéraux de droite et les libéraux de gauche"
La Review, il faut le noter, est conservatrice-impérialiste.
Voici donc les réflexions auxquelles se livre son directeur,
M. Maxse :
" Le point délicat, c'est que M. Asquith ne représente pas
tout-à-fait la même nuance libérale que M. Campbell-Banner-
man. Celui-ci est un vieux glaclstonien aux opinions assez
avancées, un peu de radicalisme ne lui fait pas peur ; il a tou-
jours ménagé les socialistes, qui l'en ont d'ailleurs récompensé
en l'attaquant avec la dernière violence. On sait dans quelle
voie de "réformisme" à outrance il avait engagé le ministère
au lendemain des élections ; d'amères désillusions ont un peu
refroidi son zèle, depuis lors. On se rappelle aussi la virulence
de ses attaques contre la Chambre des lords, coupable d'avoir
trop vigoureusement " amendé " le bill sur l'éducation. Sir
Henry est un pacifiste militant (si l'on peut accoupler ces
deux mots), un humanitaire plein de ferveur et de naïveté,
fidèle disciple de Gladstone et de Bright. Il avait pris très
au sérieux la Conférence de La Haye : là aussi, les désillusions
ne lui ont pas été ménagées. Inutile de rappeler que l'impé-
rialisme n'a pas de plus fougueux adversaire ; les conservateurs
le traitent couramment de Little-Englander, partisan d'une
petite Angleterre.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE - 123
"M. Asquith, au contraire, commande l'aile droite du parti
libéral ; c'est un modéré qui déteste le socialisme et n'a aucune
sympathie pour le réformisme radical : ministre des Finances,
il sait ce que les grandes " réformes sociales " coûtent aux
contribuables et ne croient pas qu'elles produisent en général
tous les résultats bienfaisants qu'on attend d'elles. Fervent
patriote, il est " libéral-impérialiste " comme son ami Sir
Edward Grey, le ministre des Affaires étrangères. En ce qui
concerne l'Irlande, M. Asquith a beaucoup moins de sympathie
pour le Home Rule que n'en a le gladstonien Campbell- Banner-
man."
M. Maxes combat M. Asquith qu'il traite de " faux impé-
rialiste ", de " flexible opportuniste ", qui tourne à tous les
vents et n'est guidé par aucun principe politique tant soit peu
stable et sérieux. Il dit : " La nouvelle de son arrivée à la
présidence du Conseil produira un effet déplorable d'un bout
à l'autre de l'Empire."
Le temps et les événements diront s'il a raison.
Les idées en France. Les droits des morts jugés par juifs
et protestants. M. Combes et le milliard des congré-
gations.
1. L'archevêque de Paris a, dans une ordonnance publiée
le 16 février, condamné les ouvrages modernistes de M. Loisy.
L'archevêque de Lvon a fait sienne dans toute sa teneur la
même ordonnance. — UOsservatore romano a fait connaître au
public un décret de la Congrégation du Saint-Office, par lequel
les journaux la Vie catholique et la Justice sociale sont réprouvés
et condamnés. Une assemblée régionale des évêques des
quatre provinces d'Aix, Avignon, Chambéry et Lyon s'est tenue
à Lyon. — 2. Sur l'initiative de M. Edmond Stapfer, doyen de
la faculté libre de théologie protestante de Paris, une pétition
& été adressée par un grand nombre de protestants pour de-
mander au Sénat de ne pas sanctionner la loi de dévolution
des biens. L'Univers israélite supplie à son tour le Sénat " de
faire; comprendre au gouvernement qu'il y va de l'intérêt supé-
rieur du régime de respecter la volonté des morts et de montrer
que l'idée religieuse trouve auprès de lui la protection de sa
liberté." On sait que les protestants et les israélites, ayant
constitué des associations cultuelles, ne sont pas visés par le
projet de loi sur la dévolution des biens. — 3. Le ministre de la
124 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
guerre a fait connaîtie à M. Grousseau qu'il donnait des ordres
au général d'Amade pour que les cinq religieux franciscains
français envoyés au Maroc u puissent y remplir leur ministère
auprès de leuis coreligionnaires du corps de débarquement.""
— 4. M. Combes, qui est président de la commission d'enquête
sénatoriale sur la liquidation des congrégations, publie dans la
Revue bleue un article où il expose longuement les raisons pour
lesquelles le Sénat a ordonné une enquête et la façon dont la
commission entend la conduire.
Il demande au gouvernement d' " en finir par des ordres
rigoureux et une surveillance efficace avec les lenteurs plus ou
moins volontaires, plus ou moins calculées des liquidateurs " ,
il faut " qu'il n'hésite pas à faire prononcer la déchéance de
ceux d'entre eux qui laissent s'éterniser, soit par négligence,
soit de propos délibéré, les ventes des biens et les procès."
Et il ajoute :
" Disons tout avec franchise : on est envahi malgré sol
par des craintes de gaspillage, quand on entre dans le détail
des sommes dépensées par rapport aux résultats acquis. Ngj
" Nous demandons instamment aux ministres compétents
d'accélérer, fût-ce par des mesures rigoureuses, une opération
susceptible de donner prise par son allure traînante aux pires
soupçons.
Le troisième Centenaire de Québec.
L'Ange de la Paix sur la Citadelle
L'enthousiasme qui avait paru accueillir le projet de Son
Excellence le Gouverneur-Général au sujet de ce que l'on
appelle encore le u Parc des Batailles " est devenu moins
bruyant aux yeux de plusieurs. Au fond, ce n'est pas autre
chose que la réaction inévitable qui suit toute entreprise dont
on a mal calculé les conséquences et dont les bases n'ont pas
été établies avec assez de sagesse. Au reste, on comprend
mieux, aujourd'hui qu'on essaie de la surmonter, la difficulté
de réunir sur une date et dans une même célébration des
événements entre lesquels l'histoire a posé la barrière d'un
siècle et demi.
Certes, l'idée de consacrer les. Plaines d'Abraham et le
ehamp de Ste-Foy à la vénération nationale était louable.
Personne ne le conteste. Mais était-ce bien le temps de
mettre cette idée à exécution sous la forme que l'on suggère.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 125
Les critiques assurément très raicles qui, depuis quelques
semaines, sont dirigées par des journalistes anglais contre
certains détails du projet de lord Grey nous confirment davan-
tage dans l'opinion que nous avons exprimée dans la Revue
Franco-Américaine du mois dernier.
Actuellement, on critique surtout l'idée d'installer la fa-
meuse Statue de la Paix à la citadelle sur le Bastion du Roi.
Elle y sera peut-être moins isolée que sur les Plaines, mais' elle
n'y sera certainement pas beaucoup plus à sa place. Et quand on
discute ce point on oublie que peut-être la cause de tout ce
bruit est au fond l'Ange de la Paix lui-même qui n'est si difficile
à loger que parce qu'il est inutile et sans signification. D'or-
dinaire, le monument utile et justifié par l'histoire a sa place
toute trouvée ; on sait où le mettre avant même qu'il existe
et quand il monte sur son piédestal il ne fait que reparaître
dans le décors témoin des hauts faits dont il a pour mission de
perpétuer le souvenir. On peut quelquefois manquer de goût
dans le choix du site, mais les héros de bronze que la mémoire
des peuples vénère doivent se sentir à l'aise là où on les place
et pouvoir dire aux passants qui défilent à leurs pieds : " C'est
ici que s'est accomplie l'œuvre qui me ramène au milieu de
vous."
A notre sens l'Ange de la Paix placé à la citadelle sera
trop haut. Il y verra de trop loin, pour ne pas apercevoir
dans des provinces lointaines les fils de ceux qui lui accordent
l'hospitalité en proie à des injustices et à des misères qu'il ne
peut couvrir de ses ailes. Lui qui devait être la consécration
d'une idée, verra qu'il est venu trop tôt et qu'il ne consacre
tout au plus qu'une espérance. Après tout, la paix véritable
du pays ne peut reposer que sur le respect des droits de tous. Il
fallait d'abord s'assurer que ce respect était partout maintenu,
qu'il était d'abord enraciné dans toutes les consciences comme
il est écrit dans la constitution. On ne l'a pas fait, malheureu-
sement.
D'autre part, l'Ange de la Paix ne fournira pas seul tous
les sujets de controverse. D'autres matières qui contribueront
à donner le ton aux fêtes prochaines menacent de soulever des
récriminations. Ceux qui redoutaient que les fêtes du troi-
sième centenaire prissent une tournure décidément trop peu
française voient avec inquiétude certain "certificat de mérite"
que l'on va distribuer aux enfants qui auront accumulé des gros
sous pour le rachat des champs de bataille. Une reproduction
de ce certificat que nous avons sous les yeux nous montre en
126 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
tryptique les portraits de trois héros réunissant deux ailes
immenses — celles de l'Ange, sans doute — qui servent d'enlu-
minure à tout le document. Les portraits sont ceux de Cham-
plain à gauche, de Montcalm à droite, et de Wolfe au centre et
les dominant. Pourquoi le conquérant avant le fondateur si
c'est ce dernier que l'on veut surtout fêter ?
Pourquoi s'occuper de pareilles vétilles, dira-t-on ? Ce
sont avec ces vétilles, lorsqu'elles sont habilement employées,
que l'on étouffe les idées ; c'est l'ivraie qui, répandue dans la
nuit, réussit souvent à étouffer le bon grain et à priver le semeur
sans défiance du fruit de son travail.
Quelles que soient les conséquences de cette aventure, nous
nous contentons de souhaiter qu'elle ne réussisse pas à éveiller
des souvenus cuisants et à éloigner davantage le but poursuivi
par ceux qui l'ont entreprise. Chacun assistera à la fête en y
puisant les souvenirs qui sont le plus près de son cœur. Nous
le disions dans notre dernier article, il est inutile de violenter
l'histoire pour en obtenir des rapprochements qu'elle réprouve.
Ce qui nous rassure clans tout ceci, c'est que la galanterie fran-
çaise qui, en 1759, couviit d'une égale gloire vainqueurs et
vaincus saura, en 1908, oublier l'ardeur indiscrète de certains
de nos amis et nous faire songer à la sincéiité de cette étreinte
un peu nerveuse qu'on nous donne en voilant l'idée maîtresse
du troisième centenaire de Québec.
Les droits du français : Une pétition de l'Association
Catholique de la Jeunesse Canadienne-Française
Quelques cercles de l'Association Catholique de la Jeunesse
Canadienne-Française ont lancé un mouvement fort louable
réclamant la reconnaissance pratique de la langue française
dans le pays.
Ils font signer une pétition qui sera présentée aux autorités
compétentes et dont voici le texte :
Aux Honorables Ministres et Députes de la Chambre
des Communes
Considérant que, de droit, les langues française et anglaise
sont sur un pied d'égalité, particulièrement dans la province
de Québec;
Considérant que, de fait, dans les services d'utilité publique
les compagnies et leuis employés négligent l'usage du fiançais,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 127
souvent au grand ennui et au détriment de la majorité des
citoyens ; •
Considérant que les remontrances et les doléances souvent
exprimées par les revues et les journaux sur ce déplorable état
de choses ont été inefficaces;
Considérant, enfin, que pour y remédier un appel à la cour-
toisie des compagnies ne suffit pas, mais qu'il faut y joindre
une loi qui les oblige.
Les soussignés demandent que :
* 1° Dans la province de Québec, les compagnies de chemins
de fer, de tramways, de télégraphe, de téléphone et services
publics soient tenues d'employer les langues française et anglaise
dans toutes leurs communications avec le public, telles que
l'annonce de l'arrivée ou du départ des trains, les horaires, les
billets de voyageurs, les connaissements, les bulletins de bagage,
les médailles ou les autres insignes des employés, la désignation
de la classe des voitures, les imprimés pour dépêches, les feuilles
formules de contrat, les livrets d'abonnement, les avis ou règle-
ments affichés dans les gares, voitures, bureaux, ateliers ou
usines de ces compagnies ou services publics.
2° Le Parlement spécifie une sanction pour toute contra-
vention à l'article précédent.
Fonctionnarisme: Les examens de concours et les services
de l'administration.
Une enquête, faite récemment dans les départements de
l'administration fédérale, a posé carrément devant le pays la
question de compétence pour les fonctionnaires publics. Les
commissaires enquêteurs ont recommandé, dans un rapport
qui a fait quelque bruit, l'abolition du patronage politique et
l'adoption de l'examen de concours pour le choix des fonction-
naires. Nous attirons surtout l'attention sur cette dernière
recommendation parce que, si elle était suivie loyalement, elle
impliquerait nécessairement l'adoption de l'autre.
Tout le monde admet que le fonctionnarisme, s'il devient
une agence de faveurs mise à la disposition des partis politiques
ne tarde pas à devenir une plaie dont ne sont pas les derniers à
se plaindre ceux-là mêmes qui l'appliquent et qui en bénéficient.
L'examen de concours ferait disparaître une foule d'abus, sans
compter qu'il convertirait en une carrière enviable ce qui, avec
le système de patronage, n'est qu'une machine à sinécures.
128 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
On a l'habitude de mesurer l'influence d'une minorité au
nombre des membres qu'elle a dans le gouvernement et dans
l'administration. C'est une erreur pour ce qui est des fonction-
naires, à moins qu'il n'y ait une règle définie établissant que
l'entrée dans un service est, de soi, une marque de supériorité
ou de compétence exceptionnelle. Et c'est tellement le cas qu'un
ministre déplorait, récemment, l'indifférence que les jeunes
Canadiens-français montrent à se soumettre à certains règle-
ments régissant l'admission clans les services administratifs.
En général, ils ne songent pas à subir les examens requis par
la loi. On compte sur la faveur d'un homme politique pour se
caser dans l'administration, et une fois qu'on est casé, on
compte sur une autre faveur pour se maintenir en place.
Pourquoi ne pas subir un examen qui fera rentrer le mérite
personnel en ligne de compte ? A la satisfaction d'être placé
convenablement s'ajouterait celle d'être plus digne du poste
que l'on a conquis, et de voir s'ouvrir devant soi la route des
promotions enviables. On aura fait de son métier une carrière.
Nous signalons ce fait à nos jeunes compatriotes qui se
destinent à entrer dans le service administratif. Qu'ils se pré-
valent de tous les moyens mis à leur disposition pour se classer
officiellement parmi les meilleurs serviteurs du pays. Et s'ils
ont l'ambition d'être fonctionnaires, qu'ils aient aussi l'ambition
d'être les meilleurs fonctionnaires.
Le théâtre à Québec: Interdiction d'une pièce de Sardou
par l'autorité religieuse.
Sa Grandeur Mgr Bégin a prononcé l'interdiction contre
la représentation d'une pièce de Sardou. C'est un acte d'é-
nergie et de protection dont il faut le remercier. Il faut,
d'autre part, féliciter la population de Québec qui s'est em-
pressée de se rendre au désir de son premier pasteur en s 'abste-
nant d'assister à une représentation essentiellement immorale
et, du reste, absolument dénuée d'art. D'ailleurs, comment
une pièce de théâtre peut-elle être artistique et s'écarter des
règles de bienséance et de saine morale qui sont de mode pour
les dramaturges comme pour le reste des mortels ?
► r Certains artistes, ou réputés tels, se méprennent assuré-
ment sur la mentalité des auditoires auxquels ils s'adressent.
Pour nous, au Canada, nous avons la fort désagréable besogne
de nous protéger contre la cohue des émancipât eur s exotiques
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 129
qui ont entrepris notre " éducation moderne " en toutes choses
— comptant bien que cette tâche les fera vivre à nos dépens—
et qui nous apportent, quelquefois sous le manteau de grandes
réputations, ce que le théâtre français a de moins recomman-
dable et aussi de plus dégoûtant. Ils comptent sur la foule
innombrable des badauds, toujours prête à s'extasier devant
l'imprévu et surtout devant ce qu'elle ne comprend pas.
Pour ceux-là, quand ils croient avoir vu quelque chose d'extra-
ordinaire, même si cela a pu troubler leur conscience, toute
leur appréciation se résume à cette exclamation stupide d'un
de leurs congénères au sortir d'une représentation louche
donnée à Montréal par une célèbre " vieillesse " : " Au point
de vue art, c'est extra ! "
Songez donc ! Et qu'une voix autorisée s'élève et proteste
contre ce qui est un attentat à la morale en même temps qu'au
sens artistique véritable, vous en entendrez quelques-uns pro-
tester au nom du progrès et gémir contre ce qu'ils appellent
une intolérance aveugle. Aux Etats-Unis, cette baclauderie à
l'égard des esprits d'outre-mer a doté les bibliothèques pu-
bliques de toute la littérature fangeuse qui fait le déshonneur
du talent français. " Au point de vue art, c'est extra ! " et
l'on achète. Mais là comme ailleurs, les esprits droits, les
citoyens soucieux de la morale et épris du beau, du bon et du
vrai, protestent contre cet assaut des consciences et s'expriment
quelquefois avec une décision admirable. Nous nous rappelons
fort bien comment un grand journal américain apprécia les
pièces jouées à Providence, R. I., par Mme Sarah Bernhardt.
Le journal admettait bien le talent de l'actrice, mais il ajoutait :
" Mais tout ceci n'est pas la haute tragédie. Et il s'agit bien
de savoir, assurément, si l'effet qu'elle produit sur ses auditoires,
aussi boulversant et réel qu'il paraisse, est autre chose que le
déchaînement d'un trouble moléculaire turbulent dans le sys-
tème nerveux."
Parlant de la " Sorcière ", une autre pièce de Sardou qui
a déjà été interdite à Québec, le même journal dit : " Elle
contient moins d'horreurs que d'autres pièces de Sardou, — la
" Tosca ", par exemple — mais elle en contient encore assez
pour justifier M. Jules Lemaître d'appeler son auteur " le Cali-
gula du drame " possédant une soif insatiable de sang. " C'est
encore de la " Tosca " que M. Lemaître disait : " On n'y trouve
que des gestes fous et des cris. Toute beauté de forme et
d'expression y est impossible."
130 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Ajoutez à cela une mise en scène où les choses les plus
saintes sont profanées, des dialogues où le scabreux du
langage le dispute à l'indécence du geste, des rôles avec des
héros couverts de sang, et vous avez déjà une pièce horrible
même si elle est jouée par des gens de talent. Faites-là jouer
par des cabotins, et vous avez la " Tosca " telle qu'on a voulu la
donner au théâtre Bennett. Ah ! cette intervention de l'ar-
chevêque est fort heureuse ; en vengeant la morale elle a aussi
vengé l'art.
On dira que Québec est fort mal partagé sous lé rapport
des théâtres. C'est vrai ; et il en sera ainsi tant que nous
n'aurons pas manifesté, aussi souvent qu'il le faudra, notre
détermination d'exiger une qualification morale des pièces dont
on voudra nous donner la représentation. Nous n'aurons les
bonnes pièces que quand on aura bien compris cela. Il est vrai
que sous ce rapport les esprits pourraient encore ^être divisés,
mais un grand pas aura été fait dans la bonne direction, et
entre gens également soucieux du bien il sera très facile de
s'entendre. Il ne faut pas oublier que la coutume, chez nous,
si étrange que cela soit, admet au théâtre les jeunes filles et les
enfants. Il ne faut pas que le père de famille ait à rougir de
ce qu'entendra la jeune fille assise à son côté. Du reste, l'ha-
bitude du théâtre n'offre pas que le danger de ce qu'on peut y
entendre ou voir. Il y entre beaucoup d'autres considérations
que nous ne nous attarderons pas à signaler ici. C'est une
récréation dont il faut user avec mesure.
Actuellement, nous courons peu de risques de commettre
des excès sous ce rapport. Avec les représentations de vaude-
ville idiot que nous donnent, depuis le commencement de la
saison, des troupes américaines de troisième ou quatrième ordre,
il est douteux que la passion du théâtre ne passe chez nos gens
à l'état épidémique. Nous avons, cependant, vu des gens
revêtir leurs habits de gala pour aller applaudir des jongleurs,
des éléphants dressés et des chiens savants !
Léon Kemner
Vieux articles et vieux ouvrages
Les Canadiens de l'Ouest, par Joseph Tassé, deuxième édition,
Montréal, Imprimerie Canadienne, 1878. (Catholi'c Quarterly
Review. Oct. 1879) 1ère partie.
L'ouvrage commence par la carrière romanesque d'Au-
gustin Mouet de Moras, sieur de Langlade, qui épousa à Ma-
kinac la sœur d'un chef outaouais, et acquit une grande influ-
ence sur les indiens du Nord-Ouest. Son fils, Charles, com-
manda des bandes indiennes dans les guerres de son temps,
et contribua pour beaucoup à la défaite de Braddock. Plus
tard, il conduisit ses braves à Ticonderoga, puis il combattit
dans la dernière bataille de Québec où il supplia en vain
qu'on le laissât attaquer Wolfe avant que ce dernier ait eu
le temps de se former en ordre de combat immédiatement
après avoir escaladé la falaise. De retour à Makinac il assista
à la prise de ce fort par Pontiac et avait inutilement prévenu
du danger le commandant Etherington qu'il réussit tout
de même à enlever sain et sauf aux sauvages. Lorsque
la guerre de la révolution américaine éclata, Langlade,
loyal à sa nouvelle allégeance, prit le commandement des
forces de l'Ouest qui furent appelées dans l'armée du géné-
ral Burgoyne. Après le désastre de Bennington les in-
diens se dispersèrent et Langlade retourna dans POuest,
où la chute de Vincennes rendit de nouveaux efforts inutiles.
Père et fils allèrent s'établir à la Baie Verte, (Green Bay)
où Charles de Langlade mourut en 1800. Il avait servi sous
les drapeaux, français, anglais et américain, et avait pris part
à quatre-vingt-dix-neuf batailles et escarmouches.
" Mais, comme le fait justement remarquer M. Tassé,
le seul titre de Langlade aux yeux de la postérité, ne sera pas
d'avoir été un militaire habile et intrépide. Il pourra encore
réclamer la gloire moins bruyante peut-être, mais non moins
méritoire, d'avoir été l'un des plus intrépides pionniers de
l'Ouest, l'un des premiers à braver les dangers qu'offraient
les farouches indigènes de ces contrées, en jetant au milieu
du désert les humbles bases d'établissements aujourd'hui
prospères et pleins d'avenir. C'est ce que la population
132 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
américaine a su déjà reconnaître en lui décernant le glorieux
surnom de fondateur du Wisconsin — father oj the Wisconsin."
Il ne perdit jamais les convictions religieuses de sa jeu-
nesse, et vers la fin de sa vie il aida généreusement les prêtres
dont le nombre devenait moins grand et s'efforça, quand ce
fut possible, d'assurer leurs services à la petite population
qui s'était groupée autour de lui.
Jean Baptiste Cadot, bien que d'une personnalité moins
éminente, fut le dernier commandant français et le premier
commandant anglais au Sault Ste Marie, et pendant des années
resta à la tête du groupe qui s'était établi là.
Bien différent de ces deux hommes fut Charles Réaume,
insoucieux et extravagant, échouant dans sa jeunesse comme
négociant au Canada, abandonnant femme et foyer, fait pri-
sonnier par les américains sur le St Laurent, puis de nouveau
à Vincennes, se fixant enfin à la Baie Verte (Green Bay) où
il fut nommé juge sous le régime anglais et continua ensuite
pendant près de trente ans à administrer la justice sous le
régime républicain. Sa science de la loi, française, anglaise
ou américaine, n'était pas considérable, mais on n'était pas
exigeant dans ce poste nouveau, et l'impartialité de l'homme,
de ême que la facilité de son jugement à discerner le mérite
d'une cause servaient davantage les intérêts de ceux qui
avaient à se présenter devant son tribunal. Mme Kinzie (1)
raconte l'anecdote suivante sur son compte : " Deux hommes
comparaissaient un jour devant Réaume. Le juge écoute
patiemment la plainte bien accentuée de l'un, et la défense
non moins énergique de l'autre. Après l'interrogatoire des
témoins, il se lève avec dignité et prononce la sentence sui-
vante : " Vous êtes tous les deux dans le tort : vous, Bois vert,
le demandeur, vous m'apporterez un voyage de foin, et vous,
Crèle, le défendeur, vous m'apporterez un voyage de bois.
La cause est réglée !"
Plusieurs autres Canadiens-français furent investis de la
dignité judiciaire à cette époque reculée et parmi ceux-là
M. Tassé mentionne Joseph Rolette, Jacques Porlier, Francis
Bouthillier, Michel Brisebois et Nicolas Boivin.
Porlier se destina d'abord à la prêtrise, mais il quitta le
séminaire pour aller dans l'Ouest. Il était sans nul doute,
en 1820, le citoyen le plus important de la Baie Verte. Ses
(1) L'anecdote est empruntée à l'ouvrage de Mme Kinzie : " Waubm," qui
■est semé de traits curieux sur les commencements du Nord-Ouest.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 133
manières affables le rendirent cher à tous et, avant de monter
sur le banc il avait le premier rendu à ses* concitoyens le service
essentiel d'organiser une école régulière. Il a laissé un nom
sans tache et une mémoire respectée. Il remplit la charge
de confiance à laquelle on Pavait appelé avec intelligence
et intégrité et à la satisfact on universelle du public. C'est
afin de mieux s'acquitter des devoirs de sa charge qu'il tra-
duisit en français les lois du Wisconsin.
Joseph Rolette est un autre jeune canadien qui, laissant
de côté ses études classiques et les études plu sérieuses vers
lesquelles ses parents le poussaient, quitta sa famille établie
sur les bords du St. Laurent pour s'en aller dans l'ouest im-
mense. Bien que le commerce l'eût amené sur le territoire
américain, ses attaches politiques étaient anglaises (British)
et lorsque la guerre de 1812 éclata il prit une part énergique
aux opérations de l'ouest. C'est sur son conseil que les forts
de Makinac et de la Rivière du Chien furent enlevés aux
Américains. Lorsque la paix fut rétablie, Rolette se fixa^à
la Prairie du Chien où une population canadienne considérable
était déjà établie. Là il se livra au commerce, avec beau-
coup de succès, et acquit une grande influence sur les Indiens.
Plusieurs en devinrent si jaloux qu'ils persuadèrent à l'officier
qui commandait le fort à la Prairie du Chien de le bannir dans une
île éloignée. John Jacob Astor reconnut l'habileté de Rolette
et en fit son agent en 1820. A partir de cette date il fut un
des hommes les plus éminents de cette partie du pays. Ses
bateaux-marchands sillonnèrent toutes les rivières et tous
les lacs pendant qu'il développait son village, bâtissant une
scierie, encourageant les écoles et cultivant une grande étendue
de terrain. Il était libéral, généreux, hospitalier, toujours
prêt à secourir les pauvres et à tendre la main à ceux qui
avaient besoin d'aide pour arriver au succès. Il fut nommé
juge de son comté et servit dans la guerre de Black-Hawck.
Rolette n'était pas seulement le marchand le plus actif et le
plus important de cette partie du Nord-Ouest, il en était aussi
le citoyen le plus éclairé et le plus instruit " Sa société fu^
vivement recherchée par tous les voyageurs de distinction
qui visitèrent à cette époque la Prairie-du-Chien ; car ses
manières étaient tout-à-fait courtoises, et sa conversation
très intéressante, nourrie d'anecdotes et de bons mots. Son
prestige sur les sauvages ne fit que s'accroître avec les années.
Il était connu de toutes les peuplades depuis Saint-Louis
134 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
jusqu'à la colonie de lord Selkirk et depuis la rivière Ouisconsin
jusqu'à Mackinac. Les indiens l'appelaient — " le roi."
La colonie canadienne de la Prairie-du-Chien eut à souf-
frir d'une décision injuste des autorités américaines par la-
quelle on leur enleva les terres qu'ls avaient occupées et
améliorées pendant des années. Si Rolette fut un de ceux
dont les droits furent respectés, il mourut pauvre cependant
en 1842, après avoir contribué plus que tout autre à rendre
son village important.
Milwaukee, la ville la plus active du Wisconsin, avec son
vaste commerce de grain , reconnaît comme son fondateur
le canadien Laurent Salomon Juneau. Il ne fut pas, à vrai
dire, son premier pionnier parce qu'il y avait été précédé en
1777 par Laurent Ducharme et plus tard par Laframboise,
Chaput, Grignon et Beaubien. Mais l'augmentation de cette
colonie, le développement de ses ressources, sont dus à Juneau
qui y construisit sa " log-cabin " en 1818, au moment où les
bois revêtaient leurs couleurs automnale. Son énergie, son
activité, son habileté lui gagnèrent la confiance et l'estime
des sauvages et son poste devint assez florissant pour attirer
d'autres co ons. Lorsque le terrain fut mis en vente en 1830
Juneau, acheta cent trente acres sur le bord de la rivière
au nord de la rue Milwaukee. Une ville prit bientôt naissance,
dont Juneau fut le premier maître de poste et le premier maire.
La crise de 1837 l'arrêta comme elle arrêta plusieurs autres
villes nouvelles, mais Milwaukee se ressaisit et continua de
progresser. La maison de Juneau fut la première chapelle
catholique mise à la disposition des habitants qui s'y rassem-
blaient autour du Rev. M. Blonduel. Lorsque, quelques
années plus tard, il vit la ville qu'il avait fondée élevée par le
Saint Père à la dignité de ville épiscopale, il donna à Mon-
seigneur Henni, un site magnifique pour sa cathédrale. Avec
le même esprit de générosité il construisit un palais de justice
sur un terrain qu'il avait donné à la ville, puis il la dota d'un
parc splendide. Son naturel généreux et sa foi simple, qui
ne le protégeaient pas contre ies agioteurs sans scrupule, le
conduisirent à la fin au bord de la banqueroute, et Juneau
se trouva ruiné. Il vendit sa propriété, paya ses dettes, et
se retira à Theresa, dans le comté de Dodge où il reprit son
ancienne vie de commerce. Jouissant toujours du respect
de tous dans l'Etat, il fut délégué à la convention démo-
cratique présidentielle en 1856. Il mourut peu de temps
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE • 135
après. Tous ceux qui le connurent l'aimèrent. Les chefs
de son Etat rendirent un tribut d'éloges à son caractère et
déplorèrent sa perte. Et les indiens, avec qui il avait été
si souvent en contact, donnèrent des signes de deuil tels
que, de mémoire d'homme, on ne leur en avait jamais vu
donner. Ils tinrent un conseil et ordonnèrent à tous les braves
d'assister aux funérailles, un fait absolument sans précédent.
Juneau fut enterré sur une falaise près de l'agence indienne,
mais la ville qu'il avait fondée réclama ses restes qui furent
transférés dans la ville et honorablement inhumés après un
service solennel de requiem à la cathédrale.
Il n'est pas dans notre histoire locale (2) de caractère
plus pur ou plus irréprochable que Salomon Juneau.
Dans Julien Dubuque nous avons un autre de ces cana-
diens éminents qui colonisèrent l'Ouest; il ne se contenta pas
de fonder une colonie et de commencer à développer ses res-
sources minières, mais il y attacha son nom d'une façon in-
destructible. Parti des Trois Rivières où habitait sa famille,
le jeune Dubuque prit le chemin de l'Ouest inexploré et y
obtint bientôt beaucoup d'importance parmi les sauvages.
Doué d'une habileté extraordinaire de prestidigitation, il
émerveilla les sauvages et eut vite fait de rejeter dans l'ombre
jusqu'à leurs jongleurs de profession. Mais quand ils le virent
jouer, sans en recevoir de mal, avec les serpents à sonnettes
et autres reptiles venimeux, ils ne regardèrent " Petite-Nuit '
que comme un être surnaturel doué d'un pouvoir extraordi-
naire. Il devint le juge et l'arbitre de toutes les disputes.
En 1870, Peosta, l'épouse d'un chef Renard, découvrit
une mine de plomb sur la rive ouest du Mississippi. Dubuque
comprit de suite la valeur de cette découverte et offrit d'acheter
la mine. Dans un Grand Conseil indien tenu à la Prairie-du-
Chien, en 1788, il réussit à se faire concéder par les sauvages
une lisière de terrain de sept lieues le long de la rivière et de
trois lieues de profondeur, avec le droit d'exploiter les mines
(2) Suit la strophe naïve qu'un poète américain a consacrée au souvenir
de Juneau, dans une ode à la ville de Milwaukee: —
Juneau so fair and whose wit was so keen,
Came hère in the year eighteen hundred andeighteen;
An Indian trader of famé and renown,
Lived on the East side, called Juneau's town, —
And, in fact, was the king of the place.
So maniy and bold, with a dark, hazel eye
Always told you the truth, and never a lie ;
This pioneer man of his race.
136 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Convaincu que son titre, venant des sauvages, serait pour le
moins précaire, Dubuque résolut de le revêtir de toutes les
formes de la loi. La rive ouest du Mississippi se trouvait
dans la Louisiane, province alors sujette à 'Espagne. En
1796, Dubuque présenta à Carondelet, le gouverneur espagnol
à la Nouvelle Orléans, une pétition demandant la concession
des terres sur lesquel es se trouvaient les mines qu'il avait
découvertes. Le gouverneur étudia la chose, et le 20 no-
vembre 1796, accorda en bonne et due forme la concession
demandée. Afin de pouvoir développer la " mine espagnole,"
comme elle était appelée, Dubuque vendit une partie de son
terrain aux Chouteaus de St. Louis, et lorsque la Louisiane
fut transférée aux Etats-Unis, il eut soin, dans le traité signé
avec les Sacs et les Renards, d'inclure une clause garantissant
ses droits. Il continua d'exploiter les mines jusqu'en 1811,
jusqu'à sa mort, et on dit qu'il a été le premier homme qui
ait pu engager les indiens à travailler. Les indiens lui firent
des funérailles avec toute la pompe qu'ils connaissaient, ils
l'enterrèrent sur une haute colline, et pendant des années
ils allumèrent à la nuit tombante une lampe funéraire sur sa
tombe qui devint une sorte de lieu de pèlerinage.
Davenport, dans le même Etat, reconnaît comme son
fondateur le canadien Antoine Leclerc, qui arriva à Peoria vers
1809, un peu avant la destruction de cette ville par le cruel
Craig. Il s'installa plus tard à Rocky Island où il fut rejoint
par le colonel Davenport. Très influent auprès des sauvages
il obtint de larges étendues de terrains, des Sacs et des Renards
et plus heureux que Dubuque, ses droits furent reconnus et
respectés par le gouvernement américain.
En effet, après la mort de Dubuque, le gouvernement
américain, malgré la concession faite par les indiens et con-
firmée par les autorités espagnoles, s'empara de la " mine
espagnole " ne laissant plus que le nom de Dubuque pour
rappeler l'histoire de cette fondation.
Notes historiques sûr l'Eglise Catholique dans l'Oregon
pendant les derniers 40 ans, Par Mgr. F. N. Blanchet,
Portland, Oregon, 1878, 12 mo., 186 pages. (Catholic Quar-
terly Review, 1878.)
Dans les " Notes historiques sur l'église catholique dans
l'Oregon ", que nous pouvons, sans craindre de nous tromper,
attribuer au vénérable évêque de l'Oregon, nous retrouvons
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINS 137
les pionniers canadiens, dans cet Etat et le territoire adjacent,
leur industrie et leur courage, aussi bien que cette fidélité à la
religion qui les porta à aller à St-Boniface demander un prêtre
à Mgr Provencher, alors que cet apôtre ne put que les ren-
voyer à Québec. Le Rév. M. Blanchet répondit à leur ap-
pel. Pionnier et prêtre, il rassembla ces canadiens éloignés
autour de l'autel, et célébra la messe pour la première fois dans
l'Oregon le 14 octobre 1838. Pierre Chrysologue Pambrun,
un pionnier de Fort Wallawalla, Joseph Gervais, Etienne
Lucier, Pierre Belègue, à Fort Vancouver, et Simon Plamondon,
à Cowlitz, reçurent le prêtre à bras ouverts, et leurs maisons
furent les premières chapelles du pays ; et plusieurs qui étaient
déjà établis dans le pays depuis au moins dix ou douze ans
eurent la consolation d'entendre la messe et de s'approcher
des Sacrements.
Ces notes historiques nous montrent la vie des pionniers
Canadiens de l'Oregon, les progrès de la religion parmi eux, et
la part qu'ils ont prise dans le développement et la prospérité
de la côte du Pacifique.
E. N. Quinnette est actuellement (1879) maire d'Olympia,
capitale du territoire de Washington. Joseph Perreault est
agent territorial de l'instruction publique dans l'Idaho, et on
rencontre beaucoup d'échevins, de shérifs, etc., etc. Presque
tous les Canadiens des Etats-Unis, à part les ouvriers de fa-
briques de la Nouvelle Angleterre, sont citoyens américains.
Les biographies publiées par M. Tassé n'embrassent que
l'Ouest, mais l'élément canadien, comme nous l'avons vu, ne
s'est pas borné aux nouveaux Etats et aux Territoires. Il a
augmenté considérablement pendant les derniers dix ans, et
nous trouvons dans le recensement de 1870 qu'on porte à
493,464 le nombre de ceux qui, nés dans l'Amérique Britannique,
sont venus aux Etats-Unis. Les rapports ne distinguent pas
les Canadiens-Français des autres, mais ce sont ces derniers qui
forment la masse de ces immigrants; plusieurs même sont ins-
crits comme français et ne sont pas, par conséquent, inclus dans
ce chiffre Les Canadiens-Français doivent former le dixième
de toute la population d'origine étrangère aux Etats-Unis.
Le plus grand nombre, 89,590, est dans le Michigan, où il forme
8 pour cent de la population ; New York en a 79,000 ; le Mas-
sachusetts, 70,000, 5 pour cent de la population de ce vieil
Etat des puritains et des séparatistes. L'Illinois vient ensuite
avec 30,000. Le Vermont avec ses 30,000 en a la plus forte
proportion de tous les autres Etats ; le Wisconsin en a 25,000
138 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
tandis que le Rhode Island, la Pennsylvanie, la Californie, le
Connecticut, le New Hampshire, l'Ohio, le Minnesota et l'Iowa
en ont de 10,000 à 17,000.
Le nombre des canadiens qui ont émigré de 1840 à 1850
est de 30,000 ; cette émigration suivit immédiatement la Ré-
bellion de 1837.
M. Gagnon, rédacteur du journal " Le Travailleur ", et
d'autres messieurs, qui organisèrent la grande manifestation
de Montréal en 1874, dans le but de lancer un mouvement de
rapatriement, affirment qu'il y a aux Etats-Unis 550,000 cana-
diens, et enfants de canadiens, qui ont conservé leur langue,
leurs traditions, etc.
Quarante mille canadiens se sont enrôlés dans les armées
de l'Union pendant la guerre de Sécession ; environ 10,000 ont
servi dans les armées du sud, en qualité d'officiers.
Cette population était à peu près exclusivement catho-
lique, et, à cause de cela, exposée aux railleries et aux attaques
du fanatisme ; plusieurs devinrent ou honteux de leur religion
ou indifférents, principalement dans les centres où ils trouvèrent
les églises remplies, et les instructions données dans une langue
qu'ils ne comprenaient pas. Il leur manqua, aussi, quelques-
unes des cérémonies auxquelles ils étaient habitués, et ils ne
se sentirent plus chez eux. Il leur fallait leurs églises à eux.
Ces églises ils les ont construites dans différents endroits où
leur nombre justifiait semblable entreprise, et des prêtres cana-
diens, formés comme tant des nôtres l'ont été pendant des
années au Grand Séminaire fondé par Laval à Québec, ou à
Montréal par les fils d'Olier, desservent leurs compatriotes dans
diverses parties des Etats-Unis. Ils ont des écoles, des acadé-
mies, dirigées par des communautés sœurs de celles du Canada
ou qui leur sont affiliées. Les Clercs de St-Viateur ont un
collège à Bourbonnais ; les Jésuites dans l'Etat de New- York ;
les Prêtres de la Sainte-Croix dans l'Indiana ; les Pères Oblats
sont affiliés au Canada et plusieurs de leurs religieux sont nés
et ont été instruits dans cette vieille province catholique. Les
Sœurs de la Charité, fondées par Madame d'Youville à Mont-
réal, et ordinairement appelées Sœurs Grises, ont des maisons,
entr'autres, à Salem et Lawrence Mass, Ogdensburg et Platts-
burg, N.-Y., St-Johnsbury, Vt., et une mission parmi les sau-
vages au Lac du Diable, dans le Dakota. Les Sœurs de la
Congrégation de Notre-Dame, fondées à Montréal par la Véné-
rable Marguerite Bourgeoys, dont on presse vigoureusement en
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 139
ce moment le procès de canonisation, ont des maisons à Bour-
bonnais et Kankakee, Illinois. Les Sœurs de la Providence,
de Montréal, ont des hôpitaux à Fort Vancouver, Fort Colville,
Tulalip, et ailleurs. Les Sœurs des Saints Noms de Jésus et
Marie sont établies dans le Vermont et en Floride. Le couvent
des Ursulines de Québec, fondé par la Vénérable Mère Marie
de Tlncarnation, que nous espérons voir bientôt béatifiée, a
envoyé de ses religieuses dans la Louisiane et le Texas.
Toutes ces organisations ont fourni les matériaux néces-
saires pour compléter le tableau de ce que les Canadiens ont
fait et de ce qu'ils font pour le progrès religieux, moral et
matériel du pays. ^
Notre-Dame des Canadiens et les Canadiens des Etats-
Unis, par l'abbé P. A. Chandonnet, Montréal, Desbarats,
1872, 8vo., 171 pp.
C'est l'histoire d'une de ces églises de la Nouvelle An-
gleterre que donne l'abbé Chandonnet dans son ouvrage sur
" Notre Dame des Canadiens, et les Canadiens aux Etats-
Unis." Cet ouvrage, le plus considérable qui ait encore été
publié sur une seule église catholique en ce pays, ne donne pas
seulement l'histoire de Notre Dame des Canadiens de Worcester,
Mass., depuis les efforts du Rev. M. Levesque en 1846, jusqu'au
ministère plein de succès du Rev. M. Primeau avec tous ses
résultats, mais il traite aussi assez longuement des diverses
questions concernant cette immigration canadienne aux
Etats-Unis et son influence sur les deux pays. Nous voyons
l'église, commençant dans une salle publique louée pour la
circonstance, le prêtre zélé quêtant, achetant une église pro-
testante, organisant écoles, sociétés, etc., faisant des bazars,
envoyant une partie des recettes au bien-aimé Pie IX et à la
France éprouvée. La vie de cette église, la lutte soutenue
pour son érection et son maintien est un tableau qui ne nous
est pas inconnu, car nous y trouvons bien décrite la vie de
la colonie canadienne-française de la Nouvelle Angleterre.
La religion sauve ces immigrants pour le Canada et pour les
Etats-Unis. Au milieu de nos foules plutôt frustres, ils sont
exposés à des dangers qui menacent la foi et la morale, mais
les meilleures publications périodiques de la Nouvelle Angle-
terre proclament la moralité de la jeune ouvrière de fabrique
canadienne supérieure à celle de l'ouvrière américaine, parce
140 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
que la canadienne a une meilleure notion de l'obéissance et
qu'elle est plus respectueuse des liens de la famille.
Ce n'est pas seulement au moyen de leur clergé et de
leurs communautés religieuses que les canadiens se sont effor-
cés de garder leur identité, mais encore au moyen de cette
grande puissance moderne, la presse. Parmi les journaux
du vieux Massachusetts, on compte : Le Protecteur Canadien,
Le Jean Baptiste, Le Travailleur. New York a La Patrie
Nouvelle ; le Rhode Island, Le Courrier Canadien ; l'Illinois,
Le Courrier de V Illinois ; ce qui prouve que l'élément cana-
dien se compose d'une population qui lit, et qui ne manque
ni d'activité, ni d'énergie à subvenir aux besoins de sa nou-
velle situation." (1)
Pour le grand nombre des ignorants de notre pays qui
s'imaginent que les canadiens parlent un patois inintelligible
à l'oreille ou l'œil d'un Français, ce sera peut-être leur ap-
prendre une nouvelle que de leur dire que les articles de ces
journaux sont écrits avec une grande pureté de style et avec
beaucoup de force et d'éloquence.
M. Tassé, se limitant à l'Ouest, ne parle pas de la Loui-
siane, et, pourtant, dans cet Etat, les éléments canadien et
français sont si intimement mêlés qu'il ne serait pas facile
de les séparer l'un de l'autre. Ses fondateurs et ses premiers
gouverneurs, d'Iberville, de Bienville, La Motte Cadillac
étaient canadiens ou depuis longtemps identifiés avec le
Canada.
Plusieurs officiers américains s'allièrent par le mariage
à des familles canadiennes dans l'Ouest et dans le Sud, et
leurs descendants, portant des noms anglais, se montrent
encore fiers de leur descendance canadienne-française. Le
général Macomb, de l'armée des Etats-Unis, descendait par
sa mère des Navarres, de Détroit. Le commodore Barrett,
dans la marine, réclame pour ses ancêtres la famille de Jumon-
ville, l'officier canadien tué par Washington dans l'Ohio.
Ainsi le sang canadien est déjà répandu dans toute la
population ; et comme l'immigration venant du Dominion
voisin va probablement continuer, cet élément va augmenter
en importance. Le dernier siècle a vu plus d'un changement
il n'en a peut-être pas vu de plus étrange que cette influence
(1) Depuis cette époque la presse franco-américaine a pris des développe-
ments considérables. Elle ne compte pas moins de cinq journaux quotidiens
et d'une vingtaine de journaux mensuels, hebdomadaires etc.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 141
du Canada sur les Etats-Unis. La Providence semble avoir
pris plaisir à donner aux calculs et aux desseins des hommes
les résultats mêmes qui étaient contraires à leur ambition
et à leurs efforts. Depuis la dernière décade du dix-septième
siècle les colonies américaines et spécialement celles de la
Nouvelle Angleterre s'appliquèrent avec toute la fureur d'un
zèle fanatique à écraser le Canada. Des expéditions, sous la
direction des ministres, furent lancées avec mission de détruire
à coups de haches toute image de " Jésus Crucifié "
que Ton pourrait trouver dans les églises catholiques de la
province française. Les outrages commis de sang-froid dans
les édifices consacrés au culte, et qui ont droit au respect
d'après toutes les lois internationales, sont faits historiques,
et excitèrent alors comme maintenant la réprobation de tous
les esprits droits. Le Canada tomba à la fin, épuisé, non pas
pour avoir manqué de bravoure dans les combats, mais parce
qu'il fut abandonné par un roi méprisable. Alors la Provi-
dence empêcha ce qui paraissait inévitable. Le catholicisme
ne fut pas détruit, le Canada resta fidèle à sa foi et il l'est
encore aujourd'hui. Les colonies dans leur rage firent de
ce fait une des grandes raisons pour lesquelles elles levèrent
l'étendard de la révolte. Elles commencèrent la révolution
somme ultra Protestants, mais quand elles eurent besoin de
secours, elles mirent de côté leur ultra protestantisme pour
parler le language de la libéralité et de la tolérance devant
les envoyés, l'armée et la flotte de la France catholique. Les
nouveaux gouvernements locaux et le nouveau gouvernement
central se sont constamment efforcés d'atteindre ce point que
l'Etat ne fasse violence aux convictions d'aucun citoyen,
homme, femme ou enfant, et n'impose à personne aucune
doctrine religieuse, aucuns systèmes, aucune manière de voir ,
Pendant ce temps, le Canada envoie en ce pays ses fils
catholiques, ses prêtres, ses religieuses dévouées. La Nou-
velle Angleterre qui voulut avec tant d'acharnement écraser
le Canada et le catholicisme canadien, voit aujourd'hui ses
villes peuplées de canadiens catholiques, ornées d'églises et
Je couvents. Les Cotton, les Mathers, les Endicotts et les
Winthrop ont-ils jamais pu rêver un pareil résultat? Ont-ils
pu prévoir que lorsque leur calvinisme rigide et anti-chrétien
aurait fait place à l'unitarianisme, il y aurait 70,000 catho-
liques canadiens dans le Massachusetts, 13,000 dans le New-
Hampshire, le double de ce chiffre dans les " New Hampshire
142 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Grants," 10,000 dans le Rhode Island et autant dans le Con-
necticut, 26,000 dans le district du Maine, vivant de leur vie
canadienne, avec églises, prêtres, religieuses, reproduisant la
province abhorrée sur ce sol même de la Nouvelle Angleterre
qu'ils avaient essayé de garantir contre tous dissidents par une
muraille de feu. Qu'il vint des catholiques des autres pays c'eut
été à leurs yeux assez mal déjà; mal, très mal la venue des irlan-
dais catholiques détestés ; suffisamment horrible la présence
des catholiques originaires de la Nouvelle Angleterre, et il
y en avait beaucoup ; mais rien, croyons-nous n'eut davan-
tage tourné le sang de ces bonnes âmes de la Nouvelle Angle-
terre au commencement du siècle dernier, que la seule pensée
de la possibilité qu'un jour viendrait où 150,000 canadiens
catholiques s'établiraient sans être molestés sur le sol sacré de
la Nouvelle- Angleterre.
Le premier phonographe
Il y a deux siècles que, pour la première fois, les Parisiens
entendirent un phonographe, celui du sieur Raisin, ex-orga-
niste de la cathédrale de Troyes.
Le fait est véridique ; le sieur Raisin ne dénommait pas soa
invention du nom de phonographe, il l'appelait modestement :
l'Epinette enchantée. (1 )
En Tan 1862, par un chaud dimanche du mois d'août, la
Foire des Loges battait son plein, une foule compacte s'y
pressait ; c'était la foire à la mode, tous les Parisiens s'y don-
naient rendez-vous : gentilshommes, bourgeois, ouvriers accou-
raient dans la forêt de Saint Germain pour se réjouir à la vue
des baladins de toutes sortes qui s'installaient sur la pelouse.
On y trouvait tout, des bals aux orchestres criards, des
théâtres en plein vent où des pitres paradaient, débitaient des
lazzis ; des exhibitions bizardes : des géants, des nains, des
femmes colosses, des veaux à deux têtes, des vaches à cinq
pattes ou à plusieurs queues.
Cette année-là, on remarquait une baraque qui offrait au
public une nouveauté.
On lisait, sur une grande pancarte placée devant les tré-
teaux, une affiche ainsi conçue.
Accourez tous entendre l'épinette enchantée,
la huitième merveille du monde,
dont F ingénieux mécanisme a été inventé
par le sieur Raisin, ex-organiste de la
cathédrale de Troyes, en Champagne.
Cet instrument répète aussitôt tous les airs
que Von vient d'y jouer.
Un orchestre bruyant arrêtait les passants.
Mme Raisin,revêtue de ses plus beaux atours,trônait àla caisse.
— Entrez, entrez, Mesdames et Messieurs, disait le sieur
Raisin, vous serez surpris et enchantés. Accourez voir la nou-
velle invention ; l'instrument n'est pas caché, il est installé
devant le public ; il n'y a aucune supercherie.
La foule escalada l'escalier qui conduisait dans la baraque,
alléchée et impatiente d'ouïr cette merveille, huitième du nom.
(1) Epinette : sorte de petit piano anciennement en usage.
144 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Sur la scène d'un théâtre très coquet, une épinette de
grande dimension était placée ; une roue, mue par une mani-
velle, était fixée sur l'un des côtés ; une jolie blondinette de
treize ans, assise devant le clavier, attendait.
C'était Babet, la fille du sieur Raisin.
Lorsque les places furent garnies de spectateurs, l'inventeur
prit la parole :
— Mesdames et Messieurs, dit-il, j'ai l'honneur de vous pré-
senter l' épinette enchantée annoncée à la porte ; Mlle Babet,
ici présente, va avoir l'avantage d'exécuter devant vous un
menuet que l' épinette rendra aussitôt son pour son,note pour note.
Le public paraissait incrédule.
La fille joua le menuet avec beaucoup de goût ; le sieur
Raisin tourna la manivelle, aussitôt l' épinette reproduisit le
menuet au grand ébahissement de la foule qui témoigna son
contentement en applaudissant bruyamment.
— C'est incroyable, dit un bourgeois ; qu'elle admirable
invention !
— Cela tient de la sorcellerie, opina une vieille demoiselle
qui ne semblait pas ressurée.
— Je ferai remarquer au public, dit le sieur Raisin, qu'il
a'y a aucun truc, vous pouvez tous vous en assurer.
— Je vois ce que c'est, dit un spectateur, l'épinette recèle
dans l'intérieur un appareil qui emmagasine les sons ; je suis
mécanicien, cela ne me parait pas impossible.
— Mesdames et Messieurs, reprit le sieur Raisin, je prie les
membres de l'honorable société de vouloir bien désigner un
air parmi les airs connus ; Mlle Babet le jouera aussitôt et
vous pourrez vous convaincre que l'épinette enchantée rend
indifféremment n'importe quel morceau.
Veuillez désigner un air.
— Je demande une gavotte, dit une jeune femme.
— Oui, oui, une gavotte, approuva le public.
La fillette s'avança gracieusement sur le devant de la scène.
— Je vais jouer, dit-elle, la Gavotte de Mlle de Condé.
Elle s'assit devant le clavier et exécuta le morceau demandé;
quand elle eut fini, son père tourna la manivelle: tout de suite
l'épinette rendit trait pour trait la gavotte.
Ce fut un enthousiasme indescriptible ; on n'avait jamais
rien entendu de semblable.
Le sieur Raisin jouissait de son triomphe.
— Désignez un autre morceau, dit-il.
Un garde-française demanda le Virelai de la Reine Blanche .
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 145
Babet accéda à son désir, et l'épinette le rendit sans en omettre
une note.
Des bravos éclatèrent.
La séance était terminée ; les spectateurs se retirèrent, ils
furent aussitôt remplacés par d'autres ; la renommée de Fépi-
nette enchantée se répandit dans tout Paris et la foule afflua
dans la baraque.
Mme Raisin encaissait le maximum des recettes.
Après la foire, le sieur Raisi.i, avec sa famille, s'installa à
Paris pour se reposer ; il comptait exhiber son invention en
province et se préparait à partir, quand un courrier venant de
la cour lui apporta un message.
L'ex-organiste, très ému, l'ouvrit en tremblant ; il lut :
" Le roi ayant entendu parler de l'épinette enchantée du
sieur Raisin, désire la voir ; l'inventeur est invité à se rendre
au château de Versailles demain avec son instrument.
" Cette lettre lui servira d'introduction.
" L'Intendant du Roi."
Le sieur Raisin appela aussitôt sa femme ; il exultait.
— Le roi, dit-il, le grand roi me fait mander au palais de
Versailles ; il veut entendre l'épinette enchantée ; quel hon-
neur pour nous ! ma fortune est faite.
Mme Raisin et Babet partageaient sa joie.
Le sieur Raisin ne pensa plus qu'à paraître dignement de-
vant le roi ; sa femme passa en revue sa garde-robe et lui pré-
para ses plus beaux habits.
Le lendemain une voiture du palais vint le chercher et trans-
porta l'épinette.
Il installa son instrument dans un salon et attendit.
Il semblait inquiet.
Un laquais ouvrit les portes et annonça le roi.
Louis XIV parut, accompagné de la reine, des princes et
princesses de sang, et de tous les hauts personnages de la cour,
ministres, maréchaux, gentilshommes, courtisans.
Raisin s'inclina, fort troublé ; le roi lui parla avec bien-
veillance, le complimenta sur la grâce de sa fillette et lui de-
manda de présenter son invention.
Babet se plaça devant le clavier et joua un air religieux ;
son père tourna la manivelle, aussitôt l'épinette répéta l'air.
Le roi exprima sa surprise, tous les assistants renchérirent.
Il demanda un autre morceau.
Babet joua l'air de Vive Henri IV, que l'épinette reproduisit.
146 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
— C'est singulier, dit le roi ; par quel ingénieux mécanisme
ce clavecin peut-il rendre les sons ? Cela tient du prodige.
Quel que soit l'air que Ton joue, il peut le reproduire ?
— Oui, Sire, dit Raisin.
Le roi pria une princesse de jouer de l'épinette.
.Raisin semblait être sur des épines.
La princesse s'assit devant le clavecin et joua un air d'Ar-
mide, de Lulli.
L'épinette le reproduisit sans en omettre une note.
Une autre princesse exécuta une ariette, que l'épinette tra-
duisit avec le même succès.
— C'est admirable dit le roi ; cette invention est la plus
remarquable de mon règne.
Raisin savourait son triomphe.
Le roi lui octroya une pension de quatre mille livres.
— Maintenant, dit Louis XIV, veuillez nous montrer le
savant mécanisme de votre appareil.
— C'est, .que. . balbutia Raisin, qui pâlit.
— Faites-nous connaître, reprit le roi, le principe sur lequel
repose votre invention.
— Sire, dit Raisin, je vous en prie ne m'en demandez pas
davantage : c'est mon secret.
— Il n'y a pas de secret pour le roi, dit Louis XIV ; ouvrez
votre instrument.
— Je n'ai pas la clé.
— Qu'à cela ne tienne, dit Louis XIV, je vais le faire ouvrir
par le serrurier de la cour.
On alla quérir le serrurier qui décloua la caisse renfermant
le mécanisme de l'épinette et l'on aperçut, assis dans l'inté-
rieur, un enfant de six ans.
Un deuxième clavier était placé dans la caisse : c'était
l'enfant qui reproduisait les airs joués sur l'épinette.
Le roi ne put s'empêcher de rire et toute la cour l'imita.
— Le bel enfant ! s'écriait la reine qui prit par la main le
pauvre petit tout tremblant.
— L'idée est ingénieuse, dit le roi ; où donc est l'inventeur ?
Le sieur Raisin, craignant que sa supercherie n'ait courroucé
le roi, cherchait à s'enfuir ; on le ramena.
— Sire, dit-il, pardonnez-moi.
Le roi sourit et le rassura en lui maintenant sa pension.
L'enfant, fils du sieur Raisin, fut comblé de cadeaux par la
xeine et les princesses.
Aujourd'nui,l'iclée originale du sieur Raisin est réalisée.
Eugène Fourrier.
Perditio !
— Monsieur l'abbé, vous n'êtes pas encore venu voir les
cadeaux de Roberte ....
— C'est vrai, Madame.
— Venez ce soir.
— Ce soir ! ... .y songez- vous, Madame ! . . . .une veille de pre-
mière communion !.... pensez donc que j'ai encore douze
enfants à voir. . . . Je suis sûr qu'on m'attend à l'église. . . .Et
je suis déjà en retard de dix minutes pour le dîner. . . .
— Pas de résistance !. . . .Prenez le temps de voir vos douze
enfants, sautez dans mon coupé et vous arriverez encore au
presbytère avant tout le monde. . . .D'ailleurs, si vous refusiez
.... un vieil ami comme vous !
—Eh bien !
— Je ne vous le pardonnerais de ma vie.
— Je m'exécuterai.
C'était bien, en effet, à pareille heure, une exécution ; seule-
ment, au lieu de la guillotine, c'était la visite forcée.
La guillotine a cet avantage qu'elle est plus rapide ....
***
Pestant, maugréant, ronchonnant, enthousiasmé comme un
chat qu'on fouette, l'abbé arrive ....
—Et Roberte ?. .. .
— Elle est en haut.
— Sans doute, elle achève son cahier de retraite ? . . . .
— Non !. . . .imaginez- vous qu'il vient encore de nous arriver
deux cadeaux .... alors, vous comprenez ....
— Je comprends qu'elle devrait, en ce moment, ne songer
qu'à sa première communion.
— Oh ! un instant seulement .... Et puis .... si vous grondez
tout de suite.
Et l'on enfile à l'escalier. . . .
Au bout d'une minute, l'abbé eut une exclamation :
— Mais c'est dans la chambre de Roberte que vous avez fait
votre exposition ! . . . .
— Sans doute !. . . .il faut bien qu'elle en jouisse !!!....
148 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Et je vous réponds qu'elle en jouissait, Roberte !. . . .
Le vicaire n'avait pas achevé de hausser les épaules qu'il put
apercevoir la pauvre petite évoluant, ivre de vanité, au milieu
d'un véritable bazar ....
Il y avait de tout, dans cette chambre de première commu-
niante. . . .une bonne demi-douzaine de bénitiers. . . .sur une
commode, un lot de statuettes en ivoire, en bronze, polychromes
.... sur la table, un assortiment de chapelets, de médailles, de
cadres en peluche ou en bois sculpté.
Le rayon de la bijouterie était abondamment représenté par
un guéridon surchargé de bracelets, de montres, de colliers, de
boucles d'oreilles, d'agrafes, d'épingles, de broches, de boutons,
de cachets, etc . . . . , etc . . . .
A côté, sur un canapé, un déballage de maroquinerie, des
missels, des imitations, des porte-monnaie, des porte-cartes,
des portefeuilles .... le tout fleurant fort le cuir de Russie ou le
chagrin. . . .le tout chiffré, armorié, en acier, en argent, en or. .
Plus loin, la cristallerie .... verres d'eau, services à thé, dé-
jeuners, etc ... .
L'abbé n'eut que le temps de se retenir, il allait s'écrier :
— C'est donc la foire, ici ! ... .
***
C'eût été évidemment maladroit, car la mère et la fille,
l'une comme l'autre, étaient dans un ravissement dont il eût
été parfaitement impossible de les faire descendre.
— Savez- vous combien il y en a ?
— Une cinquantaine ....
— Vous êtes loin. .. .quatre-vingt-dix-sept !... .La pauvre
petite a été comblée .... Des gens que nous connaissons à
peine ....
Tous ces cadeaux, en effet, étaient soigneusement accompa-
gnés d'une carte. .. .C'était bien la vanité mondaine qui a
trouvé le moyen sacrilège de se glisser dans l'acte le plus auguste
qui se puisse accomplir .... Docile esclave de l'orgueil, la mode
ici encore, s'étale triomphante, étendant son action imbécile
sur des âmes de douze ans et leur dérobant odieusement une
attention qui devrait être uniquement absorbée par Dieu.
— Alors, Roberte, vous êtes bien contente ? . . . . demande
l'abbé pour dire quelque chose.
— Oh ! oui. . . .répondit l'enfant, j'en ai trois de plus qu'An-
drée ....
LA REVUE FRANCO- AMÉRICAINE 149
L'abbé partit, étouffant ....
Ainsi donc, voilà ce que le monde faisait, à présent, de la
première communion des petites chrétiennes !. . . .Le prêtre de
Jésus-Christ essayait, trois années durant, de les préparer, ces
chères âmes candides, au plus beau jour de leur vie, et, la veille
de ce jour, avec quelques miroitements d'or, avec quelques
reflets de nacre, avec, surtout, la complicité des amis et des
mères, la mode éclipsait tout cela ....
N'était-ce pas à désespérer ?
Comme l'abbé laissait, en un geste vague, retomber son bras
découragé, il songea que la petite du concierge faisait, elle
aussi, sa première communion ....
Il entra dans la loge. L'enfant écrivait ....
Et l'abbé, s'étant approché, lut ces lignes tracées en gros
caractères sur un cahier de deux sous :
Aujourd'hui, je suis bien contente, parce que, demain, je
vais recevoir Jésus.
Jean des Tourelles.
L'idée de Mlle Jeanne
Par S. BOUCHERIT
(Suite)
— Tu pourras commencer cette distraction quand tu vou-
dras. Après déjeuner, je pense que tout ce monde-là sera
installé. Nous irons lui faire visite.
— Mademoiselle, Mademoiselle ! s'écria Jeanne quand son
père fut parti, j'ai une idée. Je ferai la maman avec les
petits Dubreuil. C'est bien le devoir de la fille du patron.
Mais est-ce que ça ne pourrait pas compter comme devoir de
vacances ?
II
On dit indifféremment, dans le pays : le château de Mont-
buel et la fabrique de Montbuel. L'un comprend l'autre.
C'est un ancien domaine seigneurial où se dresse, au milieu
d'un vaste parc très artistiquement dessiné, un bâtiment
flanqué de deux ailes en saillie et, au milieu, d'une tour, qui
a véritablement grand air. A quelque distance, un mur,
élevé par M. Viviers, clôt la propriété d'agrément. Der-
rière ce mur, une large cour ; au fond, s'élève la fabrique
avec tous ses services divers depuis les bureaux jusqu'aux ré-
fectoire, où les ouvriers célibataires trouvent des repas sains
et à bas prix. Une seule porte dans ce mur sert de commu-
nication entre le château et la fabrique qui, tout raprochés
qu'ils sont, n'en demeurent pas moins distincts et séparés.
M. Viviers seul a la clef de cette porte. Ce n'est pas par
orgueil mal placé que lui, ancien ouvrier, veut mettre ainsi
une barrière entre ses ouvriers et lui ; mais il a voulu faire
nettement deux parts de sa vie : le travail et les joies du
foyer, le patron et le père.
Les deux portions de ce petit royaume communiquent
encore par un bâtiment frais, coquet, agréable à l'œil qui,
construit à l'extrémité du mur de séparation, s'étend égale-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 151
ment des deux côtés et confine à droite à la grille des ateliers,
à gauche à celle du château. C'est une maison riante et char-
mante, où l'on sent qu'il doit faire bon de vivre. Des fenê-
tres, on domine d'un côté la cour, de l'autre le parc. De
petits parterres fleuris en bordent la base et tout un enche-
vêtrement de vignes vierges, de roses sauvages et de cléma-
tites grimpe le long des murs, faisant de la maisonnette un
véritable nid de verdure ; nid pour les habitants , nid pour les
oiseaux qui, en quantité innombrable, ont élu domicile dans
ce fouillis de verdure.
Là loge un personnage fort important de la fabrique. On
ne peut pas à proprement parler l'appeler concierge, car ses
fonctions à ce titre sont bien minimes, la grille du château
s 'ouvrant fort rarement. Sa mission est un peu plus haute.
Il est chargé de la surveillance extérieure des ateliers. C'est
lui qui contrôle les sorties, interdit en cerbère inexorable l'ac-
cès de la fabrique aux étrangers et est préposé à la mise en
mouvement de la cloche qui indique les heures de travail et
de repos. Ce service exigeant une exactitude ponctuelle, M.
Viviers ne le confie qu'à un ancien militaire dont il puisse,
sous tous les rapports, être absolument sûr.
Le dernier titulaire étant mort, M. Viviers fit choix pour
le remplacer de Dubreuil, ancien brigadier de gendarmerie
retraité, médaillé, qu'un de ses amis appuya chaudement
auprès de lui et sur le compte duquel il avait recueilli les
meilleurs reseignements.
Le matin même Dubreuil s'était installé avec tout son
monde, véritable smala! Elle comprenait Mme Dubreuil, la
mère de famille, une belle matrone en pleine vigueur, le vi-
sage souriant, respirant la franchise, la santé et la belle hu-
meur, un de ces types de femme simple dans l'éclat du bon-
heur et de l'honnêteté, qu'on sent n'avoir que deux pensées
dans leur vie : le mari et les enfants ; sa fille , une autre Jean-
ne, comme la fille du patron, déjà ménagère active qui, à dix
ans, secondait utilement sa mère dans les soins de la maison
et la surveillance des plus petits ; ceux-ci, une fillette de six
ans et un gros joufflu, à l'équilibre encore instable, qui roulait
sur son ventre rebondi aussi souvent qu'il marchait sur ses
pieds peu expérimentés, mais n'en paraissait aucunement
affecté et se relevait de ses chutes nombreuses avec une philo-
sophie sereine; enfin Pierre, par qui nous aurions dû com-
152 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
mencer, puisqu'il était l'aîné. Mais celui-ci mérite une men-
tion particulière.
C'était un grand garçon qui marchait sur dix-sept ans, qui
avait l'air timide et gauche, les bras trop longs, la démarche
dégingandée avec les yeux un peux hagards et, sur les lèvres,
un perpétuel sourire d'une expression niaise. Dans son en-
fance, il avait eu une fièvre typhoïde très grave, dont on
l'avait sauvé par miracle. Corporellement , il n'en avait con-
servé aucune trace. Son esprit seul gardait * l'empreinte de
cette terrible crise. Il n'était pas idiot ; c'eût été beaucoup
trop dire ; mais son intelligence ne s'était pas développée en
proportion de son corps. Elle avait été comme arrêtée subite-
ment par la maladie. Il comprenait bien, sans doute, ce
qu'on lui disait, mais il répondait rarement, parlant très len-
tement, en cherchant les mots, difficilement amenés par sa
mémoire rebelle. Il demeurait sombre, enfermé, peu com-
municatif, très doux, très bon, très tendre, mais comme
honteux de son infériorité et fuyant la vue de tout nouveau
visage. Il ne savait rien, pas même la lecture, pas même
le catéchisme. Ses parents avaient dû le retirer de l'école
où on avait essayé de le mettre. Un instituteur brutal et
sans plus de tête que de cœur, au lieu de l'attirer par la dou-
ceur, l'avait effarouché par sa rudesse, et le pauvre enfant
était rentré chez lui effaré, buté, se sentant un objet de mé-
pris et de raillerie de la part des autres garçons de son âge,
et ayant dans l'esprit juste assez de lueur pour comprendre
son humiliation et en souffrir. Il avait vécu, depuis, d'une
sorte de vie mécanique, pas gênant, cherchant même à se
rendre utile, quand il le pouvait, dans les besognes machi-
nales du ménage, mais demeurant le plus souvent seul, assis
dans quelque coin, regardant pendant des heures le ciel bleu
ou quelque site champêtre, les bois surtout qu'il paraissait
aimer d'une tendresse particulière. On eût dit alors, mal-
gré son inertie extérieure, que son regard s'animait par ins-
tants d'une flamme et qu'il passait dans cet esprit engourdi
des impressions mystérieuses qu'il ne savait pas traduire.
Puis la lumière s'éteignait et il ne restait plus qu'un pauvre
être sans parole et qu'on pouvait croire sans pensée.
Le déménagement et l'arrivée à Montbuel l'avait fort
agité. La vue de lieux nouveaux lui faisait instinctivement
présager la vue de nouveaux visages, ce qui était sa grande
terreur. Pourtant, quand il vit la coquette maison, tout
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 153
entourée de verdure qui lui faisait une enveloppe parfumée,
et qu'il aperçut les grands arbres du parc et les bois qui y
faisaient suite sur les coteaux voisins, il eut un sourire satis-
fait et confiant. Mais cette heureuse disposition dura peu.
Dubreuil, sortant du cabinet du patron, arriva et, de sa voix
de commandant , prononça :
— A la besogne ! Qu'on range tout, les malles, les paquets !
Que tout soit mis en ordre et vivement ! Si on a faim, on
mangera un morceau sur le pouce. Mais à midi, tout le
monde sur le pont et en tenue numéro un ! Le patron m'a
dit qu'après son déjeuner il nous ferait l'honneur de venir
nous rendre visite avec ses enfants. Ainsi il ne s'agit pas de
flâner. Leste ! A la corvée !
Et tout aussitôt ce fut un remue-ménage indescriptible.
Père, mère, les fillettes, Pierre lui-même se mirent à
l'œuvre, vidant les malles à grande brassées, empilant tout
dans les armoires inconnues ; on rangerait plus tard . . . On
balayait, on astiquait... Il n'était pas jusqu'au gros joufflu
qui ne cherchât à aider en essayant de traîner, tout en titu-
bant, des paquets plus gros que lui, mais qui, voyant qu'^1
n'y pouvait pas parvenir, se dit avec une raison précoce
qu'il ne faisait que gêner les autres et qu'il serait infiniment
mieux, pour eux et pour lui, dans ce grand fauteuil de velours
grenat, le plus beau meuble de la maison, qui semblait lui
tendre ses bras moelleux. Quelle joie quand, après une
gymnestique héroïque, il y fut grimpé ! Quelles délices de
danser sur les ressorts qui le faisaient rebondir ! Quels cris
heureux et hélas ! imprudents ! Car ils attirèrent l'attention
de la mère dont la main était aussi leste que le cœur était
bon, et une vigoureuse taloche fit comprendre au pauvre
joufflu que les fauteuils de velours grenat ne sont pas faits
pour la danse des enfants, mais réservés au patron, quand il
fait par hasard à son surveillant la faveur de venir le voir.
Enfin, dès onze heures, tout était prêt, mis en place ,et la
maison resplendissait de propreté. On y eût en vain cherché
un atome de poussière. Les malles vidées avaient disparu
dans le grenier. Les murs s'étaient ornés du musée intime
de la famille, des portraits photographies, des enluminures
de batailles, et au milieu, à la place d'honneur, du brevet et de
la médaille militaire de Dubreuil.
L'organisation des choses était faite, on songea aux indi-
vidus. Il s'agissait de se mettre, suivant l'ordre du père, en
154 LA REVUE FHANC0-AMÉ31CA1NE
tenue numéro un. Mme Dubreuil revêtit sa robe de taffetas
noir et sa chaîne d'or qui ne voyait le jour que dans les
grandes circonstances. Elle mit à son cou une broche de
chrysocale ornée d'une photographie de son mari. Les deux
fillettes furent vêtus de blanc avec des rubans bleus dans les
cheveux, le costume qu'elles portaient, à leur dernière rési-
dence, le jour de la Fête de Dieu. Dès lors elles n'osèrent
plus s'asseoir ni même remuer autrement qu'en écartant les
bras pour ne pas froisser leurs jupes. Le bon joufflu fut en-
foui dans une robe de piqué bien raide et, quoiqu'il ne com-
prit pas très exactement la raison de cette cérémonie subite,
obéissant à la consigne, il restait planté au milieu du corri-
dor, immobile, trouvant le temps bien long et songeant qu'il
ferait bien meilleur à jouer dans cette grande cour qu'il en-
trevoyait par la porte ouverte, ou à se rouler sur cette pelouse
verte qu'il apercevait là-bas.
Mme Dubreuil était partagée entre l'émotion de la récep-
tion qui se préparait,, une joie orgueilleuse et un sentiment
d'humiliation maternelle à l'idée de montrer son Pierre. Ce-
lui-ci tremblait, ayant compris qu'il allait voir des étrangers.
On l'avait endimanché comme les autres de ses vêtements
des grands jours. Ces préparatifs le troublaient infiniment
et la mère devait le surveiller de très près pour qu'il ne cher-
chât pas à échapper à l'entrevue retardée, en s 'enfuyant vers
quelque retraite cachée.
On attendit ainsi sous le armes pendant un long temps.
Enfin, vers une heure et demie, Dubreuil, qui guettait,
aperçut le groupe sortant du château derrière la grande
pelouse et cria :
— Les voilà !
Aussitôt tout le monde quitta la maison et se mit en ligne,
comme un régiment, devant la porte, dans un silence ému.
L'arrivée des visiteurs n'eut pourtant rien de bien impo-
sant.
L'avant garde se composait de deux levrettes qui s'avan-
cèrent prudemment pour reconnaître le terrain et qui, après
s'être arrêtées, médusées, à quelque mètres de la ligne des
Dubreuil, se replièrent précipitamment au grand galop sur
le corps d'armée.
Puis bientôt arrivèrent, courant comme des chevaux échap-
pés, Henry Viviers, un grand garçon de treize ans environ,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 155
vêtu encore presque en enfant, avec une sorte de vareuse
en flanelle blanche, des culottes serrées au genou et des bas
écossais, et Jeanne avec, sur ses longs cheveux toujours flot-
tants, un chapeau canotier crânement posé un peu de tra-
vers ; sans souci du soleil, elle avait à la main une grande
canne comme les marquises du temps de Louis XIV. Elle
était délicieuse ainsi, dans sa robe bleue, courte et simple,
avec ses yeux candides et son visage rose et joyeux.
Elle arriva la première près du groupe des Dubreuil et,
sans être troublée par le spectacle de l'armée rangée en face
d'elle, elle s'écria cavalièrement :
— Bonjour , Monsieur Dubreuil ! Bonjour, Madame Du-
breuil ! Bonjour, les petits et les petites Dubreuil!... C'est
tout le régiment, ça, Monsieur Dubreuil? Voyons un peu.
Toi d'abord comment t'appelles-tu?
— Jeanne, répondit la fille aînée, en baissant la tête comme
si elle confessait un crime.
— Eh bien ! En voilà un aplomb ; Mais, moi aussi, je
je m'appelle Jeanne... Tiens, au fait, ce sera très com-
mode. Quend j'aurai fait une bêtise et que Mlle Marois
grondera et demandera l'auteur, je dirai: "C'est Jeanne."
On croira que c'est toi.
Puis s 'adressant à l'autre fillette :
— Et toi, petiote?
La petiote, qui tortillait sa robe avec ses doigts, chercha
vainement des forces pour répondre ; elle jeta un regard sup-
pliant à sa mère , qui vint à son aide en disant :
— Elle s'appelle Louise ; elle n'a que six ans.
— C'est bien je t'appellerai Loulou... Vous voulez bien,
dites, Madame Dubreuil?
Puis au gros joufflu :
— Et ce gros père? Hé ! Mon petit vieux, veux-tu m'em-
brasser? Nous serons amis ! Ça te va-t-il? Je te donnerai
du chocolat et des gâteaux.
Et, convaincue que l'accord était fait, elle enleva dans ses
bras le dernier des Dubreuil auquel elle donna un gros baiser
et qui, pas intimidé du tout, lui rendit la pareille et se mit
aussitôt à fourrager ses cheveux en éclatant de rire.
Mais M. Viviers arrivait, la physionomie ouverte, avec
l'aspect à la fois sérieux et souriant qui lui était habituel.
On lisait dans ses yeux une bonté simple qui rassura aussitôt
156 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Mme Dubreuil, un peu émue de cette présentation.
— Madame Dubreuil, dit-il aimablement, je suis enchanté
de faire connaissance avec vous et votre petite famille ; mais,
si vous le voulez bien, nous la continuerons dans la maison,
parce qu'il fait ici un soleil du diable et que j'ai très chaud.
En serre-file venait Mlle Marois toute ronde, roulant sur
ses petites jambes, et dont la figure avait la forme et, grâce
au soleil, la couleur de ces ballons rouges que l'on donne
dans les magasins aux enfants bien sages. A côté d'elle
s'avançait M. Casimir Lombre. Sa tête était assez régu-
lière, même presque belle, avec la barbe en pointe et les che-
veux longs d'un blond roux. Mais cet aspect, qui n'aurait
rien eu de désagréable, était déparé par un reflet insuppor-
table de fatuité prétentieuse. Il y avait un pli tellement
dédaigneux dans ses lèvres pincées et tombantes aux extré-
mités et, dans ses yeux, un regard tellement méprisant pour
la pauvre humanité, indigne de lui, qu'on sentait tout de
suite ce qu'il était : un pédant plein de lui-même et bouffi
du mérite qu'il se supposait.
Quand on fut au salon — car il y avait un salon, la pièce où
s'étalait le fauteuil de velours grenat, si fatal au pauvre
joufflu — les présentations officielles eurent lieu, grandement
embellies pour les enfants par un sac de gâteaux qu'appor-
tait Mlle Marois et que Jeanne leur partagea.
— Mais, où est donc votre aîné? demanda M. Viviers à
l'ancien gendarme. Il me semble que vous m'aviez dit
avoir un grand fils de seize ou dix-sept ans.
En effet, au milieu de la confusion, Pierre avait disparu.
Dès qu'il avait vu arriver tout ce monde, spécialement Henry
dont les allures délurées lui firent une peur épouvantable, il
s'était dissimulé et, contournant la maison, avait cherché
l'abri d'un massif voisin.
— Mon Dieu ! Monsieur, fit Mme Dubreuil devenue très
rouge, mon pauvre Pierre. . . vous savez. . . a l'esprit un peu
faible. . . En voyant tant de personnes nouvelles, l'émotion...
la crainte... Il est très sauvage... Je vous prie de l'ex-
cuser.
Oui. . . oui. . . Je sais en effet, reprit M. Viviers avec
sympathie... Son père m'a dit... Mais il verra à l'usage
que nous ne sommes pas méchants . . . Nous tâcherons de
l'amadouer. . . Je lui trouverai, aux ateliers, quelque travail
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 157
facile qui l'occupe sans le fatiguer. . . et puis avec des soins,
avec le temps, en grandissant, il guérira peut-être.
— Ces maladies-là sont généralement incurables, fit le pré-
cepteur d'un ton doctoral.
Jeanne qui était plongée dans la contemplation d'une en-
luminure représentant la bataille de Solférino, se retourna
brusquement et, fixant M. Casimir Lombre, dit :
— Qu'est-ce que vous en savez? Est-ce que vous êtes
médecin ?
— Jeanne ! s'écria sévèrement Mlle Marois.
— Tiens ! C'est vrai aussi ! continua l'enfant terrible en
bougonnant. D'abord, je suis sûre que M. Casimir se
trompe. . . Et puis c'est mal, en tout cas, de dire ces choses-
là pour faire de la peine aux gens !
Elle avait la figure vraiment irritée. Ceux qui la con-
naissaient ne pouvaient s 'y. méprendre. Quand elle appelait
le précepteur "M. Casimir" en grossissant sa voix, on savait
ce que cela signifiait, moquerie ou colère, elle l'appelait sou-
vent ainsi.
Vivement elle quitta le salon, sans voir que Mme Dubreuil,
touchée au cœur, lui lançait un regard chargé d'une infinie
reconnaissance maternelle.
M. Viviers détourna l'entretien de ce pénible sujet et ex-
pliqua à son nouvel employé certains détails de son service,
la nécesité de ne pas trop frayer avec les ouvriers, pour con-
server sur eux l'autorité nécessaire à son contrôle, et lui fai-
sant une série de recommandations marquées au coin de son
esprit pratique et bon.
Au milieu de son discours, il fut interrompu par la rentrée
de Jeanne ramenant Pierre qu'elle tenait par la main.
— Le voilà ! dit-elle triomphante . . . Nous sommes déjà
une paire d'amis. . . Je l'ai retrouvé derrière un massif et "1
m'a dit qu'il voulait bien venir avec moi, parce que je ne lui
faisais pas peur du tout. N'est-ce pas, Pierre, que je ne
vous fais pas peur, moi?
Et puis, vous savez, ajouta-t-elle avec un ton de rodo-
mont, si quelqu'un vous ennuie, il aura affaire à moi. Je
vous prends sous ma protection. Voilà !
III
Le lendemain de la visite de la famille Viviers à celle du
nouveau surveillant, on put jouir d'un spectacle qu'on n'avait
158 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
jamais vu : Jeanne Viviers se promenait gravement dans
une allée du parc, à côté de sa gouvernante, au lieu de courir
comme une folle à travers les pelouses et lui parlant, en
faisant force gestes, mais avec un calme relatif bien rare
chez cette exubérante petite personne.
La bonne Mie Marois, tout en trottinant, écoutait et dis-
cutait, prenant évidemment l'entretien très au sérieux.
L'objet de cette conférence était en effet, des plus graves.
Jeanne Viviers avait eu une idée. Cela n'avait, en soi-
même, rien de bien étonnant. Jeanne avait souvent des
idées. Mais ce qui était plus extraordinaire, c'était qu'elle
conservât la même pendant vingt-quatre heures et, depuis
ving-quatre heures, elle était obsédée par une unique pensée
qu'elle tournait et retournait sans arrêt dans son esprit
ardent.
Elle voulait guérir Pierre Dubreuil et, pour employer son
expression plus pittoresque qu'élégante, en faire quelqu'un
qui ressemblerait à tout le monde. Il ne faut pas trop scru-
ter le fond des cœurs et chercher à pénétrer les mobiles vrais
des projets en apparence les plus louables. Sans doute,
l'intention généreuse de Jeanne prenait sa source dans une
charité dont son bon petit cœur était parfaitement suscepti-
ble. Mais étiez-vous bien sûre, mignonne Jeanne, que le
désire de faire pièce à M. Casimir Lombre ne fut pour rien
dans votre résolution? Quelle joie si vous arriviez à mettre
l'équilibre dans le cerveau chancelant de Pierre ; mais quelle
gloire aussi et quel orgueil si vous parveniez à démontrer par
un fait éclatant, au précepteur, votre bête noir, qu'il n'y en-
tendait rien et que le cas du jeune Dubreuil était parfaite-
ment guérissable! Ce sentiment, du reste, doit vous être
facilement pardonné ; car ce qui vous avait tant révoltée ,
c'était que la froide et implacable déclaration du précepteur
ait été faite devant la pauvre mère qui avait dû en souffrir
comme si un bistouri était entré dans la chair de son cœur.
A quoi bon émettre ce cruel pronostic, même en supposant
qu'il fût vrai; et puis, d'ailleurs, qu'est-ce qui assure qu'il le
fût? Et, là-dessus, cette petite imagination s'était mise à trot-
ter, à galoper même, laissant de côté, et pour cause, toute con-
sidération médicale, et se bornant à des raisonnements pure-
ment moraux et, après tout, plausibles. Pourquoi f l'intelli-
gence de ce garçon qui n'était pas complètement éteinte,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 159
mais seulement obscurcie, ne pourrait-elle pas être dégagée
de ses voiles par des soins doux, attentifs, vigilants et sur-
tout donnés non avec la science puisée dans des livres, mais
avec la science inspirée par le cœur?
Alors Jeanne s'était exaltée à cette idée de rendre la vie à
l'esprit du pauvre Pierre. Comment s'y prendrait-elle?...
Elle n'examinait pas beaucoup le côté pratique de la ques-
tion. Mais elle avait une intuition intime qu'elle réussirait.
Il lui semblait qu'elle possédait une puissance mystérieuse
qui la ferait triompher, là où d'autres échoueraient, force
singulière, inexpliquée, dont elle ne démêlait ni ne recher-
chait la nature, mais qui lui permettrait d'exercer sur l'in-
nocent une influence unique et salutaire.
Une chose l'avait beaucoup frappée et confirmait son es-
pérance. La veille, à la vue de tout leur groupe, Pierre
s'était enfui, effaré, sous l'impulsion de sa terreur instinctive
des nouveaux visages, comme l'avait dit Mme Dubreuil. Et
voilà que quelques instants plus tard, quand elle l'avait dé-
couvert derrière un massif, au lieu de se sauver devant elle,
dont le visage était pourtant nouveau pour lui, il était de-
meuré en place, souriant, sans effroi, et même avait fait un
pas pour saisir la main qu'elle lui tendait. Attraction sin-
gulière, dont l'effet avait été tel que, sans grand discours,
en lui disant quelques paroles douces, — lesquelles? elle ne
s'en souvenait plus. . . — elle l'avait décidé sans aucune peine
à le suivre au salon et avait pu l'amener, guéri de toute
crainte, devant cette réunion qu'il avait tout à l'heure fuie
avec épouvante. N'était-ce pas une preuve, cela, qu'elle
possédait un pouvoir particulier sur ce" pauvre être incons-
cient? N'était-ce pas pour elle une obligation absolue d'es-
sayer d'en user dans une plus large mesure et avec une noble
but?
Ce sont toutes ces réflexions qu'elle communiquait à Mlle
Marois, dont le concours était indispensable à son entreprise.
— Voyez-vous, Mademoiselle, disait-elle avec une force de
raison peu habituelle dans son esprit papillonnant, ce pauvre
garçon a le cerveau engourdi, c'est certain; mais enfin toute
lueur n'y est pas éteinte, puisqu'il m'a comprise quand je lui
ai dit de n'avoir pas peur et de venir avec moi. Et il m'a
suivie et il est venu. Voilà un fait qui prouve, outre l'ex-
istence de son intelligence, même voilée, qu'il a confiance
en moi et confiance instinctive, puisqu'il ne m'avait jamais
160 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
vue jusque-là. Son esprit est une terre en friche couverte
de ronces, d'orties, de broussailles, de tout ce que vous vou-
drez, c'est possible. Pourquoi n'est-on jamais parvenu à la
cultiver ? Parce qu'on n'a pas pris le bon moyen. On a agi
avec lui comme avec tout le monde, alors que sa nature ma-
ladive exigeait un traitement particulier.
Chacun de nous demande à être mené d'une façon spéciale.
Tenez ! moi qui connais bien mes défauts, si j'ai un caprice,
comme j'en ai souvent, vous pourriez me battre pendant huit
jours et huit nuits consécutives ou m 'interdire à tout jamais
de manger de la crème dont je raffole, que vous ne me feriez
pas céder et, quand je vous vois la figure triste de mes lubies ,
je cède tout de suite, parce que vous êtes une excellente fem-
me, que je vous aime de tout mon cœur et que j'ai de la peine
de voir que je vous en fais.
Eh bien ! Pour Pierre, je suis sûre qu'on n'a pas su le
prendre. Le père Dubreuil a l'air d'un bien brave homme.
Mais c'est un gendarme qui doit mieux savoir dresser un
procès-verbal ou conduire les gens au poste qu'élever les en-
fants malades. La mère Dubreuil est plus douce, mais elle
ne m'a pas l'air, malgré sa bonté, d'être la finesse même.
Sa tendresse n'est peut-être pas toujours dépourvue de brus-
querie. Elle ne doit pas avoir plus de souplesse que je n'en
ai pour jouer du piano, comme vous me le faites souvent ob-
server. Puis il y aura peut-être eu des camarades taquins,
méprisants, moqueurs, que sais-je? Alors Pierre a peur,
tremble, se sauve devant les gens comme un chien épouvanté
et, à dix-sept ans, il ne sait pas lire, ne connaît pas le pre-
mier mot du catéchisme et ignore qu'il y a un bon Dieu.
Eh bien ! moi qui ne suis pas une savante, malgré vos
efforts, chère Mademoiselle, ni une pédante comme M. Casi-
n.ir, je pi étend réaliser une cure merveilleuse, un phéno-
mène, même un miracle, et j'y parviendrai.
— Que comptez-vous faire, mon enfant? répondit Mlle
Marois, plus émue qu'elle ne voulait le paraître.
(A suivre.)
LA SOCIETE DE
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
27 RUE BUADE, QUEBEC.
L'ILLUSTRATION
Supplément de "La Revue Franco- Américaine"
'remière Année, No. 3.
1er Juin 1908.
Mgr Paul-Eugène Roy, évêque auxiliaire de Québec
Pour le sportman
î-
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-S
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1
Vieilles Gravures : Scènes Canadiennes
Les Chutes de la Chaudière, (Lévis) il y a 100 ans. (Collection Fairchild.)
<TvT~'"' -
J8
-§2
•S S
S
Le lac St. Charles, vieille gravure. (Collection Fairchild.) Actuellement
la prise d'eau de l'aqueduc de Québec.
Les Chutes de Lorette et le village indien, il y a 100 ans.
(Collection Fairchild.)
Le Pont Rouge sur la rivière Jacques-Cartier, il y a 100 ans.
(Collection Fairchild.)
Bureau de péage sur le pont Jacques-Cartier. (Du "Sportsman in Canada"
de Tolfrey.)
Les chutes Montmorency.
Les tentatives d'assimilation dans la Nou-
velle-Angleterre et leurs résultats
Les fêtes qui viennent d'avoir lieu aux Etats-Unis à
l'occasion* du centième anniversaire de la fondation des dio-
cèses de Boston et New York démontrent jusqu'à l'évidence
que le sentiment national est intimement lié au sentiment
religieux. Le ton de ces fêtes, l'inspiration des discours, le
déploiement des drapeaux, l'évocation des souvenirs sécu-
laires, la présence de visiteurs distingués, celle, par exemple,
du primat d'Irlande, (1) tout a donné à cette manifestation
qu'on voulait bien américaine, une saveur spéciale. En
dépit de tout, à l'insu peut-être de certains ultra-américains,
c'est bien l'apothéose des catholiques irlandais qu'on a faite
à cette occasion. Et si on a arboré le drapeau étoile on a mis
à ses côtés le drapeau vert ; de plus, il n'est pas bien sûr que
sur le drapeau étoile lui-même plusieurs n'aient vu, dans un
élan atavique fort louable, se dessiner la harpe d'or d'Hibernie.
Pour notre part, nous réclamons avec trop de persistance
les droits nationaux des catholiques Franco- Américains, pour
ne pas nous réjouir des manifestations nationales d'adver-
saires qui pensent évidemment comme nous chaque fois qu'ils
laissent parler librement leur cœur. Leur fierté nationale
justifie la nôtre ; en se réclamant de leurs ancêtres et en
vantant l'éclatante beauté de leur histoire, ce sont nos droits
au même culte ancestral qu'ils consacrent. Les deux cen-
tenaires de New York et Boston n'auraient-ils eu le seul ré-
sultat de mettre pareils faits en évidence qu'ils auraient
été éminemment beaux et utiles. Du reste, les fêtes cente-
naires, quand elles ne sont pas défigurées par d'amicales in-
discrétions, ont toujours cela de bon de rappeler aux géné-
rations le caractère de la succession qui leur fut transmise,
de refaire sous leurs yeux la chaîne des traditions, des mérites
et des devoirs qu'elles continueront à leur tour jusqu'à la pro-
(1) Le cardinal Logue.
162 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
'chaine étape séculaire. Malheureusement nous ne concevons
l'histoire que d'après les données de notre époque, d'après
les horizons que nos ambitions quotidiennes ont donnés à
notre vie où à notre manière de penser. Et nous ne mettons
tant d'enthousiasme à célébrer le passé que parce que, dans
l'intimité de notre cœur, c'est, au fond, notre propre couronne
que nous tressons avec tous les lauriers moissonnés pieuse-
sement sur les tombeaux des ancêtres et dans les champs
de l'histoire. C'est un sentiment égoïste né cle cette con-
viction profonde que nous sommes bien la continuation des
époques lointaines et que notre vie, nos pensées, nos œuvres,
ne sont que la vie, les pensées, les œuvres, des générations
qui nous ont précédés. C'est ce qui porte, quelquefois, de
nouveaux venus à glisser dans la couronne des souvenirs his-
toriques trop frais, des fleurs trop jeunes ou mal écloses, ou
•encore à oublier d'y mettre celles qui, écloses à l'époque des
premières floraisons, ont été, avec le temps, envahies, perdues,
dans l'exubérance des floraisons nouvelles.
C'est ainsi qu'à New York et à Boston, en voulant li-
miter à un siècle les gloires de l'Eglise, on a oublié les faits
épiques qui précédèrent les deux fondations.
Certes, nous ne voulons pas nier l'importance du rôle
joué dans la formation de ces deux diocèses par l'élément
irlandais. La présence du Cardinal Logue n'était pas de trop
dans une célébration où l'œuvre catholique d'Erin brillait
d'un si vif éclat. Mais la joie que nous éprouvons à constater
les progrès de ces deux églises diocésaines grandit, chez nous,
à la pensée que cette abondante moisson, est due au travail
initial des immortels semeurs que furent le premier évêque
cle Québec et la légion sainte des missionnaires français lancés
à la conquête des âmes dans le Nouveau-Monde. Nous avons
relu avec émotion ces pages d'histoire où l'on voit Mgr de
Laval, évêque de toute l'Amérique du Nord, envoyer des
missionnaires aux colons de Lord Baltimore, où l'on voit
un consul de France fonder la première église catholique de
New- York, où l'on voit un évêque fiançais veiller sur le ber-
ceau du diocèse de Boston, où on en voit un autre, Mgr Flaget,
jeter un vif éclat sur la ville épiscopale de Bardstown, sur
cette petite ville qui donna un jour tant de promesses d'avenir,
mais que les circonstances sont venues si cruellement décevoir,
ne lui laissant, comme seul souvenir de ses premiers rêves
de grandeur, que sa vaste cathédrale veuve de son évêque
et quelques annales bien remplies.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 163
Et, sans rechercher davantage les causes qui font oublier
dans Y éclat de tous ces centenaires triomphants les états de
service des petits groupes, qui modèlent d'une façon si in-
consciente les vieux souvenirs aux conceptions ou aux am-
bitions du présent, nous nous demandons si, du moins, en
dehors des fêtes où leur place est si petite, les héros lointains
des premières églises d'Amérique songèrent qu'un jour des
milliers de leurs compatriotes seraient en butte, dans cette Nou-
velle-Angleterre même, fécondée par leur travail et leur prière,
à d'inexplicables persécutions.
Il est vrai que les rôles sont maintenant renversés et que
là où des évêques français dirigeaient des diocèses de langue
anglaise, on trouve aujourd'hui des évêques irlandais, ou, si
l'on veut, irlando-américains, à la tête de diocèses dont la
majorité des fidèles est de langue française. Le changement
en soi, n'aurait peut-être rien qui ne fût acceptable, si avec
la conquête du pouvoir on n'eût développé en même temps
un ardent désir de le conserver en dépit des changements
ethniques qui rendirent possibles l'avènement des successeurs
de Mgr de Cheverus ou de Mgr Flaget. C'est, on s'en rappelle,
de ce désir ardent de contrôle que sont nés tant de moyens
divers employés pour maintenir sous une domination qui ne
cède pas les éléments nouveaux qui sont venus établir leur
foyer dans la république américaine et y jeter à pleines mains
une riche et abondante semence catholique. Puis, qui ne se
rappelle les luttes soulevées aux portes mêmes des églises,
les revendications énergiques entreprises par les nouveaux
venus qui, déjà fiers d'avoir conquis une large place au soleil,
constatèrent avec une infinie tristesse qu'il leur faudrait,
sur plusieurs points, mendier jusqu'à la parole de Dieu. Li-
bres sous une constitution libre, munis de tous les privilèges
politiques de leur nouvelle patrie, considérés et respectés
de leur entourage jusque dans leur caractère national, c'est
à l'église qu'ils entendirent les premières paroles inhospita-
lières et c'est des pasteurs auxquels ils confiaient le salut de
leurs âmes qu'ils apprirent les premières nouvelles de dé-
sespérance et que leur race devait mourir. Mais pour qu'une
race meure il faut qu'elle le veuille, et il en est qui ont survécu
au morcellement de leur territoire ou aux plus brutales agres-
sions. Nous avons là en quelques lignes, l'histoire du groupe
franco-américain. Il a voulu vivre, et il vit.
Et s'il a rencontré, s'il rencontre encore quelques obsta-
cles à son développement, cela est dû surtout à la fausse con-
164 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
ception que Ton s'est faite en certains quartiers de ce que Ton
appelle dans tous les pays à forte immigration l'assimilation
des nouveaux venus.
Les politiques américains, même en exigeant certaines
qualifications au point de vue de la langue pour des fins d'uni-
formité administrative, ne songèrent jamais à détruire chez
les nouveaux citoyens le caractère essentiel qui est le fruit
du sang, de la tournure d'esprit, et de tout ce que donne à un
individu le courant atavique cle plusieurs générations d'an-
cêtres. Ils voulaient l'uniformité cle conception dans le
respect clés institutions et des lois, l'uniformité de loyauté
et d'amour pour le drapeau, l'uniformité d'initiative et de
zèle pour le développement cle cette république modèle qui,
prenant un jour sa place au premier rang des nations, offrirait,,
en même temps, ce spectacle unique d'une union politique
où se trouvent l'activité et le génie de tous les peuples de la
terre. Ils eurent tout cela, sans secousse, sans coercion, par
le simple fonctionnement des lois et le libre consentement
de la conscience populaire.
Comment la hiérarchie catholique des derniers cinquante
ans dans la Nouvelle Angleterre a-t-elle pu voir dans cette
assimilation politique un exemple à suivre en l'exagérant dans
le' domaine religieux, c'est ce qu'il n'est pas très facile de
comprendre, à moins que nous n'y voyions des motifs d'un
ordre purement temporel. Certes, nous préférons admettre
qu'une erreur de tactique a été commise plutôt que cle
conclure que les assimilateurs, même les plus notoires, cèdent
à des considérations d'un ordre très éloigné du souci de con-
server la foi clans les âmes.
Erreur ou calcul, l'assimilation est devenue une arme
tournée contre les éléments catholiques nouveaux aux Etats-
Unis. Mais il fallait choisir le point exact à frapper, le côté
spécial qu'il faudrait modifier pour atteindre la formation
rêvée. Le travail, limité à un groupe relativement res-
treint, devait prendre une tournure plus prononcée. De
plus, contrairement à ce qui eut lieu pour l'allégeance poli-
tique, l'assimilation voulue par les évêques de la Nouvelle-
Angleterre, ne pouvait s'appliquer aux lois de l'Eglise, à ses
règles de foi, à ses dogmes, parce que ceux auxquels elle s'a-
dressait étaient déjà d'accord avec eux sur toutes ces questions.
Il fallut s'attaquer à autre chose. On s'attaqua à la langue
maternelle clés fidèles et ce qui avait été une assimilation
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 165
■
possible dans le domaine politique, devint, dans le domaine
religieux, une croisade pour la fusion des races au bénéfice
des détenteurs actuels du pouvoir. La transformation était
trop radicale pour ne pas soulever de vigoureuses protesta-
tions ; elle en souleva de nombreuses, et, parfois, de très
violentes, surtout parmi les Canadiens-français, qui, une fois
rendus aux Etats-Unis, se rappelèrent comment, aux prin-
cipales époques de leur histoire, la fidélité aux traditions an-
cestrales, l'attachement à la langue maternelle, sauvèrent
du naufrage et leur foi et leur vie nationale. Du reste, ils ne
pouvaient comprendre que, laissés libres par les gouvernants
et la constitution de leur nouvelle patrie, ils pussent être en butte
à pareille attaque dans les églises mêmes que Ton allait de-
mander à leur dévouement et à leur esprit de foi.
Si les assimilateurs persistèrent dans leur détermination
de tout niveler en faisant table rase de tous les principes chers
à leurs nouvelles ouailles, ces dernières ne montrèrent pas
moins d'obstination dans leur résistance. Les catholiques
franco-américains, en particulier, avertis par l'expérience
de ceux-là mêmes qui voulaient leur perte comme race, main-
tinrent leur intégrité nationale et, donnant à l'Eglise, dans les»
Etats de l'Est, un essor irrésistible, prouvèrent en pleine ba-
taille la fausseté des doctrines de leurs ennemis.
A tel point que, de nos jours, si les catholiques irlandais
peuvent revendiquer l'honneur, partagé, du reste, d'avoir
'été les pionniers de l'église catholique dans les Etats-Unis,
les Franco- Américains peuvent leur demander — Qu'avez-
vous fait de tout cela ? Et nous savons bien que les plus ar-
dents à réclamer ce passé ne seront pas les plus empressés à
répondre.
Les faits, appuyés d'éloquentes statistiques, prouvent
ce qu'a pu faire même l'assimilation politique chez ceux qui
n'ont pu protéger leur foi par le solide rampart de la langue
maternelle. Parlant dans leurs églises la même langue que
dans les clubs politiques, habitués d'avance à céder devant
le saxonisme absorbant de leurs vainqueurs, les irlandais
catholiques n'avaient qu'un pas à faire pour donner dans les
erreurs religieuses de leur grand entourage. Ce pas, ils l'ont
fait avec un entrain qui étonne et avec un empressement qui
a jeté la majorité de leurs frères dans l'immense cohue des
50,000,000 d'incroyants que contient la République.
Il est un fait que nous tenons à rappeler et qu'il est bon
de ne pas perdre de vue. C'est qu'il y a tout au plus aux
166 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Etats-Unis 15,000,000 de catholiques et que sur ce nombre
les irlandais catholiques ne dépassent pas 5,000,000.
Ou sont allés les 15,000,000 d'irlandais catholiques que
réclamait le Rév. Père Byrne, en 1873? (1) Qui nous le
dira ? L'assimilation, qui a été désastreuse pour ceux-là
mêmes qui la prêchent, n'aurait-elle pas eu les mêmes effets
sur les éléments nouveaux ? Elle aurait eu des effets plus
terribles encore parce qu'elle leur aurait enlevé avec laffoi
le caractère spécial à leur race qui faisait leur force et leur
permettait de mettre toute la mesure de leur talent au service
de la république.
On a prouvé tant de fois que la langue maternelle était
la meilleure sauvegarde de la foi, qu'il paraîtrait oiseux d'in-
sister davantage sur ce point. Qu'il nous suffise de nous ré-
jouir, en passant, de la résistance, victorieuse jusqu'ici, oppo-
sée par les catholiques franco-américains à toutes les tenta-
tives faites pour changer leur physionomie. A toutes les
théories politico- économiques invoquées pour les engager à
renier leur origine, ils opposent toujours un refus courageux
qui ne peut être encore mieux exprimé que par cette parole
d'un penseur : " Nous ne sommes pas faits pour ces nourri-
tures, en nous changeant on nous dénature."
Leur meilleure excuse est encore d'avoir sauvé l'Eglise
clans la Nouvelle- Angleterre et de s'y être constitués ses plus
fermes appuis. Il est vrai, cependant, que le dernier mot
n'est pas encore dit sur cette question. Dès les premiers
jours, on opposa une digue au développement franco-améri-
cain. Mais le flot montant de l'immigration franco-américaine
passa par dessus; il inonda les rives trop étroites laissées à
son cours et sema partout sur son passage le progrès et la
fécondité. Aujourd'hui que l'immigration canadienne est moins
forte, qu'elle est même à peu près arrêtée, on constate l'im-
mense moisson de bien qu'elle a préparée, mais on constate
aussi que, si le flot s'est fait un lit à sa taille, la digue est restée.
Le programme d'assimilation est toujours vivant et ceux
qui l'ont tracé ne sont pas moins déterminés aujourd'hui
qu'il y a trente ans à l'exécuter. Là où il a pu l'être il a causé
des désastres. Là où on a simplement persisté à le mettre
à exécution il a ouvert dans le sein de l'Eglise des plaies qui
(1) Irish Immigration to the United States. The Catholic Publication
Society. New York, 1873.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 16T
saignent encore : North Brookfleld, Manchaug, Danielson,
Putnam, Bristol !
Ajoutez à cela les misères éprouvées à ce même sujet
par des millions de frères catholiques, allemands, polonais,
italiens, portugais, etc. Et si une défection se produit, si
40 Lithuaniens apostasient, le journal d'un diocèse en fait
des gorges-chaudes ! Toujours les effets de cette assimilation
sociale qui, sous prétexte d'élargir ses horizons, déchire le'
voile du Temple. Aussi combien d'autres effets ne pourrions-
nous pas citer de cette absorption lente de ceux qui croient
par ceux qui ne croient plus. "Tous n'en mourraient pas,
mais tous étaient frappés," dit le fabuliste. Qu'importe les
désastres accumulés, les consciences troublées, les âmes per-
dues, pourvu que le programme se réalise et que l'Eglise aux
Etats-Unis devienne plus américaine que la république ! Il
faut être de son temps, il faut marcher vite et l'on court. Le
chef de l'Eglise voient bien avec une certaine inquiétude le
vol audacieux des théories politico-religieuses, la hardiesse
du modernisme de ces "géants catholiques" du progrès ma-
tériel ; il ne voit pas sans inquiétude l'empressement que
l'on met dans cette république du Nouveau-Monde, où le son
de l'or sur les comptoirs étouffe parfois la voix des idées, à
établir certaines règles modernes de la sainteté, à rajeunir
les dogmes, à " démocratiser le credo " ; il apprend avec dou-
leur que ce progrès intense insufflé dans sa belle église amé-
ricaine par l'esprit du siècle refroidit les cœurs, raccourcit
le culte, dépeuple les églises et il demande au Seigneur que
cela ne soit point vrai.
Un moment, une note plus hardie domine tout ce bruit,
note d'erreur et de défi. Le Pape élève la voix et rappelle
au sens de la doctrine les américanistes turbulents. Mais
l'assimilation des idées a déjà fait son œuvre ; ceux qui se
croient visés par la censure papa'e s'étonnent qu'on les ait
mal compris, et opposent à toutes les accusations d'extraor-
dinaires et ineffables dénégations, pendant que les grands
journaux publient, sous leur inspiration ou pour servir leurs
dessins, les nouvelles les plus abracadabrantes sur les impasses
de l'Eglise et la nécessité très prochaine d'un pape américain.
Et ce sont ces protagonistes d'un idéal ultra-américain
inconnu des signataires de la déclaration d'indépendance qui,
s'armant de privilèges qui ne furent autrefois réservés qu'au
peuple de Dieu, disent aux nouveaux venus dans l'Eglise
des Etats-Unis. " Vous êtes les plus nombreux, c'est vrai,.
168 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
mais nous sommes les plus avancés parce que nous sommes
les premiers. Faites comme nous ; reniez votre passé, votre
langue, vos traditions. Soyez de votre temps et de votre
pays ! "
Merci ! Et la réponse sort vibrante de toutes les poitrines:
u Merci ! Votre offre est alléchante mais elle ne nous tente
pas. Vous allez vite, mais cela ne veut pas dire que vous
soyez les plus avancés. L'assimilation a-t-elle, chez vous,
fait autre chose que développer une sorte de patriotisme
aigri qui, dans un moment de danger, ne fournirait pas un
soldat de plus à la république ? De notre temps, nous le som-
mes, mais notre ambition est encore de suivre Rome et non de la
devancer. De notre pays, nous le sommes aussi et nos soldats
morts pour la patrie en 1776, en 1865 ou 1897 sont confondus
dans un commun amour par la patrie. Nous sommes de notre
temps, de notre pays, mais .nous voulons aussi être de notre
Eglise, et nous voulons l'être à la manière de nos aïeux qui
compensaient par une foi robuste les élans de certain apostolat
moderne. Notre langue fut toujours le plus solide rempart
de notre foi. Laissez-nous prier Dieu comme nous l'apprirent
nos mères, et si nous bâtissons des églises, faites que nous y
ayons le droit d'être chez nous. Au fond, ce que vous prenez
pour de l'obstination à sauver des idées qui meurent n'est,
de notre part, qu'un ardent désir de mieux servir le Maître
en lui conservant la fidélité de nos enfants. Dans tout ce
catholicisme tapageur que vous voulez nous faire acheter
d'une apostasie nationale, et qui n'est pas celui de Rome, nous
ne voyons encore que l'éclat d'une parade ou les Chevaliers
de Colomb battent la grosse caisse. Laissez-nous vivre, puis-
que nous ne voulons pas mourir, et gagner paisiblement le ciel
avec l'humble mais fervent " credo " des ancêtres."
J. L. K.- Laflamme.
Le Journalisme Canadien-Français
J'avais promis à mon ami, l'aimable et sympathique direc-
teur de la Revue Franco- Américaine, un article sur la situation
du journalisme Canadien-français. Je me proposais bien de
tenir ma promesse. Je regrette infiniment de ne la tenir qu'à
demi.
Car, bien que j'aie déjà mon expérience personnelle, qui, à
elle seule, eût suffi à illustrer de façon assez complète la situation
de notre journalisme, j'avais fait quelques recherches et recueilli
quelques notes, qui n'auraient pas manqué de donner plus de
force encore à mes conclusions. Je n'ai pas eu le temps de
mettre l'ordre dans ces notes. Et pour ne pas faire totalement
défaut au directeur de La Revue Franco- Américaine, je me vois
forcé, à mon grand regret, de ne donner, aujourd'hui, que
l'esquisse du travail que je me proposais de faire.
Ce travail, je le ferai certainement. La situation de nos
journalistes — notre situation — car j'appartiens, moi aussi, à la
profession — est trop misérable, pour qu'elle puisse, et dans
notre intérêt, et dans celui du public canadien, durer beaucoup
plus longtemps. Il faut absolument que quelqu'un jette le cri
d'alarme, ou, si l'on veut, le cri de ralliement.
Je me proposais donc de démontrer l'absolue et pressante
nécessité de nous rallier, de nous organiser. C'était là ma
conclusion principale.
Je voulais arriver à ma conclusion par le raisonnement
suivant :
Dans la situation où nous sommes, isolés, inconnus les
uns aux autres, nous sommes un peu dans l'état des esclaves
de Rome. Nous appartenons à des maîtres. Ces maîtres
exploitent notre plume et notre cerveau. Nous ne pensons
que par eux, nous n'écrivons que pour eux. En échange de
nos services, nous recevons un salaire misérable, que souvent,
dédaignerait le typographe qui compose nos articles à la
machine.
Pour le travail de forçat que nous faisons, à part la pitance
de chaque semaine qu'on nous jette, comme à regret, nous ne
recevons ni égard, ni considération des maîtres à la solde de
170 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
qui nous sommes. Nous payant pour chanter leur gloire — oui,
hélas ! pour vivre, il faut accepter pareil marché — nous payant
pour chanter leur gloire, du moment que notre voix semble
faiblir, nous sommes, par eux, chassés du journal dans lequel
nous nous morfondions ; et que nous reste-t-il à faire ? nous
offrir à un autre maître, qui consentira à nous payer, pour
écrire qu'il est un grand homme.
Pis que cela, pour satisfaire nos tyrans, nous nous déchirons
les uns les autres. Qui n'a jamais vu une bataille de chiens.
Le maître siffle son chien, et le lance sur un autre. Ils se
déchirent au sang. Tel est, trop souvent le devoir honteux du
journaliste. Il sert un maître. Son confrère en sert un autre,
ou n'en sert aucun. Généralement, tous les journalistes
servent un maître. Qu'on m'en nomme un, clans nos grands
journaux, qui soit indépendant. Il doit penser par le cerveau
étroit d'un homme d'affaires, directeur financier ou directeur
politique. C'est la, règle : s'il pense trop bien, ou écrit trop
bien ce qu'il pense, il est mal classé. Donc, voilà un journaliste
qui ne partage pas toutes les idées de votre maître. Vite,
l'ordre de l'attaquer, de le déchirer, de le détruire de réputation,
nous arrive. Et il faut marcher ou partir.
C'est là le comble de l'ignominie.
Le journalisme est une puissance, dit-on. Pauvres jour-
nalistes. Ils sont les seuls à l'ignorer. Pour eux, bien trop
souvent, le journalisme est une faiblesse. En l'embrassant,
ils se déclassent.
Quand il est jeune, et qu'après avoir fait des études
sérieuses, le journaliste commence sa carrière, il a de belles et
nobles ambitions. Il étudie, il tâche de se perfectionner dans
l'art d'écrire. Il croit en sa mission, qui est de découvrir la
vérité, et de la dire avec art. Pauvre jeune homme, cache ta
noblesse et tes ambitions.
Ne dis pas que tu étudies, on va te rire au nez, que tu as
le respect de toi-même, de ta plume et de ta pensée. Car,
entre clans ce bureau de journal, et regarde qui l'infamité de
tes maîtres te donne comme camarades de bureau, comme
confrères : des repris de justice, des âmes damnées, des fourbes,
des traîtres, des plumes vendues, comme tu as vendu la tienne,
sans le savoir.
Voilà le journalisme canadien-français !
La situation qu'on lui a faite en a chassé les esprits d'élite,
ou les a réduits à l'abrutissement.
Les maîtres qui l'exploite, n'y voulant avoir que des
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 171
valets, l'ont encombré de parasites qui le déshonorent. Ces âmes
vendues ont les meilleures positions du journal. Les journa-
listes honnêtes subissent leur despotisme.
Ce tableau n'est pas chargé. J'ai des noms, des preuves
à l'appui.
A tel point que si nous devions nous organiser — et cette
organisation se fera — qu'il faudra, de ceux qui, du haut en bas,
composent les bureaux de rédaction des journaux, éliminer le
quart, sinon la moitié, pour avoir une organisation respectable.
Et pour avoir un journalisme qui fût vraiment national
et canadien-français, il faudrait aussi éliminer les étrangers,
valets de tous les maîtres, spadassins de la plume, à qui nos
aspirations ne disent absolument rien. Comme Judas a vendu
son maître, ils nous vendraient pour moins de trente deniers.
Il y a un autre aspect du journalisme, encore, qui décou-
rage les plus nobles et les plus entreprenants. C'est l'incurie
de nos gouvernants, leur insouciance de la langue française.
A part une ou deux exceptions, qui ont été récemment
signalées, l'information officielle est complètement fermée à la
presse française. Les affaires du pays se font en anglais.
Les rapports des départements se font en anglais. Presque
tous les officiers supérieurs ne parlent que l'anglais. On ne
parle à peu près que l'anglais à la Chambre des Communes.
Huit provinces du Canada, sur neuf, sont des provinces an-
glaises. Toutes les dépêches étrangères sont envoyées en
anglais; toutes celles du pays sont envoyées en anglais. Le
dernier reporter du dernier des journaux doit posséder parfaite-
ment les deux langues.
Ceux qui sont d'origine française ne paient-ils pas la douane
et la taxe. Ne contribuent-ils pas aux revenus publics.
Comment se fait-il que le gouvernement leur ferme officielle-
ment toutes les sources d'informations, en n'employant jamais
que l'anglais ?
Voilà le raisonnement que je me proposais de développer,
pour conclure à la nécessité, pour les journalistes sérieux, de
s'organiser, pour se faire payer, se faire respecter, se respecter
eux-mêmes, et relever leur profession.
La dernière considération, bien que désintéressée — et peut-
être parce qu'elle est désintéressée, me paraît la plus convain-
cante. Car le journalisme est le plus fidèle miroir des mœnrs
d'une nation, si on ne le dégrade pas comme on a dégradé
le nôtre.
Max. Max.
La réponse des faits
La supériorité des Anglo Saxons et les Canadiens-
français dans la Province d'Ontario.
Peu de questions d'un intérêt général sont discutées dans
la Province de Québec sans que Ton cite avec beaucoup de
complaisance l'exemple que nous donne la Province d'Ontario.
Cette habitude a même dégénéré en une autre moins louable
qui, chaque fois qu'une revendication nationale est nécessaire
ou qu'un problème doit être résolu et demande de notre part
une attitude énergique et bien tranchée, pose l'inévitable et
peu courageuse question : Que va-t-on penser de tout cela
dans la Province d'Ontario ? J'ai même plus d'une fois en-
tendu cette question posée par des personnages que nous
aurions mieux aimés plus tenaces dans les revendications ho-
norables et moins disposés à accepter de gaieté de cœur à
la politique déprimante des compromis.
Mais puisque l'opinion d'Ontario pèse d'un si grand poids
dans la balance, il n'est peut-être pas hors de propos de se
demander quel rôle jouent dans cette province même ceux des
nôtres qui y ont établi leurs foyers et qui y ont développé,
dans l'espace de quelques années, une influence avec laquelle
il faut déjà compter. Ces compatriotes sont-ils aussi con-
vaincus que certains anglophiles de l'irrémédiable supériorité
de leur entourage anglo-saxon ? C'est un point qui mérite
d'être étudié et sur lequel j'ai reçu, tout récemment, une
opinion que les lecteurs de la " Revue " aimeront à connaître.
J'ai donc reçu une lette qui, sur cette question même,
m'a apporté les réflexions suivantes :
" Un ami, très épris du livre de M. Demollins : A quoi
tient la supériorité des anglo-saxons — me clamait les grandes
qualités de la race qui s'enorgueillit de son immense supé-
riorité sociale, politique, commerciale, industrielle, financière
et morale. A côté, mon ami ne voyait que faiblesse, misère,
pauvreté, néant. Et la preuve ? Il la trouvait dans la question
suivante : A qui appartiennent les grandes fortunes, à Ottawa,
par exemple, et dans toute la région ? A qui l'influence ?
A qui tout ?
LA REVUE FRANCO- AMÉRICAINE 173
" Voyons, lui dis-je, ne nous emballons pas.
" Ce qui est un fait acquis peut être expliqué de diverses
manières, mais il ne peut pas être nié. De ce que les Anglo-
saxons, qui ont eu des avantages exceptionels pour acquérir
les plus beaux domaines sur les rives du St Laurent, depuis
le lac Saint Louis jusqu'aux grands lacs et clans toute la vallée
de l'Ottawa, possèdent encore des fortunes bien plus consi-
dérables que celles des Canadiens-français, cela ne tient pas
assurément à leur supériorité manifeste sur ces derniers.
Et pour bien juger cette question il faut tenir compte de cer-
tains faits, de certaines tournures de caractères, très pronon-
cées chez les uns et moins accentuées chez d'autres, il faut,
enfin, en comparant les titres des races différentes, tenir compte
de leurs dispositions particulières et du champ préféré de leur
action dans le monde. A chacun le sien.
" Ainsi, la race française possède bien quelques qualités
qui peuvent lui donner un certain relief et lui assurer sa juste
part d'influence. Aussi longtemps que nous ne perdrons pas
le sentiment de notre force et que nous aurons le courage de
jouer notre rôle providentiel, il n'y aura pas lieu de désespérer
de notre destinée.
" A ceux qui seraient tentés de conclure à notre anéantis-
sement ou à notre éternelle médiocrité, l'histoire, les statisti-
ques, les annales particulières, donnent déjà une réponse qui,
en rétablissant les faits ou, du moins, en les faisant connaître
davantage, peut déjà dérider les fronts les plus sombres. Quel-
les furent les conditions de la colonisation anglo-saxonne dans
l'Ontario ?
" Nous trouvons dans les archives du Canada, année
1892, les chiffres suivants au sujet des concessions de terrains
faites par le gouvernement, en 1801 et 1802, aux loyaux sujets
britanniques qui se retirèrent devant l'Indépendance Amé-
ricaine :
174
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
1801.
1802.
Comtes.
Conces-
sions!
Acres.
Conces-
sions.
Acres
Glengarry
12
73
3
20
34
2,600
20,769
1,243
9,400
8,440
116
59
79
56
43
21,561
15,829
18,090
25,540
12,913
Dunclas
Stormont
Prescott
Russell
142
42,452
353
93,933
" Ces chiffres sont, pour le moins, très instructifs, s'ils ne
sont pas pour tous également suggestifs. Le gouvernement
anglais ponrsuivait un double but : créer une aristocratie
foncière et établir une digue infranchissable à l'expansion
française. Ne sait-on pas que sur l'autre rive du fleuve, depuis
le comté d'Argenteuil jusqu'au fort Coulonge, à 70 miles
d'Ottawa (sauf la seigneurie de la Petite Nation vendue par
le Séminaire de Québec à Joseph Papineau) — toutes les terres
les mieux boisées, les endroits les plus prospices a l'industrie,
tous les pouvoirs d'eaux étaient concédés aux anglais. Citons
quelques faits :
En 1799, le capitaine Robertson reçut du gouvernement
2,000 acres de terre sur les deux rives de la Lièvre à Bucking-
ham. Philemon Wright — en 1807 — reçoit un quart de canton
— il avait choisi les Chaudières et le canton de Hull, d'Aylmer
à la Gatineau. A Templeton, c'est Alexandre MacMillan ;
à Cardley, Sanford LocBin et la famille McLeod ; Bigelow
à Buckingham, McNat aux Chats, etc., etc.
" Est-ce que toutes les concessions forestières avec les
avantages commerciaux splendides qu'elles ont offerts n'ex-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 175
pliquent pas suffisamment la source de certaines grosses for-
tunes actuelles et la prospérité exceptionnelle d'un élément
qui, grâce à certaines et de très réelles dispositions spéciales,
à su profiter des richesses que le sort et le gouvernement
avaient placées entre leurs mains. Mais le pays s'est déve-
loppé ; pendant que ces fortunes s'accumulaient la civilisa-
tion chrétienne suivait le défricheur dans la forêt ; elle l'avait
même précédé. C'est là encore qu'il faut chercher le progrès
et quels noms y trouvons nous ? Ah ! nos vieilles annales
de missionnaires, avec leurs récits épiques, qui voudrait les
remplacer par le compte-rendu bref de la fondation de quel-
ques chantiers si considérables fussent-ils ? "
Certes, voilà une lettre qui en dit long en quelques pages !
Après tout, mon carrespondant n'est pas loin d'avoir com-
plètement raison. Le progrès ne se mesure pas à la quantité
d'écus que des colonisateurs entreprenants et favorisés amas-
sent dans le cours de quelques années. Sans doute, ils ont
contribué leur part au développement de cette partie du pays,
mais l'œuvre de leurs collaborateurs, héros obscurs dont l'his-
toire a oublié les noms, n'en est pas moins importante. Et
combien a grandi l'œuvre des pionniers français de l'Ontario !
De l'aristocratie foncière, rêvée par le gouvernement
britannique, que reste-il ? Qui sait que Charles Platt Tredwell
a été seigneur de l'Orignal ? Et combien d'autres !
Les R. R. P.P. du Saint Esprit habitent le château
de Wright; Buckingham, vient de secouer le joug honteux
que fesait peser sur les canadiens qui y sont en majorité, la
puissance de l'argent. — Plus de six comtés d'Ontario sont
gagnés à l'heure actuelle par des canadiens et ils avancent
toujours — Mais le gouvernement anglais a été déçu dans le
résultat final, qui dépend rarement des hommes. Il est cer-
tain que vers 1810-1812 il dut croire à son complet succès.
Partout de très gros fiefs sont constitués, sur les rives
fertiles du fleuve, en faveurs d'officiels loyaux à la couronne
anglaise. Les colons eux-mêmes sont Anglais ou Ecossais.
Presque point de catholiques, encore moins de canadiens-
français — ceux qu'on y trouve, sont des bûcherons ou des
voyageurs. Les anglais ont l'argent du gouvernement à
souhait. (1)
(1) Les premiers établissements d'Ontario,au Fort Frontenac (Kingston)
— à Indian Point en 1784, à Toronto et à Niagara, par les " loyalistes ", à
part les concessions de terres, a coûté $15,000,000 au gouvernement qui, en
outre, distribua à ces colons des rations militaires pendant plusieurs années.
Ce n'est pas dlhier que l'immigration anglaise coûte des millions.
176 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
\ La seule chose étonnante, et vraiment providentielle,
c'est de voir le triomphe des catholiques et la décadence irré-
médiable de l'élément protestant dans cette partie du Canada.
Qu'on s'étonne maintenant de voir les grosses fortunes
aux mains des Anglais, et qu'on attribue leurs richesses à une
supériorité de race ! ! ! (I)
Il serait trop long d'énumérer ici les détails de l'expan-
sion française depuis la conquête. Mais nous avons bien le
droit de nous demander si la race supérieure n'est pas celle
qui demeure. Nous venons de voir que les capitaux ne suffi-
sent pas toujours pour édifier une œuvre vivante, et que faire
reposer la supériorité d'une race sur eux c'est préparer à
cette race de cruelles désillusions.
Tant que les canadiens s'attacheront à posséder la terre
et à la féconder de leur labeur ils ne cesseront d'accroître la
puissance de leur race. Ils posséderont la vraie richesse qui
leur convient avec l'influence du nombre, et s'ils veulent être
unis — ils commanderont toujours le respect. —
Charles Dupil.
(1) Cfr. Histoire de la Prov. Eccl. d'Ottawa, par R. P. Alexis, Capucin,
1887.
Mascarade de Lettres
B
, défiant le bloc,
S'avance avec la mître en tête ;
Il marche comme un coq,
Fier de pouvoir montrer sa crête.
c'est le bon bourgeois,
Lent, lourd, ventru comme une
Un de ces hommes cois [tonne,
Que rien ne presse ni n'étonne.
*
/^ressemble au croissant.
^Hugo l'appellerait " Faucille
D'or pur qui, dans le champ
Des étoiles, luit et scintille."
*
P\ne peut que glisser
J-' Avec que sa moitié de roue :
H a dû se lasser
Jadis de rouler dans la boue.
H
est moyennageux.
Son pont levis, qui ne s
Jamais, est ombrageux
Comme une haute forteresse.
f le monocle au front,
I Semble avoir avalé sa canne ;.
Il raidit son plastron :
C'est le véritable anglomane.
*
If lui, presse le pas,
**• Et c'est à peine s'il effleure
Le sol. Ses grands tibias
Doivent faire du trente à l'heure.
L malgré son beau nom
Ne plane pas dans l'atmosphère.
Couché de tout son long
Par terre, il peut servir d équerre.
paraît compliqué,
On croirait voir une serrure
Au ventre détraqué ;
Mais la chose n'est pas bien sûre.
*
veuf de son pendu,
N'en est pas moins une potence.
Il n'aurait rien perdu
En changeant un peu d'appa-
[rence.
'les genoux au nez
'Comme une chatte de boutique,
Prend les airs ennuyés
De quelque sphynx énigmatique.
Ma la majesté,
*™*I1 a dû naître majuscule ;
Pour la solennité,
On ne lui connaît pas d'émulé.
M évoque un grand nom.
l^Sous ce chiffre, qui galvanise,
Surgit Napoléon
Avec sa redingote grise.
ne boit que du vin,-
Car jamais l'eau seule ne saoule-
Pochard, il lutte en vain :
Il faut qu'il tombe, il faut qu'il
[roule r
O
178
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
R
ne fait pas d'effet,
Il est sans aucune importance.
Si quelqu'un le refait,
Ce sera pour le mieux, je pense .
*
est dernier bateau
[Avec sa longue robe à traîne
Qui, se serrant au haut
Prend le corps comme en une
[gaine.
*
est un vrai serpent,
Mais ça le blesse et, sur un signe,
Il ferait faux serment
Qu'il était né pour être un cygne.
*
T. Voici le gibet
Qui revient, et, cette fois, double.
Est-ce que l'alphabet
Nous viendrait du pays du rou-
ble ?
*
j ] veut aller à dia ;
^-J De tous côtés il tombe, il vibre ;
Mais s'il penche, déjà
Il a repris son équilibre.
, vase précieux,
Lumineux cristal de Bohême,
Palais mystérieux
Où s'enferme le chrysanthème.
W
, folichon,
Court surlapointe des bottines;
Il lève le talon
Comme feraient des ballerines.
X s'ombre inconnu,
Les bras croisés, médite et pense,
Rodin l'eût fait tout nu :
Un penseur peut montrer sa
[panse.
Y belle fleur qui
Entr' ouvre à peine sa corolle.
Il n'est pas grec, c'est i,
Mais romain, par sa grâce molle.
apparaît enfin,
Il zigzague, il rit, il grimace,
Ce fou, cet Arlequin
Clôt la mascarade qui passe.
Jean Valier.
Revue des Faits et des Oeuvres
Un Discours Franco-Américain
M. Pothier, de Woonsocket, R. I.
Le 21 avril dernier avait lieu, à Boston Mass, le deuxième
banquet annuel du Club Républicain Franco- Américain du
Massachusetts. C'est une organisation politique qui a déjà
pris rang parmi les plus importantes du grand parti que dirige
Roosevelt. L'année dernière, lors du premier banquet de ce
•club franco-américain, un membre du cabinet Roosevelt,
M. Bonaparte, était présent et y prononça un discours qui fut
considéré comme la première déclaration officielle de la candi-
dature de M. Taft à la présidence des Etats-Unis. Cette année,
le banquet du Club Républicain Franco-Américain réunissait
les sommités de la politique dans les Etats de l'Est, le gouver-
neur du Maine, M. Cobb, les lieutenants-gouverneurs du Massa-
chusetts et du Rhode Island, MM. Draper et Watrous, des
anciens lieutenants-gouverneurs, des maires, des députés, etc.,
•etc., parmi lesquels nous retrouvons plusieurs noms français.
Le principal orateur de la soirée a été l'hon. Aram J.
Pothier, de Woonsocket, ancien lieutenant-gouverneur du
Rhode Island. Son discours, dont nous allons citer les princi-
paux passages, est l'expression fidèle du sentiment de nos com-
patriotes établis aux Etats-Unis, sentiment mêlé de fierté
nationale, d'attachement aux traditions, mais aussi d'inalté-
rable loyauté envers la nouvelle patrie. Pareille thèse déve-
loppée par un homme comme M. Pothier, chez qui la clarté de
l'intelligence s'ajoute à l'ardente bonté du cœur, méritait d'at-
tirer l'attention. Le ton de dignité, la fermeté avec laquelle
l'orgueil du sang se joint au patriotisme, l'ambition ouvertement
exprimée de travailler à de glorieuses conquêtes pour les siens,
font du discours de M. Pothier une de ces leçons qui s'adressent
avec une égale force à toutes les minorités françaises du conti-
nent. Nous citons :
" J'appartiens aux premieis contingents qui franchirent
la frontière, il y a quarante ans, pour trouver ici le pain que le
'Canada semblait incapable, à cette époque, de donner à ses
180 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
enfants. Fils d'émigrant, j'ai connu les déboires et les épreuves
réservés à l'étranger ; et ces déboires et ces épreuves ont été
les mêmes pour tous. J'ai été le témoin des luttes qu'ont eu
à soutenir les nôtres, et c'est parce que j'ai connu ces luttes si
franchement patriotiques que mon cœur est resté ancré à la
foi de mes ancêtres, que je suis resté attaché à la langue qu'une
mère canadienne et française m'a appris à parler. On ne me
reprochera jamais d'avoir déserté le drapeau de ma nationalité,
comme on ne me reprochera jamais de renier ou de trahir le
drapeau de la patrie nouvelle. Par le sang de mes veines, par
la langue et la foi, j'appartiens à cette nationalité canadienne-
française, superbe par ses découvreurs, ses pionniers, ses héros
et ses martyrs, — par l'allégeance, je suis citoyen américain,
glorieux de ce titre, fils de cette démocratie virile et généreuse
qui étonne le monde par la hardiesse de ses conceptions, ses
conquêtes pacifiques, ses triomphes dans toutes les sphères de
l'activité humaine. Nous sommes, mes amis, les descendants
d'une race illustre, nous sommes aussi citoyens d'une puissante
démocratie : ne sont-ce point là des titres qui nous donnent le
droit d'être fiers, de marcher le front haut, de croire que nous
sommes les égaux des autres éléments, capables de servir avec
fidélité^ habileté et honneur la République, de défendre avec
loyauté le drapeau étoile et les institutions que ce drapeau
protège ?
" Cette prétention ou fierté légitime, mes compatriotes,,
nous devons l'avoir, elle doit être la base de nos aspirations
nationales. Elle sera le stimulant nécessaire au mouvement
franco-américain. Soyons fiers et nous serons étonnés des
progrès accomplis. Cette fierté nous donnera un plus grand
nombre de représentants dans la politique et aussi des chefs
respectés et écoutés, et dignes de l'être.
" Mais pour obtenir ces résultats, il faut aussi entrer de
plein-pied dans la vie américaine, dans le mouvement libéral
de notre époque, se dépouiller de tous les préjugés démodés,,
être loyal aux partis, et surtout ne pas émietter nos forces.
" Le progrès des Canadiens, en ce pays, depuis un quart
de siècle, est considérable. Non seulement nous sommes nom-
breux dans l'Est et l'Ouest, non seulement les électeurs de
notre origine augmentent, mais la propriété acquise par les
nôtres se chiffre dans les millions, j'oserais dire dans les cent
millions, et c'est bien cette propriété, sacrée à plus d'un titre,.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 181
représentant souvent le travail ardu, les privations, les sacri-
fices, la santé même des nôtres, qu'il faut savoir protéger.
" Par instinct, par éducation, et j'ajouterai par nos
croyances religieuses, nous sommes conservateurs, c'est pour-
quoi nos tendances politiques ont été généralement républi-
caines — le parti républicain ayant été le moins entaché de
démagogie et celui qui a toujours su le mieux sauvegarder les
intérêts précieux du peuple.
" Ce parti dont vous êtes les auxiliaires dévoués, demande,
cette année, durant la campagne prochaine, votre généreux et
patriotique appui, vous qui représentez si bien les forces vives
de la nationalité. Vous êtes l'espoir de cette nationalité,
l'espoir aussi d'un parti qui s'honore de votre loyauté.
" Et ce soir, mes amis, comme un des vôtres, jeté par le
sort ou les circonstances dans la mêlée depuis vingt-cinq ans,
ayant eu à essuyer défaites sur défaites, mais ne faiblissant
jamais, j'ai la satisfaction de dire que le drapeau du devoir, de
la^concorde et de l'union placé dans mes mains par mes com-
patriotes du Rhode-Island n'a pas été sali, que nous ne sommes
plus des parias mais bien des égaux, que nos justes revendica-
tions seront, à l'avenir, entendues, que le parti républicain qui
compte la majorité des électeurs canadiens dans ses rangs,
reconnaît aujourd'hui l'importance des services rendus par
notre élément et veut le récompenser en lui ouvrant les car-
rières honorables.
" A nous maintenant de pousser de l'avant nos compa-
triotes de valeur réelle, hommes fiers de leur origine mais
sincèrement Américains. Il faut mettre au service de la cause
commune tous les dévouements surtout le dévouement des
hommes sérieux. Dans un pays cosmopolite comme les Etats-
Unis, le prestige d'une race dépend toujours du caractère, du
talent et de l'habileté de ses représentants.
" J'ai l'orgueil de croire que la race qui a donné à l'empire
colonial de l'Angleterre des hommes comme Papineau, Lafon-
taine, Cartier, Chapleau, Mercier et Laurier, donnera aussi à
cette République des patriotes sincères, des hommes d'Etat
illustres.
" C'est là mon espoir, et je ne demande pas davantage
pour la gloire de ma race, de cette race vigoureuse et civilisatrice
qui a porté la croix, et non le glaive, des régions boréales aux
Sierras, de l'Atlantique au Pacifique, et inscrit avec son sang
sa loyauté sur les drapeaux de Carillon, de Chateauguay et
d'Antietam."
182 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Mgr Paul-Eugène Roy, évêque auxiliaire de Québec
Le premier mai dernier, Y Action Sociale annonçait dans-
les termes suivants la nomination de Mgr Roy :
" Hier, fête de Mgr de Laval, ont été reçues à l'Archevêché,
les bulles, datées du 8 avril, qui nomment auxiliaire de Monsei-
gneur l'Archevêque de Québec, sous le titre d' évêque d'Eleu-
théropolis, M. l'abbé Paul-Eugène Roy, directeur-général de
Y Action Sociale catholique. ,"
Le même journal faisait suivre cette note d'une courte
esquisse biographique du nouvel élu :
" Mgr Paul-Eugène Roy n'a pas encore cinquante ans.
Il est né à Berthier, comté de Montmagny, d'une famille qui a
donné à l'Eglise cinq prêtres : le nouvel auxiliaire de Québec,
M. l'abbé Philéas Roy, curé de St-Anastasie, M. l'abbé Camille
Roy, l'écrivain connu, le R. P. Arsène Roy, de l'Ordre des
Frères Prêcheurs et M, l'abbé Alexandre Roy, vicaire à Beau-
port. Une sœur du nouvel évêque est religieuse à l'Hôtel-
Dieu du Sacré-Cœur.
"Mgr Roy a fait ses études classiques au collège de Lé vis
et au Séminaire de Québec, et il a complété à Paris, à l'Ecole
des Carmes, sa formation littéraire et ecclésiastique. A son
retour d'Europe, il prit possession de la chaire de rhétorique
du Séminaire de Québec, puis occupa les délicates fonctions
de préfet des études. Après cinq années de service données
à son " Aima Mater ", il alla aux Etats-Unis prendre la direction
d'une paroisse canadienne à Hartford, Conn. Il y passa quatre
ans, pendant lesquels il prodigua à nos compatriotes d'outre-
quarante-cinquième, son talent et son dévouement, puis revint
à Québec où, pendant deux années, il s'efforça, par un travail
incessant et des démarches sans cesse répétées, de sauver de la
ruine l'Hôtel-Dieu du Sacré-Cœur. Il y réussit, puis fut chargé
d'organiser la nouvelle paroisse Notre-Dame de Jacques-Cartier.
Il se donna tout entier à ce travail, qui n'épuisait point cepen-
dant son ardeur, et il fut en même temps, un des plus fervents
prédicateurs de la dernière campagne de tempérance.
" C'est au milieu de ces labeurs que Mgr l'Archevêque de
Québec alla le chercher pour lui confier la tâche lourde entre
toutes de fonder et de diriger l'Oeuvre de Y Action Sociale
catholique et celle de la Presse catholique. C'est à ces œuvres
qu'il a donné tout son travail de ces deux dernières années et
ce sont elles qui, probablement, ont fixé sur lui le choix du
Souverain Pontife.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 18$
" Notons que le siège épiscopal d'Eleuthéropolis est situé
dans la province ecclésiastique de César ée, Asie Mineure, dont
le métropolitain est S. E. le Cardinal Gasparri.
" Détail intéressant : l'actuel archevêque de César ée fut
pendant des années professeur à l'Institut Catholique de Paris
où, deux années durant, M. l'abbé Roy, alors élève à l'Ecole
des Carmes, fut son servant de messe."
Le choix de Mgr Roy comme évêque auxiliaire de Québec
a été accueilli avec joie par tous les catholiques du diocèse de
Québec.
Mais nous avons vu que le distingué prélat fit un jour
partie du groupe franco-américain à titre de curé de Hartford,.
Conn. Là aussi il y aura de la joie lorsqu'on apprendra de
quelle façon vient d'être honoré par Rome celui qui, pendant
de trop courtes années, fut l'ami et le guide de nos amis du
Connecticut. On relira avec un soin pieux les discours du curé-
patriote prononcés dans les conventions nationales des Franco-
Américains. Et l'élection de l'ancien curé de Hartford à la
dignité épiscopale, même si son champ d'action doit être le-
diocèse de Québec, ne pourra manquer de jeter un éclat
nouveau sur les catholiques de la Nouvelle Angleterre.
Au nom de ces frères de là-bas, comme au nom de tous-
ses lecteurs et amis, la Revue Franco-Américaine offre au nouvel
évêque d'Eleuthéropolis l'hommage respectueux de ses félici-
tations et de ses vœux très sincères.
Les Forestiers Indépendants.
Question de taux et de garantie.
Les Forestiers Indépendants sont fort inquiets, en ce-
moment, à cause de la proposition que leur fait M. Stevenson,,
leur grand chef, d'augmenter les taux de leur assurance, it
est vrai qu'on ne veut appliquer le changement qu'aux plus
vieux membres, mais ce qu'il importe de noter, c'est qu'on
proclame ce changement indispensable au maintien de la
société. Nous sommes loin, évidemment, des vantardises que-
nous entendions, il n'y a pas encore très longtemps, débiter
sur le compte de cette fraternité mystérieuse ; nous sommes
loin aussi des promesses alléchantes faites par ses recruteurs
aux victimes que la contemplation d'une prétendue réserve
de $10,000,000 fascinait d'une façon invincible.
Le souvenir des luttes très vives soutenues à Woonsocketr
R. L, par le directeur actuel de la Revue est à peine en voie de
184 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
s'éteindre, et voici que toutes les prétentions orgueilleuses, les
fanfaronnades des champions salariés, les gasconnades d'un
chef suprême très malin, les promesses de garantie inébranlable
données à tout venant, voilà que tout cet échafaudage de
réclame tapageuse et de chiffres fantaisistes s'écroule devant
la simple conclusion d'une enquête fédérale. Les taux de
PL 0. F., pas les mêmes pour tous ses membres, n'étaient pas
suffisants ; et il faut combler de quelque manière l'abîme que
le temps et l'imprévoyance des chefs ont creusé entre les obli-
gations de la société et ses ressources.
Certains mutualistes qui ont été mêlés à l'organisation de
PL 0. F. en ces dernières années approuvent le changement ;
d'autres ne l'approuvent pas en invoquant les droits acquis
des vieux membres. Ces droits acquis ne sont pas douteux,
mais combien incertaine est la garantie qu'ils seront respectés
et qu'on fera droit à tous ! Ils dépendent nécessairement
de l'existence même de la société. Et si cette société n'est pas
établie sur des bases solides, qui paiera les vieux membres,
que deviendront leurs - ' droits acquis " lorsque la société aura
épuisé sa réserve et que ses revenus seront insuffisants ?
Certes, M. Stevenson a raison de demander une augmen-
tation des taux de l'assurance dans sa société, mais il commet
encore l'erreur de ne pas étendre l'augmentation à tous les
membres, les taux actuels n'étant pas encore suffisants bien
qu'ils soient plus élevés que ceux de 1896.
Certains disent que le changement proposé va chasser tous
les vieux membres de la société en leur imposant un fardeau
qu'ils ne pourront plus porter. Malheur, alors, à ceux qui ont
fait croire à ces braves gens qu'ils pouvaient avoir une assurance
de $1,000 sans la payer ce qu'elle valait ! Ceux qui ont trompé
ainsi leurs concitoyens sont morts et c'est un spectacle navrant
que de voir aux prises avec l'impitoyable réalité des faits ceux
qui ont cru à la parole des faux prophètes.
Il est, surtout, infiniment cruel de voir si brutalement
désabusés les milliers de nos compatriotes qui ont porté avec
une confiance aveugle leurs "capitaux à des étrangers, à des
ennemis, avec le naïf espoir de trouver dans une organisation
cosmopolite la protection que leurs propres organisations
nationales leur offraient déjà d'une façon plus modeste, mais,
pour le moins, d'une façon aussi sûre. Car, dans le cas des
organisations nationales, il reste toujours cette suprême res-
source d'un élan patriotique qui comblera les vides et fera
traverser victorieusement les temps de crise. Et il est inutile
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 185
d'ajouter que rien de tel ne peut se rencontrer dans le cosmo-
politisme sans cœur qui ne repose que sur les intérêts égoïstes
et qui croule avec eux.
L'exemple des Forestiers Indépendants va coûter cher à
la Province de Québec et à certains centres de la Nouvelle
Angleterre où il atteint profondément les intérêts Canadiens-
français et franco-américains. Profiter a-t-il à quelques-uns au
moins ? Nous l'espérons bien, mais nous redoutons toujours
cette disposition naturelle à tant de gens qui les porte vers ce
qu'ils ne comprennent pas, à se laisser éblouir par l'éclat de
mensongères beautés, à ne pas résister à lapiperie des mots et
à préférer le drapeau d'une fraternité vide à la bannière sainte
des institutions nationales qui réunissent avec une même solli-
citude les intérêts de la race aux intérêts de l'individu et de la
famille.
Il fallait une occasion extraordinaire pour que nous puis-
sions dire à nos compatriotes ce qui leur a été cent fois répété:
" Groupez-vous sous vos propres drapeaux ; entrez dans vos
propres organisations avant d'aller ailleurs." L'I. 0. F. vient
de nous fournir cette occasion. Et il devait bien cela aux
Canadiens-Français, lui qui leur aura fait tant de mal !
***
Le protestantisme et les Franco-Américains.
Opinion de Mlle Yvonne Lemaitre.
La chronique suivante de Mlle Yvonne Lemaître, la bril-
lante directrice du Franco-Américain, de Lowell, Mass., est à
citer en entier. Dit Mlle Lemaître :
" Sait-on généralement que les enfants des Canadiens
protestants ne parlent pas le français ?
" On entend assez souvent proclamer, assez vaguement et
un peu en l'air, que la perte de la foi catholique chez les Cana-
diens est invariablement suivie de la perte de la langue fran-
çaise. Les Canadiens catholiques, toutefois, ayant peu de
rapports sociaux avec les Canadiens protestants, écoutent ceci
d'une oreille distraite et ne se rendent pas compte à quel point
c'est vrai.
" C'est même le problème qui effraie grandement la société
publique — ou " Home Mission Society ' — qui supporte de
son argent la plupart des églises protestantes canadiennes.
Les enfants des vieux " piliers " ne parlant plus la langue de
186 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
leurs pères, qui est celle du pasteur, s'en vont entendre la
prêche aux églises américaines. Chaque fois qu'un pilier s'en
va, sa mort laisse un trou béant dans la " congrégation " déjà
pitoyablement mince du temple paternel. Les enfant^ ne
viendront pas le remplacer dans l'église dont ils ne comprennent
plus la langue. Et les églises canadiennes protestantes péri-
clitent misérablement, diminuent de jour en jour au lieu de
grandir, si bien qu'un service divin dans un temple canadien
protestant n'est plus qu'une espèce de farce aux yeux du
Franco- Américain catholique habitué aux foules se pressant
dans nos églises catholiques chaque dimanche. Le pauvre
pasteur, avec un zèle digne de banquettes plus remplies, com-
mente la Bible à une quinzaine d'âmes. C'est maigre, surtout
au moment psychologique de la quête.
" J'ai entendu le rév. Dr Emmerich, de Boston, ministre
très haut coté dans les sphères " Congrégational" de l'Etat, et
secrétaire général de cette même société biblique dont je vous
parlais plus haut, reprocher amèrement aux Canadiens protes-
tants ce fait que leurs enfants ne parlaient pas français.
" Le révérend docteur y voyait, et avec raison, l'anéan-
tissement certain des églises protestantes canadiennes. Après
trente et quarante ans d'existence, ces églises n'ont pas plus
d'adhérents, mais moins. Les enfants n'y remplacent pas les
parents. Ces églises ne se supportent pas plus toutes seules
aujourd'hui qu'au premier jour. Et la société biblique doit
toujours y aller de son petit denier, une fonction qu'elle com-
mence non sans raison à trouver joliment ennuyeuse.
" Ceci fut dit à une conférence des églises " Congréga-
tional " canadiennes de l'Etat, tenue en cette petite église de
la rue Bowers que les Canadiens catholiques ont toujours
appelée et appelleront toujours " l'Eglise de Côté "'. Je dus y
assister en qualité de reporter et j'y vis et entendis une foule
de choses intéressantes touchant la psychologie de ce groupe
de notre race, tellement modifié, toutefois, par l'abandon de la
vieille religion des ancêtres, qu'il est devenu presque une race
à part. Et cette question du français était, entre toutes, la
plus intéressante qu'on toucha. Elle était la plus significative,
et tout s'y rapportait, puisque la vie même des églises en dé-
" Le Dr Emmerich alla jusqu'à suggérer l'établissement
d'écoles paroissiales, comme dans l'église catholique, pour
enseigner aux petits Canadiens protestants l'idiome paternel.
Mais c'était là un beau rêve dont la réalisation dépendait
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 187
encore des deniers de la société biblique, qui, décidément, ne
se fendait pas pourtant. A défaut de ce beau rêve irréalisable,
le révérend docteur suggéra aussi qu'on établît pour les jeunes
enfants des membres de l'église, des cours spéciaux de français,
où on les enverrait infidèlement plusieurs fois la semaine, au
sortir de l'école publique. Mais ceci est demeuré tout autant
à l'état des châteaux en Espagne, chez nos cousins protestants,
que le beau plan impraticable de l'école paroissiale. Et les
petits Canadiens protestants continuent de ne plus parler le
français du tout, ou de le baragouiner de façon absurde.
" Les causes de cette perte déplorable de leur langue sont
diverses. La première est naturellement l'absence d'écoles
paroissiales ; la deuxième, c'est le manque d'instruction chez
les parents, qui ne peuvent de leurs propres moyens enseigner
le français à leurs enfants tel qu'on l'enseigne aux petits Cana-
diens catholiques dans ces écoles ; et la troisième, c'est l'isole-
ment total où vivent les Canadiens protestants du reste de leur
race.
"Cette dernière cause n'est pas la moins intéressante, car
elle marque la physionomie sociale toute spéciale de ce groupe,
fort restreint mais bien distinct, de la race canadienne-française.
Et ici encore, un vieux dicton souvent répété me revient à la
mémoire : Qui dit Canadien-Français, dit catholique. Ce vieux
dicton, dont la phrase qui a fait le sujet de ma chronique n'est
après tout que le très juste corollaire, me semble avoir éminem-
ment raison, à la façon bien connue, d'ailleurs, des vieux dictons.
Le Canadien-Français protestant, n'est plus un Canadien-
Français. Ce n'est pas non plus un Américain. C'est un être
hybride, difficile à déchiffrer et à classer. Ceux qui connaissent
des compatriotes protestants n'ont-ils pas remarqué cette
atmosphère toute spéciale des Canadiens protestants ? Ils
n'ont même plus la même figure que les autres !
" Ce n'est plus la même chose, et ils sont seuls, à mille
lieux de leurs frères d'autrefois. Déracinés des antiques
croyances qui furent depuis des siècles le point d'appui moral
de leur race, ils sont à se faire une nouvelle âme, qui n'est ni
française, ni canadienne, ni américaine, mais Dieu sait quoi !
Mais déjà ils sont si loin de leurs frères, que l'enveloppe maté-
rielle même de cette âme incertaine, prend des plis nouveaux.
J'ai même entendu quelqu'un dire : " Il a l'air d'un protestant."
St le mot n'était pas ridicule.
" Il s'en trouve qui regrettent tristement cet isolement
d'avec leurs frères. On me raconta, à propos des grandes
188 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
fêtes de la St-Jean-Baptiste, il y a deux ans, une petite histoire
qui me sembla pathétique. L'un des membres de " l'église de
Côté " voulait à tout prix célébrer la St- Jean-Baptiste, lui
aussi. Il voulait prendre part à la fête des Canadiens. Il
voulait être dans la cavalcade. Il s'adressa au chef d'état-
major.
— Mais tu es protestant, mon vieux, lui répondit celui-ci,
qui le connaissait bien. Qu'est-ce que tu veux que je fasse
avec un protestant ?
— Mais je suis Canadien, mqi aussi. C'est la fête des
Canadiens, je puis bien en être, ce me semble.
— C'est la fête des Canadiens, oui, mais tout de même ce
n'est pas votre fête, à vous autres. Vous n'êtes plus des nôtres.
— Pourtant
— Il n'y a pas de pourtant. J'en suis peiné, mais tu
devrais comprendre que ce n'est pas ta place.
" Et le disciple de Chiniquy vit tristement dénier du
trottoir, quant vint le grand jour, la belle cavalcade pour
laquelle on n'avait pas voulu de lui."
Le troisième centenaire de
Québec et le projet Grey
Le Ministre de la Milice, M. Borden, a annoncé que le
projet de mobiliser 25,000 hommes de troupes à Québec, pour
les fêtes du troisième centenaire était abandonné. Il y aura
tout au plus quelques régiments, avec un effectif total de
5,000 hommes, qui seront choisis par le comité d'organisation
des fêtes. Le ministre a déclaré en être venu à cette décision
après avoir constaté que les compagnies de chemins de fer ne
pouvaient pas se charger de transporter les troupes sans nuire
à leur trafic régulier. Voilà l'explication officielle. Pour cer-
tains qui se disent renseignés, il y a bien d'autres raisons qui
tiennent plutôt de la répugnance éprouvée dans tout le pays à
donner dans le projet trop ouvertement impérialiste de Lord
Grey. Et l'on regrette généralement que son intervention
indiscrète aura eu pour résultat de gâter une grande fête his-
torique,la plus intéressante qui eût été célébrée sur le continent.
Il n'est pas douteux que dans la province de Québec, et à
Québec même, cette manifestation, avec la tournure anglaise
qu'on lui donne, soulève peu d'enthousiasme. Le gouverneur-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 189
général a même pu, dit-on, s'en convaincre au cours des entre-
tiens particuliers qu'il a eus récemment avec plusieurs des
députés français à Ottawa, aussi bien qu'avec certains cana-
diens-français éminents qui se sont honorés d'une visite à
Rideau Hall.
L'un d'entre eux, nous faisant part de la conversation
qu'il avait eue avec le gouverneur-général au sujet des fêtes
de Québec, nous racontait comme suit un des incidents pi-
quants de l'entretien.
" J'ai, disait-il, demandé à lord Grey ce qu'il penserait,
par exemple, d'un programme de fête commune, anglo-saxonne,
— où les américains seraient organisateurs de concert avec
les anglais — de l'insistance qu'apporteraient les Etats-Unis
à faire figurer comme un des principaux événements à com-
mémorer, la bataille de Bunker Hill, et j'ai eu comme réponse
une tête que je n'oublierai jamais ! "
Pourtant, c'est bien à cela que se résume toute la question.
On aura commis une erreur grave en glissant Wolfe et les
" Battlefields " dans une fête de famille française, pacifique.
. D'autre part nous nous demandons si on ne s'est pas
trompé tout autant, dans les premiers temps, en n'associant
pas dans une fête commune le dévoilement du monument
de Mgr Laval et la célébration du troisième centenaire de
Québec. Ces deux fêtes n'en devaient faire qu'une. En
les séparant on a permis au saxonisme impérialiste d'en dé-
vorer une.
Où tout cela va-t-il nous conduire ?
Léon Kemner.
Québ
ec
La Basilique
Champlain érigea en 1633 la première église de Québec
sous le vocable de Notre-Dame de la Recouvrance. Mais
l'augmentation soudaine de la population (1634-35) força de
l'agrandir. Elle fut consacrée à l'Immaculée Conception le 8
décembre 1636. Le 14 juin, elle fut complètement détruite
par le feu avec tout ce qu'elle contenait, vases sacrés, registres
paroissiaux, etc. On ne prit des mesures pour la reconstruire
que le 8 octobre 1646, en conservant le site de l'église de Notre-
Dame de la Reconvrance. La pose de la pierre angulaire eut
lieu le 23 septembre 1647. Voici le texte du document donnant
la date et relatant les faits de cette cérémonie :
" Le 23 septembre 1640, le Rév. Père Hierosme Lallemant,
supérieur de la mission, et M. de Montmagny, le gouverneur,
posèrent la pierre angulaire de l'église de Notre-Dame de la
Conception, à Québec, sous le vocable de Notre-Dame de la
Paix. La dite pierre est à l'angle du cadre du châssis à main
gauche en entrant dans l'égilse, du côté et dans le coin le plus
près du maître-autel. Les noms de Jésus et Marie sont inscrits
dans la pierre sur une plaque de plomb.
B. VlMONT."
Le nom de Notre-Dame de la Paix fut donné à la nouvelle
église en mémoire de la paix qui venait d'être conclue à Tr ois-
Rivières avec les Iroquois. Les travaux de construction ne
furent vraiment poussés avec vigueur qu'en 1648. La messe
y fut célébrée pour la première fois le jour de Noël, 1640.
C'est le Père Lallemand qui bénit l'église et y célébra la pre-
mière messe. L'église ne fut définitivement terminée et dédiée
que le 31 mars 1657. Les dimensions du bâtiment étaient de
100 x 33. L'église paroissiale fut érigée canoniquement par
Mgr de Laval et remise au Séminaire en 1664. Elle fut con-
sacrée le 11 juillet 1666. En 1689, elle fut agrandie de 50
pieds. En 1745, elle fut encore allongée de 40 pieds et on
construisit les deux ailes de côté qui existent encore. Tous
ces travaux furent terminés en 1748, cent ans après la pose de
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
191
la pierre angulaire. " En résumé, disent MM. Doughty et
Dionne (1), nous pouvons dire que les piliers de la nef datent
de 1647/ les tours de 1684 et le reste de l'église de 1745."
Pendant le siège de Québec (1759), toute a partie en.bois
de l'église fut détruite par le feu à l'exception de la bas& du
(1) " Québec under two flags," Doughty et Dionne, 1905.
192 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
clocher. Réparations en 1769 et la rallonge de 22 pieds du
côté du sanctuaire, de sorte que l'église avait a ors une longueur
de 216 pieds et une largeur de 94 pieds, murs compris.
Depuis 1771, époque où l'église fut complètement restaurée
quelques changements ont été faits à la façade en 1843, et en
1849, on commençait la construction de la tour qui n'est pas
encore terminée. En 1775, le gouverneur Guy Carleton la dota
d'un cadran et de trois cloches. Ce cadran fut remplacé par
un autre en bois en 1823.
L'intérieur de la Basilique offre un intérêt tout particulier
au touriste, tant par l'atmosphère de sereine piété qu'on y
trouve, que par le ton sobre de ses décorations, la richesse de ses
peintures, son baldaquin, sa chaire, ses chapelles latérales et
les pieux souvenirs qui s'y rattachent. Dans le chœur de cette
église reposent les restes de presque tous les évêques de Québec,
ceux des curés et des chanoines de la domination française, des
derniers Récollets, ainsi que ceux de centaines de laïques,
hommes et femmes, appartenant aux premières familles de
Québec.
Parmi les principaux tableaux de la Basilique se trouvent
un " Crucifiement " de VanDyck (premier pilier, près du chœur,
côté nord de la nef), un St-Paul, de Carlo Moratti (dans le
chœur), des toiles de Restout, Blanchard, Vignon et Plamondon.
La pièce du maître-autel est apparemment une copie de Lebrun.
Plusieurs plaques commémoratives y consacrent les noms des
évêques de Québec, et de quatre gouverneurs français, y com-
pris Frontenac. On peut visiter la collection des vêtements
sacrés en s'adressant au suisse. Le chapeau rouge de feu le
Cardinal Taschereau est suspendu à la voûte au-dessus du
chœur, vis-à-vis le trône épiscopal.
" La cure de Québec, disent MM. Doughty et Dionne, la
seule inamovible au Canada, mérite une étude spéciale,, non-
seulement parce qu'elle a été occupée par des hommes éminents,
mais à cause du rang élevé qn'on lui a toujours accordé.
Trois prêtres l'ont quittée pour monter sur le siège épiscopal
de Québec, d'autres l'ont occupée en même temps qu'ils étaient
supérieurs du Séminaire ; tous se sont distingués par leurs
talents ou leurs vertus. Henri de Bernières, Argo de Maizerets,
Bertrand de la Tour, Plessis, Signay, Baillargeon, Proulx,
furent des curés modèles dont le sanctuaire a gardé de précieux
souvenirs.
"Le curé^actuel, M. F. X. Faguy, dont la nomination date
de 1888, a beaucoup contribué à orner la basilique et à lui
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 193
donner le cachet splendide qui la fait admirer aujourd'hui.
C'est à son initiative que Ton doit les plaques commémoratives
aux quatre gouverneurs français, et aux Jésuites et Récollets
dont les cendres reposent dans les voûtes de l'église."
L'Eglise de St-Roch.
La pierre angulaire de cette église fut bénite le 28 août
1811, par le Vicaire-Général Descheneaux. Le 11 avril de la
même année, le terrain de l'église avait été donné à l'évêque
de Québec, Mgr Plessis, par M. John Munn et concédé par
M. Joseph Frenette pour la construction d'une église. L'église,
à part la sacristie, fut détruite par le feu le 18 décembre 1816.
Reconstruite en 1818. Jusque là la banlieue de St-Roch
n'était qu'une branche de la paroisse de Notre-Dame de
Québec. C'est dans cette église que fut consacré, le 17 juin,
1821, Mgr McEachern, premier évêque de Charlottetown.
Le 26 septembre 1829, la paroisse fut érigée canoniquement
par Mgr Bernard Claude Panet.
Le 28 mai 1845, l'église fut détruite par le feu.
La paroisse de St-Roch a augmenté rapidement depuis sa
fondation, au point qu'elle a été subdivisée en de nouvelles
paroisses: St-Sauveur, 1er mai 1867; Limoilou, 24 mai 1895;
Stadacona, 24 mai 1895 ; Jacques-Cartier, 25 septembre 1901.
La paroisse de St-Sauveur a, elle-même, donné naissance à la
paroisse de St-Malo.
L'église de St-Roch est suffisamment spacieuse, 178 x 91
pieds. En 1871, construction de la chapelle du Sacré-Cœur,
rue St-François, après une retraite prêchée par le Père Resther,
S. J. H>S< 1
Dans le sanctuaire de l'église de St-Roch est conservé le
cœur de Mgr Plessis, qui y fut transporté de l'Hôpital-Général
le 30 septembre, 1847.
Les trois cloches furent installées dans le clocher en juillet
1847.
Sur la façade de l'église se trouve une statue dorée de St-
Roch et son chien.
L'Eglise de St-Jean-Baptiste.
Commencée en 1847 et terminée en 1849. Dimensions,
180 x 80 pieds. De 1849 à 1886, elle fait partie de la desserte
de la cathédrale et sous la direction d'un chapelain. Le 8 juin
194 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
1881, elle est détruite dans le grand incendie qui dévasta le
faubourg St-Jean. Elle fut reconstruite plus grande et dédiée
le 27 juillet 1884.
La paroisse de St- Jean-Baptiste fut érigée canoniquement
par le Ca dinal Taschereau, le 24 mai 1886 ; son érection civile
fut sanctionnée par la législature provinciale le 24 juin de la
même année. Population d'environ 12,000 âmes.
L'intérieur de cette église est très beau, mais l'extérieur
en est surtout remarquable pour l'élégance de ses proportions
et la beauté de sa façade.
Notre-Dame de la Garde.
Style romain, 100 x 50 pieds. Construction autorisée le
9 avril 1877. Erigée en paroisse le 23 juillet 1885 et détachée
de la paroisse Notre-Dame dont elle avait fait partie jusque-là.
Eglise de St-Malo.
Fondée le 1er juillet 1898. Dédiée le 4 février 1899, par
Sa Grandeur Mgr Bégin. Style romain. Premier curé,
M. l'abbé Henri DeFoy, actuellement de la paroisse Ste-Famille
de Woonsocket, R. L, Etats-Unis. Son successeur, M. l'abbé
H. Bouffard, est le curé actuel cle la paroisse.
Près cle l'église se trouve le couvent des Sœurs de Notre-
Dame, bâti en 1901, puis le collège des Frères Maristes, cons-
truit en 1899. La paroisse possède aussi une maison de la
Providence, dirigée par les Sœurs Franciscaines.
Monastère et église des Ursulines.
Les Ursulines logèrent d'abord, en août 1639, dans un
réduit situé à la basse- vil e, à l'endroit occupé aujourd'hui par
l'hôtel Blanchard, en face de l'église de Notre-Dame des Vic-
toires. Au printemps de 1641, les religieuses se construisirent
un monastère de 92 x 28 pieds, à la haute-ville, sur un terrain
que leur avait donné la Compagnie clés Cent Associés. " C'est
la plus spacieuse et la plus belle maison du Canada," écrit la
Mère Marie de l'Incarnation.
Le 29 mai 1652, les religieuses ouvrent un autre monastère,
de proportions plus considérables. Le premier bâtiment avait
été détruit par le feu, le 30 décembre 1650. Le 20 octobre
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 195
1685, une deuxième conflagration détruit le monastère»
Reconstruction immédiate et réouverture le 9 novembre 1687.
De 1712 à 1715, le monastère est agrandi, mais les religieuses
s'occupent surtout de la construction d'une chapelle convenable.
La chapelle intérieure des Ursulines est de construction
récente, 16 mai 1901. La chapelle extérieure que l'on voulait
conserver telle que construite en 1720 dut être rebâtie. L'ar-
chitecte, M. David Ouellet, conserva à la nouvelle construction
tout le cachet de l'ancienne. Pose de la pierre angulaire le 28
août 1901. Bénédiction solennelle des deux chapelles le 21
novembre 1902, 260ème anniversaire de l'installation de la
fondatrice dans le monastère de la haute-ville, le 21 novembre
1642.
Cette chapelle -est la troisième construite depuis la fonda-
tion du monastère. La première, appelée la chapelle de Mme
de la Peltrie, fut commencée en 1656. M. de Lauzon, alors
gouverneur de la Nouvelle-France,, posa la pierre angulaire.
En 1667, le marquis de Tracy ajoute à l'église des Ursulines
une chapelle dédiée à Ste-Anne. Il pose lui-même la pierre
angulaire qui est bénie par Mgr de Laval. Cette chapelle fut
détruite par le feu en 1686.
La deuxième église fut inaugurée le 14 août 1722, par
Mgr de St-Valier. Durant les travaux de reconstruction, la
pierre angulaire de 1720 fut retrouvée.
Le monastère des Ursulines possède de riches peintures,
achetées en France, vers 1815, par l'abbé Desjardins, vicaire-
général de l'archevêque de Paris. En voici la liste :
Grandes Toiles
1. — L'adoration des mages, au-dessus du maître-autel,
LeBrun.
2. — Notre-Seigneur ouvrant son Cœur aux Religieuses de
l'Ordre de la Visitation.
3. — Les vierges sages et les vierges folles, Pietro da Cortova.
4. — La pêche miraculeuse, Ant. de Dieu.
5. — La Visitation, Collin de Vermont.
6. — Rachat des Captifs Chrétiens, à Alger s, par les Pères
de la Trinité, Claude Guy Halle.
7. — Jésus chez Simon le pharisien, P. de Champagne.
8. — St-Nonnus, évêque, recevant la conversion de Pélagie,
P. P. Prud'hon.
9. — Un anachorète (sujet pas très bien défini.)
196 la revue franco-américaine
Petites Toiles
1. — Epousailles mystiques de Ste-Catherine, Pietro da
Cortova.
2. — La Sainte Face de Notre-Seigneur.
3. — La Madone et l'Enfant.
4. — Notre-Seigneur tombant sous le poids de la Croix.
5. — St-Jérôme recevant sa dernière communion (copie
supposée de Domenichini.)
6. — La Sainte-Famille, visite de Jean-Baptiste (légendaire).
Monuments Historiques
1. — Au marquis de Montcalm, enseveli en 1759 ; monu-
ment érigé en 1859 ; épitaphe composée par l'Académie Fran-
çaise en 1763.
2. — Tablette de marbre, placée par le gouverneur anglais,
Lord Aylmer, en 1831.
3. — A la mémoire des Pères Jésuites, de Quen et Duperron,
qui ont travaillé à la conversion des tribus huronnes, morts en
1659, 1655. Aussi au Frère lay Liégeois, mort à Québec, en
1655.
Tablettes Commemoratives
1. — Père Thomas Maguire, chapelain des Ursulines pendant
18 ans. Décédé à 82 ans, le 19 juillet 1854.
2. — Père Patrick Doherty (épitaphe).
3. — Père Georges LeMoine, chapelain des Ursulines de
1854 à 1890, mort à 73 ans, dans sa cinquantième année de
prêtrise.
Le monastère possède de vieilles gravures de Basset le
jeune, Andrau et F. Landry de Paris, des archives précieuses
contenant l'autographe du roi Louis XV, une bibliothèque
religieuse, littéraire, scientifique et pédagogique de 12;000
volumes, une relique de la vraie Croix, un crucifix en argent
massif donné par Mme de la Peltrie, plusieurs portraits de
personnages historiques, entre autres celui de la Révérende
Mère Marie de l'Incarnation, etc., etc.
Dans la chapelle des Ursulines, en 1831, Lord Aylmer fit
placer une tablette de marbre commémorative à Montcalm,
dont les cendres reposent dans les voûtes de la chapelle. La
tablette porte l'inscription suivante :
la revue franco-américaine 197
Honneur a Montcalm !
Le destin en lui dérobant la victoire,
L'a recompense par une mort glorieuse.
La chapelle des Saints contient la fameuse lampe votive
donnée par Marie Madeleine de Repentigny en 1717. Cette
lampe fut remplacée par une descendante d'une branche de la
famille, Miss Madeleine Arthon, qui donna une lampe en argent
solide, fabriquée par la célèbre maison Armand Calliat de Lyon.
Le Rev. L. St-G. Linclsay, ancien chapelain du couvent, en a
fait la description suivante :
" Cette lampe, qui est entièrement d'argent 1er titre, avec
dorure ors et couleurs, et émaux au feu, aussi bien que les
chaînes et le pavillon, pèse 1,398 grammes. En voici le poème
dans les détails : Un large bandeau ciselé en relief, supporte
quinze roses émaillées, cinq blanches, cinq rouges et cinq
jaunes, couleurs emblématiques des mystères du- Rosaire.
Trois volutes auxquelles les chaînes sont attachées supportent
cette lampe qui se termine par un pendentif ciselé en relief et
par une croix émaillée. Trois chapelets aux grains de lapis
bleu du Tyrol sont suspendus au-dessus du bandeau de la
lampe. Des lys au naturel timbrent le bandeau du pavillon
et s'accrochent aux volutes."
Cette lampe votive n'a pas cessé de brûler depuis qu'elle
a été donnée au couvent par Mlle de Repentigny.
Marie Madeleine de Repentigny entra au couvent jles
Ursulines à l'âge de dix ans, plus tard s'y fit religieuse, après
la mort de son fiancé. M. Kirby mêle son nom à une intrigue
d'amour dans son roman " Le chien d'or ". C'est son frère
qui aurait tué Nicolas Jacquin Philibert.
Eglise de St-Patrice
Eglise des irlandais catholiques, rue MacMahon, près de la
Côte du Palais. Construite en 1831, 146 x 65 pieds, agrandie
en]1845, dirigée par les Pères Rédemptoristes depuis le 29
septembre 1874. Contient une excellente toile de M. Charles
Huot, représentant le " Couronnement de Marie ".
Notre-Dame des Victoires
Située à la basse- ville. La plus modeste des églises de
Québec ; elle rappelle une multitude de souvenirs glorieux et
français. Elle fut fondée il v a 218 ans.
198 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Pose de la pierre angulaire le 1er mai 1608. Le gouverneur
était présent et Mgr de Laval officiait. Terminée après l'ar-
rivée à Québec de^Mgr de St-Valier. L'évêque la dédia d'abord
à l'Enfant-Jésus *et la petite chapelle que Ton voit à gauche
en entrant fut appelée la chapelle de Ste-Geneviève.
Après l'infructueuse tentative de Phipps contre Québec, en
1690, l'évêque décida de dédier l'église à Notre-Dame de la
Victoire; et il ordonna qu'une fête avec procession en l'honneur
de la Vierge, fût célébrée chaque année, le quatrième dimanche
d'octobre.
Vingt et un ans plus tard le nom de l'église fut encore
changé après que, par une nouvelle intervention de la Provi-
dence, la ville eut été sauvée d'un nouveau siège. En 1711,
une flotte anglaise commandée par l'amiral Walker se dirigea
sur Québec. La flotte redoutée se perdit dans un épais brouil-
lard, et huit des navires allèrent se briser sur les rochers de
File aux Oeufs. Toute la population de Québec fit un pèleri-
nage d'actions de grâce à Notre-Dame de la Victoire. On
plaça ensuite l'église sous le vocable de " Notre-Dame des
Victoires " pour rappeler aux générations futures les faveurs
accordées aux Canadiens-Français par la Mère de Dieu.
L'église fut complètement détruite lors du siège et de la
prise de Québec, en 1759. Elle fut reconstruite en 1765. Les
citoyens en firent achever l'intérieur en 1817. Le 23 mai 1888,
on célébra par une grande fête religieuse présidée par le Car-
dinal Taschereau, le deuxième centenaire de la fondation de
l'église de Notre-Dame des Victoires.
Quelques mois auparavant, elle avait été fraîchement
peinte à fresque. Les décorations cle l'intérieur sont d'un goût
très délicat. Sur la frise de la muraille, du côté de l'évangile,
sont les armes du Cardinal Taschereau et de Jacquer-Cartier ;
du côté de l'épître, sont les armes de Mgr de Laval et cle Cham-
plain. Sur des panneaux se trouvent des représentations des
trophées enlevés aux anglais à la bataille de Beauport en 1690,
et de la destruction cle la flotte de Walker. Dans le chœur,
au-dessus de l'autel, sont inscrits les mots : " Kebeka Liberata."
La ville de Québec, symbolisée par une femme couronnée,
est assise sur un roc au pied duquel l'esprit Indien du St-
Laurent renverse une urne. Près du groupe, un castor. A
leurs pieds il y a des boucliers, des cuirasses et des étendards
portant les armes de l'Angleterre. Ce sujet a été emprunté à
une médaille frappée du temps de Louis XIV, pour perpétuer
la mémoire des victoires françaises. A l'arrière cle l'église, sur
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
199
la muraille, des inscriptions de diverses couleurs rappellent les
faits les plus éclatants qui ont illustré l'histoire de Y église aux
différentes époques de son existence.
Le reliquaire qui se trouve du côté de Y évangile contient
des os de St-Laurent, St-Boniface et St-Victor ; celui qui se
trouve du côté de l'épître contient des os de Ste-Aurélie, St-
Vincent, St-Irénée et St-Probus. L'église de Notre-Dame des
Victoires possède aussi des reliques de la vraie Croix et de Ste-
Geneviève.
Eglise de Notre-Dame des Victoires
Couvent des Sœurs Franciscaines
Sur la Grande Allée, à l'angle de la rue Claire Fontaine,
sur le champ de bataille des Plaines d'Abraham. La maison
mère de cette communauté est à Rome. Le couvent de Québec
fut fondé en 1893 et la chapelle y attenante fut terminée en
200
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
1898. L'intérieur de la chapelle est de toute beauté ; on y a
installé il y a une couple d'années un splendide autel en marbre
de Carrare et en onyx mexicain. On y fait l'adoration perpé-
tuelle du Très Saint-Sacrement. Chapelain : le Rév. M. L._H.
Paquet.
EGLISE DES RECOLLETS
Monastère et Eglise des Recollets
Fut construite en 1693, sur le terrain occupi aujourd'hui
par la cathédrale anglicane et le palais de justice. Le terrain
des Récollets fut exproprié par le gouvernement après la mort,
18 mai 1800, du Rév. Père Félix de Berey, le dernier des Récol-
lets qui aient vécu au Canada.
LA REVUE FRANC0-AMÉR1CAIK3 201
L'Eglise de Jacques-Cartier
Construction commencée dans le mois d'août 1851. Inau-
gurée comme chapelle de la Congrégation de St-Roch, le 11
septembre 1863. Ouverte au public pour services paroissiaux
en 1865. En 1901, la Congrégation donna sa chapelle à Mgr
Bégin, qui en fit Y église de la nouvelle paroisse de Jacques-
Cartier, érigée canoniquement le 25 septembre 1901. La pa-
roisse est placée sous le vocable de l'Immaculée Conception.
Son premier curé fut l'abbé Paul Eugène Roy, plus tard
Directeur de Y Action Sociale Catholique, et aujourd'hui évêque
auxiliaire de Québec.
Notre-Dame du Chemin
Située sur le chemin de Ste-Foy, à côté de Villa Manrèse,
la maison des Jésuites qui ont la desserte de l'église. Elle est
due à la générosité du Chevalier Louis de Gonzague Baillargé
et de quelques citoyens de Québec. Bel intérieur. Inaugurée
en 1895.
Eglise de St-Sauveur
Elle fut construite il y a plus de 50 ans, mais ne fut érigée
en paroisse qu'en 1867. On lui a donné son nom en mémoire
du premier prêtre séculier venu à Québec en 1634. Détruite
par le feu en 1866, elle fut reconstruite l'année suivante. Elle
est dirigée par les Pères Oblats. Décoration intérieure par
M. Charles Huot.
Notre-Dame de Lourdes
Construite par les Pères Oblats en 1870. Consacrée le 8
décembre 1880.
En 1882, le Cardinal Taschereau la reconnut comme la
chapelle du Tiers-Ordre des Franciscains.
Chapelle de la Congrégation de la Haute Ville
Sur la rue d'Auteuil, angle de la rue Dauphine, (1) sur un
terrain octroyé par Sir John Sherbrooke, le 9 novembre 1817,
(1) La rue Dauphine était connue sous le nom de rue Sainte-Anne,
bas, par opposition à la rue Sainte-Anne actuelle qui est plus élevée.
202
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
à la demande de Mgr Plessis. Nous en retrouvons l'histoire
dans l'extrait, suivant de "l'Histoire de la Congrégation de
Notre-Dame de Québec " :
On se mit aussitôt à l'œuvre pour construire la chapelle
avec un logement adjacent qui servirait de sacristie et de pres-
bytère.
La Chapelle actuelle de la Congrégation de la
Haute- Ville de Québec.
Une souscription fut ouverte en ville afin d'aider aux
frais de construction, car les ressources modiques de la con-
grégation n'y auraient pas suffi. La chapelle fut ouverte
au culte vers 1820. On y installa la cloche de l'ancienne
église des Jésuites.
Pour favoriser la fréquentation de cette chapelle et aider
à l'amortissement de la dette, l'évêque décida, le 4 mai 1826,
qu'un salut du saint Sacrement aurait lieu le vendredi de
chaque semaine et qu'une messe publique serait célébrée
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 203
t
les jours de réunion. En 1833, Rome accorda une faveur
spirituelle pour le jour de la fête patronale de la congrégation.
Tous les fidèles pouvaient, en visitant la chapelle, gagner une
indulgence plenière aux conditions ordinaires.
En 1836, l'autorité diocésaine crut prudent de renouveler
l'affiliation de la congr égation de Québec avec la congréga-
tion " Prima Primaria " de Rome, afin de s'assurer la par-
ticipation aux faveurs spirituelles et privilèges que les souve-
rains pontifes ont accordés à cette dernière. Elle désirait
par ailleurs, substituer à la fête de l'Immaculée Conception
celle de la Purification, afin de ne pas faire coïncider la fête
patronale de la congrégation avec celle de l'église cathédrale.
Le R.P. Jean Roothan, général des Jésuites, délivra ces nou-
velles lettres patentes le 17 mars 1836.
En 1839, les citoyens de Saint-Roch présentèrent une
requête à Mgr Signai afin de former dans leur paroisse une
nouvelle congrégation. Le projet ayant été approuvé, l'abbé
Charles-Félix Cazeau fut délégué par l'Evêque afin de déter-
miner l'emplacement de la chapelle et du presbytère. La
direction en fut confiée au curé, messire Zéphirin Charest.
Le 12 janvier 1840, vingt congr éganistes prononcèrent leur
acte de consécration. Déjà cinquante membres de la congré-
gation de Notre-Dame de Québec, résidant à St. Roch, avaient
été admis dans la nouvelle congrégation. Le 21 juillet de la
même année, la congrégation de Saint-Roch obtint son affi-
liation à celle du Collège romain, sous le vocable de l'Imma-
culée Conception de Marie, avec saint Joseph comme second
patron. A partir de 1849, les congr éganistes de Saint-
Roch furent dirigés par les Jésuites. A la demande de Mgr
Bégin, les congr éganistes de Saint-Roch cédèrent la pro-
priété de leur chapelle qui devint église paroissiale, et la direc-
tion de la congrégation passa alors au curé de la nouvelle
paroisse (1901.)
Les Jésuites néanmoins conservèrent la congrégation de
la Haute- Ville, leur ancienne congrégation, dont ils avaient
repris la direction lors de leur retour à Québec. Ce fut en
1828 que Mgr Turgcon, avec l'approbation de Mgr Signai',
forma le projet de fonder à Québec une maison de Jésuites
<3t de leur confier la direction de leur ancienne congrégation.
Le conseil consulté (1er décembre) approuva ce plan. Mais
l'Evêque voulut que la congrégation entière fut appelée à
donner son avis. La convocation eu lieu le 3 décembre et
le projet fut adopté.
2C4
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Les Eglises Protestantes
Québec possède plusieurs églises protestantes dont la
plus ancienne est sans contredit la cathédrale anglicane située
à l'ouest de la Place d'Aimés, en arrière du Palais de Justice,
sur le terrain où se trouvait autrefois l'église des Récollet
LA CATHEDRALE ANGLICAINE
détruite par le feu, avec leur couvent en 1796. L'église
actuelle fut dédiée en 1804. C'est tout près de cette église
que se trouvait l'orme sous leqrel Jacques-Cartier assembla-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 205
ses compagnons après son arrivée dans la colonie. Cet arbre
fut abattu par le vent dans le mois de septembre 1845. Avant
l'érection de l'église anglicane à Québec les exercises de cette
dénomination religieuse avaient lieu dans la vieille église des
Récollets. Après l'incendie le gouvernement anglais s'em-
para du sol et y fit construire l'église actuelle. On peut y
voir le drapeau du 69ème Régiment reçu des mains du Prince
Arthur lorsque ce régiment fut envoyé en garnison au Canada.
Les autres églises protestantes de la ville sont les suivantes:
" Trinity Church," épiscopalienne, rue St. Stanislas, autre-
fois occupée par les militaires ; église Méthodiste, même rue,
en haut ; église baptiste, me McMahon ; église St. André,
presbytérienne, rue Ste. Anne ; " Chalmers Church," presby-
térienne, rue Ste. Ursule, scène de l'émeute Gavazzi, en 1859;
église protestante française, rue St. Jean, en dehors des murs ;
église St. Mathieu, épiscopalienne, sur la même rue, mais
plus à l'ouest. Il y a aussi des églises épiscopaliennes sur la
rue St. Valier, à St. Roch et sur la rue Champlain.
Vieux articles et vieux ouvrages
Les Canadiens de l'Ouest, par Joseph Tassé, deuxième édition,
Montréal, Imprimerie Canadienne, i878v (Catholic Quarterly
Review, Oct. 1879) 2ème partie.
Davenport, clans l'Etat de l'Iowa, reconnaît pour son fon-
dateur le canadien Antoine Leclerc qui vint s'établir à Péoria
en 1809, un peu avant la destruction de ce village par Craig.
Un peu plus tard, il alla se fixer à Rocky Islanci où sa modeste
habitation fut bientôt jetée dans l'ombre par la maison que
construisit le Colonel Davenport. Connaissant à fond tous les
secrets de la forêt profonde, familier avec les idées et les dialectes
des Indiens, Leclerc joua un rôle important comme interprète
et agent. Les Sacs et les Renards donnèrent à sa femme une
vaste étendue de terrain et, plus heureux que Dubuque, cette
donation fut reconnue par le gouvernement américain, et
Leclerc vécut assez longtemps pour voir le développement de
Davenport, même pour vendre la maison qu'il y avait construite
à une compagnie de chemin de fer qui en fit une gare. Leclerc
prit une part active dans toutes les opérations entreprises avec
les Sacs et les Renards ; il recueillit des lèvres même de Black
Hawk une autobiographie de ce chef célèbre et la fit publier
en Angleterre.
Pendant plusieurs années il fut maître de poste et juge de
paix avec juridiction sur toutes les causes épineuses soulevées
entre blancs et indiens. Lorsque, en 1840, on organisa dans sa
ville une " Association de Pionniers ", il en fut le premier
président.
Leclerc resta toujours fidèle à sa religion. Il donna des
emplacements pour les églises et les institutions catholiques
aussitôt que des prêtres furent rendus sur les lieux. Il sous-
crivit $2,500, puis donna ensuite mille dollars de plus, pour la
construction de l'église St-Pierre, actuellement l'église St-
Antoine. En 1836, il construisit l'église Ste-Marguerite, puis
la donna avec le terrain sur lequel elle était érigée à son évêque.
Ce cadeau était vraiment digne de ces âges de foi.
La vieille ville canadienne de Détroit eut aussi ses person-
nages de marque. L'histoire de ses premières années nous
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 207
apporte les noms de Gouin, Navarre, Dejean et Jacques
Dupéron Baby. Ce dernier était un brillant officier qui com-
battit avec ses frères contre les anglais près de Fort Duquesne
en 1755, et porta le nom reclouté des armes françaises jusque
dans la Pennsylvanie et la Virginie. Après la guerre il se fixa
à Détroit, s'engagea clans le commerce des fourrures et devint
surintendant des affaires indiennes sous le régime anglais auquel
il resta fidèle pendant la guerre de Y Indépendance américaine,
ce qui lui valut la confiscation de toutes ses propriétés. Ses
fils furent clignes de lui et conquérirent des postes de distinction,
tant clans Tordre civil que "dans Tordre militaire, sous les Anglais.
Joseph Rainville est une sorte d'anomalie. Issu d'un père
canadien et d'une mère Sioux, il reçut son éducation au Canada
sous la direction d'un prêtre vénérable et fut toujours, de parole
et d'action, un catholique. Ceux qui, par hasard, rencontrent
les " Extraits de la Genèse et des Psaumes," L' " Evangile
selon St-Marc," les " Extraits de St-Mathieu, St-Luc et St-
Jean," dans la langue des Dakotas ou des Sioux, et publiés par
des organisations protestantes de Cincinnati, supposeraient
difficilement que ce sont des traductions faites par ce métis
catholique, Rainville ; c'est pourtant le cas. Son éducation
lui permettait de posséder parfaitement, sa propre langue, et
une longue habitude l'avait rendu maître à tel point du langage
des Sioux que peu d'interprètes clans l'Ouest pouvaient l'égaler.
Sa supériorité était à ce point manifeste que ce travail de tra-
duction ne pouvait pas être fait sans son concours.
Sa vie fut, toutefois, très active, partagée entre le com-
merce des fourrures dans le Minnesota, le Missouri et les districts
des Montagnes Rocheuses, puis, comme capitaine au service
des Anglais, à Fort Meigs, et sur d'autres champs de bataille,
à la tête des Sioux, dont il put à plusieurs reprises arrêter la
férocité et la cruauté. Plus tard, comme officier à demi solde,
il travailla dans l'intérêt de la Compagnie de la Baie d'Hudson;
finalement, en 1822, renonçant à son allégeance pour venir se
fixer aux Etats-Unis où il fonda avec Faribault le " Columbia
Fur Company," il fut interprète pour Long comme il l'avait
été pour Pike, toujours avec son activité et son indépendance
ordinaires. Il alla terminer sa carrière au Lac qui Pade. Là,
il sema les premiers champs de blé et posséda les premiers
troupeaux de bestiaux qui aient été vus dans la région du Haut
Mississippi. Son hospitalité était celle d'un patriarche, franche,
cordiale, sans limite. Rainville mourut dans le mois de mars
1846, estimé au point que Ton a donné son nom à un comté.
208 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Louis Provençal, un autre canadien, fut un des pionniers
du Minnessota. Mais le canadien le plus éminent de cet Etat
fut Jean-Baptiste Faribault, dont le frère Bartholomée, resté
au Canada, rendit de si grands services à l'histoire de sa colonie
natale et en recueillant plusieurs des plus rares et des plus
précieux ouvrages qui s'y rapportent. Son catalogue fait
partie de notre bibliographie.
Jean-Baptiste, né à Berthier en 1774, attira l'attention du
Duc de Kent par son habileté artistique et reçut l'offre d'une
commission, mais il préféra entrer au service de la North West
Company. Son premier poste fut Kankakee. Là et à Bâton
Rouge, sur la rivière Desmoines, il fit ses premiers essais dans
le commerce des fourrures et il obtint beaucoup de succès. Il
lui tardait encore de retourner au Canada, mais il accepta tout
de même le commandement de Petits Rapides. Après trois
ans de séjour à ce poste il épousa une fille métisse et établit
définitivement son foyer dans l'Ouest. Après dix années
passées au service de la Compagnie, il résolut de faire le com-
merce des fourrures pour son propre compte, et, s' étant fixé à
la Prairie du Chien, il établit un commerce lucratif avec les
Winnebagoes, les Sioux et les Renards qui habitaient dans les
environs. Le plomb miné par son compatriote Dubuque et les
fourrures amassées par les indiens furent les principaux objets
qu'il acheta pour les transporter ensuite à St-Louis dans des
voyages qui duraient jusqu'à quinze jours. Lorsque la guerre
éclata entre l'Angleterre et les Etats-Unis, en 1812, Faribault
refusa de prendre cause pour ces derniers. Il fut en consé-
quence fait prisonnier par le Colonel McCall et emmené sur
une canonnière anglaise. Lorsque les Anglais attaquèrent la
Prairie du Chien, sa femme et ses enfants s'enfuirent à
Winona, ne se doutant guère qu'il était prisonnier des
assaillants. Sa maison fut détruite par les Winnebagoes, et
ses bestiaux et ses marchandises pillés. Tout lui fut enlevé
et il se trouva, après tant d'années de labeur, dans un com-
plet dénuement. Son courage, cependant, ne l'abandonna
pas, et il entreprit de refaire sa fortune ; mais lorsque les
Anglais se retirèrent, ils mirent le feu aux bâtisses cle la
Prairie du Chien qu'ils laissèrent complètement dévastée.
La North West Company, exclue de notre territoire, fut
forcée de vendre ses propriétés, et Faribault put profiter de
cette occasion. Après avoir exercé son commerce pendant
quelques années à la Prairie du Chien, il se transporta à Pike
Island, tout près de l'endroit où s'éleva plus tard le Fort
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 209
Snelling. Là, il entreprit de cultiver la terre ; il fut le premier
à casser le sol pour des fins agricoles à l'ouest du Mississippi et
au nord de la rivière DesMoines. L'île, qui avait un demi
mille carré, lui fut cédée par les Indiens et son titre fut validé
dans le traité de 1820. Deux ans plus tard une inondation
balaya l'île, détruisant tout ce qui s'y trouvait d'améliorations,
et, en 1826, à cause d'une accumulation de la glace, la maison
qu'il avait courageusement reconstruite fut rasée et son trou-
peau de bestiaux fut noyé. Quittant ce poste trop exposé, il
se retira à Mendota où il fit un commerce très florissant, et
gagna bientôt la confiance des Sauvages qui l'appelèrent Cha-
polinistoy, ou " queue de castor." Ceci, cependant, n'empêcha
pas qu'il fût, en une occasion, poignardé et blessé gravement
par une " brave ". En 1817, il rencontra le premier prêtre qui
visita cette région et put, avec sa famille, profiter des secours
de la religion. En 1840, il trouva mourant à Fort Snelling le
Rév. M. Galtier qu'il amena dans sa maison et auquel il donna
les soins les plus assidus. Sa maison devint celle du vaillant
apôtre pour lequel il construisit une petite chapelle, la première
érigée dans le Minnesota, que fréquenta bientôt une congréga-
tion de Canadiens et d'Indiens. Cette église fut consacrée à
l'Apôtre des Gentils et c'est de là que la ville de St-Paul a pris
.son nom. Le vénérable Vicaire-Général Ravoux succéda à
l'abbé Galtier et il professa toujours la plus haute estime pour
le pionnier canadien qui mourut en 1860, regretté de tous, et
après avoir donné à ses enfants une éducation que peu d'enfants
habitant les pays neufs peuvent obtenir. Son fils Alexandre
devint très influent, occupant successivement des positions
importantes pour les Etats-Unis dans les négociations avec les
sauvages, puis celle de législateur dans l'Etat que son père
avait tant contribué à fonder. Le Minnessota a un comté et
une ville portant le nom de Fanbault, et ce fils y contribua
généreusement à l'église catholique. C'est lui qui, avec le
concours du général Fields, jeta les bases de Faribaultville.
Superior City, sur le Lac Supérieur, est une ville qui se
réclame de fondateurs canadiens dans les personnes de Jean-
Baptiste Lefebvre, Saint Denis, Roy et Saint Jean.
St-Paul, qui doit son nom à un prêtre catholique, le Rév.
M. Galtier, honore parmi ses pionniers, le canadien Vital Guéiin
dont la générosité envers la ville et l'église catholique fut
remarquable. Le progrès de St-Paul lui permit de conquérir
une situation de richesse et d'importance, mais son honnêteté
.et sa franchise en firent une victime facile pour les exploiteurs
210 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
sans scrupule qui envahissent les villes naissantes. Son avoir
fut disséminé et il mourut pauvre après avoir fait des cadeaux
princiers et avoir répondu avec empressement aux appels cha-
ritables. St-Paul a élevé un monument à cet homme de mérite,
et l'historien de la ville fait le plus grand éloge de sa valeur.
Pembina compte parmi ses pionniers Joseph Rolette, fil»
de celui qui a déjà été mentionné dans cette étude. Il repré-
senta sa ville à la Législature du Minnessota et était un homme
très entreprenant. Tous les projets devant contribuer au
développement du pays le trouvaient parmi les plus ardents
et son nom est encore vénéré dans le comté de Rolette, Dakota.
A une période plus reculée appartient Jean-Baptiste
Mallet qui, en 1777, fonda un établissement sur le site actuel
de la ville de Péoria, Illinois, qui fut pendant longtemps connue-
sous le nom de " Ville à Mallet." Cet établissement et Cahokia
fournirent les volontaires pour l'expédition de Brady contre le
Fort St- Joseph. Ces volontaires enlevèrent le fort aux Anglais,,
mais en revenant dans leurs foyers, ils tombèrent dans une
embuscade que leur tendirent les sauvages et furent presque
tous tués ou faits prisonniers. Indompté par ce revers, Mallet,.
en 1878, marcha contre le même fort, s'en empara, enleva les
magasins évalués à $50,000 et mit fin aux opérations anglaises
dans cette partie du pays. La " Ville à Mallet " attira les
habitants de la vieille Péoria et prospéra jusqu'en 1812 alors
que le capitaine Craig de la milice de l'Illinois, dont le camp-
avait été attaqué par les sauvages, se vengea sur les colons
inoffensifs, pillant leurs maisons, s'emparant de leurs chevaux
et détruisant leurs bestiaux et leurs récoltes. Les habitants
eux-mêmes furent faits prisonniers et lorsqu'ils furent remis en
liberté ce ne fut que pour retrouver leurs maisons réduites en
cendres par les sauvages. Ils demandèrent en vain une indem-
nité au Congrès américain ; on ne fit jamais droit à leurs
réclamations.
Pierre Ménard, de Kaskaskia, cette vieille ville d'origine
canadienne fut, au cours du dernier siècle, un des hommes les
plus éminents de l'Ouest. A partir de l'année 1786, il s'occupa
de commerce, d'abord à Vincennes, comme agent du colonel
Vigo, puis à Kaskaskia, ensuite comme associé de Manuel Liza,,
et étendit le champ de ses opérations jusqu'aux Montagnes-
Rocheuses. Comme agent au service des Etats-Unis, il conclut
plusieurs traités avec les tribus indiennes. Il fut élu par le-
comté de Randolph à la Législature du Territoire de l'Indianar
et lorsque l'Illinois devint territoire, il siégea au conseil légis-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 211?.
latif, lorsque ce dernier s'assembla pour la première fois en 1810
dans l'ancien village de Kaskaskia. Ménard s'acquitta des-
devoirs de président du conseil législatif avec calme, modéretion
et dignité. Lorsque l'Illinois fut admis dans l'Union, en 1818,-.
Ménard fut élu lieutenant-gouverneur et occupa ce poste jus-
qu'en 1822. 11 mourut plus de vingt ans après, à Kaskaskia, .
universellement respecté et estimé. Son frère, François, qur
fut un des premiers à organiser une ligne régulière de transports
sur le Mississippi, était aussi citoyen de Kaskaskia.
Le colonel Jean-Baptiste Beaubien, appartenant au groupe
canadien de Détroit, fut un des premiers parmi ceux qui for-
mèrent l'établissement qui est devenu de nos jours la ville de-
Chicago, et prit une part active à son premier progrès.
Bourbonnais, Ilinois, un des grands centres de l'immigra-
tion canadienne moderne aux Etats-Unis, considère comme
son fondateur Noël Levasseur, un enfant d'Yamaska, Canada,
qui aida à transporter quelques tribus indiennes dans l'Ouest,
et fut un agent très actif au service des Etats-Unis.
" Bourbonnais, dit M. Tassé, est un vrai village cana-
dien, et la voyageur qui, après avoir franchi plusieurs cen-
taines de milles, se trouve tout à coup dans cette localité,
pourrait se croire encore au milieu d'une de nos bonnes et
anciennes paroisses des bords du St. Laurent. L'église et le -
couvent, groupés ensemble, les maisons entourées de verdoy-
antes plantations, la franche hospitalité des habitants, leur
gaieté toute gauloise, les accents français, les airs nationaux
qui résonnent agréablement à son oreille, les usages popu-
laires si bien, si religieusement conservés ; tout lui rappelle
la patrie absente."
Bourbonnais n'est pas le seul endroit de fondation ré-
cente qui soit d'oiigine canadienne comme Kaskaskia, la
Prairie du Rocher, Péoria, ou Fort Chartres, villages d'un
autre âge, aujourd'hui disparus ou en voie de disparaître.
Parmi les nouveaux venus, nous trouvons St George fondé
par Granger, Manteno, fondé par Ménard Martin, L'Erable,
fondée par Mme Kirk, Ste. Anne et Kankakee.
C'est à Bourbonnais que l'infortuné prêtre Chiniquy,.
qui avait déjà porté scandale au Canada, apostasia ouverte-
ment et essaya d'entrainer les Canadiens dans son erreur. Cet •
homme fut bientôt jugé à sa véritable valeur par les organisa-
tions protestantes bien qu'elles durent payer très cher leur
expérience ; et une publication bien connue, hostile aux ca-
tholiques, décrivit sous le titre de " Aide pour les Chincapins,"~
212 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
les absurdités de ce nouvel apostat. Pourtant il avait avant
sa chute dirigé une émigration canadienne considérable des
bords du St. Laurent vers Bourbonnais, et il conçut le projet,
qu'il réalisa en partie, de grouper à cet endroit tous les Cana-
diens dispersés dans les Etats-Unis. Ce groupe atteignit
de son temps une population de six ou sept mille habitants.
Joseph Robidou, fils d'un des premiers pionniers de St.
Louis, construisit une habitation (cabin), en 1803, au pied des
Monts des Serpents Noirs (Black snake Hills) et fit le commerce
avec les Iowas, les Renards, les Pawnees et les Kansas, parmi
lesquels il devint bientôt très influent. Le magasin de Robi-
dou fut vite connu de tout le monde, et après qu'il eut acquis
une étendue de terrain des sauvages en paiement des dettes
dues par les tribus, (1) Robidou, invita les colons à venir
s'établir auprès de lui et fonda la ville de St. Joseph à laquelle
il donna le nom de son saint patron et dont il fut le premier
magistrat.
Un autre membre de cette race canadienne, Jean Baptiste
Louis Roy, est resté fameux dans les annales de l'Ouest pour
la résistance héroïque qu'il fit, en 1814, à la Côte Sans Dessein,
avec sa femme, contre une armée considérable d'Iowas, de
Renards et de Sacs. Plusieurs canadiens avaient été attirés
au dehors du fort, par une fuite simulée, puis isolés. Roy,
portant sa vieille mère, s'échappa avec sa femme et un com-
pagnon jusqu'à sa maison, au milieu d'une pluie de balles.
Xe siège commença. Mme Roy, fondait des balles pour les
hommes et, lorsqu'elle en avait le loisir, employait son propre
fusil contre les Indiens et avec un effet terrible car elle était
une habile tireuse. Leur feu était si rapide qu'ils durent
mouiller les canons de leurs fusils. Le deuxième jour leur
compagnon s' étant hasardé à regarder à travers un trou de
muraille fut blessé mortellement. Les sauvages s'aperçurent
bientôt (Je leur avantage et réussirent à mettre le feu au toit
de la maison, Roy monta sur le toit et éteignit les flammes,
tandis que sa brave épouse, employant successivement tous les
fusils chargés d'avance empêcha les sauvages de tourner leurs
armes contre son mari. Le trois ième jour les trouva entière-
ment épuisés. Leur endurance était rendue à sa limite, mais
ils décidèrent de maurir bravement et ouvrirent le quatrième
jour avec une telle fusillade de toutes les parties de la maison
que les sauvages, poussant des grands crisse retirèrent, lais-
(1) "Treaties between the United States and the Indian Tribes," p. 525.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 213
sant les cadavres de quatorze de leurs camarades autour de la
maison qui venait d'être défendue avec l'énergie de désespoir.
Louis Vital Bogy, (1) qui peut être considéré comme le
père du vieux Kaskaskia, qui devint commissaire des affaires
Indiennes pour les Etats-Unis, sous le président Johnson,
et qui mourut sénateur des Etats-Unis pour l'Etat du Mis-
souri, est un des membres les plus distingués de cet élément
Canadien Français. Pendant ses études, il fut victime d'un
accident qui le força pendant longtemps à se servir de béquilles.
En dépit de ce contretemps, il commença à étudier le droit
en 1812, déclarant même alors, clans une lettre à sa mère,
que l'ambition de sa vie était de représenter un jour l'Etat
du Missouri dans le Sénat des Etats-Unis, et qu'il était détermi-
né à atteindre ce but même s'il fallait y travailler jusqu'à
l'âge de soixante ans. Après avoir complété ses études clas-
siques et avoir étudié le droit à Kaskaskia, il retourna à Ste.
Geneviève où il acheta une magnifique propriété et se lança
dans la vie publique. En 1852, il se porta candidat au Con-
grès des Etats-Unis contre Thomas H. Benton qui n'obtint
que difficilement sa réélection, Bogy ayant remporté tous les
comtés, excepté celui où se trouvait St. Louis. Ainsi porté
au premier rang, Bogy, fut aussitôt élu pour la Législature
du Missouri.
Il acheta, avec quelques autres le Pilot Knob, une mon-
tagne riche en minerai de fer et construisit le Iron Mountain
Railway afin de transporter le minerai sur le marché. Il
n'abandonna jamais sa profession. Tout en s'occupant de
politique et de travaux publics, il conserva une clientèle con-
sidérable jusqu'à la guerre civile, alors qu'il fut exclu par le
serment que les fanatiques imposèrent à l'Etat du Wisconsin.
Il se porta candidat au Congrès en 1863 contre Blair, mais le
terrorisme employé contre lui l'empêcha d'être élu. Trois
ans plus tard, comme nous l'avons déjà dit, il fut nommé
commissaire des affaires Indiennes, et en 1873, il était élu
au Sénat des Etats-Unis, atteignant le but qu'ambitionnait
sa jeunesse.
Comme commissaire des affaires Indiennes, il répara
quelques-unes des injustices commises par ce Bureau envers
les missions catholiques, et au Sénat il ne craignait jamais
de confesser sa foi catholique. Il défendit même avec le plus
(1) Ce nom est ortographié de différentes manières dans nos registres —
Baugy, Baugis, Beaugie, Baugie, Bougainville écrivit Bogis. Les mem-
bres de cette famille au Missouri signent Bogy.
214 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
noble courage la loyauté catholique contre les attaques hon-
teuses du sénateur Edmunds. (1)
Les noms que nous avons mentionnés jusqu'ici se rappor-
tent plus spécialement au Nord Ouest. Michel Branamour
Ménard, neveu du lieutenant-gouverneur de l'Illinois portant
ce nom, est un des héros de l'histoire du Texas. Il se rendit
au Texas en 1829, et comme commerçant il y acquit une telle
influence parmi les blancs et les sauvages qu'au moment de
la révolte contre le Mexique, le gouvernement nouveau compta
sur Ménard pour obtenir l'amitié ou au moins la neutralité
des tribus indiennes. Il fut membre de la Convention cons-
titutionnelle et lors de l'organisation de la république il fut élu
au Congrès.
F. X. Aubrey, esprit aventureux, brillant, organisa un
vaste commerce sur terre avec le Nouveau Mexique. Sa vie
abonde en aventures et en périls de toutes sortes parmi les
tribus sauvages de la prairie ; il échappa à tous ces dangers
pour être finalement assassiné par le major Weightman.
De la même façon le canadien Leroux atteignit une grande
renommée.
La Californie a eu un Canadien énergique dans Prudent
Beaudry qui travailla à développer ses ressources spécialement
dans Los Angeles et les environs.
Lorsque nous arrivons à l'Orégon, qui fut d'abord colo-
nisé àWallamette et Cowlitz parles Canadiens employés par la
Compagnie de la Baie d'Hudson, nous retrouvons parmi les
premiers pionniers Gabriel Franchère qui s'y rendit clans les
(1) Dans le débat, le Sénateur Edmunds avait été particulièrement
violent dans son attaque contre FEglise et le Syllabus. Il s'agissait d'un
amendement à la constitution américaine (1875-76) prohibant dans toute
la république les subventions aux écoles séparées, un régime qui fut établi
dans la suite. Voici un extrait du vigoureux discours que M. Bogy prononça
à cette occasion.
" Dans ce pays, comme dans tous les autres pays ,les catholiques sont
en faveur d'une parfaite liberté religieuse, et une juste interprétation du
Syllabus montre qu'il ne contient rien qui soit en opposition avec les grands
principes de liberté, fondés sur ce que tous les hommes éclairés doivent
reconnaître: "la loi divine." Tous les gouvernements doivent s'appuyer
sur cette base pour se maintenir, et celui qui ne veut pas l'accepter sape
et détruit le principe même de la liberté et de tous les bons gouvernements. .
" On a parlé de l'intolérance des catholiques. Eh bien ! n'est-il pas
vrai que les catholiques du Maryland ont été les premiers à déployer la
bannière de la liberté religieuse ? Quoi qu'on dise, les premiers, ils ont
proclamé cette liberté dans le Nouveau Monde, non pas comme une con-
cession, comme un compromis, mais parce qu'elle était conforme à leurs
convictions."
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 215
intérêts de M. Astor en 1810, et qui atteignit la Colombie
Tannée suivante. Franchère a donné, dans un volume publié
en français et en anglais, l'histoire d'Astoria, et il fut pendant
plusieurs années entouré de la considération des marchands
de New York, où il vécut jusqu'à l'âge avancé de 79 ans.
Pierre Pambrun et Joseph Larocque comptent aussi parmi
les canadiens éminents qui ont colonisé l'Orégon.
Chez le Pharmacien
Il fait un temps frisquet, point trop désagréable : une
jolie gelée blanche qui met du rose sur le nez mignon des fillet-
tes, du bleu sur celui de leurs mamans, du violet, quand la
dame est d'un " certain âge," comme on dit dans les journaux
de mode.
Voici justement une respectable personne répondant à
cette qualification, prudente, qui se dispose à entrer chez le
pharmacien du coin.
La porte s'ouvre sous sa poussée, la sonnerie tinte et le
patron, coiffé d'un bonnet grec brodé d'arabesques en fil d'or,
perd de vue un instant le flacon qu'il remplit avec une sage
lenteur, d'un signe de tête amical, souhaite la bienvenue à sa
cliente et la prie de s'asseoir. . " Il sera à ses ordres dans deux
minutes. . "
Il fait bon dans la pharmacie, chauffée sans exagération ;
le soleil d'hiver envoie ses pâles rayons à travers les bocaux
pleins d'eau colorée, et de brillantes taches rouges, jaunes,
bleues égaient le pavé en mosaïque.
Les petites boîtes, les petits sacs portant des chromos aux
teintes criardes, les bouteilles encapuchonnées d'étain doré,
les fioles plus mignonnes avec leur petit bonnet de peau blan-
che, noué d'un coquet ruban, font un joli effet dans les vitrines
des comptoirs et, contre les murs, l'alignement majestueux
des bocaux de cristal à étiquettes vert et or, des pots de faïence
à décor bleu fait comme un régiment de vaillants soldats prêts
à combattre les misères humaines.
Mlle Ledoux s'est assise, et jouirait assez confortablement
du bien-être qui l'entoure, si son esprit n'était en proie à de
graves incertitudes. .
Elle lit, d'un œil inquiet, les inscriptions des divers ré-
cipients.
Le pharmacien, un brave homme, un peu à l'ancienne
mode, n'a point voulu sacrifier au " nouveau style " et sa
vaisselle professionnelle qui date du temps où il s'est installé,
c'est-à-dire il y a quelque trente ans, a conservé les antiques
et savantes appellations.
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE 217
Chez lui, l'eau pure est de Vaqua simplex, la guimauve
de Yalthéa officinalis, la camomille de Y anthémis nobilis, le
lierre terrestre du glechoma hederacea et, qui le croirait, Fin-
offensif Bouillon blanc répond au nom hirsute de Verbascum
Thapsus ! ! !
Elle croit bien, cependant, retrouver de vieilles connais-
sances dans ces feuilles desséchées, ces fleurs sans forme ni
couleur bien accusées, mais Pétrangeté solennelle des appella-
tions lui inspire une crainte mêlée de respect ; aussi, quand
le bonhomme à la calotte brodée l'interroge et lui demande
ce qu'elle désire, elle hésite comme s'il s'agissait d'une ques-
tion de vie ou de mort. .
— Je voudrais, dit-elle enfin, une tisane calmante.
— C'est bien facile. Voulez-vous du tilleul ? de la fleur
d'oranger ?
Elle secoua la tête.
— Non. Quelque chose de plus sérieux, un vrai calmant.
— Des feuilles de coquelicot ?
— Du coquelicot ? C'est une sorte de pavot, n'est-ce pas ?
— En effet.
— Oh ! je n'en veux pas ! Il me faut un calmant qui ne
calme pas trop, parce que, voyez-vous, c'est quelque fois très
dangereux, ces stupéfiants. . j'ai connu une dame qui. .
Elle commence à raconter l'histoire de la dame. . Le
pharmacien, qui n'a nulle envie de l'entendre, l'interrompt. .
— Voulez- vous de la tisane des quatre fleurs ?
— Qu'est-ce qu'il y a dans ces quatre fleurs ?
— Une foule de choses : de la violette, de la mauve, de la
bourrache. .
— Est-ce que tant d'herbes médicinales, ça ne fait pas un
mélange mauvais pour l'estomac ?
— Jamais la tisane des quatre fleurs n'a empoisonné per-
sonne, à ma connaissance du moins !
— Empoisonné ! Comment dites- vous ? Il y a du poison
dans ces fleurs-là ? — Mais, au contraire ! Je viens de vous dire
que c'est un composé absolument inoffensif.
— Alors, ça sera comme si je prenais de l'eau claire.
Le pharmacien — il est excusable ! — fait un geste d'im-
patience, rate le plissé dont il entourait le bouchon de sa fiole,
déchire le papier rose et le jette à terre.
— Enfin ! gémit la dame, puisque vous êtes pharmacien
c'est pour vendre des drogues !
— Assurément ! Mais quelle drogue voulez- vous ?
218 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
— Est-ce que je sais moi ? C'est à vous de me conseiller !
— Qu'est-ce que vous avez ?
— Je commence un rhume. . Je tousse. .
— Si vous toussez, prenez des pastilles Gêraudel, dit le
pharmacien qui n'est point ennemi d'une plaisanterie anodine.
Mais la cliente ne plaisante pas, elle !
— Je ne veux point de pastilles. Je veux une tisane,
quelque chose de chaud à boire. .
— De la violette ? Ca fera-t-il votre affaire ?
Elle réfléchit longuement.
La sonnette tinte. Une jeune fille, rouge, haletante, les
yeux gros de larmes, entre et tend une ordonnance au phar-
macien qui raffermit son binocle et lit avec attention.
Sa figure prend une expression sérieuse.
— Asseyez-vous un instant, Mademoiselle, dit-il. Je
vais préparer ceci.
— Oh ! Monsieur ! le plus vite possible ! Le médecin a
dit que c'était très pressé, j'ai couru tout le temps !
— Oui, je vois ! Je vais faire diligence.
— Monsieur ! mais, Monsieur ! glapit une voix aigre, c'est
moi qu'il faut servir d'abord ! J'étais ici avant cette jeune fille...
— On va s'occuper de vous, dit le pharmacien d'un ton
plutôt rogue.
Et il colle à ses lèvres le cornet d'un tube acoustique.
On entend un pas leste qui dégringole dans l'escalier, un
jeune aide entre dans la boutique par la porte du fond. Ses
yeux malins ont promptement dévisagé sa " pratique."
— Que vous faut-il, Madame ? demande-t-il d'un air
affable.
— Une tisane pour le rhume. Une tisane calmante, etc.,
etc., etc.
— Parfaitement ! Je vois ce qui convient à votre tempé-
r animent. .
C'est du glycyrrhiza glabra. J'ai obtenu des cures mer-
veilleuses. .
— C'est sans danger ?
— Aucun, d'aucune sorte.
— Et on prend ça ?
— Quand on veut, en infusion très chaude, sucrée avec
du miel, de préférence.
Il ouvre un bocal portant le nom ci-dessus, en tire une
poignée de petits bâtonnets, pèse, repèse, enferme le tout dans
un petit sac, plie bien carrément, ficelle, cacheté, reçoit les
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 219
cinquante centimes extraits du porte-monnaie et reconduit
la cliente jusqu'au seuil de la porte.
Elle part enchantée, dirait-on. . mais, au bout de dix pas,
elle s'arrête. .
— Ce garçon-là est bien jeune ! La jeunesse aime à faire
des essais !. . Cette plante au nom extraordinaire. . ça ne me
dit rien de bon ! Je crois que j'aurais mieux fait de prendre
de la violette. . Après tout, il est encore temps. . le cachet
est intact. . ils verront bien que je n'ai pas touché au paquet
et consentiront à faire un échange.
Et Mlle Ledoux reprend le chemin de la pharmacie. ,
M. d'Assenoy.
L'idée de Mlle Jeanne
Par S. BOUCHERIT
(Suite)
— Je rendrai Pierre Dubreuil un être sociable, fit Jeanne
avec gravité. Je lui apprendrai la lecture et le catéchisme.
Les autres se chargeront du reste.
— Ma pauvre petite, je crains bien que vous n'y perdiez,
vos peines.
"J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris!"
Ça c'est dans des vers que vous m'avez fait apprendre
l'autre jour. Je ne sais pas de qui- il sont, par exemple >
mais ça m'est égale. Enfin j'ai mon plan et vous m'y aide-
rez, n'est-ce pas? Voyez-vous que nous arrivions au but que
je rêve? C'est cela qui ferait des vacances bien employées!
Et j'y songe. Voilà un travail qui constituera un fameux
devoir de vacances, auquel vous n'aviez pas pensé et qui con-
ciliera tout, puisqu'en enseignant moi-même je repasserai
mes cours. Ce ne serait pas juste, vous comprenez bien,
qu'en plus de l'instruction de Jean je fisse encore des dictées
et des problèmes pour mon propre compte. Ce serait de la
sure . . . suro . . . Comment dites-vous ça ?
■ — Surérogation.
— Précisément. Je ne peux pas suréroger. Oh ! ma
chère demoiselle, que je rirais du nez de M. Casimir Lombre
quand il verrait guéri celui qu'il prétend incurable et guéri
par qui? Par Jeanne Viviers, une écervelée, une toquée >
comme il le pense, j'en suis sûre. . . Car il ne le dit pas. . .
S'il le disait, je lui riverais son clou et ce ne serait pas long.
Voyons ! Voulez -vous m 'aider à tirer Pierre Dubreuil de sa
misère morale? Est-ce dit?
— Chère mignonne, avant de vous répondre, laissez-moi
vous exprimer un scrupule. Je crois qu'il faudrait consulter
Monsieur votre père sur ce projet.
Jeanne n'avait pas prévu cette objection : elle resta un
moment pensive.
— Ma bonne demoiselle Hermance, répondit-elle enfin,
vous savez si j'aime mon chère papa. Il est si bon que je
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE- 221
suis sûre qu'il m'approuverait. Mais il est quelquefois aussi
un peu moqueur et, s'il riait de mon projet, ne fût-ce qu'un
peu, je me sentirais découragée. Ne mettons personne dans
notre secret. Si nous réussissons, nous ferons une grosse
surprise à mon père. Si nous échouons, ce n'est pas la peine
<de divulguer notre échec. On a son amour-propre. Non,
personne*! Cela vaut mieux, ni papa ni Henry, qui irait
crier ce que nous faisons par dessus les toits. Mais si ! J'ai
une idée. . . Décidément, j'ai beaucoup d'idées aujourd'hui. .
Nous allons faire notre confidence à M. le Curé. . .Là ! voilà
qui mettra votre conscience en repos. . .et la mienne aussi. . .
à cause du catéchisme... Et puis, dans l'avenir, son con-
cours nous sera nécessaire pour compléter notre œuvre . . .
— Jusqu'où voulez-vous donc qu'on pousse l'éducation de
Pierre ?
Jeanne s'arrêta dans sa marche et répondit, émue, à mi-
voix :
— Jusqu'à sa première communion.
Cette fois, Mlle Marois n'y tint plus. Elle oublia sa
dignité et, au beau milieu de l'allée, elle prit son élève dans
ses bras et l'embrassa comme une mère. Même Jeanne
sentit couler sur sa joue quelque chose d'humide. . .
Elle sortit, très attendrie, de cette étreinte et, sa pétulance
juvénile reparaissant, elle s'écria :
— Alons ! vite ! Nos chapeaux ... et en route pour le pres-
bytère... En avant! marche!
— Mais, dit l'institutrice en souriant, je ne vous ai pas dit
que j'adhérais.
— Vous avez fait mieux que le dire, Mademoiselle. Vous
avez prouvé.
Et elle prit sa course vers le château, tandis que Mlle Ma-
rois suivait de son pas alourdi, se pressant tant qu'elle pou-
vait. Mais elle ne pouvait pas beaucoup, et elle n'était pas
au perron que Jeanne réapparaissait, ayant en un clin d'œil
changé de robe et le chapeau sur la tête. Ce n'était pas un
canotier, insuffisamment élégant pour aller à la cure ; mais il
était toujours de travers.
— Hardi, Mademoiselle ! cria l'enfant de sa voix rieuse. . .
Activons, activons! comme dit papa aux ouvriers, les jours
de presse. Louis XIV n'aimait pas à attendre. C'est vous
•qui me l'avez appris.
222 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
IV
Le curé de Montbuel était un prêtre de haute piété et de
haute valeur. Il comprit et approuva sans hésiter le projet
de Jeanne. Nul mieux que lui ne connaissait cette petite
âme pure et droite et, avec une intelligente bonté, il passait
en souriant sur les vivacités quelquefois un peu impétueuses
de cette nature ardente, mais généreuse. Même il offrit à
Jeanne son concours immédiat. Mais la jeune fille tenait à
accomplir son œuvre elle-même.
— C'est bien, mon enfant, fit le curé. Je m'abstiendrai
pour l'instant. Je vous laisserai tout le mérite et je n'inter-
viendrai que quand vous m'appellerz. Mais, continua-t-il
en riant, puisque votre exclusivisme ambitieux ne veut pas
de mon aide, vous ne m'empêcherez pas cependant de vous
bénir de vos nobles intentions et de prier le bon Dieu de les
faire réussir.
— Ça, tant que vous voudrez, Monsieur le Curé, riposta
Jeanne.
— Maintenant, dit-elle à Mlle Marois, en sortant de la
cure, nous voilà munies de l'approbation de l'Eglise. Il
ne s'agit plus que de commencer notre petit travail. Si vous
m'en croyez, nous allons nous y mettre dès aujourd'hui,
tout chaud, tout bouillant. Le temps de changer mon uni-
forme de gala, que j'avais mis en l'honneur de M. le Curé.
Ce ne sera pas long.
Quelques minutes après, l'institutrice et Jeanne gagnaient
la maison du surveillant et, justement, elles trouvèrent
Pierre qui bêchait une plate-bande près de l'entrée ; au bruit
de leurs pas qui faisaient craquer le sable, il leva la tête et
fit un mouvement pour fuir.
— Eh bien ! s'écria Jeanne. C'est ainsi que vous me rece-
vez, l'ami Pierre? Voulez -vous venir ici, tout de suite!
Pierre laissa tomber sa bêche et s'avança avec son sourire
béat. Il semblait n'avoir pas de volonté propre à obéir à une
suggestion. Quand il entendit Jeanne lui parler de sa voix
harmonieuse et douce, son visage prit une expression ravie.
Ses yeux la regardaient, étonnés toujours mais plus clairs ,
fixés sur elle avec un rayon joyeux. On aurait dit un croy-
ant surpris, mais charmé, par une apparition céleste; et, de
fait, en ce moment, Jeanne, dans sa robe blanche à grands
plis, avec un large ruban rose comme ceinture, ses beaux
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 223
-cheveux flottant sur ses épaules, sa bouche vermeille et sou-
riante, ses mains tendues vers l'innocent, semblait un ange
de grâce et de bonté.
Pierre ressentait inconsciencieusement cette impression
qu'il avait éprouvée )a veille en la voyant pour la première
fois, impression de douceur, de confiance et d'abandon. Alors f
comme hier, il venait à elle, appelé par une attraction invin-
cible. Ses paroles, même sans qu'il essayât de les compren-
dre toutes, étaient pour le pauvre être une musique délicieuse
qui le charmait. Ses yeux semblaient répandre une lumière
autour d'elle. Quand la veille il l'avait, sans résistance,
suivie au salon, c'était moins pour lui obéir que pour l'en-
tendre, pour la voir plus longtemps. A son départ, il était
resté planté devant la maison, sans bouger, la suivant des
yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu, et il fallut que sa mère
vint l'arracher à sa contemplation extasiée qu'il continuait
tête-nue, sur le perron, sous un soleil brûlant. Il était alors
rentré attristé, comme si brusquement la lumière s'était
éteinte pour lui et, peu après, il avait regagné le massif où
Jeanne lui était apparue, avec un espoir irraisonné qu'elle
allait y revenir.
La beauté, comme toute les qualités humaines, est un don
qui vient de Dieu, source de toutes les perfections. La pre-
mière idée supérieure qui pénétra dans le cerveau ignorant
de Pierre fut une admiration inconsciente de la candide et
pure beauté de Jeanne. Il y avait comme un instinct de
piété, à l'état embryonnaire dans la fascination qu'il subis-
sait devant elle.
Jeanne dit tout à coup :
— Voulez-vous venir vous promener avec nous dans les
bois, Pierre?
— Dans les bois ! repondit-il radieux. Dans les bois ! Oh !
oui, je veux bien.
Les bois étaient sa passion. Dans son oisivité qui sem-
blait sans pensée, le seul goût qu'il manifestait depuis sa ter-
rible maladie était d'aller s'assoir dans les bois qui environ-
naient l'ancienne résidence de ses parents, et d'y demeurer
de longues heures en une sorte de contemplation extatique.
En arrivant à Montbuel, son premier regard avait cherché
et salué joyeusement les bois des coteaux voisins. L'offre
d'aller dans les bois avec Jeanne illumina ses yeux. Il allait
partir tout de suite, sans son chapeau. Mlle Viviers lui dit
224 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
d'aller le chercher. Il fit une mine si effarée qu'elle devina
sa crainte et ajouta en souriant :
— Soyez tranquille. Nous ne nous en irons pas sans vous.
Il gagna la maison et revint en courant. Il eut un éclat de
rire quand il vit que Jeanne était toujours à la même place,
l'attendant.
Mlle Marois non plus ne lui faisait pas peur; elle partici-
pait du rayonnement de Jeanne, ou peut-être même ne la
voyait-il pas.
Le parc qui entoure le château de Montbuel, sans être
immense, ne laisse pas que d'avoir des proportions assez
vastes. Il est surtout admirablement aménagé. Les pro-
priétaires anciens ont laissé de longue date des futaies dont
les troncs élancés s'élèvent aujourd'hui à des hauteurs éton-
nantes. On passe sous leur ombrage comme sous des ar-
cades d'église, dans un silence exquis, ne permettant guère
de soupçonner qu'à quelques pas s'agite tout un foyer d'ac-
tivité et de production. La nature a favorisé ces lieux Sur
des pentes si douces qu'on ne saurait les appeler des collines,
des tapis de mousse, entrecoupés de hêtres gigantesques, de
chênes aux larges ramures et de bouquets de sapins sombres,
dévalent vers un ruisselet minuscule, si modeste qu'il n'a
pas de nom géographique, ce qui ne l'empêche pas de couler,
joyeux et limpide, en gazouillant, sur un lit de cailloux
blancs.
Les promeneurs marchèrent ainsi longtemps, longtemps,
au milieu des grands arbres, dont les branches touffues les
garantissaient du soleil, et des enivrantes senteurs qui mon-
taient des bruyères. Un bruissement s'élevait de l'herbe,
chant de travail de myriades de bestioles qui butinaient, in-
visibles, les fleurs des bois.
Il y avait dans le parc un coin particulièrement charmant,
objet des préférences de Jeanne. C'était une clairière assez
vaste, si bien entourée d'épaisse verdures qu'il semblait
qu'on y fût séparé complètement du reste du monde. Des
taillis fourrés en formaient la ceinture, si serrés qu'ils dis-
simulaient le sentier y accédant. De grands pins parasols y
y étendaient leur ombre, entourant comme un cortège d'hon-
neur un chêne gigantesque au tronc couvert de lierre Le
sol y était caché par les fougères, les genêts d'or et de larges
plaques de thym parfumé. D'un côté seulement, l'horizon
s'ouvrait dans une étroite éclairci. Un saut de loup, percé
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 225
dans le mur de clôture du parc, permettait à l'œil de s'en-
foncer dans les bois extérieurs par une allée dont la perspec-
tive semblait infinie. Au-dessus, dans un espace qu'on
aurait dit ménagé à plaisir, on apercevait un morceau du ciel
bleu.
Jeanne avait fait installer là un banc de mousse et prenait
souvent pour but de ses promenades la "Crairière des fées",
ainsi qu'elle avait surnommé ce lieu, par un caprice enfantin.
Toute petite, elle y venait jouer; plus grande, elle y venait
rêver. Car cette nature, toute vivace qu'elle fût, avait ses
heures de rêverie. Mlle Marois affectionait aussi cette re-
traite verdoyante. Son plaisir, à elle, était de s'y laisser
aller à une douce somnolence, bercée par le discret murmure
du ruisseau voisin et le roucoulement des tourterelles sau-
vages perchées dans les arbres d'alentour.
Jeanne avait décidé que la "Clairière des fées" serait la
salle d'étude de Pierre, et elle l'y amena dès le premier jour.
L'effet que produisit cet endroit charmant sur cet esprit fer-
mé fut instantané et d'une étonnante vivacité. Pierre se
mit à rire, courant à travers les herbes du sol, touchant les
troncs des arbres comme pour en prendre possession : puis
tout à coup s'arrêtant en face de l'allée des bois où juste-
ment, en ce moment, se jouait une harmonieuse succession
de rayons de soleil et d'ombres, il s'écria extasié, les yeux
brillants :
— Beau !. Beau ! Beau ! . . .
— C'est beau, -n'est-ce pas, Pierre, dit Jeanne qui voulut
commencer aussitôt son œuvre. Eh bien ! venez vous as-
seoir là, près de moi. Nous allons causer. Ces grands
arbres que vous admirez, toutes ces verdures si variées qui
nous entourent, ces oiseaux que vous entendez chanter, ce
ciel bleu qui s'étend au-dessus de nos têtes, ce soleil qui
nous éclaire, moi qui vous parle, vous qui m'écoutez, c'est
Dieu qui a tout fait, tout. J'aime bien le bon Dieu, Pierre,
il faut que vous l'aimiez bien aussi.
— Dieu ! Dieu ! répétait le jeune homme comme pour se
bien graver le nom dans la .mémoire.
Alors Jeanne, la folle enfant qu'on aurait cru susceptible
ni de patience ni de mesure, se mit à parler d'une voix lente
pour ne pas brusquer l'intelligence si faible à laquelle elle
s'adressait, racontant dans un langage simple, enfantin par
instants, mais d'autant plus compréhensible pour ce grand
226 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
enfant, la création du monde, l'origine des choses, l'infinie
puissance de Dieu. Elle s'animait en parlant, trouvant en
elle des ressources de science qu'elle ignorait, tout étonnée
elle-même des expressions qui lui venaient aux lèvres, si
claires si simples, qu'aucun esprit n'aurait pu ne les pas
comprendre. Un rayonnement illuminait son front lisse.
Ses yeux brillaient d'ardeur et d'espérance. L'ange était
transformé en apôtre et dans ses regards, dans toute elle, on
sentait un prosélytisme débordant, irrésistible.
Mlle Marois l' écoutait, émerveillée et émue. Elle ne
songea pas au sommeil ce jour-là et les échos de la clairière
n'eurent pas à répéter le murmure accoutumé de ses ronfle-
ments discrets. Orgueuilleuse , elle aurait pu être fière de
son élève, devenue à son tour éducatrice. Mais, aussi mo-
deste que bonne, elle se rendait bien compte que l'inspiration
de Jeanne venait de plus haut qu'elle, et elle demeura hum-
blement spectatrice attendrie.
Pierre aussi écoutait ravi, extasié ! Nul ne saurait dire ce
qui se passait dans les ténèbres de cette âme où une lumière
pénétrait pour la première fois. Ce qu'il y a de certain et
ce que la mignonne catéchiste constata avec une joie immense
c'est que son effort n'était pas perdu. Imitant en cela Mlle
Marois qui, après lui avoir expliqué une leçon, la lui faisait
répéter, pour s'assurer si elle avait été comprise, Jeanne,
quand elle arrêta son cours sagement limité, interrogea
lierre sur ce qu'ell venait de lui enseigner. De sa voix
hésitante, le jeune homme répondit. Il commit bien sans
doute quelques erreurs que la maîtresse improvisée rectifiait
brièvement au passage ; mais le point capital était acquis : il
comprenait. Avec du temps et une persévérante volonté,
on arriverait.
— Victoire! Victoire, s'écria Jeanne dans l'exaltation de
sa joie. Nous le sauverons, Mademoiselle Hermance !
Elle se jeta dans les bras de son institutrice et, cette fois,
ce fut celle-ci qui sentit couler sur sa joue une larme qui ne
venait pas de ses yeux.
Telle fut la première leçon donnée par Jeanne la folle, com-
me elle se surnommait elle-même, à Pierre l'innocent.
V.
Les jours se succédèrent et se ressemblèrent. Chaque
après-midi, à heure fixe, Mlle Marois et Jeanne se rendaient
à la Clairière des fées, dont Pierre avait appris le chemin.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 227
Quelque diligence qu'elles fissent pour arriver les premières,
toujours elles trouvaient le jeune Dubreuil déjà installé sur
le banc de mousse, les yeux fixés sur le chemin qui devait les
amener.
C'était le moment d'une grande tranquillité au château.
M. Viviers était en plein travail. Henry faisait ses heures
prescrites d'atelier. M. Casimir Lombre était enfermé avec
Périclès. Le mystérieux complot pouvait suivre son cours
en toute sécurité.
Dès que la maîtresse et le néophyte étaient réunis, on
commençait par causer un peu. Car, progressivement,
Pierre était arrivé à causer d'une voix lente, incertaine
encore, mais qui, petit à petit, s'affermissait et trouvait plus
facilement les mots.
Puis Jeanne prenait un grand alphabet à images qu'elle
avait été en secret acheter à Lyon et, de son doigt mignon,
suivant les lettres page à page, elle faisait entrer dans cet
esprit, de jour en jour moins rebelle, un à un les signes con-
ventionnels.
C'eût été comique, si ce n'avait été touchant, de voir cette
enfant charmante, dans tout l'éclat de sa jeunesse en fleur,
se faisant gravement la maîtresse d'école de ce garçon qui
avait la tête de plus qu'elle et qui, tendant tous les ressorts
de son intelligence qui s'éveillait, répétait avec conviction:
— B . . . a . . . ba . . . B . . . u . . . bu . . .
Mlle Marois se bornait à une assistance attentive, mais le
plus souvent muette. Elle voulait laisser à Jeanne tout le mé-
rite de son œuvre et n'intervenait que de loin en loin, pour re-
dresser quelques erreurs pédagogiques de son élève dont la
science était loin d'être infaillible.
Sa seule crainte portait sur la persévérance que Jeanne
mettrait à son entreprise. Cette enfant, dont elle connais-
sait la mobilité impétueuse et qui, dans ses propres études,
comme même dans ses jeux, apportait plus de vivacité que de
fixité, aurait-elle le courage de mener sinon jusqu'au bout,
du moins jusqu'à un degré suffisant, la tâche qu'elle avait
commencée dans un moment d'exaltation généreuse?
Cette appréciation était mal fondée. La transformation
graduelle qui s'opérait dans l'esprit de Pierre n'était pas la
seule qui se produisit. Ce qu'il gagnait en instruction,
Jeanne le gagnait en maturité. A sa résolution primesau-
tière du début avait succédé une volonté plus tenace, une
228 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
passion véritable pour son œuvre. Elle se sentait grandie
vis-àvis d'elle-rhême par la pensée que grâce à elle, une in-
telligence s'ouvrait, un être allait être appelé à la vie qui,
sans elle, était condamné à végéter dans une existence pure-
ment animale devant forcément aboutir à l'abrutissement.
L'ambition du succès final se doublait, chez Mlle Viviers,
d'un sentiment de responsabilité qui, sans l'effrayer, la ren-
dait plus grave. L'enfant écervelée disparissait peu à. peu
et faisait place à la jeune fiille qui pensait et voulait. Plus
souvent, Jeanne éprouvait le besoin de se rendre à l'église et
d'y retremper son courage dans la prière. D'instinct, elle
avait toujours été pieuse, elle le devint plus profondément
avec une raison qui mûrissait. Pierre, occasion de ces
changements, rendait ainsi à sa bienfaitrice le service qu'il
en recevait.
Le curé de Montbuel, confident des efforts faits et des ré-
sultats obtenus, encourageait l'énergique enfant et M.
Casimir Lombre s'était chargé lui-même de lui donner un
stimulant nouveau.
A un moment, Jeanne fut un peu souffrante, un petit
chaud et froid, un rien, suffisant cependant pour qu'elle dût
garder la maison et interrompre pendant trois jours les
séances de la "Clairière des fées." Le soir du troisième
jour, à dîner, le précepteur, parlant de sa voix de tête qui
donnait à son langage un air de fatuité insupportable, racon-
ta une aventure qu'il avait eue dans sa journée.
1 — Je me promenais, dit-il, ce matin après déjeuner, à
deux pas d'ici, auprès du massif de rhododendrons qui fait
face au château, lorsque j'ai entendu au milieu du fourré un
bruit étrange de feuilles froissées comme par le mouvement
d'une bête fauve ; je me suis aussitôt éloigné. . .
— Admirable bravoure ! s'écria Jeanne qui n'abdiquait pas
son animosité à l'égard du précepteur.
— Agir autrement, Mademoiselle, eût été de la témérité,
non de la bravoure. Mais, tout à l'heure, j'ai voulu voir si
ce phénomène se reproduirait et je me suis avancé de nou-
veau vers le massif.
— Bien armé, j'espère fit Jeanne incorrigible.
— Armé d'une forte canne. . . Le même bruit s'est renou-
velé, même plus violent, et tout à coup le massif s'est ouvert
et il en sorti. . . devinez quoi. . . Le fils de Dubreuil, le sur-
veillant. . . cet idiot ! D'un peu plus je lui aurais donné une
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 229
leçon avec mon gourdin pour lui apprendre à se cacher ainsi
dans les massifs et à faire peur aux gens. . . Il a eu l'audace
de s'approcher de moi et, bien que je me sois tenu à distance,
j'ai entendu ses paroles incohérentes... car il parle à pré-
sent! Il m'a parlé de vous, Mademoiselle, de santé, d'ab-
sence, d'inquiétude, de clairière des fées, de lecture, de je ne
sais quoi... un esprit complètement dérangé enfin. Vrai-
ment, Monsieur Viviers, je ne sais pas si vous ne feriez pas
bien de conseiller à son père de faire enfermer ce garçon . . .
Il pourrait arriver quelque malheur à lui ou par lui.
— Enfermer! s'écria Jeanne furieuse... Enfermer l'être
le plus doux, le plus inoffensif! Parce qu'il vous fait peur,
Monsieur Casimir.. . . Voilà une raison !. . . Tout vous fait
peur d'abord. L'autre jour, vous trembliez en entendant
coasser les grenouilles de l'étang de Voyron. . . Voulez-vous
qu'on les enferme aussi?. . . Quant à Pierre Dubreuil, il est
bien libre, le pauvre être, d'aimer les rhododendrons. Et
puis qu'on ne s'avise pas d'y toucher, ni vous, Monsieur
Casimir, ni personne. C'est mon protégé, je vous l'ai dit.
— Soit ma fille, dit M. Viviers. Mais qu'est-ce que ton
protégé avait à faire dans un massif auprès du château ? . . .
Du reste, je ne suis pas d'avis ni de l'enfermer, ni de le
gêner, le pauvre enfant. Je l'ai vu quelquefois et je le
trouvé intéressant. J'ai même remarqué qu'il devenait
moins sauvage. Il ne fuit plus quand il vous voit, il com-
mence à répondre aux questions qu'on lui fait. Je crois
qu'on pourrait l'employer aux ateliers, si toutefois tu le per-
mets, Jeannette, puisqu'on ne peut pas y toucher sans ton
autorisation.
— Ça, répondit Mlle Viviers, c'est une autre affaire. Je
pense, comme toi, que le travail ne pourra qu'être bon à
Pierre Dubreuil. Je te demande seulement d'attendre l'hi-
ver pour cet essai. Tant que les beaux jours durent, le grand
air lui fait du bien. Je m'en suis aperçue aussi. Puis j'ai
une autre raison.
— Soit, Mademoiselle. Je respecte votre secret, fit M.
Viviers avec un sourire qui prouvait qu'il en savait peut-être
plus long qu'il n'en voulait dire.
Jeanne était révoltée et touchée. Eévoltée par l'idée
barbare de M. Lombre, touchée par l'action de Pierre. Il
avait voulu, c'était clair, avoir de ses nouvelles, inquiet de
ne l'avoir pas vue depuis trois jours, préoccupé de l'interrup-
230 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
tion de ses leçons de lecture : il avait échappé le mot. Il
tenait donc à ses leçons ! C'était une excellente garantie
de succès et Jeanne, sans chercher plus loin, se promit de re-
doubler d'ardeur pour arriver à ses fins en ce qui concernait
Pierre. Ce n'était peut-être pas le résultat que s'était pro-
posé M. Casimir.
Par quel miracle de patience Jeanne, cette enfant impé-
tueuse, par quel effort prodigieux de persévérante douceur
Jeanne, cette jeune fille vive comme le salpêtre, parvint-elle
à réaliser son œuvre? Et aussi quel mystérieuse fascination
exerça-t-elle sur l'esprit engourdi de Pierre, réussissant là
où personne autre peut-être n'aurait réussi. Toujours est-il
que quand approcha la Toussaint, terme fixé par M. Viviers
pour les vacances de ses enfants, le fils de Dubreùil n'était
plus reconnaissable.
En même temps que la nature accomplissait en lui la
transformation physique voulue par l'âge, la charité quoti-
dienne, incessante, intelligemment vigilante de Jeanne ac-
complissait en lui la transformation intellectuelle.
Oh ! ce n'était pas encore un aigle ! Mais où était le sau-
vage d'antan au rire niais, aux peurs bestiales, à l'esprit
clos? Chaque jour avait apporté son contingent d'efforts et
de succès dont le total était déjà tel que même les non initiés,
au moins en apparance, comme M. Viviers, en étaient
frappés et que seul un Casimir Lombre ne s'en apercevait
pas, n'étant occupé qu'à se contempler lui-même.
Il se faisait même chez Pierre un éveil que nul ne soup-
çonnait, pas même Jeanne. De tout temps une tendance
naturelle, inexpliquée et singulière, l'avait porté à rester
pendant de longues heures dans des contemplations béates
des sites plus ou moins pittoresques qui l'environnaient.
Autant il était indifférent au mouvement des hommes, autant
ii s'emblait s'intéresser aux spectacles de la nature. Peu
exigeant d'ailleurs. Un champ, un arbre, un nuage qui
passait sur le soleil, dessinant des formes fantastiques au
milieu de jeux de lumière, suffisaient à fixer son attention ab-
sorbée. La "Clairière des fées", avec ses ombres mysté-
rieuses, ses perspectives de sous-bois discrètement ensoleil-
lées, l'avait visiblement charmé et, quand il s'y trouvait seul,
avant l'arrivée de ses institutrices, on aurait pu le surprendre
retraçant du doigt, dans le vide de l'air, les lignes succes-
sives qui se déroulaient sous ses yeux. On aurait dit que le
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 231
pauvre ignorant, qui ne savait pas sans doute le sens du mot
peinture, esquissait un tableau imaginaire visible pour lui
seul et qui reproduisait le modèle placé devant lui. Il con-
templait avec une fixité si ardente le groupement des arbres,
tantôt noyés dans l'ombre, tantôt mis en clarté par un jet de
soleil, qu'il semblait, s'instruisant alors lui-même, s'impré-
gner l'esprit des formes, des contours, des couleurs qu'il
voyait. Un jour, échappé dans le potager aussi riche en
fleurs qu'en fruits, il s'avisa de composer un bouquet qu'à
l'heure de la leçon il offrit à Jeanne. Sans recherche et
d'instinct, il avait mis dans la collection de ses fleurs un
mélange de tons qui s'unissaient dans un effet d'une har-
monie délicieuses et s'étageaient en dégradations successives
d'un goût véritablement artistique.
— Tiens ! tiens ! fit M. Viviers qui vit ce bouquet. Est-ce
que l'innocent serait destiné à devenir un de mes dessinateurs
de modèles pour les brochages?
Les choses étaient cependant encore bien loin d'en être là.
Jeanne ne visait pas — quant à présent du moins — à des ré-
sultats aussi élevés. Elle se contentait de ce qu'elle avait
obtenu en trois mois d'efforts.
Le jour de la Toussaint, qui était le dernier jour officiel
des vacances de Jeanne et de Henry, la jeune fiille proposa
au déjeuner qu'après le repas on allât tous ensemble renou-
veler la visite qu'on avait fait trois mois plus tôt à la maison
du surveillant. Elle eut la la diplomatie de ne pas insister
trop vivement sur l'idée qu'elle émettait afin de ne pas lui
donner d'apparence importante. M. Viviers, libre de son
temps par la fermeture des ateliers, n'avait aucune raison de
ne pas céder au caprice de sa fille. C'était, du reste, assez
son habitude.
Tout le monde partit donc comme la première fois, y com-
pris le précepteur. Il faut croire que la famille Dubreuil
avait été prévenue par quelque indiscrétion, car on la trouva
sous les armes comme le 1er août. Grâce à l'automne par-
ticulièrement chaud cette année-là, les costumes mêmes
n'étaient pas changés. Seulement, les robes des fillettes
étaient un peu courtes maintenant et le gros joufflu, qui com-
mençait à se tenir sérieusement d'aplomb sur ses jambes, dut
se présenter modestement vêtu de son sarreau quotidien,
n'ayant jamais pu entrer dans sa robe des grands jours.
L'air de Montbuel lui réussissait.
232 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Par un hasard singulier — pas pour tout le monde — le curé
se trouvait là.
Comme à la première visite, Pierre manquait à l'appel.
Mais comme la première fois aussi, il apparut bientôt amené
par Jeanne. Elle semblait grave, émue; mais elle ne pou-
vait se départir ni de son enjouement naturel, ni de la satis-
faction de vengeance permise qu'elle avait décidée dans sa
petite tête.
Pierre entra sans manifester aucune crainte, ainsi qu'autre-
fois, et salua sans gaucherie.
— Messieurs et Mesdames, dit Jeanne, il y a trois mois,
voyant pour la première fois le jeune homme que voici dont
une grave maladie avait fatigué l'esprit, un grand savant a
décidé du haut de sa science que son état était incurable.
Telle n'a pas été l'opinion d'une petite qui n'est pas savante
du tout. Elle s'est promise de montrer à tous qu'un grand
savant peut se tromper et je vais vous en donner la preuve.
Pierre mon ami, voudriez -vous avoir la bonté de demander
à mon père le journal qu'il a dans sa poche et de nous en lire
quelques passages?
M. Viviers tendit le journal et Pierre lut couramment les
premières l'gnes.
— Assez ! reprit Jeanne. Maintenant, Pierre, mon ami,
voulez- vous bien dire à M. le Curé combien il y a de per-
sonnes en Dieu?
— Il y en a trois, le Père, le Fils, et le Saint-Esprit.
— Kécitez-lui, je vous prie, le Credo.
— Je crois en Dieu le Père tout puissant, créateur du ciel
et de la terre et en Jésus-Christ son fils unique, Notre Sei-
gneur. . .
— Il suffit, interrompit M. Viviers attendri,. C'est toi,
ma Jeanne, qui a fait ce miracle?
— Moi-même, répondit Jeanne, avec l'aide de Dieu à qui
M. le Curé a demandé dans ses prières de bénir mon entre-
prise, et vous voyez que Dieu l'a bénie.
Le père Dubreuil sanglotait dans son mouchoir. Mme
Dubreuil saisit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres. Les
fillettes, sans trop savoir pourquoi fondirent en pleurs et le
gros jouflu, voyant tout le monde si ému, se mit à pousser des
cris perçants qui amenèrent son expulsion immédiate.
Pierre regardait sa bienfaitrice avec une expession de
gratitude que rien ne peut rendre et Jeanne, triomphante,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 233
se tenait debout au milieu de tous, rayonnante de joie et de
légitime or gueil, sans priver de jeter de temps en temps
un regard ironique sur M. Casimir Lombre, qui mordillait
ses moustaches en affectant de demeurer indifférent à cette
scène.
VI
M. Viviers n'était pas un de ces industriels, comme on en
voit trop, qui se préoccupent uniquement d'augmenter le plus
possible leurs gains personnels et demandent à leurs ouvriers
le maximum de travail possible sans s'inquiéter le moins du
monde de leur état moral et de leur existence, une fois qu'ils
sont sortis de l'atelier. Ayant été ouvrier lui-même, ayant
vécu- au milieu des ouvriers, il connaissait leurs vertus, leurs
faiblesses, leurs besoins, leurs aspirations et savait, par une
expérience qu'éclairait sa limpide intelligence, tout ce qu'il
y a de mérite vrai, de courageuse énergie, de résignation sou-
mise et de dévouement sincère chez les artisans qui travail-
lent de leurs mains, grands enfants pour la plupart que les
exploiteurs ambitieux entraînent souvent à la révolte, en les
leurrant d'utopies insensées, et parce qu'il ne se trouve per-
sonne pour les attirer vers le bien.
Le père de Jeanne était un vrai chétien. Ses ouvriers
n'étaient pas pour lui des machines de production. Ils fai-
saient partie de sa famille, ils étaient ses amis, ses enfants.
Ij s'intéressait au sort du moindre d'entre eux, leur parlant,
sans grossièreté jamais, avec une bonté pénétrante; doux et
charitable autant qu'il le pouvait, énergique quand il le fal-
lait, mais les traitant tous jusqu'aux plus humbles, avec cette
affection sans morgue et aussi sans basse flatterie qui est la
véritable et sainte fraternité.
La fabrique de Montbuel passe à bon droit, pour une de
celles qui ont réalisé le plus de perfectionnements et de pro-
grès au point de vue industriel ; mais elle est citée surtout au
point de vue industriel ; mais elle est citée surtout au point
de vue de son admirable organisation lygiénique et des con-
ditions matérielles et morales que le patron cherche inces-
samment à améliorer dans l'intérêt de ses ouvriers. Pour
n'en citer qu'un exemple, M. Viviers fut l'un des premiers à
organiser un atelier spécial où les femmes, récemment mères,
sont employyées à un travail facile, sans fatigue ni danger, et
sans quitter leur enfant qui repose dans un berceau près de
234 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
chacune d'elles et qu'elles peuvent allaiter ou bercer d'un
simple mouvement du pied, tout en continuant leur tâche.
Jeanne en entreprenant lt régénération intellectuelle de
Pierre Dubreuil, s'était montrée la digne fille de M. Viviers.
Celui-ci prit en main la continuation de son œuvre. Après
entente avec le père Dubreuil, M. le Curé, Mlle Marois et
Jeanne bien entendu, qui avait bien gagné de faire partie de
cet aréopage, on régla ainsi la vie du jeune homme. Le
matin, il irait dans un atelier de travail simple, celui où l'on
transposait mathématiquement les dessins choisis pour les
brochages sur des cartons destinés à être mis aux mains des
ouvriers. Dans l'après-midi, il irait prendre des leçons de
Mlle Marois et de Jeanne elle-même dans la salle d'études au
château. Chaque soir, il irait passer une heure chez M. le
Curé qui perfectionerait son éducation religieuse, fort som-
maire encore.
Cette organisation plut à tout le monde, à Pierre qui sem-
blait repris de ses terreurs passées, dès qu'il était question
de l'éloigner de Jeanne, à Jeanne elle-même qui s'était atta-
chée à son élève avec l'affection que l'on éprouve toujours
pour l'œuvre que l'on a créée, à Mlle Marois, très fière d'avoir
été choisie, à M. Casimir même qui avait craint un moment
de l'être et était fermement résolu à décliner la mission d'in-
stituteur de celui qu'il continuait d'appeler l'idiot. Périclès
ne lui aurait jamais pardonné.
Les choses prirent ainsi leurs cours simplement, tranquille-
ment, et l'année se passa sans amener aucun incident autre
que le développement continu des facultés intellectuelles de
Pierre. On aurait dit que ce cerveau si longtemps engourdi
voulait, maintenant qu'il était éveillé, ratraper le temps per-
du par la rapiditéde ses progrès. En quelques semaines, le
jeune homme sut écrire d'une calligraphie un peu grosse
peut-être mais qui devait rapidement se perfectionner et
équivaloir — ce n'était pas bien difficile — à celle de Jeanne
qui avouait avec franchise qu'elle écrivait comme un petit
chat. Les cours se succédèrent ensuite dans les diverses
branches de l'instruction élémentaire. Mais rien ne suffisait
à l'appétit dévorant de Pierre. Il était comme un foyer qu'on
ne peut suffire à alimenter de combustible. Son intelligence
s'élevait à mesure qu'il apprenait, et plus il apprenait, plus il
voulait apprendre.
Il arriva même un jour où l'honnête Mlle Marois se vit
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 235
obligée de déclarer franchement qu'elle avait atteint l'ex-
trême limite de ses connaissances.
— Mais non ! Mais non ! répliqua vivement Jeanne. Vous
êtes trop modeste, Mademoiselle. Vous avez encore mille
choses à apprendre à Pierre, j'en suis sûre. Nous voici re-
venus aux beaux jours. Retournons prendre nos leçons à la
"Clairière des fées." Vous y retrouverez des inspirations.
L'idée que Pierre cesserait de venir prendre ses leçons à
coté d'elle lui causait comme un déchirement. Il lui sem-
blait que ce serait un acte d'ingratitude à son égard. Elle
avait été l'initiatrice première. On ne (pouvait pas la priver
de la joie légitime d'assister au développement graduel de
son œuvre. Ce serait une iniquité. Si bien que l'institu-
trice, qui se laissait volontiers persuader par Jeanne, demeu-
ra convaincue qu'elle était beaucoup plus savante qu'elle ne
l'avait cru jusque-là, et les leçons continuèrent à la "Clai-
rière des fées."
Les rapports des deux élèves de Mlle Marois demeuraient
tels qu'aux premiers jours. Jean regardait Pierre avec le
même sentiment de pitié compatisante qui lui était monté
au cœur le jour où M. Lombre avait déclaré son état incu-
rable. Il s'y joignait seulement ce sentiment de fierté égo-
ïste, mais en vérité pardonnable, que connaît toute âme
humaine devant un travail difficile qu'on a accompli. Sa
vue fréquente semble une récompense méritée dont on re-
doute de se voir privé, et on s'attache à l'être à qui l'on a
rendu service beaucoup moins encore pour lui que pour soi-
ir.ème, par amour-propre plus que par dévouement.
Pierre aussi en était à l'éblouissement de la première
heure, quand Jeanne était venue derrière le massif le prendre
par la main. Il voyait toujours en elle l'apparition lumineuse
qui l'avait rassuré et attiré. Il la regardait avec la même
piété émue, qui se doublait maintenant d'une reconnaissance
infiinie. Si l'on osait appliquer à un être humain l'expression
qui doit ê tre réservée à un hommage supérieur, on dirait que
Pierre avait pour Jeanne une vénération religieuse.
A l'atelier, où il allait chaque matin, sa bonne volonté cer-
taine arrivait à des résultats moins heureux. Le travail qui
lui était donné était pourtant facile, très facile. Il s'agis-
sait simplement de reproduire, par le décalque, le modèle de
obuquets de fleurs tracés par le dessinateur. La seule quali-
té nécessaire à cette opération était une rigoureuse exact-
236 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
itude, chacun des décalques devant être le guide des divers
ouvriers qui tisseraient une même étoffe. M. Viviers avait
cru pouvoir attacher Pierre à ce service, précisément parce
qu'il exigeait simplement de l'attention et ne comportait
aucune initiative. Cela marcha à peu près dans les premiers
temps. Mais, peu à peu, le crayon du jeune ouvrier s'éman-
cipa. Il donna le dessin de fleurs qui étaient bien des fleurs,
mais pas du tout celles du modèle. Une rose se penchait
à moitié effeuillée là où elle aurait dû se dresser en pleine
vigueur. Des brins d'herbe, hardiment jetés, apparaissaient
là où il n'y en avait pas. Un jour même ce fut tout un bou-
quet nouveau que produisit Pierre.
Le contre-maître gronda et en référa à M. Viviers qui
trouva le dessin si original, si neuf, si charmant qu'il le fit
refaire par le dessinateur avec quelques légères corrections et
donna, comme un modèle nouveau, cette copie qui, en réa-
lité, n'en était pas une. Il ordonna qu'on lui rendit l'im-
piovisation de Pierre et la mit dans sa poche, étonné et son-
£eur\
Mais des soins plus hauts interrompaient et les leçons
cJassiques et les travaux industriels pour le jeune Dubreuil.
Après une année de catéchisme où Pierre avait apporté un
zèle ardent et une piété naïve et touchante, le Curé le jugea
digne de faire sa première communion.
(A suivre.)
Bibliographie
Hull. — Son origine. —
Ses progrès. — Son avenir.
M. E.-E. Cinq-Mars, journaliste, sous ce titre, dans un
beau volume grand format, d'élégante toilette, orné de cartes,
de vignettes et de nombreuses gravures, nous donne la mono-
graphie de la cité de Hull. A mon avis, le meilleur de ce
travail n'est pas celui de l'historien ou de l'annaliste, qui
patiemment a colligé les vieux récits, mais bien celui de l'éco-
nomiste qui a foi en l'avenir de Hull, et qui cherche à faire
partager son espérance. Le récit des origines de la ville de
Hull, fondée par M. Philémon Wright, au commencement du
XIXe siècle, ressemble à une page de roman. Nous raconter
les premières années de Hull, c'est nous révéler un héros
d'épopée. Philémon Wright n'était pas un homme ordinaire.
Il fallait une âme fortement trempée pour tenter de fonder une
habitation à 120 milles de tout centre et à 80 milles déboute
voie de communication, au milieu de la forêt où résidaient seuls
les Indiens plutôt hostiles alors.
Il fallait une énergie indomptable pour parer aux difficultés
sans nombre de l'installation, aux premiers revers. Wright ne
s'arrêta pas même un instant à douter du succès de l'entreprise
quand des pertes énormes vinrent dès la première heure le
menacer d'une ruine comp ète. Il avait la hardiesse des forts,
la ténacité des âmes vaillantes, et le coup d'œil d'un esprit
supérieur qui voit bien au-delà du présent.
Ce n'est pas le moindre titre de gloire de M. Wright que ce
choix de Hull pour site de son établissement. Il sait ce qu'il
choisit, pourquoi il le choisit, et quel parti il va pouvoir tirer
des ressources naturelles.
Il vint inaugurer le commerce de bois. Wright choisit le
site le plus avantageux possible à la construction des moulins.
Hull est la ville qui possède le plus d'avantage pour faciliter
les grandes industries.
La thèse de M. Cinq-Mars — car en somme c'est une thèse
que le chapitre : " Son avenir " — signale à juste titre, à tous
238 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
les hommes qui s'intéressent à l'avenir économique de notre
pays, Hull comme LA FUTURE GRANDE VILLE INDUS-
TRIELLE. Jugez s'il n'a pas raison :
" Hull possède des pouvoirs d'eau d'une capacité presque
incalculable. La " Chaudière ", les " Petites Chaudières "•, les
" Remicks ", les chutes de la Crique Brevoerz . . .
" Je ne crois pas qn'il existe sous le soleil une ville où
l'énergie électrique se vende, comme ici, $5 par cheval- vapeur
par année, 24 heures par jour.
" Hull est placé sur la ligne principale du Pacifique Cana-
dien, à proximité plus qu'aucune autre de toutes les villes que
fera surgir le Grand-Tronc-Pacifique.
" Avant longtemps, les trains du Pacifique Canadien, entre
Halifax et Vanconver, passeront directement à Hull, puis à
Waltham, pour traverser à Pembroke.
"Nous avons l'avantage naturel sur Ottawa, pour le
transport par eau, à cause de l'accès facile de nos rives. Nous
avons quatre milles de front sur l'Outaouais, et une couple de
milles sur la Gatineau, pour y construire des quais et des hangars.
" Ceci se réalisera d'autant plus sûrement que le canal de
la Baie Géorgienne, dont la construction est désormais assurée,
traversera notre ville.
" La rivière Gatineau devra nécessairement être cana isée,
dans quelques années, pour relier les deux transcontinentaux,
en sus des chemins de fer de la Gatineau et cle Pontiac, qui
convergent aussi à Hull.
" Hull a tous les avantages naturels possibles pour le
transport et pour la force motrice ; il est du devoir impérieux
de nos concitoyens de veiller au gain."
M. Cinq-Mars est un vrai patriote, qui doit souffrir parfois
du voisinage cle certains écrivains cle la " Presse ".
Ces courtes citations font mieux comprendre le titre d'un
chapitre écrit par un enfant cle Hull, M. Rodolphe Laferrière :
" Hull port de mer ', dont nous détachons les passages suivants :
" Nous sommes le plus grand centre en Amérique britan-
nique pour la production de l'électricité. Niagara avec ses
400,000 chevaux- vapeur d'énergie ne représente pas la moitié
des forces hydrauliques dont Hull est le centre. . . Nous
sommes le plus grand centre de production du bois dans l'uni-
vers entier, et les forêts du côté nord contribuent à enrichir
pour le présent une foule d'industriels établis sur la rive sud.
La production annuelle du bois de sciage dans la vallée de
l'Outoauais varie entre 700,000,000 et 900,000,000 de pieds.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 239
L'expédition se fait en grande partie par voie de Hull. Hull
est le centre de l'industrie de la pâte de bois et du papier, le
centre d'exploitation du mica et de la fabrication du " ciment
de Portland " ; un centre fort important d'exploitation des
viandes en conserve, du bacon, du lard et du bœuf en longes ;
nous tenons le deuxième rang en Amérique pour la production
des allumettes. Mines de fer, carrières, etc., etc. . .
Hull — c'est certain — est en progrès. L'instruction et
l'éducation préoccupent les gens sérieux. On a enrayé par de
vigoureuses mesures les scandales publics. Le commerce des
boissons enivrantes cessera d'attirer les Canadiens-français.
Ailleurs que là ils peuvent gagner leur vie et travailler à pré-
parer " la génération qui pousse, appelée à administrer les
affaires d'une grande cité, génération qui devra s'être au préa-
lable aguerrie et " outillée " dans nos grandes écoles, puis au
contact des hommes, pour tâcher de faire oublier que Hull a
été lent, très lent à connaître ses destinées et à profiter des
opportunités que la nature lui a procurées ".
Le livre n'est pas parfait — loin de là — mais la deuxième
édition pourra faire disparaître bien des incorrections, et
quelques erreurs de détails. J'aurais souhaité la carte de
Hull en français.
D.
Dictioniaire historique de Canadiens et de Métis Fran-
çais de l'Ouest, par le R. P. A. G. Morice, Q. M. I. (Typ
Laflamme & Proulx, Québec). A Québec : chezj. P. Gar-
neau, 6 rue de la Fabrique ; A Montréal, chez Granger
Frères, 43, Notre Dame Ouest ; A St. Boniface, M. l'Assis-
tant Procureur, à l'Archevêché.
Nous accusons réception de cet excellent livre de tournure
si originale que le Père Morice, oblat, vient de livrer au publie.
C'est une pensée religieuse et patriotique qui le lui a inspiré
et il nous le dit avec une bonhommie qui ajoute une qualité
de plus aux qualités déjà si nombreuses de son travail.
Une introduction de quelque quarante pages nous dévoile
toute la pensée et nous donne comme fond de tableau l'histoire
ou viendront se ranger les héros dont il veut consacrer la
mémoire. L'auteur y raconte avec une simplicité pleine de
charmes les commencements de ce vaste territoire de l'Ouest
et nous fait connaître les origines françaises et catholiques
240 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
de sa civilisation. Et voici comment il nous prépare aux
surprises, car il y en a, de son travail :
" Des canadiens de l'Ouest, dit-il, y en a-t-il jamais eu ?
Le Français d'Amérique ne s'est-il pas cantonné dans l'est,
et l'immense région que s'étend du lac Supérieur à l'Océan
Pacifique n'est-elle pas l'apanage exclusif de la race anglaise ?
" Le présent ouvrage est la réponse à ces questions.
Il démontrera sans ambages que, bien que la race anglo-
saxonne affecte aujourd'hui les airs d'une maîtresse au Nord-
Ouest et que les innombrables étrangers qu'on y transplante
ignorent jusqu'aux premiers éléments du rôle joué par les
enfants de la " belle France " dans ces immenses contrées,
ses découvreurs et ses pionniers étaient des canadiens-français,
ses hordes sauvages furent réconciliées avec notre civilisation par
des canadiens-français, et des apôtres de la Croix venus du St.
Laurent y précédèrent les ministres de n'importe quel autre
culte.
" Traiteurs et trappeurs, coureurs de bois et explorateurs
y étaient à l'origine, et demeurèrent longtemps, presque tous
de notre nationalité. Durant de longues années, qui disait
blanc, disait canadien-français au Nord-Ouest. L'Anglais et
l'Ecossais s'y trouvaient parfois, mais ils y étaient plutôt
étrangers, et la langue de Shakespeare devait, même sur leurs
lèvres, faire place à celle de Corneille et de Bossuet.
" Ce sont ces faits incontestables que j'ai voulu consacrer
implicitement par les pages qui suivent."
Il suffit de lire le volume pour se convaincre que le Rev.
Père Morice a atteint parfaitement le but qu'il se proposait.
Style clair, rapide, rappelant à certains traits quelques chose
des vastes horizons qu'il décrit, l'ouvrage est vraiment une
œuvre capitale pour l'histoire de notre race.
LA SOCIETE DE
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
27 RUE BUADE, QUEBEC.
U I ILLUSTRATION
Supplément de "La Revue Franco- Américaine'*
Première Année, No. 4.
1er Juillet, 1908.
Son Altesse Royale le Prince de Galles, qui viendra à Québec à
l'occasion des fêtes du Troisième Centenaire.
Son Excellence le Gouverneur-Général du Canada,
Lord Grey.
OK de Laval
A la Sainte-Mémoire duquel ont vient d'élever un monument.
Mgr Case au
Premier recteur de l'Université Laval
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Mgr O. E. Mathieu
Recteur actuel de l'Université Laval
Scènes Canadiennes
Articles de la main-d'œuvre canadienne.
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LA FILEUSE. — Un métier en honneur dans les campagne de Québec.
EN VACANCES 1
Aux Canadiens des Etats-Unis
Comme le vent du nord emporte les oiseaux
Par de là les grands monts, les forêts et les eaux,
Bien souvent, dans le siècle en délire où nous sommes,
Un souffle irrésistible emporte au loin les hommes,
Jetant sur tous les bords leurs groupes dispersés.
Ce souffle impétueux, frères, vous a poussés
Hors des champs arrosés par le sang de vos pères ;
Et vous avez foulé des plages plus prospères,
Vous y gagnez en paix, pour un repas frugal,
Le pain qui vous manquait sur le vieux sol natal ;
Et tendant à des vents favorables vos voiles,
Sous le fier étendard aux plis semés d'étoiles,
Qu'il vous faut désormais respecter et servir,
Vous entrevoyez tous le port de l'avenir,
Vous sentez enivrés du vin des espérances,
Vos cœurs, restés français, battre pour les deux Frances,
Pour la Gaule chrétienne et pour le Canada.
Vous aimez le pays où le ciel vous guida,
Mais vous n'oubliez pas les rives du grand fleuve,
Où vous avez pourtant subi plus d'une épreuve ;
Et, comme les oiseaux — chassés par les frimas
Vers des bosquets ombreux qui ne se fanent pas —
Gardent sous d'autres cieux leur suave ramage,
Savent se rappeler l'arbre, au mouvant ombrage,
Qui berça le doux nid abritant leurs amours,
Frères, dans votre exil, vous conservez toujours,
En dépit des railleurs, des jaloux et des traîtres,
L'idiome si vieux que parlaient vos ancêtres,
Et dont ils ont laissé tant d'échos enchanteurs ;
Vous conservez toujours sur l'autel de yos cœurs,
Qui vibrent pour le grand, pour le pur et le juste,
Votre robuste foi, votre croyance auguste.
242 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Oui, vous chérissez tous le rivage lointain
D'où voulut vous bannir l'insondable destin,
Et, des chers souvenirs d'antan l'âme bercée,
Souvent vous contemplez des yeux de la pensée,
Dans un rayonnement féerique et triomphant,
Le vieux foyer témoin de vos ébats d'enfant,
Le sentier qu'en courant, pris d'une gaieté folle.
Vous suiviez tous les jours, au sortir de l'école,
Le bosquet verdoyant, plein de confuses voix,
Où vous avez aimé pour la première fois,
Et la tant vieille église, aux murs voilés de lierre
Où vous alliez prier auprès de votre mère,
Dont les yeux, ô douleur ! pour toujours se sont clos.
Devant vous apparaît parfois le sombre enclos
Qui vous vit, l'œil en pleurs, penchés sur une tombe,
Et quand vient le printemps, le vent du soir qui tombe
Semble vous apporter par moment les parfums
Des fleurs dont vous orniez le tertre des défunts
Qu'a gardés dans son sein le sol de la patrie.
Oui, vous aimez toujours avec idolâtrie
Le vieux terroir fécond où dorment vos aïeux ;
De votre sang français vous êtes orgueilleux,
Vous êtes orgueilleux de la tâche héroïque
Que vous voit accomplir la grande République,
Et vous vous montrez tous les dignes rejetons
Des courageux Normands et des hardis Bretons
Qui surent, hache au poing et mousquet à l'épaule,
Créer au nouveau monde une nouvelle Gaule.
Le front dans les rayons de l'astre du Progrès,
Qui fait étinceler cités, hameaux, guérets,
Donnant à l'étranger les plus nobles exemples,
Partout vous élevez à Jéhovah des temples ;
Vous fondez, attentifs à la voix du devoir,
Des foyers où l'enfance à flots boit le savoir,
Vous étendez sans fin une chaîne typique,
Qui tôt ou tard devra, ceinturant l'Amérique,
Y joindre d'un lien marqué de votre sceau
Tous les groupes français en un vaste faisceau.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 243
Et celle qui laissa sur le monde une trace
Que ne saura jamais effacer nulle race,
Celle dont vous gardez toujours le souvenir,
Celle que vous avez appris tous à bénir
Dans ses féconds travaux de soldat et d'apôtre,
La France, dont la langue immortelle est la vôtre,
La France, que parfois vous nommez à genoux,
Dans le lointain vous dit : — Je suis fier de vous !
W. Chapman
La Société neutre au double point de vue
national et religieux
La plupart de nos sociétés de secours mutuel auront cette
année leur convention générale. Quelques-unes ont déjà
tenu ces assises importantes et modifié leurs règlements, leurs
modes d'administration, suivant que l'expérience le leur en-
seigne ou que des conditions nouvelles les y engagent. Cha-
cune profitera de cette occasion pour engager ses membres à
faire une propagande active et à répandre dans leur entourage
les principes de l'organisation, à faire connaître ses multi-
ples avantages, à développer l'esprit de solidarité qui a fait
de son œuvre un drapeau et de ses moyens d'action une devise
à la fois nationale et religieuse.
Nos sociétés nationales, puisque c'est d'elles que nous
voulons parler, étudieront soigneusement, avec les causes
qui leur valurent quelque succès, celles qui, sur certains points,
ont paralysé leurs efforts et mis un obstacle souvent infran-
chissable à leur développement. Parmi ces dernières elles
reconnaîtront, aujpremier rang, la concurrence qui leur est
faite, grâce à l'irréflexion de milliers de compatriotes, par les
nombreuses sociétés cosmopolites qui ont fait des recrues
dans notre propre milieu, qui en font encore, et qui substi-
tuent lentement un cosmopolitisme décevant à une saine
concentration J[de F énergie nationale. L'exemple que, dans
ce cosmopolitisme même, l'on trouve de l'esprit pratique
anglo-saxon est impuissantfà ouvrir les yeux du plus grand
aombre, et nous assistons, à*certaines époques surtout, à l'émi-
gration de nos énergies — combien précieuses !— vers des œu-
vres ne pouvantjles intéresser que de très loin. C'est ainsi
que tout près de 60,000 canadiens-français, sinon davantage,
sont enrôlés sous les bannières de sociétés neutres mais anglo-
phones comme les Indépendant Foresters (I. 0. F.) les Wodmen
of the World, les " Eagles," la Union Fraternel League, les
Gcmadian Foresters, YAncient Order of United Workmen,
ou d'autres également anglophones mais qui font profession
de catholicisme comme les Gatholic Foresters, la C. M. B. A.,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINH 245
les Knights of Columbus. Certaines de «es dernières ont même
des prétentions telles qu'elles vous feraient douter que vous
puissiez un jour avoir une place en paradis sans avoir passé
par les trois ou quatre dégrés d'initiation qu'elles imposent
à leurs membres.
Au point de vue catholique, les premières sont absolument
condamnables. Au point de vue national les premières et les
dernières ne peuvent qu'avoir des effets désastreux. Et tout
ceci semble mal compris parce qu'à la mutualité pure et simple
se rattachent une multitude d'intérêts qui lui sont parfaite-
ment étrangers. Cela est dû au fait que son organisation, à
peu près parfaite, offre à tous les marchands d'influence, à
tous les exploiteurs de la bonne foi des gens, à toutes les petites
ambitions étayées sur des appétits, un moyen puissant d'at-
teindre leur but. La fraternité devient le manteau qui couvre
de secrètes intentions et porte dans ses plis des égoïsmes
scandaleux si exposés d'une autre manière. Combien de fois,
par exemple, n'avons-nous pas entendu des négociants, des
politiques donner comme motif de leur entrée dans telle ou
telle société, l'excès de clientèle que cela pourrait attirer à
leurs comptoirs, ou les chances de succès que cela pourrait
leur donner dans une élection. D'autres part, on n'ignore
pas qu'un des arguments le plus fréquemment employés par
es agents recruteurs, c'est cet esprit de solidarité dont se
vantent plus particulièrement certaines mutualités cosmopo-
lites anglophones. On fait croire aux gens qu'il est impossible
de réussir sans porter la livrée d'une organisation ténébreuse
quelconque et qui doit surtout ne pas être canadienne-fran-
çaise. Pourtant on n'a jamais démontré que les 200,000
membres de telle organisation anglophone fameuse ont tous
bénéficié de cette solidarité, qui se résume, en somme, à cer-
tains cas bien choisis et exploités avec habileté.
La société neutre nous offre le type le plus complet de
cette exploitation des intérêts et des consciences au profit
de ne je ne sais quel sentiment, toujours très vague pour le
commun des membres, mais paraissant très clairement dé-
fini pour ceux qui, étant les chefs, connaissent très bien le
but moral, économique ou politique de leur organisation et
y tendent par tous les moyens à leur disposition. Et puis,
y-a-t-il une société vraiement neutre ?
La réponse à cette question nous est donnée par les rituels
d'initiation qui, même dans les sociétés les plus neutres, et
246 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
dans celles-là plus que dans toutes les autres, sont tous em-
preints d'une forte teinte religieuse. Nous y retrouvons des
hymnes spéciaux, des prières spéciales, des cérémonies spé-
ciales, des manifestations spéciales qui, pour avoir des appa-
rences assez inoffensives, n'en forment pas moins un culte à
part, acceptable pour les protestants, qui ont répudié avec
le dogme les invincibles traditions de la foi, mais condamnable
par tous les catholiques dont le culte est régi par une orga-
nisation à base divine. Ce sentiment religieux lui-même,
ou, s. l'on préfère, ce sentiment demi-relig eux glissé dans la
mutualité saxonisante s'explique assez facilement. Mis en
œuvre par des organisations venant surtout des Etats-Unis
ou les trois quarts de la population n'observe aucun culte,
il répond, chez ceux-là, à ce besoin intense de mysticisme
religieux qui, même chez les incroyants, a besoin d'être as-
souvi. On ne peut pas parler de la charité, de la bienveillance,
de la fraternité, de la concorde, sans côtoyer, au moins, la
route tracée i y a dix-neuf siècles par celui qui est la vérité,
la voie et la vie. Le protestantisme se meurt d'avoir voulu
méconnaître cet enseignement. Ses temples se sont vidés
au bénéfice des loges jusqu'à ce que ces dernières soient elles-
mêmes désertées pour le compte de ce que certains appellent
déjà une " religion de l'humanité." Il est vrai que, dans ce der-
nier cas, la désertion sera plus lente à venir à cause de la digue
formidable qu'on lui a faite des intérêts particuliers. Mais
elle viendra, assurément, le jour où un homme courageux,
où une race vaillante exigera de ces organisations, supposées
indifférentes à toutes croyances, d'être en réalité ce qu'elles
prétendent être, c'est-à-dire des sociétés strictement neutres.
C'est par une affirmation énergique de ce genre que les juifs
de New-York sont en train de prouver que les écoles libres
de la république américaine étaient loin d'être libres et neu-
tres au point de vue de l'enseignement.
Nous parlions, il y a un instant, de la sol darité dont se
vantent les sociétés neutres. Comme question de fait, cette
solidarité, dans une circonstance fameuse,, loin de protéger
les intérêts religieux, a même été impuissante à protéger la
langue maternelle des milliers de Franco- Américains enrôlés
dans l'Ordre des Forestiers d'Amérique. Et les nôtres ont
dû, après plusieurs années de dévouement, abandonner cette
société qui leur avait promis tant d'affection. Dans ce cas,
au moins, es événements ont donné raison au proverbe que
" à quelque chose malheur est bon." Que feraient ces sociétés
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 247
neutres si leurs membres catholiques tentaient de supprimer,
ou seulement de modifier leur rituel protestant ? Nous assis-
terions alors à une scène fort intéressante !
La société neutre nous est hostile au point de vue de la reli-
gion, elle nous est hostile au point de vue de la langue. Alors,
qu'est-ce que les Canadiens-français vont faire dans pareille
galère ? Cherchent-ils des garanties financières ? La plus
fameuse, FI. 0. F., vient d'être forcée d'augmenter ses taux
pour une partie de ses membres et elle devra les augmenter
bientôt pour tous. Cherchent-ils l'influence politique, ou
sociale, ou économique ? Quel député canadien-français doit
son élection à une société anglaise ? quelle mesure hostile
aux Canadiens-français a été combattue par une société an-
glaise, neutre ou catholique ? Quelle entreprise canadienne
a été maintenue ou développée avec les capitaux des sociétés
fraternelles anglaises ? D'ailleurs, la plupart de ces dernières
qui recrutent dee ^i^^bres aux Canada, ont leur bureau chef
aux Etats-Unis
On invoquera, sans doute, de belles théories contre le
principe que nous défendons. " Mais il est temps que les
théories se taisent devant les faits," suivant le mot de Portalis,
et les Canadiens-français ont déjà perdu beaucoup de leur temps
et de leur argent à bâtir pour leurs voisins. L'entente cordiale
des races a trop souvent consisté pour eux à se laisser tondre
sans protester. " Le monde, dit le président Rosevelt, n'ac-
corde qu'une petite place à la nation qui possède de fortes
qualités mais n'ose pas être grande. " Est-ce que ce principe
ne s'applique pas également aux groupes nationaux qui com-
posent un pays comme le nôtre ? Nous le croyons.
L'organisation mutualiste est un levier trop puissant
pour que les canadiens-français, qu'i's soient dans la province
de Québec, dans l'Ouest, ou aux Etats-Unis, puissent le céder
de gaieté de cœur à ceux qui n'ont aucun intérêt à les voir
grandir ou à les aimer aussi ardemment qu'ils l'affirment
quelque-fois.
Pour ce qui est des sociétés neutres le plus sage est de
s'en tenir aux conseils suivants qu'un saint religieux donnait,
il y a quelques années, aux Franco- Américains de la Nouvelle
Angleterre :
" Ces sociétés, dira-t-on, ne s'occupent pas de la question
religieuse. Mais, par cela même qu'elles sont neutres et indé-
pendantes, elles sont à craindre. Du reste, souvent elles ne
248 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
sont pas aussi indépendantes qu'elles veulent bien le dire, elles
sont imbues de préjugés protestants et franc-maçons qui
exercent peu à peu une influence pernicieuse sur leurs membres.
Sous certaines apparences de bienfaisance, elles cachent un
esprit sectaire ennemi du catholicisme. Les meilleurs eux-
mêmes s'y laissent prendre. Prenez-y garde. On lit dans la
vie du Général de Sonis, qui fut aussi fervent chrétienjque
vaillant soldat, qu'au début de sa carrière militaire, trompé
par les apparences de la franc-maçonnerie, il s'y enrôla ; mais
& ne tarda pas à reconnaître son erreur et il s'échappa du piège
qui lui avait été tendu.
" Ces sociétés vous offrent peut-être quelques avantages
matériels. Mais ne trouvez-vous pas ces mêmes avantages
dans vos sociétés catholiques canadiennes ?
" Groupez-vous, sou venez- vous que vous êtes catholiques
et Canadiens, et donnez de préférence votre nom aux sociétés
catholiques et canadiennes. Cherchez dans votre union la
force dont vous avez besoin pour rester fidèles aux traditions
religieuses de votre race. Vous diviser, ce serait vous exposer
à perdre votre foi, vous diviser, ce serait vous amoindrir et
courir le danger de périr."
Le Rév. Père aurait pu ajouter qu'en s'enrôlant dans ces
sociétés on favorise la propagande protestante et on soutient
ses œuvres. Nous en avons eu une preuve dans cet orphelinat
que le feu Oronhyatekha tenta de fonder pour le compte de
l'I. 0. F. L'entreprise n'a pas réussi et l'orphelinat a été
fermé il y a une couple de mois ; mais cela n'enlève rien à
l'idée qui lui donna naissance.
Il faudrait aussi mentionner le zèle que les membres, une
fois admis, se croient tenus de déployé en faveur de leur
société. On commence par faire ressortir les avantages maté-
riel de l'association. Plus tard, on s'appuie sur certains faits
isolés pour y trouver un esprit philantrophique qu'on ne veut
plus voir ailleurs. Et, d'écart en écart, on en vient à attaquer
jusqu'à nos propres institutions nationales. Or, la société de
langue anglaise ne développerait que cet esprit antipatrioque
chez les nôtres que cela serait une raison suffisante pour la
combattre. Nous démontrerons dans un prochain numéro que
le système d'assurance de ces associations cosmopolites est loin
d'être aussi solide qu'on le prétend. Nous aurons alors dé-
montré notre thèse d'une façon très complète.
Qu'il nous suffise, pouA le moment, de signaler tout ce
qu'il y a de mensonger dans cette prétendue neutralité dont se
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 249
parent certaines organisations. Nous venons de voir ce que
vaut cette neutralité au point de vue religieux. Le même
raisonnement,en groupant d'autres idéaux, d'autres aspirations
autour des mêmes intérêts, prouve qu'elle ne vaut pas davan-
tage au point de vue national. Et ceci nous permet d'inclure
dans la démonstration certaines associations catholiques à
tendances ultra-saxonnes. Il est inutile de les nommer. On
les reconnaît à leurs prétentions plutôt qu'à leurs œuvres.
Là encore nous sommes prêts à commettre tous les excès tant
nous avons l'admiration facile.
Pour notre part, nous n'oublierons jamais la surprise que
nous causa un jour le champion d'une de ces associations en
nous disant qu'il fallait appai tenir à sa société pour avoir une
idée exacte de ce qu'est la religion catholique. Je me contentai
de faire observer à cet enthousiaste que le monde catholique
serait fort embêté le jour où il découvrirait qu'on s'était trompé
en fondant l'Eglise, au lieu de fonder les Chevaliers de Colomb,
par exemple ; que, d'autre part, les canadiens-français de la
province de Québec avaient du être bien malheureux tant
qu'une société irlando-américaine ne fût pas venue leur enseigner
à être de vrais catholiques " d'élite."
L'engouement qui permet de tels excès d'enthousiasme ne
peut pas durer, mais tant qu'il dure il peut causer des torts à
peu près irréparables à ceux qui s'y laissent prendre. Les
faits, sur ce point comme sur tous les autres, finiront bien par
nous désiller les yeux, surtout si nous nous donnons la peine
de regarder ce que font pour nous et surtout contre nous, ces
associations incomparables. Une petite excursion dans l'Ouest,
dans certains diocèses d'Ontario, dans les centres de la Nouvelle-
Angleterre, nous apprendraient des choses fort surprenantes.
En résumé, affirmons que ni nos intérêts religieux, ni nos
intérêts nationaux ne peuvent être mieux sauvegardés et
défendus par ces amis nouveaux, qui nous viennent de Chicago
ou de New Haven, que par les chefs de nos institutions cana-
diennes-françaises de Montréal, de Québec ou d'Ottawa-. Après
tout, qui verra à nos propres intérêts si nous n'y voyons nous-
même ? Quant aux organisations qui veulent nous sauver en
nous poussant à l'abandon de ce qui a fait jusqu'ici la force de
notre race, qui prétendent régénérer notre catholicisme en
l'affublant d'oripaux qui le déparent, nous ne pouvons qu'op-
poser la simplicité de nos coutumes, la franchise de notre foi,
en nous demandant devant l'ardeur de ces nouveaux prosélytes:
" Quis custodiat ipsos custodes ? "
250 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Ce langage sera peut-être nouveau pour nos compatriotes
de la Province de Québec. Il est; certes, important qu'ils
l'entendent, parce que ce sont eux qui ont la garde du patri-
moine national et que toute faiblesse de leur part fournira des
armes contre leurs frères disséminés sur tous les points du
continent. Ces armes, on en a déjà été blessé dans les centres
de la Nouvelle-Angleterre et dans les groupes français de
l'Ontario.
Nous le répétons, la société mutuelle est un levier trop
puissant pour que nous ne songions pas à le nationaliser pour
notre propre défense. Un orateur, disait il y a quatre ans, au
cours d'une pompeuse réception faite au chef d'une société
neutre : " Le mutualiste n'est-il pas le propagateur de l'idée
chrétienne : " Aimez- vous les uns les autres " ? " Pour les
canadiens-français qui donnent leur énergie, leur dévouement,
leur argent, à des sociétés autres que leurs sociétés nationales,
cette idée chrétienne se résume à aimer les autres. Enseigner
cela, c'est mal comprendre les devoirs du mutualiste ou ne pas
les comprendre du tout. Le mutualiste a pour mission d'é-
tendre le cercle bienfaisant de la famille ; mais il ne doit pas
pour cela, saper à sa base ou abandonner l'organisation nationale
qui est déjà une extension de l'influence familiale. S'il sort
de ce milieu, il fait exactement ce que font les Canadiens
recrutés par l'I. 0. F. et les autres sociétés anglophones,
neutres ou catholiques : il tire les marrons du feu pour quelque
bertrand audacieux.
Et s'il fut un temps où notre race doit redoubler de pru-
dence dans la concentration de ses efforts c'est bien celui-ci où
l'immigration que nos gouvernants attirent à prix d'argent sur
nos bords, nous enfonce tous les jours plus profondément dans
notre rôle de minorité.
M. Jules Claretie a prononcé une paro'e qui s'applique
fort bien à notre situation. " Notre siècle, dit-il, n'est pas
celui des affaiblis, des anémiés ; c'est le siècle des " émiettés."
Toute notre histoire est résumée dans cette courte pensée.
Nous sommes " émiettés " sur toute la surface du continent
américain. A ceux qui forment les groupes principaux de
la race de conserver intact l'idéal que les autres maintiennent
et maintiendront sous tous les cieux. La mutualité neutre et
anglo-saxonne a été jusqu'aujourd'hui le mal dont nous avons
le plus souffert. Une mutualité canadienne-française et catho-
lique tournera à notre avantage un moyen d'action que depuis
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 251
trop longtemps nous avons tourné contre nous-mêmes. Cette
mutualité, nous la possédons déjà dans d'admirables sociétés
nationales. Groupons-nous davantage autour d'elle. Et le
jour où elle ne suffirait plus à tous nos besoins, qui nous
empêche d'aller demander à nos frères des Etats-Unis le con-
cours des organisations splendides qu'ils ont fondées et placées
du même coup à la- tête de la mutualité américaine ? Là
encore, nous aurons des mutualités catholiques et françaises
qui, en protégeant nos familles, relieront plus étroitement nos
groupes vivant sous les deux plus puissants drapeaux du
monde. En étant plus unis par cette fraternité nationale, qui
n'exclue pas les autres, nous serons plus forts. C'est le seul
moyen d'obtenir toute notre influence, à l'Ouest, à l'Est, au
Nord, au Sud, partout. C'est à ce prix, et à ce prix seul, que
nous pourrons accomplir tout notre devoir comme peuple et
marcher avec confiance vers les destinées glorieuses qui atten-
dent les races fortes.
J. L K.-Laflamme.
Le Journalisme Canadien^Français
ii
L'article que j'ai écrit sur ce sujet, dans la livraison de
mai, n'était pas encore imprimé, que les journalistes de Québec
s'étaient déjà formés en association, C'est donc la preuve
qu'il était temps de parler haut.
J'ai pu dire de dures vérités Cependant, j'ai cru qu'il
valait autant être franc, une bonne fois, et dire publiquement,
ce que tout le monde pense tout bas.
Quelques-uns pourront croire, peut-être, que j'ai exagéré
la situation. Quand il faut sonder une plaie, le mieux est
encore d'aller au fond. On est sûr de son affaire, et le remède,
ensuite, est plus salutaire.
L'initiative prise par les journalistes Québecquois est fort
louable. Mais je me permettrai de dire que ce n'est qu'un
commencement.
L'ancienen association de la presse, fondée il y a déjà
plusieurs années, était tombée dans une inertie voisin de la
mort. Ceux qui la composaient n'étaient plus des journalistes
actifs ; c'étaient des journalistes amateurs, pour la plupart,
qui collaboraient, par ci par là, aux journaux, et qui, réellement,
ne considéraient leur association que comme un titre aux
billets de faveur, sur les chemins de fer.
N'ayant plus d'intérêt dans la carrière active, ils se sou-
ciaient du bien-être et du perfectionnement de la profession
comme de leurs premières culottes.
•^Les véritables journalistes de la nouvelle génération, et
même ceux de l'ancienne, qui sont restés professionnels, ont
senti le besoin de remettre l'association sur un pied plus moderne
et plus pratique. Ils se sont donc réunis, ont nommé des
officiers nouveaux, pris dans les rangs militants ; c'est tout ce
qu'il y a de mieux. Il fallait commencer par là, et toute nou-
veauté, prise au bon point de vue, est sûre de l'avenir.
Cependant, à tout mouvement, il faut un but. C'est le
but qui fait l'action. Un but général fait l'action générale ;
un but particulier, la fait particulière.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 253
La nouvelle association de la presse, à Québec, s'est-elle
proposée un but général ou particulier ?
Le but général serait l'amélioration de la situation des
journalistes et l'avancement de la profession.
Est-ce bien là le but que se sont proposés les journalistes,
en se réunissant ? •
Il a été question d'un comité de réception des journalistes
étrangers, lors de la célébration du tricentenaire. L'idée est
excellente. Mais il paraîtra étrange qu'on ait songé aux autres,
avant de songer à soi. Je ne veux pas du tout m 'opposer, en
tant que journaliste, à ce que nous accordions l'hospitalité la
plus large, à nos confrères étrangers, qui visiteront notre ville,
dans les mois de juin et de juillet. Nous ferons, à la fois,
œuvre de camarades et de citoyens, et nous aiderons à faire
admirer et célébrer notre ville et notre pays, par ceux qui sont,
véritalbement, la renommée. Notre ville bénéficiera énormé-
ment de la bonne impression qu'elle fera sur les représentants
de journaux étrangers.
Je ne dis pas que les journalistes emipètent, ainsi, sur
l'agréable devoir d'un comité, qui aurait dû, tout au moins,
prendre l'initiative et la direction de la réception à faire aux
journalistes étrangers : le " sous-comité de publicité " du
comité exécutif du tricentenaire. Je surprendrai peut-être
mes lecteurs, en disant qu'il existe un " sous-comité de publi-
cité ", composé, si je ne me trompes, des rédacteurs des jour-
naux de Québec et de Lévis, et de quelques hommes d'affaires
de la ville.
Que fait ce sous-comité ? Se réunit-il quelquefois ?
Fait-il rapport au comité exécutif ? Personne n'en entend
parler. Les journalistes qui le composent ne comprennent-ils
pas que la meilleure réclame, la meilleure publicité qu'ils
peuvent donner à Québec et à la célébration, c'est de voir à
ce que les journalistes étrangers soient bien reçus, bien informés
et bien guidés dans la ville ; que tout ce qu'ilr apprennent, c
qu'ils entendent et ce qu'ils voient les impressionnent favora-
blement, sur notre histoire, nos mœurs, nos habitudes, notre
vie sociale et nationale, notre tolérance, notre largeur d'esprit,
notre désir de vivre en harmonie avec tous les éléments du
Canada.
Puisque le comité exécutif a la charge d'organiser les fêtes
et d'en faire un succès, non seulement financier, mais aussi
social et national, il semble étrange qu'un sous-comité aussi
254 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
important ne donne aucun signe de vie, et qu'il faille que les
journalistes, dont le travail sera quadruplé, durant les fêtes
— car ils devront enregistrer tous les détails de la célébration
et être sans cesse sur les dents pour renseigner leurs journaux —
doivent prendre l'initiative de recevoir, informer et guider les
journalistes étrangers.
Enfin, cela est ? Et nous ne pouvons trouver plus bel
exemple de désintéressement et de patriotisme Ces pauvres
journalistes, dont la situation est si précaire, dont le travail
est si exténuant, dont les services sont si mal payés, dès le
premier jour qu'ils se réunissent, pour jeter les bases d'une
association destinée à les protéger, ne songent pas un instant
à leur propre sort, pour ne s'occuper que de celui de leurs con-
frères étrangers, qui viendront à Québec, et de la bonne répu-
tation d'hospitalité de cette ville, ainsi que du soin de sa
renommée historique et sociale.
Quel bel exemple, et qui prouve jusqu'où ces nommes, ces
jeunes gens généreux, qu'on exploite, savent pousser l'oubli
d'eux-mêmes !
Quel autre but s'est-on proposé, en réunissant les journa-
listes, et en faisant revivre l'Association de la Presse, à Québec ?
Je cherche vainement la résolution qui déclare que les
journalistes, dans leurs polémiques, doivent se respecter, et se
traiter en gentilshommes ; celle qui établit un certain degré de
connaissances, pour être admis dans la profession ; celle qui
déclare qu'un journaliste, digne de ce nom, mérite un salaire
convenable ; celle qui affirme qu'il faut s'entre-aider mutuelle-
ment ; celle qui établit le principe de solidarité ; celle qui
proteste contre l'exploitation dont nous sommes l'objet ; celle,
enfin, qui contient l'affirmation calejorique et précise, que le
journalisme est la profession la plus noble et la plus digne, et
qu'elle n'existe pas pour l'unique service des politiciens, mais
qu'elle a pour but de renseigner impartialement le peuple sur
les événements publics, de piopager les saines doctrines, de
combattre les mauvaises et de faire l'éducation intellectuelle
et morale de la nation.
Il semble donc qu'il faut tout refaire, pour faire plus
complètement.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 255
Un dernier mot :
Ce qu'il faut aux journalistes canadiens-français, ce n'est
pas une organisation locale, dans un but temporaire et parti-
culier, mais une organisation qui couvre tout le pays, et qui
embrasse toutes ses aspirations et tous ses besoins.
On a commencé une petite organisation, avec un but par-
ticulier. Ce commencement, comme je l'ai dit, est excellent,
en ce sens qu'il démontre de façon absolue, la nécessité de l'or-
ganisation. C'est un pas en avant. Mais ne nous arrêtons
pas là. Le journalisme canadien-français a absolument besoin
d'une rénovation. Les vieux disnet, et ils ont peut-être raison,
qu'il est inférieur, en qualité, à ce qu'il était, il y a trente ans.
La génération actuelle devrait faire mieux que rétrograder.
Max. Max.
Petite France
Un Drame :
C'est entre les lueurs des éclairs jaillis de deux épées
françaises, presqu'aux mêmes lieux, bien qu'à deux siècles
d'intervalle, que se déroule cette épopée qui a nom l'histoire du
Canada. Sur la première page, héroïque prologue, datée de
1535, Jacques Cartier, l'épée haute, étincelant au soleil de
juillet, ouvre ces annales. Entouré de son équipage agenouillé,
il prend possession de ces terres au nom de son souverain
Puis, s'ouvre cet " écrin de perles ignorées " qui embrasse
entière la période coloniale française ; tissu d'événements
merveilleux, où les prouesses, les' combats, les découvertes et
les aventures de tout genre, se détachent, comme des têtes de
saints d'une fresque du moyen-âge sur le fond d'or d'un por-
tique
A l'épilogue, en l'année 1759, sous un ciel gris d'automne,
l'on aperçoit, au milieu des plaines d'Abraham, le marquis qui,
i'épée à la main, conduit ses troupes sur les batteries anglaises,
puis tombe mortellement frappé, signant de son sang le dernier
feuillet de ce drame national.
Et, le traité de Paris, enregistrant, quatre ans plus tard,
la cession du Canada à l'Angleterre. Le rideau tombe sur cette
scène où s'amoncellent les ruines d'un empire colonial.
***
Quels souvenirs !
Trois siècles durant, au milieu des alternatives de sa
fortune, la France monarchique se prit de tendre affection
pour cette aînée de ses colonies qui s'appelait le Canada.
C'était une rude époque pour la fondation d'un établisse-
ment lointain. L'Europe, à peine remise des troubles dont
l'avaient agitée les prétendants à l'empire, toute frémissante
de discordes religieuses, enfiévrée d'expéditions militaires, et
cependant artistique et savante, revenait, après un long détour,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 257
aux sources du beau, ressuscitant l'antiquité et ses chefs-
cT œuvres. Sur les frontières françaises, les Etats, s'efforçant
de constituer leur unité nationale, s'affirmaient comme des
rivaux féroces de la France, et se disposaient à lui disputer la
prépondérance. Aussi, ce premier essai de colonisation, si loin,
en Amérique, tenté entre le déclin du régime féodal et l'aube
de l'âge moderne, témoigna non seulement de la puissance du
royaume de France, mais encore de la vitalité de la race qui
l'hab'tait, de l'expansion et de l'influence de son génie. Oeuvre
à la fois de spontanéité et de prévoyance, tous considérèrent
cette tentative comme la prise de possession d'un monde et le
germe d'un empire futur.
Pendant les intervalles de répit que lui laissèrent les succès
et les revers de ses campagnes d'Italie ; au travers de ses guerres
de religion ; au plus fort des troubles de la Ligue et de la Fronde,
en dépit des embarras créés par ses discordes, ainsi qu'au
milieu des fêtes organisées à Versailles en l'honneur de ses
nombreuses victoires, la France se préoccupe constamment de
cette fille établie en Amérique. Depuis François 1er jusqu'à
Louis XV, souverains et ministres s'intéressèrent aux progrès
et à l'avenir de la nouvelle colonie.
Et si François 1er et ses successeurs parurent se rappeler
que le nom de Nouvelle- France, donné à ces terres par Vérazzani,
dans l'hommage qu'il en fit à son royal armateur, avait une
portée plus haute qu'une flatterie de courtisan, le peuple, de
son côté, et particulièrement les populations de la Bretagne,
de la Normandie et de la Saintonge, se souvinrent toujours que
ces compatriotes d'outre-mer, la plupart leurs parents ou leurs
amis, avaient, dans un jour d'enthousiasme, en souvenir du
vieux pays, baptisé cette terre du nom familier et si touchant
de Petite France.
La Nouvelle- France, celle des traités, a disparu ; mais la
Petite France, celle du peuple, survit. Et tant qu'un cœur
canadien battra sur les bords du Saint-Laurent, la Petite France
comptera un autel et un fidèle.
Ce fut au commencement de la tâche laborieuse qu'elle
avait entreprise que la France, la grande, employa la valeur de
ses capitaines et les talents de ses administrateurs. Maintes
fois, elle s'émut aux récits des aventures et des périls de cette
poignée d'enfants que l'audace d'un de ses marins et la sagesse
d'un ministre avaient jeté de l'autre côté de l'eau La
France qui confia à cette petite troupe son drapeau fleurdelisé
258 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
n'eût point lieu, certes, de s'en repentir ; jamais mains plus
loyales ne le défendirent jusqu'au dernier jour avec plus de
constance et de courage. Elles le défendirent avec éclat, ce
drapeau, contre l'hostilité des tribus indiennes, d'abord, puis,
plus tard, en face de l'ennemi séculaire, l'Anglais. Et pour-
tant, pour défendre tant d'honneur et d'mtérêts, il n'y avait
que cette troupe, composée de matelots et de soldats, de
quelques artisans et laboureurs, qui ne disposèrent jamais des
forces qu'exigeait leur œuvre. Il ne tînt pas qu'à eux de
conquérir cette partie de l'Amérique du Nord; ce qui leur fit
défaut, ce furent les services de la métropole et, aux moments
critiques, décisifs, l'appui, la voix de cette patrie alors muette,
et, qu'en dépit de son indifférence et de son abandon, ils
saluaient, expirants, d'un dernier cri de fidélité et d'amour.
Les échos des Plaines d'Abraham, interrogés, rediraient encore
ce suprême appel de nos phalanges.
Page écourtée de nos annales, l'établissement de la France
au Canada restera une des pages émouvantes et la plus glorieuse
de l'histoire coloniale de ce pays. Là, en effet, sur ce vaste
théâtre, du nord de l'Amérique, au milieu des solitudes d'un
continent inexploré, couvert de forêts, sillonné de fleuves,,
constellé de lacs, peuplé de tribus guerrières, un noyau de
Français accomplit pendant deux siècles des prodiges d'hé-
roïsme. Sur cette scène d'un genre nouveau pour l'époque,
et dans tous les rangs, apparurent de vrais héros et d'admirables
talents : chefs militaires, administrateurs, prélats, mission-
naires, découvreurs ; des plus haut placés aux plus humbles,
à tous les degrés de la hiérarchie, éclatent un même élan et une
même ardeur. C'est comme une sève généreuse qui circule
dans les veines de ce petit peuple, et rend l'esprit de sacrifice
chose si simple que nul n'en est surpris, ne s'en prévaut et ne
s'en flatte.
***
Aussi, quelle histoire !
Cinq années sont à peine écoulées depuis que Christophe
Colomb a doublé la terre ; le pape vient de faire deux parts
égales des mondes nouveaux, donnant l'une à l'Espagne et
l'autre au Portugal ; les souverains, mis en éveil, lancent
aussitôt vers cet hémisphère convoité, à travers toutes les
mers, des découvreurs à leur solde ; il s'agit d'arriver premier ;
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 259
Ferdinand le Catholique, en Espagne ; Henri II, de Portugal ;
Henri VIII, de la Grande Bretagne ; François 1er, de France,
en envoient, chacun, trois ou quatre.
Arrive ce jour où la France, obéissant à l'inspiration du
meilleur de ses rois, et cherchant un remède aux discussions
religieuses qui l'agitent, veut fonder, en Amérique, une colonie
ouverte aux reformés. Ce sera pour ceux-ci un asile sûr où
ils seront à 'abri des persécutions ; pour le royaume, c'est la
suppression de sanglants conflits ; dans l'avenir, ce sera un
débouché pour les produits de l'industrie française, un comp-
toir pour le commerce du pays. De cette pensée datent les
premiers établissements de l'Acadie et les désastreuses tenta-
tives des Huguenots, Desmonts et Pontraincourt, dont les
flotilles disparurent dans deux effroyables sinistres. Deux
tempêtes de moins et le sort du nouveau continent devenait
tout autre ; au lieu de la race anglo-saxonne, la race française
dominerait aujourd'hui dans l'Amérique du Nord- A quoi
tient cependant la destinée d'un monde !
Au même moment, Jacques Cartier remontait le Saint-
Laurent et reconnaissait les sites où, plus tard, Champlain
devait fonder Québec, et Maisonneuve Montréal.
Alors les guerres indiennes commencent et se continuent
sans trêve ni merci. Au milieu de ces lattes où chaque colon,
sous peine de mort, doit cultiver, la pioche d'une main, et le
mousquet de l'autre, s'élèvent les premiers établissements
hospitaliers : monastères, hôpitaux, maisons d'éducation. Les
terres sont défrichées et les champs se couvrent de moissons.
Autour d'une église, d'un manoir seigneurial, se groupent les
maisons des censitaires ; le village naît. Les forts, jetés de ci
de là, étendent au loin, leur cordon protecteur ; l'administration
s'organise, fonctionne ; l'impulsion est donnée ; la colonie a
une tête, des membres, elle prend corps enfin : le Canada est
fondé.
Arrivent les expéditions, les découvertes, qui ouvrent le
pays et reculent de tous côtés les limites de la colonie. Les
premiers explorateurs nous font connaître la 1 égion des lacs ;
les coureurs de bois s'enfoncent plus avant, pénètrent dans
l'Ouest, si loin, si loin, et portent nos frontières, là-bas, jus-
qu'aux pieds des Montagnes Rocheuses. Grâce à eux main-
tenant le Canada s'étend de l'embouchure du Saint-Laurent à
celle du Mississipi, et des rivages de l'Atlantique au centre des
Illinois La Petite France dépasse la grande en étendue.
Mais le drame se complique.
260 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Etablis en Amérique plus d'un demi-siècle après les
Français, les Anglais, que fortifie, de jour en jour, un courant
continue d'immigration, jalousent les succès de leurs séculaires
ennemis ; envieux de leurs possessions, les voilà qui rallument
sur ce sol les vieilles haines nationales ; et les préjugés, les
rancunes, l'opposition des intérêts, envenimant les rapports
de voisinage, la guerre éclate ; l'Amérique, elle aussi, aura sa
guerre de Cent Ans. Elle dura même un siècle et demi.
C'est alors que se déroule ce tissu d'événements merveil-
leux, qui forme le nœud du drame. Rien ne manque à l' épopée.
Il y a des découvreurs ; il y a des militaires de génie dont les
exploits rappellent ceux des anciens ; comme dans la grande
France, on y voit une héroïne. Faut-il citer un grand admi-
nistrateur ? Talon Il y a un prélat illustre qui devient
la tige des archevêques de Québec. Cherchez-vous des mar-
tyrs ? Il y en a. Des victoires, des sièges ? Rappelons-nous
chaque engagement, chaque assaut. Oui :]
" O notre histoire, écrin de perles ignorées l "
Nous le répétons, rien ne manque. Mon Dieu ! il fallait
un chapitre de douloureux exode, un acte barbare qui ferait
couler des larmes et du sang à flots, quelque chose, enfin, qui
fût sans analogie dans l'histoire de ce temps-là et qui surpassât
en cruauté ces enlèvements de peuples que, autrefois, des
despotes de l'Asie traînaient à la suite de leurs hordes ; nous
avons cette odieuse transportation en masse de nos frères
d'Acadie, au mépris de la foi jurée. — L'histoire et la poésie,
vengeant la justice et le droit outragés, se sont chargées de
flétrir les coupables. Sur l'emplacement des ruines embrasées
de leurs foyers, de leurs champs dévastés et de leurs troupeaux
détruits ; aux lieux mêmes, où cette population jetée par
groupes sur cent rivages, vivait paisiblement, plane, comme un
éternel remords, le fantôme de ce peuple agricole et pasteur,
la poétique figure d'Evangéline, cette fiancée qui mourut
vierge et dont la destinée et les malheurs ont assuré l'immor-
talité à celui qui les a chantés dans un impérissable poème
Deux grandes figures, deux caractères, résument cette
Iliade coloniale. L'un, modeste pilote de Saint-Malo, repré-
sente la hardiesse d'esprit unie à la foi, la patience doublée de
décision et d'audace ; vertus qui semblent s'exclure, mais qu'on
trouve à un haut degré dans cette bourgeoisie virile de marins
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 261
et de marchands du seizième siècle. — L'autre, âme généreuse,
cœur intrépide, porte sur les champs de bataille du Nouveau-
Monde, le courage chevaleresque des soldats de Fontenoy.
Chargé de livrer le dernier combat et voyant la victoire infidèle,
Montcalm sût ravir encore, par l'héroïsme de sa mort, une
part de la gloire de son vainqueur. L'un ouvre le drame ;
l'autre en marque l'épilogue.
La perte de cette province extérieure fut pour la France
une diminution de force et de prestige ; comme le serait pour
une famille la mort d'un de ses fils dévoués en qui les parents
ont placé, avec leurs affections les plus chères, les espérances
de leur vieillesse. Cette mutilation fut comme un 'ambeau de
chair violemment arraché des flancs de la mère-patrie. La
plaie, maintenant cicatrisée, s'ouvre à certains jours ; elle
saigne même, parfois et pas une âme française, en visitant
nos villes et en parcourant nos campagnes, ne verra sans
émotion revivre les mœurs, les coutumes de ses aïeux, n'en-
tendra, sans tressaillir, résonner à son oreille cette langue
française, qu'on dirait avoir été expressément formée pour
faciliter, parmi les hommes, l'échange des sentiments et des
idées ; car nulle, en sa précision et sa clarté, n'exprime mieux
qu'elle, et sans équivoque, tout ce que l'esprit conçoit d'hon-
nête et de beau, tout ce que le cœur ressent de bon et de
généreux.
***
La puissance française vient de disparaître pour toujours
de l'Amérique du Nord. Une superbe incurie vient de faire
perdre à la France l'occasion la plus favorable d'agrandissement
et de puissance. Le beau rêve de Richelieu, de Colbert et de
Vauban, de faire de ce côté-ci de l'océan une nouvelle France
forte et heureuse n'a pas été réalisé. " Lorsque l'on réfléchit
" à toute cette puissance perdue, dit M. E. Rameau, lorsque
u l'on étudie dans notre histoire les visées creuses, les ambitions
" irrationnelles, les passions misérables auxquelles on a sacrifié
" à grands frais ce magnifique avenir, le cœur se soulève de
" œgrets et d'indignation contre la politique et le système qui
" ruinèrent les forces de la France et la contraignirent aux
" tristes nécessités de la révolution."
Quant à nous, ne portons pas de jugement. Un orateur
a dit : " Que la France est difficile à juger ! " L'on dirait
que cette parole est à notre adresse. " Jl nous est plus difficile
262 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
" qu'à toute autre nation, a dit, en effet, un de nos orateurs,
" M. Thos Chapais, de juger la France avec cette impaitialité
" froide qui est un des attributs de la justice. Son sang bouil-
" lonne dans nos veines. Elle a été la mère de notre natio-
" nalité, elle est restée la mère de nos intelligences. Ses
" vieilles chansons ont bercé nos premiers sommeils et, en appre-
" nant notre histoire, nous y avons trouvé, pendant un siècle
" et demi, le prolongement de la sienne."
Les Anglais sont donc nos maîtres. Notre résistance a
été héroïque. De suprêmes efforts ont épuisé le dernier
homme et le dernier écu. Que vont devenir, à présent, les
pauvres colons canadiens-français, séparés de la mère-patrie ?
La Providence veille sur eux C'est à ce moment qu'entre
en lice le clergé canadien qui commence son œuvre de paix et
de régénération. Les colons français, abandonnés par leur
mère, maltraités par leurs nouveaux maîtres, se tournent vers
l'Eglise et identifient, pour ainsi dire, leur vie nationale avec
leur vie religieuse. De cette identification sortira cette belle
institution de la paroisse canadienne-française qui sera la
raison de notre survivance et de notre multiplication sous la
domination anglaise ; la condition de notre grandeur future.
Toutefois, pour le moment, le pays, calme à la surface*
est encore t- es agité au fond.
Chaque jour, les nouveaux occupants outrageaient nos
populations au sujet de leurs croyances, ou les lésaient dans
leurs droits. La lutte se continuait latente, mais opiniâtre.
De militaire elle était devenue politique. Les délibérations
secrètes des Conseils, les lentes procédures des Assemblées,
remplacèrent l'agitation des camps et les coups de mains.
A vrai dire, cette tactique nouvelle, sournoise, embarrassa un
peu les vaincus dans les commencements ; mais dans leur
bouche, muette au début, la paro]e devint bientôt aussi dan-
gereuse que l'épée l'avait été dans les mains de leurs pères.
Ils se servirent de la nouvelle arme légale avec autant de
prudence que d'habileté. La bataille recommençait donc,
acharnée. Pour ce peuple, demeuré fidèle à son origine et à
sa foi, l'enjeu du combat en valait la peine ; il n'y allait rien
moins que de son existence même. Pour lui, il s'agissait de
ne point se laisser enlever les deux biens qui, pour l'homme,
représentent tout ici-bas, cœur et esprit, sentiment et raison :
c'est-à-dire, sa langue et sa religion.-- Ravir à la fois le Dieu
et le Verbe d'un peuple, c'est plus que le détruire, c'est l'avilir;
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 263
car, dans la vie mécannique où il s'agitera désormais, il ne
conserve que juste le degré de sensibilité nécessaire pour res-
sentir l'insulte et la honte.
Le premier succès qu'obtinrent les Canadiens date de 1791-
Ce fut l'octroi d'une constitution, grâce à une proposition faite
par le célèbie Pitt ; une sorte de régime parlementaire rem-
placerait l'autorité absolue des gouverneurs. Ce n'était pas
la liberté, ni l'égalité des droits et des fonctions réclamées ;
mais les moyens de les acquérir. Dès ce moment, les deux
partis, excités par des provocations mutuelles, luttèrent à
visage découvert, aux applaudissements d'un public attentif.
Si les guerres de l'époque précédente avaient eu leurs illustra-
tions, les luttes parlementaires eurent aussi les leurs. Grâce
à l'éloquence et à l'énergie de valeureux tribuns, grâce aussi
aux efforts constants et éclairés d'un clergé patriote, nous
conservâmes notre langue, nos lois et nos droits religieux.
Quelques années auparavant, la guerre de l 'indépendance
des Etats-Unis avait servi es intérêts de nos compatriotes >'
car l'Angleterre, redoutant la contagion de la révolte de ses
colonies, effrayée cle la propagande des agents des Etats
rebelles, devint tout-à-coup conciliante, et céda sur maints
points disputés jusqu'alors avec acharnement.
La révolution de 1837, dernière explosion d'un patriotisme
réduit au désespoir par un arbitraire renouvelé des plus mau-
vais jours, assura, une fois pour toutes, au peuple vaincu,
mais non asservi, cette liberté politique sans laquelle toutes
les autres sont précaires. Douze canadiens, esprits d'élite,
payèrent de leur tête ce triomphe d'une juste cause.
Alors, le pays entier commença à se développer pour de
bon. De nouvelles colonies naquirent à la vie politique. Les
provinces, aujourd'hui confédérées, se développèrent, grâce à
l'immigration et aux progrès de la natalité. Enfin, en 1866,
les délégués de toutes les provinces de l'Amérique Britannique
du Nord, assemblés à Québec, adoptaient, sous le nom de
The Dominion of Canada, les bases d'un système fédératif
que le parlement de la Grande Bretagne déclara loi du royaume,
le 1er juillet cle la même année. Puis, successivement, qui,
grâce au rachat par l'Angleterre des territoires octroyés autre-
fois à la compagnie de la Baie d'Hudson ; qui, volontairement,
de nouvelles provinces entrèrent dans l'association .% Aujour-
d'hui, grâce à ces acquisitions successives, le Canada, qui
dépasse en étendue la superficie des Etats-Unis, voit ti oi fc
264 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
océans : Y Atlantique, le Pacifique et la mer Glaciale, former la
mobile ceinture de ses 3,500 lieues de rivages.
***
Et, malgré le drapeau d'Albion qui flotte sur tous les
points de cette immense étendue de terre ; au centre, il y a un
endroit qui reste toujours la Petite France, où la langue de la
Grande, ses mœurs et jusqu'à ses légendes, se sont conservées
plus vivantes encore que chez elle. Quand un Français raconte
ce pays lointain, décrit les scènes de cette nature sauvage ou
cultivée, mais partout pittoresque, il doit lui sembler qu'il
découvre à nouveau une province du vieux pays. En effet,
quelque part où il ira : à travers nos bois, nos fleuves, nos lacs
et notre golfe ; aux sommets de nos montagnes comme au fond
de nos vallées ; sur les rivages du Saint-Laurent ou du Mississipi,
aux bords de l'Atlantique et jusque sur les banquises de la mer
polaire, il retrouvera les traces des explorateurs de son pays,
les ruines des forts qui lui ont appartenu, les vestiges de ses
expéditions militaires et ceux de cette légion d'aventuriers :
voyageurs, corsaires ou trappeurs, qui, un siècle avant les
Américains, pénétrèrent dans le Far West, marquant de leur
hutte de pionnier ou de leur poste de trappeur, avec une
étonnante sagacité, les endroits où s'élèvent aujourd'hui des
villes populeuses ; frayant, au milieu des solitudes, les sentiers
sur lesquels l'industrie n'a plus eu qu'à poser ses rails. Ce
Français pourra dire, avec un légitime orgueil, malgré tout, et
en dépit des millions d'Anglo- Américains qui couvriront bientôt
ce continent, que l'occupation de ses ancêtres ne s'y effacera
jamais Toujours, il rencontrera quelqu'épave du naufrage !
Et, de ce mot Canada, resté quand même en dépit de la
dénomination Dominion, comme protestation des sentiments
et des souvenirs, surgit-il un reproche à la mère-patrie ; ou
demeure-t-il ainsi que la compensation des sacrifices accomplis
jadis ? Qu'importe ! réparation de l'histoire ou dédommage-
ment de la postérité, le Canada, celui de Jacques-Cartier, fut,
sera et reste toujours la Petite France !
Damase Potvin.
Revue des Faits et des Oeuvres
Les derniers événements.
Au moment où le quatrième numéro de la Revue va sous
presse, de grands événements viennent d'avoir lieu à Québec
qui demandent plus qu'une mention ordinaire. Le dévoile-
ment du Monument Laval, le Congrès des Jeunes, la célébra-
tion de la fête nationale des Canadiens-Français, ont fait de
la vieille cité de Champlain le théâtre de réjouissances patrio-
tiques exceptionnellement éclatantes. Aussi avons-nous cru
bon de renvoyer à un prochain numéro le plaisir d'en parler
au long, à cause de la distance qui nous en séparera déjà, pour
en tirer les enseignements que nous y avons puisés, ggg <**|g|
D'autre part, la fête nationale ne passe pas inaperçue
chez nos compatriotes des Etats-Unis. Et, pendant que des
milliers des leurs étaient à nos côtés pour glorifier Laval, les
Franco- Américains célébraient sur des centaines de points
de la Nouvelle- Angleterre, dans les Etats de l'Ouest ou du
centre, les gloires nationales, les hauts faits des ancêtres, et
formulaient dans des accents d'une touchante confiance
leurs espoirs en de glorieux lendemains. Pour eux aussi, il
faudra les avoir vus à l'œuvre, il faudra avoir entendu leurs
chants, écouté leurs discours, avant de mettre sous les yeux
de nos lecteurs le sens exact des manifestations qui, chez eux,
allient si bien le culte des vieux souvenirs patriotiques et la
fidélité aux traditions saintes de la race, à la loyauté géné-
reuse et fière qu'ils accordent sans réserve à leur nouveau
drapeau. Au mois prochain le plaisir de cueillir ensemble
et de former en bouquet les fleurs précieuses qui se sont épa-
nouies, il n'y a pas encore une semaine, et des deux côtés de
la frontière, sous la chaude influence des souvenirs et des
espoirs patriotiques !
***
266 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
François Coppée.
•Nous empruntons à Y Univers de Paris ces notes biogra-
phiques consacrées à l'un des grands poètes français de notre
époque, François Coppée, décédé il y a quelques semaines.
C'est en 1886, écrit Y Univers, que François Coppée —
parisien de Paris, fils d'un employé au ministère de la guerre
— débuta dans la carrière littéraire en publiant son premier
recueil de vers, intitulé le Reliquaire. Il avait vingt-quatre
ans et travaillait comme commis chez un architecte, après
avoir fait ses études, jusqu'à la troisième, au lycée Saint-Louis.
Et quoique l'époque parût peu propice à l'éclosion d'une gloire
poétique, — alors qu'on ne lisait et ne voulait lire, parmi le
grand public d'autres vers que ceux de Hugo — le jeune poète
obtint bientôt une notoriété qu'il n'avait pas dû espérer.
Cette notoriété, il la dut tout d'abord au genre qu'il avait
adopté, et au " métier " dont, dès ses premiers essais, il fit
preuve. Il eut, d'ailleurs, la bonne fortune d'être, au théâtre,
interprété, dès le début, par des artistes peu banales : car ce
furent Mme Agar et Mme Sarah Bernhardt qui, le 14 janvier
1869, créèrent, à YOdêon, cette exquise petite comédie qu'est
le Passant. Entre-temps, il avait publié, en 1868, un deux-
ième volume de vers, intitulé Intimités, après lequel vinrent,
coup sur coup, les Humbles (1872), le Cahier rouge (1874),
Promenades et intérieurs (1875) et Récits et Elégies (1878) ;
cependant qu'au théâtre, il donnait en collaboration avec
Verlaine, la revue Tout-Paris à Bobino, puis Deux douleurs,
Fais ce que dois, Y Abandonnée, les Bijoux de la délivrance et
enfin le Luthier de Crémone, qui fut son principal succès.
En 1884, l'Académie française l'élut, et il continua son
œuvre. On eut encore de lui, au théâtre, la Guerre de cent
ans, le Trésor, la Bataille d'Hernani, la Maison de Molière,
Madame de Maintenon, Severo Toselli, les Jacobites et Pour
la Couronne. Il publia, dans cette période, plusieurs séries
de contes en prose, que couronna son grand roman, le Cou-
pable.
Pendant toute cette partie de sa vie, François Coppée
s'était tenu éloigné de toute pratique religieuse. Mais, loin
de se montrer hostile à l'Eglise, il exprimait, dans la plupart
de ses ouvrages, des sentiments qui révélaient un catholicisme
instinctif.
En 1896, il fit une grave maladie qui rendit nécessaire
une opération dangereuse. Il demanda un confesseur. Ce
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 267
fut M. l'abbé Bouquet, alors aumônier du lycée Saint-Louis,
sacré depuis évêque de Chartres, qui le cathéchisa, le prépara-
le confessa et lui donna les sacrements. Rendu à la santé,
il eut à cœur de publier dans une série d'articles réunis ensuite
en volume sous le ittre : La Bonne souffrance, le récit de cette
maladie qui lui avait guéri l'esprit.
" Si j'avais fait un peu de bien au cours de ma vie, écrivait-
il, car, en somme, je ne suis pas méchant, Dieu m'en a récom-
pensé avec une générosité magnifique en épargnant en moi
ce germe d'innocence et de naïveté que j'y sens aujourd'hui
refleurir."
Il ne cessa, depuis ce temps, de vivre en bon chrétion
et sa simplicité native prit ainsi son vrai caractère, auquel
toute la presse, aujourd'hui, rend justice avec émotion.
La pièce suivante est cueillie au hasard dans l'œuvre de ce
poète bienfaisant.
LES LARMES
J'aurai cinquante ans tout à l'heure ;
Je m'y résigne, Dieu merci I
Mais j'ai ce très grave souci :
Plus je vieillis, et moins je pleure |
Je souffre pourtant aujourd'hui
Comme jaais, et je m'honore
De sentir vivement encore
Toutes les misères d'autrui.
Oh 1 la bonne source attendrie
Qui me montait du cœur aux yeux 1
Suis-je à ce point devenu vieux
Qu'elle soit près d'être tarie ?
Pour mes amis dans la douleur,
Pour moi-même, quoi ? plus de larme
Qui tempère, console et charme,
Un instant, ma peine ou la leur !
Hier encor, par ce froid si rude,
Devant ce pauvre presque nu,
J'ai donné, mais sans être ému,
J'ai donné, mais par habitude ;
Et ce triste veuf, l'autre soir,
Sans que de mes yeux soit sortie
Une larme de sympathie,
M'a^confié son désespoir.
268 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Est-ce donc vrai ? Le cœur se lasse,
Comme le corps va se courbant ;
En moi seul toujours m' absorbant,
J'irais, vieillard à tête basse ?
Non ! C'est mourir plus qu'à moitié 1
Je prétends, cruelle nature,
Résistant à ta loi si dure,
Garder intacte ma pitié.
Oh ! les cheveux blancs et les rides !
Je les accepte, j'y consens ;
Mais, au moins, jusqu'en mes vieux ans,
Que mes yeux ne soient point arides !
Car l'homme n'est laid ni pervers
Qu'au regard sec de l'égoïsme,
Et l'eau d'une larme est un prisme
Qui transfigure l'univers.
Louis Fréchette
Celui que les Canadiens-français reconnaissaient, depuis^
Crémazie, comme leur poète national, vient de mourir à Mont-
réal, après une maladie de quelques heures.
M. Louis Fréchette est né à la Pointe-Lévis, en 1839-
Après un séjour aux Etats-Unis, séjoux qui fut marqué par la
publication d'un pamphlet : " La voix d'un exilé," notre
compatriote était à son retour élu à la Législature.
En 1880, l'Académie Française couronnait " Fleurs
boréales " et " Oiseaux de Neige " qui forment un troisième
volume après " Mes loisirs " et " Pêle-mêle."
M. Fréchette s'est aussi révélé dramaturge en donnant
aux lettres canadiennes : " Papineau " et " Véronice."
La " Légende d'un peuple " reste son principal ouvrage.
M. Albert Lozeau, un de nos jeunes poètes le plus en renom
a déposé sur sa tombe ce témoignage ému :
" De tous nos poètes, Fréchette fut certainement le plu»
fécond et le plus artiste. Sa connaissance des mœurs et du
language des " habitants " du pays s'est exprimée en des contes
pittoresques lesquels constituent la partie la plus savoureuse
et originale de son œuvre en prose.
" M. Fréchette accueillait avec bonhomie la jeunesse ;
on l'a même vu, malade, rendre visite à des confrères dont il
avait plus de deux fois l'âge, pour leur serrer la main et leur
dire un mot d'encouragement. M. Fléchette était bon et
doué d'une exquise sensibilité.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 269
" On Ta souvent critiqué et parfois dénigré ; c'est la
rançon du succès.
" Mais ses beaux vers patriotiques resteront à la gloire
du Canada et de la France ; et le souvenir de l'homme tendre
qu'il fut ne périra pas."
Un journal anglais de Montréal, le Daily Star, a consacré
à l'écrivain disparu un article élogieux où il déclare que le
talent de Fréchette suffirait à engager ceux qui ne connaissent
pas notre langue à l'apprendre à cause des beautés que ses
poèmes nous révèlent.
C'est assurément une des grandes figures de notre litté-
rature nationale, sinon la plus grande, qui disparait. Nos
lecteurs nous sauront gré de leur donner ici les derniers chants
de ce poète où l'on semble reconnaître une sorte de prévision
d'une fin que lui-même sentait prochaine.
" Pourquoi craindre la Mort, la grande inévitable ?
Qu'elle soit le repos, qu'elle soit le réveil,
Pourquoi de cette aurore ou de ce bon sommeil
Se faire si souvent un spectre redoutable ?
" Aucun fantôme n'est effrayant au soleil. .
De même qu'on accueille un ami véritable,
Si l'hôte au front pâli prend place à votre table,
Levez en son honneur la coupe au jus vermeil.
" Pour moi, je me confie à la Justice immense.
Or ta justice, à toi Seigneur, c'est la Clémence !
Aussi par ta bonté céleste rassuré,
" Quand le terme viendra de ma course éphémère,
Je pencherai ma tête et je m'endormirai
Sans peur, comme un enfant sur le sein de sa mère."
L'envers de l'amour
Un incident dont le Sun de New- York a été l'instrument
n'est pas loin de donner une saveur spéciale aux caresses que
nous font en ce moment nos amis et " frères " anglo-saxons.
Il s'agit d'un canadien-anglais qui a entrepris de dire aux
américains ce que signifie le mot " Canuck," Don't yer know î
Lisons d'abord ce que ce chatouilleux personnage écrit au
Sun.
" Il semble exister beaucoup de malentendu, ici et là,
au sujet de la signification du mot " Canuck," et pour moi-
même et pour mes compatriotes expatriés je désire protester
contre l'expression.
270 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
" Le plus grand nombre des New-Yorkais semblent avoir
l'idée que toutes les personnes qui viennent du Canada sont des
Canucks et un grand nombre emploient cette expression comme
si c'était un terme d'opprobre. Or un Canuck est un Cana-
dien français ou " habitant ", et les échantillons de ce type
qui ont traversé la frontière pour se déverser dans les Etats-
de la Nouvelle-Angleterre ont peu fait pour donner une bonne
réputation à ce titre.
" Mais le Canuck dans son village natal de la province
de Québec est une sorte de citoyen assez décent, comme ceux:
qui ont lu les œuvres de Sir Gilbert Parker le savent ; car
Parker a enregistré les habitudes et les traits de ce peuple avec-
une fidèle exactitude.
" Ces habitants sont restés fixés assez généralement su^'
le sol de la Province de Québec, mais au fur et à mesure de
l'augmentation de la population il n'y avait pas de moyens
de subsistance pour tous, et la population canadienne-fran-
çaise s'accroît à un taux stupéfiant, sans égard aux principes
économiques tels qu'exposés par les théoriciens.
" Ce surplus de population, en grande partie imprévoyante/
s'est déversé, naturellement au-delà des frontières, dans la
Nouvelle-Angleterre. Un grand nombre des ouvriers dans
les villes industrielles sont des Canadiens-français, ou Canucks,
ET DANS L'ESTIME POPULAIRE ILS NE SONT PAS
CONSIDERES BEAUCOUP AU-DESSUS DES ANIMAUX
QUI NE PARLENT PAS (DUMB ANIMALS). Il n'y a pas
de Canucks de cette classe à New- York, mais le nom y a pris
racine et il est employé trop fréquemment pour les Canadiens
de pur sang anglais.
" En ces dernières années ces habitants ont envahi les
provinces maritimes du Canada, où ils ne sont pas plus haute-
ment regardés que dans la Nouvelle-Angleterre. Les Fran-
çais furent chassés de ces provinces il y a plus de cent ans et
aujourd'hui la race y revient.
" Canuck signifie Canadien français et rien de plus. Les
New-Yorkais voudront-ils s'en souvenir ? "
C'est aussi simple que ça ! Les New-Yorkais feront bien
de marquer d'une coquille d'huître le jour où ils ont eu la
visite de cet imbécile !
Les journaux de la Nouvelle-Angleterre ont protesté
vigoureusement contre les assertions de cet " anglais expatrié,"
et ils ont bien fait. A Lowell, Mass., une assemblée de pro-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 271
testation, tenue sous les auspices du " Ralliement Franco-
Américain, " a stigmatisé comme ils le méritaient et le diffa-
mateur et le journal qui s'est fait si complaisamment son
organe.
L'incident n'aura probablement pas d'autres suites.
Seulement, il fallait qu'il ne passât pas inaperçu, et nous
sommes les premiers à féliciter nos confrères des Etats-Unis
pour la façon dont ils ont reessenti cette injure. D'autre
part, ils ont reçu, surtout en ces dernières années, des
témoignages trop nombreux de considération et de sympa-
thie de la part de leurs concitoyens américains, l'œuvre
qu'ils ont accomplie aux Etats-Unis est trop belle pour
qu'ils se laissent impressionner outre mesure par cette diatribe
intempestive d'un inconnu qui préfère sans doute le titre de
14 Cockney " à celui de " Canuck." Lesgoûts ne se discutent pas.
La Pornographie et la licence au théâtre
M. Georges Lecomte a protesté tout récemment, dans un
congrès, contre la mauvaise réputation de la littérature fran-
çaise à l'étranger où dit-il, l'on commence à croire que la vie
française est fidèlement représentée par tous les ouvrages
immoraux que Paris déverse sur le reste du monde. C'est
un état de choses contre lequel les bons français s'insurgent
avec raison. M. Lecomte affirme que le plus grand nombre
de livres ou journaux pornographiques sont peu connus en
France et que leurs auteurs écrivent surtout pour les étrangers.
Or, l'écrivain français se fait quelque peu d'illusion sur la
nature du mal qu'il veut combattre lorsqu'il limite aux étran-
gers l'influence de la littérature infecte qu'il combat. La
pornographie rencontre en France, évidemment, des sympa-
thies plus nombreuses qu'on le croit, surtout dans certains
milieux. Et nous n'en voulons d'autres preuves que l'im-
portation récente dans certains centres américains de jour-
naux pornographiques repoussants qui ont suivi, comme cer-
taines mouches suivent la pourriture, une immigration assez
nombreuses d'ouvriers français.
Dans tous les cas, on fait un effort pour combattre le mal
à sa racine et c'est déjà quelque chose. Ce qu'il est bon de
constater c'est la réveil des consciences. D'un autre côté,
M. Lecomte et ses amis ne doivent pas se dissimuler des obsta-
cles qui se dresseront contre leur entreprise maintenant qu'ils
272 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
ont pu voir un gouvernement de sectaires souiller le Panthéon
de la dépouille d'un Zola.
Le travail d'épuration dirigé contre la pornographie
s'étend même jusqu'au théâtre ou la license n'était pas moins
grande. D'après quelques correspondances de Paris il fau-
drait espérer, là aussi, un assainissement qui s'est encore
trop fait attendre. Un journaliste envoyait récemment à
un journal d'Amérique une lettre où nous lisons les expressions
suivantes :
" L'abolition de la censure dans les théâtre français a
produit son résultat logique. La license du language a envahi
le théâtre à tel point que le public a dû protester. Il y a
quelques semaines une dame, très haut cotée dans la société
et le monde des lettres, proposait publiquement dans un
journal de Paris, aux personnes de son sexe de boycotter sans
pitié les théâtres et les cafés ou l'indécence fait loi. Tout
aussitôt, un académicien, M. Etienne Lamp, publia dans
Y Echo de Paris, un article très vigoureux, intitulé " Assez "
contre les promoteurs de l'immoralité publique qu'il appelé
n les exploiteurs des curiosités malsaines."
M. Hervieu, avait dit fort spirituellement lors de l'abo-
lition de la censure : " L'animal en cage ne s'empresse pas
toujours de sortir au moment même ou la porte lui est ouverte.
Aujourd'hui on reconnaît que la bête est bien au large et on
veut le remettre en cage. Tout ceci est fort bien, mais on
finira bientôt par manquer de cages, si l'on ne prend immé-
diatement des mesures d'hygiène morale, empêchant, grâce
à l'éducation saine, la formation des mentalités qui font les
pornographes et ceux qui les honorent.
***
Zola au Panthéon
Voici un événement qu'il faut signaler au monde au même
titre que les grandes calamités. Il marque chez ceux qui l'ont
voulu, préparé, accompli, un cynisme, une absence de tout sens
moral, un aveuglement qui rappellent les jours sinistres de
la " Déesse Raison." Au fond, c'est la revanche du juif sur
le Gentil, c'est un nouvel attentat porté par la franc-maçon-
nerie au passé glorieux de la France et à la mémoire de ses
hommes illustres. Après avoir crocheté les églises, persécuté
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 273
les Petites Sœurs, volé les morts, il ne restait plus qu'un der-
nier outrage à attendre des sectaires du Palais Bourbon.
Et, cet outrage, ils l'ont commis il y a quelques semaines,
en violant le sanctuaire des gloires nationales, en souillant
les tombeaux des grands hommes de France par le voisinage
des restes impurs du prince des pornographes.
Un écrivain anglais parle quelque part de " Skulls that
cannot teach and will not learn" ; c'est toute la mesure des
cervaux qui viennent d'infliger à la France cet inqualifiable
affront. On invoquera divers prétextes pour justifier pareille
audace. Il y a toujours des prétextes. Mais on ne pourra
nier que l'apothéose de Zola a été en même temps l'apothéose
de la corruption et du crime, et qu'en ouvrant la porte du Pan-
théon au pornographe on l'a ouverte en même temps à la
trahison, au vice, à la dégradation, et qu'un gouvernement
capable de pareille infamie ne surprendra plus personne le
jour où, continuant son œuvre, il placera aux côtés du " grand
remueur de boue " des traîtres comme Dreyfus et Ullmo ou
des criminels comme Soleilland.
Léon Kemner.
Québec
Edifices Publics, Hôpitaux, Institutions et endroits
intéressants.
Université Laval (1)
L'Université Laval a été fondée en 1852, par le Séminaire
de Québec. La Charte Royale, qui lui a été ascordée par S.M.
La Reine Victoria, a été signée à Westminster le 8 décem-
bre 1852.
Par la Bulle Inter varias sollicitudines du 15 avril 1876,
le Souverain Pontife Pie IX, de glorieuse et sainte mémoire,
a donne à l'Université Laval son complément en lui accordant
l'érection canonique solennelle avec les privilèges les plus
étendus.
En vertu de cette Bulle, l'Université a pour protecteur
à Rome, auprès du Saint-Siège, Son Eminence le Cardinal
Préfet de la Propagande. La haute surveillance de la doctrine
et de la discipline, c'est-à-dire de la foi et des mœurs, est dé-
volue à un Conseil Supérieur composé de NN. SS. les Eveques
de la Province civile de Québec, sous la présidence de Sa
Grandeur Mgr l'Archevêque de Québec, nommé lui-même
Chancelier Apostolique de l'Université.
En vertu de la Charte Royale, le Visiteur de l'Université
Laval est toujours l'Archevêque catholique de Québec, qui
a droit de veto sur tous les règlements et sur toutes les nomi-
nations. Le Supérieur du Séminaire de Québec est de droit
le Recteur de l'Université. Le Conseil de l'Université se
compose des Directeurs du Séminaire de Québec et des trois
plus anciens professeurs titulaires ordinaires de chacune des
facultés.
Il y a quatre facultés, qui sont les facultés de Théologie,
de Droit, de Médecine et des Arts. Les dégrés auxquels peu-
vent parvenir les élèves, dans chacune des facultés, sont ceux
de Bachelier, de Maître ou Licencié, et de Docteur.
(1) Annuaire de l'Université Laval.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINR
275
D'après une décision de la S. C. de la Propagande, en
date du 1er février, 1876, et approuvée par Sa Sainteté Léon
XIII, une extension des facultés de l'Université Laval a été-,
faite en faveur de Montréal, pour procurer à cette ville tous?
les anvatages de l'Université. Les deux sections de Québec;
et de Montréal ont fonctionné identiquement jusqu'en 1889.
Le 2 février de cette dernière année, le Bref Jamdudwm a
276 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
apporté des modifications importantes à la décision du 1er
février 1876, en accordant aux sections de Montréal le quasi-
indépendance pratique.
Ce qui suit ne regarde que l'organisation de l'Université
à Québec.
ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT
L'année académique comprend neuf mois et se divise
en trois termes. Le premier commence vers le 15 septembre,
et finit à Noël ; le second finit à Pâques, et le troisième finit
vers la fin de juin.
L'enseignement est donné par des professeurs titulaires
ordinaires ou extraordinaires, par des professeurs agrégés et
par des professeurs chargés de cours. Les premiers sont seuls
professeurs au sens de la Charte, peuvent seuls être membres
du Conseil Universitaire et avoir voix délibérative dans les
conseils des facultés.
Les cours sont privés dans les facultés de Théologie,
de Droit et de Médecine. Cependant tout prêtre peut être
admis au cours de Théologie ; il en est de même à l'égard
des avocats et des notaires pour les cours de Droit, et â l'égard
des médecins et des chirurgiens pour les cours de Médecine.
Dans la faculté des Arts, il y a des cours publics et des cours
privés ; ceux-ci ne sont que pour les élèves ou étudiants de
la faculté.
Edifices. — Le corps principal, généralement désigné
sous le nom d'Université Laval, est celui où se donnent les
cours de Droit et des Arts, et où se trouvent les musées et la
bibliothèque. Les autres sont :
1. l'Ecole de Médecine, qui a 70 pieds de long et trois
étages. C'est là que se donnent les cours de la faculté de
Médecine. On y voit deux musées fort complets.
2. La Faculté de Théologie. — Edifice tout récent de
260 pieds de longs et à cinq étages, bâti en matériaux incom-
bustibles. Ce grand séminaire peut recevoir au-delà de 100
élèves en Théologie, à part les 20 ou 30 professeurs ecclé-
siastiques attachés à l'établissement et qui y ont aussi leur
logement.
3. Le Petit Séminaire de Québec est attenant l'Uni-
versité. C'est le premier des collèges affiliés et il peut facile-
ment admettre dans ses classes 500 élèves et plus. Sur ce
nombre, 200 en moyenne sont pensionnaires/'
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 277
MUSEE DE PEINTURE
Les toiles qui composent ce musée viennent en grande
partie de la collection de feu Y Honorable Joseph L égaré, un
de nos plus anciens artistes Canadiens. Parmi ces tableaux,
le plus grand nombre furent envoyés au Canada par l'abbé
Desjardins, vicaire général de Paris, qui résida quelques années
au Canada durant la révolution française. Il acheta ces
tableaux à très bas prix, et, par reconnaissance, les expédia
en ce pays. Voilà comment il se trouve ici une foule de pein-
tures anciennes et de grande valeur.
Plusieurs autres furent achetés pour M. Legaré par M.
Reiffenstein, durant un tour d'Europe. Ce voyageur eut la
chance de trouver toute une collection de peintures chez une
famille noble en embarras financier, et put ainsi s'en procurer
un bon nombre pour le compte de son ami du Canada.
On ne sera pas surpris après cela de trouver dans la musée
de peinture de l'Université Laval, un Lesueur, deux Parrocel,
un Romanelli, quatre Salvator Rosa, un Joseph Vernet, un
Van Dyck, un Simon Vouet, un Tintoret, un Poussin, un Puget,
un Albane, un David, etc.
La musée de peinture comprend plusieurs salles où les
toiles sont classiflées d'une façon spéciale. Nous observerons
la même classification en donnant le sujet de quelques toiles
et les noms des auteurs :
LE MUSEE
St-Jérôme dansle désert, par Vignon.
Martyre de sainte Catherine, par F. Chauveau.
Le Veau d'or, par Franck.
La Religion et la Temps. Ecole espagnole.
Antiquités romaines, par H. Robert.
Jésus rencontrant sainte Véronique, par Vargas.
St-Michel chassant les anges rebels. Ecole italienne.
Ecole d'Athènes, d'après Raphaël, par Paul-Pontius-
Antoine Robert.
David contemplant la tête de Goliath, (sig.) Pierre Puget.
Martyre de M. Robert Longé (1764), par L. Allies.
Les Filles de Jéthro, par Romanelli.
St-Michel terrassant le démon, par Simon Vouet.
Solitaires de la Thébaïde, par Guillot.
278 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Moïse, par Giovani Lanfranco.
Martyre de saint Etienne. Ecole de Padoue.
Couronnement de la Vierge, par le Tintoret,
Jacques-Cartier, à Stadaconé, prenant possession du
Canada au nom du roi de France, par Hawksett.
Hérodiade recevant le chef de saint Jean-Baptiste. Ecole
italienne.
Joueur de Cornemuse, d'après Van Dyck, par Molinari.
Jésus en Croix, par Carrache.
Chasseurs et Combat de Chiens, par Rademaker.
Sainte Madeleine, par David.
Vase orné de fleurs (panneau), par Fiesne.
Intérieur d'une église, par P. Neefs, l'ancien.
St-Barthélemy, par Janssens.
Bonaparte, d'après David, (sig.) Pradier.
Adoration des Mages, par Carreno.
Les anges adorant l'Enfant Jésus, par Mignard.
Saint Louis Bertrand, par Pisano.
Couronnement d'épines, par Arnold Mitens.
Diane de Poitiers, par Jean Goujon.
Paysage : Troupeau de vaches et ruines, par Castiglione.
Saint Pierre et Saint Paul. Ecole italienne, (fin du 17e
siècle).
Chasse, par ven der Meulen.
Paysage flamand, (scène d'hiver), 17e siècle.
Jésus et la Vierge, (le Benedicite). Ecole italienne.
Joyeuse bacchanale, par Stevens.
Sentence de mort, par V.-H. Janssens.
Martyre du pape saint Vigile, par W.-J. Baumgaertner.
Tête d'étude, (sur bois), par Stopleben.
Fleurs, par J.-B. Monnayer.
Le reniement de saint Pierre. Ecole romaine.
Episode de la guerre de Trente ans. Ecole hollandaise.
Paysage (moulin, ruines), par ran Bloemen.
Chasse, (sur bois), par van der Meulen.
Scène de cabaret. Ecole flamande.
" Mater Dolorosa ", par van Dyck.
Médecin pansant un soldat blessé. Ecole de Harlem,
17e siècle.
Vase et Fruits, par Heem.
Boucher, Boulanger et Matelot, par John Opie.
Adoration des Bergers. Ecole allemande, 17e siècle.
Toilette d'une Flamande, par Schalken.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 279
Une école en Hollande, (sur bois), 16e siècle.
Vase et fruits, par Kalff.
" Ecce Homo ". Ecole allemande, 17e siècle.
Elie jetant son manteau à Elisée, par Ouwater.
Saint Jérôme, étudiant les Saintes Ecritures (sur bois).
Ecole flamande, 17e siècle.
Paysage, (sur cuivre), par Teniers.
Les disciples d'Emmaûs, (sur bois), par P. Bril.
Une Ferme dans les Flandres,, (sur bois). Ecole flamande,
16e siècle.
Bataille de cavalerie : Saxons et Romains, par Joseph
Parrocel.
Bataille de cavalerie : Romains et Turcs, par Parrocel.
Louis XV, par La Tour.
Naissance de Notre-Seigneur, par Coypel.
Extase de sainte Madeleine, par Aïbane.
Madame Louise, fille de Louis XV, (Carmélite), par F.
Boucher.
Madame Victoire, par F. Boucher.
Louis, Dauphin, père de Louis XVI, par La Tour.
Marie Leczinska, épouse de Louis XV, par La Tour.
" Ecce Homo." Ecole florentine.
" Mater Dolorosa." Ecole italienne.
Mariage mystique de sainte Catherine, panneau de l'école
bizantine, 14e siècle.
Scène de carnaval, par Salvator Rosa.
Saint Ambroise refusant à l'empereur Théodose l'entrée
de sa basilique, par Segriso,
Pêches, poires, raisins, (sig.) F.-V. Euerbroeck.
Port de mer, par Vemet.
Sainte Famille, (sig.) L. Graminica.
Saint Jean PEvangéliste. (1)
Adoration des Bergers. Ecole de Bérone.
Moine en Méditation. Copie de Zurbaran. Ecole espa-
gnole.
L'Avènement du Messie, par Maratta.
Buveur, par van Ostade.
Un Moine (franciscain) en prière. Panneau. Ecole
italienne.
Un Moine (capucin) à V étude. Panneau. Ecole italienne»
Paysage et Ruines, par Salvator Castiglione.
Scène de colonies. La peine du fouet.
(1) Cou et menton gâté p&r une retouche.
280 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Assomption de la Vierge. Ecole italienne, 17e siècle.
La Purification, par Feti.
Ermitage, par H. Vargasson.
Saint Jean l'Evangéliste. Ecole italienne.
Moine étudiant à la lueur d'un flambeau. Ecole espa-
gnole.
Vieux Moine en méditaton à la lueur d'un flambeau.
Ecole espagnole.
Foire, par Monnix.
Tête du Christ. Cadre très ancien.
SALLE DES COURS LITTERAIRES
Le Souper à Emmaus, attribué au Titien.
La dernière Cène d'après Léonard de Vinci.
Martyre de saint Sébastien, par Salvator Rosa.
Martyre de saint Laurent, par Carlo Maratti.
Madone par N. Gordigiani.
Le Christ et la Samaritaine, par J. van Hoeke.
Sainte Famile, par Maratta.
Prédication de saint Jean-Baptiste, par Nicolas Poussin.
Maria Cœcilia Phyffer d'Altishofen, 1804.
Sybille, par Solimena.
Retour d'Egypte (sur cuivre).
Impression des stigmates de saint François d'Assise,
Auteur inconnu.
Saint Thomas Ap., d'après Guercino.
Saint Antoine prêchant aux poissons.
L'Ange Raphaël et Tobie (sur cuivre).
La sainte Vierge, l'Enfant Jésus et saint Jean PEvangé-
liste, par Baroccio.
La Visitation. Ecole de Bologne.
La Prima Vera (Le printemps de la vie), par J. Winch-
enden.
La sainte Vierge et les Saints. Esquisse de Guido Reni.
Sainte Madeleine au désert, par Barthol Schidone,
Adoration des Bergers, d'après la Corrège.
Saint Jérôme, par Barthol Schidone.
La sainte Vierge et les Saints, par F. Solimena.
Joseph et ses Frères.
Le Souper chez Simon le pharisien, (copie).
Loth sortant de Sodome.
Sainte Madeleine.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 281
* PREMIERE ANTICHAMBRE
Scène champêtre. Ecole italienne.
Apparition des Anges aux Bergers. Ecole flamande.
Saint Jérôme commentant les Saintes Ecritures. Ecole
italienne.
Paysage canadien (scène d'élection). Château-Richer.
Sérénade dans les rues de Rome. Ecole romaine.
Copie de la sainte Face, conservée à Saint-Pierre de Rome.
Ecole romaine.
Papsage d'Italie. Ecole italienne.
Portrait, par Gainsborough.
L'Immaculée Conception. Ecole espagnole.
SALON DE RECEPTION
Mgr François de Montmorency Laval, 1er évêque de
Québec et fondateur du Séminaire de Québec.
M l'Abbé L.-J Casault, fondateur et premier recteur de
l'Université, par Théo]). Hamel.
Mgr Elz.-Alex. Taschereau, plus tard archevêque de
Québec, et 1er cardinal canadien, 2e recteur de l'Université,
par Pasqualoni.
Mgr M.-E. Méthot, 3e recteur de l'Université, par Eug.
Hamel.
Mgr T.-E. Hamel, V. G., 4e recteur de l'Université, par
Eug. Hamel.
S. E. le Cardinal Franchi, par L. Fontana.'
Mgr C.-F. Baillargeon, archevêque de Québec et 2e Visi-
teur de l'Université, par Livernois. s
S. E. le cardinal Ledochowski, par Carnevali.
S. M. la reine Victoria, copie, par J. Légaré.
S. E. le cardinal Barnabo, par Pasqualoni.
Portrait de M. l'Abbé H.-R. Casgrain, historien et litté-
rateur canadien, ancien professeur à la faculté des Arts et
bienfaiteur de l'Université.
Mgr E.-J. Horan, évêque de Kingston, un des fondateurs
de l'Université, par Théo. Hamel.
Mgr B. Paquet, 5e recteur de l'Université, par Eug.
Hamel.
Mgr J.-C.-K.-Laflamme, 6e recteur de l'Université, par
Ghs. Huot.
Mgr O.-E. Mathieu, 7e recteur de l'Université, par P. Gabrini.
282 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
S. E. le cardinal Siméoni, par Pasqualqni. •
Portrait du docteur Morrin, professeur et bienfaiteur de
l'Université (faculté de médecine), par Théo. Hamel.
Portrait de S. S. le Pape Pie X, par Chs Huot. Rome, 1904.
S. S. le Pape Pie IX (grandeur naturelle), par Pasqualoni.
1867.
S: E. le cardinal Gotti, par P. Gdbrini.
Sur un riche table en marbre au centre du salon se trouve
une magnifique cassette en argent contenant la bulle d'érection
canonique de l'Université Laval, en 1876.
SECONDE ANTICHAMBRE
Pain, Fromage et Ail, (sig.) Juan de Hermida.
Couronnement de la sainte Vierge. Ecole allemande.
Le Rédempteur. Ecole française.
Paysage d'Italie. Ecole italienne.
Marine. Ecole italienne.
Ascension de Notre-Seigneur. Ecole italienne.
Paysage : Montagnes et Ruines.. Ecole italienne.
La Vierge, l'Enfant Jésus et saine Jean-Baptiste. Pan-
neau, du 16e siècle. Ecole italienne.
" La Liseuse ". Panneau. Ecole flamande. Très bien
conservé.
Paysage d'Irlande. Ecole anglaise.
Bataille d'Indiens, par Légaré.
" Ecce Homo ". Ecole italienne.
Conducteur et ses Chiens sur la piste d'esclaves marrons,
par William Marsden, 1885.
Moine lisant. Ecole espagnole.
Fuite en Egypte. Allégorie. Ecole de Sardaigne.
Dans la nouvelle chapelle du Séminaire, construite sur
l'emplacement de l'ancienne (où ont péri, en 1888, les dix plus
belles toiles qu'il y eût peut-être en Amérique), on peut ad-
mirer plusieurs beaux tableaux.
Chapelle Saint-Thomas d'Aquin : " Dieu Créateur en-
touré d'anges," d'après Poussin.
Chapelle Saint- Antoine de Padoue : " Deux Anges," par
Lebrun.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 283
Chapelle Saint-François de Sales : " le vieillard Siméon
et l'Enfant Jésus."
Dans le chœur à gauche : " L'Immaculée Conception,"
par Pasqualoni ; à droite : " saint Jérôme," par Ulin.
Après avoir dépassé la chapelle Sainte-Anne, à droite
près de la porte du couloir conduisant à la sacristie : " La
Compassion du Titien", ancienne mosaïque vénitienne, clans
un cadre splendide. Elle fut donnée jadis à un pape par un
empereur. d'Autriche, et était conservée à Rome au Casino
de Pie IV, dans les jardins du Vatican, lorsqu'elle fut donnée
au Séminaire de Québec par Léon XIII, en 1889.
Sur le plan voisin, les " Huit Béatitudes," par Corneille
junior ; en face : " saint Joseph et l'Enfant Jésus, et la Prière,"
par Fésarero.
Chapelle Saint-Charles Borromée : " Jésus en croix, sa
Mère, saint Jean et sainte Madeleine," copie du Guide faite à
Florence par le chevalier Falardeau, artiste canadien. (Don
de l'auteur.)
Chapelle Saint- Jean-Baptiste : " l'Assomption de la
Vierge," d'après Lebrun.
Chapelle Saint-Louis de Gonzague, Saint-Stanislas de
Kostka et Saint- Jean-Berchmans : " saint Hilaire le cuirassé,"
par Salvator Rosa ; " le Christ en croix," attribué à Guido
Reni.
Enfin en arrière, sur le long pan, une " Madone," par
Carlo Dolce.
Outre ces tableaux il y a encore une riche et très belle
collection de vieilles estampes et gravures distribuée clans les
corridors du Grand et du Petit Séminaire. Dans la Grande
salle de réception du Séminaire on peut aussi admirer quelques
tableaux précieux entre autres les portraits des trois " Lacorne
de Saint-Luc," de la " Vén. Mère de l'Incarnation," de " Mont-
calm et Wolfe." Ce dernier portrait est un original de Sir
Joshua Reynolds.
MUSEES SCIENTIFIQUES
Cabinet de Physique. — La collection d'appareils de phy-
sique est une des plus complètes qui existent au Canada. Elle
renferme au-delà de mille instruments, ayant rapporté à
toutes les branches de la physique, et servant à démontrer
tous les pr ncipaux phénomènes et les découvertes les plus
récentes.
284 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Musée de Minérabgie, renferme plus de 4,000 échantillons.
Musée de Géologie, renferme plus de l'500 échantillons.
Musée de Botanique, ce musée occupe les trois dern ères
galeries qui font suite au musée géologique. La première
galerie renferme une collection des bois économiques cana-
diens. Chaque arbre de la forêt canadienne est représenté
par deux échantillons de grande dimension, disposés dans un
ordre méthodique. L'un des deux est seulement varlope,
l'autre est poli et verni. Cette col ection est en tout semblable
à elle qui a obtenu des récompenses très flatteuses dans deux
expositions universelles d'Europe, à Dublin et à Paris. La
seconde est occupée por plusieurs autres collections.
La dernière salle contient l'herbier ou plutôt la collection
des herbiers de provenances diverses, tous authentiques, qui
comprennent : 1. l'herbier américain (plante du Canada et
des Etats-Unis) ; 2. l'herbier général. L'herbier américain
se compose des collections de C.-C. Parry, E. Hall et J.-B.
Harbour, Charles Geyer, N. Rield, Leidenberg, M. Vincent,
plus un grand nombre d'échantillons fournis par Moser, Smith
et Durand. Plusieurs plantes sont étiquetées de la main
même de Nuttall et de Rafnnesque.
Les plantes du Canada ont été recueillies en grande par-
tie par l'Abbé 0. Brunet.
L'herbier de l'Université contient plus de 10,000 plantes.
MUSEE ETHNOLOGIQUE
Les deux premières galeries sont en grande partie occupées
par la collection ethnologique de M. Joseph-Charles Taché,
ancien Député Ministre du Département de l'Agriculture, à
Ottawa. Cette collection consiste en un nombre considérable
de crânes indiens dont les formes, comparées à celles des
crânes préhistoriques de l'Europe, présentent le plus vif inté-
rêt. Ajoutons une foule d'ustensiles à l'usage de nos tribus
indiennes, de curieux fragments de poterie, des instruments
de chasse et de guerre, etc. Ces reliques d'un autre âge ont
été retirées, pour la plupart, des tombeaux Hurons.
Là se trouve encore une momie égyptienne dans son
sarcophage. Une autre est placée dans une vitrine latérale.
Le musée chinois et japonais, bien que commencé tout
récemment, est déjà remarquable.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 285
MUSEE ZOOLOGIQUE
Farmi les plus importants des raamifères canadiens, on
remarque l'orignal, le caribou, Tours, le raton, la loutre, le
castor, deux moufettes d'Amérique, dont l'un à pelage jau-
nâtre. On y voit aussi bon nombre de mamifères étrangers,
parmi lesquels se trouvent plusieurs espèces de singes, un loup
des Ardennes, etc.
Les collections itchyologiques et herpétologiques renfer-
ment plusieurs individus dignes de remarque. Parmi les
reptiles, signalons un crocodile du Sénégal, un magnifique
alligator de la Froride, p usieurs serpents de forte taille, ainsi
qu'un bon nombre de tortues.
La collection ornithologique comprend à peu près 600
espèces représentées par plus de 1200 individus venant de
toutes les parties du monde. Presque toutes les espèces
canadiennes ont ici des représentants, ainsi que plusieurs
raretés européennes.
La tribu des oiseaux chanteurs est très nombreuse et
riche en espèces rares ou étrangères.
BIBLIOTHEQUE
Elle renferme au delà de 130,000 volumes, En voici
les principales subdivisions :
1. Histoire du Canada, politique et jurisprudence ca-
nadienne.
2. Documents sessionnels des différentes législatures du
Dominion ;
3. Education et pédagogie ;
4. Littérature ;
5. Histoire de l'Eglise, générale et particulière ;
6. Histoire civile et politique, générale et particulière ;
7. Histoire des différents Etats des deux Amériques,
en dehors du Canada ;
8. Philosophie ;
9. Sciences ;
10. Médecine ;
11. Droit ;
12. Théologie et droit canon ;
13. Ecriture sainte, controverse, éloquence sacrée et
ascétisme ;
286 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
14. Bibliographie ;
15. Revues et journaux ;
16. Archéologie civile et religieuse ;
17. Beaux- Arts ;
18. Agriculture, horticulture, etc.
SALLE DES PROMOTIONS
Vaste salle avec galeries latérales et pouvant contenir
au delà de 1500 personnes.
C'est dans cet appartement que se fait la collation solen-
nelle des diplômes, à la fin de chaque année académique. Là
aussi ont lieu les réceptions officielles de l'Université. Le
Prince de Galles y reçut les hommages du corps Universitaire
en 1860. Ce fut à l'occasion de cette visite que Son Altesse
Royale fonda un prix au Petit Séminaire de Québec, prix
qui est actuellement à la disposition de la Faculté des Arts.
C'est encore là que la Princesse Louise et le Marquis de Lorne
furent reçus lors de leur visite officielle à l'Université.
Son Excellence Mgr Conroy, Délégué Apostolique au
Canada, fut également l'objet d'une réception solennelle dans
cette même salle, ainsi que Son Excellence l'abbé Don Henri
Smeulders, Commissaire Aposto ique.
En 1896, réception solennelle de Lord Russell de Killowen.
C'est encore dans cette salle que furent officiellement
reçus : M. le Comte de Paris, M. le duc d'Orléans, M. le duc
d'Uzès, M. le comte de Lévis-Mirepoix, le contre-amiral de
Cuver ville.
Les gouverneurs généraux : Lord Stanley de Preston,
L.L.D., Lord Pberdeen, Lord Minto, en 1904, et Lord Grey,
en 1905, ont aussi été l'objet, dans cette même salle d'une
solennelle réception.
En 1901, les professeurs et les élèves de Laval présentè-
rent ici leurs hommages au duc d'York, maintenant Prince
Galles.
Son Excellence Mgr Satolli, ma'ntenant cardinal Son
Excellence Mgr Rafaël Merry del Val, — Maintenant cardinal
et Secrétaire d'Etat, — Mgr D. Falconio, évêque de Lerissa,
Délégué Apostolique au Canada, Mgr Donatus Sbaretti,
évêque d'Ephèse et Délégué Apostolique, ont reçu dans cette
salle les hommages du corps universitaires.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 287
On peut voir aussi sur les murs les armes de quelques uns
des gouverneurs généraux et autres personnages qui ont offi-
ciellement visité l'Université.
MUSEE NUMISMATIQUE
Le musée contient au delà de 3,000 monnaies et médailles,
renfermées dans 14 vitrines.
MUSEE DES INVERTEBRES
Ce musée, qui occupe une salle à part, comprend plusieurs
collection distinctes : —
Collection entomologique
Cete collection compte maintenant au delà de 14,000
espèces nommés d'insectes provenant de toutes les parties
du monde.
Collection Conchyliologique
Cette collection compte plus de 950 espèces de mollusques
canadiens et exotiques, presque tous nommés, et dont un bon
nombre se font remarquer par le brillant de leurs couleurs,
par leur taille ou la singularité de leurs formes.
MUSEE RELIGIEUX
On a commencé, sous ce titre, un Musée spécial, où Ton
réunit des souvenirs pieux, rappelant, soit les lieux, soit les
personnes, soit les institutions, consacrées à la religion.
L'objet principal de ce musée est la tombe en plomb et
les fragments du cercueil en bois du Vénérable François de
Laval, fondateur du Séminaire de Québec.
On y a déjà réuni de précieux souvenirs de Pie IX, de
Léon XIII, de quelques autres papes, ainsi que de nos évêques
et de quelques anciens prêtres du Séminaire et d'ailleurs.
288 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Le Séminaire de Québec
Le Séminaire de Québec fut fondé en 1663 et établi offi-
ciellement cinq ans plus tard, en 1668.
Cette même année de 1668, l'illustre fondateur du Sémi-
naire, Mgr de Laval, reçut de Colbert une lettre l'encourageant
dans son projet et lui faisant part des sentiments du Roi à
ce sujet. Cette lettre était datée du 6 mars 1668 et félicitait
Mgr ne Laval du soin qu'il apportait à l'éducation des jeunes
français de la colonie et lui faisait part des intentions du roi
" sur les nations sauvages, qui sont soumises à son obéissance,
et de l'éducation à donner à leurs enfants, pour leur apprendre
notre langue et les élever dans les mêmes coutumes et façons
de vivre que les français."
L'histoire complète du Séminaire de Québec nécessi-
terait une étude plus étendue que celle que nous pouvons
consacrer dans ce Guide. Cependant, on nous saura gré de
donner ici les principaux passages d'une " Note sur le Petit
Séminaire de Québec " publiée en février 1850 par Y Abeille
une petite feuille hebdomadaire publiée par les élèves du
Séminaire sous la surveillance de leurs professeurs. Après
avoir cité la lettre de Colbert, l'écrivain de Y Abeille dit :
" Cette idée de franciser les sauvages n'était pas nou-
velle. Les Jésuites en avaient tenté la réalisation trente ans
auparavant, lors de la fondation de leur collège ; le mauvais
succès qu'ils avaient eu venait de leur faire rejeter les propo-
sitions de M. Talon qui crut que l'évêque de Pétrée se prêterait
à ses desseins et engagea Colbert à lui écrire. Le prélat re-
garda cette lettre comme une marque qu'il était temps d'e-
xécuter le dessein qu'il avait toujours eu de fonder un Petit
Séminaire pour former dès leur bas âge les enfants que Dieu
appelle à l'état ecclésiastique. Faute de moyens il s'était
borné à payer la pension de plusieurs enfants chez les Jésuites,
attendant de la Providence des secours que le ministre du Roi
semblait enfin lui permettre.
" Il fit promptement accomoder une vieille maison achetée
de Mde Couillard, située auprès du presbytère actuelle. Le
9 octobre, (1668), jour de St. Denis, il fit solennellement l'ou-
verture du Petit Séminaire de l'Enfant Jésus. Les pre-
miers élèves furent huit français et six hurons que l'on se
proposait de franciser. Les Jésuites se décidèrent alors à
prendre quelques Algonquins. " Mais, dit M. De La Tour,
ce mélange que l'on croyait utile ne servit de rien aux sauvages
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 289
et nuisit aux français On eut d'abord beaucoup de
peine à en obtenir ; les sauvages infiniment attachés à leurs
enfants, ne peuvent se résoudre à s'en séparer. On en prit
beaucoup de soin, mais on n'a jamais pu, ni ouvrir assez leur
esprit pour les faire entrer dans les matières théologiques,
ni fixer assez leur légèreté pour les attacher au service des
autels. Après plusieurs années passées au Séminaire 'malgré
eux et comme en prison, ils s'enfuyaient aussitôt qu'ils pou-
vaient et allaient avec les autres courir les bois."
" Les petits hurons sortirent bientôt et ne furent point
remplacés. Le dernier fut retiré par ses parents le 15 mars,
1673. Six ans après on reçut un Iroquois du Sault qui resta
quelques mois et un métis que l'on fut obligé de renvoyer.
Il faut ensuite descendre plus d'un siècle pour rencontrer
dans les annales le nom de Vincent-Vincent, sauvage de Lorette
encore vivant. Il est le premier et le seul qui ait fait un cours
complet d'études. Ses succès furent loin d'être brillans,
et il n'a pas du reste démenti son origine, car plus d'une fois
il a quitté les thèmes et les versions pour aller comme les autres
courir les bois et il les court encore.
" Le pensionnat des Jésuites, qui n'éta:t pas bien nombreux,
tomba par la retraite des séminaristes. Ceux-ci continuèrent
néanmoins jusqu'en 1759 d'aller en classe avec les externes
des RR. PP., parce que le Séminaire n'avait ni les ressources
pécuniaires, ni le logement convenable, ni les professeurs
nécessaires à un cours complet.
" Les annales prouvent qu'il y avait une première et une
seconde année de philosophie, une rhétorique et une seconde,
une troisième et une quatrième, non pas ensemble, mais alter-
nativement, de deux ans en deux ans. Il y avait aussi une
classe de rudimens et une petite école pour ceux qui ne savent
pas lire. La durée des études variait selon la science et l'ap-
titude des élèves ; elle est généralement bornée entre cinq
et sept ans. Quelques-uns venaient de France commencer
ou continuer ici leurs études ; on remarque parmi eux des
commis, des apprentis et même des soldats.
" Ceux qui ne témoignaient pas d'aptitude ou de goût
pour les études sortaient apr£s avoir appris le métier de cou-
vreur, de maçon, de cordonnier, de couturier, de charpentier,
de sculpteur, de serrurier, de menuisier, etc. La sculpture
était surtout en honneur ; les ecclésiastiques du Grand Sé-
minaire avaient un atelier bien garni, et les écoliers ltur ai-
290 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
dèrent à temps perdu entre les études, à sculpter les orne-
ments de la chapelle que M. de la Potherie estime à 10,000
écus et appelle très belle, L'agriculture n'était pas oubliée ;
la Grande Ferme de St-Joachim et le Séminaire que Mgr de
Laval y avait établi en sont la preuve.
" Les élèves allaient à l'office de la cathédrale et portaient
une soutane rouge avec un bonnet carré ou un camail de
même couleur. Mgr de S. Valier leur rend ce témoignage
dans une lettre : " Ils se tiennent d'un air si dévot durant
la célébration de l'office divin qu'ils inspirent la dévotion aux
peuples."
" Le capot bleu avec nervures blanches remonte aux
premiers temps. Les directeurs du Séminaire des Mission
Etrangères de Paris voulurent au commencement du 18me
siècle changer cette couleur : voici ce que répondirent les
directeurs de Québec (1759) : " Permettez-nous de vous dire
que c'est le sentiment de la plupart et même de MM. nos In-
tendants, qu'étant en possession de tout temps de cette cou-
leur, à laquelle l'on est accoutumé, ce changement paraîtrait
étrange. C'est ce qui clistingpe les enfants du Séminaire,
surtout en leur manière, carjl y en a bien d'autres qui portent
le bleu, chaque pays, chaque guise. Nous savons que cela
paraîtrait particulier dans d'autre pays qu'en Canada. M.
Raudot, (intendant) nous a dit qu'on l'avait prévenu là-dessus,
mais qu'en les voyant il avait changé de sentiment et qu'il
les trouvait fort propres."
" Il parait que la ceinture état primitivemmt blanche,
et qu'elle devint peu à peu chamarrée de toutes les couleurs
mélangées avec un goût sauvage. La ceinture verte actuelle,
moins dispendieuse et beaucoup mieux assortie au reste de
l'habillement date de 1838. Elle n'a été obligatoire qw'en
1840.
" La tête était couverte d'un tapabor, espèce de bonnet
supprimé en 1726 et remplacé en 1842 par la casquette actuelle:
dans l'intervalle qui est de plus d'un siècle chacun de couvrait
comme il l'entendait.
" En 1726, on voulut introduire l'usage de faire porter
la soutane aux philosophes, mais on revint au bout de quel-
ques années à la première coutume.
" Le nombre des pensionnaires, d'abord réduit à quatorze,
faute de pouvoir en loger davantage, augmenta rapidement
lorsque en 1677, on eut construit un nouveau bâtiment, à
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 291
l'endroit du petit séminaire actuel. Les élèves y entrèrent
le 8 décembre. Trois ans après, Mgr de Laval écrivaitfau
cardinal Cibo qu'il y avait quarante pensionnaires et qu'il
avait ordonné durant cette année huit prêtres du pays.
" Le 12 avril 1680, Mgr de Laval, fonda huit pensions en-
tières pour des pauvres du pays, de bonnes mœurs, ayant vo-
cation à l'état ecclésiastique. Le choix en appartient aux
directeurs qui peuvent partager les pensions entre plusieurs
et les supprimer en tout ou en partie dans les cas de nécessité.
" Son exemple fut suivi par Mgr de S. Valier qui fonda
en 1687 six pensions dans le Petit-Séminaire et quatre dans le
Grand.
".Le siège de Québec par les anglais en 1690, donna occa-
sion aux élèves de montrer leur bravoure. Les annales ne
donnent guère en cette année que des sorties ; ce qui était
dû probablement à l'invasion ennemie qui transformait les
élèves en guerriers. Réunis avec leurs frères de S. Joachim,
ils contribuèrent puissamment à empêcher les ennemis de
débarquer et s'établir sur la rive nord de la rivière St-Charles.
Un d'entr'eux devait hélas y laisser la vie. " Pierre Maufils,
disent les annales âgé de 23 ans après avoir achevé sa philo-
sophie, et demeuré dans le petit-séminaire plus de 9 ans, est
mort à l'hôpital (Hôtel-Dieu) le 16 novembre 1690, avec beau-
coup d'édification, d'une blessure qu'il avait reçu au bras, par
les anglais qui assiégeaient Québec ; s'y étant volontairement
exposé avec plusieurs de ses camarades par le motif de la gloire
de Dieu et du bien du pays, pour les harceler et les obliger de
se retirer, ce qu'ils firent la nuit suivante, qu'ils se rembar-
quèrent tous en désordre. Tous ses compagnons ne reçurent
aucune blessure, par une protection particulière."
" Le danger une fois passé, les élèves reprirent leurs
études et virent leur nombre s'accroître jusqu'à quatre-vingts.
En 1896, il y avait cinq philosophes prêts à prendre la soutane,"
L'écrivain de Y Abeille relate ensuite les principaux événe-
ments à signaler dans l'histoire du Séminaire.
Le 15 novembre 1701 incendie de la maison. Reconstruc-
tion immédiate.
Du 19 décembre 1702 au 7 janvier 1703, une épidémie
de petite vérole qui ravageait tout le pays enleva cinq des
élèves.
Le 1er octobre, 1705, un nouvel incendie réduit en cendres
l'édifice que l'on travaillait à reconstruire. On est obligé
292
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
ri
-a
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 293
de ne garder que 12 élèves sur 54 parce qu'il était impossible
d'en garder davantage. Le séminaire était reconstruit à Ja
mort de Mgr de Laval, le 9 mai, 1708.
A la picote et aux incendies succéda la rougeole qui enleva
trois écoliers, l'un en 1711, l'autre en 1714 et le dernier, Jacques
Barron, de Montréal, le 10 février, 1715.
En 1757, après les vacances, on est obligé de renvoyer
tous les élèves faute de pouvoir les nourrir à cause de la famine
causée par la guerre.
Le Séminaire ferme ses portes pendant six ans à partir
du siège de Québec. Il recommence à prendre des élèves au
commencement d'octobre, 1765. En 1775, les élèves s'en-
rôlent pour repousser l'invasion américaine commandée par
Montgomery. En 1812, nouvelle invasion américaine ; les
écoliers forment une compagnie qui n'a pas vu le feu. En
1822, le séminaire est agrandi.
En 1832, épidémie de choléra. Les élèves restent dans
leurs foyers du 12 juin au 29 septembre.
L'écrivain rappelle en terminant son article que depuis
la fondation du Séminaire près de 900 élèves y ont terminé
un cours complet dont près de la moitié se sont voués à l'état
ecclésiastique ; parmi ces derniers se trouvent les noms de
11 évêques. Et si l'on se rappelle que cet artile était écrit
en 1850, il suffit de suivre, pendant le dernier demi siècle
les annales de cette maison d'éducation pour y trouver les
noms des personnages les plus fameux de notre histoire na-
tionale, politique et religieuse.
Un endroit intéressant à visiter dans le Petit-Séminaire,
c'est une petite chapelle située dans la partie la plus ancienne
de la maison. En voici une description que nous devons à
l'amabilité de M. l'abbé Adolphe Garneau, professeur de
dessin au Séminaire :
CHAPELLE INTERIEURE
Cette chapelle existe dans la partie la plus ancienne du
Séminaire ; elle est située au premier étage et donne sur le
corridor voûté au centre du corps de logis vis-à-vis le perron de
pierre de la cour de récréation. D'après la tradition les appar-
tements de Monseigneur de Laval se trouvaient au rez-de-
294 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
chaussée, (1) au-dessous précisément de cette chambre. Le
local lui-même très exigu, puisqu'il n'a qu'une superficie
d'environ 280 pieds = soit 18 pieds de profondeur sur 16 de
largeur, — ne contient que deux fenêtres. Cet éclairage uni-
quement latéral (à droite) fait perdre à la chapelle beaucoup
de son apparence, et tout en exagérant le relief laisse dans
l'ombre certaine parties p acées en retraite.
Tout le fond de l'appartement est occupé par le rétable.
En se rapportant aux gravures, on peut voir que le tombeau
de l'autel est en marbre noir et blanc. Cette pièce, absolu-
ment insignifiante au point de vue architectural a été installée
il y a bientôt 40 ans, et même les vandales qui l'ont placée
n'ont pas craint d'entailler les bases des colonnes pour y en-
claver les parements latéraux de la table de l'autel ; ils ont
même biisé les sculptures du panneau central. L'autel ori-
ginal (en bois) existait encore et il a été enfin remis en place
cet hiver 1908. La restauration est maintenant presque com-
plète.
Le rétable se divise en trois paitiçs ou panneaux sensi-
blement égaux. La partie centrale porte encadrée une an-
cienne gravure toute passée représentent les épousailles de la
Sainte Vierge. Le cadre partie intégrante du panneau a été
finement scu pté ; le travail comme partout ailleurs clans ce
rétable est superbe. Détail original, la vitre recouvrant la
gravure est en trois morceaux ; il semble qu'il aurait été im-
possible de se procurer une pleine grandeur, et cela explique
un peu pourquoi la gravure ainsi partiellement exposée à
la poussière pénétrant par les fissures a bruni et est mainte-
nant si fatiguée. (2) Depuis que ceci a été écrit la vitre a été
remplacée et la gravure a subi un nettoyage qui permet de
distinguer les personnages.
Au-dessous du cadre prennent naissance deux guirlandes
d'olivier (feuilles en fleurs) — Souvenir de Monseigneur Olivier
(1) Le cintrage des voûtes au rez-de-chaussée est très irréguîier ;
même en certaines parties la courbe est plus accentuée d'un côté que de
l'autre. L'on est porté à croire que les maçons ne bâtissaient pas sur cin-
tres mobiles, mais bien sur un amas en terre battue : la voûte terminée, on
enlevait la terre. Ces murs ont quatre à cinq pieds d'épaisseur et sont faits
en caillouttis ; le mortier est tellement homogène et adhère si bien aux
moellons que ceux-ci se brisent plutôt que de se disjoindre.
(2) Gravure en cuivre du tableau de Rubens, P.P. (1577-1640). Cette
gravure remarquable, probablement du XVIII ème siècle est-elle contem-
poraine du rétable ? A-t-elle été placée dans ce cadre plus tard ? Cela
est possible, car les marges sont en parties coupées. On ne peut faire toute-
fois que des conjectures. En bas de la gravure, au centre on lit : " F.
Ragot, se. et se vend à Paris, chez Basset, rue S. Jacques, à Ste-Geneviève."
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 295
Briand, bienfaiteur du S éminaire et donateur de cette chapelle.
Ce travail fait en applique est très curieux; on peut voir par
la figure a quel point le bois est fouillé. (1)
A mi-hauteur, au milieu de chaque guirlande se trouve
une petite bo te rectangulaire en bois contenant, celle de
droite : " Morceau du cercueil de Sainte-Françoise de Chan-
tai," celle de gauche : " Relique de Saint-François de Sales";
ce dernier reliquaire a été descellé. Ces deux cadres sont
contemporains du rétable, car les branches s'écartent de
chaque côté, sur le panneau ménageant ainsi une alvéole
pour ces boîtes.
Les côtés du panneau sont flanqués de deux pilastres
corinthiens précédés de deux colonnes du même ordre placées
sur leur piédestal et supportant un entablement.
Cet entablement couronne aussi les deux autres panneaux
et va s'appuyer sur les antes placées aux encoignures.
Les panneaux de droite et de gauche sont ornés de ra-
vissantes petites niches contenant l'une la statue de Saint-
Joseph, l'autre celle de la Sainte-Vierge. Les consoles sou-
tenant ces personnages sont d'un dessin très élaboré ; un
goût et un travail vraiment artistiques régnent ici et se font
remarquer surtout dans les proportions harmonieuses des
petits panneaux. Les bases des pilastres et des colonnes
reposent sur une table faisant saillie et donnent à l'ensemble
une solide assiette. Cette table domine de chaque côté trois
armoires ; celle du centre, dont le ressaut terminé en quart
de rond, est à deux battants. Les moulures des portes sont
poussées à plein bois, et les charnières, dont quelques unes
ma heureusement sont dépareillées, sont très anciennes.
Admirons maintenant le,? deux sveltes colonnes de la
partie centrale. Les proportons sont rigoureusement e-
xactes : c'est du Vignole tout pur (2) ; rien n'y manque :
(1) Remarquez l'apparence primitive de ces statues toutes en bois.
Les proportions ne sont pas exactes suivant le canon du corps humain: au
lieu des huit têtes réglementaires, on n'en trouve que six. On serait assez
porté à croire qu'autrefois ces statues étaient à nu bois, sans peinture ni
dorure : les lys qui parsèment la tunique de S. Joseph accusent un léger
relief, malgré l'empâtement de la couleur.
(2) Giacomo Barocchio surnommé VIGNOLA (1507-1573), a écrit
«1 traité didactique sur les cinq ordres d'architecture. A la mort de
Michel-Ange, devint l'architecte de Saint-Pierre de Rome. Il a aussi tracé
le plan de l'Escurial en Espagne. Vécut plusieurs années en France où il
laissa un grand nombre de bronzes.
296 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
ni les cannelures, ni les rudentures, ni même la fine fleur cen-
trale du chapiteau corinthien. Et tous les membres de la
base : le tore supérieur, les deux scoties, le filet, le tore in-
férieur et la plinthe. Au piédestal remarquons le filet, le
talon, la gouttière, la gorge, les deux astragales, le filet, les
deux frises, tandisqu'au bas nous retrouvons l'astragle in-
férieur, la gueule renversée, le réglet, tore et plinthe.
L'entablement, très riche, a demandé un travail énorme.
Voyez l'architrave dont le listel est tout fouillé au ciseau,
la frise avec ses gracieux rinceaux, le filet du larmier finement
ciselé, les denticules délicats et les gracieux modillons suivant
rigoureusement la règle de la proportion, qui veut qu'à l'en-
tablement corinthien, l'un deux vienne toujours tomber sur
le milieu de la colonne.
Ne quittons pas l'oratoire sans remarquer le placard à
gauche et le buffet, dont une partie seule est visible sur la
gravure. Les battants inf érieurs du buffet ont deux panneaux
d'une seule planche large environ 22 pouces.
Les panneaux du placard sont du vieux style : ici comme
dans le rétable et le buffet, les moulures ne sont pas ajoutées,
mais font partie intégrante des montants et croisillons. Tous
les assemblages sont faits à la cheville. Les charnières qui
maintiennent les vanteaux du placard sont remarquables :
elles sont formées de deux platines en cuivre maintenues par
des griffes intérieures et couvrant les vis qui fixent les côtés
des charnières au bois. Quoique le buffet ait été recouvert
d'une épaisse couche de peinture blanche, cependant à l'ex-
amen, il ne semble pas de beaucoup postérieur au placard.
Tout le rétable est sculpté en cèdre ou du moins en thuya ,
sauf les armoires en noyer tendre, ainsi que le placard à gauche.
Ci-joint copie des inscriptions placées sous les consoles
soutenant les statues des deux panneaux symétriques :
0 Mater Maria Salveto vir juste
Ab Originali Davidici Throni
Labe Preservata Haeres, pater Jesu,
Corda Terge Nostra. Et Mariae Sponse.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 297
Hôpital Général.
Fondé en 1693 par Mgr de Saint Valier et confié aux
Sœurs Hospitalières qui formèrent en 1702 un corps séparé de
celui de l'Hôtel-Dieu. Cet établissement est situé sur les bords
de la rivière Saint-Charles et fut concédé, terrain et bâtiments,
par les Récollets, le 13 septembre 1692. D'après les termes de
leur contrat les Récollets cédaient à Mgr de Saint Valier une
vaste étendue de terrain, leur chapelle et leur couvent de
Notre-Dame des Anges. Les religieuses hospitalières en
prirent possession le 1er avril 1693 et eurent dès les commence-
ments près de quarante personnes sous leurs charges. C'est
un hospice des incurables. Deux ailes considérables furent
ajoutées à l'établissement en 1710-1711. En 1736, les reli-
gieuses décident de recevoir les soldats retirés du service et
invalides et de construire une aile qui leur serait spécialement
affectée. En 1743, nouvelle construction de 150 pieds à l'ouest
de celle commencée en 1736, puis les besoins de l'institution
devenait pressants, on fait subir des altérations au couvent,
lui enlevant son caractère d'antiquité qui en faisait la plus
vieille institution religieuse de la Nouvelle-France. En 1850,
embellissement des bâtiments de l'institution et neuf ans plus
tard on l'augmente d'une maison de santé. Jusqu'à l'ouverture
de l'asile de Beauport en 1845, l'Hôpital-Général avait recueilli
les aliénés.
L'Hôpital-Général est une des institutions historiques les
plus intéressantes de la ville et du pays. Après le siège de
Québec, en 1759, les blessés anglais y furent reçus avec le
même empressement que les blessés français. Les soldats de
Arnold et Montgomery y reçurent les mêmes soins que s'ils
avaient été dans un hôpital de Boston, en 1775. Arnold lui-
même, blessé pendant l'attaque contre Québec y fut re'çu et
traité avec le plus grand soin.
Cette institution possède une toile, un " Ecce Homo ",
que les connaisseurs attribuent à un maître, mais dont l'auteur
n'est pas connu. La maison possède en outre une foule de
reliques historiques de la plus grande valeur, dont plusieurs
lui ont été données par Mme de Maintenon, épouse de Louis
XIV et par Mgr de Saint Valier.
L'Hôtel Dieu du Précieux Sang
C'est, avec le couvent des Ursulines, le plus vieux monas-
tère du Canada. Situé dans la rue du Palais, près de la îue
St-Jean, et à l'angle de la rue Charlevoix. Fondé en 1637 et
298 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
confié aux Hospitalières arrivées à Québec le 1er août 1639,
la même année que les Ursulines. Construit en 1654 et bénit
en 1658 par M. de Queylus. Cette institution est affectée au
soin des malades de toutes les classes. Pauvres comme riches
y sont admis. Le service médical y est irréprochable et est
confié à un certain nombre de professeurs de l'Université Laval.
La chapelle du couvent qui a son entrée sur la rue Charle-
voix, est très ancienne et contient plusieurs tablettes commé-
moratives très intéressantes et de nombreuses toiles d'une
grande valeur. Citons les principales :
La Nativité, Stella.
La Vierge et l'Enfant, Noël Coypol.
Vision de Ste-Thérèse, Geul Monaght.
Saint-Bruno en méditation, Eustache LeSueur.
La descente de la Croix, copie par Plamondon.
Les Douze Apôtres, copie par Baillargée, le vieux.
Le moine en prière, De Zurbaran.
La Crucifixion, Van Dyke.
Nuit de Noël, Stella (don de Mgr Dosquet.)
Mais les reliques les plus intéressantes conservées à l' Hôtel-
Dieu sont peut-être le crâne du Père de Brebœuf et les ossements
du Père Lallemant, les deux martyrs jésuites.
Les archives de l'Hôtel-Dieu sont aussi très intéressantes.
Elles contiennent nombre de vieilles cartes et de vieux manus-
crits portant les signatures des gouverneurs et des intendants
français du Canada. Il serait trop long d'en faire ici une
énumération complète.
Hôtel Dieu du Sacré Cœur
Fondé en 1873, grâce aux efforts de l'archevêque de Québec
généreusement secondé par le Chevalier Falardeau qui est
reconnu comme son fondateur temporel.
Le but de cette institution est entièrement charitable.
L'Hôtel-Dieu du Sacré-Cœur est préposé au soin des enfants
trouvés et des vieillards infirmes.
De fondation relativement récente elle ne possède pas
autant de reliques historiques que d'autres institutions dont
nous avons déjà pailé. On y trouve cependant des statues
ayant appartenu à l'ancienne église des Jésuites sous le régime
français et plusieurs autres articles d'un intérêt historique
considérable, entre autres une toile ayant appartenu à la galerie
de Lord Metcalf, ancien gouverneur du Canada.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 299
Hôpital Jeffrey Haie
Institution protestante fondée en 1865 par M. Jeffrey Haie
et destiné aux malades protestants. Il fut d'abord construit
sur la falaise qui domine la banlieue de St-Roch, à l'angle des
rues Richelieu et Des Glacis. Il resta ouvert à cet endroit
jusqu'en 1901 alors qu'il fut remplacé par un établissement
plus considérable sur la rue St-Cyiille, entre les rues Claire
Fontaine et de Salaberry.
Asile du Bon Pasteur.
Fondé, le 11 janvier 1850, par Mme Roy et installé tem-
porairement sur la rue Richelieu. Dans le mois d'octobre de
la même année, la société de Saint Vincent de Paul, avec
l'assistance du Chevalier Muit et de M. Cazeau acheté: ent sur
la rue Lachevrotière, une maison qui répondait mieux aux
intentions de la fondatrice. Cette institution a piis des déve-
loppements considé.ables. En 1854, l'Asile du Bon Pasteur
fut reconstmit sur la même lue, puis on lui ajouta des annexes
dans l'ordre et aux adresses suivants : La Sainte Famille, rue
Saint Amable (1860) ; Ste-Madeleine, rue Lachevrotière, (1876) ;
Notre-Dame de Toutes G.âces, angle des rues Beithelot et
St-Amable, puis St-Joseph, rue Beithelot (1876) ; Académie
St-Louis (1892) ; école St-Jean Berchmans, ouverte aux filles
en 1890 et aux garçons en 1900. L'Académie St-Louis fut
établie dans le but de créer des lessources à l'asile du Bon
Pasteur. Cette école est fréquentée actuellement par environ
150 élèves. L'école du Bon Pasteur date de 1851 et le Conseil
de l'Instruction Publique lui donna en 1880 le titre d'Académie.
La communauté du Bon Pasteur a encore charge de
l'Asile St-Charles et de la Maternité ; le premier est une école
de réforme pour filles et est établi dans l'ancien Hôpital de
Marine, près de la livière St-Charles, que les sœurs achetèrent
du gouvernement fédéral en 1891. La Maternité est située
sur la rue Couillard. Sur la rive opposée de la livière St-
Charles, en face de l'Asile St-Charles, se trouve l'endroit exact
où Jacques-Cartier rencontra Donacona en 1535. L'Asile des
des Saints Anges, rue Couillard, est une annexe de la Maternité.
L'Asile des Sœurs de la Charité
Fondé en 1848, par Mgr Turgeon, archevêque de Québec,
au moyen de collectes et de souscriptions dans tout son diocèse.
Sous la direction des Sœurs de la Charité. Ces dernières
300 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
dirigent aussi l'Asile de St-Michel Archange, à la Canardière,
sur la route de Beauport. De plus, les Sœurs de la Charité
ont encore charge de l'Asile St-Antoine à St-Roch, et de l'Asile
Ste-Brigite, sur la Grande Allée.
Asile St-Antoine
Fondé le 28 octobre 1897 et établi dans le superbe bâtiment
donné dans un but de chaiité par le Ceicle Catholique de
Québec. Il est situé sur la rue St-Fiançois à St-Roch et est
destiné aux vieillards de la paioisse de St-Roch. Il fut aug-
menté d'une aile en 1901.
Asile Ste-Brigite
Institution destinée aux catholiques irlandais et s'occupe
des orphelins et des vieillards. On peut faire remonter sa
fondation à 1856. C'est cette année-là qu'une premièie col-
lecte faite parmi les officiers de la garnison (17 livres) fut
remise au Rév. Père Nelligan pour le secouis des pauvres.
La propriété sur laquelle se trouve la bâtisse actuelle, sur la
Grande Allée date de 1858. L'institution est sous la surveil-
lance de cinq syndics dont quatre laïques et un chapelain.
Le Palais Episcopal
Situé au sommet de la Côte de la Montagne là où la .ue
s'étend en éventail ent e la lue Du Fo.t, la rue conduisant au
vieux fa t de Champlain et celle qui conduit au vieux Château
St-Louis. On en posa la pierre angulaire le 25 août 1844.
C'est une imposante construction en pierre de taille qui a coûté
$65,800, et qui fut en grande paitie éiigée par Mgr Tu geon.
Comme son nom l'indique, c'est la i ésidence de l'archevêque,
Sa G andeur Mgr Bégin, de Sa Giandeur Mgr Roy, évêque
auxiliaire, de Mgr- Ma ois, G and Vicaire, et des messieurs
p et es attachés à l'administration du diocèse. Le palais epis-
copal contient une chapelle, une sac istie, et une salle du trône,
à paît les appatements pa^ticulie s de ceux qui y habitent.
On y trouve plusieurs toiles rema1 quables, dont les port aits des
évêques de Québec, des Papes Pie VI, G:égoi e XVI, Léon
XIII et Pie X, de feu Son Eminence le Ca dinal Taschereau,
etc., ainsi que de très précieuses a7 chives. Paimi les souvenu s
ayant appartenu à des personnages éminents, on y conseive
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
301
deux croix pectorales ayant appartenu à Mgr de Laval, une
montre en or de Mgr Plessis, une autre de Mgr Signay, une croix
pectorale en or, souvenir de Son Eminence le cardinal Franchi.
Le Palais Episcopal.
L'Ecole Normale Laval
L'Ecole Normale Laval fut inaugurée le 12 mai 1857, dans
le Vieux Château ou " Château Haldimand ". Le siège du
gouvernement à cette époque n'était pas stable. Le parlement
siégeait à certaines époques à Kingston ou à Toronto et à
d'autres à Montréal ou à Québec. De 1860 à 1865 on se servit
de l'Ecole Normale pour les Départements Publics de l'admi-
nistration. Les classes se tenaient alors dans la maison aujour-
d'hui occupée par les Jésuites sur la rue Dauphine. L'Ecole
Normale retourna dans le Vieux Château en 1866 et y resta
jusqu'en 1892, alors que la vieille bâtisse fut achetée par la
Compagnie du Chemin de fer Canadien du Pacifique et démolie
pour faire place au Château Frontenac. L'Ecole Normale fut
alors transportée au pensionnat de l'Université Laval où elle
resta jusqu'en 1900. Elle occupe maintenant la propriété
achetée de M. J. Théodore Ross, sur le chemin de Ste-Foye,
tout près et en dehors des limites de la ville. Le gouvernement
a payé $9,000 pour cette propriété et y a ajouté depuis une
aile où se trouve une chapelle et un corps de logis à l'usage des
élèves.
302 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
La Club de la Garnison
Situé sur la rue St-Louis, tout près des murs et en face de
l'Esplanade. Il occupa d'abord le vieil " Office du Génie "
dont on peut voir encore une gravure datée de 1820. Il fut
fondé en 1879 et eut pour premier président le Lieutenant
Colonel Duchesnay, D.A.G. Il fut à son origine destiné aux
officiers seulement, mais on a fini par y admettre les civils. Il
possède des archives très intéressantes concernant surtout les
premiers jours de la domination anglaise au Canada.
L'Hôtel de Ville
L'hôtel de ville actuel se trouve en face de la Cathédrale,
sur le terrain occupé autrefois par le vieux collège des Jésuites.
Ce collège servit de casernes pendant longtemps et on l'appelait
alors les " casernes des Jésuites." Dans le mois de novembre
1889, une partie du terrain sur lequel il se trouvait fut acheté
pour y ériger des édifices publics, le vieil hôtel de ville se
trouvant alors sur la rue St-Louis. La pierre angulaire du
nouvel édifice fut posée le 13 août 1895 et l'inauguration eut
lieu le 19 septembre de l'année suivante sous la présidence du
maire Parent. Cet édifice a coûté $150,000.
La Prison
La plus vieille prison de Québec s'élevait sur le terrain
appartenant à la famille de Bécancour, près du Fort St-Louis,
à l'angle des rues St-Louis et des Carrières, à peu près en face
de l'entrée principale de la cour du Château Frontenac. Pendant
les dernières années de la domination française la prison était
située en arrière du Palais de l'intendant, près de la rivière
St-Charles, à un endroit appelé communément " la cour à
charbon ". En 1784 ce furent les chambres inoccupées du
couvent des Récollets qui servirent de prison. Lorsque le
couvent eut été détruit par le feu, les prisonniers furent gardés
dans les bâtisses voisines des casernes militaires près de la
Côte du Palais. En 1810, on commença la construction d'une
prison sur le terrain situé entre les rues St-Stanislas, Dauphine
et Ste-Angèle ; cette prison fut inaugurée en 1814 et employée
jusqu'en 1867. C'est la bâtisse actuelle du Collège Morrin.
On n'a remplacé que la porte principale qui se trouve sur la
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 303
rue St-Stanislas. Au-dessus de la porte ; de cette prison se
trouvait l'inscription assez originale que voici :
A. D.
MDCCCX
L. A. Reg. Georgio III
Prov. Gub. D. D. J. H. Craig, Bi. Eqt.
Carcer iste bonos a pravis
VlNDlCAP.E POSSIT.
La pose de la pierre angulaire de la prison actuelle sur la
Grande Allée eut lieu le 4 septembre 1861, mais la prison ne
fut prête à recevoir les prisonniers que dans l'année 1867. Le
shéiif en prit possession le 1er juin 1867.
C'est tout près de cette prison que se trouve le monument
de Wolfe érigé à l'endroit où est mort ce général anglais pendant
la bataille des Plaines d'Abraham. Tout près de là se trouve
aussi l'Observatoire.
Le Palais de l'intendant
C'est l'ancienne résidence de l'intendant Talon. Ce dernier
avait fait construire une brasserie, au pied de la Côte du Palais,
édifice qui ne fut terminé qu'en 1671. Mais cette entreprise
n'ayant pas réussi, l'intendant convertit ce bâtiment en une
résidence qu'il habita lui-même et où se réunit dans la suite le
Conseil Souverain. La brasserie de Talon fut détruite par le
feu en 1713, dans la nuit du 5 au 6 janvier. Sur ses ruines fut
construit le " Palais de l'intendant." C'est dans ce palais que
ia justice fut administrée à Québec pendant les dernières années
du régime français. Il fut presque entièrement démoli pendant
Ie siège de Québec en 1759. Il est aujourd'hui occupé par une
grande brasserie (l'établissement Boswell), de sorte que ce
bâtiment est finalement retourné au but pour lequel on l'avait
d'abord construit.
Sénéchaussée
Le premier édifice dans lequel siégea la Cour du Sénéchal
s'élevait au pied de la rue Mont Carmel, près de l'extrémité
nord-est du jardin du Gouverneur. La cour fut ensuite trans-
férée dans un bâtiment situé à l'endroit où se trouve actuelle-
ment le palais de justice. Le terrain actuellement occupé par
304 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
le palais de justice et la cathédrale Anglicane avait été donné
par Louis XIV aux Récollets en 1681, pour qu'ils y construi-
sissent un hospice. Les missionnaires y établirent une branche
de leur monastère de Notre-Dame des Anges. Ce couvent se
trouvait sur la partie nord-est du terrain actuellement occupé
par l'église anglicane.
Le Palais de Justice
Situé à l'angle de la rue St-Louis et de la Place d'Armes.
Fut inauguré le 21 décembre 1887. Le terrain sur lequel il est
élevé couvre une superficie de 46,777 pieds. Le vieux palais
de justice, situé sur la rue St-Louis fut détruit par le feu le 1er
février 1873. Dans l'intervalle les cours siégèrent dans le vieil
hôpital militaire, en arrière de la rue St-Louis et cela pendant
14 ans. Le palais de justice actuel, de style renaissance et
rappelant les vieux châteaux de l'époque de François 1er, a
coûté $940,759. C'est sans contredit un des plus beaux édifices
de Québec.
Le Couvent des Recollets
La place de la Sénéchaussée, où s'élèvent maintenant le
Palais de Justice et l'église anglicane, fut donnée par le roi
Louis XIV aux RR. PP. Récollets, en 1681.
Les Récollets de Notre-Dame-des- Anges, qui avaient ainsi
reçu de Louis XIV, en 1681, le don de l'emplacement occupé
antérieurement par la Sénéchaussée, en face du fort Saint-
Louis, y établirent une succursale de leur monastère que l'on
appela : " Le Couvent du Château." Plus tard, en 1693,
Monseigneur de Saint- Vallier ayant obtenu de F Hôtel-Dieu du
Précieux-Sang un essaim de religieuses pour fonder un " hôpital
général " à Notre-Dame-des-Anges, les Récollets cédèrent leur
établissement des bords de la rivière Saint-Charles, et le
" Couvent du Château ", quoique insuffisant, devint leur unique
établissement à Québec. C'est à cette époque que fut cons-
truite la belle église des Récollets (1) que Charlevoix disait
être : '" digne de Versailles ", et qui couvrait un espace dont
les bornes est et ouest seraient aujourd'hui le centre du haut
de la Place d'Armes et l'extrémité sud-est du terrain occupé
par le Palais de Justice. Elle était ornée de vitraux coloriés
(1) La construction en fut commencée le 14 juillet 1693.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 305
et de beaux tableaux dus au pinceau du célèbre Frère Luc.
La flèche de son clocher, que respectèrent les obus en 1759,
était d'une pureté de lignes admirable.
Le premier couvent ou " Couvent du Château ", s'élevait
à peu de distance, sur la partie nord-est du terrain occupé
aujourd'hui par l'église anglicane. Le deuxième couvent,
construit après l'année 1700, était contigu à l'église, et formait
avec celle-ci un carré parfait. Au centre se trouvait la cour,
qui était spacieuse et de forme régulière.
Le clocher de l'église des Récollets s'élevait au point précis
où se trouve aujourd'hui l'entrée principale du Palais de Justice.
Tout le corps de l'édifice (l'église) était sur la Place d'Armes.
Le couvent, qui lui était contigu, (le deuxième couvent), était
construit en grande partie sur la Place d'Armes, en moindre
partie sur le terrain du Palais de Justice, et en moindre partie
encore sur le terrain de l'église anglicane.
L'église et le couvent des Récollets furent détruits par un
incendie le 6 septembre 1796.
Le gouvernement anglais s'était déjà emparé d'une partie
du couvent des Récollets, et l'on s'était même servi de l'église
de ces religieux pour le culte anglican, à certains jours déter-
minés. D'autre part, le gouvernement avait pris presque com-
plètement possession du " collège de Québec ", ou collège des
Jésuites, et Ton y administrait la jurtice depuis 1763.
Le dernier Commissaire de l'Ordre des Franciscains Récol-
lets reconnu par le gouvernement anglais, (le R. P. Félix de
Berey) étant décédé à Québec, le 18 mai 1800, les biens de
l'Ordre tombèrent pratiquement en déshérence, et le gouverne-
ment s'empara d'une partie du terrain du couvent incendié le
6 septembre 1796 pour y ériger les " Salles d'Audience et
Offices " du district de Québec conformément à la législation
ci-dessus indiquée. Cette construction, à laquelle on donna
plus tard le nom de Palais de Justice, fut terminée en 1804.
Des additions successives furent faites au lpan primitif, et
l'édifice finit par coûter $120,000.00. Il était en parfait ordre
lorsqu'il fut détruit par un incendie, le 1er février 1873.
L'Ecole des Arts et Métiers à Québec
L'école des arts et métiers, à Québec, a été construite sur
un terrain donné au conseil des arts et manufactures par l'ho-
norable James-Gibb Ross, sénateur, par contrat passé devant
Mtre J.-A. Charlebois, notaire, le 25 août 1884.
306 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Le ministre des Travaux Publics, " agissant comme fidéi
commissaire pour le conseil des arts et manufactures ", reçut
cette donation et confia l'érection de P école à M. Ferdinand de
Varennes, constructeur, par contrat portant la date du 25 sep-
tembre 1884. (Charlebois, notaire). Les plans et devis de
Pédifice avaient été préparés par M. J.-F. Peachy, architecte.
L'Hôtel du Gouvernement (1)
Le terrain sur lequel a été constiuit l'Hôtel du Gouverne-
ment, à Québec, faisait autrefois paitie du fief Saint-François,
dont la création en terre noble et la première concession, par
la Compagnie de la Nouvelle-France au sieur Jean Bourdon,
remonte au 10 mars de l'année 1646, sous le gouvernement de
M. de Montmagny.
Ce terrain est situé immédiatement au nord-ouest de la
Grande- Allée, à proximité de la poite Saint-Louis, dans la
partie de la ville appelée Quartier Montcalm {extra muros),
et porte le numéro 4436 du cadastre officiel de ce quartier.
Sa superficie est de 251,763 pieds, mesure anglaise. Il fut
acheté du gouvernement du Canada, par la province de Québec,
le 14 août 1876, sous le gouvernement de Boucherville, au prix
de $15,000, spécialement pour y ériger l'édifice de la Législature
et des Départements publics. On l'appelait alors Cricket Field.
Ce terrain était autrefois borné au nord-est par la rue
Saint-Eustache. La portion de cette rue qui touchait ainsi au
terrain de l'Hôtel du Gouvernement a été cédée, il y a quelques
années, par la corporation de la cité de Québec, au gouverne-
ment de la Province, à certaines conditions.
Elle forme aujourd'hui l'allée dite de la Fontaine, et court
parallèlement à la façade du Palais Législatif, entre la Grande
Allée et la rue Saitnte- Julie. Elle touche à la base même de
la fontaine dédiée aux races aborigènes de l'Amérique du Nord,
qui fait face à l'entrée d'honneur du Palais.
La paitie de l'édifice qui donne sur l'avenue Dufferin (corps
principal) est occupé par le Conseil Législatif et l'Assembléee
Législative ; on la désigne sous le nom spécial de " Palais
Législatif."
Les trois autres côtés de l'édifice sont appelés " Départe-
ments Publics " ; ils font face, respectivement, à la Grande
Allée, à la rue Saint- Augustin, et à la rue Sainte- Julie. On y
a installé les bureaux du Lieutenant-Gouverneur, du Conseil
Notes de M. Ernest Gagnon.
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
307
Exécutif, du Procureur -Général, du Trésor, du Secrétariat
Provincial ; les départements de l'Agriculture et de la Coloni-
sation, des Travaux Publics, des Terres de la Couronne, de
l'Instruction Publique ; la bibliothèque de la Législature, le
bureau de l'Imprimeur de la Reine, etc.
Chacune des façades du bâtiment 300 pieds de longueur;
mais, en tenant compte des saillies des angles, des avant-corps
et du campanile, la ligne du contour exté ieur atteint un déve-
loppement de 1,405 pieds. . La ligne du contour intérieur
(donnant sur la cour) est de 857 pieds.
308 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Le coût total de l'Hôtel du Gouvernement, c'est-à-dire de
V édifice du Palais Législatif et des Départements publics, y
compris les sommes payées pour la construction de la fontaine
et de la clôture en granit, pour l'acquisition des terrains de
l'ancien Cricket- Field, de l'ancien patinoir et de partie de la rue
Saint-Eustache pour le nivellement et l'embellissement de ces
terrains, ainsi que le prix des statues de la façade principale et
de la fontaine, etc., etc., — est de $1,669,249.16, (un million six
cent soixante et neuf mille deux cent quarante-neuf piastres et
seize centins).
Deux accidents ont un peu augmenté le coût de l'édifice :
lo, l'incendie de l'ancien Parlement, voisin de l'archevêché,
arrivé le 19 avril 1883, qui occasionna les frais d'une installation
temporaire dens l'édifice en voie de construction pour, la session
suivante de la Législature ; 2o, la double explosion de dynamite
causée par des mains criminelles, le 11 octobre 1884, et qui
nécessita certains travaux de reconstruction.
Les travaux de construction du Palais Législatif exécutés
en vertu du contrat du 9 février 1883, furent terminés dans
l'automne de 1886, sous le ministère Ross.
Les travaux de maçonnerie des trois côtés de l'édifice
donnant sur les rues Grande Allée, Saint- Augustin et Sainte-
Julie, furent commencés dès l'année 1877 par les entrepreneurs
Piton et Cimon. Ils furent interrompus à l'automne, puis
repris au printemps de 1878. Le millésime " 1878 ", que l'on
voit sur l'avant-corps central de la façade de la Grande Allée,
indique l'année même où l'on a placé la pierre portant ce
chiffre, et non l'année du commencement des travaux.
Le style de l'Hôtel du Gouvernement peut être appelé
style renaissance française du XVII siècle. Car la renaissance
des formes classiques s'est manifestée de diverses manières, en
France, en Allemagne, en Italie, etc. ; puis, ces manifestations
se sont successivement modifiées et ont formé en quelque sorte
des époques secondaires dans l'époque générale.
La façade principale du vaste carré de l'Hôtel du Gouver-
nement est remarquable par les belles proportions de sa tour
centrale, dédiée à Jacques Cartier, par la pureté de lignes des
avant-corps accolés à cette tour, dédiés, — l'un à Champlain,
l'autre à Maisonneuve, — par l'élégance des pavillons des angles
et par tout l'ensemble de l'ornementation.
Au rez-de-chaussée du campanile, ou tour centrale, se
trouve l'entrée d'honneur par laquelle le Lieutenant-Gouver-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 309
neur se rend au Conseil Législatif pour y rencontrer les membres
des deux Chambres de la Législature, dans les grandes céré-
monies officielles du commencement et de la fin de chaque
session.
Les nrches pratiquées dans a maçonneiie de la façade du
campanile et des avant-coips de centre, devront contenir les
statues de Jacques Caitier, le découvreur du Canada ; de
Champlain, le fondateur de Québec ; de Maisonneuve, le fon-
dateur de Montréal ; de Laviolette, e fondateur des Tr ois-
Rivières ; de Pie re Boucher, gouverneur des Ti ois-Rivières,
type accompl de l'ancien seigneur canadien ; puis celles du
pèie de Bébœuf, le grand jésuite martyr, du père récollet
Nicolas Viel, noyé pa-* les Sauvages dans les rapides appelés
depuis Sault-au-Récollet ; de Mgr de Montmorency-Laval, le
piemier évêque de Québec ; de M. Olier, le fondateur de la
Compagnie de Saint-Sulpice et de la Compagnie de Notre-Dame
de Mont éa ; enfin celles de Rontenac, de Lévis, de Wolfe, de
Montcalm, et de à&ix célébrités du dix-neuvième siècle : Lord
Elgin et le colonel Cha- les-Michel de Salabe ry.
Les armes de chacun des personnages dont on vient de lire
les noms, — celles de leur famille ou celle de leur ville ou de leur
institut — sont sculptées dpns la pierre au-dessus de chaque
niche. La disposition de ces niches et de ces statues indique
une perception t. es nette des grandes lignes de l'histoire du
Canada :
Le fronton de l 'avant-corps dédié à Champlain est sur-
monté d'un beau groupe en bronze de M. Philippe Hébeit :
La Poésie et l'Histoire . un autre groupe en bronze du même
auteur : La Religion et la Patrie, couronne le fronton de l 'avant-
corps dédié à Maisonneuve.
En face de l'entrée d'honneur, au pied du campanile, et
établie dans la déclivité du terrain, se trouve la fontaine monu-
mentale dédiée aux races aborigènes du Canada dont il a été
pa lé plus haut. Son portique, qui est d'ordre toscan, est orné,
au sommet, d'un groupe en bronze représentant une famille
indienne. Tout au bas, au fond de la pièce d'eau formée par
une vasque quasi elliptique de quarante-cinq pieds de longueur,
sur vingt-huit de largeur, un autre bronze, un " pêcheur à la
nigogue " ou haiponneur indien, dardant un poisson au milieu
d'une cascade, complète l'ornementation de ce gracieux hors-
d' œuvre.
Voici la liste des statues exécutées par M. Philippe Hébert
qui sont déjà placées au Palais Législatif :
310 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Campanile : — Wolfe, Montcalm.
Avant-corps Champlain : — Frontenac, Elgin, La Poésie et
l'Histoire.
Avant-corps Maisonneuve : — Lévis, Salaberry, La Religion
et la Patrie.
Fontaine : — Une famille indienne. — Un harponneur indien.
Les décorations de Tintéiieur sont très élaborées et du
meilleur goût. Il se: ait inutile de vouloir en donner ici une
description détaillée. Nous n'en citons que quelques-unes :
En pénétiant dans le premier vestibule de l'entrée d'hon-
neur du Palais Législatif, on aperçoit, à droite, sculpté dans le
parement en gi es de l'Ohio dont les murs de ce vestibule sont
revêtus, l'écusson du marquis de Lorne, avec la barque nor-
mande de la maison d'Argyle et la devise : Ne obliviscaris.
Au-dessous, les dates 1878-1883 indiquent la durée du terme
d'office du marquis de Lorne comme gouverneur-général du
Canada.
A gauche sont sculptées les armes du marquis de Lans-
downe, ex-gouverneur-général, avec la devise : Virtute non
verbis et les dates 1883-1888.
Les lambris d'appui en noyer noir des vestibules du rez-
de-chaussée, du premier et çtu deuxième étage du Palais
Législatif, sont ornés d'arabesques, d'armoiries et d'inscriptions,
ciselées et dorées, d'un goût et d'une science extrêmement
remarquables. C'est l'histoire écrite en langue héraldique. On
y lit, au rez-de-chaussée, les armes et les noms de personnages
appartenant à la première péiiode des annales historiques de
l'Amérique du Nord et du Canada : Vérazzani, Sébastien Cabot,
De la Roche, De Caen, Roberval, Pontgravé, Poutr incourt,
De Monts, Léry, De Chaste, Pontchaitiain, Châteaufoit, Guer-
che ville, Lauzon, Cour celles, Hocquait, Denonville, Bégon,
Duquesne, la duchesse d'Aiguillon, Madame de la Peltrie,
Maiie Guyart de l'Incarnation.
Dans un cai touche, au pied du grand escalier du vestibule,
on voit, tracés en or, un soleil éclairant le monde, avec la devise :
Nec pluribus impar et l'insciiption " Louis XIV." En face,
sur un autre cartouche, sont gravés les armes et le nom de
Colbeit.
A l'étage supérieur, et dans les situations identiques, sont
les armoiries de George III d'Angleterre et de son ministre
William Pitt.
Le visiteur a gravi un escalier et l'histoire a marché d'un
siècle.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 311
D'autres noms, d'autres devises frappent son regard.
Les sculptures et les incrustations en or sur noyer noir des
portes monumentales des salles de délibérations du Conseil
Législatif et de l'Assemblée Législative, de même que celles
des trônes occupés par les présidents des deux Chambres, font
l'admiration de tous les étrangers.
Le millésime " 1792 ", date de la mise en force de la cons-
titution inaugurant le régime parlementaire en Canada, et le
millésime " 1867 ", date de l'établissement de la Confédération,
sont incrustés sur les battants des grandes portes des deux
Chambres, au milieu de palmes d'une suprême élégance.
Les salles de délibérations du Conseil Législatif et de l'As-
semblée Législative sont de dimensions identiques ; soixante-
sept pieds de longueur, cinquante pieds de largeur, trente-trois
pieds de hauteur.
Deux cents lampes électriques, fixées au plafond, éclairent
la salle des délibérations de l'Assemblée Législative.
Cà et là, dans plusieurs autres parties de l'édifice, sont
disposées :
Les armes d'Angleterre : " Ecartelées au premier et au
quatrième de gueules à trois léopards d'or, l'un sur l'autre,"
avec la devise : Dieu et mon Droit .
Les armes de l'Ecosse : " D'or, chargé d'un lion de gueules
entouré d'un double trescheur fleur onné et contre-fleuronné du
même," avec la devise : Nemo me imyune lascessit ;
Les armes de l'Irlande : " D'azur à la harpe d'or ", avec
la devise : Erin go Bragh ;
Et les armes de l'ancien royaume de France, le pays d'ori-
gine de la plupart des habitants de la province de Québec :
" D'azur à trois fleurs de lis d'or,11 avec le cri de guerre : Montjoye
Saint-Denis.
Puis, s'il en a le temps et le courage, le touriste devra faire
l'ascension du campanile, haut d'une couple de cents pieds et
d'où l'on a une vue d'ensemble de Québec et du port dans un
panorama sans égal.
Spencer Wood
Le domaine de Spencer- Wood, sur le chemin St-Louis,
portait, il y a un siècle, le nom de Powell-Place, d'après le nom
de son propriétaire, le général Henry- Watson Powell. Vers le
commencement du dix-neuvième siècle, le domaine passa aux
mains de M. LeHouillier, qui le vendit à l'honorable Michael-
312 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Henry Perce val, percepteur des douanes à Québec, membre du
Conseil Législatif et du Conseil Exécutif. Celui-ci avait' pour
parent et protecteur l'honorable Spencer Perce val, chancelier
de l'Echiquier de la Grande-Bretagne, et c'est en l'honneur de
ce dernier personnage, qui ne vint probablement jamais en ce
pays, que le nom de Spencer- Wood fut substitué à celui de
Powell-Place.
De 1808 à 1811, pendant la restauration du château Saint-
Louis, le gouverneur sir James-Henry Craig, habita le château
de Powell-Place qui devait devenir plus tard la résidence
officielle de lord Elgin et de sir Edmund Head.
M. Henry Atkinson acheta Spencer-Wood en 1833, et il
en vendit la plus grande partie au gouvernement en 1852 et en
1854, au prix de $41,600.00. Le nom de Spencer-Wood resta
attaché à la portion est de la propriété (celle qu'avait achetée
le gouvernement et où se trouvait le château) ; la portion
ouest se nomme aujourd'hui Spencer-Grange : Monsieur J.-M.
LeMoine, allié de la famille de M. Atkinson, en est le pro-
priétaire.
Après l'incendie du Parlement, à Montréal, en 1849, le
gouvernement du Canada songea à faire construire un édifice
sur le terrain du Jardin du Fort, à Québec, pour y installer les
ministères publics, et à faire ériger une résidence pour le gou-
verneur-général sur la terrasse Durham, un peu au nord-est du
château Frontenac actuel ; mais ce projet fut abandonné, et
lorsque la capitale du Canada fut transférée à Québec, en 1852,
le gouvernement fit du château de Spencer-Wood la résidence
officielle du gouverneur-général du Canada, qui était alors lord
Elgin.
Le successeur de lord Elgin, sir Edmund Head, habita
aussi l'ancien château de Spencer-Wood. Ce vaste édifice fut
détruit par un incendie le 28 février 1860, jour de l'ouverture
du Parlement. C'était un bâtiment d'une très belle apparence,
mais qui était devenu passablement délabré.
Le château actuel a été construit au cours des années 1862
et 1863, et il fut inauguré par lord Monck, gouverneur-général
du Canada. Sous le régime de la Confédération, c'est-à-dire
depuis 1867, le château a été la résidence officielle de tous nos
lieutenants-gouverneur.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
313
La Citadelle et les Fortifications
Québec a été appelé le " Gibialtar de l'Amérique " à
cause de son site et des fortifications qu'il possède. Aussi
le touriste tient-il toujouis à visiter sa citadelle et ses prin-
cipales fortifications.
C'est de la Terrasse Fiontenac que Ton a la meilleure vue
def la citadelle et des fortifications imposantes qui l'entourent
Porte de la Citadelle
avec ses 40 acres de champ de parade, ses bastions, ses fossés,
le tout situé sur le point le plus élevé du Cap Diamant et domi-
nant la rade. On entre dans la forteresse par ce qu'on appelle
la Côte de la Citadelle à l'est de la porte St. Louis, sur la rue
314 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
St-Louis, et par la Poite de Chaînes qui donne accès dans les
fossés, puis par la Porte Dalhousie qui introduit les touristes
au cœur même de la citadelle. Là, un des soldats du corps
de garde se met obligeamment à la disposition des visiteurs.
Un pourboire n'est pas rigueur, mais il est de très bon ton.
Après avoir traversé le champ de parade et passé devant
le quartier des officiers puis celui des soldats, on arrive sur le
Bastion du Roi d'où Ton a un point de vue qui est cité comme
l'un des plus beaux du monde sans excepter Naples. La
résidence du Gouverneur Gêné; al, le quartier des officiers,
l'arsenal, les écu ies, les bâtiments, le Musée militaire, sont
autant de sujets d'att action qu'il importe de ne pas ignorer.
Le Bastion du Roi est à plus de 300 pieds au-dessus du
niveau du St-Lauient. Les fo tifications du Cap Diamant
furent i econsti uites en 1823 pa: les Anglais et coûté; ent enviion
$25,000,000.
Au milieu du champ de parade est conservé un petit canon
en cuivre qui fut pris aux américains à la bataille de Bunker
Hill. Et on raconte de nombreuses anecdotes sur les réflexions
échangées entre soldats de la garnison et touristes américains
au sujet de ce souvenir historique intéressant de diverses
manières les citoyens des deux pays. On dit même que de
jeunes américains tentèrent un jour d'enlever cette relique et
furent si près de réussir que depuis on la surveille avec plus
d'attention que jama's.
Glorieux Souvenirs de France
Québec possède deux fameuses reliques qui sont à peine
remarquées de la majorité des touristes ; ce sont deux canons
russes exposés sur la Terrasse Frontenac et placés un de chaque
côté de l'estrade des musiciens. Ces deux canons furent pris
à la tour de Malakof, que les Français emportèrent d'assaut le
8 septembre 1855, pendant la guerre de Crimée, au siège de
Sébastopol. Français et Anglais étaient alliés dans cette guerre
et les premiers donnèrent à leurs amis d'alors ces deux magni-
fiques pièces d'artillerie qui furent envoyées au Canada comme
marque de l'entente cordiale qui existait entre les deux
nat ons. Cette entente vient d'être ressuscitée après quelques
années d'une froideur dont les Français eurent à souffrir surtout
en 1870. On reconnaît l'origine des canons dont nous venons
de parler à l'aigle impérial russe qui orne le dessus de la pièce.
Vieux articles et vieux ouvrages
(i)
Un article de " l'Abeille ", publié en (849 sur l'immigration
des Canadiens-Français aux Etats-Unis, ses causes et les
moyens de l'enrayer.
A quoi doit-on attribuer rémigration des Canadiens vers
les Etats-Unis ? Qu'est le chiffre de cette émigration ?
Quels seraient les moyens propres à arrêter ou à la diminuer ?
Telles étaient les questions qui avaient été proposées, pendant
la dernière session du parlement, à un comité spécial dont les
travaux ont été interrompus et les documents détruits, en
grande partie, lors de l'incendie du parlement. On a publié,
il n'y a pas longtemps, le rapport de ce comité. Nous en
donnons ici une analyse très succinte. Le comité a cru
devoir borner ses recherches et sas calculs aux cinq dernières
années.
L'émigration a commencé à la suite des troubles de 1837
et 1838. Elle était encouragée par les efforts qu'on faisait
alors aux Etats-Unis pour favoriser la colonisation et par les
travaux de chemin de fer. Elle se bornait au diocèse de
Montréal. En 1844 l'émigration fut plus considérable qu'elle
n'avait encore été. Le mal gagna bientôt Québec, et, à la
suite des incendies de 1845, nombre de familles furent forcées
de s'expatrier. Dans les districts des Tr ois-Rivières et de
Saint François, les cultivateurs gagnaient ordinairement les
townships, puis passaient les lignes au bout de quelques an-
nées. Ce n'est que depuis deux ans que les cultivateurs des
comtés au-dessous de Québec vendent leurs terres pour aller
s'établir aux Illinois. L'année dernière un très grand nom-
bre de journalieis de Montréal et des comtés de l'Ottawa
sont passés à l'étranger, On estime par les renseignements,
que 10,000 émigiants ont quitté depuis cinq ans le diocèse
(1) L' Abeille était un petit journal publié au Séminaire de Québec
par les élèves sous la direction de leurs professeurs. L'article que nous re-
produisons aujourd'hui intéressera, nous n'en doutons pas, nos compatriotes
des Etats-Unis, en leur faisant connaître la façon dont on appréciait leur
départ dès les premières années de leur exode vers la république améri-
caine. Ceux qui s'intéressent à la colonisation, il doit y en avoir encore,
y trouveront des suggestions qui paraissent encore fraîches à 60 ans de dis-
tance.
316 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
de Montréal et 4,000 celui de Québec ; toutefois le comité
croit encore rester au-dessous- de la vérité en portant à 20,000
le nombre total des personnes qui ont quitté le Canada pen-
dant les cinq dernières années.
On peut distinguer huit classes d'émigrans.
Première classe. — Ouvriers de Québec et de Montréal
formant les deux tiers de l'émigration. Cause d'émigration.
Etat précaire du commerce et de l'industie en Canada. Man-
que de manufactures et de travaux publics. Haut prix des
gages aux Etats Unis. Sort à Vétranger. Ils travaillent aux
canaux et chemins de fer, dans les manufactures ou dans les
chantiers. Leurs salaires sont élevés, mais les dépenses sont
fortes. Quelques-uns parviennent à s'établir confortable-
ment.
Deuxième classe. — Ouvriers de nos campagnes. Cause
d'émigration. Manque d'ouvrage. Les cultivateurs étant or-
dinairement adroits exécutent eux-mêmes ce qu'ils deman-
deraient à l'ouvrier manque de manufactures et de travaux
publics. Sort à l'étranger. Le même que la précédedte ;
ils ont pourtant moins de chances de succès.
Troisième classe. — Raftsmen. Qui ne trouvent plus d'em-
ploi dans les chantiers de l'Ottawa. Sort à Vétranger. Le
plus déplorable : ils y sont employés aux ouvrages les plus
vils ; on les y considèrent par leur mauvaise conduite comme
le rebut de la société.
Quatrième classe. — Fils de bonne famille de cultivateurs.
Cause d'émigration. Difficulté de se procurer des terres à
cause de leur haut prix. Refus des seigneurs de concéder.
Exigence des grands propriétaires. Manque de voies et de
communications faciles. Défaut d'instruction et dédulité
chez les jeunes gens. Contagion de l'exemple. Imprévoyance
des parents qui ne songent pas à acheter des terres pour leurs
enfants-, mais morcellent entre eux la ferme qu'ils leur lais-
sent.
Cinquième classe. — Familles de pauvres cultivateurs des
seigneuries. Cause d'émigration. Dettes causées souvent par
le luxe. Mauvaises récoltes. Distance du marché et man-
que de chemin et de navigation par la vapeur. Taux élevés
des rentes dans les nouvelles concessions. Sort à l'étranger.
Ils travaillent chez les cultivateurs américains ou dans les
manufactures. Quand ils ont vendu leurs terres à un prix
assez élevé ils gagnent les Etats de l'Ouest et y prospèrent
assez souvent.
LA REVUE FRANCO- AMÉRICAINE 317
Sixième classe. — Défricheurs des Townships. Cause d'é-
migration. Difficultés insurmontables résultants du manque
de voies de communication, ou de leur mauvais état. Sort
à V étranger. Le même que la précédente.
Septième classe. Habitants à leur aise qui vendent
leurs teires et partent pour l'Ouest. Cause d 'émigration.
Mauvaises récoltes. Défaut d'instruction qui s'oppose à
l'amélioration de l'agriculture. Manque de voies de commu-
nication, de centres qui serviraient de marché. Propagande
des émigrés vers l'Ouest. Inquiétude causée par l'instabilité
des institutions municipales. Déclamations des demi-savants
et éteignons, fondées sur l'horreur des taxes. Sort à l'étranger.
Ils prospèient généralement. Ils succombent souvent aux
maladies endémiques ou contractent avant de s'acclimater
des infirmités pour la vie.
L'émigration de cette classe, "le nerf et la richesse d'un
pays," n'a pris de l'extension que depuis deux ou trois ans.
Huitième classe. — Jeunes gens instruits appartenant à
des familles pauvres. Cause d'émigration. Petit nombre
de carrières ouverte à la jeunesse instruite ; ni armée, ni
marine. Encombrement des professions libérales. Injuste
préférence accordée aux jeunes gens d'une origine sur ceux
de l'autre. Etat précaire du commerce et de l'industrie qui
empêchent les jeunes gens de s'y livrer. Préjugés sociaux
qui rabaissent ces deux carrières. Instruction impropre ou
insuffisante. Sort à l'étranger. Bon nombre de jeunes cana-
diens ont réussi aux Etats-Unis dans le commerce ou les pro-
fessions libérales, quelques-uns se sont distingués dans l'aimée
américaine. Beaucoup se livrent à des excès déshonorants.
Cette classe d'émigrants se dirige ordinairement vers New
York et la Houvelle Orléans où plusieurs périssent par suite
du climat et de fièvre.
Pour arrêter cette émigration devenue une vraie calamité
pour le pays, le comité propose divers moyens. Le gouver-
nement a mis en œuvre une des mesures les plus efficaces en
encourageant la colonisation par la réduction du prix des
terres à des termes faciles ; et Rimouski, les Townships de
l'est, le Saguenay et l'Outaouais s'offrent au défricheur, le
gouvernement s'occupe d'y établir des centres judiciaires et
l'a déjà fait au Saguenay. Mais c'est en vain qu'on procuiera
à la population qui s'y porte tous ces avantages, si on ne la
met pas, par des voies et des communications en rapport avec
le reste de la province. Il serait urgent de terminer celles
318 la revue franco-américaine
qui sont commencées et d'améliorer celles qui existent. On
sent tous les jours les avantages d'un chemin de Métis à Matane
et des Trois Pistoles au Témiscouata. Dans les comtés de
Dorchester et de l'Islet, à Kamouraska, à Rimouski et dans
d'autres endroits de la province, de superbes et fertiles terri-
toires seraient ouverts à l'agriculture par de nouveaux
chemins dont les frais seraient compensés par la vente des
terres. D'ailleurs les déboursements forts légers seraient
nécessaires, les colons travailleraient eux-mêmes pour payer
leurs terres en tout ou en partie.
Les belles terres du Saguenay ont attiré un nombre
considérable de défricheurs. Il serait à désirer que le gou-
vernement étendit à deux ans encore le privilège, accordé
à ceux qui s'y établiraient jusqu'au 1er mai 1850, de ne payer
que 1 sheling de l'acre.
Il serait nécessaire de rallier le Saguenay et les paroisse
des comtés en bas de Québec à cette ville par la navigation
à la vapeur.
L'Outaouais offre également une grande étendue de ter-
rains excellents, et les colons qui s'y établissent ont l'avantage
de trouver dans les chantiers un débit avantageux de leurs
produits. On ne peut trop louer le zèle des Père Oblats qui
ont engagé beaucoup de gens des chantiers à se fixer sur des
terres dans les comtés de l'Ottawa. Ici, comme ailleurs, le
besoin de voies de communication se fait sentir. On avait
commencé un chemin dans la direction du Grand Calumet
en le poussant au-delà, jusqu'aux Iles des Allumettes, on
ouvrirait aux défricheurs 200 milles du sol le plus riche du pays.
Les townships de l'est ont occupé l'attention du gouver-
nement pendant les dernières vacances. Plusieurs nouveaux
établissements y ont été faits. Ici encore on demande des
chemins. Il serait très important d'en ouvrir un de Gentilly
au township de Blandford, et un autre qui unirait les rivières
St-François et Yamaska. Telles sont les mesures les plus
urgentes pour encourager la colonisation et arrêter l'émigra-
tion à l'étranger. Parmi les moyens moins directs, on pour-
rait citer l'ouverture d'un chemin de Québec à un point quel-
conque des nouveaux établissements du Saguenay et l'exécu-
tion du chemin de fer de Québec à Halifax, un obstacle au *
progrès des établissements récents, est le mauvais état des
chemins qui ont coûté si cher au gouvernement et qui vont
encore exiger de nouvelles dépenses. Il serait de l'avantage
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 319
des cultivateurs que le gouvernement se chargeât seul de l'en-
tretien de ces chemins, et qu'il perçut un péage pour cou-
vrir les frais exigés par les réparations. Un autre obstacle
est le refus des grands propriétaires de vendre ou concéder
leurs terrains ; ils se refusent ordinairement à contribuer à
l'ouverture des chemins et profitent ensuite des avantages qui
en résultent. On doit signaler aussi lés abus commis par cer-
tains seigneurs : " Si la propriété a ses droits elle doit avoir
aussi ses obligations et ses charges."
On peut indiquer parmi les moyens de troisième classe
l'instruction publique et l'amélioration de l'agriculture. On
doit déplorer les entraves qu'on s'attache à mettre de tous
côtés au fonctionnement de la loi d'éducation. " L'igno-
rance est la taxe la plus lourde et" actuellement la seule cause
possible." On fait des efforts louables pour organiser des
sociétés et fonder un journal d'agriculture ; on n'en a pas
retiré tout le bien qu'on en pouvait attendre. La démonstra-
tion pratique, l'établissement de ferme modèle pourraient
seuls faire faire des progrès rapides à l'agriculture.
L'établissement de manufactures aux produits desquelles
on accorderait protection, et la réalisation de certains travaux
publics donneraient de l'ouvrage à la population surabondante.
La construction de docks et bassins dans la rivière St-Charles,
l'amélioration du port de Québec et du fleuve au-dessous de
cette ville, outre qu'elles occuperaient bien des bras inactifs,
nous mettraient à même de tirer tout l'avantage possible
de nos immenses travaux de colonisation et des libertés com-
merciales qui nous ont été accordées.
Le comité exprime en finissant l'assurance que l'exécu-
tion de plusieurs des mesures qu'il vient d'indiquer aurait un
effet prompt et décisif. A ce rapport sont annexés des détails
intéressants et des renseignements précieux qui sont fournis
en partie par les membres du clergé.
Chronique artistique
Le concert de Berthe Roy à Québec.
C'est avec des bravos enthousiastes, des applaudissements
et des gerbes de fleurs que Québec a accueilli Berthe Roy
l'autre soir, dans la jolie salle de l'Auditorium qui, durant
tout l'hiver, n'avait vu que les danses grotesques des clowns,
les pantomimes et les grimaces de chanteuses du Bowery et
les farces démesurément niaises d'amuseuis de bas étages.
La condition où se t ouve le théâtre, en cette vieille ville fran-
çaise qui s'est toujours laissée appeler l'Athènes du Canada,
n'a pourtant pas détruit tout à fait le sens du bon et du
beau, si on en juge par l'auditoire nombreux qui emplissait
l'Auditorium le 4 juin.
La petite fille-prodige qu'était Berthe Roy, il y a huit
ou dix ans, est devenue une gracieuse jeune fille et une artiste.
Des traits harmonieux, de beaux yeux et de beaux cheveux
noirs dont la masse, serrée par un croissant, dessinait admi-
rablement le front ; une taille souple, une démarche aisée,
puis, par dessus tout, un air de vraie modestie et un sourire
enchanteur, voilà pour le physique. L'artiste est remarquable
par une technique très sûre, une bonne qualité de son, une
force contenue considérable, — je dirai plus — admirable à cet
âge, et une grande netteté d'articulation.
Mademoiselle Roy a joué sur un mauvais piano ; il n'y
avait rien à en tirer. Et cependant elle a tiré de beaux effets.
Ce contretemps a sans doute nui parfois à l'interprétation que
l'artiste aurait voulu réaliser. D'autre paît, peut-être, la vie,
effleurée à peine, ne lui a-t-elle pas encore révélé le sens pro-
fond et souvent profondément douloureux des choses que
pensent les maîtres. Nous ne voudrions pourtant pas qu'elle
vieillît : pour ce qui est de la vie, nous lui souhaiterions de
rester toujours la fraîche jeune fille qui porte les robes à la
cheville, mais, pour ce qui est de l'art, elle peut aller plus loin,
et ce n'est pas lui faire injure que d'espéier qu'elle nous re-
vienne bientôt vêtue de la longue robe à traîne et auréolée
du complet épanouissement de son merveilleux talent.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 321
M. Chamberland, violoniste, a du tempérament, beau-
coup de tempérament et de l'habileté. Il sait où il va, il
sait ce qu'il veut dire et il le dit comme il l'entend. Il ne fait
pas non plus trop de concessions au goût populaire, ce qui
est un mérite.
M. Gagné a une vraie voix de ténor. Il a partagé avec
Mlle Godbout les honneurs du rappel dans le duo de " Roméo
et Juliette."
Nous aimeiions entendre Mme Montreuil dans un autie
rôle que celui d'accompagnatrice, dont, du reste, elle s'est
acquittée en perfection.
Monsieur du Balcon
L'idée de Mlle Jeanne
Par S. BOUCHERIT
(Suite)
L'annonce de cette décision causa à Jeanne l'émotion la
plus profonde. C'était le couronnement de son œuvre,
c'était le but secret de ses plus ardents désirs. Ce devint
l'unique objet de ses entretiens avec Mlle Marois. La
jeune fille, avec la juvénile exaltation de son esprit, l'institu-
trice, avec ce goût de la mise en scène inné chez toute femme
tombèrent d'accord sur l'utilité de donner à cette cérémonie
le. plus de splendeur possible. Elles rêvaient d'une église
ornée de fleurs du haut en bas, d'autel décoré de lumières
resplendissantes, du catéchumène conduit vers le saint lieu
en procession solennelle. Rien ne leur paraissait assez beau
m assez pompeux. M. Viviers et le Curé coupèrent court à
ces enthousiasmes. Très sagement, ils firent remarquer aux
deux femmes que la véritables grandeur d'un acte, comme
celui qui allait s'accomplir, ne dépendait pas d'un apparat
extérieur, et que la simplicité ne ferait qu'en rehausser
l'éclat. Une cérémonie collective comme celle de la pre-
mière communion de tous les enfants d'une commune se
pête à une manifestation où toutes les familles directement
intéressées apporten leur conotingent d'émotion et de d-cora
tions. Mais dans le cas actuel, où Pierre serait l'unique
objet de la fête, trop de pompe ne pourrait que troubler sou
esprit, qui avait encore besoin de ménagements, et effarou-
cher sa timidité non encore complètement éteinte. M.
Viviers ajouta que ce serait, de leur part même, faire acte
d'ostentation orgueilleuse, ce qui était contraire à ses goûts
et à ses habitudes.
Jeanne dut se ranger, non sans quelque regret, à ces rai-
sonnements pleins de bon sens et il fut décidé que Pierre
ferait sa première communion un dimanche ordinaire, à la
messe du matin, tout simplement, sans que personne fut pré-
venu, autre que les deux familles.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 323
Mais Montbuel est une fort petite ville, pour ne pas dire
une bourgade ; le personnel de la fabrique constitue la plus
grosse partie de la population, et une nouvelle circule dans
les ateliers, avec la rapidité de la navette qui s'y meut précipi-
tamment pour tisser l'étoffe. Le secret, que M. Viviers
croyait bien gardé, était connu de tout le monde et une mani-
festation spontanée, bien autrement touchante que si elle
a^alt été préparée, allait se produire, qui serait pour le père
et pour la fille la moins cherchée et la plus précieuse des ré-
compenses.
Lorsqu'ils arrivèrent à l'église, ils furent frappés de la
foule inusitée qui l'encombrait. Tous les ouvriers de la
fabrique, hommes et femmes, étaient là en rangs pressés,
qui s'ouvrirent respectueusement devant M. Viviers suivi de
Jeanne, dé Henry, de Mlle Marois, Casimir Lombre s'était
excusé, pris d'une migraine subite, fruit de ses veilles stu-
dieuses. Ensuite arrriva la famille Dubreuil au grand com-
plet, même le bon joufflu qui ouvrait de grands yeux, ue
comprenait pas beaucoup ce que tout cela signifiait.
Le Curé dit la messe, fit un petit sermon très court, très
touchant, où, tout en paraissant s'adresser à tous, il parlait
surtout à Pierre. Puis celui-ci se leva et, d'un pas ferme,
recueilli mais radieux, s'avança vers la table sainte. Jeanne
marchait à sa droite lui servant en quelque sorte de mar-
raine et Henry, son parrain, l'accompagnait à sa gauche.
Derrière, venaient M. Viviers entre Dubreuil qui avait orné
sa veste d'ouvrier de sa médaille de soldat, plus fêle qu'il
n'avait été sur aucun champ de bataille, ea Mme Dubreuil,
dont un ruisseau de douces larmes inondait le visage.
On les laissa seuls aller à l'autel et en revenir. Mais
quand ils eurent rejoint leurs places, communes une longue
procession qui prit le chemin suivi par eux. Presque toutes
les ouvrières de la fabrique, un très grand nombre d'ouvriers
tête haute, sans respect humain, jeune ou vieux, défilèrent,
allant tour à tour s'asseoir au banquet sacré. Kien n'était
imposant comme cette démonstration muette et pieuse. Ces
braves gens avaient compris que c'était là la meilleure ma-
nière de remercier Dieu, l'auteur de ce que, dans leur sim-
plicité, ils appelaient un miracle, et Jeanne qui avait été son
agent.
Une autre surprise attendait M. Viviers et sa fille.
Plongés dans leur émotion, ils ne s'étaient pas aperçus que
324 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
l'église se vidait silencieusement. Quand ils se levèrent
pour partir, ils étaient seuls. Mais devant la grille du
château et la maison du surveillant, ils trouvèrent tous les
ouvriers rangés en haie. Lorsqu'ils furent près d'eux, un
vieillard à la barbe blanche, dont le dos voûté sur le métier
disait les longs services, s'avança et, sans mot dire, tendit à
M. Viviers un superbe bouquet dont la banderole portait :
" Au père de ses ouvriers! " Puis il prit des mains d'une
femme un autre bouquet, celui-là tout blanc, fait de roses et
d'œillets, du milieu desquels s'élevait un lis éclatant. Sur
le ruban, blanc aussi, était écrit: "A l'ange sauveur, les
camarades de Pierre."
Malgré son énergie, M. Viviers tremblait d'émotion et,
sans pouvoir trouver une parole, serrait nerveusement les
mains tendues vers lui. Quant à Jeanne, éperdue, elle sauta
au cou du vieil ouvrier, de Dubreuil, de Mme Dubreuil, des
fillettes, de Pierre, sans oublier le joufflu son ami. Puis son
expansion n'étant pas satisfaite, elle se jeta dans les rangs et
se mit à embrasser à tort et à travers, dans le tas, les
femmes, les hommes, les enfants, tout le monde. Mlle
Marois eut son tour. En vérité, si Casimir avait été là, elle
l'aurait embrassé !
Un repas de famille termina cette douce journée. M.
Viviers avait exigé que toute la famille Dubreuil s'assît à
sa table. M. le Curé assistait à la réunion ainsi que le doyen
des ouvriers et la doyenne des ouvrières. Ce fut une fête
intime, simple comme tous les cœurs qui s'y trouvaient ras-
semblés, et qui, au milieu de la joie, gardait l'empreinte des
saintes émotions du matin. Aucun incident ne la troubla,
si ce n'est qu'on fut obligé d'arrêter le gros joufflu qui se li-
vrait à des débauches exagérées de crème à la vanille.
VII
Les vacances, cette année-là, se terminèrent par un in-
cident fort inattendu.
M. Viviers avait un ami très intime qui, parti comme
lui-même du bas de l'échelle, était, par le travail, arrivé au
sommet. M. Constant Saint- Yves, né dans les rangs les
plus humbles, élevé comme M. Viviers dans la modeste école
communale d'un petit village des bords de la Saône, est au-
jourd'hui menbre de l'Institut, officier de la Légion d'hon-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 325
neur et l'une des gloires de la peinture française. Tout le
monde connaît ses paysages qui rivilisent avec ceux de
Daubigny et d'Harpignies, et qui se distinguent par un
exquis sentiment de poésie et une expression de lumineuse
clarté dont il semble avoir appris le secret de son maître, le
grand Corot.
Les relations de M. Saint- Yves et de M. Viviers sont tou-
jours restées fraternellement intimes. Leur conformité
d'origine, leurs communs souvenirs d'enfance, leur égale
élévation d'âme, le développement simultané de leurs car-
rières plus éloignés en apparence qu'en réalité — la grande
industrie pratiquée comme le faisait M. Viviers, ne confine-
t-elle pas au grand art? — tout avait créé entre ces deux
hommes de ces liens qui ne se rompent jamais. La distance
et le temps passent, sans les atteindre, sur de telles affec-
tions. Ah ! on ne se voyait pas souvent, l'un vivant, à
Lyon, l'autre à Paris. On ne s'écrivait pas non plus bien
fréquemment, chacun étant fort absorbé par ses occupations.
Mais quand on se retrouvait de loin en loin, on en était juste
au point où l'on s'était quitté dans une amitié inébranlable.
M. Viviers reçut un matin le billet suivant :
" Mon cher ami, j'ai besoin d'air pur pour moi. J'ai
besoin d'arbres et d'eaux pour un tableau que je rêve. Tu
as tout cela à Montbuel. J'arriverai après-demain pour y
passer deux ou trois mois. Fais-moi préparer la chambre
bleue, que j'ai occupée dans la petite visite que je t'ai faite
il y a cinq ans. Elle m'avait beaucoup plu.
" Tendresses à toi et à Jeannette qui doit être une grande
demoiselle. C. Saint- Yves.
P. S. — A propos, fais-moi aussi arranger un atelier quelque
part, à la fabrique par exemple, pourvu qu'il y ait beaucoup
de lumière."
Le télégraphe porta une réponse enthousiaste, et tout fut
en mouvement à Montbuel pour l'arrivée du nouveau venu.
Jeanne ne perdit pas une pareille occasion de remplir ses
devoirs de maîtresse de maison, et surtout de se démener
comme l'exigeait sa nature pétulante.
Elle était enchantée de la venue de M. Saint- Yves.
D'ahord, toute nouveauté est une joie dans la vie forcément
un peu uniforme de la campagne. Puis elle avait gardé du
précédent séjour du peintre un souvenir où se mêlaient agré-
ablement son caractère exceptionnellement gai, et l'image
326 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
des poupées magiques qu'il avait apportées. Il n'apporte-
rait sans doute plus de poupées, mais assurément il n'arrive-
rait pas les mains vides, et Jeannette voyait déjà des per-
spectives pleines de séduction, .des fanfreluches, des coffrets,
des bijoux peut-être.. Oh! si c'étaient des bijoux !. .Enfin,
•quoi qu'il y eût, M. Saint- Yves serait le bienvenu et Jeanne
avait comme un pressentiment joyeux que ce voyage serait
marqué par un bonheur plus grand même que celui des
bijoux.
M. Saint- Yves arriva et apporta — premier cadeau — sa
gaîté aussi vive que de bon aloi, qui faisait à certains mo-
ments du grand artiste un véritable camarade de jeux pour
Jeanne et pour Henry. On ne savait, dans certains cas, à
voir leurs folles parties, quel était le plus enfant des trois.
L'entrain juvénile, surprenant chez cet homme aux cheveux
gris et au nom célèbre, s'alliait, chez lui, d'une manière
étrange et charmante, à l'élévation de son esprit plein de
poésie et à une rare finesse d'observation, qu'il n'appliquait
pas seulement aux choses de la nature pour les reproduire
dans ses tableaux, mais au caractère des gens qu'il pénétrait
en un clin d'œil. C'est ainsi qu'il eut vite fait de deviner
Casimir, sans que Jeanne eût besoin de s'en mêler, et qu'il
le prit comme plastron de plaisanteries, toujours si délicates
qu'il était impossible de s'en fâcher et si spirituelles que le
destinataire ne les comprenait pas toujours. Mais Mlle
Viviers, plus maligne, les saisissait toutes et en savait pres-
que autant de gré à l'auteur que du superbe collier sorti des
malles du peintre et qui avait dépassé ses plus ambitieuses
espérances.
Naturellement, M. Saint-Yves fut vite au courant de l'his-
toire de Pierre. Jeanne, Mlle Marois, M. Viviers, le curé
lui-même la lui contèrent, chacun à son point de vue, et per-
sonne ne la lui aurait contée qu'il aurait eu vite fait de la
pénétrer à lui tout seul. Peut-être même fit-il, à cet égard,
certaines remarques que personne n'avait faites, mais qu'il
garda pour lui.
Il goûta personnellement beaucoup Pierre, quand celui-ci
fut présenté. Son aventure presque miraculeuse, .cette
éclosion subite d'un esprit qui semblait à jamais éteint, et que
la volonté d'une gracieuse fillette avait rappelé à la vie,
étaient faites pour intéresser un artiste toujours un peu ami
du romanesque. Puis le jeune Dubreuil était vraiment plai-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 327
sant par lui-même. Son corps s'était développé en même
temps que son intelligence. Son visage, dont les traits
s'étaient régularisés et que commençait à ponctuer un
ombre de moustache naissante, gardait, dans sa virilité qui
s'animait, une douceur et une pureté enfantines qui lui prê-
taient un caractère singulier et gracieux. Ce qui frappa sur-
tout le peintre observateur ce furent ses yeux dont le regard,
encore un peu fixe, semblait s'appuyer sur les choses vues
comme pour s'en mieux pénétrer, regard limpide et droit
derrière lequel on sentait que n'avait jamais pu naître une
pensée mauvaise. Le grand artiste, qui, sous sa jovialité,
était aussi un grand penseur, prit en affection l'innocent
d'hier et eut comme une prescience qu'il pouvait avoir aussi
une œuvre à faire près de lui pour compléter celle de Jeanne.
11 demanda à M. Viviers — ce qui lui fut immédiatement
accordé — d'emmener Pierre avec lui, soi-disant pour porter
ses instruments de travail dans les longues stations qu'il
faisait au milieu des bois. Pierre, à cette proposition, fut
partagé entre deux désirs contradictoires. Aller passer des
journées entières dans les bois, qu'il aimait tant, le remplis-
sait de joie, mais il fallait pour cela interrompre ses cours,
c'est-à-dire quitter Jeanne. Celle-ci, comme si elle avait
deviné cette hésitation, y mit fin d'un seul mot :
— Alez avec M. Saint-Yves, Pierre. Cela me fera plaisir,
sir.
Cela surfit. Pierre partit. Chaque jour, désormais, M.
Saint- Yves s'en allait en compagnie de son " rapin ", ainsi
qu'il le nommait, qui lui portait sa boîte de couleurs et son
chevalet. Ils marchaient à l'aventure jusqu'à ce que le
peintre, soudain saisi par la disposition pittoresque d'un
groupe d'arbres, une perspective heureuse ou un effet de
lumière attrayant, s'arrêtât. Il s'installait alors, se mettait
au travail et, en quelques coups de son pinceau expérimenté,
il jetait une esquisse qui devait plus tard trouver place dans
quelque grand tableau et qui, par elle-même, constituait une
un œuvre exquise où toujours on retrouvait cette qualité
maîtresse du grand artiste : l'air. C'était par là surtout
qu'il se rapprochait de son illustre professeur. On sentait
dans ses toiles la fluidité de l'atmosphère enveloppant les
objets. On y respirait, si l'on peut ainsi parler. Il sem-
blait que les branches de ses arbres étaient agitées par la
brise et l'on comprenait que l'oiseau, qu'un caprice lui fai-
328 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
sait indiquer dans un coin du ciel, pût se soulever de ses
ailes légères dans l'éther ambiant.
M. Saint- Yves, d'ordinaire si gai, même un peu loquace,
se transformait, quand il avait la palette à la main. Pas
un mot ne sortait de ses lèvres entr 'ouvertes. Pas un de ses
regards ne s'égarait loin de ses modèles. Il était tout à son
sujet et à l'inspiration qui le lui faisait reproduire, avec une
minutieuse exactitude dans le détail et en lui donnant l'em-
preinte de cette poésie dont le feu sacré vivait en lui. Mais
tout à coup il s'arrêtait, poussait un soupir de soulagement
satisfait, donnait un dernier coup d'œil à son ébauche déjà
vivante et parfaite, et, l'artiste enthousiaste se changeant
en homme qui avait faim, il s'écriait avec sa bonne humeur
revenue :
— Maintenant , Monsieur Pierrot , à table !
Alors Pierre sortait d'un panier des vivandes froides, des
fruits, un flacon de vieux vin, et les deux compagnons déjeu-
naient gaîment, assis sur l'herbe, devenus camarades malgré
la différence des rangs.
Pendant le repas et le récréation qui suivait, M. Saint-
Yves n'arrêtait pas son étude mais c'était Pierre alors qu'il
étudiait. Celui-ci se livrait chaque jour davantage, retenu
au début par un reste de timidité, mais, depuis, mis en con-
fiance par la rondeur simple de l'artiste. Même, avec lui, il
se sentait plus libre, plus expansif qu'avec Jeanne. Il
n'était plus arrêté par cette sorte de vénération respectueuse,
quasi religeuse, qu'il avait pour la jeunne fille, et dans cette
âme toute neuve, si récemment éveillée et qui s'ouvrait
candidement devant lui, M. Sant-Yves apercevait des pers-
pectives encore bien autrement belles que celles que repro-
duisait son pinceau. Son intérêt ne tarda pas à se changer
en une affection véritable, profonde, paternelle.
(A suivre.)
LA SOCIETE DE
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
27 RUE BUADE, QUEBEC.
L'ILLUSTRATION
Supplément de "La Revue Franco- Américaine"
Première Année, No. 5.
1er août, 1908.
HON. CHAS. WARREN FAIRBANKS,
Vice-préMdent et représentant des Etats-Unis aux fêtes du
Troisième Centenaire.
(Collection Philéas Gagnon)
Le maTquis de Montcalm. (Sa mort.)
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Le général Wolfe. (Sa mort.)
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{Collection Philcas Gagnon)
LE SIEGE DE QUÉBEC.
Le croiseur français "Amiral Aube'
UU. S. S. New-Hampshise'
Les spectacles historiques
CHEF HURON
Hallebardier, cour François 1er.
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HENRY IV. (Scène II).
FRANÇOIS 1er.
Une dame de la cour. Scène V. (de Tracy.)
L'Espagne Catholique et le Progrès
Parmi les nombreux reproches qu'une école historique
fait à l'église, il en est peu de plus sensible que celui d'avoir
amené la décadence de ses meilleures enfants, les nations
latines, et parmi les exemples qu'on apporte, comme argu-
ments de fait, pour étayer certaines thèses, il n'en est pas
auquel on ait plus fréquemment recours que celui de l'Es-
pagne. Première puissance de l'Europe durant tout le XVI
siècle, la nation très catholique interdit chez elle la propa-
gande des doctrines protestantes, contient sur tout le con-
tinent européen, l'effort de la réforme envahissante, et l'Es-
pagne décline peu à peu. La décadence, d'abord lente et
mitigée d'éclatants faits d'armes sous Philippe II, s'accentue
sous ses successeurs ; le dix-neuvième siècle commencé avec
l'épouvantable guerre dont le centenaire a été récemment
fêté par toute la péninsule, n'est qu'une longue suite de
guerres civiles et de désastres. Le siècle nouveau, il est
,rai, s'ouvre sous de meilleures auspices, mais nous sommes
en histoire et l'histoire s'occupe du passé.
La conclusion s'impose donc ; le catholicisme a été fatal
à l'Espagne.
Pour disséquer ce sophisme et le détruire lambeau par
lambeau, il faudrait un volume et nous n'avons que quelques
pages.
Disons d'abord que l'Espagne entièrement catholique,
n'est pas celle de Charles V, de Philippe II ou de leurs suc-
cesseurs. L'Espagne de la décadence n'est pas une nation
toute catholique, car le césarisme, le pouvoir absolu et sans
contrôle d'un seul, a trouvé place chez elle, et le césarisme
n'est pas un héritage de la tradition catholique, c'est un re-
tour vers le paganisme ancien ; non, l'Espagne toute catholi-
que, celle de Pelage, de St-Ferdinand de Castille, du Cid
Campéador, c'est une Espagne progressive que l'effort de son
génie porte au premier rang des puissances européennes !
Le siècle de Charles V, tout plein de splendeurs et de
conquêtes porte avec lui des germes pernicieux : Le champ
330 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
que doit couvrir la justice royale s'est étendu au loin, si loin
que le soleil ne peut l'éclairer tout entier.
Mais le roi auquel une si grande somme de pouvoirs est
dévolue, le roi n'est souvent que le rejeton incapable d'une
dynastie dégénérée, jouet entre les mains de quelque intri-
gant. Dès lors, quoi d'étonnant si le vaste engrenage de
l'empire dépendant d'un moteur défectueux se rouille d'ina-
nition ou se détraque?
Les règnes de Ferdinand VI et de Charles III semblèrent
relever le pays, mais l'incapacité de Charles IV ramena
bientôt un état de choses tel que Napoléon, jetant un coup
d'oeil sur ce vieil' édifice et n'en voyant que les façades dé-
crépites, crut qu'il suffirait du bruit de son nom pour le jeter
par terre et planter son drapeau sur ses ruines. Alors, il se
passa une chose que n'avait pas prévue le grand empereur :
La partie officielle et organisée de la nation, qui de longue
date avait rompu avec les vieilles traditions catholiques, se
montra ce qu'elle était : lâche et abjecte, mais le peuple, que
n'avaient pu atteindre les idées de la réforme ou de la révolu-
tion, le peuple, qui malgré l'opprobre de ses gouvernants,
avait gardé l'âme très haute, une fois abandonné à lui-même,
sans armée, sans gouvernement, osa jeter le gant au vain-
queur du monde. Six cent mille soldats impériaux cou-
vrirent de leurs bataillons épais le sol entier de la péninsule ;
pendant six ans, un peuple vit ses villes détruites, ses cam-
pagnes dévastées, son sang couler à flot, sans que l'idée
seule lui vint d'accepter ce qu'il croyait être un déshonneur,
et finalement, resta maître chez lui.
De cette page d'histoire, deux faits ressortent, pleins de
lumineuse évidence, c'est d'une part, la faiblesse de l'état
espagnol et de son administration décrépite, de l'autre la
force insoupçonnée qui se révéla chez le peuple à l'heure du
danger.
Nous avons déjà, dans la mesure que comportait ce
modeste article, donné l'explication de l'un et de l'autre.
* *
Ferdinand VII, en 1808, avait laissé son royaume rela-
tivement paisible ; à son retour, en 1814, il le retrouva bou-
leversé de fond en comble. La guerre avait fait surgir toute
une pléiade d'hommes ambitieux et énergiques : officiers dont
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 331
le talent s'était révélé dans l'action, soldats de fortune, chefs
de bande, tous gens très laborieux que la paix condamnait
au chômage. Or le retour du monarque était l'annonce de
la paix.
Le pays, appelait de tous ses vœux une vaste réforme de
l'administration des pouvoirs publics; cette réforme que
Napoléon et le roi Joseph lui avaient promise, mais qu'il
avait refusée d'une main étrangère, il l'attendait de son roi.
Malheureusement, le prince auquel son peuple avait
tant sacrifié, pour qui tant de jeunes vies avaient été* fauchées
sous le ciel ensoleillé des Castilles, n'était qu'un être à
moitié abiuti, aussi incapable d'aprécier le dévouement des
siens que de comprendre leurs légitimes revendications.
Son régne fut une calamité pour le pays, et le mal qu'il ne
put faire, une troupe de jongleurs et d'idéologues se chargea
de l'accomplir.
Certes, des réformes, il en fallait et de grandes, mais
fallait-il du même coup imposer par un coup de force les
principes de la révolution, et confondre ce qui n'était en
somme que des mots sonores avec les réformes urgentes que
tout le monde attendait? C'est ce que pensa une école de
libéraux, d'abord peu nombreuse, mais qui se grossit bientôt
d'éléments divers. La révolte des colonies d'Amérique eut
une triste répercussion dans la mère patrie, la guerre civile
que trop de circonstances favorisait, commença avec le règne
de Ferdinand VII.
A partir de ce temps, le libéralisme doctrinaire joua en
Espagne le rôle que le calvinisme avait joué en France trois
siècles auparavant.
Dès 1812, la constitution promulguée par les Cortès de
Cadix avait fait siens tous les principes de la révolution. La
lutte s'engageait donc entre les idées révolutionnaires et les
idées catholiques. C'était une guerre religieuse.
Ils serait fastidieux de raconter par le détail les nom-
breuses révolutions et coups d'état qui firent de l'Espagne
ie pays le plus agité de l'Europe. En France, le génie
créateur de Napoléon releva les ruines de la révolution et
changea la face du pays, le règne des Bourbons, entre-
coupé des émeutes de 1830, fut long et prospère, les jour-
r.ées de 1848 et de juin furent sanglantes, mais restèrent
confinés dans quelques grandes villes. En somme la période
332 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
de 1815 à 1870, celle de la transformation économique du
monde civilisé, en fut une de paix intérieure.
L'Espagne, au contraire, ne connut pas de repos, la.
guerre civile y eut pour théâtre des provinces entières. Pen-
dant des années, carlistes, libéraux et républicains appor-
tèrent à leurs luttes fratricides toute l'ardeur d'un tempé-
ramment passionné.
En 1878, avec l'avènement d'Alphonse XII, la guerre
religieuse cesse d'ensanglanter les champs de bataille, maia
n'en continue pas moins à troubler l'atmosphère politique et
sociale de la nation : Les luttes stériles, les discussions théori-
ques se poursuivront longtemps à l'ombre des parlements.
Voilà donc, esquissé à grandes lignes, le tableau de ce
que fut le XIX siècle en Espagne. Un fait y apparait sail-
lant, c'est la guerre implacable, que se font les deux idées r
ou plutôt les deux doctrines, libérale et catholique.
Dès lors, il serait convenable avant d'accuser l'Eglise
des maux de ce malheureux pays, il serait convenable de-
voir si des doctrines diamétralement opposées à celles qu'elle
enseigne, n'ont pas entamé dans une mesure assez forte, la
foi du peuple très catholique.
Ceux qui accusent l'Eglise, on les a vus à l'œuvre dans-
ce malheureux pays; on a vu ce qu'étaient leur tolérance,
leur liberté et leur progrès ! Dès 1812 , alors que la guerre
battait son plein, les Cortès de Cadix, trouvaient pratique de
proclamer dans une constitution restée célèbre, tous les prin-
cipes* de la révolution française. C'était jeter les germes,
d'une guerre civile, c'était rendre impopulaires en les con-
fondant avec les principes exécrés, les réformes d'ordre
administratif dont dépendait l'avenir du pays ; c'était enfin
dans un siècle de transformation économique, détourner des
œuvres les plus indispensables, l'esprit, d'un peuple déjà trop
porté aux discussions stériles.
Ah oui ! Ils ont fait de belles choses, les anticléricaux
Espagnols, et si leur pays est resté arriéré, eux, du moins,
ils ont marché de l'avant !
Mendizabal, un de leurs grands hommes devenus minis-
tres, a trouvé moyen de faire, un demi siècle avant ses con-
génères de France, cette fameuse liquidation des biens
ecclésiastiques qui laissa chez le peuple une impression quel-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 333
que peu déçue, celle qu'éprouvèrent maints spectateurs du
Ille centenaire après le passage des piepokets.
Un autre de leurs chefs-d'œuvre a été le démembrement
des vieilles provinces nationales en provinces minuscules,
presque aussi réduites que les départements français. Cette
mesure faisant tout dépendre du pouvoir central, brisait
l'esprit régional, le patriotisme local qui avaient fait la force
invincible du pays dans sa lutte contre Napoléon, elle dimi-
nuait l'initiative, et rendait beaucoup plus facile, la propaga-
tion par tout le territoire des malaises que ne manquerait
pas d'éprouver un pouvoir central mal affermi.
C'est tellement le cas qu'un vaste mouvement régiona-
liste a pris naissance, il y a quelques années en Espagne,
dans les quatre provinces les plus progressives du pays, celles
comprises généralement sous le nom de pays catalan. Aux
dernières élections, la solidarité catalane, formée d'une
coalition de républicains et de carlistes, a obtenu un succès
écrasant, envoyant du coup à la chambre 49 députés.
Cette initiative, venant d'une région qui passe à bon
droit pour l'une des plus industrieuses de l'Europe est tout
un symptôme, et ce sera le grand mérite du gouvernement
Maura, d'avoir compris la nécessité de cette réforme et de
l'avoir entreprise franchement dans un projet de loi que
libéraux et radicaux s'efforcent en vain d'étouffer, à force
d'obstruction.
Là-bas comme ailleurs, et plus qu'ailleurs, les anticlé-
ricaux nourrissent une prédilection toute spéciale pour les
questions d'ordre spéculatif, les phrases ronflantes, les mots
de liberté, de progrès, etc. Mais quant à envisager les pro-
blèmes vitaux du pays et à les résoudre, c'est une autre
affaire. Leur presse, et disons en passant qu'ils contrôlent
presque tous les journaux du pays, leur presse n'a qu'un but :
arracher au peuple la foi de ses pères, et pour atteindre ce
but rien n'est épargné. Tous les jours, l'Heraldo de Madrid,
El Imparcial, El Libéral, El Pais, et une foule d'autres,
servent à leurs lecteurs un plat de calomnies où l'ignorance
le dispute à la méchanceté.
Dans ces conditions là, il semble qu'un juge impartial,
constatant que le pays est arriéré et voulant découvrir la
cause véritable de cette décadence, ira demander à l'école
antireligieuse et à la maçonnerie toute puissante, une bonne
partie du compte qu'il se préparait à exiger de l'Eglise.
334 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Un observateur impartial constatera que la partie
septentrionale du pays, celle où se sont le mieux conservées
les vieilles traditions catholiques, est à la fois, la plus virile,
la plus laborieuse et la plus progressive, il constaterait aussi
que les catholiques, si on en excepte les Carlistes qui ne sont
qu'une minorité, ont accepté loyalement les institutions par-
lementaires garantissant les libertés de la presse et des cultes,
chères à l'école libérale et que s'il n'en tenait qu'à eux, les
diverses factions politiques trouveraient une base d'entente
pour travailler en commun au relèvement du pays.
Avant de terminer cette dissertation déjà trop longue,
il est bon d'insister sur les nombreux motifs qui font espérer
en l'avenir de la grande nation latine. L'Espagne, pauvre,
affaiblie, vaincue, a gardé à un haut degré le sentiment de
la fierté nationale. Le peuple que tant de vicissitudes ont
rendu sceptique, ne croit plus à l'honnêteté de ses gouverne-
ments, mais il a confiance en lui-même. Lors des dernières
guerres coloniales, l'Espagne, encore sous le coup des ruines
accumulées par un siècle de malheurs trouva moyen d'en-
voyer à Cuba 230,000 hommes et d'obtenir pour payer cette
entreprise la somme énorme de $300,000,000.
Aujourd'hui, ses finances restaurées, son industrie et son
commerce renaissants, son jeune roi plein de vaillance, tout
s'unit pour lui faire espérer un meilleur avenir. ;
Donat Fortin.
Le Canada et son immigration
Le parlement s'est occupé — mais pendant quelques heures
seulement — de la politique qu'il entend suivre au sujet de
l'immigration. De toutes les questions qui ont été discutées
par les représentants du peuple, pendant la dernière session,
c'est peut-être celle-là qui avait la plus d'importance. En
effet, plus que les grandes entreprises — et la nation en a déjà
de formidables sur les bras — l'.mmigration, selon qu'elle sera
bonne ou mauvaise, va exercer sur la nation toute entière une
influence capable, au besoin, de modifier son caractère eten
quelque soi te de changer sa destinée.'^ ja§ jjj|; OMS$^:^?S '4
Après tout ce n'est pas sans laison que les esprits se sont
alarmés à la vue de cttte vague sans cesse croissante qui d'an-
née en année envahissait nos vastes p aines del Ouest et jetait
sur nos bords les fils d'à peu pi es toutes les laces de l'Europe.
Sans doute, il nous faut des bi as pour cultiver le sol, nous avons
besoin que des hommes nouveaux et nomb: eux viennent
suppléer, dans not c pays, à ce besoin de développement au-
quel l'augmentation naturelle de notre population ne peut
plus suffire. Mais encoie faut-il que les nouveaux venus ne
prennent pas, pa leur nombre, le caractère d'envahisseurs,
que l'augmentation de not e population par l'immigratio
n'implique pas le débo: dément des vieux éléments qui ont dé-
voilé au monde les îichesses cachées, le- chances exception-
nelles, que leur pays offre aux pionniers de l'avenir.
D'ailleuis, les craintes exprimées par plusieuis ont fini
par' êtie paitagées par nos gouvernants eux-mêmes qui, s'ils
n'ont pas modifié dans leurs lignes essentielles les lois cana-
diennes su l'immigration, ont exercé sur leur application
une surveillance plus soutenue. Les résultats obtenus ont
déjà prouvé que si le gouvernement a pu, pour le moment,
avoir raison en maintenant sa politique d'immigration, ceux
qui avaient des ciaintes en face des événements constatés
n'avaient pas tout-à-fait tort.
D'autre part, la question reste toujours ouverte, suscep-
tible de se modifier avec les conditions économiques du pays,
336 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
mais toujours également importante. Et c'est un peu de
tout cela qu'à la demande du directeur de la Revue Franco-
Américaine, j'invite le lecteur à causer pendant quelques pages.
Le Canada, richement doté de ressources agricoles, fo-
restières et minières, serait d'après un économiste " la der-
nière réserve de l'humanité, sa derniè.e frontière."
Grâce aux deux grandes races qui vivent sur le sol cana-
dien, nous élevons un magnifique édifice national dans lequel
les peuples des Etats-Unis, et de l'Europe viennent chercher
l'aisance et la liberté.
Le peuple canadien doit avoir des aspirations communes.
Pour atteindre ce noble but, nous devons exercer une vigilance
spéciale au point de vue du caractère des immigrants. Ils
doivent désirer, comme nous, la prospérité matérielle et mo-
rale du Canada. C'est l'héritage qu'ils doivent transmettre
à leurs enfants sur ce sol jeune et hospitalier.
Pour la sélection des immigrants nous avons de grandes
traditions à suivre. Nous devons nous inspirer des enseigne-
ments de notre histoire ; nous devons évoquer un passé plein
de gloire et rappeler les exemples des fondateurs du Canada.
Fustel de Coulanges écrit : " Le passé ne meurt jamais com-
plètement pour l'homme. L'homme peut bien l'oublier mais
il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est à chaque époque,
il est le produit et le résumé de toutes les idées antérieures.
S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces
différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé
en lui."
Nous devons appliquer ces principes à notre histoire et
jeter un regard sur nos traditions.
Les immigrants de la Nouvelle-France étaint choisis
avec les soins les plus minutieux. Dans les veines de nos pères
circulait le sang le plus noble et le plus généreux de la France.
Nos ancêtres venaient de la Normandie, de l'Anjou, de
la Picardie, de la Bretagne, de ces provinces fortes, morales,
aimant la religion, la liberté et la France.
Les hommes qui présidaient aux destinées de la France
dans le siècle de Louis le Grand, désiraient fonder au delà
des mers, une autre France ; comme une expansion du pays
natal.
Aussi se montraient-ils très sévères dans le choix des co-
lons. Le Canada-Français fut l'œuvre de grands patriotes
et de profonds législateurs.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 337
Le Canada-Français fut l'œuvre des meilleurs paysans
de la France ; hommes doués des plus hautes qualités mo-
rales, physiques et civiques, entreprenants, industrieux, bra-
ves et vertueux.
Les documents historiques nous démontrent que les fem-
mes françaises envoyées dans la Nouvelle-France par les soins
de Richelieu, de Colbert, de Talon, de Laval, étaient choisies
avec la plus grande prudence.
L'œuvre des filles émigrées du 17ème siècle mérite l'ad-
miration des moralistes les plus austères.
Tous les historiens prouvent la noblesse de l'origine des
Canadiens-Français. Aussi ont-ils pu grandir, prospérer, se
multiplier au milieu des épreuves et consacrer toute l'énergie
de l'âme nationale, toutes les forces de leur puissante orga-
nisation physique et morale au progrès du Canada. Claudio
Jannet, parlant de la supériorité morale des éléments qui ont
fondé la colonie canadienne dit : " Depuis Champlain jusqu'au
dernier jour de la domination française, les gouvernements
de la colonie se sont toujours préoccupés d'en exclure les in-
dividus d'une moralité douteuse."
Selon un orateur : " Ce qui fait aujourd'hui notre hon-
neur et notre force, ce n'est pas simplement de tirer notre ori-
gine de la France, mais d'être issu d'elle au moment le plus
glorieux de son histoire et quand la main qui agita notre ber-
ceau se prêtait encore aux gestes divins."
Après la cession du Canada à l'Angleterre, la race anglo-
saxonne grandit à nos côtés. Au terme de la guerre de l'in-
dépendance américaine en 1783, les Loyalistes de l'Empire-
Uni, fidèles serviteurs du trône de l'Angleterre durant la ré-
bellion, persécutés par leuis frères révoltés, affluèrent par
milliers dans les provinces canadiennes. D'après un écrivain :
" Les loyalistes ont fourni au Canada le meilleur sang dont les
treizes colonies américaines pouvaient s'éno/gueillir." Ces
immigrants furent les fondateurs du nouvel empi e britannique
en Amé ique. Leurs progrès furent constants et dignes d'ad-
miration.
Aussi sommes-nous fiers de leurs succès. M. Hall dans
son magnifiique volume intitulé " L'immigration," écrit :
" Nous devons nous rappeler que les premiers habitants de la
Nouvelle-Angleterre furent choisis avec le plus grand soin."
C'est de l'idéalisme, peut-on di e : Non, c'est notie histoire ;
338 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
notre grande|histoire. Et quand ses pages sont remplies de
faits héroïques, on doit les mettre sous les yeux de nos popu-
lations.
Je reconnais l'importance, la nécessité des efforts du
Gouvernement et du Parlement afin de favoiiser une immi-
gration désirable. Sans doute, les descendants des Fiançais
et les descendants des Loyalistes, ou mieux des Canadiens,
sont les plus aptes à développer les ressources du Canada.
Si nous voulons suivre nos grandes traditions nationales
nous devons surtout encourager l'immigration des classes
agricoles. Dans toutes les provinces de 'a confédération
nous avons des milliers d'acies des meilleuis terres. Grâce
à leur fertilité, elles sont destinées à devenir les pouivoyeuses
de l'Europe et de l'Oiient. Nous voulons des agiiculteurs
pour ensemencer nos terres inoccupées afin d'augmenter le
volume de nos produits et d'ace, oîtie notre lichesse nationale.
Dans plusieurs pays, nous pouvons recruter des immigrants
agricoles recommandables. Dans la noble position de cul-
tivateur ils sauront développer nos ressources nationales.
Les autorités ont adopté à l'égard de l'agriculture dans
la province de Québec une politique recommandable. Je la
mentionne en lisant une lettre de M. René Dupont. Cette
correspondance est adressée aux rédacteurs de la presse ca-
nadienne :
Monsieur le rédacteur, — Pour activer le mouvement ve:s
la province de Québec, le ministère de l'Intérieur vient d'au-
toriser l'o ganisation d'une branche de renseignements pour
les te res déjà cultivées et qui sont disponibles, de manière
à renseigner toutes les personnes désireuses de faire l'acqui-
sition de ces terres.
Jusqu'à présent, ces renseignements manquaient, quoi-
que souvent nous ayons eu des demandes pour l'achat des
te:;: es déjà avancées. Cette bi anche de se: vice se: a àjla
disposition de tous ceux qui désirent fai:e l'acquisition de
de fe me dans n'impo te quelle section du pays, ou de ceux
qui, pour une iaison ou pour une autre, ont des te: les disponi-
bles.
A titre de renseignement, je vous inclus un blanc que nous
tiansmettons à tous ceux qui ont des teues à vende, et je
se ais très heuieux si vous t ouviez moyen, dans vos p: écier ses
colonnes, de donner un bon mot à nos compati iotes au si jet
de ce mouvement nouveau.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 339
Vous remerciant à l'avance pour l'intérêt que vous pre-
nez au mouvement de colonisation et pour les services que
vous voulez bien rendre à la cause, j'ai l'honneur de vous
prier de croire aux sentiments les plus distingués de
Votre tout dévoué,
RENE DUPONT,
Agent de colonisation.'7
Le relèvement et le classification des terres disponibles peu-
vent produire de bons résultats suitout dans les localités où
l'émigration des nôtres aux Etats-Unis a fait un toit incal-
culable à l'agriculture. Cette politique peut nous aider dans
l'œuvre du rapatriement.
Les ouvriers de ferme, les serviteurs et les servantes for-
ment une classe d'immigrants recommandables si les autorités
savent les choisir avec soin. Et, sur ce point, on me permettra
de citer l'opinion du député de mon comté à l'assemblée pro-
vinciale, une opinion que je partage entièrement :
" L'agriculteur, dit-il, (1) souffre du manque de main-
d'œuvre. Il est bien difficile de se procurer des garçons de
ferme et des servantes, malgré les prix élevés qui sont offerts.
C'est un état de choses qui nuit à l'exploitation de nos terres
et tend à décourager les cultivateurs. Il serait grand temps
pour le gouvernement d'organiser un mouvement pour venir
au Canada des ouviiers de ferme, qu'il serait assez facile de
trouver en France et en Belgique, si des effoits sérieux et
persistants étaient faits, La question est tarés séiieuse. Elle
existe même à l'état aigu clans cersaines localités."
Dans la province d'Ontano le ministre de T'Intérieur a
sous son contrôle plusieurs agents dont les fonctions consis-
tent à placer des garçons de ferme chez les cultivateurs. _Je
lisais dans la " Patie " le 9 mars :
(Dépêche spéciale à la " Patrie.")
11 Ottawa, 9. — Comme la " Patrie " l'annonçait il y a
quelques jours, l'honorable M. Oliver, à la demande de mi-
nistres de langue fi ançaise, à résolu de nommer dans chaque
comté de la province de Québec, un agent chargé de trouver
(1) M. Caron, député de l'Islet, à l'Assemblée de Québec.
340 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
gratuitement des situations, comme journaliers de ferme
ou domestiques, aux émigrants désirant s'établir dans la pro-
vince. Cette décision sera d'un grand avantage à la classe
agricole de même qu'aux agents d'immigration qui pourront
s'entendre avec les agents provinciaux et procurer exactement
la classe d'immigrants nécessaire.
D'après sa décision le ministre de l'Intérieur vient de
nommer vingt agents dans Québec et les autres seront choisis
sojs peu.
Depuis cette date de nouveaux agents ont été choisis.
L'agriculture souffre du manque de main-d'œuvre dans la
province de Québec. Le président de la Société de Coloni-
sation et de Repatriement de Montréal, disait en janvier 1908 : —
" La détermination que nous avons piise, a eu pour bon ré-
sultat d'aider les cultivateuis à se procurer de la main-d'œuvre,
et à un certain nombre de familles à s'assurer les services de
domestiques. Nos bureaux ont placé ainsi plusieurs centaines
d'ouvriers de ferme et de domestiques sans compter qu'ils
ont, en même temps, fourni aux particuliers et aux industriels
l'occasion de profiter par leur entremise du même avantage."
Dans quelques localités, nos journaliers vont redouter la
compétition des ouvriers de feime venant de l'étranger. Un
des citoyens les plus distingués du comté que j'ai l'honneur
de représenter, m'écrivait la semaine dernière : — " L'hono-
rable monsieur Oliver a résolu de nommer dans chaque comté
de la province de Québec un agent chargé de îeciuter des ou-
vriers de ferme et des domestiques afin d'aider nos cultiva-
teurs à se procurer la main-d'œuvre nécessaire. Ce mouve-
ment, entrepris dans un noble but, n'augmenterait-il pas
l'exode des nôtres vers les villes et vers les centres industriels
des Etats-Unis ? N'introduirons-nous pas dans nos paroisses
des socialistes et des anticléricaux ? N'y a-t-il pas danger
d'introduire des éléments qui briseront l'harmonie entre le
clergé et les fidèles ? "
Je soumets cette lettre à l'attention du public croyant
qu'elle renferme des opinions dignes d'être étudiées. Le
Gouvernement doit être bien prudent dans le choix et la dis-
tribution de ses agents. Ceux-ci ne doivent introduire au
milieu de. nos populations morales que des immigrants dont
les bons antécédents sont connus.
Le 15 avril 1907, je demandais au Gouvernement de faire
les efforts les plus énergiques et les plus généreux afin de fa-
voriser le recrutement d'immigrants français et belges dési-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 341
rables. Le ministère a adopté une politique plus active à
l'égard de la France. Il a nommé trois nouveaux agents
d'immigration. Des mesures paraissent avoir été prises en
vue d'une distribution plus large de littérature et de rensei-
gnements. Le ministre de l'Intérieur s'est acquis le concours
actif de plusieurs agences d'immigration française. Celles-ci
reçoivent une commission quand elles envoient au Canada
des immigrants appartenant à quelque classe spéciale.
Dans le passé, les gouvernements canadiens se sont cru
obligés de recourir au système des primes, pour favoriser et
et encourager l'immigration. On offiit des primes aux agents
de compagnies de navigation pour assurer le recrutemen
d'immigrants dans les îles Britanniques. A cette époque
la Nouvelle-Zélande, l'Australie, la République Argentine
dépensaient des sommes très élevées pour maintenir un sys-
tème d'assistance à l'immigration. Les colonies australiennes
payaient en tout ou en bonne partie le transport des immigrants
désirables. L'Argentine, le Chili, le Brésil utilisaient la même
méthode. Les Etats-Unis exerçaient une immense attrac-
tion sur les populations. Les autorités canadiennes crurent
trouver une bonne méthode dans l'assistance à l'immigration,
au moyen de commission. Mais les représentants des Agences
d'Immigration n'ont malheureusement aucun intérêt à s'oc-
cuper du caractère, de la moralité des immigrants, les agents
qui reçoivent une commission doivent avoir pour souci natu-
rel d'envoyer le plus grand nombre possible d'immigrants au
Canada. Que leur importe le caractère ! Que leur importe
la moralité de nos populations ! J'en suis convaincu, le Gou^
vernement abandonnera bientôt cette politique. A l'heure
de la crise commerciale et monétaire, on redoute la suspension
des primes à l'égard des immigrants, mais je crois que la crise
commerciale a plutôt consolidé notre crédit commercial à
l'égard des autres peuples.
Durant l'année fiscale 1906-1907 nous avons reçu 34,659
immigrants des Etats-Unis. Le montant payé en primes
aux Etats-Unis ne s'est élevé qu'à $4,743.00, et ces immigrants
américains nous ont apporté une valeur de quaiante millions
de piastres. Durant les neuf mois de l'année fiscale 1906-
1907, 235,328 immigrants .sont entrés dans notre pays et nous
avons accordé une prime pour 20,492 immigrants. Nous
pourrions obtenir de bons résultats aux Etats-Unis, dans
les Iles Britanniques, dans l'Europe continentale, sans
342 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
recourir au système des primes. En effet , les conditions
économiques du Canada subissent d'heureuses modifications.
Notre pays grandit merveilleusement au milieu des nations
civilisées. Son nom est déjà très fameux dans plusieurs con-
trées et bientôt le Canada pourra rivaliser avec les Etats-Unis
^omme centre d'attraction pour les immigrants.
Dans tous les pays où nous étendons le champ de notre
action agricole, commerciale et industrielle, nous devons avoir
des agents d'immigration et des agents de commerce qui com-
prennent nos besoins et nos aspirations. Ces agents peuvent
donner des conférences, des renseignements à toutes les classes
de la société. Ils doivent être instruits, renseignés sur nos
ressources, nos lois, nos conditions économiques. Ils doivent
être honnêtes, progressifs, capables d'aider au développement
de nos relatons sociales, commerciales et industrielles. Un
journaliste écrivait avec raison le 7 avril : " Une commission
composée d'hommes renseignés sur la situation de notre com-
merce et qui irait s'instruire sur les marchés du monde des
débouchés à faire à nos produits et des occasions offertes à nos
importateurs, contribuerait à accroître rapidement et profita-
blement notre commerce extérieur, qui a déjà manifesté de-
puis quelques années une si prodigieuse force d'expansion.
Elle activerait, à l'étranger, la demande pour nos marchan-
dises, et en diffusant le connaissance de nos ressources natu-
relles, dirigerait incidemment vers nous un courant continu
et abondant de capital nouveau et d'immigration éminem-
ment désirable."
On peut aussi envoyer à l'étranger des délégués spé-
ciaux— des immigrants qui ont réussi dans notre contrée.
Sur le sol natal, ils raconteront leurs succès et formeront la
meilleure classe de nos agents d'immigration. Attirons
davantage les journalistes étrangers et les membres des
Chambres de Commerce des Etats-Unis et de l'Europe. Ces
distingués visiteurs admireront nos richesses naturelles, le
diront à leurs compatriotes et nous recevrons de bons immi-
grants. Les expositions de nos produits dans les villes et
villages deviennent aussi un facteur important dans le labeur
de l'immigration.
Les populations des Etats-Unis -et des îles Britanniques
connaissent assez bien nos ressources et nos conditions éco-
nomiques. Hier, la presse canadienne nous annonçait un
grand mouvement d'immigration des Etats-Unis vers le
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 343
Canada. Les immigrants américains sont pour la plupart
des fermiers jouissant d'une certaine aisance. Parmi ces
immigrants nous comptons bon nombre de Canadiens. Les
progrès réalisés dans notre agriculture entraînent vers le
Canada, les Canadiens du Michigan, du Wisconsin, du Minne-
sota, du Dakota.
Les Canadiens-Français sont allés chercher aux Etats-
Unis, cette vie industrielle intense dont jouissent nos voisins.
La province de Québec, grâce à l'enseignement technique,
au développement de ses richesses agricoles, forestières et
minières est destinée à devenir un grand centre industriel.
Le développement de nos industries favorisera spécialement
T œuvre du rapatriement. Dans cette masse humaine qui
s'agite au sein des grandes cités américaines, dans cet immense
creuset où se mélangent les races, les Canadiens-Français
expatriés ont conservé les traits distinctifs de notre génie
national. Leurs idées, leurs sentiments, leurs aspirations
sont assez conformes à nos idées, à nos sentiments et à nos
aspirations. Les Canadiens-Français rapatriés comptent au
nombre de nos meilleurs immigrants.
Les économistes anglais font une sage observation à
l'égard des immigrants des îles Britanniques qui se rendent au
Canada. D'après Gerald Adams, nos agents d'immigration
ne font pas un travail assez sérieux dans les districts ruraux
de l'Angleterre. C'est là que l'on pourrait atteindre les cul-
tivateurs anglais. Les expositions de nos produits dans les
districts ruraux rendent les services les plus précieux. Le
traité franco-canadien favorisera dans une certaine mesure,
l'immigration française si nous savons profiter des avantages
de cette convention commerciale : " C'est le devoir de la
France d'aider ses fils lointains."
Si la faible natalité de la France lui interdit d'envoyer
un grand nombre d'immigrants dans notre pays, si les
conditions économiques lui permettent de garder ses fils, elle
doit nous envoyer des capitaux afin de multiplier les affaires
françaises surtout dans la province de Québec.
Nous devrions établir un consulat ou un commissariat
en Belgique où nous pouvons recruter les meilleures classes
d'immigrants agricoles. Cette suggestion pourrait peut-être
attirer l'attention du Gouvernement.
Les connaissances sur nos ressources n'ont pas pénétré
dans toutes les classes sociales de la Belgique. Sur cette terre
344 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
pour ainsi dire française nous pouvons recruter de bons immi-
grants agricoles, des garçons de ferme intelligents et des in-
dustriels doués d'une grande habilité. Ce système est peut-êtie
dispendieux, mais il s'agit de rechercher la solution d'un pro-
blème national. La question sociale l'emporte sur la ques-
tion matérielle.
M. Leroy-Beaulieu constate que le Canada est aujourd'hui
le pays qui offre le plus d'attrait aux immigrants et se déve-
loppe le plus vite au point de vue agricole surtout."
Après l'exposition de Liège, je lisais dans la Revue Econo-
mique et Internationale :
" L'exposition des produits canadiens nous révèle ou
nous rappelle qu'il y a là, au nord de cet immense continent
américain, des territoires abondamment pourvus de toutes
les richesses de la nature, occupés par une population peu
nombreuse, mais énergique, entreprenante, résolument décidée
à faire fructifier, avec le concours étianger, des trésors enfer-
més dans le sol. Il y a là pour les pays à population trop
dense de vastes débouchés, d'autant plus dignes d'attirer
l'attention que le climat y est salubre et tempéré. L'étranger
est étonné des réalités actuelles et des possibilités de l'avenir
du Canada."
Nous pouvons lui démontrer nos progrès dans la trans-
portation, dans la construction des voies ferrées, électriques,
télégraphiques et téléphoniques, dans l'amélioration de nos
voies fluviales, dans l'épargne, dans les industries agricoles,
forestières et minières.
L'immensité et la fertilité des terrains agricoles, la richesse
de nos forêts, la richesse de nos minéraux ; " le fer et le char-
bon surtout, qui sont les muscles et le sang de l'industrie mo-
derne," le développement de nos industries, la jouissance de
la liberté religieuse et politique, la grandeur de l'enseignement
chrétien, les heureuses conditions économiques et sociales,
l'harmonie subsistant entre l'Eglise et l'Etat, entre le capital
et le travail, entre le patron et l'ouvrier, entraînent les popu-
lations vers le Canada.
On critique quelquefois avec amertume la loi réglemen-
tant l'immigration canadienne. Bien appliquée, notre légis-
lation concernant nos immigrants paraît répondre aux besoins
économiques et sociaux de la nation. Elle renferme les dis-
positions nécessaires pour éloigner les mauvais immigrants.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 345
L'examen médical devient de plus en plus en plus sérieux
au moins à Québec. " D'après le rapport de M. Bryce (page
120) 1,422 immigrants furent détenus à l'hôpital de Québec
durant l'année fiscale 1904-1905. Durant l'année fiscle 1906-
1907, 523 immigrants seulement furent détenus à l'hôpital
de Québec. L'examen dans les ports européens est plus sé-
rieux et nous en bénéficions. Aux Etats-Unis on impose une
pénalité de $100 aux compagnies de navigation qui transpor-
tent volontairement ou sans inspection suffisante des personnes
atteintes de tuberculose, d'épilepsie, de maladies contagieuses
quand elles prennent place sur le navire." Il est quelquefois
très difficile de se rendre compte parfaitement de létat phy-
sique, mental et moral d'un immigrant lors de l'examen. Nous
pouvons renvoyer les immigrants non recommandables.
Et puis le choix des immigrants ne peut se faire d'une façon
judicieuse sans le secours d'une inspection médicale rigou-
reuse. Qu'est-ce que nous faisons sous ce rapport ? Le docteur
J. D. Page, a pris charge de l'hôpital des immigrants à Qué-
bec en 1904. Avant cette date, il n'y avait pas de système
scientifique d'inspection médicale. Bien que deux méde-
cins fussent préposés à l'inspection, le Gouvernement n'avait
pas de maison de détention pour les immigrants malades ou
sujets à l'observation. Depuis, reconnaissant la nécessité
d'une organisation médicale effective, on a ajouté aux fonc-
tions de médecin de l'hôpital, l'office de médecin en chef du
port de Québec. Le docteur Page a organisé sérieusement le
service d'inspection médicale à Québec. Je suis en position
d'affirmer que le bureau d'inspection médicale des immigrants
à Québec, n'est pas inférieur à ceux que nous pouvons visiter
dans les ports américains. Notre loi concernant les immigrants
dit : " Il n'est permis de débarquer en Canada à nul immi-
grant qui est faible d'esprit, épileptique, dément." Ceux
qui ont de l'expérience dans la pratique médicale savent com-
bien il est quelquefois difficile de faire le diagnostic de l'épi-
lepsie. Certains individus, conservant toute leur intelligence,
ont rarement des crises épileptiques. On sait aussi combien
il est difficile de reconnaître la tuberculose lors de sa première
période. Le médecin est obligé de faire une auscultation pro-
longée et répétée, souvent il est obligé de recourir à plusieurs
examens bactériologiques. Au sujet de l'aliénation men-
tale et de la criminalité, les hommes versés dans la science
légale savent combien il est difficile dans un procès criminel
de faire le diagnostic de l'état mental d'un accusé.
346 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Sans doute il serait plus prudent de fermer les portes de
notre jeune et entreprenant pays aux immigrants dont nous
ne pouvons pas connaître les antécédents. Celui qui désire
entrer dans notre pays devrait être porteur d'un certificat
établissant qu'il n'a commis aucun crime impliquant turpitude
morale. Ce certificat pourrait être décerné par le greffier
d'un tribunal, par un magistrat intègre, ou un ministres des
cultes. Là encore, nous pourrions redouter la substitution.
On loue souvent avec enthousiasme les lois restrictives des
Etats-Unis à l'égard des immigrants. Il me parait impossible
de comparer nos conditions économiques avec celles de nos
voisins. Notre immigration, au point de vue du caractèfre,
de la moralité, ne me paraît pas inférieure à celle qui se rend
aux Etats-Unis. Jadis les peuples forts, robustes du nord
et de l'Ouest de l'Europe émigralent en grand nombre aux
Etats-Unis. Depuis 1890, ces conditions se sont modifiées,
et les immigrants des pays du Nord, c'est-à-dire les plus facile-
lement assimilables ne dominent plus dans les statistiques
de l'immigration américaine. Depuis 1890, les peuples du
Sud et de l'Orient de l'Europe inondent les Etats-Unis. Comme
le dit Leroy-Beaulieu : " L'énorme accroissement des immi-
grants tend à introduire des éléments beaucoup plus hété-
rogènes, plus difficiles à assimiler, plus pauvres, moins ins-
truits, plus arriérés à tous les points de vues." Ainsi les
Etats-Unis recevaient en 1907 :
Italiens 238,000
De la Russie 258,443
De T Autriche-Hongrie 338,452
Remarquons que les Etats-Unis en 1907 recevaient seule-
ment 56,637 immigrants de l'Angleterre.
C'est là un|fait grave, dit Leroy-Beaulieu ; toutefois les
éléments nouveaux qui arrivent ainsi depuis quelques années
n'ont pas encore eu le temps d'exercer une influence sensible
sur le peuple américain. Et la masse de celui-ci est mainte-
nant si considérable qu'il n'en sera peut-être pas modifié bien
profondément à l'avenir.
Nos immigrants viennent en grand nombre des Etats-
Unis, de la Germanie, de la France, de la Belgique et des îles
Britanniques.
Je ne désire pas critiquer avec trop d'amertume les immi-
grants qui nous viennent de la Russie, de l'Italie, de la Hongrie,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 347
de l'Autriche et de la Roumanie, mais dans mon humble opinion,
notre immigration est plus homogène ou aussi homogène que
celle de nos voisins.
L'assimilation des races dans notre immense territoire
et notre jeune pays est un problème social de la plus haute
importance. Les Slaves orientaux et méridionaux compren-
nent lentement nos institutions et nos aspirations, mais les
populations des Etats-Unis, des îles Britanniques, de la France
et de la Belgique, jouissent dans la mère patrie du régime
représentatif, comprennent vite le fonctionnement de nos ins-
titutions. Les populations anglaise et française retrouvent
ici la langue toujours aimée. Ils l'entendent dans les temples,
dans les palais de justice et dans le Parlement canadien.
Dans le grand labeur de l'immigration, je redoute l'amour
du gain, la passion du pécule. Certains spéculateurs, dé-
sirant acquérir promptement une grande fortune, demandent
naturellement d'ouvrir largement les portes du Canada à
toutes les populations. Ces hommes exercent une influence
néfaste dans notre société. Nous ne voulons pas recevoir
ceux qui ne travailleraient pas au progrès de la nation.
Je lis dans la " Patrie " du 18 mars 1908 :
" Le département Fédéral de l'immigration a établi une
règle nouvelle en vertu de laquelle, après le 15 avril prochain,
les immigrants qui nous seront envoyés d'Angleterre par les
sociétés philantropiques, seront immédiatement déportés s'ils
n'ont eu soin de se munir d'un certificat du bureau canadien
d'immigration de Londres, attestant qu'ils pourront devenir
des citoyens utiles."
Bien appliqué, ce règlement pourra détourner de notre
paye des immigrants non recommandables. Les autorités
affirment, par leur action, par une réglementation plus sévère,
que nous avons reçu dans le passé des immigrants non dési-
rables. La situation est même devenue si grave que le lieu-
tenant-gouverneur de la province de Québec s'est cru en droit
de prononcer les paroles suivantes : " L'accroissement de la
criminalité dans certaines parties de la province, surtout celles
où se porte particulièrement l'immigration, préoccupe vive-
ment mon gouvernement et il est fermement résolu à ne rien
négliger pour assurer la sécurité des personnes et de la pro-
priété." Ces paroles alarmantes prononcées par un homme
d'une grande expérience, par un ancien magistrat, doivent
éveiller notre attention.
348 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Le Canada possède d'immenses ressources. Les fils du
sol et les immigrants de bonne mœuis, de bonne santé et par-
faitement en état de pourvoir à leur propre subsistance peu-
vent subsister de nos îichesses nationales.
Les nouvelles générations d'immigrants/f devenant de
plus en plus fortes, de plus en plus nombreuses, seront peut-
être un jour les maîtresses du Canada.
Si nos immigrants s'inspirent des idées du christianisme,
nous pourrons obtenir justice.
Nous méritons d'être respectés par les peuples qui vien-
nent habiter le Canada.
En effet, nous avons toujours montré une grande géné-
rosité à l'égard des immigrants. En 1831, la législature du
Bas-Canada proclamait l'émancipation de juifs en les ad-
mettant à l'égalité de tous les droits civils et politiques.
En 1847, des milliers et des milliers d'Irlandais, fuyant
la famine qui sévissait en Irlande se portèrent veis le Canada.
La maladie fit de nombreuses victimes. Les nôtres leur pro-
diguèrent tous les soins nécessaires. Ils sacrifièrent leur
vie pour les sauver. Nous devons éprouver les mêmes senti-
ments, la même sympathie à l'égard des bons immigrants.
Mais, fallut-il pour cela retarder quelque peu le peuple-
ment de nos vastes domaines colonisables, nous ne devons pas
sacrifier la qualité du nombre des immigrants. Et si nous
voulons bien rester maîtres chez nous, notre premier devoir
est tout d'abord de voir à ce que notre hospitalité, pour être
large et généreuse, ne devienne pas un moyen d'asservisse-
ment qui puisse un jour être dirigé contre les vieux éléments
qui ont découvert et fait le pays.
Dr. Eugène Paquet,
Député de VIslet au
parlement fédéral.
" Québec, 8 janvier, 1908.
Les Canadiens-Français de l'Etat de
New York
Discours prononcé à la convention franco -américaine d'Al-
hany, N.Y., le 4 août 1884. par le Rev. F. X. Chagnon,
curé de Champlain. Quelles sont les forces et quels
sont les meilleurs moyens capables de procurer aux Ca-
diens -français de cet Etat la vitalité domestique, sociale
et religieuse?
J'assiste pour le 7ème fois aux Conventions Nationales
de l'Etat de New York. C'est avec un sentiment difficile à
exprimer que je vois cette présente réunion, nombreuse, et
composée d'hommes honorables, instruits et remplis de pa-
triotisme pour la grande cause que nous venons tous défen-
dre ici. Le but de nos conventions, MM. les délégués, est
grand, important', rempli de responsabilités. Les fondateurs
ont dû s'imposer de grands sacrifices pour parvenir aux ré-
sultats bienfaisants que nous constatons aujourd'hui. Ils
ont combattu les préjugés populaires ; ils ont dû combattre
également l'apathie d'un grand nombre, et donner une di-
rection sage, religieuse et vraiment nationale à ces assem-
blées populaires.
C'est au prix de sacrifices de temps et d'argent qu'ils ont
pris en mains les intérêts de leurs compatriotes émigrés.
Mais, grâce à Dieu, la Providence divine qui conduit les
mouvements des peuples, a béni leurs efforts. Tout n'est
pas fait, MM. Au contraire, il nous reste une tâche encore
bien lourde ! Par nos conventions , nous avons bien fait
pénétrer dans tous les centres canadiens de cet Etat, cette
idée féconde : qu'ils nous faut rester canadiens-français, ca-
tholiques, tout en demeurant loyaux sujets américains. Mais,
que deviendront ces nouvelles générations qui s'élèvent au
milieu de nous? Ces enfants canadiens-français, issus de
familles catholiques, conserveront-ils la Foi de leurs parents?
Parleront-ils toujours la langue de leurs ancêtres? Voilà le
350 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
problème immense que nous avons à résoudre ! Voilà une
question que nous devons étudier avec tout le respect et le
patriotisme que nous pouvons trouver dans nos âmes !
La question est large, elle renferme en réalité, tout le
programme national des Canadiens de ce pays. Je compte
que je ne serai pas seul à la traiter. Je vois à mes côtés un
bon nombre de compatriotes compétents ; je vois de vieux vé-
térans de nos conventions nationales. J'ai raison d'espérer
qu'ils compléteront ce que je vais entreprendre. M. le Pré-
sident, en préparant les considérations que je vais communi-
quer à cette assemblée, j'ai recueilli toutes les informations
possibles sur la situation actuelle des Canadiens-français de
l'Etat de New York. Je me suis posé une série de questions
auxquelles je vais répondre brièvement, mais avec ordre et
sincérité.
1. Quel est le nombre actuel des Canadiens-français, ca-
tholiques dans l'état de New York?
2. Depuis quel temps cette immigration est-elle com-
mencée ?
3. Quelles ont été, pour le plus grand nombre, les véri-
tables raisons de cette immigration?
4. Quelle est aujourd'hui la véritable situation matérielle,
morale et religieuse des Canadiens-français de l'Etat?
5. .Quelles sont les forces et quels sont les moyens capa-
bles de procurer à ces compatriotes la vitalité domestique, so-
ciale et religieuse.
Pour répondre convenablement à la première question,
j'ai consulté les recensements officiels de la nation; j'ai com-
pilé les statistiques des divers rapports de la convention de
Plattsburgh ; puis, j'ai consulté un bon nombre de prêtres,
missionnaires qui ont le soin spirituel de nos compatriotes.
Et voici ma réponse : l'état de New- York est divisé en soix-
ante comtés, subdivisé en 1000 ou 1200 towns. Pour les fins
religieuses, il y a six diocèses catholiques romains, renfermant
.1 425,00 âmes, soumises à l'autorité religieuse de six évêques,
un archevêque, un cardinal; 1052 prêtres sont chargés de la
desserte des missions. Sur ce nombre on compte aujourd'hui
soixante-dix prêtres canadiens ou français qui s'occupent spé-
cialement des Canadiens. Il y a sûrement de nos compa-
triotes dans tous les comtés et toutes les towns de l'Etat. Un
nombre de sept ou huit milles sont dispersés dans le congré-
gations religieuses de nationalités différentes.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 351
Suivant l'opinion de plusieurs membres éminents du
clergé, il y a bien dix à douze mille canadiens ou descendants
de parents canadiens qui ont abandonné leur Foi ou la pra-
tique de toute religion. C'est une marge douleureuse que
nous devons constater pour mieux exciter notre zèle au service
de la grande cause que nous avons entreprise. Ce sont de
malheureux enfants égarés que nous pouvons encore, pour
un bon nombre, ramener au bercail par le ministère du mis-
sionnaire parlant leur langue. Tous les jours, nous avons la
preuve que les premières autorités religieuses comprennent ce
besoin.
Pour le moment , il faut le déclarer avec douleur : . ces
dix à douze mille brebis égarées ne sont plus des Canadiens-
français, parlant la langue de leurs pères, et ils s'en font
gloire pour leur plus grande honte ! ' Nous ne pouvons plus
les représenter dans les assises de nos Conventions Natio-
nales.
Voici les chiffres aussi exacts que possible que je soumets
avec confiance à la convention, comme représentant la véri-
table population canadienne française de l'état de New York.
En général je donne le nombre moindre de chaque centre.
Familles. Ames.
:\ew York 800 5,500
Brooklyn 309 1,500
Albany 180 1,200
Troy-Est 400 2,500
Troy-Ouest ■ 300 1,500
Cohoes 900 6,800
Glens Falls 300 1,500
Sandy Hill 150 1,000
Fort Edward, Fart Ann 100 500
Mechanicsville 100 500
Whitehall 200 1,200
Olnsteadville 100 500
Crown Point, Eliz. Town 150 800
Keeseville & Peru 350 1,800
Black Brooke, & Mis 300 1.500
Ausable Forks 150 100
Hedford 600 3,500
Rogersfield 300 1,500
Dannemora 200 1,000
352 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Coopersville 200 1,000
Rouses Point 100 500
Champlain 350 1,825
Cciota & West Chazy 300 1,509
Mooers Forks 350 1,750
Altona 300 1,500
Ellenburgh 250 1,200
Cherubusco 150 750
iualone 550 3,200
Titusville 75 300
Trout-River 150 750
Constable... . 100 500
Fort Covington 100 500
Massena et Mis 200 1,000
Postdam * , 100 500
Brushton 125 600
Brashers, Mis 100 500
Constableville 150 750
Ogdensburgh 500 2,500
Watertown... 200 1,000
Clayton 200 1,000
Cap Vincent 100 500
Gouverneur. 75 300
Baldwinsville .... 150 700
Onondaga ; "200 1,000
Oswego 400 2,000
Syracuse 300 1,500
btica 150 750
Ballston 150 750
v v aterville 150 750
Rochester ........ 300 1,500
Buffalo '.'.' 400 2,000
Platteburgh 850 5,000
Total 13,745 74,285
Voilà, messieurs, le bilan de notre force numérique.
C'est peu, me direz-vous, à côté des cinq millions d'âmes
appartenant à d'autres nationalités. C'est peu, si nous
laissons ces 75,000 descendants Canadiens-français s'assi-
muler à un peuple qui ne pourra jamais faire de nous que des
citoyens médiocres ou nuisibles. Mais cette force sera
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 353
grande pour le bien, féconde pour les œuvres sociales et re-
ligieuses, si elle demeure fidèle à sa mission; elle sera puis-
sante par sa multiplication, si nous savons nous approprier,
les qualités énergiques du caractère saxon, et conserver tou-
jour nos mœurs pures, et notre foi religieuse. Notre his-
toire nationale nous a glorieusement enseigné ce que 60,000
âmes, courageusement unies dans une même pensée de foi
et de dévouement, pouvaient accomplir dans l'espace d'un
siècle ! Eéunissons nos forces par l'union et le sacrifice.
Emparons-nous de suite, car le temps presse, des meilleurs
moyens de protection, et l'avenir redira dans cinquante ans,
ce que 75,000 Canadiens-Français de l'état de New York ont
fait depuis 1884.
Je passe à la deuxième question, M. le Président.
L'émigration canadienne dans cet Etat est-elle bien an-
cienne ?
C'est un fait historique, admis de tous, que les premiers
missionnaires du Canada et les découvreurs français furent
les premiers à parcourir le territoire de l'état de New York
et y implanter la civilisation chrétienne. Nous avons des
droits au sol que nous foulons, comme à la protection du
drapeau étoile ! Il y a deux cent quarante ans, nous apprend,
l'hon. F. Woods, un missionnaire français venait se réfugier
à l'endroit précis où cette ville d'Albany est construite, et
que l'on appelait alors Fort Orange. A la fondation de la
première église catholique de cette ville nous voyions des
Canadiens-Français agir comme vieux citoyens catholiques
de ce pays. Pierre Morange est encore un Canadien-Fran-
çais, marchand de grande réputation, et citoyen d'Albany,
prenant une part active à la réception du général Lafayette.
îhii 1609 le capitaine Samuel de Champlain découvrait le lac
qui porte son nom, en même temps qu'il étudiait avec
science un grand nombre de postes qui forment aujourd'hui
le comté Clinton, le comté le plus canadien de tout l'Etat.
Nous y sommes 22,000 âmes sur une population de 50,000.
C'est à l'époque malheureuse des troubles de 37-38,
qu'une émigration plus forte, plus régulière forma les centres
de New York cité, d'Oswego, de Fort Covington, de Mas-
sena, d'Ogdensburgh, de Champlain et de Plattsburgh. Un
petit groupe d'Acadiens avait déjà formé une petite mission
religieuse sur les bords de la rivière Chazy, que les pères
jésuites du fort Laprairie visitaient anuellement.
354 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Vers 1858 une autre émigration canadienne commença
à se diriger vers Troy et Cohoes où elle forme aujourd'hui
un élément qui est le cinguième de la population totale.
Plattsburgh, Ogdensburgh, Oswego, et les towns en-
vironnantes furent les principaux centres où se portèrent nos
infortunés compatriotes, fuyant les forces et les tyranies
anglaises. Buffalo a également, reçu une émigration cana-
dienne très ancienne.
Maintenant, messieurs, vous dire que la plupart de nos
compatriotes émigrés dans cet Etat avaient des motifs loua-
bles de le faire, c'est chose facile à démontrer.
Les premiers ne cherchaient qu'à découvrir de nouvelles
terres afin d'ajouter de nouveaux fleurons à la couronne de
France. Ils avaient pour compagnon le véritable soldat de
la croix, le missionnaire Eécolet ou Jésuite, et leurs courses
et découvertes seront toujours les plus belles pages de l'his-
toire américaine. Parkman, malgré ses préjugés sectaires,
rend cet hommage à nos pères premiers pionniers de cet
Etat, qu'ils furent les vrais civilisateurs de l'Amérique.
Que penser, que dire de la conduite des victimes de 37 !
malgré l'erreur de leur noble et généreuse résistance ; est-il
possible de ne pas bénir la Providence, qui a fourni un re-
fuge assuré à ces pauvres familles canadiennes fuyant devant
le feu, le fer et la proscription. Honneur! reconnaissance à
ce magnanime, Martin VanBuren, président alors de la
nation américaine, qui offrit à nos malheureux proscrits, le
sol, l'industrie et la protection d'un peuple généreux !
Ceux de nos frères qui vinrent chercher la rémunération
du travail dans les usines de Troy et Cohoes , doivent leur
abandon de la Patrie à l'incurie des gouvernements d'alors
qui s'épuisaient dans des luttes stériles, au lieu de réunir
leurs forces en faveur de la grande cause de la colonisation.
Sans doute, qu'il ne faut pas méconnaître que les vices
de l'intempérance et du luxe ont chassé plus d'une famille
canadienne de leurs fertiles terres pour en faire des esclaves
du capitaliste américain; mais en vérité, qu'avons-nous fait
en Canada pour les retenir? La presse d'alors, les orateurs
publics, les gouvernements eux-mêmes, par leurs organes
les plus autorisés, ne cessaient de jeter l'anathème à ces pau-
vres enfants de la Patrie qui ne fuyaient que devant la
misère morale et matérielle. Euinés par l'imprévoyance et
le vice de son chef ,combien de familles canadiennes n'ont-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 355
elles pas quitté leur cher Canada en versant des larmes
amères ! Tout était prévu , déterminé dans les desseins de
Dieu ! La Providence divine à su tirer le bien du mal.
Jetons un voile d'oubli sur ces causes diverses et parfois mal-
heureuses qui nous ont conduit sur cette terre libre des
Etats-Unis, et travaillons à l'unisson à sauver du naufrage
ce que le Seigneur a toujours béni : notre foi, notre langue,
expression fidèle de nos croyances, et nos bonnes mœurs!...
La situtation présente des Canadiens-français de l'Etat
de New-York n'est pas enviable sous plus d'un rapport.. En
général nous sommes dominés et souvent exploités par
l'habile et puissant capitaliste. Si on excepte les comtés de
Clinton, St-Lawrence, Lewis et Oswego, où nous trouvons
un bon nombre de fermiers canadiens relativement à l'aise,
la masse des autres centres n'est encore qu'une pauvre classe
de travailleurs.
La moralité de ces populations est certainement supé-
rieure à celle de toutes les autres nationalités. Le plus
grand malheur de notre élément c'est le manque d'instruc-
tion, source multiple d'infériorité vis-à-vis la nation amé-
ricaine. Les écoles publiques de ce pays, en outre de leurs
dangers pour la morale et la Foi, sont aujourd'hui une faillite
comme système d'enseignement, et notre population cana-
dienne, plus que toutes les autres, a subi l'ignorance, source
première de ses abaissements.
Notre situation religieuse s'est améliorée considérable-
ment depuis dix ans. Nous avons soixante-dix prêtres mis-
sionnaires, canadiens, français ou belges qui ravivent la Foi
de nos compatriotes, les organisent en congrégations, bâtis-
sent des églises, et leur rendent l'instruction religieuse plus
facile, plus attrayante en leur communiquant dans la belle
langue française. Mais vingt-cinq missionnaires canadiens
de plus trouveraient dans notre état un grand bien spirituel
à faire. Il ne se passe pas un mois sans que nous saluions
l'arrivée parmi nous, d'un confrère venu du Canada. Dans
le mois prochain, Mgr. l'Evêque d'Ogdensburgh bénira trois
jolies petites églises, destinées uniquement au service des
Canadiens.
En général nos compatriotes aiment leur Eglise et s'at-
tachent facilement, à leurs prêtres. Ce qui les touche davan-
tage, ce sont les cérémonies religieuses, comme on les faisait
au Canada. Il y a des besoins bien grands que nos Sei-
356 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
gneurs les Evêques comprennent parfaitement, mais qu'ils
ne peuvent pas toujours satisfaire ; mais à côté nous avons
de belles espérances pour l'avenir, et des consolations ac-
tuelles.
Je m'aperçois MM., que j'ai déjà été long. Je ne ferai
qu'indiquer nos forces et les moyens que nos devons prendre
si nous voulons procurer une plus forte vitalité à l'élément
canadien des Etats-Unis.
Nos forces, nous les trouverons d'abord dans "ce signe
de la Foi catholique que l'Eglise a déposé sur nos fronts à
notre entrée dans le monde, et dans cette belle langue fran-
çaise que nos ancêtres ont déposée sur nos lèvres." Soyons
franchement chrétien et attachés à l'enseignement de l'E-
glise de Dieu, et nous seront inébranlables comme le roc sur
lequel repose cette Eglise divine ! Parlons français et tou-
jours on nous distinguera honorablement parmi les autres
nationalités !
Nous, Canadiens-français, catholiques, nous aurons la
vitalité domestique en portant le respect le plus grand pos-
sible à ce contrat conjugal, institué par Dieu, surnaturalisé
par Notre Seigneur Jésus-Christ, et devenu la base sacrée
de tout bonheur domestique. Le divorce matrimonial a été
inventé pour le malheur et le châtiment domestique des peu-
ples corrompus ! Il ne convient nulle part au peuple cana-
dien. En garde donc, chers compatriotes, contre cette
erreur funeste, sanctionnée par les lois de ce pays! Le di-
vorce est une peste qui apportera au sein de vos familles la
désolation religieuse et sociale.
La vitalité domestique, nous la trouverons encore dans
la pratique de l'économie, éloignant de nous les vers rongeurs
du luxe et l'abrutissement de l'intempérance. Soyons pré-
voyants dans nos affaires de chaque jour ; ayons cette noble
et légitime ambition de sortir de notre état d'infériorité. Et
pourquoi pas, MM., n'avoir pas cette ambition?
Nous avons l'intelligence, nous aimons le travail; on
nous reconnaît l'habilité dans toutes les industries ! D'où
vient donc que nous ne pourrions pas parvenir, comme les re-
présentants de tous les autres peuples, à commander le ca-
pital, à créer des établissements de commerce, à avoir notre
part aux charges publiques? Ah ! c'est que nous manquons
souvent de. cette noble fierté gauloise qui faisait dire à un
roi de France cette belle parole devenu un axiome français :
tout est perdu fors l'honneur!
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 357
Maintenant, comment aurons-nous la vitalité sociale?
Par l'instruction générale de ces générations nombreuses qui
s'élèvent dans nos familles canadiennes ! C'est l'école fran-
çaise, anglaise, et catholique qu'il nous faut! Là, est tout
le programme de notre amélioration sociale. Si nous ne
mettons pas à cette question vitale, toute notre énergie et
tout notre dévouement nous sommes perdus à la Foi et a
tout espoir de progrès social ! Cette vérité importante au-
jourd'hui elle est admise par tout Canadien digne de ce nom !
Il faudrait tout un livre pour la développer convenablement.
Prêchons la tous avec force. Dans une cause aussi sacrée,
tout chrétien doit se faire apôtre ! Un troisième moyen c'est
de prendre une part plus active, plus consciencieuse, aux
affaires publiques de notre patrie d'adoption. La naturali-
sation dans cet état n'est pas un besoin considérable, vu que
le grand nombre des nôtres sont citoyens par naissance en
droits acquis depuis longtemps. En 1880, dans le comté
Clinton, il n'y avait que 700 voteurs étrangers sur 13,000.
Instruisons-nous bien sur la valeur des partis politiques
qui se disputent le pouvoir dans ce pays. Lisons les jour-
naux, préférablement ceux publiés aux Etats-Unis; formons,
parmi nous, des sociétés de bienfaisance, nationales, des
clubs d'amusements honnêtes. C'est par là que nous nous
connaîtrons davantage, et que nous apprendrons combien il
est nécessaire de nous protéger. Les écoles du soir sont pos-
sibles dans tous les villages, et si les travailleurs savaient
s'en servir nous verrions bientôt un progrès social parmi eux.
Enfin MM., la vitalité religieuse, nous l'aurons toujours
parmi les Canadiens émigrés tant que le bon prêtre canadien
se trouvera au milieu d'eux, partageant leur vie, parlant leur
langue, et les réchauffant sur le sein de leur mère divine,
l'Eglise Catholique! Il y a cependant, des dangers bien
grands à éviter. Les mariages mixtes, la lecture des mau-
vais journaux et des livres hérétiques, la fréquentation des
églises protestantes et surtout mes chers amis, l'affiliation à
ces sociétée ténébreuses où l'on attire un trop grand nombre
hélas ' de nos malheureux compatriotes. Défions-nous de
cet étendard trompeur qu'on arbore sous nos yeux : on y
inscrit "science et charité," et cependant c'est un signe de
ralliement et de guerre contre les doctrines et les traditions
de l'Eglise Catholique. Nous l'aurons cette vitalité reli-
gieuse en produisant des œuvres de charité. Nous l'aurons,
358 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
si nous sommes catholiques pratiquants, mais non des catho-
liques libéraux, prétendant élargir les dogmes de l'Eglise,
et adoucir la sévérité de ses règles de morale. Ceux-là
n'on jamais apporté aucune force à l'Eglise catholique ; au
contraire, ils deviennent bientôt matérialistes, ils tombent
rapidement dans cette infidélité religieuse que nous voyons
régner au milieu de nous pour la perte de la nation améri-
caine.
Voila nos forces nationales ; voilà quelques-uns des dan-
gers qui menacent notre . existence comme Canadiens-fran-
çais et catholiques.
Conservons notre Foi, notre langue, nos mœurs et nos
belles traditions et l'avenir sera sûrement à nous.
F. X. Chagnon,
Prêtre Mis.
Revue des faits et des œuvres
La convention acadienne
La convention nationale des acadiens, cette autre branche
de la famille française en Amérique, aura lieu les 19e et 20e
jours du mois courant, à Saint-Basile de Madawaska. Tous
nos vœux de succès, comme toutes nos sympathies sont
d'avance acquis à ces patriotes qui vont discuter les intérêts
religieux et nationaux de leur race, étudier les problèmes
douloureux d'une situation religieuse imméritée qui attend
toujours une solution dans le sens de la justice, prendre les
mesures que nécessitent les besoins d'une lutte qui ne peut
se terminer qu'avec le triomphe du droit, repasser un peu le
chemin parcouru, faire le décompte des victoire et des dé-
faites, puis déposer aux pieds de la patronne nationale lejs
profonds espoirs de leur race. Cette convention acadienne,
comme plusieurs autres qui l'ont précédée, n'obtiendra pas
sans doute les résultats immédiats que plusieurs années de
travaux et de souffrances ont déjà mérités à la petite nation
acadienne. Pourtant, elle accomplira une œuvre féconde et
belle parce qu'elle témoignera de la vie intense, du Catholi-
cisme ardent, de ces preux qui ont survécu à la déportation,
de cette race héroique, qu'un poète a déjà couronnée dans sa
sublime Evangeline.
Pendant un séjour que nous avons fait aux Etats-Unis nous
avons eu le plasir et l'honneur d'assister a une convention
qui était tenue, cette année-là, à Waltham, Mass. Ce que
nous avons vu à cette convention, ce que nous y avons enten-
du a laissé dans notre âme de canadien-français une impression
que rien ne pourra effacer. Nous en avons rapporté la con-
viction qu'une race qui donne de telles preuves d'attachement
à sa foi et à ses traditions a déjà prouvé ses droits à l'immor-
talité ; et que si elle devait un jour menacer de disparaître,
les peuples devraient s'entendre pour la sauver afin de sauver
avec elle la pesée héroïque qui fait l'âme des petits peuples.
On a déjà, avec des intentions évidemment sympathiques,
conseillé aux acadiens de se fusionner avec le groupe plus
360 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
considérable des canadiens-français. Ce conseil fut repoussé
et peu s'en est fallu qu'il n'ait détruit à tout jamais la possi-
bilité d'établir des relations plus étroites entre ces deux
branches cousines de notre race. Même, pouvons-nous dire
que le malentendu n'a pas duré et que nous nous entendons
aujourd'hui comme nous devrions le faire? Il est sûr, dans
tous les cas, que notre amitié y gagnerait à être plus chaude
et plus confiante.
Après tout, ce que nous voulons, c'est le succès de notre
famille française et catholique d'Amérique. Et notre succès
ne sera que plus grand si nous le remportons en conservant
chacun de notre côté le caractère dictinctif de chacun des
membres de notre famille ; notre histoire n'en sera pas moins
belle pour contenir dans des cadres voisins, mais séparés, les
touchantes épopées des Plaines d'Abraham et de Grand-Pré.
Aussi, à la veille de cette convention que vont tenir nos
frères acadiens, leur offrons-nous, à part nos félicitations pour
le courage avec lequel ils savent vivre et grandir, les vœux
ardents que nous formons pour que se lèvent sur leur groupes
les jours de justice, de liberté, de grandeur et.de paix qu'ils
appellent de toutes leurs âmes, pour que se réalisent lefe
espoirs de paix religieuse qu'ils conservent au même titre que
leurs traditions ancestrales, pour qu'ils atteignent enfin ce
port de bonheur vers lequel ils tendent toujours avec leur
inébranlable foi, les yeux tournés vers cette étoile sublime
dont l'emblème orne d'un point d'or les trois couleurs de leur
drapeau.
Les travaux de la convention ont été partagés entre quatre
commissions qui s'occuperont des sujets suivants : — 1. Ensei-
gnement du français dam les écoles ; 2. Agriculture et colo-
nisation ; 3. La presse acadienne ; 4. Relations des acadiens
des Provinces Maritimes, des Etats-Unis et de la Province de
Québec.
Chaque paroisse acadienne (ou groupe d'Acadiens) est au-
torisée et priée d'envoyer quatre délégués spéciaux au Con-
grès ; et chaque succursale de la Société Mutuelle l'Assomp-
tion, d'en envoyer deux.
Le Congrès s'ouvrira par le saint sacrifice de la messe ; puis
les commissions se mettront à l'œuvre, chacune séparément.
Tl y aura, pour l'assemblée générale, des discours pronon-
cés par les principaux orateurs de l'Acadie et du Canada,
entre autres par M. Henri Bourassa, présentement en
Europe.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 361
Vie Franco-Américaine.— L'hon. A. J. Pothier, de Woon-
socket, R. I.
Au banquet de la Chambre de Commerce Franco-Améri-
caine donné à Boyden-Heights (Khode-Island) , l'honorable
M Aram-J. Pothier, ancien lieutenant-gouverneur, a pro-
noncé un important discours.
On en lira avec intérêt et profit les principaux passages, que
nous reproduisons ci-dessous, parce qu'ils donnent la note
juste :
" Nous avons besoin, beaucoup besoin de ces réunions qui
permettent aux éléments les plus sérieux de notre population
de se rencontrer. Jusqu'ici le sentiment a gouverné, illusion-
né même, nos groupes.
" Nous avons chanté sur tous les tons la note patriotique;
il le fallait et nous devons continuer la note patriotique vraie :
mais cette note ne suffit plus : il faut la discussion loyale de»
problèmes qui nous concernent particulièrement, et des pro-
blèmes politiques ou sociaux qui absorbent la pensée améri-
caine.
" Tout en restant attashées aux traditions nationales, il ne
faut nas oublier que nous sommes Américains, que la patrie-
américaine est bien notre patrie et celle de nos descendants,,
que le civisme nous impose des obligations, qu'il faut bien
remplir.
"Il ne faut pas oublier que notre situation a changé depuis
quarante ans : que de pauvres émigrés que nous étions alors,
nous sommes devenus des propriétaires, que notre propriété
paroissiale et autre se chiffre dans les millions, que nos
groupes sont plus stables, plus considérés et que nous devons,
à cause de ce progrès, entrer sérieusement dans la vie améri-
caine, protéger nos intérêts tont en travaillant à la grandeur
de la République.
" La démocratie américaine repose sur l'ordre, et l'ordre
découle des cœurs fiers et croyants. Un peuple qui travaille,
qui croit et espère, est un peuple heureux et prospère. Tra-
vail et Foi ; n'est-ce point la devise des Canadiens-français,
de cette race de pionniers qui, les premiers, creusèrent le sillon
Je la civilisation sur ce continent? En restant fidèles à cette
devise, ne comptons-nous pas parmi les citoyens les plus dési-
n blés de cette République de travailleurs, de cette République
qui ne reconnaît d'autre aristocratie que celle du mérite par
le travail?
362 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
' 'Honorons le travailleur, respectons le bras qui frappe
l'enclume, mais encourageons davantage le cerveau organi-
sateur qui dirigera ce bras et fera jaillir les étincelles du génie
canadien. Tous les efforts des hommes d'affaires doivent
tendre à l'organisation des forces réelles, mais incohérentes
de notre race en Amérique.
" Il faut d'abord savoir apprécier le talent, la capacité des
nôtres dans toutes les sphères ou carrières et s'unir ensuite
pour faire fructifier ce talent et cette capacité en leur appor-
tant le secours de notre influence personnelle et de nos capi-
taux.
" Nous avons l'éducation industrielle depuis 40 ans, et pour
avoir des chefs d'industrie, il faut maintenant 'une concentra-
tion de capitaux. Les sommes considérables enfouies ou per-
dues dans les mines inconues ou dans les' spéculations ha-
sardeuses du marché de Panurge, auraient suffi pour doter la
Nouvelle-Angleterre d'industries profitables, dirigées par les
nôtres.
" Comment profiter de cette éducation ou expérience tech-
nique des nôtres, n'est-ce point là, messieurs des Chambres
de Commerce franco-américaines de l'Est, un sujet qui mérite
votre considération?"
La fraternité latine— Le Messager de S. Paulo, (Brésil).
Le Messager de S. Paulo (Brésil), journal français,
grand format, célébrait, le 14 juillet, le neuvième anniver-
saire de sa fondation. Son numéro-anniversaire qui nous
arrive avec sa toilette toute fraîche, première page aux trois
couleurs françaises, est remplie des témoignages d'approbation
et d'estime adressés d'un peu partout à son directeur, M.
Hollender II suffit de lire ces billets de fête pour se con-
vaincre que notre confrère ne se contente pas d'exercer autour
de lui une influence marquée, mais qu'il a su, de plus, s'attirer
de solides amitiés, ce dont nous le félicitons très sincèrement.
Nous sommes un lecteur assidu du Messager qui, soit
dit en passent, a fait à la "Revue Franco- Américaine" un
accueil chaleureux pour lequel il voudra bien agréer nos sen-
timents de profonde gratitude. Sa lecture nous a fait deviner
le rôle important, mais peu connu chez nous, joué par 3a
presse de langue française sud-américaine ; elle nous fait
presque espérer la réalisation d'un des articles de notre pro-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 363
gramme qui est de contribuer pour notre part à cette frater-
nité lat'ne qui imprime à la civilisation de notre d uble con-
tinent le caractère de son génie, et qui a promené le dévoue-
ment français de la Baie d'Hudson à la Nouvelle Orléans
et aux états sud- Américains.
Pour le moment, qu'il nous suffise de joindre nos vœux à
ceux qu'a déjà reçus, et en aussi grand nombre, au confrère
lointain dont l'anniversaire nous réjouit autant qu'elle nous
encourage à poursuivre l'œuvre que nous avons entreprise.
Mgr Scollard et les canadiens,
français de son diocèse.
Ceux qui ont cru que le choix de Mgr. Scollard, comme
évèque du diocèse du Sault Ste-Marie, à peu près entièrement
canadien-français, n' entraînerait pas des difficultés sérieuses
viennent d'être cruellement désabusés. Un incident sur-
venu à Blind River au sujet de la nomination d'un curé
irlandais pour une paroisse en très grande majorité cana-
dienne-française a mis à jour les premiers griefs. Le voile
déchiré nous a laissé depuis voir d'autres misères, qu'une
longue expérience nous permettait d'attendre pour les avoir
rencontrées ailleurs, notamment aux Etats-Unis, dans des
conditions à peu près semblables. C'est ainsi qu'un corres-
pondent signe Alexis adressait, le 7 juillet dernier, le re-
flexions suivantes au journal le Temps d'Otawa :
" Dans une correspondance parue dans la Presse du 5
septembre 1907, en réponse à "Justus," Sa Grandeur Mgr..
Scollard; comme syndics, Mgr. Scollard; comme secrétaire,
çais de Warren étaient enchantés de leur curé irlandais, le
Eév. M. Crawley.
" Or. si tel est le cas, Sa Grandeur, n'aura probablement
aucune objection à répondre aux trois questions suivantes :
1er — Quel est le nom de l'individu qui, en "sous-main"
fait, en ce moment, circuler une requête pour l'envoi de M.
Legault, instituteur de l'école séparée de Warren?
2e — Combien de Canadiens-français, dans la province de
Warren, n'ont pas fait leurs pâques en 1908; et pourquoi?
3e — Pourquoi le H. M. Crawley, qui parle très mal fran-
çais, reste-t-il à la tête de la paroisse de Warren qui ne compte
que dix familles irlandaises?
" Passons maintenant à North Bay.
364 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
" Dans la même correspondance, Monseigneur disait qu'il
y avait deux classes de français dans l'école séparée de North
Bay. Ici, j'adme mieux croire que 8a Grandeur s'est mal
exprimée ou que la correspondance a été mal traduite en
français, car tout le monde sait que la langue française "est
bannie de l'école de North Bay, qui a pour président Mgr.
Scollard; comme syndics, Mgr. Scollard; comme serrétaire,
Mgr. Scollard et comme trésorier, Mgr. Scollard !
La commission scolaire, qui se compose exclusivement de
Mgr. Scollard ne veut pas permettre aux enfants canadiens-
français d'apprendre le catéchisme dans leur propre langue.
On leur impose le catéchisme anglais. Tout récemment, un
brave père de famille a dû déchirer un catéchisme anglais
qu'on avait imposé à son fils qui ne comprenait goutte de la
langue anglaise.
''' Et l'on pourrait être assûz naïf pour croire que Mgr.
Scollard aime les Canadiens-français jusqu'au point de leur
accorder ce que la justice la plus élémentaire — quand elle est
exempte de préjugés — ne saurait refuser?
" L'ardeur de r^irishillcation" de Mgr. Scollard ne s'ar-
rête pas là. Supprimer le français dans l'église et dans
l'école, voilà qui est autant de pris, mais il faut s'occuper
d'antre chose. Monseigneur fait des efforts en ce moment
pour qu'un compatriote, un Irlandais, soit nommé juge à
Sudbury, pour le nouveau district judiciaire composé presque
exclusivement de Canadiens-français. On voit le jeu d'ici.
Il faut espérer que les hommes politiques d'Ottawa ouvriront
les yeux à temps et qu'ils ne souffriront pas que l'on vienne
perpétrer une monstrueuse injustice. Que l'on nomme un
canadien-français comme juge à Sudbury et que le candidat
de Mgr. Scollard aille à London, Ont., étudier le français du
bi-lingues du Nouvel-Ontario."
Nous avons pu constater nous-mêmes pendant notre séjour
à Ottawa, l'exactitude de queloues-uns des faits cités par
Alexis. Qu'il nous suffise pour le moment de citer l'article
que le rédacteur du "Temps" à consacré à cette question et
qu'il a publie le même jour que la correspondance citée plus
haut Voici comment s'exprimait le "Temps" :
" Mgr. Scollard, évêque du diocèse du Sault-Sainte-Marie,
et curé de North-Bay, explique à sa façon, d'après le Globe,
le Oanada et le Citizen, l'incident malheureux de la célébra-
tion de la fête Saint-Jean-Baptiste à North Bay.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 365
" Le moins que nous puissions dire, après avoir puisé nos
renseignements, à source absolument sûre,. c'est qu'il joue
sur les mots, ne dit pas toute la vérité, et emploie des ex-
pressions malheureuses et même blessantes a l'adresse des
Canadiens-français de North Bay.
' ' Dans sa lettre en réponse à la protestation des cent vingt
Canadiens-français de North-Bay, l'évêque qualifie l'incident
de ' ' malentendu trop insignifiant pour justifier la publicité
qu'on lui a donnée."
" Comment! Mgr. Scollard aurait-il voulu que les Cana-
diens-français de North Bay eussent enduré l'insulte sans
protester, et protester publiquement. Car c'est une insulte
réelle qu'on leur a faite et non pas un simple malentendu
qui a eu Heu.
' Voici des faits qui contredisent les dires de Mgr. Scol-
lard. Les Canadiens-français n'ont pas célébré leur fête le
dimanche, et avaient préparé une belle messe en musique.
Tout était rgélé entre Sa Grandeur, son premier vicaire, qui
est irlandais, et son deuxième vicaire qui est Canadiens-fran-
çais.
11 Mais voici que pendant la semaine Sa Grandeur s'absente
de North Bay. Le dimanche, 28, le chœur français se pré-
sente au jubé de l'orgue pour exécuter la messe qu'il avait
préparée et les autres chants religieux de circonstance, mais
il s'en voit refuser l'entrée par M. Hughes, le directeur du
chœur ordinaire, qui dit n'avoir pas reçu d'ordres. Les Ca-
nadiens-français indignés sortent de l'égli e, et le vicaire ir-
landais monte en chaire et fait une sortie virulente contre les
Canadiens-français qu'il qualifie d'ignorants et de malap-
pris. Il s'en est fallu peu qu'il ne les ait traités de païens.
' Mgr. Scollard a beau faire, il y a là plus qu'une rivalité
entre deux chœurs ainsi qu'il le dit dans sa lettre au Globe
et au Canada Tout prouve qu'il y a de la part des Irlandais
une grande inimitié à l'égard des Canadiens-français dans le
diocèse de Mgr. Scollard, comme dans les autres diocèses
d'Ontario ou les évêques sont irlandais. Tous sont animés
du même esprit : la haine de la langue française et son écrase-
ment, non seulement dans l'exercice du culte, mais dans les
écoles. Les exemples foisonnent. Ici on persécute un insti-
tuteur français comme à Warren, d'où on veut le faire
chassor ; là on défend d'enseigner aux petits Canadiens le
catéchisme en français; à Toronto, on défend aux élèves
366 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
françaises d'un couvent d'écrire à leurs parents en français;
et à Sturgeon-Falls, il ya deux ans, Mgr. Scollard lui-même
a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher l'établissement d'une
école séparée bilingue par des sœurs parlant la langue fran-
çaise. Mais les Canadiens-français de Sturgeon-Falls ont
résisté, persisté, et ont gagné laur point.
1 ' La même lutte va se répéter à North-Bay où les Cana-
diens-français ont décidé d'établir une école séparée bilingue.
Mgr. Scollard a commencé par vouloir les décourager. Il
leur a dit qu'ils ne pourraient pas trouver les institutrices
munies des certificats nécessaires, que le gouvernement ne
voyait pas d'un bon œil l'établisement de ces sortes d'écoles
où renseignement se donnait surtout en français, etc. Mais
les Canadiens-français de North-Bay se sont adressés à la
Supérieure des fille- de la Sagesse, qui dirige l'école des
Canadiens-français à Sturgeon Falls, et celle-ci a fait répon-
dre qu'elle pourrait fournir tous les sujets qualifiés dont on
aurait besoin, pourvu que l'évêque ne fasse pas d'objection à
l'établissement de l'école.
" lies choses en sont là, et si nous avions un avis a don-
ner à nos compatriotes, c'est celui de tenir ferme, et ils
réussiront à gagner leur point. D'ailleurs, il n'y a pas que
des Sœurs, obligées de se soumettre aux volontés de l'évêque
du diocèse pour enseigner dans les écoles bi-lingues d'Ontario ;
il y a des institutrices laïques qui possèdent toutes les qualités
et tous les certificats voulus. M. le curé Desjardins de Sud-
bury, a bien su en trouver pour les écoles de cette paroisse.
" De tous ces faits et incidents qui se passent depuis
quelques années dans ]e nord d'Ontario, il ressort évidem-
ment que la lutte est engagée pour la prédominance dans
cette partie du pays entre l'élément canadien-français et
l'élément irlandais catholique- Celui-ci est infiniment moins
nombreux, mais beaucoup plus agressif et haineux de tout
ce qui sent le français. A nos compatriotes de résister
paisiblement mais fermement. A eux de maintenir en fon-
dant des écoles et des églises où l'on parle la langue fran-
çaise, les positions défensives qu'ils occupent déjà, et par de
nouveaux efforts en gagner de nouvelles.
" De leur fermeté à défendre leur langue dépendra leur
influence auprès des gouvernements et dans l'administration
du pavs.'.'
Les deux articles qui précèdent demandent des commen-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 367
taires que nous devons forcément renvoyer à un autre numéro
de la Revue et qui seront alors faits sous la signature de notre
directeur. Ce qui précède suffirait pour nous faire croire
que le Sault-Ste-Marie est situé sur quelque point de la Nou-
velle Angleterre où les mêmes luttes soulevées pour les mêmes
causes tiennent depuis 50 ans nos compatriotes Franco-
Américains en proie à des misères sans nombre. Il n'y aurait
que quelques noms à changer pour se retrouver en face de
rirlando-saxonisme de Hartford ou de Portland.
Il faudra évidemment revenir là-dessus et nous y revien-
drons
A propos d'immigration française
Nous empruntons à la Vérité, de Québec, l'extrait sui-
vant d'une lettre publiée par le correspondant canadien de
V Univers, de Paris. Il s'agit de l'immigration française
au Canada.
" Que la plupart de ceux qui se résignent à quitter la
vieille France, dit-il, se dirigent vers la nouvelle, au lieu
d'aller porter leurs pénates dans l'Amérique espagnole.
C'est volontiers mon vœu. Mais les Canadiens verraient-ils
de bon œil une immigration française un peu considérable?
Je ne le crois pas. Rappelons-nous que la Nouvelle-France
est en réalité l'ancienne France, qu'elle a échappé aux bou-
leversements de 89, qu'elle est demeurée attachée à l'idéal
des saint Louis et des Louis XIV.
' Le clergé qui l'a façonnée, a voulu en faire une petite
nation catholique et française au milieu du grand Tout anglo-
saxon. C'est pour ne pas manquer ce but qu'il a refuséi
l'annexion aux Etats Unis à la fin du XVI Ile siècle, qu'il
a lutté sans merci contre l'Angleterre pour la conservation
de ses institutions, de ses écoles, de sa langue. Or ce peuple,
conservé dans le giron de l'Eglise au prix de tant de sacrifices
et de combats, faudra -t-il qu'il vint en contact avec les fils de
Voltaire, avec cette France issue de la Révolution, la France
des Combes, des Clemenceau, des insulteur^ du Pape?
Faudrait-il qu'on apprît maintenant au Canada à vénérer les
Renan et les Berthelot?
1 Sans doute. le clergé sait fort bien que tous les Français
ne sont pas des impies ; qu'il peut lui venir d'excellents
Bretons, d'excellents Normands, comme il lui en est venu
368 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
dans le passé. Mais on ne peut demander une profession de
foi à chaque nouvel immigrant. Une immigration considé-
rable amènerait très problablement un lot de mécréants !
Ensuite les Combes et les Clemenceau ont réussi à donner
un si mauvais renom à la France auprès de l'étranger ?
Même les bons Français sont soupçonnés d'être infectés,
sans qu'ils s'en doutent, du microbe révolutionnaire. Ajou-
tez que bon nombre de Canadiens, surtout dans les sphères
gouvernementales et les classes instruites, ne répugnent pas
tellement à certaines idées anticléricales.
" Un afflux d'immigrants Français menacerait de faire
progresser l'esprit d'insubordination, peut-être l'esprit de
scepticisme et d'incrédulité, sinon de haine à l'Eglise.
" Pour toutes ces raisons, et d'autres, que je ne puis
développer ici, ma conviction est que les immigrants fran-
çais, inspireraient de la défiance dans la province de Québec,
et auraient beaucoup de déboires. Ils seraient peut-être
mieux dans l'Ouest, où ils pourraient former des groupements
homogènes, quelque chose comme des paroisses ou des com-
munes. Mais réussiraient-ils?"
Le troisième centenaire de Québec
11 faudra assez de temps pour tirer les conclusions qui se
'dégagent des manifestations qui viennent d'avoir lieu à Qué-
bec. Deux questions se posent à celui qui a suivi de près
l'organisation des fêtes ou qui a pu coudoyer les personnages
qui ont été mêlés à l'engrenage officiel. Le troisième cen-
tenaire a-t-il été la démonstration impérialiste voulue par
Lord Grey? Les Canadiens-français ont-ils réussi à sauver,
à travers les étreintes du protocole , le caractère dont ils vou-
laient orner l'hommage préparé à la mémoire du fondateur
de Québec?
Au fond, des deux côtés, on a raison de se déclarer satisfait.
Et le journaliste anglais qui a dit que deux fêtes avaient été
célébrées simultanément à Québec est bien près d'avoir donné
la note juste. D'ailleurs, il fallait s'attendre un peu à cela.
Les uns ont glorifié Champlain et les héros Canadien-fran-
çais tandis que les autres, dans les discours officiels, ont
proclamé la naissance du "Greater Empire." Comme ques-
tion de fait, le troisième centenaire a laissé tout le monde ce
qu'il était, les Canadiens-anglais plus anglais, les Canadiens-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 369
français plus français, tous plus canadiens, si c'est possible,
mais personnes plus impérialiste qu'il n'était auparavant.
Nous parlons en général, car il y a bien eu quelques excep-
tions qu'il faut chercher parmi ceux qui, occupant des postes
plus en vue, ont cru qu'ils devaient faire preuve d'une condes-
cendance voisine de la faiblesse. C'est ainsi que certains
personnages qui n'ont pas trouvé un bout de ruban ou de
drapeau pour décorer leurs maisons aux fêtes pourtant bien
nationales de Mgr. de Laval , ont fait beaucoup de frais de
décorations pour l'inauguration des Champs de Batailles.
Mais ce sont là des questions de détail sur lesquelles nous
reviendrons.
Léon Kemner.
Vieux articles et vieux ouvrages
Pages Oubliées. — Voici quelques pages délicieuses, choisies
dans l'œuvre d'Armand Silvestre, et qui mettent en lumière
ses qualités de conteur et de poète :
Le Clavecin
Je le revois encore dans le grand salon de G-randbourg,
en l'hospitalière maison où je passais mes vacances d'écolier,
d'où l'on descendait jusqu'à la Seine, en face de Soisy-sous-
Etioles, par un long jardin en pente, aux charmilles paral-
lèles au fleuve, savamment étagées par un élève de Le Nôtre,
une grotte ici toute nacrée intérieurement de coquillages, un
belvédère là aux vitraux de couleur interrompant seulement
la belle harmonie des parterres, paradis automnal où je volais
des raisins aux treilles, où la petite Eve brune qu'était déjà
ma cousine Marthe m'attendait déjà sous les pommiers.
Je le revois faisant, près d'une large fenêtre aux rideaux
à ramages d'un ton délicieusement fané, si bien partie du
mobilier vieillot dont des housse cachaient, par endroits, la
ruine, étoffes usées aux coins dans des ossatures dédorées, le
clavecin qu'on n'avait pas ouvert depuis que notre grand'
tante Paule était morte, le clavecin dont les notes aigrelettes
perlaient péniblement sous les doigts maigres et blancs,
veinés de bleu jusqu'aux ongles, de la chère trépassée, quand,
de Lulli ou de Rameau elle réveillait les cadences douces et
surannées, rythmant son propre rêve au caprice de sa mé-
moire, l'oreille tendue à sa propre musique comme si le souf-
fle des anciens aveux y passait encore, adorable vraiment la
petite vieille dont les yeux se rallumaient et qui, vaguement,
souriait à d'invisibles images, comme si des absents chers
étaient accourus pour la venir entendre.
Quand on l'avait emportée, à travers le grand jardin,
jusqu'à la porte cochère tendue de noir, il nous avait sem-
blé, à Marthe et à moi, que le clavecin avait gémi tout seul,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE -371
très faiblement, sous la psalmodie traînarde des chantres.
Et, depuis, nous n'avions plus osé y toucher, bien qu'on
nous le défendit.
*
* *
Mais, ce jour-là, nous étions en veine de profanations.
On nous avait punis tous les deux et laissés seuls, à la mai-
son, pendant que le reste de ses hôtes 'était parti, en deux
carrosses pleins jusqu'aux garde-crottes pour la fête d'Es-
sonnes, fort réputée, en ce tempslà, pour son commerce de
pain d'épice. Rien ne nous était plus sacré, après un châ-
timent qui nous paraissait démesuré, sinon injuste, et nous
sentions, contre une société qui nous traitait ainsi, un levain
d'amertume monter en nous, qui se devait traduire par quel-
que acte franchement insurrectionnel.
Livrés à nous-mêmes, dans le grand logis vide, — car les
domestiques eux-mêmes étaient de la partie, — nous n'avions
que l'embarras du choix. C'est sur le clavecin que se porta
notre besoin de sacrilège. Après en avoir découvert les
touches jaunes et grises, et branlotantes comme des dents
d'aïeule, les sons qu'en tiraient .nos quatre mains étant à
peine assez intenses pour effaroucher une souris, nous sou-
levâmes le dessus de l'instrument pour le rendre plus sonore,
mettant à nu les cordes dont quelques-unes, tout à fait dé-
tendues, • cinglaient les autres quand leur tour venait de
vibrer. Et nous n'avions de témoins à cette mauvaise action
que les petits amours joufflus dont les parties planes du vieil
instrument étaient adornées, peints autrefois par quelque
disciple obscur de Boucher.
* *
La large fenêtre, aux rideaux à ramages d'un ton déli-
cieusement fané, était grande ouverte auprès de nous, don-
nant sur un énorme massif de pivoines déjà défleuries. Com-
ment un rouge-gorge — ce sont de si familiers oiseaux — la
traversa-t-il ? A la poursuite de quelque insecte, sans doute ;
mais nous faisant une peur terrible et pleine d'instinctifs re-
mords, il entra dans le salon et se mit à voleter aux murailles,
affolé et froissant aux tentures ses jolies ailes grises, sans
retrouver son chemin. Nous n'avions, ni l'un ni l'autre,
Marthe et moi, la cruauté ordinaire aux enfants, et on nous
avait appris à aimer les bêtes. L'idée ne nous vint donc pas
372 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
de faire captif l'oiseau éperdu, mais de l'aider à recouvrer sa
liberté.
Malheureusement de plus en plus effarouché, il se
cognait maintenant au plafond ou se pendait aux rideaux,
haletant, les petites flammes de son gosier palpitant comme
celle d'un flambeau au vent du soir. Marthe eut l'idée qu'il
le fallait délicatement saisir dans un filet à papillon, dont
le tissu léger ne lui pouvait faire aucun mal, et de l'emporter
ensuite dans le jardin où le grand air rouvrirait bientôt ses
ailes lassées. Et, tous les deux, nous courûmes dans le ves-
tibule pour chercher le filet. Mais, quand nous revînmes,
le rouge-gorge, sans doute mieux avisé quand nous l'eûmes
débarrassé de notre présence, était certainement parti par h
croisée toujours grande ouverte, car dans aucun angle de la
muraille, dans le pli d'aucun rideau nous ne le pûmes dé-
couvrir.
*
* *
Et ayant refermé la fenêtre, cette fois-là, afin que la
tentation ne le prit pas de revenir, nous allions nous remettre
au clavecin, quand le roulement de deux carrosses bondés
sur la route, nous avertit que les amateurs de la fête d'Es-
sonnes allaient rentrer. Brusquement nous recouvrîmes les
touches jaunes et grises du vieil instrument et nous rabat-
tîmes le dessus, avec un petit nuage de poussière .semblant
l'haleine des petits amours joufflus que ce mouvement insolite
avait essoufflés. Il était temps.
Le salon était plein, un instant après, de toilettes pou-
dreuses, affalées sur les housses des fauteuils, d'une gaieté
évidemment destinée à augmenter notre regret, et d'une
odeur de pain d'épice qui nous donnait faim. Il était tard,
d'ailleurs, déjà. Le soleil, incendiant les vitres de la large
fenêtre, se couchait derrière Draveil, traînant de grands fils
d'or rouge sur la Seine, où des chalands aux cabines fleuries
descendaient lentement dans une buée rose.
Or, cette nuit-là ; je ne dormis pas. Ma cousine Marthe
m'avait fait de la peine en me quittant. J'en étais déjà
très amoureux et il ne m'en fallait pas beaucoup, d'elle,
pour me faire souffrir. Peut-être avait-elle retiré trop tôt
sa petite main de la mienne, ou le bonsoir qu'elle m'avait dit
avait-il eu moins de tendresse qu'à l'accoutumée: enfin,
j'étais très malheureux.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 373
Le sommeil fuyant mes paupières, je quittai ma cham-
bre sans faire de bruit, et, nu-pieds, je descendis dans le
grand salon, sans flambeau, sachant qu'à cette heure, il
était largement illuminé par la lune. Celle-ci, en effet, y
tendait comme une grande nappe blanche sur le parquet, —
telle une fée pour le repas mystérieux des Elfes qui rouvrent
les corolles close des volubilis pour y boire. Et des rayons
perdus, comme des flèches d'argent, se piquaient, çà et là,
dans les rideaux, aux angles des meubles usés, des lueurs
plus attendries, plus vivantes semblant courir sur le
clavecin.
Mais, à peine entré, une émotion effroyable, inattendue,
tenant autant de la peur que de la surprise, me prit à la
gorge, pendant que le poids de mes cheveux semblait s'al-
léger au-dessus de mon front. Le clavecin jouait : il jouait
tout seul ! Un air, non. Mais beaucoup d'airs qui sem-
blaient se croiser et s'interrompre les uns les autres, les
cordes gémissant dans toutes leur longueur sous un glisse-
ment subtil, un bruit étranger à celui des cordes, un frôle-
ment douloureux et saccadé contre le bois accompagnant les
égratignures de cuivre, tous ces sons se mêlant, se renflant,
s 'amoindrissant suivant des harmonies bizarres, en une mé-
lodie etoujours commencée, toujours interrompue, comme on
en entend dans les rêves qui vous angoissent.
*
* *
J'étais bien sûr que ma cousine Marthe et moi nous avions
fermé le piano. Si quelqu'un en eût joué, d'ailleurs, je
l'eusse aperçu dans cette obscure clarté qui venait de la lune.
L'ombre de la tante Paule, — nous nous imaginons les om-
bres transparentes dans la nuit — me hantait. Nous
l'avions peut-être gravement offensée, la bonne petite vieille,
en touchant à son clavecin !
Parfois, cette musique étrange se taisait, et j'en éprou-
vais comme un soulagement. Mais je n'osais m'en aller.
Je voulais être sûr qu'elle était bien finie et ne recommençait
pas. Mais elle recommençait avec des strideurs plus éper-
dues, avec des caresses plus douloureuses sur le bois et un
grincement plus aigu des cordes. Et je restais toujours là.
Et ce fut seulement au matin, quand, dans le grand salon,
les tentures se rosèrent doucement, le réveil semblant mon-
ter, des eaux de la Seine, sur l'onde tremblante des vapeurs
374 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
que le clavecin se tut, si longtemps que je me sentis délivré
du charme.
Quand je contai, le lendemain, la chose à ma cousine
Marthe, elle se signa et jugea, comme moi, qu'elle était
grave et que nous ferions bien de nous confesser quand le
curé d'Evry viendrait déjeuner à la maison. Or, il vint le
jour même, et pour une demande qui, vraiment, touchait à
la fatalité. L'harmonium de sa petite église étant en répa-
rations, il venait voir si le vieux clavecin de notre grand'
tante Paule ne pourrait servir à accompagner les vêpres du
lendemain, qui était jour férié. Marthe et moi, nous nous
regardions avec stupeur.
Comme on lui faisait observer, tout en lui accordant de
grand cœur, que l'instrument était en bien mauvais état, le
bonhomme demanda la permission de l'ouvrir pour juger lui-
même de l'état des cordes. A peine l' eût-il fait, qu'il poussa
un cri d'étonnement.
— Venez voir ! fit-il.
Sur les cordes, étendu, un petit oiseau mort, aux ailes con-
vulsées, aux pattes raidies, gisait... Marthe et moi nous com-
prenions seuls. Nous avions enfermé le malheureux rouge-
gorge dans le clavecin où il s'était abattu pendant que nous
cherchions un filet à papillons. C'était son agonie dans ce
cercueil sonore que j'avais entendue toute la nuit!
Quand, après l'avoir retiré on posa le petit cadavre sur
le rebord de la large fenêtre où le vent, souffla, inutile, dans
ses ailes inertes, je ne sais pas... mais il nous sembla, à
Marthe et à moi, que notre grand 'tante Paule mourait une
seconde fois et que d'invisibles prêtres chantaient dans le
grand jardin.
Prise de voile
Dans la paisible rue où je passe souvent
Un jour d'hiver, devant la porte d'un couvent,
Je vis, avec fracas, s'arrêter des carrosses.
Tous les chevaux portaient, ainsi que pour des noces,
Une rose à l'oreille ; et les laquais poudrés
Et superbes, tout droits sur leurs mollets cambrés,
Se tenaient à côtés des portières ouvertes,
D'où sortaient, de velours et d'hermine couvertes,
Des femmes au regard de glace, au front hautain.
Je vis descendre aussi, sur ce trottoir lointain,
Des vieillards abritant de lévites fourrées.
Leurs poitrines de croix et d'ordres chamarrées,
Des' prélat ° violets, un cardinal romain,
Enfin le monde altier du faubourg Saint-Germain.
Tous ces patriciens, aux grand airs durs et roides,
Se firent sur le seuil des politesses froides,
Puis, après maint salut se cédant le pas.
Entrèrent dans l'église en mettant chapeau bas.
Et, lorsque fut enfin la foule disparue
Et qu'il ne resta plus dans la petite rue
.wae les carosses lourds aux panneaux blasonnés,
En écoutant causer deux drôles galonnés,
Je sus qu'il s'agissait d'une prise de voile.
Ainsi c'est ton rayon suprême, ô pure étoile,
C'est, ô candide fleur, ton suprême parfum,
Qui réunissent là tout ce monde importun !
Que t'apporte-t-il donc? Une pitié banale.
Lorsque offrant à Jésus ton âme virginale,
Tu viendras, le front pâle et les membres tremblants,
Telle qu'une épousée, en tes longs voiles blancs,
Lorsque tu jureras, d'une voix frémissante,
D'être pauvre toujours, chaste, humble, obéissante,
Que tu sentiras un frisson dans tes os
376 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
Au froid contact, au bruit sinistre des ciseaux
Coupant brutalement tes boucles parfumées,
Que se passera-t-il dans les âmes gourmées
De ces heureux du jour, de tous ces contentés,
Qui, jusqu'aux pieds de Dieu, traînent leurs vanités?
De quel enseignement sera ton sacrifice?
L'un à quelque folie et l'autre à quelque vice
Eetourneront sans doute au sortir de ce lieu,
Pauvre fille, où tu viens de dire au siècle adieu.
Ce soir, lorsque, ayant bu jusqu'au fond le calice,
Lasse d'être à genoux, saignant sous ton cilice,
Et laissant jusqu'au sol tes mains jointes tomber.
Tu frémira«, craignant un jour de succomber
Sous le faix écrasant de tes saintes fatigues,
Ces hommes replongés déjà dans leurs intrigues,
Ces femmes se parant pour un plaisir nouveau,
T'oublieront dans ton cloître ainsi qu'en un tombeau !
Mais j'ai tort, ô ma ^œur ! mon âme peu chrétienne
Ne sait pa s'élever au niveau de la tienne.
C'est parce que le monde est justement 'ainsi
Que ta jeunesse en fleur va se faner ici.
Pour tout le mal commis par les hommes impies,
Tu t'offres en victime innocente et l'expies.
Dans la triste balance, au dernier jugement,
Tu crois qu'il suffira peut-être seulement,
Pour voir se relever le plateau des scandales,
Du poids de tes cheveux répandus sur les dalles.
Tu vas veiller, jeûner, languir, mais tu le veux.
Dans toute leur rigueur accomplis donc tes vœux.
Le fardeau des péchés du monde est rude et grave,
Ma pauvre sœur ! Pour tous les tyrans sois esclave ;
Sois chaste, ô sainte enfant pour, tous les corrompus.
François Coppé.
(Récits et élégies)
Quarante minutes de Retard
En gare des Aubrais, vers six heures du so r, en été. Sur
le quai, une dizaine de personnes attendent. Un emp oyé
passe et dit à haute voix : " Le train de Paris a quarante
minutes de retard." Les voyageurs se dispersent alors avec
ennui. Deux dames, qui se d rigent chacune de son côté vers
la salle d'attente, arrivent ensemble à la porte. Elles se re-
gardent ; l'une s'écrie : ' Jeannette ! " l'autre répond :
" Noémi ' . Et, après une seconde d'hésitation, elles tom-
bent dans les bras Tune de l'autre.
noemi. — Comment ! c'est toi ?
jeannette. — Oui. Je ne crois pas encore que ce soit
nous ! J'ai besoin de m'y faire.
noemi. — Est-ce que tu me trouves changée ?
jeannette. — Je te trouve tout de même. Et toi ?
noemi. — Moi, je t'aurais reconnue à cinquante pas. Oh !
crois-tu ? Ce hasard
jeannette. — En effet ! Ah, méchante fille !
noemi. — Pou- quoi me dis-tu ça ?
jeannette. — Tu le demandes ? Toi qui devais m écrire !
Tous les mois
noemi. — Eh bien, et toi ? Toutes les semaines ! L'as-tu
fait?
jeannette. — Oui. Trois semaines.
noemi. — Et après.
jeannette. — Ah dame ! Après ? Mais moi, tu sais qu'é-
crire ça n'a jamais été mon fort. Toi, au contraire, tu adorais
faire les lettres. Aussi, tu es bien plus coupable !
noemi. — Enfin, laissons ça. Te voilà donc !
jeannette. — Nous voici, dans cette gare, après......
combien déjà ?
noemi. — Attends que je calcule. Tu avais, toi, à la fin
de ta classe supérieure ?. . . .
jeannette. — Se ze ans et demi. Et toi dix-sept.
noemi. — Nous avons quitté le couvent ensemble, ça
nous fait, .dix-sept, .vingt-sept, .trente-sept, .et puis. . ça
nous fait. .
378 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
jeannette. — Vingt-quatre ans, ma chérie
noemi. — Vingt-quatre ans ! Oui. Mais alors tu en as qua-
rante ?
jeannette. — Et toi quarante et un, ma bonne petite.
noemi. — Comme c'est arrivé vite !
jeannette. — Très vite. Plus que le rapide de Paris.
noemi — Nous sommes deux presque vieilles dames.
jeannette. — J'en ai peur. Qu'es-tu devenue ?
noemi. — Tu ne le sais pas ?
jeannette.. .Mais non ! Et toi aussi, tu n'es pas au
courant de mes affaires, j'en suis sûre ? Nous nous sommes
quittées en nous jurant de nous écrire, de ne jamais nous per-
dre de vue. . Et puis. . rien. Personne n'a donné signe de
vie.
noemi. — C'est vrai. Eh bien, je suis mariée.
jeannette. — Moi aussi. As-tu des enfants ?
noemi. — Une fille.
jeannette. — Moi, un garçon. Je devrais avoir aussi une
fille. ... Je l'ai perdue.
noemi. — Pauvre amie Comment t'appelles-tu ?
jeannette — Madame Leroux. Et toi ?
noemi. — Comtesse de Précy. Où demeures-tu ?
jeannette. — Impasse des Jacobins.
noemi. — Où prends-tu ça ? Du côté de Passy ?
jeannette. — C'est à Angers.
noemi. — Tu n'habites pas Paris ?
jeannette. — Non. Ça t' étonne ?
noemi. — Que fait donc monsieur Leroux ? C'est le préfet ?
Tu es la préfète ?
jeannette. — Non. Il est professeur de rhétorique au
lycée d'Angers, monsieur Leroux.
noemi. — Tu m'en diras tant !
jeannette. — Toi, tu habites Paris, alors ?
noemi. — Six mois seulement, Cours-la-Reine. Le reste
du temps à Précy, la terre de ma belle-mère, dans l'Orne. Ou
bien nous nous offrons un voyage. L'année dernière, nous
avons fait le Monténégro. Très curieux. Je te le conseille,
quand tu auras un moment de libre ?
jeannette. — Tu ne te moques pas de moi ?
noemi. — Oh, Jeannette !
jeannette. — Je croyais. Le Monténégro ! Ah, Sei-
gneur ! Nous avons bien d'autres choses à penser.
noemi. — Tu n'es pas heureuse ?
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 379
jeannette. — Moi ! Très heureuse.
noemi. — Même à Angers ?
jeannette. — Même. Tu n'aimes pas la province, je
vois ?
noemi. — Si. Pendant l'été, en passant. Mais j'aurais
trouvé assez naturel que tu ne fusses' pas heureuse à Angers.
On a déjà tant de mal à l'être à Paris !
jeannette. — Ça ne dépend pas de l'endroit qu'on habite,
va.
noemi. — De quoi donc ?
jeannette. — Du mari qu'on a.
noemi. — Alors, toi, c'est la perle ?
jeannette. — Ne plaisante pas. C'est le meilleur ^des
hommes.
noemi. — Tant que ça ?
JEANNETTE. — Oui.
noemi. — Tu l'aimes ?
jeannette. — Je l'adore.
noemi. — Allons ! (Elle pousse un soupir.) C'est très beau.
jeannette. — Pourquoi soupires-tu ? Quel drôle d'air tu
as \ Est-ce que toi ?. .
noemi. — Oh, moi, je n'ai pas lieu de me plaindre. J'ai
épousé le fiancé de mes rêves de jeune fille. Aussi, le mari
que j'ai, je ne l'ai pas volé.
jeannette. — Il est — Il n'est, .pas gentil pour toi ?
noemi.— Ni gentil ni laid.
jeannette. — Comment ? ;fn:
noemi. — H n'est rien. Il n'est pas là. Il est sorti. Tou- '*
jours dehors, au cercle, aux courses, en voyage, à bicyclette, ;
à cheval. . C'est un homme, à toute minute du jour, qui vient
de partir on qui va rentrer. Je suis la femme d'un absent.
JEANNETTE. — Suis-le.
noemi. — Il n'aime pas ça. Il m'a déclaré : " Je me suis
marié pour être seul."
jeannette. — Comme tu dois t'ennuyer !
noemi. — Plus maintenant. En tous cas, moins. Beaucoup
moins. 3
jeannette. — Avec quel ton tu disJçaJfTu m'inquiètes ,
et tu me fais de la peine ! . ^j
noemi.— Il n'y a pas de quoi. Ma viejestfmanquée, s
voilà tout. Parlons de la tienne. Raconte-moi. JjQuel est
ton genre d'existence ? •
jeannette. — Oh ! bien simple.
ta*
380 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
noemi. — Quelles sont vos dist: actions, à Angers ?
JEANNETTE. — Nos fc avaUX.
noemi. — Mais en deho s du tn avail ?
jeannette. — Il ne novs leste guère de loisir. Tu n'ima-
gines pont ce que c'est qu'une classe, et une rhétoiique ! à
bien faire, quand on pi end son métier à cœur, comme Hemi !
C'est bien absorbant, va.
noemi. — Continue.
jeannette. — Les leçons, les devoi s à corriger, .la p:é-
paration des textes. J'ai beau l'aider un peu. .
noemi. — Tu l'aides ?
jeannette.— Oh ! si ça peut s'appeler aider !. .C'est-à-
dire que je conige la composition des élèves. Pas toutes. Il
y en a qui sont trop fo tes pour moi.
noemi. — Vous faites ça le soir ?
jeannette. — Gêné alement, oui, après le dîner. On
allume la petite lampe . .
noemi. — Une fois que tu as couché l'enfant ?. . Je vois ça
d'ici.
jeannette. — Oh ! Il se couche bien tout seul. Gaston
a seize ans.
noemi. — Seize ans ! Déjà ! Tu as un fils de seize ans !
jeannette. — Mais dame ! Tu nous vois donc toujouis
au couvent des Anges ? Et ta fille, quel âge a-t-elle ?
noemi. — Douze ans et demi. Elle est venue un peu tard.
Elle ne pouvait pas se décide .
jeannette.— Elle te donne de la satisfaction ?
noemi. — Oh, r es mignonne ! cha mante !
jeannette.— Comment l 'as-tu appelée ?
noemi. — Madeleine. Raconte-moi donc encoie. Alois
vous corrigez les devoirs des élèves, sous rabat-jour, à côté
l'un de l'autre ?
jeannette. — Oui. On ma que les barbarismes au crayon
rouge. Ou bien Hem i me fait la lecture.
noemi. — Des romans qui viennent de paraître ?
jeannette. — Non. Il n'aime pas beaucoup ça. Moi
je n'en suis pas folle. Il me lit de l'histoire. Du Michelet.
Tu connais ?
noemi. — J'ai parcouru. . .un peu. Un jour, aux bains de
me, dans la bibliothèque de l'hôtel, il y avait un tome dépa-
reillé. C'est t es foit ; et, dis-moi, les vacances ?. .
jeannette. — Nous voyageons.
noemi. — A la bonne he u e ! As-tu été en Espagne ?
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 381
jeannette. — Non. Nous ne quittons pas la France.
noemi. — C'est ce que tu appelles voyage ; ?
jeannette. — Tout de même. L'an passé nous avons été
au mont St-Michel. Tu connais.
noemi. — Non. Mais je connais les Baléares, la Suède,
le..
jeannette. — Et puis, quelquefois l'été, quand il ne fait
pas trop chaud, nous allons à Pa is, comme des étrangers.
Henri. me p omène dans les vieux qua tiers, — il sait beaucoup, —
nous ret ouvons les de nie es t aces du passé. C'est bien
intéressant ! Et puis, ça fo me l'esp it de Gaston. Il ado e
son pè e, cet enfant !
noemi. — Pou quoi n'est-il pas avec toi ?
jeannette. — Il est inte ne à Pa is.
noemi. — Tu t'en es séparée ? Depuis quand ?
jeannette. — L'année de nié e. Henri l'a voulu. Pour
qu'il fit une bonne rhétorique et une solide philosophie. Là-
bas, au lycée d'Angers, avec le nom de son père, il était top
gâté. Tandis qu'à Paris, à Louis-le-Grand, il n'est plus un
privilégié : c'est un élève comme tout le monde. Oh ! ça
nous a été très dur ! Et à lui aussi. Mais il le fallait.
noemi. — Qui est-ce qui le p omène, ce g- and garçon, les
jou^s de congé ?
jeannette. — Nous avons de vieux amis dans l'Université.
noemi. — Oui, mais en deho s de l'Université, veux-tu
que j'aille le voir et que je m'en occupe un peu ?
jeannette. — Tu es t op bonne.
noemi. — Ca me fera plaisr. Tu dis qu'il est gentil ?
jeannette. — La perfection. Une âme cha mante.
noemi. — Eh bien alo s, c'est un bonheur ! Je te ferai
connaît e mon petit Madelon aussi. Tu verras quelle bave
petite nature de femme ça p omet. Oh ! elle ne tient pas de
son pèe, celle-là ! Ma bonne chérie ! Si ^u savais comme
je suis contente de t'avoir letouvée !
jeannette. — Moi aussi, va !
noemi. — Il me semble que c'est une nouvelle période
dans ma vie, comme si not e vieille amitié de petites filles
allait reprend rc et recommencer pour ne plus jamais cesser,
ni s'interrompre.
jeannette. — Ah ! je le veux bien ! Te rappelles-tu les
Saints-Anges ?
noemi. — Oui.
382 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
jeannette. — La cour du cloître avec son beau cèdre,
les pots de fleurs des reposoirs . .
noemi. — La classe de couture ?
jeannette. — La maîtresse de solfège et de chant sacré ?
noemi. — La mère générale, si âgée qu'elle avait l'air d'une
vieille fée en cornette, et qu'on allait la voir dans sa chambre
parce qu'elle ne bougeait plus de son fauteuil ?
jeannette. — Oui ! Et toutes nos anciennes amies ?
noemi. — Les deux petites sœurs de la Guadeloupe, qui
étaient si jolies ?
jeannette. — Rose et Beitha ? Après toi, c'étaient celles
que j'aimais le mieux. Je ne sais pas ce qu'elles sont devenues,
noemi. — Il y avait aussi une petite fille. .
jeannette. — Oui. Enfin, tout ça est bien loin !
noemi. — Et bien près aussi. Je n'ai qu'à descendre dans
mon cœur, les jouis de tnstesse, pour retrouver tout comme
autrefois. Je ferme les yeux, je me retiens de vivre et j'y suis.
Je revois la couleur spéciale du ciel entrevu, le matin, par les
vasistas du doitoir, le soleil qui venait quotidiennement, à
la même heure caresser, la statue de la Vierge, dans sa niche
étoilée d'or. Je me rappelle le bruit de mes pas le long des
corridors frais, le silence éternel de toute la grande maison
à de certaines heures ! Tout au plus, par-ci par-là, entendait-
on la petite gamme lointaine d'une classe de piano, .un coup
de cloche, ou le soupir d'un harmonium.
JEANNETTE. — Oh ! Oui.
noemi.— Est-ce qu'il ne t'est pas arrivé, dans ce temps-
là, quand tu étais seule et que tu traversais une des cours
désertes, ou un des parloirs vides, .de t'arrêter, toute frisson-
nante et saisie, émue, sans savoir pourquoi, et d'écouter, dans
l'attente, comme s'il allait tout à coup se passer quelque chose ?
Quoi ? On n'en sait rien. Mais, dans ces minutes-là, on vit
doublement, on éprouve des émotions instinctives, délicates
et profondes. J'y ai réfléchi depuis. Je crois bien qu'à ces
minutes, c'est notre âme d'enfant qui se dégage et se révèle
à nous-mêmes. Il nous passe une étincelle divine.
jeannette. — J'ai senti cela. Et souvent ! Et je vais
plus loin que toi. J'ai eu alors la perception mystérieuse et
instantanée, moi, que je me regretterais plus tard telle que
j'étais à cette seconde. J'avais beau dire et penser sérieuse-
ment que ça n'était pas bien gai d'être au couvent, et rêver
ardemment d'en sortir, .et pleurer parfois la nuit dans mon
lit. .Ça ne fait rien. .J'ai senti maintes fois, mieux que cela,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 383
j'ai su, à n'en pas douter, su de source certaine que jamais
quoi que pût me donner plus tard la vie pour de bon, je ne
serais aussi pleinement, aussi parfaitement heureuse qu'à
cet âge. Et, depuis, j'ai vu que je ne me trompais pas.
noemi. — Pourtant, tu viens de me dire ?. .
jeannette. — Je ne me plains pas, sans doute! Je suis aussi
heureuse qu'on peut l'être. Grand Dieu ! Mais ce n'est plus
ça ! J'ai à vivre à présent. Quand nous étions petites, il
semblait qu'on vécût pour nous. C'était nos parents qui
s'ocupaient de ça. Nous, nous avions rien à faire : qu'à
rire, à avoir de bonnes joues et être " la première," s'il y
avait moyen. Pas de soucis, pas de chagrins, pas de res-
ponsabilités, même pas de deuils. Car, par une grâce mer-
veilleuse, les morts, même de nos plus proches parents, glissent
sur nos fronts et nos cœurs, et nous n'en perdons pas une mi-
nute de récréation. Ah ! qui me rendra donc l'âme que
j'avais de huit à douze ans ! Où est-elle allée ? C'est pourtant
la même que j'ai, et c'en est une autre. Et, cependant, je
le répète, je bénis Dieu, je suis aussi heureuse qu'une honnête
femme peut l'être ici-bas.
noemi. — Alors, qu'est-ce que tu dirais. . ?
jeannette. — Si j'étais à ta place ?
noemi. — Oui.
jeannette. — Ma pauvre mignonne, va ! Embrasse-moi.
Je devine bien des choses. Console-toi avec ta fille. . Pense
à bien la maiier suitout.
noemi. — C'est cela qui me préoccupe. .
jeannette. — Fais attention. Dans ton monde, c'est
dangereux. .
noemi. — Aussi, j'ai là-dessus une ferme volonté. . Ma-
demoiselle n'épousera que celui que je lui choisirai .. Ça ne
sera pas un monsieur dans le genre de ceux qui m'ont fait
rêver. .Je lui voudrais un honnête et loyal garçon, qui ne fût
pas Parisien, ou le moins possible . . dans le genre de ce que
sera ton gaiçon. .Mais j'y songe ! S'il tient vraiment ce qu'il
promet d'être. .
jeannette— Il le tiendra, sois-en sûre.
noemi.— Me le donnes-tu ?
jeannette. — Pour ta fille ?
NOEMi. — Oui.
jeannette. — Nous avons le temps d'y songer. Tu es
bien toujours la même ! Ardente et emportée.
noemi. — Me le donnes-tu ? Réponds.
384 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
jeannette. — Tu es très riche.
NOEMI. — Et toi ?
JEANNETTE. — Pas du tout.
noemi. — Tant mieux pour ton fils, alors. Il fait un beau
rêve.
jeannette. — Et toi, qu'est-ce que tu fais, en ce cas ?
noemi. — Le bonheur 'de ma fille. Ça vaut bien un peu
d'argent. Voilà qui est entendu.
jeannette, qui ne peut s'empêcher de sourire. — Tu vas,
tu vas !. .
noemi. — Me refuses-tu ? Ah ! p; ends ga de !
jeannette. — Non. Mais. .
noemi. — Quand tu amas vu Madelon, tu en i affoleras.
Aussitôt de retour à Paris, je vais conquérir ton fils, il devient
l'enfant de la maison, .et je l'élève en se.ie chaude pour ma
fillette. (Sifflet.) Tiens. Je crois que voilà mon t ain. Tu
ne le prends pas ?
jeannette. — Non, je viens de Paris. Je vais à Oiléans,
voir une vieille tante.
noemi. — Alois on t'éciit : Madame Leroux, impasse des
Jacobins, Angers ?
jeannette. — Parfaitement. Et toi ?
noemi. — Soixante-sept, Coui s-la-Reine. Embrasse-moi,
chérie. Que je t'aime ! Cette cause. ie m'a fait du bien. Rap-
pelle-toi ce que je te prédis ! Nos enfants s'épouseront.
jeannette. — Nous en reparle ons. En tous cas, à bien-
tôt. J'irai te voir à mon prochain voyage.
noemi. — Avec ton maii ?
jeannette. — Bien entendu.
l'employé. — Prenez garde, mesdames. Un peu en anière
s'il vous plait ?
noemi. — Ils s'épouseront. D'ailleurs, c'est mon idée.
jeannette. — Mais, .et ton mari ?
noemi. — Il faudra bien qu'il en passe pav où je veux.
jeannette. — Pourtant. .
noemi. — C'est moi qui ai la fortune.
l'employé. — Les voyageurs pour Pâtis ! en voituie !
jeannette.— Au revoir !
noemi. — Au revoir !
Henri Lavedan,
de Y Académie française.
Laquelle des Deux ?
(Saynète pour la Sainte-Catherine)
louise, 26 ans.
annette, 17 ans.
Louise est entrée sans brait dans la chambre d'Annette, et elle s'arrête,
interdite, en voyant sa sœur en larmes.
Louise. — Quest-ce que tu as? Pourquoi pleures-tu?
Annette, très ennuyée d'être surprise. — Ça n'est rien.
Là, c'est fini.
Louise. — Dis-moi pourquoi tu pleures, mon chéri?
Annette. — Je ne sais pas. C'est. . .nerveux. C'est le
temps.
Louise. — Allons donc! Je vais te le dire, moi. C'est
pour hier.
Annette. — Hier?
Louise — Ne cherche pas à me tromper. C'est à cause
de la réponse que papa et maman ont donnée hier à. . .
Annette, avec précipitation. — A ce jeune homme? Mais
non. . . jamais de la vie.
Louise — Parfaitement si... à M. Paul Raynaud, qui
t'avait demandée.
Annette. — Je te jure. . .
Louise. — Ne jure donc pas. C'est bien inutile de fein-
dre avec moi, va, avec ta grande sœur. Ai-je deviné juste?
Annette, avec effort, et bas. — Oui, je l'aurais parié
(La prenant par le cou.) Embrasse vite, et plus fort que
ça. C'est absolument bête et nigaud, tu sais, de te faire du
chagrin pour des machines pareilles, pour un petit mon-
sieur . . .
Annette. — Un mari !
Louise. — La belle histoire! Un mari de perdu, dix de
retrouvés.
Annette. — Pas tant que ça! Tu es bonne, toi, tu en
parles à ton aise !
Louise. — Que veux-tu dire?
Annette — Rien. Sinon que je commence à en avoir
386 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
assez... (Sa voix tremble.) Je suis humiliée. (Elle
pleure.)
Louise. — Qu'est-ce qui t'humilie?
Annette. — Cela, tiens ! D'être toujours demandée et
jamais accordée. On finit par le savoir dans le monde...
partout, à Paris, et même en province. . . et ça me fait du
tort ; on n'y comprend rien, on se dit : "Qu'est-ce qu'il y a?
Quelque chose d'énorme, évidemment." On croit peut-
être que j'ai des infir. . . des infirmités cachées! (Elle
pleure. )
Louise, la câlinant. — Es-tu sotte, mon gros chat ! Tou-
jours demandée. . . Et tu te plains ! Qu'est-ce que tu dirais
donc si tu étais à ma place, moi qu'on ne demande jamais,
qui passe inaperçue, comme si je n'existais pas? Hein? Tu
ne trouves rien à répondre ?
Annette. — Je pleurerais dix fois plus si j'étais toi, voilà
tout !
Louise. — Ça m'avancerait bien ! Crois-tu que c'est ça
qui me ferait monter plus tôt à l'autel? Allons, ne te tra-
casse pas, et essuie tes yeux. D'ici très peu de temps — re-
tiens ce que je te dis — tout ça va changer.
Annette, incrédule. — Oh !
Louise. — Il n'y a pas de oh ! Ça va changer, parce que
j'ai pris un grand parti. Quand je suis entrée tout à l'heure
dans ta chambre, je venais justement pour te l'annoncer.
Es-tu plus calme?
Annette. — Oui, mais je ne devine pas.
Louise. — Ecoute. Je t'aime de tout mon cœur, tu le
sais ?
Annette. — Et moi, donc!
Louise. — Tu es bien sûre que je ne suis pas jalouse de
ma petite Nette? Tout ce qui t 'arrive d'heureux, même si
c'est un peu à mes dépens, ah! Seigneur! j'en suis plus
contente encore que si ça m 'arrivait à moi !
Annette. — Tu es bonne.
Louise. — Je ne suis pas bonne, tu m'ennuies. Eh
bien! malgré ça, j'ai remarqué, depuis quelques années, une
chose qui me vexe beaucoup. . . Oh ! mais beaucoup. . .C'est
qu'on te demande toujours en mariage, toi, mâtine, et jamais
moi. On t'a demandé onze fois depuis deux ans et demi.
Annette. — Toi aussi, sois juste?
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 387
Louise. — Une fois, moi, M. de Châteaublanc, qui avait
soixante ans. . . et qui boitait.
Annette. — Mais très riche ! Aussi riche au moins, à
lui tout seul, que mes onze à moi réunis !
Louise — C'est vrai ; il faut bien avoir quelque chose.
Enfin, ça n'est pas à comparer avec toi. Tous les jeunes,
tous ceux qui étaient bien, qui m'aurait plu à moi, c'est toi
qu'ils demandaient. Toujours Annette. Jamais ce paquet
de Louise.
Annette. — Tu me fais de la peine.
Louise. — Tais-toi, mignon. Chaque fois, ça s'est passé
avec père et mère de la même façon. — "Madame, monsieur,
disait le jeune homme ému (ou la personne respectable qu'il
avait envoyée à sa place), j'ai l'honneur de vous demander
la main de votre fille. — Louise? lançait maman qui a une si
grande envie de me caser. — Non, Annette, répondait le jeune
homme ému (ou la personne respectable), — Alors, n'allons
pas plus loin, monsieur, déclarait papa. Vous n'êtes pas le
premier qui demandiez Annette ; mais c'est une décision ir-
révocable chez nous de ne pas marier la cadette avant l'aînée.
Quand Louise sera établie, noous verrons. D'ici là, nous
avons le regret. . . " Et le jeune homme ému (ou la personne
respectable) partait navré. Dans les premiers temps, je n'y
faisais pas trop attention. Je me disais : "C'est un hasard.
Mon tour va venir. Un de ces quatre matins, j'aurai ma,
série, moi aussi." Et puis, je t'en moque, les mois pas-
saient; elle n'arrivait jamais, ma série; c'était la tienne qui
grossissait . . . Annette . . . Annette ... Us voulaient tous An-
nette. Tu comprends qu'à moins d'être bouchée, dame!
j'ai fini par m'en apercevoir. . . et par comprendre. . .
Annette. — Et tu m'en veux?
Louise, pince-sans rire. — A mort !
Annette, alarmée. — Ce n'est pas de ma faute, je te jure.
Je n'ai jamais rien fait pour. . .
Louise, avec élan. — Oh ! non bijou ! Mais je le sais
bien ! T'en vouloir ! Ah ! là là ! Seulement, j'ai été forcée de
m'avouer que je ne plaisais pas. C'est embêtant, c'est le
comble du déshonneur... tout ce que tu voudras. Mais
c'est comme ça. Au bal, "ils" ne m'invitent jamais.
Annette. — Us font bien mieux que ça !
Louise. — Oui, oh! je sais. "Us causent" les valses
avec moi, au lieu de les danser. Si tu t'imagines que je suis
388 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
dupe? A notre époque, vois-tu, quand les messieurs pré-
fèrent la conversation d'une jeune fille au plaisir de la tenir
dans leurs bras, c'est pas bien bon signe pour elle! Bref,
voilà ce que je me suis dit : "Pourquoi père et mère s'obsti-
nent-ils à refuser Annétte à tous ceux qui la leur deman-
dent?"— Parce qu'ils pensent que ça me ferait du tort si
Annette se mariait avant moi, et que j'aurais encore plus de
mal, ensuite, à "trouver," Est-ce ça?
Annette. — Quand ce serait, ils ont bien raison. Tu es
l'aînée. C'est toi qu'on doit épouser d'abord.
Louise. — Oui. Mais à une condition : c'est que je
plaise. Or, je déplais.
Annette. — Peux-tu dire?...
Louise. — Je déplais, puisqu'on me laisse pour compte,
et que je suis déjà à la fin de ma vingt-sixième année !
Annette. — Aux derniers les bons !
Louise. — Non. Je ne m'illusionne pas. Aussi, le seul
moyen d'en sortir, ai-je pensé, c'est de ne pas me marier.
-l-u j'y suis désormais résolue.
A n nette . — Toi ?
Louise. — Mon Dieu, oui. A quoi bon m'entêter? Je
me sens l'étoffe d'une vieille fille. Tout à l'heure, après le
dîner, je vais annoncer la chose à papa et à maman. Ils in-
sisteront un peu, par affection, par politesse, parce qu'ils
m'aiment bien dans le fond; mais, en eux-mêmes, ils m'ap-
prouveront, et d'ici une semaine au plus, nos amis, nos re-
lations, tout le monde saura que Louise Durocher a renoncé
à être une dame.
Annette. — Tu es folle. . . Je suis suffoquée !
Louise. — Alors ma petite. . . alors, les onze jeunes gens
qui dépérissent depuis deux ans qu'ils ont été si mal reçus
(sans parler du douzième d'hier, de ce Paul Raynaud, qui ne
t'est pas indifférent, si j'en crois mon petit doigt de grande
sœur) , avant quinze jours ils vont rappliquer tous à la mai-
son pour te redemander. Tu n'auras plus que l'embarras
du choix, et père et mère seront forcés de te lâcher. Voilà,
mon chou. Tu vois que tu étais une petite cruche de pleu-
rer? Eh bien! tu n'ouvre pas la bouche? Tu ne m'em-
brasse pas? A quoi penses-tu?
Annette, très émue — Je pense., je pense que c'est
tellement beau . . . tellement sublime et gentil . . .
Louise. — Vas-tu recommencer à faire l'oie?
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 389
Annette. — ...Que je ne le veux pas. Non, je n'ac-
cepte pas que tu te sacrifice ainsi pour moi,
Louise. — Mais je ne me sacrifie pas !
Annette. — Je serais une misérable si je te laissais.
Louise." — Zut! Bonsoir. (Fausse sortie.)
Annette — Ne t'en va pas.
Louise. — Alors, cesse de dire des bêtises.
Annette. — Je ne suis pas si gamine que tu penses, va,
Louison ! Je suis capable, moi aussi, de bien des choses !
Louise. — Mais j'en suis sûre, mon poulet. Je connais
ton cœur. Si tu étais à ma place, je paries que tu agirais de
même.
Annette. — Oui. Oh ! certainement.
Louise. — Tu vois bien? C'est si naturel! Je suis un
obstacle, un empêtro. Je suis laide, et tu es jolie. . .
Annette. — Pas vrai. Tu as des cheveux sUperbes, et
le coiffeur t'en a offert deux cent francs.
Louise. — Je suis vieille et tu es jeune.
Annette. — Je te ratrapperai bien vite.
Louise. — Tu as cinquante mille francs de plus que moi,
de notre oncle André. . . Enfin, tu as tout et moi rien.
Annette. — Je proteste.
Louise. — Bien... ou pas grand'chose. A quoi bon te
barrer la route? Ce que je fais est tout simple, et il n'y a
même pas à me remercier. N'en parlons plus.
Annette. — Si, parlons-en. Et sais-tu la vérité? Veux-
tu la savoir? S'il y en a une de nous deux qui doit se sacri-
fier. . . eh bien ! c'est moi !
Louise. — Allons, bon !
Annette, exaltée. — Oui, moi!
Louise. — Voilà une autre affaire, à présent!
Annette. — Mais, dame! vois: puisque c'est toujours
moi qu'on demande et jamais toi, c'est donc ma présence
seule qui est cause de tout le mal. Je t' éclipse, je te porte
ombrage. . .
Louise. — Tu es folle !
Annette. — Si je disais, moi, de mon côté, que je refuse
de me marier, que je veux rester fille, ça remettrait tout en
place, et ils seraient bien forcés, eux, là, les douze qui sou-
pirent , de se rabattre alors sur toi . . .
Louise. — Ou sur une autre. Ah ! ma pauvre petite
naïve !
390 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
An nette. — Naïve ou non, je n'en démords plus. C'est
moi qui tiens à ne pas me marier. Est-ce clair?
Louise. — Non, c'est moi l'aînée.
Annette. — Moi, la cadette.
Louise. — Ecoute, veux-tu? Nous allons tirer à pile
ou face?
Annette. — Oh ! non ! Ce n'est pas le sort et le hasard
qui doivent régler des cho~ses aussi graves.
Louise.— Le sort et le hasard, c'est le bon Dieu ! La
Providence peut aussi bien nous éclairer avec un petit sou.
(Elle a sorti un sou de sa poche.)
Annette. — Tu as raison. Pile, c'est moi qui doit rester
fille .
Louise. — Par conséquent, moi, c'est face. (Ella s'ap-
prête à lancer le sou.)
Annette. — Attends! (Elle fait un signe de croix.)
Va! (Le sou est lancé.)
Louise, qui a vu la première. — Face ! J'ai gagné. Je
ne me marierai jamais !
Annette, triste. — Oh, ma pauvre petite. (Elle a les
larmes aux yeux.)
Louise, fébrile ,V embrassant avec un peu trop de ner-
vosité.— Mais ris donc Nette; c'est la première fois que j'af
de la chance !
Henri Lavedan,
de V Académie française.
L'idée de Mlle Jeanne
Par S. BOUCHEMT
(Suite)
Lie peintre, sans calculer que c'était peut-être là pour
Pierre un sujet bien élevé, se laissa entraîner un jour à par-
ler de l'art tel qu'il le comprenait, reproducteur fidèle de la
nature, mais sachant y mettre ce reflet de pensées supérieures
qui constitue l'idéal et que le talent le plus exercé ne peut
trouver, s'il n'a pas sa source dans l'âme.
— Mais, dit-il en s 'interrompant tout à coup en riant, de
de quoi m'avisé-je de te parler là, petit Pierre ! C'est affaire
à nous autres, les barbouilleurs de toiles, de connaître ces
impressions et d'éprouver cette sensation du beau suprême
qui vient de la compréhension complète de l'œuvre de Dieu.
— Vous croyez que je ne vous comprends pas, répliqua
Pierre, très grave. C'est vrai, je ne sais pas bien parler, je
ne sais pas dire ce que je sens. Mais je sens tout de même,
allez ! Ca bouillonne en dedans de moi comme l'eau dans
la machine à vapeur de l'usine. Des fois, je pleure tout seul
de ne pas pouvoir dire, même à Mlle Jeanne, .ce que j'ai en
moi, ça me brûle ; mais tout de même c'est très doux et ça
me fait bien du bonheur.
Le peintre regarda Pierre avec étonnement. Jamais le
jeune homme ne s'était encore autant ouvert. Ses yeux
brillaient étrangement, fixes toujours, mais non plus comme
autrefois dans une immobilité hébétée et insensible. On y
sentait la vie, l'intelligence, la foi, la révélation d'une âme
ardente, d'une flamme intense et cachée.
— Oui, reprit-il à mi-voix et comme se parlant à lui-même
dans une absorption extatique, c'est si beau tout ça. .ces
arbres que le bon Dieu fait naître et grandir, qui sont tous
les mêmes et dont pas un ne ressemble à l'autre; ces ver-
dures qui s'entremêlent et dont chacune a sa douceur spé-
ciale ; ces brins d'herbe gros comme des fils et dont le moin-
dre est une merveille; ces oiseaux, ces insectes, tous ces
êtres presque invisibles qui respirent, qui vivent et qui té-
392 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
moignent de l'infinie puissance du. Créateur du ciel et de la
terre; cet air fluide qui enveloppe tout, qu'on sent sans le
voir et qui passe sur vous comme une caresse ; cette lumière
qui descend du ciel bleu et éclaire toutes choses en laissant
quelques parties dans l'ombre comme pour mieux faire ad-
mirer son éclat là où elle paraît.. Oh, que c'est beau tout
cela, et que Dieu est grand de l'avoir fait et bon de nous en
faire jouir !
Il s'arrêta, haletant, le visage inspiré, les mains jointes,
semblant continuer dans une prière silencieuse son hymne
d'admiration émue.
M. Saint- Yves se garda de le troubler. Il le regardait
plongé dans son extase, les narines frémissantes, l'air ray-
onnant, vraiment beau — une révélation.
— Est-ce donc, se disait-il, que l'œuvre de Jeanne serait
encore plus grande qu'on ne croyait ! Aurait-elle fait naître
un penseur, un poète ou un artiste?. .Et tu dis que tu ne sais
pas parler, mon Pierre ! murmura-t-il.
Ce mot, prononcé à mi-voix, réveilla le jeune homme. La
flamme de ses regards tomba. Il sourit doucement et, se
levant :
— Il faudrait, dit-il, ranger notre petit couvert.
Paisiblement, il se mit à son humble besogne sans plus
rien ajouter. On eût dit un autre homme. Vainement M.
Saint- Yves essaya de le faire causer encore. Il répondit des
paroles banales, insignifiantes, prononcées d'une voix rede-
venue hésitante. A un seul moment, le peintre ayant pro-
noncé le nom de Jeanne, Pierre s'écrira :
— Oh ! Mademoiselle !
Il ne joignit même pas son nom. Mais, en articulant ce
mot, il y mit une expression d'une incroyable intensité.
Toute son âme semblait s'y concentrer. La même flamme
que tout à l'heure illumina un instant ses yeux. Puis de
nouveau tout s'éteignit.
M. Saint- Y vos rentra au château profondément ému, son-
geur. Il ne parla à personne de la scène des bois. Il était
résolu à tenter une épreuve, mais préférait, pour le cas d'un
échec n'initier personne à son entreprise et à son espérance.
Pierre le devança dans son projet. Le lendemain, l'artiste
avait annoncé qu'il irait passer la journée à Lyon pour y
visiter le Musée de peinture, collection magnifique digne
de la seconde ville de France, qui a vu naître Meissonnier
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 393
et Pu vis de Cha vannes. Pierre demeura seul. Il était
agité, tourmenté, nerveux. Il semblait en proie à une pensée
fixe et troublante. Le matin, il se rendit à la Clairière des
fées et y demeura longtemps. Puis, comme ne pouvant plu^
résister à la tentation qui l'obsédait, il rentra précipitamment
et on auurait pu le voir, lui l'être si droit et si candidement
honnête, se glissant subrepticement, comme craignant
d'être surpris, dans la pièce où était installé l'atelier de M.
Saint-Yves.
La porte close, il prit un panneau de bois parmi ceux
dont le peintre s'approvisionnait pour ses esuisses, le mit
sur le chevalet, saisit le palette encore prête de la veille et
qu'il était chargé de nettoyer et, sans hésiter, comme poussé
par une force invisible, il posa sur le bois le pinceau chargé
de couleur. Ce fut alors comme un accès de fièvre, une crise
d'hallucination. Quatre heures durant, sans s'arrêter un
instant, sans détourner la tête, Pierre peignit, peignit. Sous.
sa brosse inhabile, dont il ne connaissait le maniement que
pour avoir vu travailler M. Saint- Yves, les tons se mélan-
ge ai nt heurtés, incohérents, les lignes s'enchevêtraient dans,
un desordre inextricable, c'était un affreux gâchis dont il
eur été impossible de démêler l'intention et le sens. Mais-
tout à coup dans ce chaos, véritable produit d'une imagina-
tion en délire, la lumière se fit, les lignes se dessinèrent, les.
tous se fondirent. Du barbouillage informe sortit un site
précis qui peu à peu s'affirma, la "Clairière des fées •
éclairée d'un jour rose, invraisemblable et cependant déli-
cieux. Au milieu du ciel étonnamment léger et diaphane
une forme blanche passait qui avait des ailes d'ange. .C'était
une œuvre d'une audacieuse incorrection. La progression
des plans n'était pas observée, le feuillage était presque bleu,
dans certains endroits les herbes se dressaient droites comme
des piquets, le tronc des arbres avait des profondeurs noires
brutales; et pourtant tout cela vivait, sentait l'inspiration,
disait la Nature comprise et surtout, par une précieuse tradi-
tion du Maître étudié à son insu, étajt noyé dans l'air pur
et respirait.
Pierre était absorbé, perdu dans son travail à ce point»
qu'il n'entendit ni la porte s'ouvrir, ni M. Saint-Yves s'apro-
cfyer de son escabeau. Le peintre eut un sursaut et leva les
bras au ciel, stupéfait et ravi. Puis il ressortit sur la pointe
du pied. Quelque temps après, il revint accompagné de M.
394 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Viviers et de Jeanne. Cette fois leur entrée fit du bruit et
Pierre tressaillit, brusquement réveillé. Il se dressa d'un
mouvement effaré, épouvanté, comme un criminel surpris au
milieu de l'accomplissement de son forfait. Mais il n'eut le
temps de rien dire. M. Saint- Yves l'avait pris dans ses bras
et, l'y serrant, s'écriait :
— Oh ! mon enfant ! . . . mon enfant ! Tu seras un grand ar-
tiste, et la gloire de ma carrière sera d'être ton maître.
Puis, se tournant vers Jeanne.
Sois bénie, Jeanne, dit-il. .c'est ton œuvre !
Jeanne pleurait et M. Viviers s'était détourné pour qu'on
ne vit pas qu'il en faisait autant.
Le tableau fut transporté au château et exposé au salon.
— Qu'est-ce que c'est que ça? dit du bout des lèvres Casi-
mir quand il le vit.
— Ca? répondit M. Saint- Yves, c'est le premier chef-
d'œuvre de mon fils dans l'art. Zeuxis, qui vivait du temps
de Périclès, l'aurait trouvé ce qu'il est, dans son incorrection
— admirable.
VIII
Quatre ans après, la famille Viviers se trouvait un soir
réunie dans le salon attendant l'annonce imminente du
dîner.
Il y avait un assez grand changement chez la plupart de
ses membres. Si M. Viviers avait toujours sa même figure
calme et douce, gracieuse et sérieuse, sa barbe et sa cheve-
lure étaient passées du blond, longtemps gardé, à un gris pré-
curseur du blanc, qui s'approchait. Mlle Marois avait fait
de notable progrès dans les voies de la rotondité.
Henry devenait un bel adolescent dont les traits prenaient,
comme dessin et comme expression, une grande similitude
avec ceux de son père, et c'est bien ce qu'il avait de mieux
à faire. C'était un brave garçon qui se conservait intact
dans sa vie familiale et laborieuse, au point de vue indus-
triel s'entend. Car s'il connaissait à fond les mystères du
tissage et du brochage, l'art de mélanger intelligemment
dans les trames les fils de soie, et savait déjà parfaitement
manœuvrer un métier Jacquard, on doit reconnaître qu'au
point de vue classique il n'avait pas acquis un très gros ba-
gage aux leçons de M. Casimir Lombre. Peut-être bien
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 395
était-ce la faute de celui-ci qui donnait à Périclès un peu trop
d'attention et n'en accordait à son élève qu'une part insuffi-
sante.
M. Casimir était, de tous, le moins changé. Il avait le
même air dédaigneux des autres et satisfait de lui-même.
La seule modification survenue en lui était que son nez et
son menton à barbe roussâtre manifestaient une tendance,
de plus en plus accentuée et inquiétante, à se rapprocher
l'un de l'autre. On pouvait prévoir que cela finirait par une
collision, ou tout au moins par une conjonction, non sans
danger pour sa bouche qui se trouverait obstruée par cette
alliance anormale.
Mais quelqu'un qui s'était modifié du tout au tout, c'était
Jeanne. Le bouton, déjà si charmant, était devenu une
fleur éclatante de fraîcheur et de grâce. La gamine aux
mouvements garçonniers, aux allures indépendantes, parfois
un peu trop exubérantes, avait fait place à la jeune fille,
enjouée toujours, mais sérieuse, douce et calme. Son cœur
d'or seul n'avait pas changé. Quel souffle avait passé sur
elle pour que la Jeannette d'autrefois, si récalcitrante aux
devoirs, — surtout à ceux des vacances, — eût été prise tout à
coup d'un amour singulier de l'étude? — Son intelligence
très vive avait rapidement réparé le temps perdu. Depuis
longtemps elle jouait avec les difficultés classiques, qui jadis
l'effrayaient tant. Mlle Marois était fière d'une telle élève et
certes, c'eût été à bon droit si, en réalité, c'eût été son œuvre.
Mais, la main sur la conscience, bonne Hermance, n'est-il
pas vrai que depuis longtemps les rôles étaient retournés et
que, sans vous en apercevoir, c'est vous qui receviez de
Jeanne la science qu'elle-même puisait dans les livres? Mais
gloire à vous quand même ! Car, si vous aviez été impuis-
sante à donner à l'enfant, confiée à vos soins, la science que
vous ne possédiez pas, vous lui aviez donné ces qualités que
vous possédiez au plus haut degré : la bonté profonde et îa
piété que rien ne peut ébranler.
Jeanne, maintenant, jouait du piano comme une virtuose
et chantait d'une voix mélodieuse et pure, sans peut-être
une méthode très sévère, mais avec ce sentiment sans lequel
l'art le plus consommé n'est rien. Elle dessinait aussi : ce
goût l'avait prise un beau jour brusquement, au moment où
ii y a quatre ans, — quatre ans déjà! — M. Saint-Yves et
Pierre, devenu son élève, étaient partis pour Paris. Elle
396 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
avait sans rien dire acheté des crayons, du papier, des cou-
leurs et s'était mise à copier des fleurs, ses amies, ses sœurs,
qu'elle avait sous ses yeux. Sans maître, sans leçon, d'ins-
tinct, elle faisait des aquarelles charmantes que son père finit
par prendre comme modèles pour l'atelier. Mais un jour
elle se rebiffa et déclara qu'elle ne voulait pas travailler pour
rien et entendait figurer parmi les ouvriers de la fabrique.
M. Viviers accéda en souriant. Chaque samedi, dès lors,
elle alla à la paye, avec les autres, fière et joyeuse, et, chaque
dimanche, M. le Curé pouvait compter jusqu'au dernier cen-
time du salaire de la dessinatrice qui lui était fidèlement
remis pour les pauvres.
Ces travaux remplissaient le temps de Jeanne, et il ]e
fallait, car ce temps lui paraissait quelquefois bien long.
Plus d'une fois, seule, elle allait par le parc, gagnait la
"Clairière des fées" et y restait de longs instants à rêver, à
se souvenir, à espérer peut-être .. . Puis chaque semaine, à
un jour fixe et à l'heure du facteur, elle allait chez Dubreuil
avec un intérêt ému : c'était le jour où arrivait une lettre de
Pierre. N'était-il pas bien naturel qu'elle suivît avec sym-
pathie le progrès de celui que, dans une inspiration chari-
table, elle avait appelé à la vie de l'intelligence?. . .De loin
en loin même, c'était pour elle une joie qu'elle ne cachait
pas — pourquoi l' aurait-elle cachée? — elle recevait des nou-
velles directes du jeune Dubreuil adressées à "sa chère bien-
faitrice." Puis c'étaient des billets bref s— oh ! très brefs,
trop brefs ! — de M. Saint-Yves : "Pierre gagne tous les jours.
Pierre se développe étonnamment... Pierre sera un grand,
grand artiste, bien plus fort que moi. . . Si ceïa continue, je
serai jaloux de Pierre. . . J'ai montré des essais de pierre à
Jules Breton et à Harpignies : ils n'en reviennent pas et ne
veulent pas croire qu'il y a deux ans notre enfant ne savait
pas lire."
Deux fois , dans de courtes vacances , Pierre était revenu
à Montbuel, méconnaissable lui aussi... C'était maintenant
un grand beau jeune homme, à la tenue réservée et distin-
guée, à la fine démarche, au parler élégant, qui n'avait plus
rien du Pierre d'autrefois, si ce n'est la persistante limpidité
de son regard qui disait la persistante limpidité de son âme
En cela il méritait, mais dans un tout autre sens, le titre
qu'on lui donnait jadis: c'était toujours Pierre l'innocent.
nomme il y a cependant d'étranges contradictions en' ce
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 397
monde! Il y avait entre l'artiste débutant et la fille de M.
Viviers un lien qui ne pouvait se rompre. La bienfaitrice
pas plus que le bénéficiaire ne pouvaient oublier le service
rendu, et quand ils se revirent, au lieu de l'expansion juvénile
ei; joyeuse qu'on aurait entendue, ils étaient restés en face
l'un de l'autre rouges, intimidés, troublés, n'osant presque
rien se dire et ne se parlant que des yeux, quand de loin en
loin ils osaient les lever l'un sur l'autre. On serait même
descendu au plus profond de ces deux cœurs naïfs et simples
qu'on n'y aurait pas trouvé l'explication de ce phénomène
singulier. Jeanne ne reprenait sa vivacité de pensées que
quand le wagon emportait Pierre vers Paris et alors elle lui
disait, mais trop tard et sans que maintenant il pût rien en-
tendre, tout ce qu'elle s'était promis de lui dire; et Pierre,
pendant que la locomotive roulait, se souvenait avec déses-
poir de tout ce qu'il avait projeté de conter à Jeanne et qui,
elle présente, s'était envolé de son esprit. Des banalités
seules avaient fait leur entretien et, par un facile accord, ils
avaient soigneusement évité de jamais causer isolément
ensemble, comme si l'un et l'autre renfermait en lui un
secret qu'il eût craint de laisser échapper dans le tête à tête...
Au moment même où on annonça le dîner, un domestique
remit un télégramme à M. Viviers. C'était un fait trop fré-
quent pour troubler personne. Mais après avoir lu, M.
Viviers s'écria ;
— Ah ! mon Dieu !
— Qu'y a-t-il? fit Jeanne inquiète.
Pour toute réponse, son père lut :
"Pierre première médaille au Salon. Suis fou de joie.
Arriverons tous deux demain. Saint-Yves."
— Vite, Henri, cours chez Dubreuil lui annoncer. . .
Mais Henry n'était déjà plus là. On l'aperçut qui bon-
dissait sur la pelouse, franchissant d'un élan les parterres
fleuris, courant comme un faon échappé vers la maison du
surveillant.
M. Viviers s'exclama, Mlle Marois fit chorus. Casimir ne
dit rien. Mais comme il pinça plus violemment ses lèvres,
son menton et son nez semblèrent essayer de se donner l'ac-
colade : c'était encore prématuré. Jeanne ne fut pas plus
loquace et l'on aurait pu croire qu'elle n'avait pas entendu
la grande nouvelle, si elle n'était pas devenue toute pâle à
son annonce. Elle était pourtant très émue, très nerveuse
398 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
même : car, après dîner, elle saisit dans ses bras, du moins
autant qu'elle le put, Mlle Marois qui ne comprit rien à ce
subit besoin d'expansion, et elle l'embrassa avec une in-
croyable ardeur, en disant fébrilement :
— Oh ! ma chérie ! ma chério !
Après quoi elle disparut. , Mais quand elle revint, elle
avait les yeux rouges.
Comme on était au billard, Casimir et Henry, Mlle Marois
et Jeanne, M: Viviers s'étant éloigné, Henry, qui volon-
tiers remplissait le rôle d'enfant terrible, demanda brusque-
ment à M. Lombre :
— Monsieur, quand on a une première médaille au Salon,
c'est qu'on est ou qu'on sera un grand peintre, n'est-ce pas?
— Oh ! dit sèchement le précepteur, ces récompenses-là ne
signifient pas grand 'chose, au fond. Le mérite peut y être
pour quelque chose, mais les recommendations y sont aussi
pour beaucoup.
— Enfin, continua le jeune Viviers, qui tenait à son idée,
mettons que ce soit le mérite qui soit justement récom-
pensé. Pierre sera donc un grand peintre. Etre un grand
peintre, c'est une fameuse position. . . On gagne beaucoup
d'argent?
— Cela dépend, répondit Casimir avec un air de dédain.
Oui, si l'on a du talent et .surtout de la vogue. . . Car, pour
les artistes, la vogue, tout est là. On ne leur demande pas
comme dans les belles-lettres d'avoir de l'acquis, de longues
études préalables, de la vraie science. Etre à la mode, pour
eux, c'est l'essentiel.
— Alors, reprit Henry persistant, on devient un homme
célèbre, un grand homme ... comme M. Saint-Yves . . .
Officier de la Légion d'honneur, Membre de l'Institut, c'est
rudement chic.
— Oui, fit encore le précepteur d'un ton rageur, il y a des
artistes qui ont de la chance.
— Et quand un artiste a de la chance, il peut faire un beau,
beau mariage... Ain si Pierre, quand il sera un grand peintre...
— Tais-toi!... Tais-toi donc! s'écria Jeanne qui se leva,,
écarlate, et mit la main sur la bouche de son frère.
— Vous êtes fou, Henry, dit sévèrement le précepteur.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 399
IX
Deux personnes furent grandement troublées de cet étrange
propos du jeune Viviers, qui pitouvait que s'il n'était pas très
savant, il était du moins très malin et savait deviner non
seulement ce qu'on ne lui disait pas, mais ce que les inté-
ressés ignoraient eux-mêmes : Ce furent Jeanne et M. Casi-
mir Lombre.
La première, secouée par les paroles de son frère comme
par une étincelle électrique, saisit Mlle Marois par la main
et l'entraîna dans le parc. Là, d'un pas nerveux, précipité,
que la pauvre institutrice avait toutes les peines du monde à
suivre, et à travers l'obscurité, qu'elle n'aimait pas du tout
— mais que ne fait pas faire le dévouement à son élève ! —
Jeanne l'emmena, sans mot dire, à la Clairière des fées."
La jeune fille, il faut bien l'avouer, ne savait pas trop ce
qu'elle faisait. Lorsqu'on présente brusquement une lu-
mière à un être depuis longtemps plongé dans les ténèbres,
il éprouve tout d'abord un saisissement violent, un éblouisse-
ment qui lui fait mal. Il faut un moment pour s'habituer
à la clarté, même si on la bénit.
Par une mystérieuse affinité fraternelle, Henry venait de
traduire exactement la pensée inconsciente qui remplissait
le cœur de Jeanne, sans qu'elle se la fût jamais formulée. . .
Pierre, quand il sera un grand peintre, pourra très bien
épouser ma sœur. . .
Et alors, dans sa marche rapide, sans lâcher la main,
fébrilement serrée, de la pauvre Mlle Marois toute haletante,
Jeanne vit la véritée lumineuse et, repassant en quelques
instants les quatre dernières années de sa vie, elle comprit:
elle aimait Pierre.
Pitié d'abord, charité, accomplissement presque miracu-
leux d'une œuvre jugée impossible, sympathie toute naturelle
pour le pauvre être transformé par elle et par elle donné à la
vie, qui était son œuvre, sa chose, son bien, souvenir ému
des prières faites côte à côte en un jour sacré, joie du triom-
phe obtenu, joie des succès subséquents, orgueuil de la gloire
qui se préparait pour celui qu'elle avait en quelque sorte créé,
oui, Jeanne avait eu tous ces sentiments et les avait éprou-
vés avec l'intensité ardente de sa tendre et vive nature ;
mais tous, elle le comprenait à présent, avaient leur origine
400 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
dans un seul sentiment qui les résumait tous: le grand, le
saint, le pur amour.
Et. comme les deux marcheuses étaient arrivées à la
*' Clairière des fées," Jeanne, incapable de se contenir plus
longtemps, dit, cria presque à Mlle Marois :
—Je l'aime ! je l'aime !
Emotion de la surprise, émotion de la course, Mlle Marois
ne. put rien répondre.
Mais au même moment, un large rayon de lune passa au
travers des arbres et vint envelopper l'angélique tête de
Jeanne, caresse du ciel qui avait entendu et bénissait son
aveu, et, au même instant, dans le fourré voisin, un rossignol
lança, au milieu du silence, sa modulation la plus harmo-
nieuse, moins pure et moins douce encore que la prière qui
jaillissait du cœur de la jeune fille.
L'impression de M. Casimir Lombre fut beaucoup moins
sentimentale. Il ne demanda point pour faire ses réflexions
ni la romanesque hospitalité d'une clairière des bois, ni le
mélodieux accompagnement du rossignol. Il alluma pro-
saïquement un cigare, s'étendit dans sa chambre sur un vaste
canapé et se mit à songer avec queloue inquiétude.
Casimir Lombre était ambitieux, très ambitieux, autant
que personnel, et ce n'est pas peu dire. Depuis longtemps
il caressait un rêve ; oh ! non un rêve d'amour — son cœur
n'était susceptible de tendresse que pour lui-même — mais un
rêve de fortune. Il nourrissait l'espoir d'épouser Jeanne, et
surtout sa dot. Les charmes de la jeune fille le laissaient
fort indifférent, mais non ceux de sa cassette.
Assurément, il y avait quelque effort à faire, et il y avait
une assez grande distance entre la fille du grand industriel
de Montbuel et un simple précepteur à 250 francs d'appointe-
ments mensuels. Mais cette distance était comblée, aux
yeux de Casimir, d'abord par sa vanité prétentieuse, ensuite
par Périclès. Personnellement, il n'hésitait pas à se con-
sidérer comme irrésistible le jour où il daignerait se déclarer
et, si les avantages de sa personne ne suffisaient pas, il y
joindrait ceux de la célébrité. Car, avant peu, il allait être
célèbre : cela était immanquable. L'histoire de l'illustre
Athénien touchait à son terme. Il avait même déjà corrigé
les épreuves de l'introduction. Le volume paraîtrait avant
trois mois. Le remettre à l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres et obtenir le grand prix réservé au travail
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 401
-d'histoire le plus remarquable, c'était tout un. Ce serait la
porte de l'Institut entr'ouverte pour lui. Il la forcerait tout
à fait par quelque autre ouvrage. Il pensait déjà à la vie de
Cimon, fils de Miltiade, rival de Périclès. Le voila donc
membre de l'Académie. C'était une assez jolie perspective
à offrir à la fille d'un simple fabricant de soieries qui, en dé-
finitive, avait été ouvrier dans sa jeunesse et ne savait pas un
mot de grec.
Une union avec Mlle Viviers lui paraissait donc, son im-
mense amour-propre aidant, une chose fort simple à réaliser
quand il le voudrait, et il était à cet égard d'autant plus
tranquille qu'aucun concurrent ne paraissait à l'horizon.
Jeanne avait dix-neuf ans et jamais, du moins à sa connais-
sance, il ne s'était présenté aucun candidat à sa main. Si,
pourtant, il avait été question d'un, quelque temps avant.
Mais Mlle Viviers l'avait écarté aussitôt, presque sans ex-
amen, et même Casimir s'était demandé s'il n'était pas pour
quelque chose dans cette résolution rapide. Hé !. . . hé !.. .
Vraiment, il n'était pas mal dans ce portrait de face, qu'il
avait devant lui, mieux encore dans cet autre de trois
quarts ... Mlle Viviers n'aurait pas mauvais goût... Toute0
les jeunes filles n'ont pas le privilège d'avoir sous la main
l'auteur de la vie de Périclès !. . . Justement, il était visible
que les dispositions de Jeanne avaient changé du tout au tout
depuis quelques années. Elle lui épargnait ses moqueries
d'autrefois, simples boutades d'enfant gâtée. Si elle ne lui
témoignait pas, encore aujourd'hui, une sympathie très vive,
c'était le résultat d'une réserve toute naturelle... Allons!
la chose irait toute seule.
Et voilà que tout à coup ce petit barbouilleur de tableaux,
cet idiot — car enfin il n'en démordrait pas, malgré l'appa-
rence cette maladie était incurable — ce Pierre Dubreuil, fils
d'un gendarme, d'un portier, venait se mettre à la traverse
d'un projet qui pourrait le faire riche à 50,000 francs de
rente ! Halte là , mon maître ! A nous deux !
Du reste, ces craintes étaient certainement chimériques.
M. Viviers avait trop de bon sens pour commettre une
pareille folie. Tout cela venait d'un mot échappé à un
gamin, et Casimir s'endormit paisiblement, bercé par un
doux rêve où il se voyait conduisant Jeanne à la Mairie—
l'église lui était bien égale! — avec, comme témoins, Périclès
et Cimon, les deux ennemies, réunies dans une touchante
402 LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
réconciliation, autour de M. Lombre, membre de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres.
Quoi qu'il en fût, Casimir jugea prudent de tâter un peu
le terrain auprès de M. Viviers et, le lendemain, le trouvant
justement seul qui réfléchissait, assis sur un banc du parc, il
s'approcha, décidé à aborder la question avec sa profonde
diplomatie emprunté aux hommes politiques de la Grèce.
Il ne pouvait mieux tomber. M. Vivier était de l'humeur
la plus charmante et la plus expansive. La pensée qu'il
allait- revoir son vieil ami toujours cher et Pierre triomphant
le mettait tout en joie. Peut-être même avait-il d'autres
sujets de satisfaction plus intime.
L'entretien s'engagea donc très cordial et prit tout de
suite un tour qui ne pouvait que plaire infiniment à Casimir.
Sans qu'il sût à quel propos, M. Viviers se mit à faire une
lo gue théorie pour lui démontrer l'inanité de certains pré-
jugés sociaux.
— Il serait ridicule à notre époque, dit-il suivant une pen-
sée que le précepteur ne pouvait pas diviner, de créer une
aristocratie d'argent alors que l'aristocratie de naissance est
dépouillée de ses privilèges. Que suis- je donc, moi qui vous
parle? Un ouvrier, fils d'ouvriers. Simple canuts, mon
grand-père et mon père. J'ai débuté canut comme eux,
bien heureux les jours où je gagnais 3 fr. 50. J'ai eu plus
de chance, même, si l'on veut, un peu plus de talent que
d'autres. C'est un motif à moi de remercier Dieu, mais non
une raison de faire le fier. Ne suis-je pas l'égale de mes
ouvriers? Henry est leur camarade, Jeanne gagne comme
les autres jeunes filles du village son salaire hebdomadaire.
Voilà ce qu'il faut, voilà ce qui honore : le travail !
Casimir approuvait de la tête et du geste, faute de mieux.
Ces doctrines libérales répondaient à merveille à ses propres
vue^. M. Viviers, qui les émettait si nettement, ne pourrait
plus lui objecter sa fortune ou son rang quand il lui parlerait
de sa fille et, voyant le terrain ainsi préparé, Casimir allait
serrer la question, se lancer sur une grande œuvre, sur Péri-
clès, l'avenir qui l'attendait, puis indiquer, tout au moins,
ses espérances matrimoniales, quand M. Viviers reprit, con-
tinuant le cours de ses idées intimes :
— Ce petit Pierre ! le voilà sacré grand artiste ! Vous rap-
pelez-vous, Monsieur Lombre, le jour de l'arrivée des Du-
breuil, quand nous avons vu pour la première fois ce pauvre-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 403
innocent qui s'est sauvé, effarouché par nos nouveaux visa-
ges, et que Jeanne l'a ramené par la main rassuré, dompté ,
conquis? Voyez comme on se trompe ! Vous croyiez alors,
et ma foi ! je puis bien l'avouer, je croyais aussi comme vous,
sans rien dire, que son état était incurable. Dieu a fait un
miracle et s'est servi de ma Jeannette pour l'accomplir. Il
avait ses desseins . . .
M. Viviers se tut et resta pensif, laissant Casimir fort
embarrassé et cherchant un moyen de lui démontrer que les
desseins de Dieu était qu'il lui donnât sa fille et sa fortune.
Mais, même pour un érudit comme lui, la preuve n'en était
pes facile à faire. Il essaya cependant et se mit à battre les
buissons en faisant de grandes phrases pompeuses, où les
mots "je" et "moi" revenaient avec une fréquence extrême
et qui auraient, sans nul doute, convaincu le père de Jeanne
s'il les avaient écoutées ; par malheur, il n'écoutait pas, con-
tinuant à converser avec lui-même. Brusquement, il se leva
en murmurant une phrase que Casimir ne saisit pas tout
entière, mais où il distingua les expressions de charité, de
Providence et d'amour.
— C'est une occasion manquée, se dit le précepteur, mais
j'en retrouverai une autre.
Hélas! non, il ne la retrouva pas et n'eut pas même le
temps de la chercher. Quand les voyageurs furent arrivés et
tandis que Pierre était au milieu des siens, M. Saint- Yves
s'enferma avec son ami et causa longtemps. Il lui dit com-
ment, de son œil habitué à scruter les secrets de la nature efc
aussi ceux des cœurs, il avait vu ce que nul ne voyait, ce que
ne comprenait même pas Pierre et Jeanne, ces deux enfants
candides qui s'ignoraient eux-mêmes ; il lui dit les aveux
qu'il avait, mot par mot en quelque sorte, forcé Pierre à lui
faire et qui avaient été, pour le jeune Dubreuil, moins une
confession qu'une découverte faite dans son propre cœur;
il lui dit aussi le projet qu'il apportait tout préparé, pour le
soumettre à Dubreuil, et par lequel il allait faire de Pierre
son fils adoptif, lui laissant ses biens, — modestement, il
n'ajouta pas: et son talent; et, comme avec lui la gaîté ne
perdrait jamais ses droits, il conclut avec une solennité de
comédie :
— Monsieur Viviers, j'ai l'honneur de vous demander la
main de Mlle Jeanne Viviers, votre fille, pour mon fils adop-
tif Pierre Dubreuil.
404
LA REVUE FRÀNCO-ÀÀfËRIcÀlNE
— Et Jeanne fit M. Viviers. . .Elle ne m'a rien dit...
— Ô fabricant borné, perdu dans les soieries, père aveugle,
tu n'as donc pas su lire dans les yeux de notre Jeannette,
quand Pierre est arrivé tout à l'heure?. . .Tiens, regarde. . .
la voilà qui traverse la pelouse , allant cher Dubreuil . . .
C'est l'amour qui passe... Mais il n'y a que nous autres,
les artistes, qui apercevions ces choses-là.
— Crois-tu, dit M. Viviers en souriant. . .Je suis donc un
artiste aussi, car il y a longtemps que j'ai vu et compris.
Mais j'attendais l'heure. Et, quoique aveugle, je vois ce
que tu ne vois pas : c'est le rayon de soleil qui descend de
là-haut sur ma Jeanne. C'est le bénédiction de Dieu qui se
pose sur mon enfant.
FIN.
En deux mots
Par CHAMPOL
I.
I.TONSIEUR URBAIN DE LAMOTHE
Caissier à h Banque de France, 8, rue Vaneau, Paris.
"Kecho (Tonkin), 12 juillet, 189..
" Je t'ai toujours dit que tu as la vocation de la poule qui:
coi ve des canards. Te voilà agité, affolé, aux cent coups ; tu
passes des nuits sans sommeil ; tu m'écris huit pages de repro-
ches, tout cela parce que j'ai fait une excellente traversée et
que j'ai négligé de t'en informer en arrivant ici Mais,
mon omi, cela allait de soi ! Nous n'en sommes plus au
temps patriarcal où l'on faisait son testament avant de mon-
ter en diligence.
" Que dirais-tu donc si tu voyais les Pavillons-Noirs déV
boucher derrière moi dans les bambous pendant que je sur-
veille mon poste? Allons, mon vieux, du courage! Je fais
de mon mieux pour te garder ton petit Henri, malgré les
piègés ennemis et les inconvénients du climat.
Notre cuisine est large et soignée; je ne m'ennuie pas-
trop, car j'ai de bons camarades, et ici on se lie vite avec tout
ce qui est Européen. On parle de fièvres dans la province
voisine, mais c'est moi qui m'en moque, avec mon hygiène.
Je Reviens d'une sagesse à faire peur !
" Ah ! pendant que je parle c(e ma sagesse du jour, n'oublie
pas les petites folies de la veille. Passe chez le banquier de
la place Louvois êl tâche <!<■ payer. Surtout, ne donne pas
mon adresse.
l'A papa0 Tl a le don de t'occuper, et je t'en .félicita,
car tu ne sais pas être seul, ("est une manie chez toi, mais
<'iitin on ne se refait pas. gi mon père pouvait m'envoyer*
406 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
quelques subsides, je ne les refuserais pas. Il le peut, et
toi, mon cher aîné, tu es une vraie mère. Un père et une
mère, cela facilite bien des choses.
" Vu ta qualité de mère, j'ai des petites nouvelles confiden-
tielles à te donner, ce que je ferai avant le départ du paque-
bot. Après cette lettre-ci, écris, si tu veux, mais n'attends
pas de moi une prose régulière ni surtout fréquente ; on ne
peut s'assujettir au travail supplémentaire dans les conditions
où nous sommes ici : le loisir est notre hygiène nécessaire.
' ' 14 juillet . . Je voulais continuer le chapitre du cœur et
te demander de m 'éclairer de ta haute raison, mon vieil ami.
«Cette maudite fête nationale est venue se mettre au travers
de mes bonnes intentions. Je crois que je vais devoir agir
d'après mes propres lumières ; pourtant le cas est grave.
" Bon On me dit qu'il est temps de livrer mes pattes de
mouche au paquebot. Vite, mille tendresses."
Un pâté suivait, puis un paraphe illisible, témoignant de
la hâte avec laquelle le sous-lieutenant Henri de Lamothe
avait dû couper court à ses épanchements épistolaires.
Urbain en fut d'autant plus oontrairié qu'il pouvait rai-
sonnablement espérer la suite au prochain numéro. Son
jeune frère avait horreur de la correspondance qu'il considé-
rait comme une marque de souvenir et d'amitié tout à fait
superflue, et, lorsque Henri de Lamothe trouvait une chose
ennuyeuse et gênante, il °vait l'habitude de s'en débarrasser,
sans plus ample réflexion, et surtout sans se demander si les
autres seraient de son avis.
' Pauvre enfant! il n'a pas de tête!" disait avec un mé-
lange d'admiration et de pitié le modeste et pacifique Urbain
qui n'avait d'autre espérance, d'autre souci dans la vie quel
ce frère, plus jeune que lui de quinze ans, aussi beau, aussi
brillant, aussi léger qu'il était lui-même sérieux, tranquille,
sans éclat et sans prétention.
Il avait remplacé auprès d'Henri leur mère, morte depuis
longtemps: il l'avait gâté, couvé, surveillé, sermonné, con-
seillé depuis son bas âge jusqu'au jour où le jeune sous-lieute-
L p' était, sur sa demande, embarqué pour le Tonkin, lais-
sant le pauvre Urbain seul au monde, seul derrière son guichet
de la Banque de France, sans autre consolation que de songer
à l'absent et de payer, sur ses économies, les petites dettes
que son jeune frère laissait toujours un peu partout.
'* Cher enfant, il n'a pas de tête ! répétait le bon Urbain,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 407
alignant les louis aux créanciers, qui, remis de belle humeur,
répondaient avec empressement :
" Mais il a si bon cœur!"
Ce qu'il y avait de plus triste dans la vie d'Urbain, c'était
chaque «oir le retour à la maison paternelle.
M. de Lamothe, qui avait déserté son foyer tant que ses
forces et ses moyens le lui avaient permis, s'y voyait mainte-
nant c'oué par la vieillesse et les infirmités. D'homme léger,
frivole, aimablement égoïste, il s'était transformé en vieillard
grincheux, morose, cyniquement préoccupé de sa seule per-
snonne. Les vies gaies et brillantes ont de ces fins maus-
sades. Ne pouvant plus avoir aucun plaisir, M. de Lamothe
s'offrait de nombreuses manies. Ses habitudes étaient de-
venues les seuls mobiles de son existence, et lui semblaient
devoir régler exclusivement celle des autres. Ouvrir la porte
un peu brusquement, être en retard ou en avance, le déranger
en quoi que ce fût étaient de ces offenses de lèse-personnalité
que les égoïstes finissent par prendre au sérieux et faire
prendre au sérieux par les êtres dévoués qui les entourent
d'ordinaire.
Urbain ressemblait à sa mère, une pauvre créature pleine
d'abnégation et de délicatesse, morte écrasée sous ce joug.
Parfois, depuis le départ d'Henri, il lui semblait aussi qu'il
allait succomber sous ce poids qu'aucune affection, aucune
espérance ne l'aidaient plus à porter.
Le soir, lorsque, après avoir terminé avec son père une
dixième partie de piquet, il s'échappait pour aller fumer un
cigare en arpentant le trottoir paisible de la rue Vaneau, il
avait beau se dire philosophiquement: "Que veux-tu, mon
vieux, c'est le devoir!" le devoir lui semblait parfois insup-
portable.
Il lui prenait de vagues regrets de s'être ainsi desséché
derrière son guichet, de n'avoir jamais vécu pour lui-même,
d'avoir abdiqué les rêves, les joies, les ambitions les plus
légitimes de l'homme, tout cela pour un rôle inutile de
mère sans enfant
Quelquefois déjà, ces pensées qu'il qualifiait d'égoïstes lui
étaient venues, poignantes, pendant les longues soirées où
Henri le laissait en tête à tête avec M. de Lamothe, préfé-
rant à sa société la plus petite distraction ; mais un sourire
de soa frère les chassait vite et il se disait, le regardant avec
orgueil et concentrant °ur lui toutes les tendresse- qu'il
n'avais pu épancher au dehors :
4Q$ LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
" C'est lui qui est mon avenir, mon bonheur! c'est à lui
que j'appartiens. Il se trouvera bien dans sa vie des mo-
ments où il aura besoin de moi. Il se mariera, il aura des
enfants, et je ne mourrai pas tout seul, abandonné dans mon
coin comme une vieille inutilité."
A présent Urbain se demandait, sans oser espérer de plus :
" Quand reviendra-t-il, s'il revient?"
Son père, après s'être un peu agité de ne plus voir Henri,
comme il en avait l'habitude, avait éprouvé une grande con-
solation à faire son cabinet de toilette de la chambre de
l'absent ■ il était, du reste, trop occupé de stjs rhumatismes
pour se tourmenter d'autre chose.
Dix-huit mois s'étaient cependant écoulés sans apporter
d'autres nouvelles du sous-lieutenant, et Urbain, rongé d'an-
goisse, tâchait de se mettre en colère en se répétant que la
négligence seule de son frère était la cause de ses inqpié-
tudes.
" Quel sans-cœur ! se disait-il. C'est vrai qu'il m'avait
prévenu de son silence. Mais me laisser dix-huit mois
sans un mot! Peut-être une lettre s'est-elle perdue."
Chaque fois que les journaux parlaient de soulèvements au
Tonkin, de choléra, de fièvre pernicieuse, le sang d'Urbain se
glaçait dans ses veines, ses yeux se faisaient hagards en dévo-
rant les noms des vxictimes, et une joie âpre l'étreignait en
n'y voyant que des inconnus. Il avait fini par ne plus oser
lire un journal.
" Du reste, se disait-il, je serais prévenu si .., mais non.
Parbleu! lès militaires en font bien d'autres, et reviennent
sains et saufs. Je suis une poule mouillée, décidément."
(A suivre,)
LA SOCIETE DE
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE
27 RUE BUADE, QUEBEC.
L'ILLUSTRATION
Supplément de "La Revue Franco- Américaine"
Première Année, No. 6.
Septembre-octobre, 1908.
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LE MARECHAL DE LEVIS
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Colonisation et Agriculture au Canada
UNE FAMILLE D ORIGNAL.
un "campement!! d'indien.s.
VUE DE LA RIVIERE KEEPAWA.
PREMIERE HABITAI ION DE COLON.
A nos abonnés
Le présent numéro complète le 1er volume de la Revue
Franco-Américaine et est publié pour les mois de septembre
et d'octobre.
Nous prenons cette mesure afin d'obvier aux retards trop
considérables apportés dans la publication des deux dernières
livraisons de la Revue, et dûs à des circonstances absolument
en dehors de notre volonté, accident, surcroit d'ouvrage chez
nos imprimeurs, etc.
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ils y gagneront, d'autre part, une livraison plus prompte.
L'abonnnement de l'année comprendra les douze numéros
composant des deux volumes de la Revue. Les abonnements
au lieu d'être renouvelables le 1er avril ne le seront que le 1er
mai.
Entre temps, nous allons faire subir à notre revue certaines
améliorations projetées depuis quelques mois qui la rendront
plus digne encore de l'encouragement très généreux qui lui a
été donné jusqu'ici.
L'Administration*
After the Winter
(Le Renouveau)
C'est l'hiver, hélas ! et sur la nature
Le givre a jeté son linceul glacé. . .
Au morne horizon de la plaine obscure,
Le ciel, pâle et sombre, est comme affaissé.
Toute voix se tait, aucun bruit n'éveille
La forêt muette en ses profondeurs :
Comme en un tombeau la terre sommeille,
Et pas un rayon ne vient des hauteurs. . .
Le temps fait un pas — Avril nait — la vie
Eeprend sous l'azur son vol glorieux ;
Tout n'est que parfum, lumière, harmonie,
Tout vit, tout sourit de la terre aux cieux.
Et pour opérer ces métamorphoses,
Rendre son sillon à l'épi vermeil,
Ses chants à l'oiseau, leur éclat aux roses,
Il n'a rien fallu. . .qu'un peu de soleil.
Un plus rude hiver atteint l'âme humaine
Quand sous ses regrets tout s'échappe et fuit,
Qu'elle cherche en vain sa route incertaine,
Perdant au hasard ses pas dans la nuit.
Sentir à tout vent chanceler son être,
De vivre ou mourir n'avoir nul émoi,
Se dire à tout mot: "Que sais-je?" ou "Peut-être",
Vivre sans espoir et mourir sans Foi . . .
Est-il rien qui soit plus lourd en ce monde
Que porter ainsi le poids de son cœur
Sans avoir d'appuis où l'âme se fonde. . .
Proie insouciante du destin moqueur?
426 . LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
L'âme ne meurt pas. Un jour, ô surprise !
L'aube luit plus blanche en un ciel plus pur :
Le flot, moins ému, tiédit sous la brise,
L'horizon lointain s'ouvre dans l'azur.
Durant de longs mois la terre endormie
Se réveille et chante avec le zéphyr ;
L'arbre qu'on croyait maudit pour la vie
Beprend sa couronne et va refleurir.
Et j'entends frémir avec un bruit d'ailes,
A l'ombre que font ses rameaux touffus,
Les nobles espoirs, les amours fidèles,
L'essaim lumineux et pur des Vertus. . .
Au souffle puissant des grandes pensées,
Comme un luth touché par un archet d'or,
S'il retrouve un jour ses cordes brisées,
Le cœur, rajeuni, bat et vibre encore.
Et pour qu'au foyer renaisse la flamme
Qui doit rallumer le feu sur l'autel,
Pour qu'elle revive, il ne faut à l'âme
Qu'un rayon de Dieu, soleil éternel!
Maurice de Pradel.
Les Fêtes de 1908 à Québec et
l'Impérialisme Anglais
Ce n'est pas même un article de revue, c'est un volume
qu'il faudrait pour raconter dans leurs détails les événements
qui se sont déroulés à Québec pendant les mois de juin et
juillet 1908.
Fêtes de Laval et fêtes du Troisième Centenaire ont revêtu
un cachet de solennité qui a étonné jusqu'aux plus enthou-
siastes ; elles ont pris une signification qui se résume, en dépit
de tous les efforts, surtout les dernières, en une apothéose
de la race française fondatrice du Canada. Dès le mois de
juin, au pied du monument Laval, on le sentait dans les dis-
cours ; l'épopée canadienne-française était la source où chaque
orateur allait puiser, nos héros étaient les héros fêtés, notre
histoire était l'histoire que chacun acclamait*. Cette première
semaine patriotique et religieuse, " la grande semaine,*'
comme on l'appelle depuis, préparait admirablement les
esprits pour les solennités qui devaient se dérouler, un peu
plus tard, sous les yeux ravis du Prince de Galles. Et l'on se
demande encore si les deux manifestations n'en faisaient
réellement pas qu'une seule et si ceux qui se sont contentés
d'assister à l'une ou à l'autre ne sentent pas qu'ils n'ont vu
qu'une partie du spectacle.
Une même idée les a dominées toutes les deux — l'idée de
la patrie canadienne, plus grande, plus aimée. Et si dans
les dessous que cachaient, d'ailleurs, admirablement les
splendeurs du Troisième Centenaire, cherchait à prendre
racine une conception nouvelle de notre politique nationale,
les déclarations publiques des orateurs et» des personnages
officiels ont accentué de façon à ne pas s'y méprendre les
sentiments cultivés par tous les groupes de la nation, les
espoirs comme les sentiments de l'élément canadien-français
qui a été de droit le héros des fêtes. Et si tout le monde est
retourné chez soi, les uns plus français, les autres plus an-
glais, personne n'a pu se défendre du charme des relations
nouées entre amis nouveaux, ennemis d'hier, et de l'espoir
428 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
en des jours de paix et d'union que seuls des malentendus
regrettables ou une fausse conception des intérêts nationaux
avaient pu retarder jusqu'à ce jour. Ce résultat seul serait
déjà un digne couronnement de fêtes comme celles auxquelles
dous venons de participer.
Aussi, afin de mieux graver dans la mémoire des lecteurs
de la Revue le souvenir de cette page de notre histoire,,
résumant toutes les autres et lue devant nous, avons-nous cru
opportun de réunir en quelques pages, déclarations et
opinions, comptes-rendus et anecdotes dont le groupement
est de nature à donner une expression bien nette et bien
vivante à ce qui a été fait et dit.
* *
*
Les fêtes de Laval ont débuté par une manifestation
comme il ne s'en est vu nulle part de plus grandes où de plus
belles. M. Pierre Gerlier, le sympatique et brillant délégué
de la jeunesse catholique française au congrès des Jeunes
catholiques canadiens-français en fait la description suivante :
" La semaine qui s'est écoulée du 21 au 28 juin marquera
une date mémorable dans les annales de Québec, et les événe-
ments qui l'ont remplie, de l'aveu de tous ceux qui en furent
témoins, ajouteront une belle page à l'histoire déjà si glo-
rieuse de la race Canadienne-Française. Ce ne fut pas
seulement, en effet, une succession de fêtes splendides et de
grandioses cérémonies. Le décor sans doute était mer-
veilleux, l'appareil extérieur émouvant. Mais ce qui faisait
par dessus tout la beauté de ces solennités inoubliables, c'est
que l'on y sentait palpiter le cœur de tout un peuple ; car
elles étaient par essence la manifestation, l'exaltation des
deux sentiments qui résument l'âme canadienne : la foi et le
patriotisme.
" C'est sa foi, robuste et touchante, que la cité de Québec
affirmait le 21 juin dans l'admirable procession de la Fête
Dieu; c'est son patriotisme, inspiré de la foi, qu'elle témoi-
gnait en célébrant magnifiquement le 23 juin la fête de
Saint Jean-Baptiste, fête nationale des Canadiens-Français ;
c'est tout ensemble son patriotisme et sa foi qu'elle mani-
festait en inaugurant, le 25 juin, au milieu de féeries incroya-
bles, la statue du Vénérable François de Montmorency-Laval,
premier évêque de Québec, et apôtre de la Nouvelle-France.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 429
11 Je n'oublierai jamais l'impression que j'ai ressentie en
débarquant à Québec le dimanche matin. L'arrivée par le
Saint-Laurent est ravissante, et l'accueil de nos camarades
Québecquois avait été si sincèrement cordial que j'étais ému
avant même de pénétrer dans la ville de Champlain. Mais
cette émotion ne fit que croître lorsque, ayant gravi les
rues escarpées et pittoresques du vieux quartier, nous arri-
vâmes dans la cité haute, où déjà s'organisait la procession
du Très Saint- Sacrement.
" La ville tout entière était somptueusement décorée. Ce
n'était que tentures, oriflammes, arcs de triomphe, bande-
rolles où se lisaient de touchantes invocations. Pas une
maison qui ne fut ornée : les plus modestes rivalisaient avec
les plus riches, et, détail frappant, les protestants eux-mêmes
avaient tenu à embellir leurs demeures. Ajoutez à cela que,
pour la première fois depuis mon arrivée en Amérique, je
n'entendais autour de moi que du français, — ce joli langage
canadien, émaillé d'expressions normandes, qui résonne si
délicieusement à nos oreilles, — et que, dans la profusion de
drapeaux qui flottaient sur cette foule immense, je voyais
dominer le drapeau tricolore, dont on saisit avec une si vive
intensité le symbolisme lorsqu'on l'aperçoit hors de chez vous,
et vous devinerez tous les sentiments qui se pressaient dans
mon âme en présence d'un tel spectacle.
" Il faut renoncer à décrire ce que fut la procession. La
cité tout entière était réunie, et, plus encore que le nombre
incommensurable des fidèles, l'unanimité de sentiment que
l'on sentait en eux donnait à cette assemblée je ne sais quoi
de saississant et de grandiose. Tous les éléments de la
société étaient représentés : l'autorité religieuse par seize
archevêques et évêques, venus de toutes les provinces cana-
diennes, l'autorité civile par le premier ministre du Dominion,
que l'on voyait au premier rang derrière le dais, escorté de
tous les ministres de la province, des membres de la magis-
trature, de la municipalité, de l'Université et des grands
corps publics; puis la foule, où toutes les classes et tous les
âges étaient confondus dans un même sentiment de recueille-
ment et d'adoration ; c'était bien le peuple chrétien vivant
sa foi, et faisant à Jésus-Hostie le plus triomphant cortège
que l'on pût imaginer.
" Durant quatre heures, le majestueux défilé se déroula
dans les rues de Québec sur une longueur de plus de trois
430 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
kilomètres. Il était une heure environ lorsque le dais, sorti à
9 heures précises, rentrait dans la cathédrale."
" Ce fut l'instant le plus émotionnant. La foule était
rassemblée sur l'immense place de l'Hôtel de Ville. Sou-
dain, sous la coupole étincellante de lumière qui surmontait
le porche de la basilique, l'ostensoir apparut, porté par Mgr
Sbaretti, délégué apostolique. Le peuple entier tomba à
genoux; tous les fronts s'inclinèrent, et il y eut une minute
de silence d'une incomparable solennité. Puis, spontané-
ment, de toutes les poitrines un chant jaillit, impressionnant
et grave : Te Deum laudamus."
Le lendemain c'est le dévoilement de la statue de Mgr. de
Laval par Son Excellence lord Grey, gouverneur-général du
Canada. Puis, après le dévoilement, les discours com-
mencent, chaleureux, où l'on entend les voix reunies de la
France catholique et de la généreuse Angleterre chanter à
l'envie le patron des canadiens-français et le premier évêque
de la Nouvelle France.
Mgr Eoy, l'éloquent coadjuteur de l' évêque de Québec,
jette à la foule frémissante réunie à ses pieds, ces paroles
de fière espérance où se résume la pensée des siens :
"De quoi se réjouit cette grande âme, que nous sentons
planer en ce moment sur le rocher de Québec?
" N'est-ce pas de retrouver ici, après deux siècles, une race
qui n'a pas menti à ses nobles origines? Un peuple qui,
dans les viriles ardeurs d'une maturité qui approche, reste à
genoux aux pieds du Dieu qui a béni son berceau , et qui garde
au cœur la généreuse et sainte ambition d'être toujours, dans
les terres du Nouveau-Monde, le loyal et intrépide chevalier
du Christ?
' Il me semble, qu'à cette heure mémorable, le saint
évêque, du haut de ce Cap Diamant, où la nature et la Provi-
dence lui avaient taillé dans le roc un trône colossal, et où
il planta d'un geste si fier et si énergique la houlette du vrai
pasteur, embrasse d'un regard joyeux et d'un cœur recon-
naissant l'immense domaine que son zèle d'apôtre soumit
jadis à l'empire de Jésus-Christ.
De l'Atlantique au Pacifique, de l'Océan Glacial au Golfe
du Mexique, la croix s'est promenée triomphante, et elle
dessine aujourd'hui partout sur ces horizons infinis le signe
salutaire de l'espérance. Plus de cent houlettes se sont ajou-
tées à la houlette de Laval, jalonnant ces routes glorieuses
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 431
par où l'Evangile et la civilisation sont allés à la conquête
de tout un continent, et gardant à la foi, à l'Eglise et au
Christ les peuples nouveaux entrés au bercail.
" Il est donc venu ce règne du Christ que Mgr de Laval
souhaitait avec tant d'ardeur, et pour lequel il se déclarait
anxieux de sacrifier sa vie. Et voilà pourquoi, en répétant
aujourd'hui, au pied de ce monument la prière victorieuse:
Le Christ triomphe, le Christ règne, le Christ commande,
nous résumons les plus ardents désirs du grand évêque et
nous louons toutes les œuvres de sa vie.
"Mais, M. F., pour que cette prière soit un hommage com-
plet à St- Jean-Baptiste et à Mgr de Laval, il ne suffit pas
qu'elle les glorifie l'un et l'autre en redisant la grandeur de
leurs desseins et en faisant briller l'éclat de leurs actions.
Il faut encore qu'elle dépose à leurs pieds les sincères et
généreuses résolutions du peuple qui les vénère ; il faut qu'elle
leur dise notre désir bien arrêté de garder intact le précieux
dépôt qui nous a été confié, de toujours coopérer aux desseins
de la Providence sur nous, et aux grâces de choix dont il lui
a plu de nous combler.
' ' Il faut encore que dans ce chant de triomphe , qui raconte
notre passé, vibre et s'affirme l'ardente et virile résolution
d'une race que se souvient ; d'une race qui sait que toutes
ses gloires sont faites des triomphes de Jésus-Christ sur
elle ; d'une race qui jure de ne jamais forligner, de ne jamais
souiller les lys de France ni profaner la croix du Christ plan-
tée en bonne terre française et catholique par Champlain et
Laval ; d'une race enfin qui est fermement décidée de garder
son bras armé pour faire ici les beaux gestes de Dieu."
Plus tard, c'est lord Grey qui dit:
" Honneur au Séminaire de Québec, berceau de l'Univer-
sité Laval, d'où sont sortis tant d'hommes distingués qui ont
contribué de leur très large part au progrès du Canada.
"Je me réjouis à la pensée que la libéralité des institu-
tions britanniques a toujours protégé et encouragé l'œuvre
de Mgr de Laval. Sa Sainteté Pie X, dans cette lettre qui,
comme vous l'avez dit, restera l'un des documents les plus
précieux de notre histoire religieuse et politique, l'a reconnu,
et vous savez que, grâce à une protection toute spéciale,
l'Eglise, chez vous, jouit d'une liberté plus grande peut-être
que partout, et cette protection toute spéciale a mérité de
432 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
votre part, je me plais à le reconnaître, une loyauté inalté-
rable envers la Couronne britannique.
1 ■ Nous vivons dans une confédération où catholiques et
protestants sont véritablement sur un pied de parfaite égalité.
1 ' Je forme des vœux pour que tous les éducateurs du Ca-
nada enseignent à la génération de demain la grande leçon
de tolérance et de paix, sans lesquelles aucune société ne sau-
rait subsister. C'est, d'ailleurs, cette leçon salutaire de con-
corde et d'harmonie qui devra se dégager des grandes fêtes
du troisième centenaire dont celle-ci est l'heureux prélude."
C'est tous les évêques de Québec que l'on croit entendre
lorsque Mgr Bégin, leur vénéré successeur, dans cette élo-
quence de sereine beauté qui est comme un reflet de son âme,
fait l'éloge du grand apôtre. La métropole ne devra pas
oublier ce discret avertissement tombé de ses lèvres :
"L'Eglise de Québec, mère de toutes celles qui ont surgi
de l'immense diocèse où travailla Mgr de Laval, n'.i
cessé de donner l'exemple de la fidélité que nous
devons à Dieu, à nous-mêmes et à nos rois. Mgr de
Laval avait ici trop activement collaboré à l'œuvre politique
et religeuse que la France avait entreprise sur cette terre
d'Amérique, pour qu'il ne nous apprît pas, dès l'origine, et
pour toujours, à unir dans nos âmes canadiennes l'amour de
l'Eglise et l'amour de la patrie, le respect de l'autorité divine
et celui de l'autorité royale. Ces leçons, nous ne les avons
pas oubliées. Les évêques si nombreux, accourus aujourd'hui
à Québec, au berceau de leurs églises, n'ont cessé de faire
revivre, après leurs courageux prédécesseurs, les sentiments
très nobles que leur inspire l'exemple de Mgr de Laval ; ils
n'ont cessé de répandre, avec la foi dont ils sont les apôtres,
les vertus civiques que leur a laissées en héritage le premier
évêque de Québec.
" Si le clergé canadien fut si loyal pendant les années qui
suivirent la douloureuse séparation, et s'il fut le plus ferme
appui de l'autorité nouvelle qui s'exerçait sur des citoyens,
sur des fils du sol dont aucune. épreuve ne pouvait abattre la
fierté, c'est que, lui aussi, ce clergé patriote, recueillait comme
un legs précieux les fortes inspirations qui ont passé du cœur
de Laval dans l'âme vaillante de nos générations secerdo-
tales."
Après le représentant du roi, après le représentant de
l'Eglise, après M. Turgeon parlant au nom du peuple cana-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 433
dien-français, c'est la voix de la France catholique que l'ou
entend, M. Gerlier :
" Comment, dit-il, ne serais-je pas ému jusqu'au fond de
l'âme au spectacle des sentiments que je sens palpiter dans
tout un peuple, et lorsque, dans le merveilleux déploiement
d'oriflammes dont se pare la ville de Québec, hier pour
adorer son Dieu, aujourd'hui pour acclamer son Pontife, je
vois, à côté du drapeau britannique, emblème du loyalisme
des Canadiens-français, flotter le drapeau tricolore, symbole
de leur gratitude toujours fidèle et de leur indéfectible
amour.
"Peut-être cette affirmation vous surprendra-t-elle , et
j'entends déjà votre reproche. Ne saviez-vous pas, me direz-
vous qu'il en était ainsi? Avez-vous pu douter un jour du
cœur des fils de Champlain?
"Oh! non, Messieurs. La France n'a pas cette ingrati-
tude de répondre à leur attachement par de l'oubli. Elle sait
qu'ils partagent ses joies, ses tristesses, elle sait que leur cœur
bat avec le sien. Mais, si forte que soit cette conviction dans
nos âmes, elle prend en des heures comme celle-ci une am-
pleur inusitée qui les subjugue. Car autre chose est la
connaissance qui persuade, autre chose la vision qui émeut.
Et je l'éprouve bien aujourd'hui, où, sans doute, je ne sais
pas avec plus de certitude, mais où je sens avec plus d'émo-
tion , que partout où a passé la France , rien ne saurait effacer-
de l'histoire le prestige chevaleresque de sa figure et la trace
lumineuse de son génie.
' ' Aussi bien tout dans cette fête concourt-il à nous rap-
peler la double communauté de nos origines et de notre foi.
" C'est d'abord le nom seul de celui que nous exaltons, le
vénérable François de Montmorency-Laval, grand surtout par
l'ardeur de son zèle apostolique et par l'éclat de sa vertu, mais
illustre aussi par la lignée à laquelle il se rattache, et par
tout ce qu'évoque de. valeur française le blason des Mont-
morency.
" Et, lorsque, parmi les délégations accourues pour solen-
niser ces assises, j'aperçois l'uniforme à jamais glorieux des
zouaves pontificaux, puis-je oublier qu'aux heures sombres
de 1867, répondant à l'appel du pape, qu'avec un égal en-
thousiasme ils saluaient comme leur chef et leur père, les fils
de la vieille et de la Nouvelle France mêlèrent joyeusement
sur les champs de bataille un sang également généreux et
pur !
434 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
" Cette union-là, Messieurs, celle que crée l'unité de la
foi catholique, elle demeurera indestructible entre nous."
Ces fêtes qui ont duré trois jours se terminent par une
dernière manifestation où se mêlent les prières ardentes et
les airs nationaux.
Elles sont suivi du congrès des jeunes catholiques cana-
diens-français, superbe manifestation où se dessinent déjà,
dans les accents de voix plus jeunes et plus fraîches, les es-
poirs de la race en de glorieux lendemains. Et ce sont les
jeunes, on le sait, qui, après avoir chanté les derniers chants
des grandes manifestations de juin, devaient ouvrir, par de
solennelles affirmations prononcées au pied du monument
Champlain, les fêtes inoubliables préparées à la mémoire du
Père de la patrie canadienne.
Les fêtes du Troisième Centenaire ont eu un caractère
tout-à-fait différent de celui des fêtes de Laval. Cela se
comprend assez facilement lorsqu'on se rappelle la tournure
qu'on leur a données à la dernière minute, au but politique
ajouté à celui qu'elles devaient avoir dans la pensée de leurs
organisateurs. Du troisième centenaire de la fondation de
Québec, d'une fête préparée à la mémoire de Samuel de
Champlain, un amour subitement empressé et venu de haut
lieu a voulu faire une manifestation conviant à d'impériales
agapes les races qui composent la population canadienne.
Tout d'abord, on a voulu plus que cela. t>ous le couvert
d'un vaste projet de nationalisation des Champs de batailles
des Plaines d'Abraham et de Sainte-Poye, lord Grey, un im-
périaliste anglais très habile et souvent très aimable, comptait
jeter les bases d'une entente resserrant plus étroitement les
liens qui unissent les colonies britanniques à la métropole , et
inaugurer ce qu'il appelait déjà lui-même avec satisfaction le
"greater empire." A son avis, ce n'était plus Champlain,
ce n'était plus la fondation de Québec qu'il fallait célébrer,
mais bien la naissance de la nation canadienne. C'est au
fond ce qui est arrivé, mais pas avant que l'on ait réussi à
mettre de côté, en face d'énergiques protestations, l'idée
saugrenue de conve tr toute la céléb ation en une apothéose
de la conquête de 1759, du triomphe de Wolfe sur Montcalm
et de Miiiray sur Lévis. Et tout ce qui est resté des projets
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 435
primitifs ça été la parade des armées de Wolfe et Montcalm
comme clôture des spectacles historiques.
Mais, dans toutes les manifestations de ce genre, et surtout
si elles prennent les proportions que l'on a données au
Troisième Centenaire de Québec, l'idée maîtresse de ceux
qui mènent la fête ne tient pas toujours de très près aux
grandes manifestations populaires, aux spectacles de la rue,
à la réjouissance publique. C'est dans les grandes fonctions
officielles, dîners d'État, présentations d'adresses, visites
extraordinaires, que l'on s'efforce de donner du corps et une
direction à l'idée maîtresse des manifestations, de donner le
sens voulu à l'enthousiasme de la foule. Aussi le dîner
d'État qui devait être la clef de voûte des fêtes était-il appelé
ouvertement par nombre de journalistes anglais, par certains
organisateurs eux-mêmes le " grand dîner impérial". Si ce
dîner n'a pas été tout-à-fait et très ouvertement ce que l'on
voulait qu'il fût, il n'en a pas moins, au fond, justifié le nom
qu'on lui avait donné. On a pu s'en convaincre plus tard
au ton dont la presse anglaise du pays et de Londres en a
fait le compte-rendu.
Ici encore c'est dans les discours qu'il faut chercher l'âme
de la démonstration.
Et d'abord l'adresse présentée au Prince de Galles par le
Premier Ministre du Canada, Sir Wilfril Laurier:
' Votre Altesse Royale, nous n'en saurions douter, par-
tagera notre manière de voir en ce qui concerne l'opportunité
de faire en sorte que le théâtre de ces exploits, et particuliè-
rement le champ de bataille où Montcalm et Wolfe se sont,
avec une égale valeur, disputé la suprématie, soit mis à part
afin de perpétuer chez les Canadiens-français et anglais, la
mémoire des hauts faits dont les deux races s'enorgueillissent
à juste titre.
C'est pour présider à cette grande solennité que nous
avons invité Votre Altesse Royale à se joindre à nous au
moment actuel. Nous regrettons que les circonstances nous
aient privés du vif plaisir de souhaiter la bienvenue à Son
Altesse Royale la Princesse de Galles dont la gracieuse et
attrayante personnalité a conquis tous les cœurs canadiens.
" Nous espérons que votre séjour, beaucoup trop limité au
milieu de nous, sera agréable à Votre Altesse Royale, et qu'à
votre retour dans la mère patrie, vous transmettrez au roi
l'assurance de notre fidélité à toute épreuve, de notre inalté-
436 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
rable dévouement et de notre unanime et ferme intention de
faire notre part pour favoriser les intérêts du grand empire
auquel nous nous glorifions d'appartenir."
Et le prince — le " Prince Charmant", comme on l'appelait
pendant les fêtes — de répondre :
"J'apprécie hautement l'honneur et la responsabilité qui
m'incombent comme représentant du souverain qui, ayant
sans cesse présent à l'esprit l'attachement inébranlable de
ses sujets canadiens, suit avec un intérêt affectueux tout ce
qui touche à la prospérité et au développement de leur pays.
Je me fais une véritable joie d'avoir en cette occasion le
double privilège de me joindre à vous, d'abord comme repré-
sentant du roi, puis en mon nom personnel, afin de célébrer
le 300ème anniversaire de la fondation dé votre glorieuse
cité par Samuel de Champlain. Avec quel intérêt profond
je viens prendre part avec vous aux cérémonies imposantes
des quelques jours qui vont suivre, fêtes au cours desquelles
le passé et le présent vont nous apparaître sur un théâtre
d'une beauté naturelle incomparable.
■ Comme au temps de mes précédentes visites au Canada,
je trouve ici à Québec les preuves non-équivoques de l'attache-
ment profond des sujets franco-canadiens pour le roi. Leur
fidélité éprouvée dans les jours sombres et difficiles, jours
heureusement bien loin de nous, est un des plus éclatants
hommages qu'il soit possible de rendre au génie politique du
gouvernement de l'Angleterre. Sa Majesté, ainsi que tous
ceux qui s'intéressent à l'heureux développement des insti-
tutions britanniques, éprouve une satisfaction extrême à la-
pensée que les Canadiens d'origine française travaillent de
concert avec leurs compatriotes d'origine britannique pour
assurer la prospérité et le brillant avenir du Dominion.
" Moi aussi je suis d'avis qu'il convient de préserver,
comme un souvenir impérissable pour les générations pré-
sentes et futures, les Plaines d'Abraham consacrées par la
mémoire des temps passés, et je félicite cordialement du suc-
cès qui a couronné leurs patriotiques efforts tous ceux qui se
sont employés à cette œuvre pieuse."
C'est le premier échange de gracieux procédés, la première
note donnée dans ce concert d'entente cordiale et de com-
mune allégresse qui va durer dix jours. Le prince a du coup
conquis tous les cœurs. Et nous n'oublirons jamais, pour
notre part, la figure réjouie d'un brave compatriote que les
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 437
préparatifs des fêtes alarmaient un peu, quand il arriva aux
quartiers-généraux des journalistes, quelques minutes après
le débarquement du Prince, en s ' écriant : "Le Prince a
parlé français!" La nouvelle, répandue dans toute la ville,
déride tous les fronts, dissipe toutes les inquiétudes, et il me
semble que le soir, dans ces inombrables parades des per-
sonnages historiques, les voix chantaient les airs nationaux
avec plus de douceur, avec une émotion plus profonde et
plus confiante.
Le lendemain on entre dans le vif de la fête. Arrivée du
Don de Dieu, démonstration officielle au pied du monument
Champlain. Cette fois, c'est la ville qui présente ses hom-
mages au Prince, puis viennent les représentants de la
France, des Etats-Unis, du Canada. M. Garneau dit:
" Réunis au pieds du monument du glorieux fondateur de
la patrie Canadienne, le cœur rempli des souvenirs héroïques
de trois siècles d'une existence qui ressemble plus souvent à
l'épopée qu'à l'histoire, les Canadiens-français éprouvent un
sentiment inexprimable d'orgueil patriotique et de recon-
naissance envers les deux grandes nations qui ont tour à tour
présidé à nos destinées : la France toujours aimée, à qui ils
sont redevables de la Vie et de leurs grandes traditions :
l'Angleterre, qui les a laissés libres de grandir en gardant leur
foi, leur langue et leurs institutions et qui les a dotés d'un
régime constitutionnel fondé sur la plus grande somme de
libertés, et qui est sans contredit, le plus beau et le plus par-
fait au monde.
" Pour nous tous Canadiens, de toutes les origines, ce sen-
timent s'accroît encore en présence de ce déploiement
fastueux à l'honneur de l'immortel Champlain, en présence
de cet hommage rendu à la jeune et .vigoureuse nation qui,
née d'hier, grandit à vue d'œil dans des espaces immenses,
assez vastes pour contenir un empire nouveau."
Le prince, avec une grâce toute royale, répond :
" J'éprouve une satisfaction profonde à célébrer avec vous
le 300ème anniversaire de la fondation de Québec par l'im-
mortel explorateur dont la statue, érigée à si juste titre en ce
lieu, commande un panorama que son ardente imagination
elle-même eût eu peine à concevoir.
M Tout en me plaisant à reconnaître que nous célébrons
tout particulièrement en ce jour la fête de Québec, je ne
perds cependant pas de vue que cette célébration intéresse
438 - LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
aussi la nation canadienne qui toute entière prend sa part de
nos réjouissances. Que dis-je, ce n'est pas ce vaste Do-
minion seul qui vient en ce jour honorer la mémoire du
grand Champlain. La Mère-Patrie elle aussi revendique
l'honneur de s'associer à cet hommage, et des points les plus
reculés de l'empire, nos compatriotes, à l'effet de célébrer son
immortel souvenir, ont député des représentants que je suis
heureux de voir aujourd'hui parmi nous.
"D'autres terres également sont justement fières de la
renommée de Champlain. Entre toutes, le grande nation
à laquelle il devait allégeance, qu'il aimait passionnément, a
délégué pour assister à vos imposantes cérémonies l'un des
plus, brillants de ses représentants."
Le vice-président des États-Unis, M. Fairbanks :
" La célébration du troisième centenaire de Québec est
un fait qui intéresse tous les États-Unis, profondément. De
Québec, de nombreux explorateurs ont pris la route des im-
menses étendues de l'Ouest, pour explorer un territoire qui
fait maintenant partie des États-Unis. Ils ont laissé comme
vestiges de leur passage sur notre territoire une empreinte
indélébile sur notre pays.
" Trois cents ans, c'est court, pour la France et l'Angle-
terre : et cependant, dans cette période, tient toute l'histoire
du Canada et celle de l'Amérique anglo-saxonne. Ici ont
eu lieu de grandes batailles, mais aujord'hui, les navires de
guerre ancrés dans ce port, appartenant à trois diverses
nations, témoignent de la paix qui les réunit en ce jour gran-
diose, et de leur amitié sincère.
' ' Je vous apporte les félicitations du Président et du
peuple des États-Unis, qui se réjouissent des progrès du
Canada. ' '
Puis c'est le représentant de la France qui prend la parole :
" Au nom de la France j'adresse le plus respectueux hom-
mage à la mémoire des morts glorieux qui ont fondé le Cana-
da, contribué à sa grandeur et su faire épanouir les mêmes
vertus qui attireront aux Canadiens l'estime universel.
" De l'autre côté de l'Atlantique, nous applaudissons avec
une ardente sympathie à l'union qui dans le Canada s'est
réalisée entre deux races faites pour s'entendre, chacune ap-
portant à l'œuvre commune les qualités qui lui sont propres.
"En France, comme au Canada, on cite avec une légitime
fierté le nom de Champlain qui fut vaillant soldat, adminis-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 439
trateur éminent et habile diplomate. Son initiative hardie
a eu pour résultat de conquérir un nouveau domaine à la civi-
lisation, de créer une nouvelle patrie pour les enfants de la
Grande Bretagne et de la France."
L'hon. M. Turgeon, dans un discours finement ciselé,
teriaine cette fête d'éloquence patriotique et humanitaire.
Parlant au nom des canadiens-français il dit :
" On a compris, que la conservation de l'élément et de la
langue française, n'était pas une cause de danger, mais un
gage de grandeur, de progrès et même de sécurité ; que la
Confédération canadienne est semblable à la ruche dont parle
Marc-Aurèle : ce qui est utile à l'abeille profite à 'la ruche en-
tière ; que le dualisme national, suivant l'heureuse expres-
sion de Lord Dufferin, n'est pas un obstacle au développe-
ment d'une jeune nation qui a tout à gagner, en conservant
l'héritage littéraire et social qu'elle tient de .deux des plus
grands peuples de l'Europe. Cette conception est juste,
car qu'est-ce qu'une nation? La nation suppose-t-elle l'unité
de verbe? La nation moderne a été formée des éléments les
plus divers. Voyez l'Angleterre, la France, la Suisse et la
Belgique. Chacun de ces pays a été un vaste creuset, où se
sont fusionnés, sous l'action du temps, et des influences am-
biantes, ses éléments constitutifs. Il y a quelque chose de
supérieur à la langue et à la race : c'est la volonté, l'unité
morale, l'unité d'esprit, la concordance de vues, c'est avoir
les mêmes aspirations idéales, être dévoués aux mêmes
œuvres de progrès. Chaque élément, chaque groupe ethni-
que, ne peut se développer qu'en développant ses dons
naturels et ses qualités propres. Ne cherchez pas à le séparer
de son passé, à lui donner en quelque sorte une autre âme,
car, suivant un mot devenu justement célèbre, vous n'en
feriez que des déracinés!"
Le samedi soir, (25 juillet) dîner d'Etat auquel prennent
part les membres de toutes les délégations afficielles. C'est
pour plusieurs " la fête impériale ", c'est là que va se signer
l'acte de naissance du " greater empire". Toutes les co-
lonies sont là représentées et l'on veut si bien être sûr que ce
qui pourra en être livré au public sera parfaitement exact,
qu'on refuse, cette fois, l'admission aux journalistes, et un
sténographe officiel est chargé de préparer le compte rendu
qui sera, la nuit même, télégraphié aux quatre coins du
monde.
440 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
La nature impérialiste de ce dîner repose surtout dans le fait
qu'il a réuni à une même table, sous les yeux du fils du roi,
en présence des représentants de puissances amies, les délé-
gués de tous les gouvernements autonomes de l'empire bri-
tannique. C'était comme une revanche, discrète et timide,
de l'échec subi par l'impérialisme à la conférence coloniale
de Londres. On y a plutôt Pair de sauver les apparences
qu'affirmer nettement une idée.
C'est, en somme, le Prince de Galles qui a touché de plus
près l'idée chère à lord Grey lorsqu'il a dit :
' Le trois-centième anniversaire de la fondation de Qué-
bec a pris une importance, non seulement locale, mais il a
occasionné une démonstration d'une importance nationale,
même impériale. (Appl.). Nous nous réjouissons que, de
tous les points de la terre, des grandes puissances autonomes,
de l'Australie-, de la Nouvelle-Zélande, de l'Afrique, on se
soit intéressé au troisième centenaire de Québec."
Sir Wilfrid Laurier porte un toast aux colonies autonomes,
à chacune desquelles il adresse quelques mots d'éloges, puis
il adresse des paroles gracieuses aux nations amies de l'An-
gleterre qui ont tenu à être représentées aux fêtes de Qué-
bec. Il proclame la douceur du régime britanique :
" Plus je vieillis, et plus j'apprécie la sagesse de cette con-
stitution anglaise sous laquelle je suis né et j'ai grandi, et
sous laquelle j'ai vieilli, et qui donne aux différentes parties
de l'empire leurs gouvernements libres et individuels.
(Appl.) C'est notre fierté de dire que le Canada est le pays
le plus libre du monde. (Appl.) C'est notre orgueil de dire
que, dans notre pays, fleurit au plus haut degré la liberté
sous toutes ses formes, la liberté civile, la liberté religieuse.
Cela peut n'être pas apparent, à qui ne regarde que super-
ficiellement ce qui se passe ici. Le fait que le Canada est
une colonie ne diminue pas la véracité de ce que je viens de
dire. Le mot " colonie " ne renferme désormais aucun sens
d'infériorité. Nous reconnaissons l'autorité de la Cou-
ronne Anglaise, et nulle autre. Ce privilège n'est pas toute-
fois le nôtre seulement, il est aussi celui d'autres colonies
autonomes, qui ont ce soir des représentants ici, et qui nous
ont dépêché des envoyés afin de nous aider à célébrer les glo-
rieux exploits des fondateurs de cette colonie, ainsi que les
faits d'armes de Wolfe et de Montcalm, de Murray et de
Lévis.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 441
"11 n'y a que deux seules manières de gouverner un peuple.
L'une en foulant aux pieds toutes ses libertés; l'autre, en
sachant s'attirer la confiance du peuple par l'appel à ses senti-
ments de justice et de liberté : la politique de la conciliation.
Et c'est cette dernière qui fut la politique de l'Angleterre."
Après Sir Wilfrid' Laurier des discours som, prononcés par
lord Dudley, pour l'Australie, le comte de Ranfurley, pour
la Nouvelle-Zélande, Sir Henri de Villiers pour la Colonie du
Cap (Afrique du sud), Sir Lomer Gouin, premier ministre
de la Province le Québec, Sir James Whitney, premier
ministre de la Province d'Ontario. C'est alors que ce der-
nier, rappelant le mot célèbre d'un homme d'Etat canadien
s'est écrié : " Je suis un Canadien-français parlant anglais !"
Le dîner se termine par le toast au gouverneur-général que
propose le Prince de Galles. Lord Grey a donc le dernier
mot. Il en profite pour affirmer une dernière fois l'idée qui
lui est chère. Il remercie avec effusion toutes les parties des
possessions britanniques qui ont voulu souscrire à son œuvre
et pour l'intérêt porté à "la conservation des champs de
bataille Québécois, comme terre sacrée de l'empire."
Que l'idée impérialiste ne soit pas, tout le long des fêtes,
ouvertement très intense, cela est évident. Mais nous la
trouvons partout mêlée à tant de sentiments qui lui sont
étrangers tout en ne la repoussant pas, qu'elle peut se vanter,
en somme, d'être dans tout cela vivante et tenace. Ceux qui
la prônent, s'ils ne peuvent pas se vanter de lui avoir fait
faire beaucoup dechemin, peuvent au moins se flatter d'avoir
pu la mêler à la fête nationale de ceux-là mêmes qui jusqu'ici
lui avaient témoigné le plus d'indifférence. Et ce fait seul,
pour des gens qui savent attendre tout aussi bien qu'ils savent
conserver le terrain gagné ("What we hâve, we hold) n'est
pas un mince encouragement pour le tenants d'une politique
grosse de surprises sinon de conflits sanglants ou de violentes
récriminations. On a peut-être compris que le temps n'est
pas encore venu de mettre à réalisation le grand projet d'u-
nion rêvé par l'Angleterre qui se sent un peu fatiguée de
porter seule le riche mais lourd fardeau de ses conquêtes
à travers le monde. Mais si l'on admet cela,
c'est très certainement tout ce que l'on veut encore admettre ;
et- nous entendrons bientôt parler encore de cette idée im-
périaliste que désormais l'on voudra acclimater chez nous
après l'y avoir introduite sous le haut patronage de l'héritier
du Trône.
442 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Ceux qui ne virent tout d'abord dans l'idée de Chamber-
lain qu'un ballon d'essai, et ne s'inquiétèrent pas davantage
des résultats qu'elle pourrait avoir n'ont pas compté avec ce
côté du caractère anglais qui le trouve éternellement acces-
sible aux appels du chauvinisme, même si ce dernier avait
pour seul effet de donner à la métropole une prise plus ferme
sur des possessions qui sont pourtant siennes déjà et que per-
sonne ne lui dispute plus.
Il a passé beaucoup d'eau sous les ponts de Londres depuis
la conquête du Canada. Le peuple anglais n'a pas changé
et ses parlements sont encore soucieux de poursuivre les tra-
ditions de la nation conquérante, de conserver l'idéal national
qui semble se complaire, même de nos jours, à revoir son
auguste origine jusque dans la vieille et poudreuse solennité
de son mécanisme administratif. Officiellement l'Angleterre
a gardé ses perruques blanches comme elle a gardé ses lords.
Les moyens d'action seuls ont changé.
En 1755, c'est à coup de crosse de fusil que l'on a chassé
les Acadiens de leurs foyers. Et c'est un désir de sécurité
anglo-saxonne qui avait inspiré ce crime.
Plus tard, les différents modes de gouvernement donnés
au Canada, toujours avec la même idée en vue, n'ont pas tous
été également paternels. Si, avec le temps, la main de fer
s:est gantée de velours elle n'en est pas moins restée très
ferme. Si le langage est devenu plus courtois il ne tend pas
moins aux mêmes fins, et nous doutons fort que le mot " co-
lonie " soit interprété en Angleterre comme Sir Wilfrid Lau-
rier a eu le courage de l'interpréter pendant les fêtes du
troisième centenaire.
Un des meilleurs résultats des fêtes de Québec aura encore
été, après tout, de mettre en contact plus intime deux élé-
ments de notre population ne se connaissant que très peu ou
très mal, et que des intérêts politiques mesquins avaient trop
souvent lancés l'un contre l'autre. Et si, même en pour-
suivant un .autre but , on a créé une union plus parfaite entre
nos populations françaises et anglaises , on a assuré pour
l'avenir, dans notre patrie, le règne d'une justice plus large
et d'une concorde plus complète— les réjouissances de notre
peuplé n'auront pas été vaines, et les sacrifices qu'il aura
faits auront contribué à une œuvre vraiment patriotique.
J. L. K. Laflamme.
Comment se Développe une Province
par l'Agriculture
Il y avait jadis une race d'hommes qui vivaient librement
dans le vaste pays que Cartier avait divisé en royaume de
Saguenay, de Canada et d'Hochelaga; c'était ces féroces
indiens que nous ne connaissons plus aujourd'hui que dans
les romans d'aventures et dont, tout au plus, nous voyons
mourir à nos portes les derniers survivants, enveloppés dans
le manteau de leur gloire ancestrale. Pauvres débris ! A
ces fiers enfants des bois qui possédaient autrefois le pays
tout entier, il ne reste plus que quelques petits coins de terre
où la civilisation même, leur commune ennemie, est venue
les relancer. Ceux que nous voyons encore aujourd'hui,
derniers restes des puissantes tribus iroquoise, huronne et
montagnaise, se sont accommodés à leur nouvel état de vie;
insensiblement ils ont perdu leurs habitudes , leur langue ;
toutes les vieilles traditions si suavement entachées de la
poésie des choses anciennes. Mais ces pauvres fidèles des
Manitous conservent toujours quand même leurs goûts
nomades ; la grande vie errante et libre les fascine. Ils ne
veulent pas s'attacher à leur demeure d'un jour et, quand
vient l'hiver, ils s'en vont là-bas, bien loin, dans le nord
immense, avej les bêtes sauvages, où ils sont bien.
Le jour où le premier colon français, débarqué sur nos
rives, a abattu le premier arbre et jeté en terre le premier
grain de blé, les vieilles races indiennes ont dû céder le pas,
reculer et disparaître. Ils étaient, les vieux sauvages, des
nomades et des chasseurs ; il fallait au Canada des sédentaires
et des laboureurs. Ceux-ci se sont résignés à leur sort, fata-
listes toujours ; ceux-là vivent pleins de foi et d'espérance en
l'avenir tout souriant... Autrefois, dans la forêt, c'était le
wigwam de l'indien ; aujourd'hui, c'est le petit campe de bois
rond du colon. Dans les plaines, autrefois, c'était d'affreux
cris de guerre et de mort jetant la consternation dans les vil-
lages ; c'est aujourd'hui le chant mâle et vigoureux de l'habi-
444 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
tant regagnant son logis un soir, où la brise australe souffle
avec la plus exquise douceur et où s'épandent sur les champs
blonds les derniers rayons du soleil de six heures. Le roman
romanesque a disparu pour faire place au roman réel, com-
bien plus beau et plus intéressant !
C'est le roman du travail le plus persévérant, de l'effort le
plus patient et le plus énergique pour la prise de possession
d'une terre farouche et sauvage qui résiste et qui s'entête ;
c'est le roman du colon qui lutte sans merci avec la forêt et.
qui finit par nous ouvrir ce pays à force de travail et de priva-
tions ; c'est le roman de tous les champions de la colonisa-
tion en notre pays, ces martyrs, oserons-nous dire, qui ont
arrosé le sol que nous foulons de leurs sueurs et de leurs
larmes souvent; qui, sensibles comme nous pourtant, n'ont
pas craint, pour nous donner un brillant héritage, de s'en-
foncer dans les forêts, à plusieurs lieues des grands centres,
sans chemins, sans aucun moyen de communication, sans
voisins ; de vivre loin du médecin, loin du prêtre. C'est le
roman de l'énergie, c'est le roman du travail; c'est aussi le
roman de la foi et de l'espérance. Dites, en est-il un plus
beau ?
" Ce sera l'honneur de la colonisation française, dit M.
"Gabriel Hanotaux, de l'Académie Française, d'avoir été
" surtout agricole. Partout où l'élément français s'est im-
' 'planté dans le monde: au Canada, à la Louisiane, il a
"subsisté par l'agriculture; il a reculé ou disparu avec elle. v
On trouverait, ici, matière à de longues discussions, si l'on
établissait un parallèle entre la colonisation française et la
colonisation britannique. Disons que si les Anglais enten-
dent mieux peut-être que les Français le " commerce aux
colonies", ces derniers, par contre, prennent mieux et plus
vite solide attache au sol dans les pays nouveaux. C'est au
Canada surtout, où se développèrent ensemble colonie fran-
çaise et colonie anglaise que nous pouvons faire facilement la
comparaison. Les Français, au Canada, furent si prompte-
ment assimilés aux exigences de leur situation, au mileu de
la nature sauvage, qu'on eût pu croire qu'ils avaient été
formés tout exprès pour être les découvreurs de ce pays et les
pionniers de la civilisation en ces contrées barbares. Le
colon anglais, au contraire, plus froid, d'un caractère plus
casanier et mercantile, a été gauche et embarrassé devant la
brutalité de la forêt. Il n'a eu d'expansion et de puissance,
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 445
à vrai dire, que lorsqu'il réussit à créer autour de lui cette
atmosphnère britannique, ce home, sans lequel l'Anglais ne
peut rien faire. Placés dans les mêmes circonstances, les
deux colons, anglais et français, sont également industrieux
et laborieux. Seulement, le français a plus d'esprit de res-
source et se défend mieux contre les difficultés et les misères
de l'imprévu.
Avec cette nature souple, ce feu généreux, cet esprit
audacieux qui caractérisent le colon français, le travail ne
languit pas et bientôt surgissent les œuvres.
Aussi, à peine Champlain venait-il de faire son apparition
dans les forêts séculaires du Canada, qu'une société d'hommes
vaillants et industrieux, actifs et entreprenants, surgirent de
tous les points de la France pour fonder cette colonie qui,
sans trop tarder, devait, dit un économiste, "attirer les
"regards des grandes puissances du monde. "
Les progrès du défrichement furent considérables, malgré
les luttes que ces premiers colons eurent à soutenir contre
les attaques incessantes des aborigènes. Mais, à mesure que
la civilisation pénétrait, abritée par l'étendard de la croix,
l'immigration française se faisait plus nombreuse et les géné-
rations se succédaient en se transmettant religieusement
l'héritage traditionnel de la foi catholique et de la possession
du sol. Bientôt, le difficile était fait. Il s'était créé une
génération née dans la contrée, familiarisée avec ses difficul-
tés et ses dangers comme avec ses ressources. Il n'y avait
plus donc qu'à avancer, car, dès que les familles commencent
à se dédoubler et à envoyer dans des terres nouvelles des
enfants du pays, la colonisation prend une assiette solide, un
cours régulier de développement.
Il faut dire aussi que l'installation des immigrants, opéra-
tion difficile et compliquée dans la plupart des colonies, était,
au Canada, heureusement très simplifiée. La salubrité du
pays, l'abondance des bois de construction, sur toutes les.
terres, la facilité du défrichement de ces bois, la simplicité
rustique même des mœurs et des besoins des immigrants,
tout concourait à faciliter l'opération.
En outre, chacun apportait généreusement sa pierre à
l'édifice national. Tout le monde s'adonna à l'agriculture.
Depuis le temps que l'on fondait des provinces, des colonies
en mettant à contribution toutes les branches du commerce,
il était urgent de savoir si, pour le même objet, le laboureur
446 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
pouvait remplacer le commis ou le colporteur. Les grands
seigneurs de ce territoire donnèrent l'exemple en se mettant
eux-mêmes aux travaux des champs. Ils formèrent, chacun
autour de soi, un noyau de société, et bientôt, on vit surgir
sur les bords du Saint-Laurent, un nombre de pittoresques et
beaux villages qui sont aujourd'hui comme autant de trophées
attestant nos droits à revendiquer le sol colonisé par nos pères
et. que nous tenons d'eux à titre d'héritage national. Ce
serait ce sol que l'on verrait ne plus nous appartenir? La
patrie, la patrie vivante, celle que chacun porte en son cœur,
est indestructible comme l'âme humaine ; elle renait comm-::
elle et, participant à sa sublime nature, elle s'échappe immor-
telle de l'étreinte de la tyrannie et des détours de la politique.
'Nous gardons notre patrie en conservant religieusement en
nos cœurs le souvenir de nos pieux ancêtres. Ils en sont
dignes et nous avons raison, certes, d'en être fiers.
Car la- population de la province de Québec n'a pas eu pour
origine, comme on l'a prétendu quelquefois, des aventuriers,
des hommes de hasard, des. individus déclassés qui avaient
à choisir, dans leur pays, entre la prison perpétuelle et le
Canada où on les déportait. Nous en avons déjà trop de
cette légende. Nous tenons notre origine d'une immigra-
tion saine, d'un élément intégral de la nation française. Nos
ancêtres étaient des paysans, des soldats, des bourgeois et des
seigneurs. Ils formaient une colonie dans le sens vrai du
mot : et cette colonie était formée de paysans emportant avec
eux les mœurs, les habitudes, la langue et les croyances de
leur canton paternel ; de militaires , officiers et soldats qui ,
une fois licenciés, venaient s'établir sur le sol, apportant un
surplus de force, de courage et de vertus chevaleresques qui
rendait à ce petit peuple l'esprit de sacrifice chose si simple,
si naturelle, que nul n'en est surpris, ne s'en prévaut et ne
s'en flatte. Ah ! il serait heureux que l'on prit aujourd'hui
autant de soin à recruter les immigrants que l'on va chercher
pour peupler nos centres colonisateurs.
La colonie canadienne est fondée. Il ne reste plus mainte-
nant qu'à la voir prospérer et grandir. Tous y mettent la
main généreusement. Mais une classe d'hommes se sur-
passe, ici, en dévouement et en abnégation. C'est le clergé
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 447
canadien. Ah ! nous devons gros à ces héros de la foi et de
la civilisation en notre pays. Tandis que chaque âme cana-
dienne ouvre dans sa solitude un inviolable sanctuaire à la
patrie; tandis que les hommes politiques, les publicistes du
temps et toute la tête intellectuelle de la nation s'applique à
défendre le pays et à développer ses forces ; tandis que le
peuple, ce fonds . inépuisable de l'humanité, s'en va crois-
sant de jour en jour, se sacrifiant obscurément sans même
connaître la vertu de son sacrifice ; le clergé accomplit avec
calme et douceur son œuvre de paix et de régénération. De
tous ses constants efforts sortira bientôt cette belle institu-
tion de la paroisse canadienne-française qui sera la raison de
notre survivance et de notre multiplication sons la domina-
tion française, la condition de notre grandeur future; qui
sera la cellule-mère où se formera une race d'un immense
avenir ; une terre de Gessen où un peuple se multipliera pour
se conserver à lui-même le salut et le -donner à toute l'Amé-
rique du Nord. Plus tard, lorsque les colons du Saint-Lau-
rent pleureront leur séparation d'avec la France, pour eux
une mère; lorsque l'aristocratie même, qui présidait à la
défense de la colonie, aura repassé la mer et les aura laissés
seuls en disant aux prêtres et aux religeux : "Désormais,
vous serez les nobles du pays " les malheureux abandonnés
se serreront autour de leurs chefs spirituels et leur diront, en
effet , à leur tour : ' ' Vous êtes notre roi et notre noblesse ! ' '
Et le prêtre devint le roi et le noble ; désormais les colons lui
transportent l'affection qu'ils avaient pour le roi et la considé-
ration qu'ils avaient pour le noble.
Ce fut leur salut et leur force.
" Comme la religion fut un de leurs principaux mobiles, —
' aux Canadiens — dit M. E. Eameau, l'instrument visible de
1 cette union de cette force, de ce patriotisme fut le clergé.
' Ce corps éminent et respectable qui avait déjà joué un si
' grand rôle dans la formation de la colonie, resta, au milieu
'de la fuite commune, ferme et inébranlable à son poste, à la
' tête de ses ouailles ; il demeura en ce pays le seul débris
' de l'aristocratie sociale, pour consoler, soutenir et diriger
1 le bon vouloir et le courage inexpérimenté de ce peuple
'abandonné. Il ne fut point au-dessous de cette tâce ; ni
' la crainte des violences, ni l'obsession des intrigues, ni la
'séduction des promesses, ne purent jamais le faire dévier;
la diplomatie astucieuse du gouvernement anglais suc-
448 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
*" comba devant cette honnêteté simple mais ferme d'une
''conscience droite et convaincue."
Et le même écrivain ajoute plus loin : "On ne saurait
"accorder trop d'éloges au clergé canadien, et quoi qu'il
" arrive, sa mémoire est désormais inséparable de l'histoire
"de ce peuple dont il est un des principaux fondateurs, et
" dont il a été incontestablement le soutien et ie sauveur dans
"les temps modernes." — (La France aux colonies, E.
Rameau) .
"Partout, dit à son tour M. Lefebvre de Bellefeuille, le
"prêtre a suivi le premier colon et quelquefois l'a devancé. . .
"le prêtre pénètre toute la société canadienne, toute l'histoire
du Canada; ses œuvres se retrouvent partout, et avec lui,
"on voit l'Eglise Catholique qui, après avoir fondé notre
' peuple le conserve encore et le protège dans les luttes qu'il
" soutient."— (Revue Canadienne T.VI. p. 717).
Aussi, dans cette œuvre sacrée de la colonisation, le curé
ne continuait-il pas l'œuvre commencée par les religeux
Jésuites? Ces derniers furent aussi les colonisateurs du
Canada. A côté des forts qui garantissaient la sécurité des
colons et de leurs premières moissons sur le sol canadien, les
missionnaires s'appliquaient à fixer aux travaux de l'agricul-
ture et les tribus vagabondes des sauvages et les familles des
immigrés français.
Le Père Buleux, arrivé aux Trois-Rivières dans les pre-
miers jours de juillet 1635, n'eût rien de plus pressé, après
avoir fondé l'église de la Conception, que d'appliquer ses
nouveaux paroissiens à la culture de la terre. Il écrivait, peu
de temps après son arrivée :
" Si Capitanas vivait encore (Capitanas était un chef
"indien, ami des Français) il favoriserait sans doute ce
" que nous allons entreprendre ce printemps pour pouvoir
"rendre les sauvages sédentaires petit à petit. Comme ces
" pauvres barbares sont dès longtemps accoutumés à être
"fainéants, il est difficile qu'ils s'arrêtent à cultiver la terre
" s'ils ne sont secourus. Nous avons donc dessein de voir
''si quelque famille veut quitter ses courses; s'il s'en trouve
" quelqu'une, nous employerons, au renouveau, trois hommes
" à. planter du blé d'inde proche de la nouvelle habitation de
" Trois-Rivières où ce peuple se plait grandement. Quant
" aux hommes que nous désirons employer pour leur assis-
tance, M. de Champlain nous a promis qu'il nous en accom-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 449
" modéra de ceux qui sont en l'habitation des Trois-Rivières.
" Nous satisferons pour les gages et pour la nourriture de
ces ouvriers à proportion du temps que nous les occuperons
"à défricher et cultiver avec les sauvages. Si je pouvais en
entretenir une douzaine , ce serait le vrai moyen de gagner
" les sauvages." — (Relations de 1635, p. 20).
Ce que les Jésuites firent aux Trois-Rivières d'autres mis-
sionnaires non moins méritants, le firent à Québec, à Tadou-
sac, à Montréal, tout le long du Saint-Laurent et ailleurs : au
Mississipi jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Dans le vieux
"Royaume du Saguenay "., les seuls défrichements qui s--
:fiont faits dans l'espace de deux siècles, où tout ce domaine
était livré au monopole et au privilège des traiteurs, ont été
faits par les Jésuites. Ces religeux, du reste, ne furent-ils
pas les premiers meuniers du Canada?
Un jour, à Subiaco, en Italie, un Goth qui travaillait, mal-
habile à son métier, laissa tomber sa cognée au fond d'un lac.
Saint Benoit était' là. Il fait un miracle et la cognée revint
-du fond du lac se remettre entre les mains de l'ouvrier :
"Prends ton fer, dit Benoit, au bûcheron barbare, prends,
"travaille et console-toi."
Paroles symboliques, sécrie M. de Montalembert, où l'on
"aime à voir comme un abrégé des préceptes et des exemples
" prodigués par l'ordre monastique à tant de générations et
" de races conquérantes."
"Prends ton fer, travaille et console-toi ", ont pu dire
•à chacun de nos colons de la Nouvelle-France les religieux
Jésuites et les prêtres, humbles curés de nos compagnes.
Lorsque l'on constate d'une manière si vive dans le passé de
notre pays et encore aujourd'hui, cette union si parfaite du
prêtre et du colon, la bonne entente qui a toujours existé
entre eux, on est tenté de prendre pour devise à notre pays,
ces mots empruntés aux moines: " Cruce et aratro, par la
«croix et la charrue."
* . *
*
Nous sommes en 1700.
C'est dans les comtés actuels de Québec, Montmorency et
Portneuf que se trouvait alors le foyer principal de la coloni-
sation. La ville de Québec était entourée dé Seigneuries
et les seigneuries qui se trouvaient rënierméjès dans le comté
450 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
de Kamouraska constituaient le groupe de colons le plus im-
portant. Là, résidait essentiellement la force de la nation;
ce comté comptait à lui seul plus de 5,400 âmes, les deux tiers
alors de toute la population. En remontant le Saint-Lau-
rent, déjà aussi des établissements importants commençaient
h s'échelonner sur les deux rives, tout le long du fleuve. La
rive sud, où de grandes seigneuries étaient situées, formait
un pays très fertile qui- attira immédiatement un grand
nombre de colons, malgré le voisinage des Iroquois qui,
dans .la suite, firent subir de grave désastres à ces établisse-
ments. Toujours en remontant le fleuve, un peu au nord-
ouest de ces seigneuries, on trouvait, enfin, la colonie sul-
picienne de Montréal qui, déjà, voyait le pays se peupler au
nord et.au sud du fleuve. Montréal était alors le point ex-
trême de la colonization . . . Alors éclata cette sanglante
guerre anglo-française qui, pendant plus de quinze ans, eût
des effets désastreux pour la colonie. La fatale conséquence
de cette guerre fut de paralyser et même de ruiner la coloni-
sation dans les districts avancés qui, par la douceur du climat;
et la fertilité du sol, offraient précisément au pays le plus
d'avantages. Les Iroquois poussés par les Anglais, jaloux
et inquiets des établisssements français, détruisirent, dans
leurs différentes incursions, non seulement les cultures et les
habitations, mais même une partie de la population. Les
seigneuries de tout le district de Montréal souffrirent considé-
rablement de ces désastres. Heureusement le district de
Québec, abrité par la luttte même de ses postes avancés jouît
d'une grande tranquilité et vit se reporter sur lui le peu d'es-
sor que prit le Canada durant ces fâcheuses années. Néan-
moins sous M. de Callières qui se montra non moins sérieux
et intelligent que M. de Frontenac à qui il venait de succéder,
le pays commença à réparer ses pertes. Assurés désormais
du calme et de la sécurité, les habitants des seigneuries du
pays dévasté rentrèrent dans leurs héritages ravagés. Ils
reprirent leurs travaux avec opiniâtreté et ramenèrent après
quelques années leurs paroisses au point de développement où
elles étaient vingt ans avant la guerre.
Néanmoins, si l'on jouissait de quelque tranquillité de la
part des sauvages, on conservait plus d'une inquiétude du
côté des Anglais avec qui la France était toujours en guerre.
Le traité d'Utrecht, en 1713, assura, enfin, après vinçt-huit
ans de troubles, une paix complète au Canada. Mais autre
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 451
chose paralysa encore la colonisation : l'incurie du gouverne-
ment français qui se refusait à tout effort, à toute dépense
extraordinaire pour la colonie. Il n'envoyait pas de colons
et entretenait à peine le garnison du pays. L'immigration,
réduite à presque rien durant la guerre, était toujours peu
considérable et la colonie, laissée à elle-même, dût trouver
dans ses propres fonds l'essor de son développement.
Quelques années plus tard, l'immigration française commence
à reparaître, il est vrai, peu à peu, mais elle est abandonnée
à sa propre initiative.
A cette époque, l'expansion territoriale se manifeste surtout
dans la province de Québec, sur la rive sud du fleuve, et les
premiers établissements de la Eivière-Ouelle, de la Rivière-
du-Loup et de l'Ile Verte datent de cette période. Cepen-
dant, les vieilles seigneuries, qui envoyaient une partie' de
leur jeunesse dans des établissements naissants : et surtout
dans l'Ouest, semblaient péricliter.---
Jusqu'en 1740, le bienfait de la paix continua pour les
colons du Canada, mais sauf les progrès qui s'accomplirent
antérieurement par le développement des travaux de la popu-
lation, on peut dire qu'ils n'en tirèrent aucun bénéfice. La
France continuait son système d'abstention et d'inertie; et
Monsieur le Régent dépensait en quelques soupers fins des
sommes qui eussent doublé les forces de la colonie. Le *eu
était à la maison, du reste, et l'on ne s'occupait guère des
"écuries", comme devait le déclarer un ministre, trop
spirituel, quelques années plus tard.
Voici l'année 1744. En Europe, on est au fort de la
funeste et inutile guerre de Sept Ans. L'Angleterre prend
naturellement parti contre la France et, chez nous, le dé-
veloppement si favorable et si vigoureux que nous avons sig-
nalé, commence dès lors à être entravé par les expéditions
et les inquiétudes que déterminèrent les armements anglais.
" C'est ainsi, dit un historien, que le Canada payait pour les
" folies de la cour de Versailles, sans jamais en avoir reçu
"ni aide ni profit." Cette guerre de 1744 n'occasionna, il est
vi ai, par elle-même, que du trouble et des fatigues aux Ca-
nadiens. Les Anglais n'opérèrent que dans les établissements
maritimes du Golfe et la prompte paix de 1748 mit bientôt
fin aux hostilités. Mais cette perturbation, jetée dans la
colonie, n'était que le prélude de la guerre fatale de 1755
où elle devait succomber. Les inquiétudes ne cessèrent
452 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
même jamais, chez les colons, dans l'intervalle des deux
guerres. Cette paix ne fut, en Amérique, qu'une trêve
armée, et le Canada ne vit point renaître l'heureux essor qu'il
avait commencé à prendre.
On comprend que la colonisation devait souffrir de cette
pénible crise. Tout de même, de 1739 à 1754, on concède
encore quinze seigneuries nouvelles et six augmentations
d'anciennes. Celle qui avait été accordée en 1754 à M. de
la Corne, dans le comté actuel d'Yamaska, est la dernière
que créa l'administration française. Désormais d'autres
soins et de terribles soucis ne laisseront plus de temps poul-
ies paisibles occupations du développement colonial.
Au moment de la lutte finale, en 1755, le Canada pouvait
compter 66,000 âmes, plus environ 4 ou 5,000 colons, Voya-
geurs, chasseurs et traiteurs, répandus dans les colonies de
l'Ouest et parmi les nations sauvages.
Les Anglais, eux, se préparaient derechef à la lutte.
Jamais on ne vit en Amérique un déploiement de force et
un acharnement comparables à leurs efforts. En France, on
ne voyait rien ; on ne voulut rien voir, et les forces que l'on
daigna envoyer en Amérique furent illusoires en présence
des armements immenses de l'Angleterre.
Voilà le bilan de la situation de la colonie française au
moment où commence la grande guerre. Il n'entre pas dans
le plan de notre travail de relater ici les derniers instants de
cette colonie, la plus belle, mais, hélas ! la plus négligée que
la France ait jamais eue entre les mains. . . Deux ans après,
en 1760, on cédait la Louisianne à l'Espagne et la puissance
française disparaissait de l'Amérique du Nord pour toujours.
* *
*
Une superbe incurie vient de faire perdre à la France l'occa-
sion la plus favorable d'agrandissement et de puissance. Dr.
cette belle colonie, tout lui est enlevé en un jour. Le beau
rêve de Eichelieu, de Colbert et de Vauban de faire une
nouvelle France forte et heureuse n'a pas été réalisé.
" Lorsque l'on refléchit à toute cette puissance perdue, dit
" M. E. Eameau, lorsque l'on étudie dans notre histoire les
<{ visées creuses, les ambitions irrationnelles, les passions
" misérables auquelles on a sacrifié à grands frais ce magni-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 453
14 fique avenir, le cœur se soulève de regret et d'indignation
contre la politique et le système qui ruinèrent les forces de
" la France et la contraignirent aux tristes nécessités de la
"révolution."
Les Anglais sont désormais nos maîtres. Notre résistance
a été héroïque ; de suprêmes et patriotiques efforts ont épuisé
le dernier homme et le dernier écu. Que vont devenir
maintenant les pauvres colons canadiens-français si brusque-
ment séparés de la mère-patrie? Ah! elles sont -bien loin
aujourd'hui la douce Bretagne et la grasse Normandie !.. .
La Providence veille. C'est alors qu'entre en action le clergé
canadien qui commence son œuvre de paix et de consolation.
Nous l'avons dit, les colons français, abandonnés par leur
mère nourricière, maltraités d'abord par leurs nouveaux
maîtres, se tournent vers l'Eglise et identifient pour ainsi
dire leur vie nationale avec leur vie religieuse. C'est l'his-
toire du pauvre malheureux dont la vie est brisée par les
deuils et les souffrances et qui va puiser la force et la conso-
lation à la source de toute force et de toute consolation. De
cette identification sortira la paroisse canadienne-française.
Et alors, aussitôt, se révèle la fin providentielle de ce change-
ment de domination: "Si la race française, dit Don Paul
1 Benoit, avait pris, sans contradiction, cette expansion que
' semblait annoncer ses débuts de colonisation sur le Saint-
1 Laurent et sur le Mississipi, elle aurait acquis une puis-
1 sance magnifique, mais, croyons-nous, toute humaine et
' terrestre, comme peut l'être celle des nations qui ont une
'vocation moins haute, une puissance brillante mais
; caduque et éphémère, parcequ'elle n'aurait pas répondu k
1 sa mission particulière. Dieu veut que la nation française
1 ait un splendide essor dans l'Amérique du Nord, il lui a dit
' comme à Abraham : ' ' Vous vous multiplierez comme les
'étoiles du ciel." Mais cette multiplication, comme celle
'd'Abraham et de Jacob, aura lieu en Egypte et sous le joug
'de Pharaon, nous voulons dire sous la domination d'une
' race étrangère qui a des destinées moins hautes."
Les familles canadiennes, une fois remises des secousses
de la guerre, se multiplièrent et s'étendirent dans les sei-
gneuries où elles étaient clairsemées. Les plus anciens can-
tons continuèrent de déverser leur jeunnesse dans les sei-
gneuries moins peuplées et, pendant que les Anglais s'éver-
tuaient à inventer de petites roueries vexatoires pour absorber
454 LA REVUE FRANCOrAMÉRICAINE
leur nationalité, les Canadiens la consolidèrent de la ma-
nière la plus sûre et la plus forte, en formant une masse
serrée, homogène, incessamment croissante par une progres-
sion irrésistible.
La population française devint compacte sur les bords du
Saint-Laurent et forma, sur chaque rive, deux chaînes bien
liées de solides établissements.
Tout allait donc bien pour nos colons. La fin du dix-
huitième siècle, si orageuse en Europe, fut au contraire, très
calme au- Canada jusqu'à la guerre des Etats-Unis, en 1812.
L'Angleterre ne pouvait disposer à cette époque que de forces
très restreintes. Elle chercha donc à s'attacher les Cana
diens, à s'assurer leur concours ; et elle y réussit. Les milices
canadiennes se levèrent avec zèle et, presque étrangères
depuis plus d'un demi-siècle au métier des armes, elles retrou-
vèrent toute l'énergie et la verve militaire qui les avaient
illustrées naguère et qui semblaient être naturelles au sang
français. La paix suivit, en Amérique, celle qui fut conclue
dans toute l'Europe après la chute de Napoléon.
Jusque là, on peut dire que les colons canadiens-français
s'étaient parfaitement conservés eux-mêmes. Là plupart
ignoraient complètement la langue du vainqueur qu'on avait
songé d'abord à leur imposer. Ils étaient arrivés en se mul-
tipliant et en se poussant à remplir tout le cadre des anciennes
seigneuries. Mais en ce moment, ils se trouvèrent arrêtés par
de funestes préjugés. Ils se tenaient attachés non seulement
à leur langue et à leur usages, niais jusqu'à la tenure sei-
gneuriale avec sens et rentes. Ils préféraient subdiviser à
l'infini avec leurs enfants les propriétés qu'ils possédaient
dans les seigneuries, plutôt que d'aller se tailler quelque do-
maine dans les townships, circonscriptions territoriales éta-
blies par les Anglais dans les districts encore inhabitées.
C'était assurément une mesure fâcheuse dans' un pays où
l'hiver, long et rigoureux, rend nécessaire, pour la culture
de chaque ferme/une plus grande étendue de terrain.
On ne connaissait pas le pays au-delà de la ligne seigneu-
riale de sa paroisse, et, disons-le, le gouvernement, en outre,
n'avait encore rien fait pour la colonisation.. Il vint donc
un temps où ces lacunes, jointes à une suite de mauvaises
récoltes, forcèrent les enfants à s'éloigner et à chercher de
l'espace, si l'on ne voulait pas voir la gêne se faire sentir
dans la proportion de l'accroissement de la population rurale.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 455
Il se fit d'énormes trouées et l'on quitta le pays en masse
pour aller chercher fortune de l'autre côté des frontières.
Malgré cela, un bon nombre de jeunes gens, plus intelli-
gents que les autres, allèrent s'établir dans les cantons a voi-
sinant les seigneuries ; la Providence aidant, on commença
à voir poindre d'importants établissements dont la plupart
aujourd'hui sont devenus de beaux eomtfés. Le courage et
l'amour du travail de ces vrais colons ne manquèrent pas de
trouver de nombreux imitateurs. L 'exemple était donné.
Toutes les grandes paroisses d'alors envoyèrent leur contin-
gent de colons dans ces nouveaux établissements. C'est à
cette époque que commencèrent à se former de cette manière
les beaux comtés de Eimouski, du Saguenay et du Lac Saint-
Jean. Honneur à ces vaillants pionniers auquels il a fallu
un courage et une persévérance inouis en face de grands et
nombreux obstacles.
Cependant, le gouvernement pressé, sollicité, commença,
enfin, en 1845, à s'occuper plus énergiquement de la coloni-
sation. De grandes routes et différents chemins d'em-
branchement furent tracés et ouverts aussitôt. Les citoyens
de Québec et de Montréal s'occupèrent aussi d'accélérer la
marche de la colonisation. Des associations se formèrent-
dans le but de faciliter aux colons les moyens d'établissement ;
de nombreux mémoires furent adressés au gouvernement.
Bref ! on déploya partout beaucoup de zèle et d'ardeur. Les
colons des cantons nouveaux reprirent confiance et se ber-
cèrent des douces illusions d'un meilleur avenir. Mais
comme toutes les entreprises qui ne reposent que sur l'en-
thousiasme celle-ci manqua d'activité. Une nouvelle crise
devint imminente et l'on vit se manifester d'une manière
très alarmante la fièvre de l'émigration aux Etats-Unis. '
* *
*
Quelles que furent les causes de ce fatal mouvement, le mal
était constant et les beaux cantons se dépeuplaient à vue
d'œil. On s'émût d'un peu partout. Le prêtre, constant
ami du peuple, s'empressa, avec ce zèle qui le caractérise,
d'élever la voix pour demander protection. Une convention
de douze missionnaires des Cantons de l'Eest eut lieu le 31
mars 1851 pour s'occuper de l'état où se trouvaient les nom-
456 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
breux colons de ce vaste territoire et un important mémoire
fut préparé par eux pour être transmis ensuite au gouverne-
ment. Chaque page de ce mémoire est frappée au coin du
patriotisme le plus pur. On demandait au gouvernement de
nouveaux chemins pour la colonisation, les moyens de pro-
curer à la jeunesse canadienne des terres à des conditions
avantageuses ; on le priait d'écarter les obstacles qui em-
pêchaient l'établissement des terres nouvelles, d'améliorer
les voies déjà ouvertes et d'y établir même un système per-
manent de voirie. Le gouvernement prit la chose au sérieux
et institua un comité spécial " pour s'enquérir des causes
"qui empêchent et retardent la colonisation." L'on mit
peu de temps à les trouver. Les principales étaient : le
manque de communications, le mauvais système de voirie
qui existait et, par dessus tout, le système anti-national de
la vente d'immenses quantités de terre à des particuliers qui
ne voulaient pas la colonisation du pays, mais seulement l'ex-
ploitation du peuple colonisateur.
En même temps, de nombreuses entreprises particulières
venaient s'adjoindre aux efforts du gouvernement pour dé-
tourner le courant d'émigration à l'étranger. Une société
opéra sur les immnses territoires du Saguenay et du Lac
St. Jean. Bientôt, une foule de jeunes gens forts et vigou-
reux se frayèrent courageusement la route et, en peu de
temps, un commencement d'établissement s'offrit, dans ces>
solitudes, aux regards étonnés des paroisses d'alentour.
L'élan était donné ; l'œuvre colonisatrice ne fit qu'avancer
en cette contrée. Aujourd'hui, la vallée du Lac Saint-Jean
est un vaste territoire peuplé de 50,000 âmes.
Une opération analogue fut aussi effectuée en même temps
dans le sud du comté de Dorchester. Le séminaire de Qué-
bec ouvrit aussi à grands frais des chemins dans l'intérieur
des montagnes de Montmorency. Pendant ce temps, la
presse canadienne ne restait pas en arrière ; elle s'efforçait
de faire ressortir combien il y avait d'incertitudes, d'illusions,
dans l'émigration aux Etats-Unis. On souleva la question
des améliorations agricoles ; on étudia avec plus de sympathie
les méthodes agricoles apportées par les Anglais. Les socié-
tés d'agriculture se créèrent et se multiplièrent si rapidement
qu'il est peu de localités aujourd'hui qui n'aient pas les leurs ;
l'enseignement agricole, jusque là fort négligé, entra dans
le cours usuel des études. Ajoutons que la création de nom-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 457
breuses sociétés de colonisation datant de cette époque ,
témoigna hautement de l'importance que toute la population
accordait au défrichement et à la culture des terres incultes.
Bien, à coup sûr, n'est plus propre à seconder les e -forts de
l'administration et à faire avancer rapidement la colonisation
que la formation de ces sociétés pour venir en aide au co-
lons pauvres. Car ce n'est pas tout pour nos défricheurs de
pouvoir pénétrer facilement dans la forêt. Ils s'y rendent
pour la plupart dans un état voisin du dénuement. C'est là
que se fait sentir le besoin du secours ; et c'est là que l'on
peut apprécier la charitable influence des sociétés de coloni-
sation, quand elles sont bien dirigées. Le gouvernement a
toujours contribué à la formation de ces sociétés de secours.
Et les vrais amis de la colonisation out vu là un motif d'en-
couragement suffisant pour forcer les classes aisées à par-
ticiper à cette œuvre de philanthropie et de patriotisme.
Xous avons cru bon de donner ces détails pour faire voir
comment s'opère le travail du progrès chez ces peuples dont
T accroissement rapide nous étonne. Sans doute, les cir-
constances particulières de leur situation, la grande étendue
de terre dont ils disposent leur viennent singulièrement en
aide ; mais il est bon que l'on sache comment l'activité de
chacun s'y emploie, avec une énergie qui laisse loin derrière
elle l'apathie et l'indifférence des sociétés engourdies du
vieux monde. Dans notre développement, nous avons em-
prunté un peu de l'intelligence des Américains, laquelle est
marquée, il est vrai, d'un peu de particularisme, mais qui se
donne toute avec zèle aux affaires générales. Et c'est pour-
quoi notre développement a été si rapide.
Aujourd'hui, nous récoltons le fruit des travaux de tous ces
pionniers qui ont parcouru tout le continent semant partout
l'amour du sol natal. Le champ, qu'ils ont ouvert à notre
activité est vaste et, comme ils nous ont fait les travaux plus
faciles et plus rémunérateurs, avec de l'énergie et de la pré-
voyance, l'avenir est plein de promesses.
On ne peut nier que la conquête de l'aisance qui représente,
(M, Europe, les travaux réunis d'une famille pendant plusieurs
générations, est ici, la plupart du temps, l'œuvre d'un seul
individu. Voyons ces belles fermes si jolies qu'elles ressem-
blent à de riches villas de citadins, qui entourent nos villes et
qui apparaiss-nt ça ei là dans les campagnes les plus reculées;
informons-nous quels en sont les propriétaires et nous" serons
458 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
étonnés d'apprendre combien il y en a qui appartiennent à des
nouveaux venus arrivés sans autre capital que leurs deux
bras. Ceux-là, comme nos pères, n'ont pas eu peur du tra-
vail et du Canada. Bien qu'il reste encore, dans la province
de Québec, d'immenses pans de forêt à défricher, il ne faut
pas s'imaginer qu'elle est un pays encore sauvage, reparée
d'indiens anthentiques et des bêtes sauvages, sorte de Sibérie,
comme le croient certains Européens à l'imagination facile
et à l'épiderme frileux. La civilisation du vieux monde,
transplantée ici, il y a plus de deux siècles, s'y est dévelop-
pée et, à mesure que la population s'est multipliée, que
l'éducation s'est répandue, que les communications trans-
atlantiques sont devenues plus fréquentes, l'Europe nous a
transmis ses habitudes, ses goûts et jusqu'à son luxe. Nous
ne sommes donc pas des Peaux-Rouges ; nous sommes les
fils des pionniers de la Nouvelle-France, agriculteurs par
droit de naissance, vivant de la terre de qui nous attendons
richesse et prospérité.
La terre, l' agriculture ! '•
"Oui; s'écrie le recorder de Montigny qui a écrit tant de
" jolies choses sur la colonisation, oui, l'agriculture est l'état
"de ce peuple qui s'est implanté si mystérieusement dans
" ces quelques arpents de neige!"
C'est une noble vocation que celle de nourir le genre humain
en travaillant en société avec l'auteur de la nature qui exé-
cute même la partie la plus difficile de l'œuvre. Le Canada
est un pays agricole et toute l'histoire de sa colonisation cons-
titue un beau panégyrique de l'agriculture. C'est pourquoi on
se plait à présager pour le Canada , pour la province de Québec
en particulier, un heureux avenir. Chez nous, chacun peut
dire sans honte : Pater meus agricola. Le même sol qui
nous donne ses trésors, les refusait autrefois aux sauvages
parceque les sauvages ne voulaient pas le cultiver; aussi,
aujourd'hui, le plat de sagamité des Algonguins et des Iro-
quois a été remplacé par du bon pain et du beurre qui sent
bon avec aussi du fromage que l'Europe nous dispute.
" Les peuples adonnés à la culture du sel, dit-on, ont pour
" eux la richesse, le nombre et la durée."
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 459
Toutes les nations de la terre, du reste, ont été faites par
l'agriculture. C'est elle qui a développé les grands peuples
de l'antiquité. Nous voyons, chez les Komains, les Cin-
cinatus et les Fabricius quitter la charrue pour l'épée puis
retourner à leurs moissons après la victoire. Chez les Grecs,
Cérès avait, la première, cultivé les champs; on l'adorait
partout. Les bergers avaient pour protecteur le divin Apol-
lon qui, le premier, avait gardé les troupeaux. L'élégant
Xénophon affirme que " l'agriculture est le premier des
" arts " et il n'admet pas " qu'un homme libre puisse trou-
" ver une occupation plus digne de lui." Aux extrêmes
limites de l'antiquité, les Hébreux eux-mêmes n'adoraient-
ils pas l'agriculture dans l'image d'un veau d'or? Ils
oubliaient Jéhovah dans les jouissances des fruits de la terre.
Le culte de l'agriculture varia de forme avec le temps et les
mœurs, mais il se retrouve chez tous les peuples païens qui
ont fait marque dans l'histoire.
Plus tard, pendant plus de deux siècles, les barbares, vic-
torieux des Romains, ravagèrent l'Europe. Quand le calme
fut rétabli, ces pillards qui n'avaient plus rien à piller, de-
mandèrent à la terre le pain qu'ils ne pouvaient plus acheter
à prix d'or ou conquérir par le fer; alors, les moines fixèrent
au sol ces peuples vagabonds.
Et si nous nous transportons dans "l'Ile des Saints",
nous entendrons Lingard, le grand historien de l'Angleterre,
nous dire: " Il est impossible de ne pas rapporter briève-
"ment ce que les moines on fait en Angleterre pour l' agri-
culture ; impossible de ne pas rappeler le parti qu'ils ont su
*■ tirer de tant d'immenses régions incultes et inhabitées,
' ' couvertes de forêts et entourées de marécages . . . La moitié
"au moins de la Northumbrie était envahie par des landes
"et des bruyères stériles; la moitié de l'Est-Anglie et une
" partie considérable de la Mercie étaient couvertes par des
"forêts presque inacccessibles. Partout les moines substi-
" tuèrent à ces déserts inhabités de gras pâturages et d'abon-
" dantes moissons." Et M. de Montalembert , qui rapporte
"ce texte, ajoute: "Ces moines laboureurs, éleveurs, et
" nourisseurs furent les véritables pères de l'agriculture
" anglaise devenue et demeurée, grâce à leurs traditions et
" à leurs exemples, la première agriculture du monde." —
(Moines d'Occident, I. V. p. 173).
Il en fût de même pour la France, défrichée aussi par les
460 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
moines, qui a grandi et prospéré à côté de sa rivale, et qui
sera puissante aussi longtemps que chez elle l'agriculture
restera florissante. Un de ses ministres, Sully, n'aimait-il
pas à répéter souvent ce mot bien connu : ' ' Pâturage et
" labourage sont les mamelles de la France."
Bref ! toutes les autres nations modernes qui , dans les deux
mondes, ont aujourd'hui la plus grande prospérité, sont des
nations adonnées à l'agriculture. La Belgique est cultivée
comme un jardin, et il n'est pas de pays plus prospère peut-
être que la petite Belgique. Là, les laboureurs, qui sont la
majorité, sont la garantie du pays et de la religion. L'agri-
culture fait de même la fortune de l'Allemagne et de la
Russie où le peuple des campagnes demeure si simple et si
robuste, si attaché au sol et si laborieux. C'est donc l'agri-
culture qui a fait les peuples de l'antiquité ; c'est elle qui est
la mère de nos grands états modernes. Ce n'est pas le seul
de ses bienfaits.
Tout le monde s'accorde avec l'expérience pour affirmer
que l'agriculture est la nourricière naturelle des races fortes.
Elle constitue aussi le milieu le plus favorable au développe-
ment d'une santé robuste. Cherchons où se trouvent les
tempéraments de fer, les types de haute stature ; cherchons
où se trouve et le sang vif, et les joues roses et le teint ver-
meil ; cette santé qui affleure dans une peau fine , cette vie
qui pétille dans les yeux, cette âme forte chevillée au corps
qu'elle anime, nous trouverons que tout cela réside surtout
à la campagne, chez les populations agricoles. Et si la vie
des champs fait des hommes de tempérament robuste, elle
fait des générations fortes, capables de concevoir et d'agir
avec vigueur, de revêtir même la cuirasse et de porter avec
honneur l'étiquette nationale. "Salut, disait Virgile, salut,
"terre d'Italie, mère féconde et des moissons et des héros !"
Salve, magna parens frugum saturnia tellus magna
virum !
(Georg. Lit. IL 171).
Mais, à Dieu ne plaise, que nous restreignions le per-
fectionnement de l'homme au développement physique. Au-
dessus de l'ordre matériel se superpose l'ordre intellectuel et
moral et nous osons affirmer, si l'on entend l'agriculture
comme il faut, et si l'on n'exige point non plus, une culture
trop spéciale de l'esprit, que la vie du laboureur est favorable
TA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 461
au développement des facultés intellectuelles. "Si le labou-
' reur, dit le P. Herbreteau, S.J., n'est pas plus savant que
' les autres travailleurs, si même il a moins de cette faconde
■ citadine que l'on rencontre dans les grands centres, en
' revanche, il semble garder le privilège de la droiture d'esprit
' et du bon sens. L'équilibre des facultés se perd plus
'aisément dans le tumulte des villes ; la juste pondération
'des humeurs, au contraire, et les solutions toujours égales
' se conservent mieux dens les campagnes. Enfin, s'il est
' vrai, selon l'antique adage que la perfection de l'homme
' comporte une âme saine dans un corps sain, mens sana in
' corpore sano, il ne semble pas que nulle part en dehors de
' l'agriculture on en trouve mieux et les éléments et les con-
' ditions."
Prouverons-nous, en outre, que l'agriculture est un milieu
spécialement favorable au développement du sens moral et
religeux d'un peuple? " Tout est plein de Dieu à la cam-
' pagne, a dit un poëte païen ; c'est l'action divine que l'on
"croit sentir et entendre dans cette germination profonde
" sous nos pieds dans les guérêts et sur nos têtes dans les
"bourgeons." Le laboureur sème et Dieu arrose et fait
pousser. Tous deux travaillent en commun. Prouverons-
nous encore que l'agriculture est la gardienne de la foi et
des bonnes mœurs ? Le poëte de Mantoue disait encore :
La sainte pudeur, chassée de partout, avait pris demeure à
la campagne."
Gasta puditiam servat domus.
(Georg. Lib. IL p 523).
Et Columelle disait à son tour: " La vie des champs est
"proche parente de la sagesse si même elle n'en est pas la
"sœur."
Ah ! aimons donc la vie des champs, aimons l'agriculture.
- Laboureurs, aimez vos laborieux travaux et surtout l'agri-
" culture instituée par le Très-Haut!" disait Salomon dans
sa sagesse .
Aimons notre cher Canada, aimons notre belle province de
Québec que l'agriculture a faite ce qu'elle est aujourd'hui.
N'en désertons jamais le sol. Tandis que la vie vagabonde
et instable des ouvriers est une école d'irréligion et de vices,
une désorganisation de la famille, la désunion entre ceux qui
462 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
sont faits pour s'aimer, la vie de famille, à la campagne, fait
l'éducation des enfants, garde leur jeunesse et prépare leur
avenir.
Fils, restez chez vous! Que ce chez vous soit la ferme
toute blanche et coquette ou la modeste cabane de bois rond.
Restez chez vous ! Le chez vous de vos pères , plus tard , le
chez vous de vos enfants et de vos arrière-petits-enfants . . .
Pères, gardez vos fils! conduisez-les souvent, là-bas, en haut
du champ et, en remettant à chacun d'eux, la pioche, la
charrue ou la faucille, dites-lui, comme Saint-Benoit au
bûcheron barbare: "Prends ton fer, mon fils, travaille et
console-toi.". . . " Voici ton gagne-paix ; fais comme moi et
':' tu seras heureux. Vois-tu cette terre? elle sera à toi
" lorsque mes vieux membres tremblants ne me permettront
" plus de la cultiver. Alors, ne la laisse pas mourir, cette
' ' pauvre grande amie ; ne vas pas la laisser dormir au bon
" soleil, tandis que nos outils des champs se rouilleront.
"Garde, mon fils, toute ta vie, comme moi, ton titre d'ha-
" bitant, les goûts simples, l'amour de Dieu et la paix du
"cœur."
Damase Potvin.
L'histoire des Acadiens— Comment
on la écrite (1)
Le 30 avril, 1857, la Maison d'Assemblée de la Nouvelle-
Ecosse passa la résolution suivante :
Que Son Excellence le Gouverneur soit respectueuse-
ment requis de faire examiner, préserver et mettre en ordre
f examine, préserve and arrange), soit pour références, soit
pour publication, les pièces et documents les plus propres à
faire connaître notre histoire et les progrès sociaux de cette
province, et cette Chambre en paiera les frais." >
L année1 suivante, l'Assemblée autorisa le lieutenant-gou-
verneur à se procurer " en Angleterre, toutes les pièces offi-
cielles requises par le Commissaire des Archives et copie de
toutes les dépêches et documents nécessaires pour compléter
les liasses."
Un autre vote de la Chambre donna au Commissaire dçs
Archives l'autorité et les fonds nécessaires pour faire copier,
à Québec, tous les documents publics et privés qui se ratta-
chent à la première période de l'histoire de l'Acadie.
Enfin, en 1865, sur la recommandation d'un comité spé-
cial, le Commissaire des Archives, reçut l'autorisation de
faire un choix parmi les documents historiques en sa, posses--
sion, et d'en publier un volume "in-octavo."
Muni de toute cette autorité, Akins publia, en 1869, un
volume de 755 pages. Malheureusement ce volume est moins
de nature à faire connaître " l'histoire et les progrès sociaux,
de la Nouvelle-Ecosse" qu'à justifier l'expulsion des Aca-
diens de la Nouvelle-Ecosse, en 1755, et à mettre sous le plus
mauvais jour ce que le compilateur appelle "les empiète-
des autorités françaises du Canada sur les territoires de la
la Nouvelle-Ecosse." (2).
(1) Mémoire présenté par le Sénateur Pascal Poirier à la convention
nationale des Acadiens, à St. Basile de Madawaska les 19 et 20 août 1908.
(2) " That His Excellency the Governor be respectfully requested to
cause the ancient records and documents illustrative of the history and
progress of society in this province, to be examined, preserved and arranged
either " for référence or publication, as this Législature may hereafter dé-
termine, and that this house will provide for the same."
(Akins Préface, p. 1.)
464 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
C'est une œuvre de parti pris que Akins a faite, et non pas
une compilation historique impartiale, telle que le demandait
h vote de la Chambre.
Lui-même l'avoue presque.
" Quoiqu'on ait écrit volumineusement, dit-il à la page 2
de sa préface, au sujet de l'expulsion des Acadiens, cette
question, jusqu'à ces derniers temps, a fait l'objet de peu de
recherches, et il en est résulté que " la nécessité de leur dé-
portation " n'a pas été clairement saisie, et que les raisons
qui l'ont déterminée ont été souvent mal comprises." (1)
C'est en suivant ce plan bien arrêté, et dans ces dispositions
d'esprit que Akins a préparé puis publié, en 1869, son recueil
de " Sélections from the Public Documents of the Province
of Nova Scotia ", mieux connu sous la rubrique de " Nova
Scotia Archives."
Or, cette compilation renferme, on peut dire, à peu près
toute la source historique où les écrivains de langue anglaise
vont, la plupart de bonne foi, puiser les données qui leur
servent à écrire l'histoire du grand Dérangement.
Dans l'intérêt de la vérité historique, il eût, mieux valu
ne rien publier du tout que de donner au jury, au public, un
plaidoyer, une suite de faits, " ex parte ".
L'esprit de parti pris a manifestement guidé Akins dans
tout le cours de ses recherches, et a présidé au choix des
pièces qu'il a publiées. Nous l'avons vu déclarer lui-même
dans sa préface que, jusqu'à lui, " la nécessité de la dépor-
tation des Acadiens n'a pas été clairement comprise ", the
necessity for their removal has not been clearly perceived. '
C'est pour la fajire percevoir à sa façon qu'il a, ou publié, ou
omis, ou éliminé, suivant le besoin de sa thèse, les documents
publics qu'il a trouvés à Halifax.
Sans y être autorisé par la Législature, de compilateur
qu'il avait été nommé, il s'est fait lui-même docteur en his-
toire.
Quelques exemples feront voir quel compilateur il est, et
quel docteur en histoire il fait.
Il omet, dans la publication des documents qui se rap-
portent au traité d'Utrecht, une certaine lettre très impor-
(1) " Although much has been written on the subject. yet, until lately,
if. has indergone little actual investigation, and in conséquence, the neces-
sity for their removal has not been clearly perceived, and the motives which
led to its enforceinent hâve been often misunderstcod."
P. 11.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 465
tante de Costabelle à Nicholson et les ordres souverains, de
la reine Anne au gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, dont de
la Eonde était porteur.
Ces ordres, arrêtées entre Louis XIV de France et la reine
Anne d'Angleterre, modifient essentiellement le traité
•d'Utrecht, quant à la situation des Acadiens et au droit qui
leur y est accordé de se retirer de la Nouvelle-Ecosse; ils
constituaient la " magna charta " de nos malheureux aïeux,
laquelle fut ignorée, quarante deux ans plus tard, par Law-
rence et Belcher.
Six documents d'une extrême importance se rapportant aux
tentatives qui furent faites, en 1720, sous le gouverneur
Phillips, pour faire prendre aux Acadiens le serment d'allé-
geance à la couronne d'Angleterre, et qui consistent en deux
mémoires des Acadiens d'Annapolis et de Grand Pré, en
•une lettre du père Justinien, en une lettre du gouverneur de
Louisbourg, en une lettre collective des Acadiens au gouver-
neur de Louisbourg, ne paraissent pas dans les " Sélections
from public Documents" d'Akins ; ils en ont été intention-
nellement omis. La preuve, c'est que quatre de ces pièces
se trouvaient, en 1769, et se trouvent encore, aujourd'hui, à
Londres, à côté d'autres qui furent copiées et publiées par le
compilateur néo-écossais. Par exemple, en n'en trouve
plus une trace à Halifax ! . . .
A Phillips succéda, en 1722, Poucet au gouvernement de
la Xouvelle-E cosse. Ce fut une période de paix et, jusqu'à
un certain point, de bonne entente : Doucet, homme juste,
quoique sévère, ne trouve guère de plaintes à adresser aux
Lords du Commerce au sujet des Acadiens. C'est plutôt le
-contraire. Akins dont elle ne faisait apparemment pas l'af-
faire, passe sous silence toute la correspondance officielle
échangée entre Doucet et Londres.
Autre exemple, Akins reproduit quinze lettres du général
Amerst, cinq du gouverneur Pownal, trois du gouverneur
Phips, toutes adressées au gouverneur Lawrence, toutes de
la plus haute importance, puisqu'elles se rapportent à l'expul-
sion des Acadiens et aux événements de cette époque, mais
il ne publie aucune des réponses de Lawrence à ces lettres.
Pourquoi cela? Ces réponses ne se retrouvent plus nulle
part. Qui les a l'ait disparaître ?Q.ui les a détruites?
Léa t'vénrments de 1755, les plus passionnants pour l'his-
torien, sont presque entièrement passés par le compilateur.
466 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
11 laisse dans les ténèbres des faits historiques et sociaux "
du plus haut intérêt.
Les instructions données à Akins par la législature étaient
de faire une compilation des " pièces et documents les plus
propres à faire connaître l'histoire et les progrès sociaux de
la province de la Nouvelle-Ecosse."
Ce n'était pas une histoire de l'Acadie qu'il était chargé
de faire ; mais de ramasser des matériaux servant à cette his-
toire. Un des points principaux à éclaircir est la question
du serment prêté par les Acadiens à la couronne d'Angleterre r
question difficile à résoudre. Akins la résout sans hésitation
aucune et pour la résoudre il sort tout à fait de son rôle de
compilateur " obligato."
"Jusqu'à cette période (1730) écrit-il en note au bas de
la page 266, les habitants .de l'Acadie n'avaient prêté absolu-
ment aucun serment ; sauf ceux des environs de Port-Royal,
qui avaient pris un sarment d'allégeance sans condition."
Voilà une proposition qu'il serait bien malaisé de prouver,
de même que celle-ci: "Le gouverneur Philipps, à son re-
tour à Annapolis, en 1730, amena enfin le peuple à prêter
spontanément un serment sans restriction " " Governor Phil-
ipps, on his return to Annapolis, in 1730, brought the people,
at last , to take an unconditional oath willingly ' ■ , qui est con-
tredite par tout le monde, les Lords du Commerce, les Aca-
diens et les gouverneurs anglais eux-mêmes, y compris Law-
rence.
L'assertion suivante rentre dans la même catégorie de
faits allégués sans preuve et plutôt à l' encontre des preuves :
" Le nom de Français Neutres (french neu trais) si souvent
donné aux Acadiens dans les documents publics ; leur déné-
gation constante d'avoir jamais prêté un serment sans res-
triction, dénégation souvent confirmée par leurs prêtres,
firent tomber les gouverneurs de Halifax, en 1749, et à dif-
férentes autres époques, dans l'erreur de croire, que les Aca-
diens, en effet, n'avaient jamais prêté à la couronne britan-
nique qu'un serment d'allégeance conditionnel."
Rien, dans tout le volume des " Nova Scotia Archives ",
ne justifie cette assertion, et cependant Akins, pour les besoins
de sa thèse, l'affirme hardiment.
Comme la plupart des pièces officielles qui se rapportent
aux Acadiens à nartir de 1710. sont de provenance anglaise,
par conséquent, bien sujettes à aucune nartialité vis-à-vis d<>s
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 467
français, ces pièces devraient être au moins reproduites in-
tégralement même et surtout lorsqu'elles donnent la version
française des événements.
Pour écrire l'histoire avec impartialité, aussi bien que pour
juger une cause, il faut entendre les deux cptés, les côtés
multiples de la question.
Or, pour que la compilation de Akins fût vraisemblable-
ment complète, pour qu'elle répondît à l'intention de Howe
et des autres législateurs de la Nouvelle-Ecosse, il faudrait
que les documents omis et qui se peuvent encore trouver, soit
à Halifax, soit à Londres, fussent retrouvés et imprimés.
Il faudrait davantage : les documents de provenance fran-
çaise, l'autre côté de la question. Il s'en trouve en assez
grand nombre, à Québec, à Paris, aux archives de la Ma-
rine, et des copies à Ottawa. Avec tous les documents essen-
tiels on pourrait très aisément trouver matière à un second
volume des ' \ Nova Scotia Archives ' ' , aussi intéressant ,
peut-être, que le premier, en tous cas, désormais nécessaire.
Les Acadiens réunis en congrès ne sont pas les seuls qui
ont à se plaindre du volume de Akins et de l'usage qui a été
fait des archives de Halifax.
Déjà en 1820, l'historien Haliburton, grand juge de -a
Nouvelle-Ecosse, jetait ce cri d'alarme:
" Les archives de Halifax ressemblent à un mystère que
Ton cherche à cacher, et pour le peu qu'on en connait, il v
a lieu de croire que des papiers importants appartenant à di-
verses époques ont disparu en tout ou en partie !"
Ce qui n'était d'abord que des doutes, devint, dans la
suite, une conviction, chez le grand écrivain.
" Il est très remarquable, dit-il, dans son " Histoire de la
Nouvelle-Ecosse ", vol. 1, page 196, de voir qu'on ne puisse
trouver aucune trace de cet événement important — la dis-
persion des Acadiens — dans les archives du Secrétaire d'Etat
de Halifax. Je n'ai pu découvrir si la correspondance y a
été conservée, et si les ordres, rapports et mémoires y ont
"jamais été entrés dans les cahiers. Les détails de cette af-
faire semblent avoir été soigneusement cachés, quoiqu'il ne
soit pas facile d'en trouver la raison, à moins que les intéres-
sés n'aient eu honte de leur acte, comme ils le devaient
bien"...
Une lettre de Hameau de Saint-Père, l'auteur de ' La
France aux Colonies " et d'" Une colonie féodale en Amé-
468 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
rique " — histoires de l'Acadie l'une et l'autre — adressée à
l'abbé Casgrain en 1860, jette quelque lumière sur les agisse-
ments des gardiens des archives de Halifax.
"J'arrivai en septembre â Halifax. Mon ami, M- Bea-
mish Murdock, m'obtint la permission de consulter les ar-
chives du gouvernement, et on m'assigna un rendez-vous
pour le lendemain. Je me présentai à l'heure dite ; on me
montra sur une table un certain nombre de registres et de
volumes ; mais on me prévint qu'il m'était interdit d'en pren-
dre aucune copie ni extrait. En conséquence je ne devais
avoir, ni plume, ni crayon. On me plaça près d'une table
qui était au milieu d'une salle dans laquelle travaillaient huit
ou dix commis ; on ne me donna aucun siège, afin que je ne
puisse pas m' asseoir, et qu'aucun de mes mouvements ne put
échapper aux employés."
Rameau de Saint-Père, introduit par l'historien Beamish
Murdock, était venu de Fiance à Halifax compulser les docu-
ments officiels devant servir à son histoire de FAcadie.
L'abbé Casgrain, Fauteur d'un " Pèleiinage au pays d'E-
vangeline " et de plusieurs autres ouvrages historiques consi-
dé ables, ayant à traiter de la dispersion des Acadiens fut frap-
pé, comme Halibuiton et Rameau, par le nombre et l'impor-
tance des lacunes qui émaillent les " Nova-Scotia Archives "'.
Il se rendit à Londres pour y faire des études comparatives au
" Biitish Muséum " et au " Public Record Office ". Laissons-
lui la parole.
" Le " Choix des Documents " (Sélections from Public
Documents or Nova-Scotia Archives) a été évidemment fait
en vue de justifier le gouvernement de la Nouvelle-Ecosse de
la dépoitation des Acadiens. Pour cela on a éliminé systé-
matiquement et laissé dans l'ombre les pièces les plus compro-
mettantes, celles qui pouvaient le mieux établir les droits des
Acadiens. Qu'on remarque bien que le compilateur n'a pas
droit de plaider ignorance, car il indique lui-même, en plusieurs
endroits, qu'il a étudié les pièces officielles du " Public Record
Office " afin de les confronter avec celles d'Halifax."
" J'ai confronté à mon tour la compilation d'Halifax avec
les originaux du " Public Record Office " et j'ai constaté des
omissions considé ables et tellement essentielles qu'elles
changent complètement la face des choses "... .J'ai acquis la
preuve que nos soupçons n'étaient que trop fondés. (1)
(1) " Un pèlerinage au pays d'Evangeline," p. 39.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 469
Enfin, Richard n'est pas moins explicite. A la page 13,
vol. 1, de son grand ouvrage, il déclare " qu'il n'hésite pas à
affirmer que les documents (contenus dans les Nova-Scotia
Archives) ont été choisis avec la plus grande partialité, et dans
le dessin, mal déguisé dans la préface même, de collectionner
toutes les pièces qui peuvent justifier la déportation des
Acadiens." (1)
Pascal Poirier
(2) Ce mémoire fut suivi par l'adoption à l'unanimité des voix du congrès
des résolutions suivantes :
" Il est proposé par le sénateur Poirier et secondé par le sénateur Comeau:
" Attendu qu'il est juste et désirable que l'histoire de notre pays soit écrite
selon les faits, et qu'à cette fin, les pièces et documents où les historiens
vont puiser soient fidèles, impartiaux et, autant que possible, complets.
" Et attendu que le recueil connu sous le titre " Sélections from the
public documents of the Province of Nova Scotia," ou simplement, "Nova
Scotia Archives," recueil collectionné, ordonné et publié, en 1869, sous l'au-
torité de la législature de la Nouvelle-Ecosse, et dans lequel les historiens
qui traitent le sujet du "Grand Dérangement" de 1755, prirent presque
tous leurs renseignements, est, (ainsi qu'il appert par le Mémoire ci-contre)
de parti pris, partial et incomplet, quant à la période historique qu'il couvre;
Hr.solu: — "Le congrès acadien prie respectueusement Son Honneur le
lieutenant-gouverneur en Conseil, l'honorable Conseil Législatif et la maison
d'assemblée de la Nouvelle-Eccsse.de vouloir bien instituer une commission
chargée de reviser et de compléter sans parti pris, impartialement, sans
omission de pièces essentielles et dans un large esprit de vérité historique,
le recueil des " Nova-Scotia Archives."
Revue des faits et des œuvres
Acadiens et Canadiens-Français.
Un discours de Mgr Mathieu.
Nous parlons ailleurs de l'union des groupes acadiens et
canadiens-français qui a été applaudie au récent congrès de
St-Basile. Nos lecteurs nous sauront gré de leur donner ici
les principaux passages du discours prononcé à cette occasion
et sur ce sujet, par Mgr O. E. Mathieu, de l'Université
Laval :
" Nous avons la même origine. Nous sommes les descen-
dants de cette belle race d'hommes qui quittèrent, il y a
déjà des siècles, le beau pays de France pour venir sur les
rives inhospitalières de nos fleuves et de nos rivières, lever le
signe de la Eédemption, la croix du Christ qui partout où elle
a été plantée et respectée a toujours abrité des peuples civilisés
et heureux.
"Nous sommes les fils de la France, de ce peuple, fou
sublime, qui seul conserve le privilège de verser son sang
généreux pour une idée ; nous sommes les fils de la France
qui, même à l'époque de ses malheurs, arrachait à un em-
pereur teuton cet éloge: Si j'étais Dieu et si j'avais deux
fils,, je ferai l'aîné Dieu et l'autre roi de France ; qui malgré
ses misères, donne son or, soutient à elle seule autant et plus
encore que toutes les nations catholiques réunies, les grandes
œuvres de l'Eglise, qui donne à Jésus le sang de ses enfants
pour la prédication de l'Evangile dans les pays infidèles dans
une proportion unique, puisque sur cent missionnaires à
l'étranger, quatre -vingt sont français.
1 ' Non seulement nous avons la même origine ; nous avons
la même religion, nous sommes les enfants de la même Eglise
et nous sommes également fiers de lui appartenir. De tous
les drapeaux, celui de l'Eglise, notre Mère, est le plus glo-
rieux. Voilà vingt siècles qu'il mène l'humanité à tous les
héroïsmes ; il la mène à toutes les gloires de la terre ; il la
mène à la gloire éternelle. Notre histoire de famille, l'his-
la revue franco-Américaine 471
toire de l'Eglise catholique est une longue chaîne de vertus,
de sacrifices, de bienfaits où brillent, comme des rubis et des
diamants, les grandes, Us divines actions des saints. Nous
pouvons être fiers de notre passé et nous comprenons ce mot
d'un docteur: "Il convient au chrétien de porter le front
haut."
" De plus, nous parlons la même langue, et cette langue
française, c'est un diamant d'un prix inestimable, c'est une
œuvre d'art travaillée par les siècles, d'une beauté à nulle
autre pareille, accessible à toutes les hautes pensées comme
à tous les nobles sentiments. Nous la gardons comme un
héritage sacré que nous nous sommes transmis de génération
en génération, intact et sans souillure.
"Sans doute, nous parlons aussi l'anglais'; nous ne voulons
pas être de ceux qui croient à la vérité de cette maxime :
" Whoever speaks two languages is a rascal." Nous pra-
tiquons plutôt une partie des. théories de Charles Quint qui
disait qu'on devrait parler l'italien aux oiseaux, l'allemand
aux chevaux et aux chiens, l'anglais aux hommes, le français
aux femmes, et l'espagnol à Dieu. Nous ne savons pas
toutes ces langues ; mais nous apprenons celles qui peuvent
nous être utiles, les deux que nous regardons comme un devoir
de savoir dans un pays comme le nôtre.
"Et peut-on raisonnablement nous faire un reproche de
parler le français dans un pays soumis à la Couronne britan-
nique?
1 L'unité morale d'un peuple ne consiste pas dans ce fait
irréalisable dans nos sociétés modernes, que tous les citoyens
parlent la même langue et pensent de même en religion.
Non, l'unité morale pour un peuple, elle est dans ceci que
tous les individus dont la réunion forme une nation, soient
pénétrés de l'idée qu'ils constituent un agrégat, un groupe-
ment distinct de tous les agrégats, de tous les groupements
qui existent dans le monde ; qu'ils aient conscience de former
un corps ; qu'ils soient pénétrés de ce sentiment qu'aucun
des éléments dont se compose ce corps, dont ils sont comme
les molécules, ne puisse en être séparé sans que tout le reste
du corps n'eu so*t atteint, n'en soit affaibli et n'en souffre
pour toujours comme d'une véritable amputation ; qu'ils
regardent cetre intangibilité de territoire et des hommes
comme chose sacrée et qu'ils soient à chaque instant prêts
472 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
à se lever tous, oubliant les querelles particulières, chaque-
fois qu'une main sacrilège tenterait de la violer.
" L'unité morale d'un peuple, elle est dans la croyance et
le dévouement de ce peuple à la patrie. Quand un peuple sait
tout ce que ce mot de patrie veut dire; quand chacun dans
un pays se sent prêt, dès que la patrie sera menacée, à sacri-
fier ses intérêts les plus chers, sa vie, celle de ses enfants;
quand chacun a foi en elle , quand chacun a pour elle un amour
poussé jusqu'à l'abnégation et au suprême holocauste ; quand
tous ont cette idée profondément gravée dans la tête et ce sen-
timent profondément ancré dans le cœur, ils peuvent en
dehors de là penser ce qu'ils voudront, parler comme ils le
désireront ; ils possèdent l'unité morale et forment une nation.
" Et voyez ce qui se passe dans l'Empire britannique.
Dans la partie septentrionale de l'Ecosse, on ne parle que le
gaéique. Et ces écossais sont-ils moins loyaux que les-
irlandais qui font usage de la langue anglaise?
"Dans le pays de Galles, on parle deux langues à peu près
également. Mais ceux qui parlent le Gallois ne sont pas
moins loyaux que les habitants des districts où l'anglais est en
usage.
"Dans les Iles de la Manche, le français prédomine et nulle
part ailleurs le Roi n'a de plus fidèles sujets.
"Ainsi en est-il au Canada. Nous, nous sommes loyaux
parceque d'abord c'est notre devoir et ensuite parce c'est
notre intérêt.
"C'est là du reste ce que comprennent bien tous ceux qui
nous connaissent.
"Ainsi, il y a cinquante ans, quand les évêques de la Pro-
vince de Québec voulurent fonder une Université, Lord Elgin
consentit à les aider. Savez-vous quelles sont les deux raisons
que ce distingué Gouverneur donna au Parlement anglais et
protestant de notre mère patrie pour obtenir une charte aux
pouvoirs les plus étendus? Il dit à ses concitoyens que nous
voulions fonder une université pour pourvoir conserver nos
enfants français et catholiques. Et ces anglais comprirent
que plus nous serions fidèles à notre foi et à notre sang, plus
nous serions fidèles à la cause de l'Angleterre.
" Ce gouverneur, aux vues larges et éclairées, savait peut-
être le mot de l'empereur romain qui voulait faire apostasier
des chrétiens. La plupart avait refusé d'offrir de l'encens
aux idoles, mais quelques uns avaient fléchi devant les tour-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 473
raents et l'Empereur commanda de les mettre à mort car,
disait-il : " Celui qui est infidèle à son Dieu ne sera jamais
fidèle à son Roi."
1 ' Ce gouverneur connaissait notre histoire ; il savait ce
qui s'était passé ici en 1775 et en 1812; il savait que si le
drapeau anglais flotte encore aujourd'hui sur le Canada, c'est
aux français du Canada qu'on le doit. Il savait qu'en 1775,
quand des anglo-saxons du Sud se dirigèrent vers Québec
dont à peu près toute la population était française, Carleton
lança une proclamation ordonnant à tous ceux qui ne vou-
laient pas combattre pour le Roi de sortir de la ville. Et pas
un seul français ne sortit ; tous prirent les armes et la colonie
fut sauvée.
Ce Gouverneur savait qu'en 1812 quelqu'un vint trouver
le Général américain pour lui tenir ce langage : ' ! Prenez
garde, ces français sont de braves soldats." " Bah! répon-
dit avec dédain le général, je les connais; ils ont été élevés
par des prêtres; ils ne savent que prier." La bataille s'en-
gagea et de Salaberry, nouvel Epaminondas, repoussa avec
éclat une armée beaucoup plus nombreuse que la sienne. Ces
canadiens savaient prier, sans doute, et ils avaient besoin de
savoir prier pour lutter comme des lions à l'ombre d'un
drapeau encore teint du sang de leurs ancêtres. Ils avaient
été formés par des prêtres qui leur avaient enseigné surtout
à respecter l'autorité, même quand elle a tort.
"Ce Gouverneur se rappelait peut-être ces paroles que le
général Murray adressait au Parlement d'Angleterre: "Je
me glorifie de l'accusation portée contre moi d'avoir protégé
chaudement et avec fermeté les sujets canadiens du Roi et
d'avoir gagné à son Souverain l'affection de ce peuple brave
et intelligent dont l'émigration, si elle arrivait jamais, cause-
rait une perte irréparable à l'Empire."
"Et ce qu'étaient nos ancêtres, nous le sommes, nous fran-
çais et catholiques. Et, Dieu merci, le Roi le sait. Il y a
trois ou quatre ans, un homme d'Etat anglais quittait son
pays pour venir visiter le Canada et il disait à Edouard VII
avant de partir : "Je vais aller visiter le Canada et, à mon
retour, je vous dirai ce qu'il faut penser de la loyauté des
français canadiens." Le Roi sourit à ces paroles et répondit :
" Ne perdez pas votre temps à cela; ces français canadiens,
je les connais ; ce sont les meilleurs sujets de l'Empire."
474 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
"Nous pouvons donc continuer à parler le français et à
pratiquer notre religion. Et plus nous serons fidèles à ces
deux devoirs sacrés, plus nous mériterons l'estime, le respect
de nos concitoyens au jugement sain, au cœur bien né, de
ceux en un mot qui sont capables de connaître leurs intérêts
et les nôtres.
"Et pour qu'il en soit ainsi, continuez à envelopper vos
prêtres de votre affection, à les entourer de respect, à leur
témoigner votre confiance. Ils vous aiment sincèrement ;
ils ne montent chaque jour à l'autel que pour vous bénir,
pour attirer sur vous la grâce qui coule du ciel avec le sang de
l'Agneau ; ils ne montent en chaire que pour distiller sur vous
la vérité que J. C. est venu apporter au monde. Ils n'appar-
tiennent à aucun parti. Leur ministère est haut et miséri-
cordieux comme la croix qui domine tout ce qui passe et
jette ses bras à droite et à gauche afin d'amener tous les
hommes à Jésus-Christ. Si quelqu'un leur demande de quel
parti ils sont, tous vous répondront, avec St. Vincent de
Paul : " Nous sommes du parti de Dieu et des pauvres."
"Et pour qu'il en soit ainsi, aimez vos maisons d'éducation ;
aidez à leur développement par un attachement sincère, par
un entier dévouement, par vos prières. Et rappelez-vous
que c'est à vos prêtres que vous devez ces maisons d'éduca-
tion dont vous êtes fiers parce qu'elles sont la force et la gloire
de notre race au Canada.
"Où serait le Séminaire de Québec sans Mgr de Laval, où
serait le collège de Lévis sans Mgr Déziel? Où serait le
collège de Ste-Anne sans M. l'abbé Painchaud? Où serait
le séminaire de Eimouski sans Mgr Tanguay? Où serait
le collège de Caraquet sans Mgr Allard? Où serait le col-
lège de Memramcook sans le bon Père Lefebvre? Où
seraient la plupart des. couvents et des écoles dans la Pro-
vince de Québec et dans les Provinces Maritimes sans
l'Eglise? A la première page de l'histoire de toutes ces
maisons d'éducation se trouve écrit en lettres d'or le nom
d'un prêtre qui en est le fondateur. Ce nom parfois est in-
connu de ceux qui bénéficient de l'œuvre mais il est connu
de Dieu qui donne à ses fidèles sujets la récompense promise
à ceux qui usent leur vie à la formation des enfants : "Fulge-
bunt sicut stellae in perpétuas aeternitates."
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 475
Le congrès Acadien
Nos frères acadiens ont tenu leur congrès national à St-
Basile dans le cour du mois d'août. Malgré certaines cir-
constances en dehors de la volonté des organisateurs, ce con-
grès a obtenu un succès complet. Les acadiens y ont puisé
une force nouvelle pour les luttes qu'ils soutiennent avec
tant de courage pour la conservation de leur nationalité.
Pour la première fois, peut-être, dans les assises aca-
diennes, l'idée d'une union plus intime avec les canadiens-
français y a été accueillie avec faveur et applaudie.
"L'Evangéline," journal acadien de Moncton, N.B., si-
gnalait ce fait à ses lecteurs dans des termes que nous tenons
à rapporter ici. "L'Evangéline" disait:
" Ce Congrès fut remarquable par l'union de tous ceux qui
y assistèrent. Des Canadiens français éminents s'y trou-
vaient. Nous ne mentionnerons, en passant, que Mgr
Mathieu, Becteur de l'Université catholique de Québec (dite
Université Laval) qui sut, par son grand tact, par la bonté
de son cœur, cimenter à tout jamais les liens formés entre les
de'iix grands peuples français de l'Amérique du Nord : les
Canadiens-français et les Acadiens. Mgr Mathieu reconnut
nos droits de peuple, dont les plus précieux pour nous sont
notre nationalité distincte ; notre GFêtie Nation a Jé| ; notre
hymne, le plus beau des hymnes parmi toutes les nations et
Tune des plus belles hymnes de l'Eglise ; notre drapeau enfin.
Inutile que nous nous appesantissions sur la portée de
cet acte venant d'un prélat aussi distingué et, certes, auto-
risé... Mais disons-lui, disons à tout l'épiscopat canadien-
français si aimé du Souverain Pontife, toute la vive gratitude
de nos âmes, toute la reconnaissance de l'Acadie, la figliuo-
lina de l'Eglise comme la France catholique en est toujours
la fille aînée.
"Et que d'autres Canadiens-français éminents!
"Parmi les nôtres vivant sur terre d'exil, saluons avec
émotion le vénérable et vénéré M. Breaux, juge suprême de
la Louisiane, cette autre Acadie où se trouvent plus de cent
mille des nôtres; puis l'hon. Sénateur M. Therriault, la dis-
tinction unie à la bienveillance, et dont la noble simplicité
met à l'aise du premier coup l'humble travailleur des champs
comme l'homme du monde le plus raffiné."
"Et que d'autres aussi î
476 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
11 Donnons un souvenir tout plein d'affection à nos bien-
aimés Acadiens du Madawaska américain : plus de cinquante
pour cent de la population de Van Buren et plus de quatre-
vingt-dix pour cent de celle de la Grande-Ile, Me., ont pris
part à nos grandes assises et ce fait touchait profondément.
' ' Les Canadiens-français du Madawaska suivirent les déli-
bérations avec le même intérêt que les Acadiens.
" Par tout ce qui s'est fait ou passé à Saint-Basile, nous
pouvons répéter ce que nous avons dit plus haut :
"Le Congrès du Madawaska, en 1908, a cimenté pour
jamais l'union des deux grands peuples français de l'Amé-
rique du Nord, dont la devise unique a été toujours, est
aujourd'hui et sera à jamais sur ce sol libre: GESTA DEI
PEK FKANCOS!"
La Macédoine et les capitulations
Sous ce titre M. L. Nemours Godré fait, dans "l'Univers"
de Paris, les reflexions suivantes sur les récents événement»
politiques que sont déroulés en Turquie :
' ' Le programme des ' ' Jeunes Turcs ' ' , comme celui de
tous les partis jeunes, est assez ambitieux. Deux de ses arti-
cles mettent en légitime émoi les chancelleries européenes,.
ce sont, d'abord : celui qui prétend écarter toute ingérence
étrangère pour les réformes de la Macédoine, et, ensuite t
celui qui demande l'abolition des capitulations.
" On comprend fort bien la susceptibilité du parti national
des "Jeunes Turcs" sur cette double question. Il nous
semble pourtant que c'est aller bien vite en besogne. Les-
réformes obtenues en Macédoine et qui sont d'ailleurs à peine
commencées, malgré le temps qu'on y a mis, ont été arra-
chées au gouvernement d'Abd-ul-Hamid par l'accord una-
nime des Puissances, pour remédier aux troubles endémiques
et profonds de cette province de l'empire turc. Quant aux
capitulations, toutes les Puissances chrétiennes sont inté-
ressées à leur maintien à cause du peu de confiance qu'inspi-
rait la justice du despotisme ottoman. C'est une garantie
séculaire pour les Européens résidant au milieu de l'empire
turc et à laquelle ni la France ni les autres Puissances ne
, renonceront que le jour où elles seront convaincues de la sin-
LA REVUE FRANCO-AMERICAINE 477
cérité et de la durée de la transformation qui paraît devoir
s'accomplir en Turquie. C'est donc par là que les " Jeunes
Turcs " doivent commencer. Qu'ils prouvent à l'Europe
qu'ils sont véritablement désireux et capables de donner h
leur pays le gouvernement juste et libéral qu'ils annoncent.
Et devant l'évidence du fait, il n'y aura plus lieu de mainte-
nir ces garanties que le régime des sultans rendaient légi-
times et nécessaires.
" Nous le disons d'autant plus volontiers qu'au point de
vue catholique il y a peu de pays où la liberté religeuse soit
plus respectée qu'en Turquie. Nos missionnaires, nos cou-
vents jouissent là-bas d'un respect et d'une tolérance qui font
honte au régime persécuteur de notre République maçon-
nique. Mais cet état de fait n'allait point sans des excep-
tions qui ont été célèbres et qui pouvaient légitimer d'histo-
riques précautions. N'oublions pas qu'Abd-ul-Hamid, qui a
toujours été très favorable personnellement aux œuvres catho-
liques françaises, et qui fut toujours très respectueux des
privilèges du Saint-Siège, a cependant dans son histoire la
tache rouge du massacre de 300,000 Arméniens."
* *
*
La grève générale en France
Voici la seconde partie d'un remarquable article que le
comte A. de M un, de l'Académie française, publie dans
Y Echo de Paris :
" Sans doute, la grève générale a échoué jusqu'ici. Le réfé-
rendum des ouvriers boulangers vient encore de tromper les
espérances de la Confédération. Sur 1,980 votants, il y a eu
848 voix pour la grève, 1,040 contre. Il a dépendu de 200
ouvriers que Paris fût sans pain. On se rassure avec cela ;
moi, je trouve que c'est très effrayant.
" Les minorités, résolues et dirigées, viennent toujours à
bout des majorités. On le sait bien à la Confédération géné-
rale, et c'est pourquoi, dit M, Pouget, l'organisation syndi-
cale doit être la négation du système des majorités. " Car,
dit-il, si on voulait tenir compte des majorités, le mouvement
ouvrier pourrait prendre une autre direction que celle que lui
donnent les syndicats révolutionnaires."
478 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
" Qu'il y ait, parmi les ouvriers, un grand nombre de bons
travailleurs, ennemis des grèves politiques, j'en suis très con-
vaincu. Mais, comme ils n'ont pas de véritable organisation
corporative qui, en leur donnant la force morale et écomique,
permette l'entente entre eux et les patrons, ils vont na-
turellement à la seule organisation qui existe, et qui est une
organisation de guerre sociale. Là, on leur fera bien voir,
en dépit de leurs votes, que, suivant le mot de M. Pouget,
on n'admet pas "pour le mouvement ouvrier d'autre direc-
tion que celle des syndicats révolutionnaires."
" La Fédération des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais,
très puissante, très bien organisée et très raisonnable, y est
venue comme les autres, avec ses 80,000 membres. Mon
collègue Basly a beau dire qu'ils ne se laisseront pas faire la
loi, c'est une illusion de révolutionnaire assagi. L'influence
de la majorité sera annulée par le despotisme de la minorité.
Les typographes donnaient, hier, un bien frappant exem-
ple de cette tyrannie des violents. Leur Fédération a pour
secrétaire général un homme de haute valeur, que j'ai le
plaisir de connaître, et avec qui, malgré les profonds dissen-
timents qui nous séparent, j'ai eu les meilleures relations.
C'est M. Keufer. Comme le comité central de la Fédération
du livre a refusé de prendre part à la grève de protestation
contre les événements de Villeneuve Saint-Georges, son secré-
taire général a été aussitôt exécuté dans une réunion de la
Bourse du travail. On lui a dit brutalement: "Nous ne
pouvons garder à notre tête une momie : laissez la place à
d'autres."
" Toute l'histoire des journées de la Révolution n'est pas
autre chose que la victoire d'une minorité audacieuse sur des
majorités passives.
"Ainsi, quand j'entends dire que la bourgeoisie se défendra,
qu'elle ne se laissera pas exproprier, comme la noblesse de
l'ancien régime, je me permets de n'en rien croire. Elle
ne se défendra pas, d'abord parce qu'elle n'a et ne veut avoir
ni chefs, ni discipline, ni organisation, rien, enfin, de ce
qu'ont ses adversaires, et puis, pour une autre raison, plus
profonde et plus décisive.
"C'est que, comme la noblesse, elle a, en grande majorité,
failli à sa mission. Maîtresse, du pouvoir industriel, elle en
a usé pour établir sa puissance économique, non pour donner
satisfaction aux justes revendications des ouvriers pour secon-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 479
der et diriger leurs aspirations légitimes, pour assurer, par
l'organisation professionnelle, la paix dans le monde du tra-
vail. Elle a opposé aux réformes nécessaires, à la législa-
tion sociale, au mouvement corporatif, la plus aveugle résis-
tance elle a fait du régime individualiste sa place forte, et c'est
lui qui s'écroule aujourd'hui. Elle espère encore le sauver
par l'essai de la défense patronale ; il est trop tard ! elle ne fera
que hâter la guerre sociale.
" Maîtresse du pouvoir politique, elle a accepté, encouragé,
accompli de ses propres mains, dans ce pays, la destruction
violente de la vie religeuse. Elle a vu s'élever et grandir la
tyrannie des sectaires, en accusant de cléricalisme ceux qui
voulaient s'y opposer. Elle s'aperçoit aujourd'hui que l'école
sans Dieu forme, sous des maîtres athées, l'armée du socia-
lisme et elle recule effrayée. Il est trop tard ! Elle a vu
sans s'émouvoir spolier les religieux et exproprier l'Eglise, en
accusant de réaction ceux qui voulaient les défendre, elle a
soutenu de ses votes, de son influence, de son argent des
hommes qui ont ordonné ces violences. Aujourd'hui, elle
entend se dresser contre elle même, au nom des mêmes prin-
cipes, la menace d'expropriation, et elle a peur. Il est trop
tard.
" C'est la loi de l'histoire. M. Clemenceau n'y peut rien.
* *
*
L'incident de Toulon
Plusieurs marins ont été tués au cours d'un accident sur-
venu sur un vaisseau, la Couronne. Pour des raisons fort
équivoques M. Thompson, ministre de la marine, en France,
n'a pas voulu que le clergé catholique prit place dans le
cortège aux funérailles officielles des victimes toutes catho-
liques.
L'incident ne manque pas d'importance et la Journal des
Débats l'apprécie comme suit :
"L'Etat se met, une fois de plus, dans une piteuse pos-
ture. M. Thompson proteste contre toute arrière-pensée de
sectarisme, et nous croyons, en effet, qu'il n'est pas fier outre
mesure d'avoir mérité les compliments de la Lanterne. Tl
n'aurait pas demandé mieux, dit-il, que d'assurer aux vie-
480 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
times de la Couronne les prières de l'Eglise et ne se serait
nullement trouvé gêné d'y assister. Mais c'est la présence
officielle du clergé dans le convoi funèbre qui lui a paru in-
acceptable. Pourquoi? Quand M. Thompson assiste à un
enterrement privé, la présence du clergé ne le met pas en
fuite, il tient à nous l'assurer. C'est fort bien. Mais pour-
quoi les choses changent-elles d'aspect et revêtent-elles un
caractère tragique, s'il s'agit d'obsèques faites aux frais de
l'Etat? Du contact de l'Eglise et de l'Etat doit-il jaillir une
étincelle capable d'électrocuter un ministre? Cette catas-
trophe pourrait se produire, en effet, par le temps d'an-
ticléricalisme maladif où nous vivons. Mais elle est de celles
qu'il faut savoir affronter. La peur, peut-être justifiée, de
M. le ministre de la marine ne fait honneur ni à son courage
civique ni à l'intelligence politique dont il croit la Chambre
capable."
Les élections fédérales
La dissolution des chambes fédérales' et les élections
générales qui auront lieu dans tout le pays le 26 octobre vont
pendant quelques semaines mettre beaucoup d'activité dans
notre vie publique.
Le peuple écoutera nombre d'orateurs lui parler de pro-
grammes nouveaux, d'oeuvres accomplies, tous se proclamant
également soucieux de l'intérêt du pays. Les conditions par-
ticulières ou se trouve la population du Canada, par suite de
la diversité des races qui la composent, rend parfois assez diffi-
cile la tâche de se retrouver au milieu de tant de harrangues,
de discerner le faux du vrai, d'apprécier avec justice les actes
des gouvernements ou les promesses de ceux qui aspirent à la
direction des affaires. Pourtant, c'est le peuple qui jugera
en dernier ressor et c'est sur lui que retombera, en somme,
toute la responsabilité d'avoir choisi un bon ou un mauvais
gouvernement. Et s'il est vrai que " les peuples ont les gou-
vernements qu'ils méritent " l'électeur canadien devra bien
songer à la gravité de l'acte qu'il va accomplir lorsqu'il dépo-
rera son bulletin dans l'urne électorale. ► * ►
Au fond, il importe moins que le parti au pouvoir soit
rouge, bleu ou de toute autre couleur que d'avoir à Ottawa
des députés de valeur, des hommes de caractère qui repré-
sentent non seulement les intérêts immédiats de leurs com-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 481
mettants mais encore et surtout les intérêts de toute leur pro-
vince, et s'il en est besoin, les aspirations de leur race. Ce
devoir est, pour les députés de la province de Québec d'une
importance exceptionnelle, parce qu'ils représentent, en dépit
de l'influence du présent ou des gloires du passé, un élément
national qui est en minorité dans la confédéiation. Il nous
faut à Ottawa des députés avertis, courageux, capables de
déjouer toutes les surprises, capables de maintenir les solides
traditions parlementaires qui de Caitier à Laurier ont fait jouer
le premier rôle à notre province dans les conseils de la nation.
Dans tous les pays de régime constitutionnel l'opinion
devient de plus en plus indépendante; cette tendance est même
très sensible dans notre pays depuis quelques années. Cela
veut dire que si les victoires électorales deviennent plus diffi-
ciles, plus onéreuse également devient la tâche de l'homme
public, soucieux de remplir tous les devoirs de sa charge.
Nous formons des vœux pour que le sciutin du 26 octobre
soit digne de notre peuple et donne une nouvel élan au pro-
grès phénoménal qui a été le lot du Canada depuis les dernières
années.
Léon Kemner.
Vieux articles et vieux ouvrages
Mémoire sur la situation des Canadiens-Français aux
Etats-Unis de l'Amérique du Nord, par Monseigneur A.
Racine, évêquede Sherbrooke. — Paris, Librairie del'GËuvre
de Saint-Paul, 6 rue Cassette, 1892.
Rome, 29 février 1892.
A Son Éminence le Cardinal Ledochowski, Préfet de la
S. G. de la Propagande.
I. — La question de savoir comment doivent être traités
les Canadiens aux États-Unis de l'Amérique du Nord dans
l'intérêt de leur foi et celui de la religion en général occupe
actuellement bien des esprits.
Voici quelle est sur ce point notre opinion, que nous savons
sincère, que nous croyons modérée. Faisant taire toutes les
voix de la sympathie, laissant de côté toutes les raisons de
détail, nous n'envisagerons que la plus grande somme de
bien à obtenir.
II. — Nous ne parlerons pas ici de l'opportunité, de la con-
venance ou de la nécessité qu'il y aurait de nommer aux
États-Unis des Évêques de leur origine dans les diocèses où
les Canadiens sont la grande majorité de la population catho-
lique : c'est un point délicat, gros de difficultés, présentant
des aspects divers, que nous laissons à l'étude des intéressés,
en particulier au zèle apostolique de ceux qui ont reçu dans
ce vaste pays la mission de régir l'Eglise de Dieu, et sur-
tout à la sagesse, à la clairvoyance et à la prudence du Saint-
Siège.
Que les Ëvêques soient sympathiques à leurs ouailles cana-
diennes, qu'ils ne heurtent en rien leurs usage légitimes, on
ne peut demander davantage. A la rigueur, il n'est pas même
nécessaire qu'ils possèdent leur langue. Mais, dans ce der-
nier cas, il nous semble qu'il serait plus que convenable qu'il
y eût auprès d'eux un grand vicaire ou un prêtre important
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 483
capable de les entendre, afin de leur donner facilité et con-
fiance dans leurs rapports avec l'autorité épiscopale.
Mais, avant tout et par dessus tout, ce qu'il importe, c'est
que les Canadiens aient pour curés ou pour missionnaires des
prêtres qui sachent bien leur langue, qui comprennent leurs
mœurs, qui soient au fait de leurs aspirations, entrent au con-
traire volontiers dans le courant d'idées qui leur est propre,
favorisant le développement de leurs institutions particu-
lières, toutes les fois qu'elles ne sont pas contraires aux lois
du pays. Ainsi le veulent, ce nous semble, le bien de ces
populations et le bien de la religion catholique.
III. — Le fait seul de l'émigration, de la transplantation
d'un peuple, sur une terre étrangère, du sol où il a pris nais-
sance et a longtemps vécu, ébranle chez lui l'organisme
moral trop profondément, pour qu'il oit prudent d'accroître
l'intensité de ces ébranlements par des attaques inutiles à
de vieilles et fortes traditions. Il en est ainsi pour tous les
peuples, mais nous croyons pouvoir affirmer que la chose
existe a fortiori pour le peuple Canadien-français, à raison
des circonstances particulières dans lesquelles il est né et il
a grandi.
Arraché, en quelque sorte au sortir de l'enfance, aux rela-
tions avec la mère-patrie, voyant son pays cédé à une nation
puissante qui ne partageait pas sa foi, n'entretenant guère
de commerce avec le monde extérieur, ayant à concentrer
ses forces pour conserver son existence nationale et religieuse ,
le peuple Canadien a dû vivre à l'écart, de sa vie propre,
retiré au sein de ses campagnes et de ses mœurs patriarcales ;
pour résister aux séductions et aux attaques de l'hérésie, pour
s'emparer du sol et étendre autour de lui ses colonies, il s'est
attaché à son admirable système paroissial, il a fondé malgré
les plus grands obstacles ses écoles françaises où le catholi-
cisme règne en maître, il s'est réuni en masse compacte sous
la direction de ses prêtres qu'il entoure du respect que l'on
doit à des amis bienfaisants, à des protecteurs, à un père ; en
sorte que la Canadien-français s'est habitué à regarder ses
coutumes, sa langue, ses traditions et sa discipline comme le
dépôt d'un héritage sacré, et même le prolongement extérieur
de ses croyances. Qui s'attaque à cet ensemble de choses qui
lui sont chères, indirectement s'attaque à sa foi. Sa force de
résistance devant le protestantisme, devant l'athéisme, devant
rindifîérentisme est grande; mais ôtez-lui cet entourage pro-
484 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
tecteur de ses vieilles coutumes, il en est de lui, pouvons-
nous dire, comme de Samson : il est déjà au pouvoir de l'en-
nemi.
Les exemples de cette triste expérience ne sont» que trop
fréquents. Lorsque les Canadiens-français n'ont pas dans
leur voisinage de prêtres qui leur administrent les sacrements
et leur donnent l'instruction dans leur langue, trop souvent
ils cessent de fréquenter l'église régulièrement, et petit à
petit ils glissent dans l'indifférence la plus complète.
Imposez-leur des prêtres qui sont adverses à leurs traditions,
ils deviennent mécontents, insubordonnés, incontrôlables; et
leur cœur se trouve ouvert aux plus mauvaises influences de
l'hérésie. Pour ces causes, avant qu'il n'y eût un évêque à
Burlington, le Vermont. a vu, parlant l'anglais et protes-
tantes, de nombreuses familles dont les pères étaient fran-
çais et catholiques. Le mal une fois causé est irréparable.
Au contraire, donnez-leur des prêtres zélés qui parlent leur
langue et qui connaissent leurs mœurs, et vous aurez, comme
on le voit aujourd'hui dans un très grand nombre de centres
manufacturiers de la nouvelle Angleterre, des Congrégations
ferventes, généreuses, qui bâtissent des églises superbes, des
écoles catholiques séparées, des couvents, des institutions de
bienfaisance et de charité, faisant fleurir la foi au milieu des
circonstances quelquefois très difficiles. Un mode d'être qui
produit d'aussi bons effets mérite d'être conservé.
IV. — L'homme échappe difficilement aux influences du
milieu dans lequel il vit; comme malgré lui, il en subit les
doctrines et les habitudes.
Quelles sont les doctrines qui ont généralement cours, pour
la grande masse de la population, dans le monde intellectuel
et moral des États-Unis? les doctrines du protestantisme, de
l'indifférence religieuse ou de l'athéisme. La soif de l'or
domine tout, la fièvre des richesses envahit presque toutes les
âmes; et ce courant matérialiste est favorisé par ce qu'on y
voit, par Ce qu'on y entend, par le système des écoles com-
munes qui est de soi pour la jeunesse catholique une cause de
ruine ou d'affaiblissement de la foi. S'il y a de nobles
exceptions, c'est le cas de dire que l'exception prouve la
règle générale.
Quelles sont, genei aliter loquendo, les habitudes du pays?
des habitudes de confortable, de vie aisée et facile, de jouis-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 485
sances matérielles, ou de travail fiévreux à la poursuite de la
fortune. Virtus post nummos.
Ayant à se mouvoir au sein d'une pareille atmosphère, il
est bien difficile pour les catholiques de n'en pas subir les in-
fluences délétères au moins quelque peu, et tout en con-
servant l'intégrité de la foi, même un zèle très vif pour la
religion, de ne pas se laisser aller inconsciemment aux mœurs,
pratiques et aux tendances intellectuelles de leurs compatri-
otes. N'arrive-t-il pas quelquefois que, loin de chercher à.
se défendre contre ces tendances, ils ne les favorisent par la
trop grande sympathie qu'ils professent pour les manières
d'être de la société américaine, imprégnée après tout de la
morale protestante et d'un tolérantisme énervant. On
compte par milliers les âmes que cet indifterentisme en
matière de croyance religieuse a enlevées, aux États-Unis, à-
la vraie foi. Et si, dans ces derniers temps, la religion a
pris un grand accroissement, cela 'n'est pas dû précisément
aux conversions qui se sont faites dans l'élément protestant,
mais bien, plutôt, à l'immigration catholique qui arrivait, à
flots pressés, de l'Irlande, de l'Allemagne, du Canada et,,
depuis quelques années, de l'Italie. L'organisation rapide
de ces forces éparses par un épiscopat habile et la constatation
retentissante de cette importance numérique jusqu'ici incon-
nue, ont pu faire croire à la propagande envahissante do
l'Église au sein des populations américaines mais malheu-
reusement, on ne peut se le cacher, le nombre des perversions
dépasse de beaucoup celui des conversions.
Or, contre l'envahissement de ces influences pernicieuses ..
leurs coutumes et leur langue pour les Canadiens-français, en
les tenant à l'écart, sont un rempart, une digue puissante,
digue et rempart qu'il est sage de maintenir et de fortifier,
bien loin de travailler à les abattre. On voit se produire,
chez eux, pour les mêmes causes, les mêmes résultats que
l'on constate chez les Maronites du Liban, ou chez les fidèles
Polonais de la Prusse ou de la Russie.
V. — " Mais, dit-on, si tous les catholiques parlaient l'an-
glais aux États-Unis, la desserte serait bien plus facile."
Peut-être, mais ils ne le parlent pas. Va-t-on exposer leur
foi, pour une plus grande facilité de desserte? Le Saint-
Esprit a accordé le don des langues aux apôtres, et non aux
nations. C'est au piètre à apprendre la langue des popu-
486 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
lations que son zèle porte à évangéliser, et non aux popula-
tions à apprendre celle du prêtre. Chaque jour on voit les
missionaires s'initier aux idiomes des tribus chez lesquelles
ils ont entrepris de porter la bonne nouvelle : ils attendraient
longtemps leur conversion, s'ils exigeaient que ces tribus,
pour entendre les vérité0 du salut, apprissent leur propre
langue, que ce fût ou le français ou l'anglais. L'Eglise a
pour but principal de former des citoyens pour le ciel, et non
d'entreprendre de fusionner pour des motifs d'intérêt tem-
porel, en une seule, les diverses nationalités, qui peuvent
exister dans un même pays.
Mais, ajoute-t-on, fatalement l'anglais doit devenir la
langue de l'Amérique du Nord. Il vaut autant commencer
à le parler dès maintenant."
Eh bien ! dans ce cas-là, laissons faire le temps. N'allez
pas plus vite que l'évolution naturelle des idées. D'ici là, en
ne heurtant pas imprudemment les sentiments de la généra-
tion présente, en se pliant à ses goûts, conservez sa foi, afin
que cette seconde, ou cette troisième génération qui, d'après
quelques-uns, doit nécessairement parler l'anglais, professe
encore le catholicisme. Dans tous les cas, tant que l'émigra-
tion du Canada aux Etats-Unis durera sur une échelle aussi
considérable qu'aujourd'hui, il est impossible d'amener la
masse de la population canadienne à parler l'anglais. Eé-
ussiriez-vous à angliciser la jeune génération, vous resteriez
toujours en face des personnes âgées et des nouveaux arriv-
ants ; et le problème à résoudre serait toujours à recommen-
cer, avec les mêmes difficultés, avec les mêmes dangers pour
la foi. Allons, sachons prendre les choses comme elles sont,
laissons à l'avenir ses énigmes, et pour le moment employons
les moyens les plus efficaces pour sauver les âmes.
Lorsque, vers 1820, les Irlandais, forcés par la maladie et
la famine de quitter leur patrie, émigrèrent au Canada, les
Evêques de Québec et de Montréal s'empressèrent de leur
donner des prêtres de leur nation, ou au moins des prêtres
qui savaient bien leur langue ; car alors les prêtres
irlandais étaient rares dans notre pays. Et depuis, les
quelques paroisses anglaises qui existent dans le Canada fran-
çais, ont continué à être desservies par des curés de langue
anglaise ; dans leurs écoles le catéchisme est enseigné en
anglais ; l'anglais est prêché dans leurs églises ; et ces groupes,
de population hétérogène, enclavés dans une majorité fran-
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 487
çaise, se développent selon leurs coutumes, heureux, satis-
faits. Pourquoi les Canadiens, aux États-Unis, ne seraient-
i]s pas traités comme le sont les Irlandais au Canada? Ils
le sont, à notre connaissance, dans certains diocèses : aussi la-
religion y prendre chaque jour un essor nouveau.
VI. — Avant de terminer, nous indiquerons brièvement, en
faveur de cette politique de bienveillance paternelle, quel-
ques motifs d'intérêt général :
1. Cet esprit si profondément catholique aes populations
canadiennes, si on sait le conserver avec ses garanties actu-
elles, peut servir de contrepoids à l'esprit d'indifférentisme
qui pénètre de toutes parts le peuple de la république amé-
ricaine, et devenir avec le temps un bon levain dans la masse
de la nation.
2. L'énergie et la générosité avec lesquelles les Canadiens
bâtissent et soutiennent leurs écoles françaises et catho-
liques, et leurs principes invétérés sur la question des écoles
séparées, peuvent être d'un grand appoint et d'un puissant
secours aux évêques américains dans les efforts qu'ils feront,
selon les temps et les circonstances, pour mettre en pratique
sur ce sujet les décrets du troisième Concile de Baltimore.
3. Le zèle et l'esprit d'apostolat qui sont un des traits ca-
ractéristiques de la race française en Amérique, le grand nom-
bre de prêtres, de religieuses, de missionnaires qui sont sortis
de son sein, démontrent qu'il est de bonne politique de con-
server, sous la forme qui lui est propre, cette pépinière de
vocations sacerdotales et religieuses, qui a tant fait dans les
deux siècles passés et qui fait tant encore à l'heure présente
pour l'extension du nom chétien sur le nouveau continent.
4. La croissance rapide des Canadiens, quand on leur per-
met de se développer librement à l'ombre de leurs institu-
tions paroissiales, fera que, avant longtemps, le catholicisme
dominera dans plusieurs États de la grande Képublique. Sur
ce sujet de la puissante natalité des Français d'Amérique,
pour l'information de Votre Eminence, nous annexons à ce
mémoire deux opuscules, courts, précis, nourris de faits et de
chiffres : Du mouvement de la population catholique dans
V Amérique Anglaise, et Colonies canadiennes! Ils sont d'un
penseur, d'un chercheur infatigable, d'un esprit philosophique
qui sait remonter des effets à la cause, d'un chrétien solide,
M. E. Eameau de Saint-Père, Paris, France.
488 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
5. Enfin, les sentiments profondément catholiques et
romains des Canadiens-français, qui ont échappé par le bon-
heur de circonstances providentielles, aux erreurs gallicanes
ainsi qu'aux influences du jansénisme, du protestantisme et
de l'athéisme moderne, à un moment donné, dans des con-
jonctures difficiles que pourrait faire naître l'avenir en Amé-
rique, certainement seraient d'un grand secours au triomphe
des vues, de la politique et des directions de la Curie Ro-
maine.
VII. — Pour toutes ces raisons, nous concluons qu'il im-
porte, tant pour le bien de la religion en général que pour
celui des Canadiens en particulier :
1. Qu'on laisse les Canadiens des États-Unis se développer
avec leur langue, leurs coutumes et leurs traditions ;
2. Même qu'il serait à souhaiter que l'on favorisât ce dé-
veloppement traditionnel, vu qu'il est chez eux une sauve-
garde et une protection pour leur foi ;
3. Que, pour atteindre ce but, on leur donne des curés ou
des missionnaires qui sachent bien leur langue, qui connais-
sent leurs mœurs, et qui soient sympathiques à leurs ma-
nières de faire ;
4. Enfin que, autant qu'il sera possible, ces curés ou ces
missionnaires appartiennent à leur nationalité ; nous ne con-
sidérons pas ce dernier point comme étant d'une nécessité
absolue, mais bien d'une importance très grande. En effet,
si, en général, les Canadiens n'avaient pas à la tête de leurs
paroisses des prêtres de leur race, la défiance finirait par se
mettre parmi eux ; de là une source de misères interminables
et pour les supérieurs ecclésiastiques et pour les subordon-
nés.
Dans l'espérance que Votre Eminence trouvera réservé et
modéré cet exposé de notre manière de voir sur cette ques-
tion complexe et délicate, nous demeurons avec la considé-
ration la plus haute et le plus profond respect,
De Votre Eminence,
Eminentissime Seigneur,
Les très humbles et très dévoués serviteurs.
Antoine, Êv. de Sherbrooke.
J.-B. Proulx, pr , sec.
Entre Chien et Loup
Comédin en un acte
PERSONNAGES :;
Diane de Limeuil, jeune veuve, 27 ans . « Mlles Marthe Brandes
Une femme de chambre Marguerite Caron
Guy de Lustrac, célibataire, 32 ans. . . , 'M. Dumeny
A Paris, de nos jours.
La scène représente un petit boudoir trèo élégant. Abondance de meuble!
bas et capitonnés, de paravents, de plantes, de tables chargées de oibe-
lots. Au fond une cheminée avec pendule et thermomètre accroché
près de la glace. — A droite, une chaise longue. — A gauche, un fauteuil
vide. — Le jour commence à baisser. F*
SCENE PREMIERE
DIANE, pUÙ UNE FEMME DE CHAMBRE
Diane. (Elle est à demi étendue sur la chaise longue et
semble rêver.) — Ah ! Dieu !. . .Cet après-midi m'a paru inter-
minable ! . . . Quelle heure peut-il bien être ? ( Elle s'étire ner-
veusement et sonne.)
La femme de chambre, entrant. — Madame la comtessejà
sonné ? ■
Diane. — Apportez la lampe : on n'y voit plus pour lire.
La femme de chambre. — Bien, madame. (Fausse sortie.)
Diane. — Au fait, non ; n'éclairez pas encore. Est-il venu
des visites ?
La femme de chambre.— Quelques-unes, madame.
Diane. — Vous avez répondu que je suis souffrante ?
La femme de chambre, dissimulant une légère ironie, sous
une apparence de respect irréprochable. — J'ai répondu que
madame a une migraine épouvantable.
Diane, s' asseyant sur la chaise longue et haussant les
épaules. — Qui vous a chargée de dire : " épouvantable " ?
Comme vous avez peu d'intelligence ! J'ai donné l'ordre de
recevoir dans le cas où. . .quelqu'un insisterait. Naturelle-
ment, si vous racontez que je suis à l'agonie. .(D'un ton plus
doux.) Personne n'a insisté ?
490 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
La femme de chambre. — Pardon, madame . . .
Diane, vivement. — Ah ! vous voyez ! Et qui donc, je
vous prie ?
La femme de chambre. — Mme la baionne de Vernantçs.
Mais j'ai pensé. . .
Diane, rassurée. — Oh ! ma chère, comme vous avez bien
fait ! Elle m'aurait tuée avec sa voix glapissante. . .Qui est
venu encore ?
La femme de chambre, à part, froissée. — Ah ! je n'ai pas
% d'intelligence ! (Haut.) Les cartes sont dans l'antichambre, si
madame veut les voir . . .
Diane. — Hé ! mon Dieu, tâchez de vous en souvenir.
(La femme de chambre fait semblant de se creuser la mémoire.}-
Voyons : Mme de Tantavel ? (Signe négatif.) Mme de Pon-
tussan ?
La femme de chambre. — Elle est venue.
Diane. — Mme de Saint- Armel ?
La femme de chambre. — Venue aussi.
Diane, feignant de chercher. — Monsieur ... M. de Lustrac ?
La femme de chambre, à fart, voulant se venger.— Oui !
Nous y voilà, enfin ! (Haut.) M. le marquis de Lustrac ?. . .
Voyons donc. . . (Elle feint aussi de chercher.)
Diane. — Eh bien ?
La femme de chambre, a part, de même. — Non ! Je ne
suis qu'une sotte ! (Haut.) Il est peut-être bien venu.
Diane, avec dépit. — Franchement, mademoiselle, vous avez
la mémoire bien courte. Allez chercher les cartes. (Seule.)
C'était bien la peine de fermer ma porte à tout le monde pour
lui réserver son tête-à-tête. Au reste, de la façon dont il en
profite ! . . . (Six heures sonnent.)
La femme de chambre, apportant des cartes. — M. le mar-
quis n'est pas venu. Je le confondais avec M. de Pragnère.
Diane, haussant les épaules. — Jolie ressemblance ! — Quelle
heure vient de sonner ? Six heures ? (A part.) Je ne le
verrai pas ce soir !
La femme de chambre, Radoucissant. — Oh î la pendule
avance de vingt minutes.
Diane, mouvement de satisfaction. — Vous croyez ? (Signe
affirmatif.) Allons ! je vais rester un peu tranquille. C'est
bien, ma petite.
La femme de chambre, à part. — Bon ! la voilà radoucie.
Mais pourvu que M. de Lustrac vienne !. . .
Diane. — (Elle va Rasseoir dans le fauteuil vide, de Vautre
LA REVUE FRANCO-AMKRICUV:: 491
côté de la cheminte, et tisonne sans rien dire.) — Suis-je assez
ûdicule ! (Elle se lève et s'accoude à la cheminée.) Car, enfin,
tous les hommes qai m'approchent sont plus ou moins . . . occu-
pés de moi. Et même, en comptant bien. . .(Elle compte sur
ses doigts), j'en trouverais trois ou quatre qui en sont. . .un peu
plus qu'occupés. Même, l'un d'eux a l'insupportable manie de
vouloir m' épouser contre vent et marée. — Un seul homme ne
fait pas attention à moi, ou, du moins, il me traite en " bon
camarade ", comme il dit, ce qui est pire. . .et précisément,
cet homme-là. . . (Elle frappe du pied avec colère) j'ai beau faire:
je ne pense qu'à lui ! Voilà bien l'esprit de contradiction des
femmes !. . .(Plus bas, avec sentiment.) Si, seulement, j'étais
sûre que l'esprit de contradiction est le seul coupable. (Elle
pose le front sur sa main et soupire.)
SCENE II
DIANE, UNE FEMME DE CHAMBRE, puis GUY
La femme de chambre. — M. le marquis de Lustrac de-
mande si madame la comtesse veut bien le recevoir.
Diane. — Vous avez dit que j'ai la migraine ?
La femme de chambre. — Oui, madame.
Diane, avec ■ une satisfaction mal dissimulée. — Et M. le
marquis a insisté ?
La femme de chambre, jeu de physionomie. — Enormément
insisté, madame. Aussi, j'ai cru pouvoir. . .
Diane, vivement. — C'est bien : faites entrer. (La femme
de chambre sort. Diane arrange ses cheveux, se remet sur sa
chaise longue, et prend une pose indiquant la souffrance.)
Guy, entrant. — Vous avez la migraine ?
Diane. — Ah ! je souffre le martyre !
Guy. — J'ai mal fait d'entrer, alors ? . . . Ce n'est pas ma
faute : je m'en allais déjà. Mais votre femme de chambre m'a
offert de s'informer si vous étiez mieux, et . . .
Diane, très vexée. — Enfin, cette bécasse vous a fait entier
malgré vous. Dites-le tout de suite.
Guy. — Eh bien ! vous êtes d'une jolie humeur, ce soir !
Diane. — Je voudrais vous passer ma migraine, pour voir
un pgu de quelle humeur vous seriez.
Guy. — Oh ! quant à cela . . . vous me la passerez, vot: e
migraine. (Il consulte le thermomètre.) Vingt degrés!... Et
des parfums d'une violence !...(// aspire Vair bruunmment avec
ses narines.)
492 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Diane, lui tendant un de ses gants de Suède. — Vous n'aimez
pas cette odeur ? (M', de Lustrac, après s'être assuré qu'on ne
le voit pas, baise le gant avec une tendresse passionnée.)
Guy, rendant le gant, très froidement). — Non.
Diane, un peu triste. — C'est pourtant vous qui me l'avez
rapportée d'Orient. Vous ne vous en souvenez plus ? (Il fait
signe que non.) Enfin, mon pauvre ami, allez- vous-en, si vous
avez peur d'être malade.
Guy, s' installant dans le fauteuil. — Chère madame, quand
j'ai visité les Indes, il y a trois ans, le choléra emportait plusieurs
milliers de personnes par jour. Cela ne m'a point fait partir
une heure plus vite.
Diane, avec ironie. — Allons ! décidément, les fléaux ne
vous effraient pas. Seulement, puisque vous restez, je vous
prierais de sonner pour qu'on apporte une lampe. Cette demi-
obscurité n'est pas convenable.
Guy. — Oh ! . . . pas convenable . . . Avec un autre, c'est pos-
sible. Mais, avec un bon camarade comme moi . . . (Mme de
Limeuil fait un geste de dépit.) Voyons ! n'êtes- vous pas de
mon avis ? D'ailleurs, je ne connais pas, pour causer, d'heure
comparable à celle qu'on nomme : entre chien et loup.
Diane. — Cela dépend beaucoup du sujet de la causerie.
En principe, j'aime voir la figure des gens qui me parlent. Et
puis... entre chien et loup (Elle frisonne légèrement), ces
mots sinistres m'ont toujours donné un frisson. Il me semble
voir une grosse bête, avec des oreilles pointues, de longues
dents et des yeux qui brillent dans l'ombre . . .
Guy, s' oubliant un peu. — Oui, voilà pour le loup. Mais le
chien ?.. .le chien vigilant, fidèle, prêt à mourir pour protéger
celle qu'il aime, ne demandant rien qu'une pauvre petite caresse,
de temps en temps ? (Mme de Limeuil, légèrement émue, lui
tend la main, qu'il serre en résistant a V envie de la baiser.)
Diane. — Il va sans dire que cet animal désintéressé est
votre symbole, d'après vous ?
Guy, debout devant la cheminée. — Esc-ce que vous ne
trouvez pas ? . . .
Diane. — Que vous êtes le modèle de l'espèce ? Ah ! non,
par exemple ! Vous n'avez qu'une idée en tête : me faire
croquer par le loup.
Guy, cherchant a comprendre. — Croquer par le loup ?. . .
Ah ! vous parlez de ce pauvre Roger d'Oncieux, que vous faites
mourir de chagrin ?
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 493
Diane, imitant M. de Lustrac. — " Ce pauvre Roger d'On-
cieux !. . . " Dirait-on pas qu'un sort injuste l'accable, parce
que, dès son premier mot, je ne me suis pas évanouie de joie,
à la pensée de devenir Mme Roger d'Oncieux !
Guy. — Oh ! dès le premier mot. . .Nous n'en demandions
pas tant. Mais voilà dix-huit mois qu'il est dit, ce premier
mot ! Et vous êtes toujours veuve.
Diane, s'étirant avec ennui. — Mon cher monsieur de Lus-
trac, s'il vous plaît, donnez-moi vacance pour aujourd'hui. . .
Vous êtes un charmant. . ." camarade ", un habile rhéteur, et,
par votre esprit, vous communiquez de l'intérêt aux causes les
plus ingrates. Mais franchement, dans vos visites à peu près
quotidiennes . . .
Guy, vivement. — Si vous trouvez que je viens trop. . .
Diane, de même. — Oh ! non. (Plus froidement.) Vous
m'avez mal comprise. Continuez vos visites. Mais si vous
pouviez — quelquefois — me parler d'autre chose que ... de l'a-
mour immense que votre ami ressent pour moi ?
Guy. — C'est le meilleur des hommes ; ce serait tout juste-
ment le mari qu'il vous faut. Il vous adore (Ranimant) avec
une sorte de crainte, comme on adore l'être tout-puissant qui
peut faire, d'un mot, le bonheur ou le malheur de notre vie.
(Avec une passion contenue.) Vous êtes si séduisante et si
belle !
Diane, étonnée. — Ah !
Guy, reprenant son flegme. — Voilà comment il parle de vous.
Diane, avec ironie. — Ah ! c'est votre ami qui parle. . .
Je lui en ai une obligation extrême.
Guy. — Mais, quand il est près de vous, le pauvre garçon
devient incapable d'articuler une phrase qui ait le sens commun.
Diane. — Et, pour se dédommager, il m'assassine de ses
lettres.
Guy. — Dame ! En certains cas, il vaut mieux écrire.
Diane. — Surtout quand un confident zélé se trouve là,
juste à point pour lire la prose de l'absent et en faire valoir les
qualités. . .incendiaires. Si vous croyez que votre manège
m'échappe !. . .Tenez, voulez- vous que je vous dise ? Eh bien!
c'est un imbécile, votre ami !
Guy. — Pourquoi ?
Diane. — Je m'entends.
Guy, soupirant avec conviction. — Ah!... comme je com-
prends que certaines femmes rendent imbéciles ceux qui les
approchent !
494 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Diane. — Il faut croire que je ne fais point partie de ces
" certaines femmes ", car, vous conservez pleinement votre
liberté d'esprit en ma présence.
Guy. — Peuh !. . .Moi, je ne compte pas : je suis un sau-
vage.
Diane. — Un sauvage. . . un sauvage. . . Vous n'étiez point
si sauvage, dans le temps, avec Mme d'Ingrande !
Guy. — (Il se met à marcher de long en large, les mains dans
ses poches). — Ce n'était pas la même chose.
Diane, s' accoudant sur une chaise longue. — Ah ! oui. . .
Elle était irrésistible, celle-là ; tandis que moi. . .
Guy, marchant toujours. — Allons ! pas tant de malice ~!
Vous savez bien que vous avez fait dix fois plus de victimes
que Mme d'Ingrande.
Diane. — Seulement, elle réalisait mieux que moi votre
type idéal ; voilà ce que vous voulez dire ? Mon Dieu ! ces
choses-là ne se discutent point.
Guy, ^arrêtant devant Mme de Limeuil et Ranimant à
mesure qu'il parle. — Mme d'Ingrande n'approche pas de votre
beauté ; de votre esprit, encore moins. Quant à l'élégance et
au charme naturel, je ne vous compare même pas l'une à l'autre.
Chacun de vos mouvements est une grâce. Vous êtes plus
qu'une femme séduisante : vous êtes la séduction.
Diane, étonnée. — Ah !
Guy. (Sans entendre, il laisse tomber ses bras d'un air
découragé, regarde dans le vide devant lui, et murmure, comme se
parlant à lui-même.) — Malheureusement !. . .
Dian"e, V observant.— Il y a un mais f Vous avez découvert
en moi quelque monstruosité physique ou morale qui vous glace?
Guy, s' asseyant dans le fauteuil et tisonnant. — Si j'avais
découvert. . .ce que vous dites, croyez- vous que j'aurais pa-
tronné, comme j'ai fait, la candidature de mon meilleur ami ?
Plus qu'un ami ! Je ne connais pas de nom pour exprimer le
dévouement que j'ai pour ce brave cœur.
Diane, très animée, prenant la pose assise. — Bon ! Nous y
voilà encore ! Mais, je vous prie, laissons là M. d'Oncieux et
veuillez m'expliquer pourquoi vous avez dit tout à l'heure
(L'imitant) : " Malheureusement !. . ."
Guy. — Si vous comptez guérir votre migraine en mettant
vofc nerfs dans cet état ! . . .
Diane. — Le meilleur moyen de les calmer, c'est de me
répondre.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 495
Guy. — Je ne sais même plus ce que je voulais dire. Nous
en étions à Mme d' Ingrande. . .
Diane. — Et vous ajoutiez, en parlant de moi : u Ce n'est
pas la même chose."
Guy. — Soyez tranquille. S'il y a une différence entre vous
deux, elle n'est point à son avantage.
Diane. — Si, puisqu'elle vous subjuguait^tandis que je suis
pour vous " un bon camarade."
Guy, se levant. — Par exemple, ceci est prodigieux ! Me
voilà, maintenant, obligé d'être amoureux de vous !
Diane, se levant. — Non ; mais vous êtes obligé de me dire
quelle raison spéciale vous avez de ne pas l'être.
Guy. — Eh bien ! je suis amoureux de vous, là ! Etes-vous
contente ?
Diane. — Pas de mots en l'air. Tout à l'heure, après une
tirade flatteuse sur mon compte, vous avez dit (L'imitant) :
" Malheureusement' ! " Qu'est-ce que cela signifie ? Répon-
dez, ou tout est fini entre nous.
Guy. — Si quelqu'un vous entendait, il pourrait croire qu'il
y a quelque chose de commencé.
Diane. — Adieu, monsieur de Lustrac ! Si vous partez en
voyage, emmenez votre ami, votre incomparable (Avec moque-
rie.) Roger d'Oncieux.
Guy, se laissant tomber dans le fauteuil avec un geste de
lassitude. — Eh ! c'est lui, justement. . .
Diane, frappant du pied. — Encore ! . . .
Guy. — Mais, sapristi ! puisque vous voulez que je parle,
donnez-moi le temps de m'expliquer. (Diane se rassied.)
Roger vous aime à la folie. (Elle hausse les épaules.) — Ce n'est
pas ma faute, n'est-ce pas ? — Il est d'une timidité et d'une
modestie ridicules. — Ce n'est pas ma faute non plus ? Et, avec
cela, jaloux. . . comme tous ceux qui aiment.
Diane. — Il s'y prend tôt, pour être jaloux ! Et alors ?
Guy. — Alors, sachant que vous me permettez de vous voir
souvent. . .
Diane. — Oh ! bien, si cela doit lui faire plaisir, je peux
vous donner un certificat, comme quoi vous n'avez jamais
marché sur ses brisées.
Guy. — N'empêche qu'il s'est mis martel en tête. J'ai vu
le moment où il aurait fallu me couper la gorge avec lui.
Diane. — Massacre bien inutile ! Et alors ?
Guy. — Alors, j'ai fait ce que vous auriez fait à ma place. —
496 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
Je lui ai juré, sur l'honneur, que. . .que je serai toujours un
frère pour vous.
D ane, outrée, mais se contenant. — Vraiment ? Vous avez
fait cela ! (Un silence.) Eh bien ! politesse pour politesse.
Vous pourrez lui dire tout à l'heure, de ma part, que, selon
toute apparence, je serai toujours une sœur pour lui.
Guy. — Je ne pourrai pas lui faire la commission ce soir :
il est chez lui, à la campagne.
SCENE III
LES MEMES, LA FEMME DE CHAMBRE
La femme de chambre. Elle entre et présente à sa maî-
tresse une lettre sur un plateau. — Le courrier de madame la
comtesse.
Diane, prenant la lettre et la posant sur le guéridon. — Bien !
(La femme de chambre fait mine de se retirer.)
Guy, à part. — C'est de lui, peut-être. (Haut, à Mme de
Limeuil.) Vous ne demandez pas une lampe ?
La femme de chambre. — A l'instant, monsieur le marquis.
Diane, sévèrement. — Monsieur le marquis me permettra
de vous dire devant lui, mademoiselle, que vous êtes à mon
service et non pas au sien. Vous apporterez la lampe quand
je sonnerai.
La femme de chambre, à part, après avoir considéré les
deux autres personnages d'un air de pitié. — C'est pourtant d'y
voir clair qui leur manque, à ces deux-là. Et c'est sur moi
que madame détend ses nerfs ! Oh ! les maîtres ! (Elle sort.)
SCENE IV
GUY, DIANE
Guy, après un silence. — Vous n'êtes pas curieuse de voir
qui vous écrit ?
Diane, à part. — Avec quel plaisir je le battrais ! (Haut,
tâtant la lettre dans tous les sens.) Votre cœur ne vous le dit
pas ? (Ironiquement.) C'est LUI ! C'est le seul être que vous
aimez au monde, c'est Roger d'Oncieux !
Guy. — Comment le savez-vous ?
Diane. — Oh ! soyez tranquille, ce n'est pas mon cœur .
Je sens le cachet sous mes doigts. Votre ami est le seul homme
en France qui se serve encore de cire pour fermer ses lettres.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 497
Guy. — J'espère que vous voudrez bien me donner de ses
nouvelles, avant que je vous quitte.
Diane, ironiquement. — Quoi ! vous ne le voyez pas tous les
jours !
Guy. — J'ai eu l'honneur de vous dire qu'il est chez lui,
à la campagne. Depuis son départ, il ne m'a pas écrit.
Diane, de même. — Alors, je comprends vos angoisses.
Nous allons les calmer. Sonnez pour qu'on éclaire. (Il presse
le bouton.) Mais, d'abord, veuillez répondre à une dernière
question.. de simple étude psychologique. (Après avoir pré-
paré sa phrase.) Depuis que vous travaillez au bonheur d'un
autre, — Dieu sait avec quel noble désintéressement, — vous
n'avez pas. .regretté une seule fois, .de ne point travailler
pour votre compte ? . . (M. de Lustrac s'assied dans le faueuil
et reprend les pincettes. Au même instant, la femme de chambre
apporte une lampe, la pose sur le guéridon, baisse le store de la
glace sans tain et se retire, tout cela pendant un silence.) Allons !
répondez. Je vous promets de ne plus vous fatiguer jamais
avec ma psychologie.
Guy, tisonnant toujours. — Eh bien ! voilà une question !
Vous ferez sagement de ne pas la poser à tout le monde.
Diane. — Mais d'abord je ne puis la poser qu'à vous, qui
êtes seul dans ce cas. Ensuite, croyez-vous que je resterais
une demi-heure avec " tout le monde," dans un salon à peine
éclairé ? Qu'est-ce que vous disiez vous-mêmes, tout à
l'heure ? C'est précisément parce que vous n'êtes pas tout le
monde, que vous m'intéressez et que je vous étudie. Je tâche
de découvrir en quoi vous êtes moins, .mettons moins bête
que les autres. Allons ! j'écoute.
Guy, après un court silence. — Je vais vous répondre par
un apologue. Vous passez tous les jours dans la rue de la Paix.
En voyant les saphirs et les perles à la devanture des bijoutiers,
songez-vous à les mettre dans votre poche ?
Diane, avec conviction. — Ah ! ça, oui, par exemple !
Guy, cachant son trouble sous un ton de galanterie banale. —
Allons ! mon apologue tourne contre moi. Il était mal choisi,
d'ailleurs, car les pierres les plus précieuses sont faites pour
votre beauté, tandis que je serais le dernier des fous d'élever
mon rêve jusqu'à la comtesse de Limeuil, tout serment à part.
Diane, d'abord très sérieuse, puis affectant de rire. — C'est
bien : me voilà fixée. Mon Dieu ! quel joli madrigal ! Ah !
ah ! ah ! . .Et quelle modestie !.. Ah ! ah ! ah !. .C'est à
mourir de rire . . (Sa voix change, et elle se met à sangloter dans
son mouchoir. M. de Lustrac, éperdu, la contemple en se fai-
498 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
sant violence pour ne pas tomber à ses pieds.) Je vous demande
pardon. (Elle s'essuie les yeux rapidement.) Cette maudite
migraine m'a mis les nerfs dans un état !. .Et puis, voilà ce
que c'est que de causer " entre chien et loup." (Elle tend à
Guy la lettre qu'elle vient de recevoir.) Tenez, mon ami, prenez
vous-mêmes les nouvelles qui vous intéressent. (M. de Lus-
trac hésite.) Oh ! il n'y a pas d'indiscrétion. Vous êtes son
confident, .et mon frère.. .Allons, lisez !
Guy, lisant tout haut. — " Madame, quand vous recevrez;
ces lignes, je ne serai plus. ."(Il s'interrompt brusquement.)
Diane, effrayée. — Grand Dieu ! il s'est tué ?
Guy, très troublé. — Non. (Il continue à lire tout bas, et,
subitement, tombe aux genoux de Mme de Limeuil.) Oh ! Diane î
comme je vous aime !. .et comme il y a longtemps !. .
Diane, confondue. — Vous m'aimez ? . . Vous ?
Guy. — Elle ne le voyait pas !
Diane, très simplement, un peu bas. — J'avais cru le voir,
plus d'une fois. Mais, depuis un instant, j'étais certaine de
m 'être déçue. Quand on fait de si belles phrases, c'est qu'on
a le cœur parfaitement libre.
Guy, couvrant de baisers la main de Mme de Limeuil. —
Et voilà ce qui vous a fait pleurer ! — Oh ! chères larmes !
Diane, retirant sa main. — Vous perdez la tête, monsieur T
Vous oublier la devanture du bijoutier, c'est-à-dire vos serments
à Roger d'Oucieux.
Guy, se relevant, et reprenant la lecture de la lettre. — Ecoutez
ce qu'il écrit : " Quand vous recevrez ces lignes, je ne serai
" plus en France. Dans la solitude où je me suis enfermé,
" j'ai pu réfléchir, et j'ai vu clair. Vous ne m'aimerez jamais,
" parce que vous en aimez un autre. Lustrac vous dira! le
" nom de cet homme heureux. Pauvre excellent ami ! Je
" lui écris par le même courrier pour lui rendre certaine parole
" qu'il m'a donnée. . " (Pendant cette lecture, Mme de Limeuil
s'est levée et s'est approchée de M. de Lustrac, pour lire en même
temps que lui. Aux derniers mots, il passe doucement son bras
autour de la taille de la jeune femme.)
Diane, le repoussant avec indignation. — Monsieur ! Qui
vous permet ?
Guy, retombant aux genoux de Mme de Limeuil, — Oh l
Diane ! je vous aime tant !. .Pardonnez-moi !
Diane. — Jamais ! jamais je ne vous pa donne ai. . de
n'avoir pas manqué à votre serment !
Guy. — Ma chèie femme bien aimée !
Léon de Tinseau.
En deux mots
Par CHAMPOL
(Suite)
Un matin du mois de février, au moment de partir pour la
Banque, il trouva sur la table de l'antichambre une lettre por-
tant le timbre du ministère de la guerre et adressée à son
père. Tout devint obscur autour de lui. Haletant, les mains
trempées d'une sueur froide, il l'ouvrit à tâtons. Puis,
comme tracée avec des lettres de feu, il relut trois fois, sans
la comprendre, cette phrase :
'■' M. de Lamothe est prié de se présenter au ministère de
la guerre pour une communication urgente concernant sa
famille."
Il lui semblait qu'un coup attendu depuis longtemps venait
de le frapper, et que ce coup l'avait tué. Il s'affaissa sur une
chaise. Il sentait un grand vide dans sa tête et ne pensait
rien. Les yeux fixés sur le tapis, il en comptait les fleurs,
machinalement, sans pouvoir s'en empêcher.
" Est-ce que Monsieur est souffrant?" lui demanda en
passant son vieux domestique Laurent.
Urbain leva la tête, le fixa avec un sourire d'idiot, ouvrit
la bouche sans parler ; puis son regard tomba sur la lettre
qu'il tenait encore à la main. Il tressaillit, se leva d'un
mouvement antomatique, prit son chapeau, et, laissant grande
ouverte derrière lui la porte de l' appartement, descendit
l'escalier, de l'allure régulière et inconsciente d'un som-
nambule.
11 ne se rappela jamais comment il avait fait le trajet de la
rue Vaneau à la rue Saint-Dominique. Quand il reprit un
peu possession de lui-même, il était dans une salle d'attente
du ministère, en face d'un huissier bienveillant, qui, après
avoir lu la lettre qu'il tenait tout ouverte, lui prodiguait des
encouragements.
— C'est un fils que vous avez dans l'armée? Au Tonkin
peut-être? Il ne faut pas vous agiter comme celn. Ce n'est
peut-êtr? rien du tout! Les parents des militaires sont
500 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
sans cesse appelés ici pour la moindre chose. On veut pro-
bablement vous demander un renseignement ... ou vous dire
que le jeune homme a fait quelque bêtise . . .
Ces paroles semblèrent réveiller Urbain. Il passa le main
sur son front, comme quelqu'un qui a fait un mauvais rêve,
en balbutiant :
— Vous croyez? Moi je pensais qu'il était...
Il ne put prononcer le mot de mort, ce mot qui ne sem-
blait pouvoir s'appliquer à ce beau garçon, si gai, si heureux
de vivre auquel il avait dit adieu deux ans auparavant, mais
dont l'image radieuse ne l'avait pas quitté.
— Mais non ! mais non ! continuait le consalateur. Appro-
chez-vous du feu : je vais aller demander si on peut vous rece-
voir. Allons, prenez ce fauteuil.
Urbain grelottait. La chaleur du feu le rappelait à lui,
mais il crut défaillir de nouveau quand l'huissier, rouvrant
la porte, lui dit :
— Veuillez me suivre.
Il hésita à se lever, à quitter cette dernière ombre d'espoir
qui lui restait pour se trouver en face de la réalité terrible.
— Voulez-voub un verre d'eau? lui demanda le vieil huis-
sier, le voyant pâle comme un homme qui va s'évanouir.
— Non, merci, je vous suis.
Urbain se maîtrisa par un tel effort qu'il entra presque
calme dans le cabinet où l'attendait, assis derrière un grand
bureau, un colonel aux cheveux blanc, à la figure très rouge,
à l'air à la fois rébarbatif et bienveillant d'un homme peu
sensible, ennuyé d'avoir une mauvaise nouvelle à annoncer.
— Vous êtes M. de Lamothe?
Urbain baissa affirmativement la tête. Il n'avait pas la
force de répondre.
— Vous avez un fils au Tonkin, M. Henri de Lamothe?
Il acquiesça de nouveau. N'était-il pas le vrai père
d'Henri?
— Lieutenant au . . .
— Non! Monsieur, s'écria vivement Urbain, entrevoyant
une espérance. Sous-lieutenant...
— Ah! dit le colonel étonné. Vous êtes sûr?... Il y a
eu dernièrement ? . . .
— Dernièrement... murmura Urbain. Je n'ai pas lu les
journaux.
— Sa nomination date du 14 novembre dernier.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 501
— C'est possible, soupira douloureusement Urbain, voyant
sa dernière illusion en déroute.
— J'ai le regret de vous informer que nous venons de rece-
voir un télégramme contenant de fâcheuses nouvelles.
Urbain écarquilla les yeux, hébété, comme un condamné
qui regarde le couperet.
— Monsieur, votre fils est tombé jeudi dans une embuscade,
il a été grièvement blessé.
Urbain se redressa, s'avança sur son interlocuteur, et d'une
voix stridente qui le fit sursauter :
— Il est mort ! Allons ! dites-le ! Je ne puis plus sup-
porter !
— C'est vrai, dit brusquement le colonel. Il faut bien que
vous sachiez la vérité : Il est mort.
Urbain chancela, comme assommé, et n'entendit que va-
guement le colonel qui lui disait, après quelques paroles de
consolation toutes militaires :
— La veuve et l'enfant de votre frère s'embarqueront dans
quelques jours pour la France. ■
Urbain avait des éblouissements : il s'appuyait sur le bureau
pnn>. ne pas tomber et restait immobile, sans voix, oubliant
complètement l'existence du colonel, et n'ayant de la sienne
propre qu'une notion très confuse.
Au bout d'an moment, le colonel commença à s'agiter, à
tousser; puis, ne voyant aucune fin probable à cette scène,
appuya le doigt sur un timbre.
L'huissier reparut, annonçant un autre visiteur.
— Ah! pardon! bégaya Urbain, cherchant instinctivement
son chapeau.
L'huissier le lui remit sur la tête, et le remorqua jusqu'à
la sortie.
Une fois la porte refermée sur eux, Urbain s'arrêta et dit
d'une voix sourde :
— Vous savez ... il est mort !
Puis il retomba dans son absorption douloureuse, saisis-
sant au hasard ces lambeaux de phrase :
— Je vous comprends . . . Pauvre Monsieur ! . . . moi aussi
. . .mon fils unique. . .tué à Gravelotte.
On le mit dans un fiacre et il se retrouva dans sa maison.
Le cocher ouvrit la portière. Urbain descendit et lui ten-
dit, sans regarder, la première pièce de monnaie qu'il trouva
dans sa poche.
502 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE
— Il manque dix sous ! réclama grincheusement le cocher.
Urbain prit au hasard une autre pièce, la lui donna et,
sans remarquer son salut satisfait, se précipita sous la porte
cochère et grimpa quatre à quatre son escalier.
— Qu'est-ce qu'il a? observa le concierge, qu'une maladie
d'estomac avait rendu très malveillant. On lui aura flanqué
un suif, à la Banque. Qui sait s'il n'a pas fait quelque
détournement?... Il a l'air de quelqu'un qui a perdu la
boule. C'est grave! Ca sonne très mal!
II
Arrivé chez lui, Urbain courut dans sa chambre et s'y
enferma. Son cœur gonflé lui semblait sortir de sa poitrine.
Sa douleur immense, inconsolable, put enfin éclater. Ce fut
terrible, il cria, il pleura, il se roula sur son lit, il heurta sa
tête contre les murs. Les ardeurs, les énergies, les révoltes
de sa jeunesse, les forces, les regrets, les espérances de son
âge mûr, les tendresses de son cœur, les rêves de son esprit,
son passé sans joie, son avenir sans but, ses souvenirs amers
ou joyeux, tout ce qui dormait depuis si longtemps presque
inconnu de lui-même, au fond de son cœur, tout ce qu'il
avait étouffé, apaisé, oublié, comprimé jusque-là avec tant de
peine, se réveillait soudain, hurlait, se tordait, rugissait,
brisait le frein, bondissait hors de lui, s'exhalait en plaintes
désespérées, en cris de fureur, en appels déchirants de mère
qui a perdu son enfant.
La tempête se rassasia enfin de sa propre violence et s'a-
paisa quand elle eut entièrement dévasté cette âme en en
déracinant toutes les illusions, toutes les tendresse et la lais-
sant vide, désolée, aride comme un désert. Le calme qui
suivit fut encore plus affreux.
Farouche, Urbain regarda en face sa destinée, et se dit
avec un ricanement de désespéré :
— Heureusement que quand on n'a plus rien en ce monde,
on peut le quitter !
La voix de son père, aiguë et gémissante, vint l'arracher
à lui-même. Le vieillard réclamait impérieusement son
déjeuner et s'étonnait du retard de son fils.
Le vieux Laurent, qui pressentait une catastrophe, vint
frapper timidement à la porte d'Urbain en l'avertissant que
M. de Lamothe était à table.
LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINE 503
Pour la première fois, Urbain se souvint que son père ne
savait encore rien. Le vieillard avait depuis si longtemps
abdiqué les sentiments et les devoirs de son rôle paternel
qu'il fallait toujours à ses enfants un effort de mémoire pour
lui en reconnaître les prérogatives.
La communication qu'Urbain ne pouvait plus différer ne
fut pas un des épisodes les moins pénibles de cette doulou-
reuse journée.
Le vieillard se répandit en lamentations sur les inconvé-
nients résultant pour lui-même de cette catastrophe, se plai-
gnant amèrement que ses enfants, pour lesquels il s'était
toujours sacrifié, n'eussent jamais voulu écouter ses conseils.
Qu'est ce qu'Henri avait été faire au Tonquin? Pourquoi
ne l' avait-il pas consulté avant de s'exposer à des dangers
inutiles? Il n'avait trouvé que ce qu'il cherchait... Et
maintenant c'était lui, le pauvre père, vieux et souffrant, qui
payait cette imprudence par des émotions capables d'attrister
et même d'avancer la fin de ses jours. Ce pauvre garçon
n'avait jamais été, d'ailleurs, qu'un cerveau brûlé, un fils
sans respect , sans soumission . . .
Urbain, du reste, était pis encore. N'avait-il pas usurpé
le rôle de son père, le reléguant dans l'ombre, où il souffrait
en silence, trop fier pour se plaindre?. . . Cette usurpation
d'un droit sacré, auquel on n'attente jamais en vain — non,
jamais ! — était la cause première de ce qui arrivait aujour-
d'hui. Urbain avait perdu son frère en le détournant de la
déférence filiale, en l'accoutumant à ne prendre conseil que
de son aîné. Et quels conseils, grand Dieu ! Pour sûr,
c'était Urbain qui l'avait envoyé au Tonkin ! Quelle res-
ponsabilité ! Lui, le père offensé, il s'en lavait les mains,
Dieu merci! Il pardonnait même à Henri, pauvre enfant!
Mais Urbain était trop coupable. Et, non corrigé par cette
catastrophe dont il était la vraie cause, il continuait d'ex-
ercer à tort et à travers une autorité qu'il accaparait. Ne
venait-il pas encore, avec un manque de cœur et de tact qui
eût sauté aux yeux de tout autre, de se permettre d'ouvrir
une lettre qui ne lui était point adressée, et de se rendre au
ministère sans même prévenir son père, le premier, le seul
qui fût à considérer là-dedans; car, enfin, qu'est-ce que la
douleur d'un frère auprès de celle d'un père?. . .
Du reste, Urbain n'avait même pas été capable de se faire
montrer la dépêche, de savoir quelques détails. . . , il n'avait
pas même songé à en demander. . .
504 LA REVUE FRANCO-AMÉRICAINB
Froid, navré, écœuré, Urbain laissait passer ce torrent
d'égoïsme. De tout ce qu'avait dit son père, il ne retint que
les derniers mots.
— C'est vrai, dit-il, je n'ai su aucun détail. Je retournerai
demain au ministère, à moins que vous ne vouliez bien y
aller vous-même ...
Le vieillard repartit de plus belle :
— A son âge ! avec sa bronchite ! l'exposer aux émotions
d'une course pareille ! aux courants d'air ! Lui refuser le
moindre des égards qu'on accorderait au dernier des étran-
gers dans une situation aussi douloureuse ! Ah ! l'on était
bien malheureux d'être vieux, malade, abandonné à la merci
d'un fils sans délicatesse !
Urbain ne put retourner au ministère que le surlendemain.
Une fièvre violente l'avait saisie, mais la prostration qui suc-
céda lui procura quelques heures de repos forcé, au sortir
desquelles il se trouva plus calme. Son malheur l'écrasait,
mais ne le surprenait plus. L'huissier le reconnut à peine.
Pendant ces deux jours, ses tempes avaient grisonné, son
corps maigre s'était voûté ; des plis amers formés dans son
visage et l'accent brisé de sa voix lui donnaient dix ans de
plus.
Le même colonel le reçut et lui communiqua la dépêche
officielle annonçant le décès du lieutenant Henri de Lamothe ,
mort en arrivant à l'hôpital de Hanoï d'une blessure reçue
dans une escarmouche contre les pirates. La dépêche se
terminait ainsi: "La veuve et l'enfant du lieutenant de
Lamothe seront prochainement embarqués à destination de
Marseille à bord du Sydney, sur lequel leur passage est
assuré."
Cette dernière phrase plongea Urbain dans une profonde
stupéfaction.
— Mais, objecta-t-il, le lieutenant de Lamothe n'a jamais
été marié !
Le colonel relut la phrase.
— Vous êtes sûr que Monsieur votre fils?...
-Ce n'est pas mon fils, c'est mon frère. . . Il n'était pas
marie.
(A suivre.)
TABLE DES MATIERES
TOME PREMIER
( Nos. I à VI )
A Page
Anti alcoolisme — Ce que boivent les savants, les écrivains, les artistes. . 72
Action (V) Sociale Catholique et son journal 75
Aux Canadiens des Etats-Unis (poésie) 241
A propos d'immigration française 367
After the minier (poésie) 425
Acadiens et Canadiens-français, discours de Mgr O. E. Mathieu 470
B
Bibliographie : Hull, son origine, ses progrès, son avenir 237
Dictionnaire historique des Canadiens et des métis français de l'Ouest . 239
C
Chez le pharmacien, (Nouvelle) 216
Chronique artistique : — Le concert de Berthe Roy à Québec 320
Canada {Le) et son immigration 335
Convention acadienne 359
Centenaire (Le IHe) de Québec 368
Comment se développe une province par l'agriculture 443
Congrès acadien (Le) 475
D
Discours (Un) franco-américain : — M. Pothier, de Woonsocket, R. I. . . 179
E Page
Espagne (L') catholique et le progrès 329
Elections fédérales 480
Entre chien et loup, (Nouvelle) 489
En deux mots (Roman) 405 à 408, 499 à 504
Forestiers Indépendants : — Question de taux et de garanties 183
François Coppée 266
Fréchette (Louis) 268
Fraternité (La) latine 362
Fêtes (Les) de 1908 à Québec et V impérialisme anglais 427
G
Grève (La) générale en France 477
H
Hallo, Sam ! (Revue fantaisiste) 43
Histoire des acadiens (U) : — Comment on l'a écrite 463
Idée de Mlle Jeanne (U), (Roman)
65 à 71, 150 à 160, 220 à 236, 321 à 328, 391 à 404
Incident de Toulon (U) 479
Journalisme Canadien-français, (I) 169
(II) 252
La littérature canadienne et les Franco-Américains 9
La religion et les assimilateurs, dans la N.-A 82
L'Indépendance du Canada français : — Un beau et bon livre 89
La puissance de V association et la faiblesse des classes laborieuses 94
Le premier phonographe (Nouvelle) 143
Les tentatives d'assimilation dans la Nouvelle Angleterre et leurs résultats. 161
La société neutre au double point de vue national et religieux 244
L'Envers de l'amour (un article du " Sun ") 269
laquelle des deux (Saynète) 385
M Page
Monument Laval (Le).: — Une fête vraiment nationale pour les Cana-
diens-français 79
Mascarade de lettres 177
Mgr Paul Eugène Roy 182
Macédoine (La) et les capitulations 476
P
Projet (Un) vice-royal : — L'Ange de la Paix et les Plaines d'Abraham. . 77
Politique anglaise : — La retraite de M. Campbell-Bannerman 122
Les idées en France : — Les droits des morts jugés par juifs et protestants. 123
L'Ange de la Paix sur la citadelle 124
Les droits du français : — Une pétition de l'A. C. J. C. F 126
Fonctionarisme : — Les examens de concours et les services de l'adminis-
tration 127
Le théâtre à Québec : — Interdiction d'une pièce de Sardou 128
Perditio, (Nouvelle) . 147
Protestantisme (Le) et tes Franco-Américains 185
Petite France (Un drame) 256
Pornographie et licence au théâtre 271
Pages oubliées : — Le clavecin 370
Prise de voile (poésie) 375
Q
Québec : — Aperçu historique 21
Aspect général 104
Terrasse Dufferin! 106
Les monuments 109
Eglises et couvents 190
Edifices publics, hôpitaux, etc 274
Quarante minutes de retard (saynète) 377
R
Réponse des faits : — Supériorité des Anglo-Saxons et les Canadiens-
français dans la Province d'Ontario 172
S
Sentiment (Le) national dans la mutualité 13
Scollard (Mgr) et les Canadiens-français de son diocèse 363
T Page
Troisième (Le) Centenaire de Québec et le projet de Grey 188
V
Vieux articles et vieux ouvrages : — La dette des Etats-Unis envers les
Canadiens-français, 54 ; Etude sur les Acadiens, 62 ; les Canadiens
de l'Ouest, 131, 207 ; Notes historiques sur l'Eglise catholique dans
l'Orégon, 136 ; Notre-Dame des Canadiens et les Canadiens des
Etats-Unis, 139 ; Un article "de " L'Abeille " publié en 1849 sur
l'immigration des Canadiens-français aux Etats-Unis, 315 ; Les
Canadiens-français de l'Etat de New- York, (discours, 1884), 349 ;
Mémoire sur la situation des Canadiens-français aux Etats-Unis de
l'Amérique du Nord, '. 482
Vie franco-américaine : — L'hon. A. J. Pothier, de Woonsocket 361
Z
Zola au Panthéon %te 273
AP La Revue franco- américaine
21
RA5
t.l
PLEASE DO MOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY